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Chasseurs

Charles Stépanoff: «La biodiversité décline en même temps que la sociodiversité»

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Pour «l’Animal et la Mort», l’anthropologue a enquêté en France sur les rapports entre chasse et protection du vivant. Entretien.
publié le 17 novembre 2021 à 20h18

Spécialiste des peuples autochtones de Sibérie et les traditions chamaniques (Voyager dans l’invisible, 2019), l’anthropologue Charles Stépanoff, directeur à l’EHESS, a mené une enquête immersive aux confins du Perche, de la Beauce et des Yvelines, pour étudier le rôle de la violence dans la société humaine, et les rapports paradoxaux entre chasse et protection du vivant. Il publie un passionnant l’Animal et la Mort, où l’histoire, la philosophie, l’ethnologie, comme l’enquête de terrain, concourent à largement nuancer une des visions duelles de l’écologie. Entretien.

Pourquoi vous être intéressé à la chasse ?

Par la Sibérie. Je me suis retrouvé là-bas confronté à l’omniprésence de la mort, dans la chasse et l’élevage, ce qui, au retour, m’a fait me poser des questions sur l’absence de ce genre d’expérience dans nos sociétés. J’ai travaillé avec les chasseurs sur la manière dont ils perçoivent les animaux sauvages, dans une perspective à la fois écologique et cosmologique. J’ai appliqué ces problématiques à un terrain proche, en France, dans l’optique de Lévi-Strauss : éclairer le proche par le lointain, et le lointain par le proche.

Pourquoi interroger cette opposition entre chasse et protection du vivant ?

La modernité produit des dualismes en chaîne, nature/culture, civilisé/sauvage, humanité/animalité, exploitation/protection. Il est bon de prendre du recul pour voir que ce dualisme n’était pas pertinent à d’autres périodes et dans d’autres sociétés. C’est vrai que la chasse et la protection des animaux paraissent totalement opposées: la première est de la destruction ; la seconde implique la bienveillance. Mais historiquement, elles étaient liées. Les premières institutions de protection de la nature viennent des chasseurs. La Ligue de protection des oiseaux a été créée par Louis Magaud d’Aubusson, un chasseur de gibier d’eau. La France possède de grandes forêts domaniales parce qu’il y a eu une puissance des rois chasseurs qui y ont interdit l’agriculture. Le terme même de forêt est porteur de cette puissance politique, issu du latin forestis, qui dérive de forum, le tribunal. Les forêts, à la base, sont des aires protégées par la puissance étatique pour créer des zones dédiées à la chasse.

En quoi les chasseurs ont-ils défendu des animaux en voie de disparition ?

Chasser, d’où le « chasses » au pluriel dans le sous-titre, est complètement divers sur le plan social et culturel. La chasse a contribué à l’extinction de certaines espèces en Europe, l’aurochs ou le bison par exemple, à côté d’autres facteurs comme le défrichement et les changements climatiques. Mais si aujourd’hui 80% des Français sont en faveur du loup, ce n’était pas le cas au XIXe siècle. Les veneurs étaient ses seuls défenseurs, les seuls à s’intéresser à son comportement. Dès le XVIIIe siècle, Charles Georges Leroy, le philosophe chasseur est un des premiers à écrire une éthologie du loup, inspirant un Baptiste Morizot aujourd’hui. Il y a un regard des chasseurs qui est de l’ordre de l’exploration intime du monde animal, proche parfois de l’identification. Ils ont ainsi porté une attention aux menaces écologiques qui pesait sur ces mondes sauvages, au XIXe siècle, avec les débuts de la modernisation de l’agriculture, les engrais potassés puis au XXe siècle, avec les premiers produits phytosanitaires chimiques, à savoir les arséniates de plomb. Les fédérations départementales sont les premières dans les années 1930 à en dénoncer les effets sur la faune sauvage, les perdrix au premier chef. On constate le même phénomène à propos des néonicotinoïdes qui vont causer de terribles dégâts sur les oiseaux. Les chasseurs sont, à nouveau, lanceurs d’alerte sur le sujet dans les années 1990.

La réintroduction de la perdrix a été un échec...

Un vrai désastre ! D’un côté, les chasseurs du terrain ont été des lanceurs d’alerte, de l’autre, les institutions de la chasse ont mis en place une politique catastrophique, en répondant à la crise écologique par encore plus d’artificialisation. Dans les années 1950, les pouvoirs publics, avec l’Inra et l’Office national de la chasse, ont lancé la production industrielle du gibier pour compenser la baisse des effectifs. C’est paradoxal, domestiquer des animaux qu’on veut en même temps garder sauvages. Le résultat est terrible : les lâchers d’oiseaux d’élevage ont pollué la génétique des souches locales et accéléré l’extinction. Les effectifs ont chuté de 95% en trente ans, cet oiseau emblématique des campagnes s’éteint sous nos yeux.

Pourquoi la souffrance de l’animal est-elle aujourd’hui au premier plan ?

C’est à resituer dans une reconfiguration des rapports entre l’homme et la nature à l’âge moderne. Dans le contexte d’une nouvelle ontologie naturaliste, la souffrance devient le trait commun central entre l’homme et l’animal. Une deuxième reconfiguration est l’émergence de valeurs individualistes. Les animalistes portent une attention sur la sensibilité et l’intériorité de l’animal. Les chasseurs se mettent aussi à sa place, mais ce n’est pas focalisé sur l’individu, plutôt sur un ensemble de relations entre l’animal, son groupe, ses prédateurs, le paysage qu’il habite.

Pourquoi les politiques sont-ils toujours attentifs aux chasseurs ?

Il y en a 1,2 million en France, dix fois plus qu’au milieu du XIXe siècle. Que des gens mettent à mort des animaux sur des territoires communaux ou privés est un enjeu politique parce que c’est de la violence, et l’Etat se définit par le monopole sur la violence légitime. Pour les communautés locales, c’est souvent dans la chasse que, de génération en génération, se transmettent des connaissances écologiques, une mémoire, une intimité avec le terroir parcouru hors des sentiers battus et une revendication d’autonomie locale. C’est pour cette raison que les chasseurs sont parfois courtisés, parfois réprimés comme «braconniers» : l’accès au monde sauvage est un enjeu de souveraineté disputé.

Comment sortir de cette opposition entre chasse et protection du vivant ?

Les modes de consommation modernes ont entraîné une catastrophe pour la biodiversité et une déstabilisation du climat, mais en plus la modernité semble chercher à bloquer les issues de secours en interdisant les rapports au vivant pré-modernes. Chez nous, c’est l’interdiction des techniques paysannes de chasse à la glu et à la tenderie ; en Afrique et en Sibérie, c’est l’expulsion des peuples autochtones des réserves naturelles. Or au cours des trente dernières années, la faune terrestre s’est effondrée alors même que les aires protégées ont été multipliées par quatre : l’échec de ces politiques est évident. Les études récentes montrent que la biodiversité décline en même temps que la sociodiversité, c’est-à-dire la diversité des modes de vie, des langues, des façons d’habiter la terre. Nature et traditions culturelles ne doivent plus être opposées, elles subissent la même dévastation. Et c’est ça qui nous oblige à alerter : comprenons avant d’interdire. Il faut se demander si ces modes de vie qui nous paraissent inadaptés et archaïques, n’étaient pas plus soutenables que nos modes de consommation actuels, puisqu’ils se sont maintenus pendant des millénaires jusqu’à nos jours sans mettre le système-terre en péril.

L’Animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, de Charles Stépanoff. La Découverte « Sciences sociales du vivant », 384 pp., 23 € (ebook : 15,99 €).
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