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L’Arcom sommée de mieux contrôler CNews : qu’est-ce qui change pour les médias audiovisuels ?

Mardi 13 février, le Conseil d’Etat a enjoint le régulateur des médias de renforcer son contrôle sur la chaîne d’information CNews, une décision qui fait jurisprudence pour l’ensemble des médias audiovisuels.
publié le 14 février 2024 à 17h27

C’est une petite révolution dans l’histoire du droit audiovisuel. Depuis l’annonce de la décision du Conseil d’Etat, qui a enjoint mardi 13 février l‘Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom, ex-CSA) à durcir son contrôle sur les chaînes audiovisuelles comme CNews, les réactions vont bon train dans les sphères politiques et médiatiques. En l’espace de six mois, le régulateur des médias est sommé de se pencher à nouveau sur le cas de la chaîne détenue par le milliardaire conservateur Vincent Bolloré, relais de la parole décomplexée de l’extrême droite. Et ainsi de revoir en profondeur sa méthodologie. Libération revient sur cette nouvelle jurisprudence qui bouleverse les méthodes actuelles de régulation des médias audiovisuels, en même temps qu’elle questionne pluralisme et indépendance de l’information.

Que dit le Conseil d’Etat ?

Le Conseil d’Etat «enjoint à l’Arcom de réexaminer dans un délai de six mois le respect par la chaîne CNews de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information», détaille un communiqué. En avril 2022, la plus haute juridiction administrative avait été saisie par Reporters sans frontières (RSF). L’association de défense de la liberté de la presse pointait «l’inaction de l’Arcom» face «aux manquements de CNews». Avant ce recours, elle avait, en vain, appelé le régulateur des médias à mettre en demeure la chaîne de respecter ses obligations, à savoir «honnêteté, indépendance et pluralisme de l’information».

Dans sa décision rendue publique, le Conseil d’Etat a tranché, stipulant que le régulateur des médias «ne doit pas se limiter au décompte des temps de parole des personnalités politiques», mais aussi «veiller à ce que les chaînes assurent, dans le respect de leur liberté éditoriale, l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinions en tenant compte des interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités.»

Concernant l’indépendance de l’information, celle-ci ne doit pas seulement s’apprécier «au regard d’extraits d’une émission spécifique mais aussi à l’échelle de l’ensemble des conditions de fonctionnement de la chaîne et des caractéristiques de sa programmation», a ajouté la plus haute juridiction administrative.

Quelles conséquences pour la régulation des médias audiovisuels ?

Dans un communiqué, l’Arcom a fait valoir qu’«avec cette interprétation renouvelée de la loi de 1986 [sur la liberté de communication audiovisuelle, ndlr], le Conseil d’État renforce la capacité de contrôle par le régulateur». Loin de remonter les bretelles du régulateur des médias, la juridiction acte que les temps ont changé. Et ce, pour l’ensemble des médias audiovisuels – et pas seulement CNews.

A sa naissance en 1989, le Conseil supérieur de l’audiovisuel [le CSA, devenu l’Arcom en 2022, ndlr] tire sa mission de la loi de 1986 : il doit veiller à l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision. «Pour remplir son mandat, le régulateur des médias décide alors de s’intéresser essentiellement aux politiques encartés, se remémore François Jost, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle, spécialiste des médias et auteur de l’étude «CNews : un exemple de chaîne d’opinion ?» pour RSF. Une méthode qui a conduit selon lui au «paradoxe» actuel. «Sur CNews, dans des émissions comme celle de Pascal Praud [L’Heure des pros, ndlr], l’Arcom doit compter les hommes et les femmes politiques qui sont sur le plateau, et pas le reste des invités ou des chroniqueurs, explique François Jost. Selon ses critères, Laurent Joffrin sera comptabilisé à gauche parce qu’il appartient au mouvement «Les Engagé.e.s», alors qu’un journaliste de Causeur ou de Valeurs actuelles ne sera pas compté. Ce qui fausse complètement la mesure du pluralisme.» D’où la demande du Conseil d’Etat de dorénavant tenir compte des interventions des chroniqueurs, des animateurs et des invités lorsque l’Arcom passe les chaînes au peigne fin. Tout cela, «suivant des modalités qu’il lui appartient de définir».

Est-ce une atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté éditoriale ?

«Décision orwellienne», «coup de force des juges», «liberté d’expression en voie de disparition»… Politiques, journalistes, éditorialistes et autres observateurs ont vu dans cette nouvelle jurisprudence un acharnement du Conseil d’Etat sur CNews, voire une menace à la liberté d’expression. Le patron de LR, Eric Ciotti, s’est ainsi inquiété d’une prochaine «inquisition parmi les opinions des chroniqueurs et des journalistes». A priori, pas question pour l’Arcom d’étiqueter politiquement les journalistes, éditorialistes, chroniqueurs, animateurs et autres invités, dont les temps de parole ne sauraient être comptabilisés. Le régulateur devra néanmoins trouver une formule adéquate pour se conformer à la décision du Conseil d’Etat. Une refonte qui s’annonce délicate : l’Arcom ne devra pas marcher sur les plates-bandes de la liberté d’expression et de la liberté éditoriale des médias.

François Jost balaie d’un revers de la main ces accusations : «Au contraire, la liberté d’expression doit y gagner, estime le spécialiste des médias. Il s’agit simplement de tenir compte du fait que les courants d’opinion dépassent les seules appartenances politiques, et de savoir à peu près qui dit quoi sur un plateau. Le Conseil d’Etat a demandé de statuer pour CNews – qui, de fait, a une conception restreinte du pluralisme –, mais il est évident que sa demande concerne toutes les chaînes.» Le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, a de son côté salué une «décision historique du Conseil d’Etat» pour «la démocratie et le journalisme».

Sur la chaîne du canal 16 – qui dit «rejeter ces accusations» –, le présentateur vedette Pascal Praud a estimé que «le succès de CNews [qui occupe la deuxième place en termes d’audience parmi les chaînes d’information, derrière BFMTV, ndlr] irrite, dérange, bouscule les bien-pensants». Mais la chaîne «ne cédera à aucune intimidation», a-t-il clarifié. Contactée par Libération, CNews n’a pas donné suite à nos sollicitations. Dans ses observations au Conseil d’État, la chaîne avait soutenu que la loi de 1986 garantit que «les éditeurs peuvent librement établir une ligne éditoriale».

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