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Témoignage

Kamakaté, mère SDF : «Quand tu es au pays, tu crois que la France, c’est le paradis»

Violences sexuellesdossier
Originaire de Côte-d’Ivoire, Kamakaté, 28 ans et enceinte, vit dans la rue depuis son arrivée à Paris, après un douloureux périple, dont un terrible passage en Tunisie.
publié le 2 novembre 2023 à 21h22

En France, chaque nuit, des femmes enceintes ou avec des nourrissons dorment dans la rue, sans solution, tant les services d’hébergement d’urgence sont saturés. Ce qui semblait inconcevable il y a quelques années est aujourd’hui «presque une routine», décrit Véronique Boulinguez, sage-femme volante, qui sillonne les rues pour le compte de la ville de Paris. Fil après fil, elle tisse aussi des liens de confiance avec ces femmes. Souvent la première à recueillir leur histoire. Kamakaté, Ivoirienne de 28 ans, s’est livrée d’une traite par un après-midi d’automne. Libération a recueilli son témoignage.

Kamakaté fait plus d’1,75 mètre et a des épaules carrées. Ses cheveux sont enveloppés dans une coiffe assortie à sa robe ample rose perle. Son ventre rond se voit à peine. Elle vient de Côte-d’Ivoire, comme beaucoup de femmes dormant dans la rue que nous avons croisées. Dans son pays, elle vendait des perles de Baya, «celles que tu mets sur les reins». Peu amène au début, elle s’est livrée d’un coup.

Gestes d’humanité

Elle nous guide sous un pont, à Paris, abrité du vent et de la pluie, où se réfugient les femmes et les enfants. «Tu sens l’odeur d’urine ? Parfois on n’a pas le choix.» Kamakaté décrit ces passants la nuit tombée qui lâchent les chiens, en criant «retourne dans ton pays». La peur, affirme-t-elle, est pire que le froid. «Tu ne dors jamais tranquille.» Elle évoque aussi ces gestes d’humanité. Ces personnes qui apportent un plat chaud ou, mieux, donnent accès à un robinet. Le plus souvent, elle remplit des bidons dans les toilettes publiques. Cela demande d’aller vite, avant que les jets de Javel ne se déclenchent.

Ses proches en Côte-d’Ivoire ne comprendraient pas. Elle ne peut pas leur raconter seulement. «Si tu décris la réalité, ils te traitent de menteuse. Que tu dis ça juste pour garder les rêves pour toi et en priver les autres. Quand tu es au pays, la France, c’est le paradis. Etre seul dehors, ça n’existe pas chez nous.»

«Prisonnière»

Cette souffrance d’aujourd’hui arrive après beaucoup d’autres. Elle se met à parler de manière hachée. Le voyage a duré trois ans. La traversée. La cicatrice sur le bras. Son amie et camarade de route est morte de soif. Ils étaient une soixantaine à parcourir ensemble le désert. Des groupes comme le sien partent souvent : les passeurs facturent 100 000 dinars tunisiens en moyenne (30 000 euros). Jusqu’au naufrage en bateau. Les visages d’enfants noyés sous ses yeux. «19 sur les 38 ont survécu.» L’enfer continue en Tunisie, quand elle se croit à l’abri. Un passeur lui vole son argent et elle se retrouve «prisonnière». Deux ans supplémentaires s’écoulent avant qu’elle ne parvienne à s’échapper. Elle rêvait de la France, pour devenir aide-soignante ou travailler dans un aéroport. Son conjoint, sans-papiers, était hébergé chez des connaissances. Mais depuis qu’elle l’a rejoint, ils sont à la rue.

En Côte-d’Ivoire, sa famille voulait la «donner à un autre», parce que son époux, parti depuis six ans, «avait trop duré». Elle a fui. Elle était préparée. Kamakaté montre le dessous de son épaule gauche. «J’ai mis deux implants [contraceptifs] avant la route. On m’avait prévenue. Il arrive des choses et si tu ne fais rien, tu accouches en chemin ou en arrivant.» Les viols sont fréquents, comme le documente une étude de The Lancet : 26 % des 273 femmes interrogées se déclarent victimes de violences sexuelles au cours de leurs douze derniers mois sur le territoire français, et 75 % avant leur entrée en France. Le regard de Kamakaté, brumeux jusque-là, se fixe dans le nôtre. «J’aimerais un coin à moi. Un coin pour me poser et apprendre à lire.»

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