Alain Delon et ses enfants : l'héritage d'une relation impossible

Depuis plusieurs années, Alain Delon règle ses comptes avec ses fils par médias interposés. Anthony et Alain-Fabien s’estiment lésés, au profit de leur soeur Anouchka. Jacqueline Remy s’est plongée au cœur de ce clan dysfonctionnel aux relations toxiques, où l’amour des armes prend plus de place que l’amour tout court.
Alain Delon
Alain Delon avec sa femme Nathalie et leur fils Anthony, en 1966.PICOT/Getty Images

«Vous allez en crever », avait prévenu Alain Delon. Cet anathème énigmatique jeté par l’acteur contre ses fils avant son AVC n’a cessé de me hanter depuis que je les vois se déchirer publiquement autour du crépuscule de leur père. Un an qu’ils nous offrent un spectacle fratricide à base de communiqués d’avocats, de procédures judiciaires et de posts venimeux sur les réseaux sociaux. Et me revient la malédiction du père. « Vous allez en crever ». Mais que voulait-il dire ?

C’était le soir de ses 83 ans, en novembre 2018. Catherine Ceylac avait invité le fauve pour l’avant-­dernière séance de sa belle émission sur France 2, Thé ou café. La journaliste finit par lui demander quelles relations il entretient avec ses enfants. « Ah ça, c’est très dur ! s’exclame Alain Delon. Ce ne sont pas des relations que j’ai. Ce sont des relations qu’ils ont ou qu’ils n’ont pas. » Sa fille Anouchka est à part – « c’est l’amour de ma vie ». Mais à propos de ses deux fils Anthony et Alain-Fabien, admettant peut-être pour la première fois que leur amour lui manque, il ajoute : « Je leur ai dit à plusieurs reprises, vous allez en crever un jour, je ne serai plus là et vous allez vraiment en crever. » Comme s’il fallait emmener dans la mort ce fantasme de famille unie qu’il s’est empêché de réaliser dans la vie. Car c’est lui qui, souvent, a rejeté ses fils. Et c’est lui qui va « crever ».

Pour comprendre le méli-mélo des diatribes enflammant les enfants d’Alain Delon, il faut remonter aux sources du conflit : la manière dont lui-même a subi sa famille avant de construire à son tour un édifice bancal. C’est l’histoire d’un homme qui n’avait pas appris, enfant, à aimer ni à être aimé. Un homme sauvé par sa beauté qui s’est construit un ego surgonflé de mâle dominant pour faire semblant d’être fort. Avec ces armes, il a fondé une famille grâce à des femmes qu’il trompait compulsivement et des enfants sommés de lui ressembler pour pouvoir mieux le leur reprocher.

Anthony, 59 ans, Anouchka, 33 ans, Alain-Fabien, 30 ans, sont tous les trois acteurs, comme lui, avec plus ou moins de succès. Ils portent tous les trois les initiales de leur père, comme ce dernier l’a décidé. Ce sont les Delon. Des clones ? Des miroirs, plutôt. « Quand tu me regardes, qu’est-ce que tu vois ? » lui demande un jour de 2022 son fils aîné Anthony.

« Ben, je te regarde.
­– Qu’est-ce que tu vois ?
– Ben, je vois Alain Delon.
– C’est tout ?
– C’est beaucoup, hein ! »

C’est trop. Pour eux, comme pour lui. Comment se hisser à la hauteur d’un homme qui polit son image à la troisième personne du singulier, mais profondément se hait ? Peut-on être un père quand on a été empêché d’être un fils ? Le petit Alain n’avait pas 4 ans quand on l’a placé en nourrice après le divorce de ses parents, Édith et Fabien Delon. Jusque-là adulé par sa mère, elle-même orpheline à 2 ans, il ne doutait pas de la vie ni de son pouvoir d’enfant gâté. Mais remariée à Paul Boulogne, un charcutier de Bourg-la-Reine, la belle Édith attend que son fils ait 12 ans pour le reprendre. Entretemps, elle a eu une fille, et Fabien, qui dirige un temps le Régina, un cinéma de quartier non loin, a eu deux garçons avec sa nouvelle épouse.

Le gamin se sent seul, abandonné, doublement trahi. Il devine qu’il gêne et, insolent, turbulent, fait tout pour s’en assurer. « J’étais ce qu’on appelle un petit monstre », confessera-t-il. On l’inscrit en pension. Consigné le week-end pour indiscipline, renvoyé de partout, l’ado projette une fugue avec un copain à destination de... Chicago. L’aventure s’arrête à Châtellerault. Cueilli par les gendarmes, il quitte l’école à 14 ans pour préparer un CAP de charcuterie. Son beau-père Paul Boulogne, un homme plutôt gentil, est prêt à l’embaucher dans son commerce prospère.

Rien n’amuse Alain dans cet avenir auquel il échappe en s’engageant dans la marine à 17 ans. Il faut une autorisation parentale, qu’Édith et Fabien lui cèdent sans ciller. Devenu père à son tour, leur reprochant leur irresponsabilité, l’acteur les accusera de l’avoir « envoyé à la guerre ». À l’armée, il découvre une forme de famille, la liberté cadrée, la solidarité virile, les virées entre matelots de Toulon à Saigon, où il arrivera après Diên Biên Phu. Il n’y fait pas vraiment la guerre. Mais un peu de prison militaire pour des incartades. L’armée s’en débarrasse. « Parce que j’avais un fusil, je jouais à être un homme », a-t-il expliqué. Une passion, les armes. Les preuves de son pouvoir, pour longtemps. Six décennies plus tard, le 22 février 2024, énième rebondissement du roman des Delon, les enquêteurs découvrent à Douchy, où vit la star, un stand de tir, 72 armes à feu et 3 000 munitions. Un arsenal détenu en toute illégalité.

Être un homme, croit Delon à 20 ans, c’est faire reconnaître sa virilité auprès des femmes et des malfrats. À sa sortie de l’armée, le garçon fait son nid à Pigalle, lieu de toutes les transgressions dans les années 1950, loin d’une famille qu’il boude. Il y est accueilli par le truand François Marcantoni, qui restera à vie son ami pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

Le jeune Alain est magnifique, d’une beauté magnétique, d’une arrogance enrobée de douceur. Élégant et canaille, il rayonne, intrigue. Les portes s’ouvrent. Les bras aussi. « Il paraît que j’avais du charme, dira-t-il, j’en ai profité. » Des prostituées le nourrissent. Des actrices s’éprennent de lui. Bientôt, foin des petits boulots, le beau gosse s’installe chez elles, traîne à Saint-Germain-des-Prés, émeut les vieux séducteurs, épate son ami Jean-Claude Brialy en « empruntant » la décapotable de la comédienne Brigitte Auber. Sa méthode, selon Brialy : sortir de sa poche « un petit revolver », tirer « tranquillement » dans la serrure avant d’ouvrir la porte et « mettre le moteur en marche en trafiquant les fils ».

Alain Delon lors d'un concert de Gilbert Bécaud à l'Olympia, en mars 1962.

REPORTERS ASSOCIES/Getty Images

L’épouse du cinéaste Yves Allégret, brève maîtresse, l’impose dans un film de son mari, Quand la femme s’en mêle. Son premier rôle, à 21 ans. Mais c’est chez un critique de cinéma ébloui qu’il finit par s’installer, quai Malaquais. L’influent Georges Beaume, qui travaille pour Cinémonde, la prestigieuse revue hebdomadaire où ont écrit Marcel Carné, Blaise Cendrars ou Joseph Kessel, est décidé à lancer sa carrière. Il jouera un rôle déterminant d’ange gardien dans sa vie professionnelle et dans sa vie privée.

Plus tard, Alain Delon suggérera qu’il est tombé dans le cinéma par hasard alors qu’il fait tout pour en être, comme l’observe l’un de ses biographes, Vincent Quivy (Alain Delon, ange et voyou, éd. Seuil). Toute son existence, l’acteur a cultivé l’ambiguïté, arrangeant sa légende selon l’humeur, flirtant avec la ligne jaune, déjouant avec culot l’image qu’il renvoie, refoulant ses complexes d’inculture. Qu’on ne le prenne pas pour ce qu’il n’est pas, « beau et con à la fois » ! L’obsession d’une vie.

Un grand acteur veut lui casser la figure

Car il faut être très intelligent pour épouser l’imaginaire d’un cinéaste. Le débutant au caractère bien trempé se révèle un grand comédien, aidé par les lauriers que lui tressent les articles lyriques de Cinémonde. Son mentor voit en lui un futur Jean Marais, ou un nouveau Gérard Philipe. Et c’est dans ce contexte qu’Alain Delon va plonger dans une idylle en Technicolor, conçue pour embellir son image. Le couple qu’il va former avec Romy Schneider dans Christine, de Pierre Gaspard-Huit, est médiatisé par les soins ardents de Beaume avant même leur rencontre. Choisi sur photo par l’actrice, le jeune Delon fait connaissance avec Romy à la descente de l’avion qui la ramène de Rome, devant la presse. À 19 ans, elle n’a pas la majorité, lui en a 22, et ils rayonnent. En fait, ils s’insupportent mutuellement.

Mais les deux vedettes du film finissent par tomber amoureuses, comme prévu. La jeune star de Sissi vient vivre quai Malaquais chez Beaume, qui fait désormais pour Delon office de père, de mère et d’agent. Lui seul sait apaiser l’impatient dont Romy découvre la nervosité et le besoin incessant d’être à la fois ici et ailleurs, de la fuir et de se fuir.

Pour l'anniversaire de Romy Schneider, Alain Delon publie une déclaration d'amour bouleversante
L'actrice aurait eu 83 ans, ce jeudi. Une date que n'a pas oubliée Alain Delon. 

En rupture de famille, Delon se cherche des miroirs et des pères. Il les trouve au cinéma, où ce séducteur enchaîne les contrats. Il s’incline devant l’autorité du réalisateur René Clément, qui lui offre un rôle complexe dans Plein soleil, comme devant Luchino Visconti, pour Rocco et ses frères, et bientôt Le Guépard. « Ce sont des gens qui ne vous laissent pas faire ce que vous voulez, j’ai besoin qu’on me tienne », dit-il en 1962. Il aime se comparer à un pur-sang : « Il faut me driver », prévient-il. En faux rebelle, ce perfectionniste apprécie qu’on soit « très dur » avec lui, mais il sait l’être aussi. Les rapports avec les pères tournent bientôt à la confrontation.

Delon a pris de l’envergure. Il quitte l’appartement de Georges Beaume et investit avec Romy dans un hôtel particulier près du parc Monceau. Sanctifié par des fiançailles officielles, le couple le plus glamour de l’histoire du cinéma français fait la « Une » des magazines. Alain Delon jongle avec ses contradictions. Le fêtard urbain a soif de nature, le fiancé de liberté, et le débutant d’autonomie. Il ose critiquer le réalisateur Michelangelo Antonioni, qui vient de lui offrir le premier rôle masculin dans L’Éclipse. Il prétend régenter Henri Verneuil pendant le tournage de Mélodie en sous-sol. Mais, confit d’un respect enfantin, il en rabat devant Jean Gabin, à qui il donne la réplique avec dévotion. Ce qui ne l’empêchera pas, six ans plus tard, en 1969, d’exiger d’avoir son nom au-dessus de celui du « boss » sur l’affiche du Clan des Siciliens. Lino Ventura, autre figure paternelle, autre acteur du film, viendra le remettre à sa place en le menaçant de lui casser la figure. Ce langage-là, il le comprend.

Romy ne suffit pas. Moins sûr de lui qu’il l’affiche, jaloux de ses concurrents, Jean-Paul Belmondo en tête, Alain Delon encaisse mal les frustrations. Il n’a pas digéré l’échec de son premier emploi au théâtre, dans Dommage qu’elle soit une p..., mis en scène par Visconti. Embrasé par sa réputation de sex-symbol, mégalo, il commence à parler de lui à la troisième personne, multiplie les conquêtes, frime avec ses voitures de sport. Mais il est malheureux, se prétend misanthrope, consolé par ses neuf dobermans : « Les chiens et les enfants, affirme-t-il dans Cinémonde, c’est tout ce que j’aime dans la vie. » Les chiens lui font la fête et lui obéissent. Mais les enfants ?

Frappé avec le fouet des chiens

«Vous êtes assis sur mon sac », glisse une jolie brune, au moment de quitter le New Jimmy’s, une discothèque de Régine à Montparnasse, un soir de 1963. « Prenez-le, votre sac, j’en ai rien à foutre », réplique Alain Delon. Elle se prénomme Nathalie et, un an plus tard, adieu Romy, il se marie avec cette fille qui lui ressemble tant. « Un autre lui-même », dit alors l’écrivain Pascal Jardin, son ami. Nathalie est enceinte de huit mois. Cap sur les États-Unis. Elle accouche d’Anthony à Los Angeles le 30 septembre 1964. Georges Beaume est le parrain du bébé. L’acteur est fou de joie. Il va tout casser à Hollywood, marcher sur les traces de Gary (Cooper) et de Cary (Grant). Et il a fondé une famille. L’enfant découvrira qu’il s’agit plutôt d’un clan. Chez les Delon, c’est tous pour un : le chef.

Alain Delon avec Nathalie et leur fils Anthony, en 1966.

Patrice PICOT/Getty Images

C’est le moment choisi par Georges Beaume pour souffler à Cinémonde un article exaltant les ombres de son protégé, en panne de succès. « Nous en voudrions à Alain si, tout à coup, il nous donnait l’image d’un joli papa pantouflard [...] s’il édulcorait son côté “ange noir”, son anti-belmondisme, son satané goût d’être soi. » Peu de risques. Mais la carrière américaine se révèle décevante. Le couple se fracasse sur l’égotisme de Delon et l’indépendance de Nathalie, peu encline à filer doux. « Alain est Scorpion, c’est quelqu’un qui détruit tout », soupirait la seule femme qu’il ait épousée. Ils divorcent en 1968, Anthony a 4 ans.

Un demi-siècle plus tard, à 58 ans, l’aîné des fils Delon prend la plume : « Comment grandir au sein d’une famille où l’amour serait la première victime d’une malédiction qui se transmettrait de génération en génération ? Comment dépasser les violences, la peur, l’omerta ? » Son autobiographie, Entre chien et loup (Stock, 2022), est lourde de tristesse, de frustration, d’amour blessé. Anthony évoque ses anniversaires d’enfant où, systématiquement, on projetait un film d’Alain Delon : « Je regardais mon père comme on regarde un dieu. »

Alain Delon et les femmes de sa vie

Romy Schneider, Nathalie Delon, Mireille Darc… retour sur les femmes qui ont marqué la vie d'Alain Delon.

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Il raconte comment il a passé plus de temps avec sa nounou Loulou qu’avec ses « deux parents réunis ». Il va passer ses week-ends chez son père, revenu en France, désormais avec Mireille Darc. Il se sent seul, malgré les efforts de la nouvelle compagne de l’acteur pour adoucir son ennui. Le matin, l’enfant est sommé de disparaître : « Tony, souffle la douce Mireille, ton père se lève, va faire un tour dans le parc. » La présence du gamin insupporte la star, ses faiblesses aussi. Un jour, il le fouette pour le punir de mal se tenir à table : « Même mes chiens, je ne les frappe pas avec ce fouet », rugit Delon. C’est le fouet du personnage qu’il incarne dans Zorro.

Dans son récit, le fils aîné détaille les sévices que lui a fait endurer son père : « Je ne pense pas qu’il désirait me détruire, mais plutôt me soumettre. » Presque un caprice de star. Une famille, oui, mais à ses conditions. L’amour de ses enfants, oui, mais sur ordre. Et s’ils ne s’inclinent pas, qu’ils « crèvent ».

« Mon père a tenté à de nombreuses reprises de me plier, insiste Anthony. Et ce depuis l’âge de 10 ans, l’âge où je suis devenu un homme selon lui. » L’âge de la pension où ses parents l’envoient. Comme son père avant lui, le gamin est convaincu qu’il encombre, entre une mère comédienne fêtarde et un père en tournages. Il ne connaît pas son grand-père paternel, à peine sa grand-mère Édith qui, interdite de visite, passera parfois le voir en cachette à la sortie du collège. Anthony ne sait pas alors qu’elle a recueilli Ari, un garçon né deux ans avant lui d’une idylle entre son père et la chanteuse Nico, trop déjantée pour s’occuper de lui. Un « frère », que les Boulogne vont adopter mais dont jamais Delon n’a admis la paternité.

Comment gagner l’estime de ce mâle alpha qui règne en maître sur ses proches ? La star approche 40 ans mais sa conception de la virilité n’a pas évolué depuis ses 20 ans. « Prouve-moi que tu as des couilles, va faire le tour du lac », ordonne-t-il un soir à son fils de 12 ans qui, il le sait, a peur du noir. Le lac aménagé par Mireille Darc à Douchy, leur nouvelle propriété, fait cinq hectares.

« L’homme est un animal, prétend l’acteur, c’est la loi du plus fort qui prime. » L’esprit Delon infuse. À 13 ans, Anthony vole une mobylette. Attrape le goût des armes auprès de son père, chez qui il demande à vivre à 14 ans. Puis, de vétille en délit, échoue en prison à 18 ans en 1982. Il y a du mimétisme dans cette histoire. Fasciné par son père, Anthony adopte le goût de la nuit, des plaisirs interdits, et fréquente les marges du milieu de son père. La police l’a interpellé au volant d’une BMW volée. Dans la voiture, on a trouvé un pistolet barboté à des gendarmes par le braqueur Bruno Sulak. Ce récidiviste de l’évasion est d’origine yougoslave, comme les deux hommes qui, quinze ans plus tôt, avaient jeté la suspicion sur la vertu de leur ami Alain Delon. Milos Milosevic, son ex-garde du corps et doublure, fut assassiné en 1966 ; son factotum Stefan Markovic aussi, en 1968. Ce dernier vivait chez l’acteur, et les avait désignés dans une lettre, lui et Marcantoni, comme ses potentiels meurtriers.

Énorme scandale nourri de ragots politiques, l’affaire Markovic avait secoué la Ve République. Elle ressort à l’occasion du procès d’Anthony, lestée de tous les noms de gangsters notoirement fréquenté par son père, de Mémé Guérini aux frères Zemour. Auto-promu producteur, voire réalisateur, Alain Delon est devenu un homme d’affaires, qui fait fructifier son image, collectionne les œuvres d’art et investit aussi bien dans les chevaux de course que dans les casinos. L’un de ses biographes, Bernard Violet, a recensé en 2000 « pas moins de dix-neuf cadavres dans l’entourage ou les relations amicales de Delon ». Mais, face à la presse, l’acteur joue les pères exemplaires. « Un polar de Melville », ricane Anthony, qui s’en tire avec un sursis.

Associé à un certain Alexandre Djouhri, un copain de discothèque guère plus âgé que lui, le jeune Anthony se propulse dans les affaires à 20 ans. Ensemble, ils lancent une ligne de cuirs siglés AD, leurs initiales communes. Celles de la star, aussi. Furieux de voir parasiter sa marque, le paternel intente une action contre lui pour contrefaçon : « J’en veux à ceux qui le manipulent », argue-t-il. Bilan, selon Anthony : Djouhri est victime de deux tentatives de meurtre en marge du conflit et, précise-t-il, « les freins de ma moto furent coupés à deux reprises ». Quant au gérant d’AD, David Tordjman, « il prit deux balles de 11.46 alors qu’il roulait tranquillement dans ma voiture de société ». De Djouhri, devenu un homme de l’ombre puissant et sulfureux, proche de Dominique de Villepin et Claude Guéant, mis en examen dans l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, Anthony dira qu’il l’a aidé à se construire, comme un père. Le vrai lui reproche de naviguer dans un milieu interlope. Au fond pas très différent du sien. Et l’interroge gravement en couverture de Paris Match : « Que fait-on de ta vie ? Et de notre nom ? »

Ces questions restent suspendues à jamais au-­dessus des têtes de tous les enfants Delon, comme s’ils ne s’appartenaient pas. Anouchka naît en 1990, Alain-Fabien en 1994, à une époque où l’acteur savoure sa prospérité. Il a quitté Mireille Darc en 1983 qui, cardiaque, expliquera-t-il, ne pouvait avoir d’enfant. Il est tombé amoureux d’une comédienne de 20 ans, Anne Parillaud, recrutée en 1981 dans Pour la peau d’un flic, son premier film en tant que réalisateur. « Il m’a beaucoup dévalorisée », a-t-elle précisé en avril 2024. En 1987, il s’éprend de Rosalie van Breemen, un mannequin néerlandais, trois décennies plus jeune que lui.

À l’époque, il se sent reconnu par la profession. En 1977, Monsieur Klein, de Joseph Losey, qu’il a produit et dans lequel il incarne un formidable premier rôle, a remporté le César du meilleur film. En 1985, l’académie lui a décerné le prix d’interprétation pour sa prestation dans Notre histoire, le film de Bertrand Blier. Après l’élection de François Mitterrand, partisan d’une droite raide, il s’était domicilié en Suisse, mais s’est rabiboché avec le pouvoir socialiste qui lui a offert la légion d’honneur. Il va même décrocher en 1991 sa marionnette aux Guignols de l’info. Il est devenu son personnage.

Période bad boy

Anouchka naît dans ce contexte heureux, Anthony apprend la nouvelle par la radio. Elle a la chance d’être une fille. « C’est l’amour de ma vie », répète son père. La chouchoute est décrétée « nouvelle Romy ». On le lui fait payer aujourd’hui. « Je sais que mon père n’a pas su y faire avec ses fils, reconnaît Anouchka dans Elle en février 2024. J’ai assisté à des scènes violentes quand nous étions enfants. » Elle affirme avoir essayé de s’interposer. « Je crois que mon père a su être Alain Delon mieux qu’il n’a su être lui-même. » Mais elle l’adore. « Je lui dois tout », insiste-t-elle. L’acteur aspire sa fille dans son aura. Elle sera comédienne comme lui. Après avoir fait jouer près de lui dans une minisérie policière le benjamin qu’il surnomme « Alain Delon junior », il offre à sa fille de 12 ans le premier rôle dans un téléfilm, Le Lion, adapté du roman de Joseph Kessel. C’est à cet âge qu’elle rencontre pour la première fois son demi-frère Anthony, qui en a 38.

Alain Delon entouré de ses enfants, Anouchka, Anthony et Alain-Fabien, en 2003.

Peter Bischoff/Getty Images

Lorsqu’elle a 21 ans, Alain Delon lui donne la réplique au théâtre dans une pièce d’Éric Assous, Une journée ordinaire. Ils tournent ensemble en province pendant deux ans. Puis elle mène une carrière modeste jusqu’à son dernier rôle dans le joli film de Pascal Thomas, Le Voyage en pyjama, sorti en janvier 2024.

Anouchka a un atout : quand Alain la regarde, il ne se voit pas. Ce n’est pas le cas d’Alain-Fabien, qui se débat, comme son aîné trente ans plus tôt, avec l’exaspération méprisante d’un père qu’ils rêvent d’imiter. Anthony a eu sa période bad boy. Son petit frère aussi. Les fils Delon ont besoin d’exister, à tout prix. Alain-Fabien glisse dans un destin douloureux, en quête de lui-même, englué dans les initiales paternelles et, par accès, dans les paradis artificiels.

À 17 ans, le benjamin invite ses amis dans l’appartement genevois où il vit avec son père, exhibe un pistolet. Un copain s’en saisit, le jeune Delon le lui arrache. Le coup part, une ado de 16 ans est grièvement blessée. Il l’emmène sur le trottoir pour faire croire qu’elle a été attaquée dans la rue « par un homme de type maghrébin ». La justice retient contre lui le bobard, outre la détention d’arme illégale, mais conclut à l’accident. Le garçon est condamné à cinq mois avec sursis.

Rosalie van Breemen et son fils Alain-Fabien Delon, en mars 2015.

Gisela Schober/Getty Images

Comme Anthony, devenu comédien, Alain-Fabien, mannequin, s’essaie au métier paternel. Les relations avec Delon sont exécrables. Le benjamin va jusqu’à évoquer dans les journaux les violences de son père, y compris celles qu’aurait subies sa mère. « Il y avait beaucoup de vaisselle volante », admettra-t-elle. Rosalie est partie en 2000. Puis elle a fini par s’afficher avec le lunetier Alain Afflelou. Hors de lui, l’acteur enjoint son fils de choisir son camp : « Je t’interdis d’aller au mariage de ta mère, prouve-moi que tu es un homme. » Comment prouver qu’on est un homme à 8 ans ? Comment ne pas déshonorer le nom du Guépard, de Zorro, du Samouraï ?

Alain aime ses fils, disent ses intimes, qui ajoutent « à sa façon ». Aveuglé par son propre reflet, cet écorché ne supporte pas de constater leurs failles, qui lui renvoient les siennes en boomerang. Il ne comprend pas qu’ils ne se conforment pas à ses désirs, tout en étant incapable de les exprimer. Pas sûr qu’il sache vraiment ce qu’il attend d’eux, tant il est ambivalent. L’un grandit, l’autre vieillit, Alain Delon les voit peu. Le spectacle du mal-être d’Alain-Fabien lui donne envie de détourner la tête, faute de pouvoir lui imposer sa vie. Et il supporte mal Anthony qui a deux filles, Loup et Liv, mais aussi une troisième, Alyson, une aînée reconnue sur le tard tandis que lui enrage de voir Ari Boulogne traité comme un fils par ses propres parents. En proie régulièrement à des dépressions dites crises de misanthropie, le fauve commence à faire le deuil de sa gloire. Au tournant de l’an 2000, sa réputation dans le cinéma est ternie par l’agressivité dominatrice dont il fait preuve, et les limites de son jeu. On lui reproche de se préférer aux personnages qu’il doit incarner. « Delon ne sait faire que du Delon », chuchote-t-on.

Avec le temps, Anthony s’est fait une raison, le bouddhisme aidant. En 2008, à 44 ans, il publie un récit personnel sur sa rébellion d’ado, ses errements passés, ses dettes fiscales que nul ne l’aide à éponger, ce bébé issu d’une liaison avec une danseuse du Crazy Horse, puis sa paternité désirée : « La descendance peut être une malédiction, un sac de merde qu’on se transmet de génération en génération. » Il espère être « le premier maillon » ­– comme le titre de son livre paru chez Michel Lafon en 2008 – d’une nouvelle donne familiale. Le père et le fils se parlent par numéros de Paris Match interposés. « Je vomis cette époque », gémit l’acteur en 2018. Anthony réplique : « Il est seul, il est malheureux. Mais bon, son malheur, on se le creuse soi-même. » À 24 ans, Alain-Fabien balance à son tour un roman à clé transparent, au titre sarcastique, De la race des seigneurs (Stock, 2019). On y voit un garçon à la dérive, perclus de frustrations, sous le joug d’un père imprévisible dans sa toute-puissance, lointain, glaçant, manipulateur. « Ils vont en crever », disait l’acteur. Crever de souffrance ?

Anouchka et Alain Delon au Festival de Cannes, en 2007.

Pool BENAINOUS/HOUNSFIELD/LEGRAND/Getty Images

Les deux fils ne savent pas encore qu’ils ne seront pas invités, trois mois plus tard, au Festival de Cannes où Alain Delon se voit décerner une Palme d’or d’honneur. Seule Anouchka est conviée. C’est elle qui remet à l’acteur sa récompense, et prononce les mots qui le font « chialer », dit-il, comme jamais. Il porte au revers de son veston un étrange badge : en zoomant, on y découvre la couverture de Match où il annonçait la naissance de sa fille chérie. Une gifle publique pour Anthony et Alain-Fabien, écartés de la fête. Ou comment semer la zizanie dans une fratrie.

C’est maintenant de notoriété internationale, Alain Delon voue un culte à sa fille. Anouchka n’a pas besoin d’écrire un livre pour communiquer avec son père. Elle connaît mieux que personne cet homme qui a si peur d’aimer et déborde de tendresse pour elle. En août 2019, l’acteur est victime d’un AVC. Et soudain, c’est une famille. « On s’est assis sur un canapé, raconte Alain-Fabien sur TF1. J’ai pris une photo avec lui et je me suis dit que ça faisait dix ans que je ne m’étais pas assis à côté de lui sur un canapé. » À pleurer. « Dix ans. Qu’est-ce qu’on a fait pendant dix ans ? On ne s’est pas parlé pour quelles raisons ? » Anthony aussi se rapproche. « Les rapports entre Alain Delon et son fils sont les rapports entre chaque père et un enfant », prétendait l’acteur sur Antenne 2 en 1996. Et si cela commençait à être vrai ?

De l’union sacrée au Far West

Remis, l’acteur redevient Delon. En 2022, il reçoit comme une gifle le second ouvrage dégainé par Anthony. Certes dévastateur pour son père, on l’a vu, mais il y clame aussi sa soif d’amour, sa colère devenue « compassion » et se place en surplomb en s’y donnant publiquement une mission, à 58 ans, en tant que père de trois filles : « Lui donner l’exemple, lui montrer que je lui avais pardonné, que j’étais un bon fils et qu’il pouvait lui aussi être un bon père. » Mais il apprend alors, d’une indiscrétion, qu’Alain Delon a écrit un testament selon lequel sa sœur héritera de 50 % de la fortune de la star tandis que son frère et lui devront se contenter de 25 % chacun. « Il m’a toujours dit qu’il voulait la protéger de ses frères », détaille Me Christophe Ayela, alors avocat de l’acteur. Pour Anthony, c’est une humiliation qui vient s’ajouter à une autre : en 2017, leur sœur s’est vue offrir la vice-présidence de la société Alain Delon International Distribution (ADIL) qui gère en Suisse la manne générée par la marque. « Vous allez en crever », disait-il. De jalousie ?

Mercredi 5 juillet 2023. Missionné ce jour-là par les Delon, le nouveau garde du corps, que tout le monde appelle Chami, veille sur le domaine de Douchy, dans le Loiret, où le vieil acteur vit reclus, en proie à un lymphome suivi par l’équipe suisse du professeur Glasson. Il sait qu’il ne doit pas laisser rentrer la gouvernante, Hiromi Rollin, sortie faire une course. Lorsqu’elle se présente, en jean et tee-shirt, les cadenas du portail ont été changés. « Elle est allée à l’autre portail, me raconte-t-il, elle a escaladé le grillage et s’est entaillé la main. Je lui ai fait quitter les lieux. » Pour la première fois de son histoire, la famille Delon fait bloc. Il fallait un ennemi. Les quatre AD portent plainte ensemble pour « harcèlement moral » contre Hiromi Rollin, accusée par les enfants de les couper de leur père, de détourner sa correspondance, de se montrer dénigrante et agressive. Anthony rajoute une plainte pour abus de faiblesse. La dame de compagnie, qui travaille pour l’acteur depuis 2006 mais n’est plus salariée depuis 2014, se vit comme une compagne. Alain Delon lui-même l’a parfois présentée comme telle. Hiromi Rollin porte plainte à son tour.

Anouchka et Anthony Delon à Paris, en mars 2018.

Edward Berthelot/Getty Images

L’union sacrée ne tient pas. Alain-Fabien, qui s’est installé à Douchy au départ d’Hiromi, découvre à son tour l’existence d’un testament favorisant Anouchka. Au quotidien, son père ne fait rien pour montrer qu’il les aime, lui et son frère. « Quand Anouchka s’annonçait, assure le garde du corps, monsieur Delon se redressait, voulait se relever, demandait si on avait préparé un repas, et elle avait droit à son baisemain à l’arrivée. » Rien de tel pour les fils. « La tension était palpable, poursuit Chami, les garçons essayaient d’être gentils, mais monsieur Delon les envoyait bouler. Comme ils ont leur caractère, ils répondaient, ça dégénérait. »

Les trois enfants entrent en conflit ouvert. Anouchka veut faire soigner leur père à Genève. Anthony préconise les médecines douces à Douchy. Alain-Fabien prend le parti de son frère. Tous deux soupçonnent leur sœur de vouloir ramener leur père en Suisse, où il réside officiellement, pour bénéficier d’une fiscalité sur la succession plus avantageuse en cas de décès. Le traitement est arrêté en août 2023. La guéguerre sourd publiquement à Noël. Alain-Fabien poste une photo de repas de fête, dont est absente Anouchka. Celle-ci réplique, journal à la main, par une photo enlacée avec son père le 1er janvier. Le soir de Noël, elle était au chevet de son petit garçon hospitalisé.

4 janvier 2024. Anthony s’érige en chef de famille. Paris Match le met à la Une sous le titre : « Au nom du père ». Les plaintes contre Hiromi ont été classées par le parquet de Montargis. Mais oui, il a déposé le 7 novembre 2023 une main courante contre sa sœur, qu’il accuse de lui avoir caché ainsi qu’à son frère, « pour des intérêts personnels », les résultats des tests cognitifs subis par Delon entre 2019 et 2022. « Une personne capable de manipuler sa famille et de lui mentir comme elle l’a fait est capable de tout. » D’ailleurs, tacle-t-il, elle n’est pas venue pour Noël.

Anouchka porte plainte pour diffamation. Invitée au 20 heures de TF1, elle déclare avoir eu envie de se tuer en découvrant l’article. « J’ai honte que notre vie de famille soit étalée. Je ne suis pas la fille d’un portefeuille [...], je refuse qu’on me salisse comme ça. » Alain-Fabien entre alors dans la danse. Il publie sur Instagram un échange entre son père et Anouchka, enregistré à leur insu : « On est en train de te prendre pour un débile », y dit-elle à son père, allusion aux propos d’Anthony dans Paris Match. Alain-Fabien annonce en outre avoir lui-même porté plainte contre sa sœur le 22 décembre pour « abus de faiblesse ». C’est à cette époque qu’il était tombé sur le carnet de bord du garde du corps, où sont consignés les événements du jour, y compris certains écarts d’Alain-Fabien. S’est-il senti visé par ce salarié d’une entreprise de sécurité recrutée par Anouchka ? Chami est licencié. D’autorité, Anthony se charge de recruter de nouveaux gardes du corps. À la mi-janvier, sous son influence, son père se sépare aussi de son avocat, Me Ayela.

Anouchka se défend dans Elle. Soupire que ses frères se baladent armés dans la maison, sachant qu’elle déteste les armes : ils « se croient au Far West ». Sur France Inter, elle confie à Léa Salamé qu’elle s’est sentie coupable, enfant, des mauvaises relations de son père avec ses frères. « Je comprends leur souffrance », dit-elle. « Chère frangine, en réponse à cette interview calomnieuse, réplique Anthony sur Instagram, sache que je n’ai pas attendu après toi pour régler mes problèmes avec le père, je ferraillais déjà que tu n’étais pas encore née. » Et il triomphe : « Contre ton gré, toi qui n’as même pas eu la reconnaissance du ventre [...] il sera redéfini résident français, c’est une certitude, j’en suis navré pour toi. » Selon la loi helvétique, c’est en effet automatique après huit mois et un jour passés hors du pays. Sauf si une santé défaillante interdit le retour ? Encore un sujet futur de polémique.

Les frères n’ont rien à gagner dans cette histoire de résidence, sauf le plaisir de voir leur sœur payer plus d’impôts. Anthony n’avait rien à gagner non plus en affirmant en septembre qu’une somme de 110 000 euros avait été retrouvée dans la salle de bains d’Hiromi Rollin. Il a juste déclenché un contrôle fiscal. À force de se déchirer, les Delon ont de plus suscité la mise sous curatelle renforcée de leur père. Peu de chances qu’ils reforment une famille unie face au nouveau danger qui menace leur héritage. La cour de cassation vient de casser les jugements permettant à Alain Delon d’échapper au test de paternité réclamé par la fille d’Ari Boulogne, disparu le 20 mai 2023. Si, à l’issue d’un nouveau procès, la paternité du monstre sacré était reconnue, le trio devra s’incliner. « Qu’on me laisse crever en paix ! » adjurait Alain Delon au début de l’année. Mais souvent, on meurt comme on a vécu.