Bruno Pavlovsky, président du département mode de Chanel : «La création avant tout»

À l'occasion de la réplique de son défilé croisière à Shenzhen, en Chine, Vanity Fair a rencontré le président des activités mode et des métiers d'art de Chanel. Entretien exclusif autour d'un marché pas comme les autres et d'une vision singulière du luxe contemporain.
Bruno Pavlovsky Chanel
Bruno Pavlovsky.Chanel

Bruno Pavlovsky est un homme occupé. Le président des activités mode et des Métiers d'Art de Chanel se trouve, en ce début novembre, à Shenzhen, en Chine. À quelques minutes de la redite du défilé croisière de la maison de la rue Cambon, organisée dans la ville qui verra arriver la collection en boutique en avant-première, c'est dans les backstages du Shenzhen Bay Sports Center qu'il nous reçoit, pour évoquer aussi bien cet événement - le premier de cette dimension pour Chanel depuis la réouverture du pays - que les singularités d'une certaine vision du luxe. Expériences (au pluriel), rareté, savoir-fair et création : cette figure de Chanel, qu'il a rejoint au début des années 1990 et développé depuis avec le succès que l'on sait.

Pourquoi avez-vous choisi Shenzhen pour cet événement ?
Bruno Pavlovsky. Chez Chanel, on aime aller dans des endroits inattendus. Nous serons bientôt à Manchester, nous avons été à Dakar… Ce sont des endroits qui nourrissent Chanel comme Chanel nourrit ces publics. Alors pourquoi Shenzhen ? C’est un faisceau d’éléments. Le premier, c’est que nous avons ouvert une première boutique ici il y a un peu moins de deux ans. Tout de suite l’activité a été extraordinaire. Les clientes n’achètent pas juste un sac, ou une paire de souliers : ce sont des clientes de prêt-à-porter, passionnées par les collections et le travail de Virginie (Viard, la directrice artistique de Chanel, ndlr). Elles connaissent Mademoiselle Chanel et Karl Lagerfeld mais retiennent surtout les créations originales de Virginie, et les savoir-faire. Pour nous, c’est une célébration de ces clientes, qui sont aujourd’hui plusieurs milliers.

Qu’est-ce qui vous surprend chez ces clientes ?
Ce qui est incroyable, c’est la jeunesse ! Ce sont aussi souvent des entrepreneuses, des femmes qui savent où elles veulent aller, et qui ont leur vie en main.

Quelle a été votre approche dans l’organisation de ce défilé ?
L’approche qui a été la nôtre, c’est le lien est-ouest, Shenzhen et Los Angeles, où a eu lieu le défilé croisière en mai. C’est le monde du cinéma, de la tech, de l’entertainement, un univers en plein boom que l’on retrouve ici. C’est industriel, même si ce n’est pas l’industrie des fumées…

Il s’agit en Chine du premier événement de cette envergure pour Chanel depuis longtemps ?
Les clientes sont tellement contentes que nous soyons revenus. D’ailleurs, elles nous demandent : pourquoi pas avant, quand allez-vous revenir ? Je pense, ceci dit, que ce qui est bon est rare. Nous venons ici avec un véritable engagement : nous avons réuni plus de deux mille clientes de la Chine entière, notamment dans six dîners tous aussi beaux, prestigieux, magiques les uns que les autres… Ce sont des moments où l’on parle de mode, de création, d’exception – pas seulement de sophistication. On parle d’une énergie, celle de la création. Et encore une fois, la Chine est un vrai marché pour le prêt-à-porter ; ce qui fait la différence de Chanel, c’est de mettre la création au centre de tout. Voilà notre singularité : on ne vend pas que des accessoires – ce qui est un autre exercice, tout à fait respectable - mais aussi et d’abord de la mode. Les clientes attendent, ici, des défilés et des collections.

La Chine est pour Chanel un marché récent.
J’étais déjà là quand nous avons ouvert notre première boutique, au Peninsula de Beijing en 1999. C’était hier : vingt-trois ans, pour une marque, ce n’est rien. On est passé de zéro à quinze boutiques : à Shanghai, Guangzhou, Harbin, Macao, Hong Kong… et bien sûr Shenzhen. On reste très petits par rapport à nos concurrents, mais tellement forts en termes d’impact.

Comment résumeriez-vous ces deux décennies ?
Il y a eu des moments faciles, d’autres moins : nous avons traversé ces différents moments en gardant notre énergie.

Comment avez-vous pensé ce défilé de Shenzhen, par rapport à celui organisé en mai à Los Angeles ?
Il y a eu beaucoup d’événements ici, pas forcément de cette ampleur d’ailleurs. N’oubliez pas qu’il y a un an, la Chine était peu accessible. Pour organiser un événement comme celui-ci, il faut du temps. Pour concevoir, préparer, et ainsi de suite… nous avons travaillé de la même façon pour la redite du défilé Métiers d’art de Dakar organisée à Tokyo en juin. Pour une redite, la seule chose qui reste la même, c’est le défilé : tout le reste est imprégné d’une énergie locale. Ce n’est jamais un copié-collé. Voyez ici les rencontres avec les jeunes du cinéma chinois : c’est unique.

Cinéma, talks avec des étudiants… vous multipliez ici les initiatives culturelles.
Cet investissement culturel a toujours été le nôtre, et on l’exprime davantage. Notre engagement culturel fait partie intégrante de la Maison : on peut citer par exemple notre soutien à l’Opéra de Paris, au Grand Palais ou au Palais Galliera.

Ici, comme ailleurs, vous vous refusez au e-shop. Alors que la Chine est probablement l’un des marchés les plus digitalisés du monde…
Les clientes adhèrent à ce choix. Elles me disent même : « Heureusement que vous ne faites pas de e-commerce ». J’ai rencontré ici des jeunes entrepreneurs qui affirment que le digital, c’est une formidable machine pour le quotidien, mais sans la notion « d’expérience ». On y prend des rendez-vous, on paye, on reçoit des infos, on les stocke, c’est très pratique, je suis le premier à le reconnaître. Nous restons persuadés que la découverte des collections en boutique, accompagnées par l’excellence du service Chanel, est l’expérience qui suscite une véritable émotion et qui répond au mieux aux attentes de nos clientes. D’où le rôle de la boutique, qui autorise des relations particulières entre la cliente, les équipes de vente, notre capacité à offrir non pas une, mais des expériences en fonction des objectifs, des moments, du temps disponible… Dans une société comme celle-ci ou tout va très vite, nous préférons l’inattendu, et accompagner la vie de nos clientes. Des clientes qui sont toutes différentes, uniques : il faut s’adapter à leur vie, et les accompagner dans des situations très différentes.

Remarquons au passage que beaucoup d’hommes ici portent du Chanel.
Oui, c’est sûr. Beaucoup de maisons se sont installées en Chine via le marché de l’homme : la femme, c’est plus récent. Les tailleurs italiens, les chausseurs ou encore l’automobile : c’est d’abord le marché masculin qui a été ciblé. Et ici, les garçons assument totalement leur look. Ils s’en fichent que ce soit dessiné pour un homme ou pour une femme. Concernant nos créations, je dois dire qu’ils les portent bien. Et puis c’est aussi notre histoire : Mademoiselle Chanel empruntait au vestiaire masculin pour habiller les femmes. L’important, pour nous, c’est cette idée d’une certaine liberté.

Quel regard portez-vous sur le ralentissement du marché du luxe ?
D’abord, 2020 et 2021 ont été surprenantes et exceptionnelles. Ça a été très enrichissant pour nous car le business était très concentré sur la clientèle locale, sans tourisme. Cela veut dire que le travail de Virginie fonctionne, qu’une offre et une demande se rejoignent. Ensuite, il ne faut pas penser que le monde du luxe soit fait d’une croissance régulière. Certains ont cru que le ciel n’avait pas de limite, nous : non. Chez Chanel, on a toujours vu des marchés en plein développement, ou d’autres qui faisaient face à un ralentissement à un moment ou un autre. Notre chance est d’être une marque globale, avec un résultat global. Et puis, cela dépend de la manière dont vous travaillez. Les circonstances géopolitiques peuvent évidemment vous affecter et rendre le marché tendu, comme c’est le cas en Ukraine et en Russie, et comme les tensions extrêmes le montrent aujourd’hui au Moyen-Orient. Mais là où nous pouvons garder la main, c’est sur le travail des collections, sur la création, sur la manière dont on l’orchestre à travers le monde. Je suis très confiant sur la capacité de Chanel à venir là où on ne l’attend pas. Après, il faut s’adapter. Le monde a ses limites. Si demain nous faisions 30, 40 ou 50 milliards de chiffre d’affaires, pourrait-on encore parler de luxe ultime ?

Vous ne parlez jamais de chiffre d’affaires.
Non, nous préférons parler d’expérience client, de notre capacité à accompagner les clientes en boutique. Si on le fait bien, le chiffre suit. Et dans un marché assez mercantile, où l’on veut toujours plus, toujours vite, ça marche plutôt très bien. Nos clients perçoivent la différence dans cette vision du retail, et le côté raisonné et raisonnable de Chanel.

Quels rapports les clientes chinoises entretiennent-elles avec leurs pièces Chanel ?
Nos pièces sont porteuses de beaucoup d’émotion. Nos clientes ont ici un attachement très émotionnel, car souvent, ces pièces ont accompagné leur accomplissement personnel. Elles les gardent, même si elles ne les portent plus. C’est différent aux États-Unis par exemple, avec l’explosion de la seconde main et l’idée que l’important, c’est d’acheter du nouveau. Ici, non, ou pas encore en tous cas. Rien n’est acquis, mais c’est intéressant de découvrir cette relation singulière à la marque.

Quels sont les trois mots qui résument ce que vous voudriez, ici, dire de Chanel ?
La création et les savoir-faire. Sans mélanger le statut et le haut de gamme : les collections de Virginie, c’est aussi la possibilité de porter Chanel tous les jours, du matin au soir. Je dirai donc aussi l’énergie au quotidien, cette capacité de pouvoir capter « l’air du temps » : ce n’est pas qu’un « uniforme » pour certains moments, mais pour tous les moments.

L’exposition « Gabrielle Chanel. Manifeste de Mode » va-t-elle arriver en Chine ?
L’exposition arrivera au mois de juillet à Shanghai : le style et l’univers de Mademoiselle Chanel, notamment ses créations des années 1920 et 1930, c’est exactement ce que nos clients souhaitent voir. La Maison Chanel est en Chine depuis vingt ans, mais existe depuis un siècle. Nos clients chinois aiment notre histoire et n’ont pas eu forcément l’occasion de venir découvrir l’exposition à Paris, à Londres, à Melbourne ou à Tokyo. Vous savez, en Chine, on parle de deux Français : De Gaulle, parce qu’il a été le premier à reconnaitre l’État chinois, et Gabrielle Chanel – ce qui devrait, j’espère, provoquer une réaction des plus enthousiastes.