Jean-Charles Naouri et Casino, fin de partie

Virtuose de la finance, surdiplômé, admiré de ses pairs comme des politiques, il avait fait de Casino un des leaders mondiaux de la grande distribution. Mais entre prises de contrôle musclées et dangereuses cascades de holdings, Jean-Charles Naouri a fini par tout perdre. Christophe David a enquêté sur la chute d’un roi Lear au pays des Caddies.
JeanCharles Naouri
Jean-Charles Naouri.Romain Doucelin/Hans Lucas/AFP

Comment affronte-t-il l’épreuve ? Est-il plus isolé que jamais ? Concède-t-il quelques erreurs ? Ce matin du 25 juillet, Jean-Charles Naouri n’a pas pris la parole dans les médias depuis dix-huit mois. Aucune interview, rien. Et dans deux jours, il signera un accord avec ses repreneurs et créanciers, ouvrant la voie au plan de cession de Casino, l’empire qu’il a bâti avec acharnement ce dernier quart de siècle. Lui, le PDG jadis adulé des marchés pour sa vista, cet obsessionnel du contrôle à la limite de la paranoïa, ce grand impatient capable de relancer ses collaborateurs d’un « ? » par SMS quand il n’a pas une réponse instantanée à sa question, cet homme-là, donc, s’apprête à tout perdre.

9h59. Connexion à Teams pour notre entretien en visioconférence. Réglage de la caméra vers un fond neutre. Et là, surprise, deux icônes grises apparaissent à l’écran. Un problème informatique, explique le directeur de la communication, Nicolas Boudot, témoin de l’échange. Impossible de décrire la posture de Jean-Charles Naouri en cet instant. Affiche-t-il cette gravité inquiète que l’on décelait lors de nos précédentes rencontres ? Tapote-t-il nerveusement sur son bureau comme à chaque fois qu’il s’impatiente ? A-t-il dénoué son immuable cravate rouge ?

« C’est bon, vous m’entendez ? » Voix concise, posée : on l’attribuerait à un homme de 40 ans si on ignorait son âge (il est né en 1940). D’emblée, il affirme n’avoir qu’une préoccupation en tête : préserver l’intégrité de Casino et sauver ses 50 000 emplois en France dont 1 500 au siège de Saint-Étienne, le berceau historique du groupe. « Je m’y consacre 24 heures sur 24, jour et nuit, répète le patron fantôme à travers l’écran. Nous avons eu des discussions intenses avec les créanciers. Même s’il reste encore beaucoup de travail, on peut dire que la mission est en grande partie accomplie. »

Laisser ses affaires en ordre comme on dépose un testament chez le notaire, voilà son sujet. Tous les acteurs du dossier l’assurent, il n’a rien négocié pour lui-même. Pas de présidence d’honneur. Pas de poste de conseiller stratégique. Pas de parachute en or. Pour un homme qui a exercé un pouvoir absolu, cela aurait été de toute façon dérisoire. « Mon cas personnel n’a pas d’importance », insiste-t-il, philosophe. On se risque à évoquer l’après-Casino, sans trop y croire tant il est avare de confidences. À ses proches, il a confié son envie d’aller en Colombie-Britannique ou en Écosse, ses deux spots favoris pour pratiquer la pêche à la mouche. « Je ne sais pas ce que je ferai, élude le PDG. J’y réfléchirai plus tard. »

Mur de dettes

Il y a quelques mois encore, Jean-Charles Naouri avait modifié les statuts de Rallye, la société par laquelle il contrôle Casino à 51 %, pour repousser l’âge limite de la présidence de 75 à 78 ans. Comme s’il pouvait encore s’inscrire dans le temps long. Mais tout est allé plus vite qu’il ne l’imaginait. Le 26 mai 2023, Casino annonçait avoir obtenu du tribunal de commerce de Paris l’ouverture d’une procédure de conciliation. Tout le monde avait compris. Cette fois-ci, le virtuose de la finance ne pourrait plus repousser le mur de dettes qui se profilait devant lui, ces 6,5 milliards d’euros accumulés au fil d’une expansion conquérante, en Europe, en Asie et en Amérique latine. Sur fond de hausse des taux d’intérêt, d’inflation et de bataille des prix, Casino avait vu sa trésorerie se dégrader brutalement, brûlant, selon les experts, 100 millions d’euros de cash par mois. Naouri avait beau écoper, vendre tout ce qu’il pouvait ­ – les murs des magasins, un lot d’hypermarchés, ses actifs au Brésil, sa filiale solaire etc, – la voie d’eau était trop forte. Début juillet, l’action cotait moins de 3 euros, contre 80 dix ans plus tôt. Plus de sept milliards étaient partis en fumée.

À Bercy, Bruno Le Maire réunit alors le Comité interministériel de restructuration industrielle, l’instance mobilisée quand un joyau national est menacé de faillite. Au sommet de l’État, on se préoccupe moins de l’avenir du PDG que de la sauvegarde de l’emploi. Et d’un effet domino si les fournisseurs, industriels et paysans, venaient à ne plus être payés. Les taxes et impôts sont donc gelés, en attendant la suite. Dans les états-majors de Carrefour, Auchan, Intermarché ou Leclerc, on échafaude toutes sortes de dépeçages : à moi les hypermarchés Géant, à toi les Franprix, à lui les Monoprix et Naturalia, à un autre encore les Spar et Vival des campagnes ou les Sherpa de montagne. L’ensemble pèse tout de même 34 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ce n’est pas rien. Entre journalistes, on glose sur cette fin shakespearienne. Un Richard III au pays des Caddies. Les vieilles rancœurs ressortent. Naouri n’a-t-il pas mérité sa chute, lui qui a multiplié les coups de force ? « Il faut un sacré cuir pour résister à tout ce qu’il a subi, défend son avocat Olivier Baratelli. On lui a presque craché à la figure. »

Lui, le génie ! Toute biographie consacrée à Jean-Charles Naouri débute immanquablement par ce qualificatif. Et par quelques citations de proches, toujours ébahis par les capacités de ce natif d’Annaba, en Algérie, arrivé en métropole à l’âge de 5 ans et ballotté de Perpignan à Antony, au gré des affectations de sa mère, professeure agrégée d’anglais. Elle l’a élevé seule, son père médecin ayant vite mis les voiles. « Jean-Charles est l’homme le plus intelligent qu’il m’est arrivé de rencontrer et j’en ai connu beaucoup », dit de lui le très cultivé Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault. Le CV du patron de Casino est une publicité vivante pour la méritocratie à la française. Premier au concours général de version latine, de grec et de physique à l’âge de 15 ans, premier au concours de l’école normale supérieure, docteur en mathématiques, diplômé d’économie à Harvard... Et pourtant, cette caricature d’ordinateur sur pattes ne correspond pas à la trace qu’il veut laisser : celle d’un entrepreneur qui a appris le métier « sur le carrelage », comme disent les épiciers, au plus près du quotidien des Français. « J’ai fait des milliers de visites en magasin pour comprendre les clients, et c’était avec passion », tient à préciser l’énarque. Car bien sûr, on allait l’oublier, il a aussi fait l’ENA, dont il est sorti dans la botte, à l’inspection des finances – un petit diplôme à son échelle mais tellement utile dans les cercles du pouvoir.

Sophocle et supermarchés

Retour aux années Mitterrand. En 1984, le tournant de la rigueur est déjà bien négocié quand Pierre Bérégovoy succède à Jacques Delors au ministère de l’économie et des finances. Jean-Charles Naouri a 36 ans, il n’est pas encarté au PS mais sa réputation de génie le précède déjà. On souffle son nom au ministre pour le poste de directeur de cabinet. Ensemble, l’ouvrier ajusteur et le surdiplômé vont orchestrer la libéralisation du marché bancaire, afin de faire entrer la France dans le grand bain de la mondialisation. Finis le contrôle des changes et l’encadrement du crédit. Il convient d’ouvrir la place de Paris aux investisseurs étrangers. De l’aligner sur les standards anglo-saxons avec des outils financiers sophistiqués de couverture des risques, dont on ignore encore les méfaits. Jean-Charles Naouri conduit ce programme de déréglementation avec l’arrogance de l’expert. Il en conviendra lui-même dans un portrait que lui consacre Le Nouvel Économiste en 1993 : « Durant quatre ans, j’ai été obsédé par le pouvoir. » Il lui faut pouvoir parler à n’importe quel patron dans la minute. « Ne pas obtenir Calvet [alors PDG de Peugeot Citroën] au téléphone dans les dix secondes était pour ainsi dire un affront. »

Jean-Charles Naouri avec Pierre Bérégovoy au congrès du PS en 1983.

Alain MINGAM/Getty Images

Les grandes fortunes naissantes n’ont plus qu’à prendre leur envol. Le patronat n’a jamais oublié ce qu’il doit à Jean-Charles Naouri. Baudouin Prot, ancien PDG de BNP Paribas, témoigne encore de cette reconnaissance. « C’est le meilleur dircab que l’on ait eu depuis cinquante ans au ministère des finances, salue ce camarade de promotion de l’ENA. Il a mené la réforme des marchés financiers avec maestria, et cela a ensuite compté dans l’appui des banques quand il s’est lancé dans l’entrepreneuriat avec très peu d’apport. »

De fait, après un bref passage à la banque Rothschild, Naouri crée en 1987 sa société d’investissement, Euris. Avec précisément 250 000 francs, 40 000 de nos euros. Son capital de départ, c’est son nom, un sésame. Il met des billes dans toutes sortes de business, les semences potagères, la tôlerie industrielle, croise le chemin de Vincent Bolloré. Puis ce lecteur de Sophocle dans le texte en vient à se passionner pour les rayons de supermarchés. Par opportunisme, d’abord.

Acte I, 1991. La famille Cam, propriétaire du distributeur breton Rallye, est aux abois. Il lui faut trouver en urgence plusieurs centaines de millions de francs. Naouri fait le voyage à Brest, jauge la situation, et réunit en quarante-huit heures les capitaux nécessaires. La famille se croit sauvée (on en reparlera). Acte II, 1992. Cette fois, les héritiers de Geoffroy Guichard, le ­fondateur de Casino, ont besoin de renfort. Naouri entre au capital, à hauteur de 30 %.

L’acte III se joue cinq ans plus tard, en 1997. Paul-Louis Halley, le patron normand du numéro deux français de la distribution Promodès, lance une OPA hostile sur Casino après avoir discuté mariage plusieurs mois. Averti deux jours avant, alors qu’il se trouve au festival Mozart à Salzbourg, Naouri accuse le coup. Puis contre-attaque. Fort du soutien des 400 actionnaires familiaux Guichard et de leur représentant Antoine, il engage une violente bataille boursière. Qu’il remporte, s’assurant définitivement le contrôle de Casino. « Avec l’attaque de Promodès, il s’est vraiment pris au jeu, analyse son ami Serge Weinberg, actuel président de Sanofi. Il n’a pas voulu être le financier qui fait des coups. »

Disons qu’il sait être patient. À chaque fois, c’est le même stratagème. Naouri arrive en sauveur, comme actionnaire minoritaire. Il négocie en contrepartie de son aide une option d’achat sur le reste du capital, ouvre une période de cohabitation plus ou moins amicale, et cueille le fruit quand il est mûr, parfois dix ans plus tard. Il exerce son « call », comme on dit dans le jargon financier. Quand je lui en parle, il se défend de toute agression, laconique : « C’était prévu dans les contrats. »

Feu Jean Baud, fondateur de Franprix et Leader Price, et ses fils Bernard et Robert, savent ce que ce juridisme recouvre. En avril 2007, Naouri est depuis un moment déjà l’actionnaire majoritaire de leurs enseignes mais il en a laissé leur gestion courante à la famille. Les résultats sont décevants à ses yeux. Pire, le PDG de Casino soupçonne les Baud de bidouiller les comptes. Le ton monte. « Je comprends qu’il ait besoin de gardes du corps », lance Jean Baud un brin menaçant. Ni une ni deux, Naouri envoie des vigiles au siège et fait expulser manu militari toute l’équipe dirigeante. Les fils reviennent le lendemain, défoncent la grille avec leur 4X4 afin de récupérer des documents confidentiels. Les Baud réclament 400 millions d’euros en contrepartie de leur reliquat de parts. Naouri dit que ce sera zéro. Irréconciliables, ils s’en remettent à l’avis d’un tribunal arbitral. Qui les renvoie dos à dos. La lecture des attendus est savoureuse. À propos de Naouri : « Force est de constater qu’il n’a pas agi avec toute la courtoisie qui eût été de mise en pareille situation. » Et s’agissant de Jean Baud : « Si un dirigeant se laisse aller à menacer l’organe qui décide de sa révocation, il ne faut pas s’étonner des mesures de rétorsion. » Vexé d’être traité au même niveau que ces autodidactes madrés, Naouri déverse une avalanche de plaintes contre eux, les soupçonnant d’avoir piqué dans la caisse. En 2010, Robert Baud sera ainsi condamné pour des travaux jugés frauduleux dans son hôtel de luxe en Bretagne.

Jean-Charles Naouri, en 2000.

Philippe Lesage/Getty Images

L’amicale de ses ennemis n’a ainsi cessé de grossir au fil des conquêtes. Parmi eux, deux clans méritent un arrêt sur image. Les Moulin-Houzé d’abord, propriétaires des Galeries Lafayette. Quand ils ont fait entrer Naouri au capital de leur filiale Monoprix, pour financer l’acquisition de Prisunic, ces grands bourgeois n’imaginaient sans doute pas que leur séparation, quinze ans plus tard, serait douloureuse. Là encore, c’est un tribunal arbitral qui a tranché leur différend. Même scénario avec Abilio Diniz, patron de Grupo Pao de Azucar, le premier distributeur du Brésil que Casino a secouru en 1997. Rêvant de revanche, le milliardaire brésilien tente un coup tordu quatre ans plus tard : s’allier à Carrefour pour déloger Naouri. Lequel déjoue cette trahison. Ironie de l’histoire, les Moulin-Houzé et Abilio Diniz deviendront quelques années plus tard les principaux actionnaires de Carrefour. Et essaieront en 2018 d’en prendre le contrôle, en missionnant l’entremetteur du Tout-Paris des affaires, Alain Minc. Un ami de Naouri. Du moins, à l’époque. Ils sont brouillés depuis.

« Ordning mit system », ordre et procédés. Telle est la devise de notre homme (il la préfère en allemand, qu’il lit aussi) dans la gestion de ses activités. Car, soyons juste, ce redoutable chasseur s’est aussi révélé un excellent patron de magasins, théorisant ce qu’il appelle le « commerce de précision ». Visionnaire, il perçoit avant tout le monde le déclin des hypermarchés de périphérie, innove, notamment dans l’automatisation des caisses, prend le virage du numérique très tôt avec Cdiscount. Il fait montre aussi d’une rigueur obsessionnelle. Les notes à son intention doivent être calibrées au signe près. Prière d’utiliser la police Arial, en corps 11. Pour ne pas être pris en défaut, certains collaborateurs ont même programmé sur leur portable une sonnerie spéciale JCN. « Exigeant, ce n’est pas un défaut, me rétorque Jean-Charles Naouri sur son côté maniaque. On le doit à nos collaborateurs et à nos clients. Respectueux, je crois l’avoir toujours été. »

Faux journalistes démasqués

À son crédit, un passage dans son équipe de direction vous ouvre de grandes carrières. Jacques-Edouard Charret, ancien directeur général adjoint, le reconnaît sans rancune : « Naouri vous pousse dans vos retranchements. » Dans son cas, l’aventure s’est mal terminée. Il demandait un titre de directeur général et cette outrecuidance lui a valu d’être éjecté du jour au lendemain. Tout lui a été retiré, badge, téléphone, ordinateur et voiture de fonction. « Nous n’avons pas trouvé d’accord sur les conditions de mon départ, raconte l’éconduit. Cela a été brutal. »

Le siège parisien de Casino, longtemps dans la très chic rue de l’Université, s’est transformé en bunker. Naouri y utilise son propre ascenseur. Rares sont ceux qui peuvent pénétrer dans son bureau. L’accès à la salle de réunion attenante est contrôlé par interphone et caméra. Les locaux sont régulièrement inspectés au cas où des micros espions y auraient été installés, on ne sait jamais.

Le corps droit comme un I, la bouche en lame de couteau, Naouri établit naturellement une distance avec ses interlocuteurs. « C’est quelqu’un de difficile, assez isolé, avec qui les relations peuvent être compliquées », concède un ami aujourd’hui éloigné. Il ne serre pas volontiers la main. Ne tutoie pas ses équipes ou conseils, même après des années de collaboration. Quand il reçoit à déjeuner au Bristol ou au George V, il commande les meilleurs vins pour son invité mais n’en boit pas. Quant au choix de sa tenue vestimentaire, il a réglé la question : c’est veste bleue et cravate rouge en toutes circonstances. Lors d’une séance photo pour le magazine Capital organisée il y a quelques années, il s’était prêté de bonne grâce à une demande de la directrice artistique, celle de venir avec un large choix de cravates : elles étaient toutes rouges.

« Je ne sais pas quelle souffrance cachée explique son hypersensibilité », s’interroge tout haut Anne Méaux, la présidente d’Image 7. Méaux, « la reine de la com », celle que les grands patrons, parfois les politiques, sollicitent en cas de coups durs, entre conseil et soutien psychologique. Toujours experte pour orienter en douceur la tonalité des articles de presse, elle a l’art de solliciter des journalistes pas trop farouches pour faire passer les messages de ses clients. Elle travaille depuis vingt ans avec Jean-Charles Naouri. Au cœur de la crise de l’été dernier, ils ont échangé des messages quasi quotidiennement. Sans qu’elle ait percé le mystère de sa personnalité, de son anxiété. « Il ne laisse pas beaucoup de place à l’incertitude, poursuit-elle dans son vaste salon-bureau près du parc Monceau à Paris. Or dans la vie on ne peut pas tout contrôler. » Elle se remémore une scène étonnante. Un jour, alors qu’elle vient de perdre sa mère, elle retrouve Naouri pour une réunion de travail et fond alors en larmes devant lui. Le patron de Casino tente maladroitement de la consoler, esquisse une sorte d’accolade, et s’enquiert de ce qui lui ferait plaisir. « Des chocolats », répond-elle mécaniquement. Depuis ce jour, il tient toujours une boîte à sa disposition.

La complexité du personnage fascine. Elle inquiète aussi. Car un climat sulfureux entoure Casino dès les années 2010. Chez les analystes financiers, le dossier est devenu toxique. Leur job consiste à évaluer le cours d’une action, en comparant les résultats de la société avec ceux des concurrents. Or les avis négatifs sur Casino se multiplient. À ceux qui les formulent, le groupe envoie des récriminations, ou se plaint à la direction qui les emploie. Fabienne Caron, collaboratrice très capée du courtier Kepler Cheuvreux, a fini par jeter l’éponge, après avoir reçu à son domicile une lettre anonyme la sommant de ne plus diffuser d’opinion sur Casino. Un confrère de Barclays a été sondé par un individu se faisant passer pour Stéphane Soumier, à l’époque journaliste vedette de BFM Business, sous prétexte de vouloir organiser une table ronde. Plus ahurissant encore, en novembre 2017, Carson Block, fondateur de la société de conseil en investissement Muddy Waters, reçoit à New York un homme qui se prétend journaliste au Wall Street Journal. Il s’agit en réalité de Jean-Charles Brisard, un ex-­attaché militaire, spécialiste du financement du terrorisme, devenu détective privé au service de grands patrons. L’opération tourne court. Brisard est démasqué. Une vidéo de cette imposture, filmée avec son téléphone par Carson Block (personnage clé dans la chute de Casino, nous y reviendrons) est toujours disponible sur YouTube. La rencontre a lieu dans un hôtel. La caméra est braquée sur Brisard. L’échange, traduit ici, se fait en anglais. Block : « Je sais que vous n’êtes pas un vrai journaliste. Vous devez me dire qui vous êtes. » Brisard, manipulant son bloc-notes pour se donner une contenance : « Je suis un journaliste indépendant français. Je souhaite seulement vous rencontrer. » Block : « Qui vous a engagé ? » Brisard : « Personne. » L’échange tourne court et Brisard quitte les lieux, piteux. Naouri a-t-il été dépassé par des collaborateurs trop zélés ? Les commanditaires de ces vraies-fausses interviews n’ont jamais été identifiés.

Un peu sur la défensive, et sans doute aussi lassée de ressasser les épreuves qu’elle a subies, Sophie Vermeille me reçoit dans son cabinet parisien. Cette avocate estime qu’en France les droits des actionnaires minoritaires et des créanciers sont bafoués. Précision : les minoritaires, dans son cas, ce ne sont pas les petits rentiers qui échangent leurs tuyaux sur les forums de Boursorama, mais des fonds spéculatifs basés à Londres ou à New York qui viennent secouer les entreprises à leurs yeux mal gérées. L’avocate entre dans le dossier Casino de façon fracassante en 2018, comme conseil des shorters, ces investisseurs dont la spécialité est de parier à la baisse sur le cours des actions, en général sur de très courtes périodes (d’où leur nom). Ainsi, selon les clients de Sophie Vermeille, Casino est surcoté en Bourse, les dividendes sont trop élevés, la transparence des comptes insuffisante. Elle sollicite Bercy, l’Autorité des marchés financiers (AMF), écrit au Parquet national financier. Dans son élan, elle publie aussi ses doutes sur Facebook. La riposte de Naouri est radicale. Casino dépose plainte pour « information trompeuse », « dénonciation calomnieuse » et « association de malfaiteurs ». Par la voix du redouté Jean Veil, l’entreprise saisit le conseil de l’ordre des avocats pour faute déontologique. L’avocate est punie de six mois de suspension, avant d’être blanchie en appel.

On se croirait dans un polar de John Grisham. Sophie Vermeille se sent traquée. Entre-temps, elle est devenue aussi l’avocate de Carson Block. Son ordinateur est hacké, ses contacts LinkedIn scrutés. Un soir, elle voit un homme rôder en bas de chez elle. Interpellé par la police, il se dit détective privé, mais refuse de dévoiler l’identité de celui qui l’a missionné. À la même période, un consultant tente de la débaucher à prix d’or. Est-ce pour la faire taire ? Elle le croit encore : « Le but était de me rendre dépendante financièrement, suppute-t-elle, de faire de moi une obligée. » Bravache, Sophie Vermeille publie, encore sur Facebook, ce message préventif : « Tous mes documents sont sur le cloud et imprimés en version papier dans plusieurs endroits géographiques. Il n’est nul besoin d’aller visiter mon domicile ou mon bureau. » La police l’interroge, dans la cadre des plaintes déposées par Casino. Mais aucune charge n’est retenue contre elle : « Le fait que Naouri était connu de la brigade financière pour avoir déposé tout un tas de plaintes abusives contre la famille Baud avant moi a joué en ma faveur. »

La stratégie du pauvre

Un intermède technique s’impose ici pour comprendre comment tout va s’effondrer. Naouri a bâti son empire en empilant les sociétés holding. Figurez-vous un grand immeuble : au rez-de-chaussée se trouve le supermarché Casino, puis au fur à mesure que vous montez dans les étages, apparaissent des sociétés au capital de plus en plus petit (Rallye, Foncière Euris, Finatis, Euris) et sans véritable activité. Chaque société mère contrôle la fille de l’étage en dessous. Chacune a contracté des dettes qu’elle rembourse en ponctionnant sa fille. Grâce à ce type de montage, assez classique, un entrepreneur peut régner sur un gros business avec un capital de départ modeste (celui de la société faîtière). Les financiers parlent d’effet de levier. Vincent Bolloré, familier de cette méthode, de « poulies bretonnes ». Naouri, lui, appelle cela la stratégie du pauvre. C’est magique. À condition que les magasins du rez-de-chaussée (Casino, Monoprix, Franprix...) crachent suffisamment de bénéfices pour alimenter tous les étages en dividendes. Car ce n’est pas tout : pour s’endetter les mères apportent en garantie l’actif de leur fille. Rallye a ainsi nanti les actions de Casino pour obtenir des prêts. Tant que le cours de bourse reste élevé, tout va bien. S’il s’effondre, la garantie ne tient plus. Les créanciers réclament leur dû. Voilà comment Casino a sombré.

Ici entre en scène le personnage par qui la catastrophe est arrivée, Carson Block. Un Américain de 46 ans, beau gosse un peu rustre. De ceux qui perçoivent la France comme l’ancien monde où les affaires se règlent entre amis énarques à la fin d’un repas bien arrosé. Il se définit comme un lanceur d’alerte mais sa société, Muddy Waters, tient plutôt du fonds activiste qui traque des proies fragiles. Sa devise : « Les eaux boueuses facilitent la pêche. » Comment en vient-il à s’intéresser à Casino, lui qui ciblait jusqu’alors les sociétés chinoises cotées à Wall Street ? Mystère. Naouri en reste persuadé : Carson Block est un missile téléguidé par un de ses ennemis. Sans le nommer, son regard se porte vers Abilio Diniz. Quand le patron français a affronté ce cador brésilien du business, ce fut, à l’en croire, un déchaînement de haine. Toujours est-il que ce 17 décembre 2015, Carson Block lâche une bombe. Un rapport de 22 pages dans lequel il dénonce la complexité du groupe, l’opacité des comptes pour, au final, évaluer l’action Casino à 6,91 euros (on appréciera la précision au centime près) et non à 48 euros, son cours du moment. L’oracle est écouté. Bloomberg l’a classé en 2011 parmi les cinquante financiers les plus influents du marché. L’action perd vite 20 %. Muddy Waters, qui a parié sur la baisse de l’action avant de publier son brûlot, prend ses bénéfices. Cela semble parfaitement immoral ? Les jeunes loups de la finance qui observent la vie à travers un écran d’ordinateur trouvent au contraire cela très sain. À les entendre, ils « challengent » les patrons, les poussent à mieux gérer leurs groupes, de façon transparente.

En octobre 2018, Carson Block repart à l’offensive, via un tweet assassin. Cette fois, il n’agit pas seul : une meute de fonds anglo-saxons, à nouveau des vendeurs à découvert, s’abat sur Casino. Le groupe en dénombre dix-huit. Des fonds très exotiques, basés aux Bahamas. Des poids lourds aussi, comme les filiales de Goldman Sachs, de Barclays. Au total, 18 % du capital de Casino passe de main en main, du jamais-vu. La place de Paris crie au scandale. Le patronat demande que ces pratiques prédatrices soient encadrées. Les banques françaises tentent de soutenir le cours de bourse. Sans succès. « Carson Block a-t-il été payé par quelqu’un ? se demande encore aujourd’hui Jean-Charles Naouri. Il y a un nœud de questions autour de cela. » Et de regretter amèrement l’absence de garde-fou : « Les autorités françaises sont démunies. Il devrait exister des législations nationales protectrices des entreprises. » L’enquête de l’AMF n’a débouché sur rien, quelques observations à peine, mais aucun blâme à l’encontre de Muddy Waters. Casino, lui, a subi vingt perquisitions. La dernière remonte à mai dernier, au siège mais aussi au domicile du PDG.

Des fonds spéculatifs qui se ruent sur un fleuron français : tout viendrait donc de là. Cette thèse ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. « Ceux qui connaissent le métier sont dubitatifs », confie l’ex-­patron d’une grande enseigne. La bête était déjà flageolante, lestée par ses dettes et les dizaines de millions d’euros dépensés en frais de restructuration, d’avocats, en honoraires de banquiers d’affaires et autres agences de renseignement. En 2019 déjà, Rallye avait dû se mettre sous la protection du tribunal de commerce, le temps de rééchelonner sa dette de 3 milliards. « Si Jean-Charles Naouri avait été Monsieur Tout-le-Monde, commente Sophie Vermeille, il aurait déjà été contraint par le tribunal à rendre les clés. » Pierre-Henry Leroy, le fondateur de Proxinvest, une société qui conseille les actionnaires, enfourche ce même cheval. Il vient de porter plainte contre X dans ce dossier Rallye pour, entre autres, informations trompeuses et abus de pouvoir. Son avis est tranché : « Carson Block a fait son boulot d’analyste investisseur, et la façon dont la place de Paris a réagi relève de la République bananière. » Naouri, comme de coutume, a porté plainte contre les plaignants. Mais le 7 juillet dernier, l’AMF a enfoncé un coin dans sa ligne de défense en condamnant lourdement Rallye (la maison mère de Casino), pour des communications « trompeuses ».

Golf et virée en yacht

En ce mois de juillet 2023, Jean-Charles Naouri est acculé, mais tente jusqu’au bout de garder la main. Comme un résident exproprié de sa maison qui négocierait le choix du prochain occupant. Autour de lui, il a réuni une task force de fidèles : son DG adjoint Julien Laguebeau, ancien conseiller budgétaire de François Fillon à Matignon, le directeur financier David Lubek, un polytechnicien et inspecteur des finances, l’avocat Yannick Piette du cabinet Weil Gotshal & Manges, et enfin Grégoire Chertok et Pierre-Henri Chappaz, deux stars de la banque Rothschild. Et puis Nicolas Boudot, le dircom du groupe qui se démène pour vendre aux journalistes du monde entier un narratif avantageux : « Oui, Casino reste une pépite », « Regardez ses 60 % de part de marché à Paris », ou encore : « N’oubliez pas qu’au bout du bout, c’est Jean-Charles Naouri et son conseil d’administration qui décideront de l’avenir ». Tout ce beau monde dialogue à distance, par réunions Teams, sur WhatsApp (en mode messages éphémères) ou via l’application cryptée Signal.

En face, les fonds spéculatifs anglo-saxons sont en première ligne. Ils ont racheté à vil prix la dette des banques étrangères. On parle de 5 milliards d’euros de dettes effacées, un record de l’histoire récente en France. Les échanges sont en anglais. Les créanciers sont classés par ordre de préférence : il y a ceux qui ont des garanties et ceux qui risquent de tout perdre. Ceux qui pourraient convertir leurs créances en actions Casino et ceux qui espèrent un dépeçage pour récupérer une part du butin. En ce mois de juillet, aux États-Unis, les banquiers et brokers ont déjà pris leurs quartiers d’été : ils échangent avec le staff de Casino entre une partie de golf et une virée en bateau. Naouri joue son honneur et sa dernière partie d’échecs. Il doit concilier deux objectifs : convaincre les créanciers d’accepter le plan et obtenir l’engagement des repreneurs qu’ils ne découperont pas Casino en morceaux. Les petits actionnaires, eux, savent déjà qu’ils ont tout perdu.

« Jean-Charles est ruiné »

Il faudrait un livre pour raconter la bataille qui a opposé les candidats au rachat de Casino ce week-end du 14 juillet 2023 où tout s’est décidé. Il y a là Xavier Niel, le tycoon des télécoms qui discute depuis des mois avec Casino. « J’aime bien Jean-Charles, c’est un garçon fantastique, me déclare-t-il alors. Je rêverais que tous les hauts fonctionnaires de ce pays soient comme lui capables de créer de grands groupes. » Niel s’est associé à son ami banquier Matthieu Pigasse et au pro de la distribution alimentaire Alexandre Zouari – un franchisé Franprix, aussi propriétaire des surgelés Picard. Ce trio perd la bataille. On ne s’y attardera pas.

Le gagnant, c’est le duo composé de Daniel Kretinsky, un milliardaire tchèque qui s’est enrichi en rachetant aux électriciens européens leurs centrales à charbon, et Marc Ladreit de Lacharrière, figure de l’establishment français. En reprenant Casino, ils espèrent se refaire, après avoir chacun investi des dizaines de millions dans le groupe, quasiment à fonds perdus.

Ladreit de Lacharrière, c’est le témoin de mariage de Jean-Charles Naouri, l’ami avec qui il partait en vacances, son compagnon de route de toujours. « Un allié, un grand investisseur, un grand monsieur », dit de lui Naouri. Fin 2019 déjà, « Marc » avait déjà volé à son secours quand Rallye était menacé de faillite. Savait-il que Naouri négociait en parallèle le soutien de Daniel Kretinsky ? Le Tchèque entre au capital de Casino à la même période. Lui, c’est un dur en affaires. Un ambitieux de 47 ans à la recherche de bonnes affaires en Europe, et surtout en France. Son nom circule chaque fois qu’un dossier sensible se présente. Il a investi dans les médias, Le Monde, Elle, Télé 7 jours, Marianne, et s’apprête à racheter Editis à Vivendi. Dans la distribution, il a des parts dans Metro en Allemagne, Sainsbury’s en Angleterre, Fnac-Darty en France. Dans l’informatique, il lorgne une branche du français Atos, en pleine déconfiture. Sa fortune pèse 10 milliards d’euros. Elle comprend notamment un catamaran de luxe duquel il a mené les négociations au début de l’été.

Si tout se passe comme prévu, Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière prendront les commandes de Casino début 2024. Ils se sont engagés à préserver l’intégrité du groupe en France. Pas question, officiellement, de rapprocher Cdiscount de Fnac-Darty ni de céder les 2 000 magasins Vival à Auchan. Encore moins de vendre Monoprix à Bernard Arnault. Ils ont apporté 1,2 milliard d’euros d’argent frais, mais est-ce suffisant pour redresser la barre ? « Naouri a bien vendu son histoire à Ladreit et Kretinsky, avance un proche du dossier. Leur rapprochement n’est pas forcément un signe d’amitié. » L’avenir dira s’ils peuvent tenir leur parole. Jean-Charles Naouri, lui, part avec le sentiment du devoir accompli. Il dit avoir déjà pris du recul, s’intéresser plus que jamais à la métaphysique. « J’ai beaucoup de réflexions là-dessus, que je partage avec des proches. Cela m’a souvent permis de garder mon sang-froid. »

Il va devoir encore prendre sur lui. Car d’autres épreuves l’attendent. Sur le terrain de la vie privée cette fois. En 2019, en pleine tempête boursière, il a cru bon d’engager une procédure de divorce contre son épouse Avital, avec qui il a eu deux enfants. Là encore, c’est la guerre. Et l’argent est au cœur de l’affaire. Que reste-t-il de la fortune de Naouri ? « Il est ruiné », plaident ses avocats – il en a quatre parmi lesquels Michèle Cahen, qui s’était occupée du divorce de Nicolas et Cécilia Sarkozy, de ceux de Gérard Depardieu ou de Patrick Bruel. Maître Emmanuel Asmar, qui défend l’épouse, a des doutes. Le notaire missionné par le tribunal judiciaire de Nanterre pour dresser l’inventaire des avoirs de Naouri a d’ailleurs demandé le renfort d’un expert financier. Quid de l’immense villa de Neuilly, évaluée à plus de 50 millions d’euros ? De ses investissements privés ? Dans la bataille, l’affrontement a pris un tour pénal. L’ex-épouse l’accuse désormais de viol et violences conjugales. Sa première plainte avait été classée sans suite. Mais le 3 août, l’AFP, reprise par Le Monde, est mise dans la confidence : le parquet de Nanterre vient d’ouvrir une information judiciaire à la suite de nouvelles accusations portées par l’ancienne épouse en octobre 2022.

L’entretien avec Jean-Charles Naouri s’achève. La caméra ne fonctionne toujours pas. On évoque son goût pour l’opéra, la philosophie, ses lectures. Ces derniers temps, il s’est replongé dans les romans de Joseph Conrad. L’auteur d’Au cœur des ténèbres, l’histoire du ­capitaine Marlow remontant le fleuve Congo sur un rafiot, funèbre progression. « Aucune peur ne tient devant la fin », écrit le narrateur. Naouri ne ­l’aurait pas mieux dit.