Dans le ventre du Soudan: Chronique des derniers jours d'un géant
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À propos de ce livre électronique
guerre, crimes contre l’humanité, génocide au Darfour, nous sommes encore loin de comprendre ces réalités complexes.
Pour l’histoire, Guillaume Lavallée propose ce témoignage éclairant sur les derniers jours de ce géant d’Afrique.
Guillaume Lavallée
Né à Québec, Guillaume Lavallée est journaliste à l’Agence France-Presse, où il a été notamment chef de bureau pour le Soudan, envoyé spécial en Égypte et en Libye, correspondant Pakistan/Afghanistan et désormais chef du bureau de Jérusalem en charge de la couverture d’Israël et des Territoires palestiniens. En 2004, il entreprend des études de doctorat en philosophie musulmane à l'Université McGill. C’est là qu’il découvre le penseur Djemal ed-Din al-Afghani. Il a aussi été professeur de journalisme à l’École des médias de l’UQAM, et a cofondé le Fonds québécois en journalisme international (FQJI). Il a publié chez Mémoire d’encrier "Dans le ventre du Soudan" (2012) et "Voyages en Afghani" (2022)"
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Aperçu du livre
Dans le ventre du Soudan - Guillaume Lavallée
DANS LE VENTRE DU SOUDAN
CHRONIQUE DES DERNIERS JOURS
D'UN GÉANT
Guillaume Lavallée
Chronique
Amomis.comMise en page : Virginie Turcotte
Maquette de couverture : Étienne Bienvenu
Dépôt légal : 3e trimestre 2012
© Éditions Mémoire d’encrier
Photo de couverture : © Trevor Snapp/AFP
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Lavallée, Guillaume, 1977-
Dans le ventre du Soudan
(Collection Essai)
ISBN 978-2-89712-027-6 (Papier)
ISBN 978-2-89712-127-3 (PDF)
ISBN 978-2-89712-040-5 (ePub)
1. Soudan - Histoire - 2003- (Conflit du Darfour). 2. Sud- Soudan - Histoire. I. Titre.
DT157.673.L38 2012 962.404’3 C2012-941706-8
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Mémoire d'encrier
1260, rue Bélanger, bureau 201
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Version ePub réalisée par :
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Amomis.comDans la même collection
:
Les années 80 dans ma vieille Ford, Dany Laferrière
Mémoire de guerrier. La vie de Peteris Zalums, Michel Pruneau
Mémoires de la décolonisation, Max H. Dorsinville
Cartes postales d’Asie, Marie-Julie Gagnon
Une journée haïtienne, Thomas Spear, dir.
Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Jean Florival
Aimititau ! Parlons-nous !, Laure Morali, dir.
L’aveugle aux mille destins, Joe Jack
Tout bouge autour de moi, Dany Laferrière
Uashtessiu / Lumière d’automne, Jean Désy et Rita Mestokosho
Rapjazz. Journal d’un paria, Frankétienne
Nous sommes tous des sauvages, José Acquelin et Joséphine Bacon Les bruits du monde, Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.)
Méditations africaines, Felwine Sarr
À Gaëlle et Marek
Avant-propos
À mon arrivée à Khartoum par une nuit fraîche de janvier, je ne savais rien de ce qui attendait le plus grand pays d’Afrique, géant fatigué, irrigué par le Nil, saigné par les guerres, à cheval entre le monde arabe et l’équateur. De passage deux ans plus tôt dans la capitale, le mirage des nouveaux cafés, les kilomètres de banlieues déshéritées, loin des violences du Darfour et des plaies du Sud-Soudan, m’avaient, il faut le dire, grisé. Il fallait maintenant fouler le Darfour, ancien sultanat indépendant, théâtre d’une guerre civile sans nom, errer au Kordofan, dans le centre du pays, voguer au Sud-Soudan, en marche vers son indépendance.
Les yeux du monde entier, même des Soudanais, étaient rivés sur Washington au moment de l’assermentation du président américain. Un salon de coiffure au nom en lettre arabe de « Barack Obama » avait même fait son apparition à un jet de pierre du souk al- merkezi, dans un quartier populaire. Le Soudan qui avait hébergé les grands noms du terrorisme international, tels Oussama Ben Laden et Carlos dans les années 1990, entretenait toujours des relations étroites avec l’Iran, le Hamas palestinien. L’administration de George Bush avait joué un rôle important dans la signature d’un accord de paix entre le Nord et le Sud du Soudan, sans pour autant passer de la parole aux actes au Darfour. La guerre civile dans cette région de l’ouest du pays avait déjà fait près de 300 000 morts selon des estimations internationales, contestées par le gouvernement soudanais, et jeté plus de deux millions de personnes hors de leurs villages. Barack Obama, lui, avait critiqué le laissez-faire de Bush et promis des mesures plus coercitives contre Khartoum afin de mettre fin aux violences, qualifiées de génocide par les autorités américaines.
Alors que la famille Obama prenait ses quartiers à la Maison Blanche, des juges de la Cour pénale internationale (CPI) devaient décider de délivrer ou non un mandat d’arrêt contre le raïs soudanais Omar el-Béchir pour son rôle dans les violences au Darfour. À l’ombre, dans les cafés improvisés de Khartoum, tous s’interrogeaient sur l’avenir du Soudan. La CPI devait tout chambouler : Béchir serait inculpé des pires crimes, les Américains bombarderaient, les rebelles allaient mener un nouvel assaut. Alouette !
Ce livre est le témoignage de deux années comme correspondant de l’AFP au Soudan, les deux dernières du Soudan uni, période charnière de l’histoire d’un peuple, de plusieurs peuples en fait, qui se sont écoulées entre le mandat d’arrêt de la CPI contre le président Béchir et la partition du Sud. Chronique dans les entrailles d’un pays, de la gestation de jumeaux – « le Soudan du Sud » et « ce qu’il reste du Soudan sans le Sud » – liés à jamais malgré eux par une frontière, des racines et une histoire communes, tels des siamois non identiques. L’avenir dira comment ils survivront à leur naissance.
1
Anxieux, les nomades
Al-Muglad. Ce fief de la tribu nomade arabe Misseriya tenait de l’obsession. Un lieu inconnu, mythique, perdu dans les entrailles du Soudan, dans l’État du Sud- Kordofan. C’est là que devait s’écrire le prochain chapitre de l’histoire du plus grand pays d’Afrique. À trois mois du référendum sur l’indépendance du Sud, les Misseriya étaient gonflés à bloc. Ils craignaient de perdre l’accès à Abyei, microcosme de tous les conflits du Soudan, et surtout début d’une zone irriguée, aux verts pâturages. « Abyei est la porte d’entrée du Sud-Soudan », résumait un vieux Misseriya anglophile, au teint hâlé, enturbanné, lors d’une discussion sur ma terrasse inondée de soleil à Khartoum. « Si la porte d’Abyei se referme, nous mourrons. Et là, nous craignons que la porte se referme », répétait-il, tel un mantra. Combattants reconnus, mercenaires et miliciens d’un passé trouble pas si lointain, encore armés jusqu’aux gencives, les Misseriya menaçaient de faire dérailler le train référendaire et de rédiger au calame, avec le sang des Sudistes, le récit à venir d’un pays aux abois.
Une promenade dans le bastion des Misseriya s’imposait. Et c’est avec la promesse floue d’y rencontrer l’Émir, le prince des princes, le grand manitou des Misseriya, que l’aventure commença. Un vendredi matin d’octobre…
Des Casques bleus indiens, pakistanais, africains, des humanitaires en tous genres, assaillent le modeste terminal aéroportuaire de l’ONU à Khartoum avant même que le soleil ne commence à darder de ses rayons, véritables tridents de feu, la peau cuivrée de l’autochtone.
Sur le sol empoussiéré, un chat de gouttière malingre au miaulement aigu se faufile dans la foule bigarrée, cherchant à mettre la patte sur un reste de sandwich ou de beignet. Le félin encrassé ressemble à ces réfugiés entassés dans des camps, bénis de sacs de riz et de seaux d’huile végétale offerts par des humanitaires aux vies enracinées ailleurs qui circulent en Toyota Landcruiser dans ces sentiers de misère.
Le chat lève ses yeux pendant que ceux de la dizaine de Sud-Soudanais assis sur des chaises de plastique blanc, vermiculé et égratigné, sont rivés, fixés, enchaînés à la télévision. La lutte. La WWF américaine. Ils regardent des corps aux muscles découpés, sculptés à grand renfort de créatine, épilés, badigeonnés d’huile, s’adonner à la danse martiale. Les Soudanais abonnés à la guerre adorent contempler le spectacle de ces gladiateurs du petit écran, reflet romancé, onirique, d’une réalité beaucoup plus crue : des massacres perpétrés à tirs nourris de kalachnikov, jadis à la flèche ou à la machette.
Après deux heures d’attente, le départ est annoncé pour Kadugli, capitale sans-le-sou aux rues de terre, boueuses, du Sud-Kordofan. À l’entrée de cette ville pousse un stade. Le peuple réclame du développement, le gouvernement, lui, promet de l’asphalte et du béton. Ce béton a pris ici la forme d’un stade en construction, près de la base bien entretenue des Casques bleus de l’ONU. Le contingent indien a peint avec fierté les visages de Gandhi et de stars bollywoodiennes sur de grandes fresques près du mess des officiers. Leur cuisinier, Hindustani, mitonne oignons bajis, poulet au beurre, riz basmati, agneau korma et sucreries parfumées. Si près, si loin.
« Où allez-vous ? Al-Muglad ? Bonne chance ! », s’exclame un Casque bleu indien à la sortie de l’aéroport. Seule une piste de terre rattache Kadugli à al-Muglad. Deux cents kilomètres perdus dans le Kordofan. Sur papier, huit heures de pérégrinations. En vérité, une odyssée.
Au carrefour à la sortie de la ville, une piste de terre s’enfonce vers al-Muglad, coeur du Dar Misseriya, la « maison », le pays, le lieu, le territoire, la seigneurie des Misseriya, nomades arabes ayant combattu auprès des forces nordistes pendant la guerre civile Nord-Sud.
« Attends ici », somme sans agressivité un jeune militaire à la peau de charbon, kalachnikov en bandoulière, débardeur laissant entrevoir un torse glabre. C’est vendredi, jour du Seigneur en terre d’Islam. La vie s’égrène au ralenti. Enfin, plus au ralenti que le ralenti habituel. « Reste à l’ombre et mange ces cacahuètes fraîches. Lorsqu’un véhicule ira en direction d’al- Muglad, je te ferai signe », sourit-il. Vendredi, dix heures, nous sommes une demi-douzaine, accroupis, comme assis sur une bassine imaginaire, les genoux pliés, les fesses ne touchant pas au sol, à grignoter des arachides molles, à attendre un bus, un taxi, un convoyeur, qui sait, un chamelier, vers al-Muglad.
Un ange passe, puis deux, puis trois. En fin de matinée, un premier microbus s’engage sur la piste de terre. Al-Muglad ? « Personne ne va à al-Muglad, mais je vais au prochain village, de là un taxi te rapprochera. » Soit. Le chauffeur sort de la piste gangrénée par des flaques d’eau, rase les herbes, esquinte son bolide sur les cailloux, s’embourbe dans le sol vaseux. Le minibus termine sa course au souk du prochain village. Mohamed, un jeune Misseriya coiffé d’un keffieh, un filet de poil sous le nez, les traits durs, va lui aussi dans les environs d’al-Muglad. Nous poursuivrons la route ensemble.
Dans une échoppe du souk, assis chacun sur une chaise basse en métal, au siège tressé de cordes jaunes et bleues, un jeune bambin dénudé nous sert un thé doucereux, sa mère préparant d’autres coctions dans une boîte de conserve soudée d’une anse, chauffée sur un feu de charbon, pour des clients qui sirotent leurs jours. Un taxi Atoz, ces petites voitures coréennes au plancher bas, l’intérieur tapissé de guirlandes roses, rouges, d’un kitch consommé, nous emportera, Mohamed et moi, vers un autre village, d’où un camion nous mènera à al-Muglad. Voilà le projet, par définition foireux. L’Atoz course une heure, le châssis en accordéon se gonfle et se referme, comme exalté par la musique tonitruante que crachent les haut-parleurs.
Au village suivant, les forces de l’ordre jouent à la contrebande de passagers. « Il n’y a pas de voiture qui aille d’ici à al-Muglad, donnez-moi chacun 80 livres (30 dollars) et je vais vous trouver un camion qui va là-bas », assure tout sourire Abdelhamid, prétendu officier vêtu d’une djellaba blanche comme neige dans ces terres de feu.
Négoce. Les Soudanais ne sont ni Égyptiens, ni Libanais, ni Maghrébins. Ils ne décuplent pas un prix pour ensuite le couper de moitié, ou l’amputer des deux tiers, en faisant croire au client qu’ils lui ont fait une fleur. Dans ces terres coincées entre le monde arabe et l’Afrique noire, on demande le « juste prix », même déraisonnable. Et on s’entête quitte à ne pas vendre la marchandise.
Le flamboyant Abdelhamid stoppe un convoyeur, mais celui-ci refuse d’embarquer les deux passagers. « Il y a un chapelet de check-points sur la route et je ne veux pas avoir de la marchandise illégale », plaide le camionneur. Il faut, semble-t-il, un permis pour voyager en ces terres, du moins un bout de papier tamponné. Dans le souk de ce deuxième village perdu, des hommes s’agitent autour d’un vieux camion. Ils poussent des meubles, un moteur et des caisses de tomates dans la benne de l’engin. « Mohamed grimpera sur le toit de la cabine du camion, il est Soudanais. Toi, tu resteras à l’arrière, avec les tomates. Si on passe un check-point, tu te coucheras à plat à l’arrière du camion », organise un marchand, l’air pas commode. « Et il faut payer 60 livres sur-le-champ ». Le moteur toussote, le camion démarre, le soleil commence sa descente à l’horizon, l’espoir d’arriver à al-Muglad en soirée s’amenuise. Après des heures de tape-cul, sur une piste de terre ravinée, le convoi arrive au souk d’un troisième village sans nom. On débarque le meuble de fer et le moteur rouillé. Deux hommes s’approchent, l’un avec une pastèque ovale sous le bras. Il fracasse le fruit aqueux sur le sol, devenu deux coupoles vertes à la chair vermillon constellée de petits trous noirs. L’homme enfonce sa main dans la pulpe, en retire une poignée qu’il porte à sa bouche. Nous calquons le geste, plongeant nos pattes mal léchées dans la fibre juteuse. La chair engloutie, l’un des deux hommes porte à sa bouche la carcasse du fruit, remplie d’eau au quart. Voilà comment on dévore une pastèque chez les Misseriya. Et voilà aussi comment la pastèque dévore le sol arable des Misseriya. Ces pasteurs, fiers de leurs millions de vaches qu’ils suivent chaque année dans leur migration vers le Sud-Soudan, s’adonnent aussi à l’agriculture. Dans le sol semi-argileux du Dar Misseriya, aux côtés des champs de mil et de sorgho, des paysans cultivent de plus en plus la pastèque, vendue sur les marchés locaux pour dégager un peu de liquidité, contrairement aux céréales qui sont stockées. Dans les souks les plus reculés, il en coûte un ou deux dollars pour un ballon de fruit gorgé de l’eau d’une terre sans eau.
Le soleil couché, l’expédition reprend son chemin sur les pistes morcelées du Dar Misseriya, éclairées par la lune d’automne d’un ciel parsemé d’étoiles, avec à l’horizon la promesse d’une arrivée à al-Muglad et les lumières futuristes des installations pétrolières. Car la région est truffée de puits de pétrole exploités par un consortium mené par le titan chinois CNPC. Les nomades arabes se plaignent, eux, de ne pas voir la couleur de cette manne, de l’état délabré des routes de terre, de l’accès difficile à l’eau potable, des coupures de courant, du sous-développement chronique. Les travailleurs chinois du pétrole font parfois les frais des plus téméraires et insoumis des Misseriya, qui n’hésitent pas à les rançonner, voire à les kidnapper.
Le chauffeur s’arrête à minuit sur le bord de la route devant un rare débit de « foul », plat de fèves bouillies, agrémenté d’huile, assaisonné d’oignons, parfois bonifié de tomates ou de foie, mais immanquablement mangé avec du pain rond, trempé dans le sel et la « shatta », une sauce aux piments parfumée de cacahouète. Le chauffeur, son aide – un adolescent longiligne –, Mohamed et moi partageons en silence un grand cul-de-poule de la purée brunâtre. Qui dîne, dort. L’adolescent et le chauffeur s’installent sous le camion, Mohame d et moi nous entassons sur un mince carton à l’arrière de la benne crasseuse. Le temps s’écoule aussi mal que des grains de poivre dans un sablier. Les minutes s’étirent, élastiques, sans se rompre. Le froid traître des nuits d’automne mord les os. Se tourner à gauche, contre une paroi de métal, ou à droite, contre Mohamed, qui se demande sans doute lui aussi ce qu’il fait là, noyé dans le creux des ténèbres aux côtés d’un étranger à la peau de lait.
Le matin ne pointe pas encore que le chauffeur reprend sa route. Réveil brutal, passager éreinté, corps recroquevillé, des vêtements souillés par la fine couche d’huile suintant de la benne. Encore des heures de route.
Au lever d’un soleil chamois, notre contingent aux traits tirés arrive dans un autre bled paumé. Le quatrième. Le chauffeur décharge sa marchandise : des tomates, Mohamed et moi. Des mares d’eau stagnante entourent le petit souk aux étals délabrés de bois tordu, sec. Le village écarquille les yeux. L’étranger, perdu, couvert de crasse, le visage barbouillé de poussière a des airs de pouilleux, un pouilleux venu d’on ne sait où à qui l’on offre un thé sucré au lait. Ô grand bonheur matinal. Il partira, il partira rapidement cet étranger dans le prochain microbus qui traverse les dédales de sable parsemé d’arbres chétifs, se dit-on. « Que vas-tu faire à al-Muglad ? », souffle Abdel Khaliq, son turban immaculé encastré dans le plafond du microbus, au toit déjà alourdi par les bagages de la foule exclusivement masculine. « J’ai rendez-vous avec l’Émir. » La conversation s’engage. Sujet du jour : le prix du sucre, de la viande, du riz, des céréales. « Tu sais la vie est chère ici. Malgré le pétrole en nos terres, il n’y a pas de développement. Regarde seulement la piste sur laquelle nous circulons : elle n’est pas bitumée. Il y a du pétrole, mais pas de bitume », argue le géant au sourire platine.
« Et les relations avec les Dinka Ngok, comment sont-elles ? » Les Arabes nordistes Misseriya et les afro-sudistes Dinka Ngok revendiquent chacun la région d’Abyei, située à la frontière du Nord et du Sud-Soudan, près d’al-Muglad. « Nous avons besoin de l’eau d’Abyei pour notre bétail et aimons bien les femmes des Dinka. Les relations sont bonnes avec eux ; le problème, c’est la politique », résume Abdel Khaliq, ses compères opinant du turban.
Les Misseriya ont quitté le Darfour à la fin du XVIIIe siècle pour s’installer au Kordofan voisin, dans un vaste territoire allant de Muglad à Abyei, baptisé le Dar Misseriya. Les Sudistes Dinka Ngok, une branche de la tribu Dinka, la plus importante du Sud-Soudan, ont migré au XIXe siècle vers Abyei, fuyant les persécutions de la tribu rivale des Nuer. Des Dinka se sont « nuérisés » à tout jamais, d’autres ont fui et ont trouvé refuge à Abyei, nom à la fois d’une ville et surtout d’une région à cheval sur le Nord et le Sud du Soudan. La ville d’Abyei, un hameau aux mille tukuls, ces huttes de terre aux toits de paille, est devenue le centre politique et culturel des Dinka Ngok à la fin du XIXe siècle.
Abyei : un nom, deux récits. Les Dinka Ngok s’y estiment chez eux, alors les Misseriya considèrent qu’ils sont les hôtes de leurs invités sudistes. Les Dinka Ngok, essentiellement des agriculteurs sédentaires, cultivent arachides, mil et sorgho. Les Misseriya, tribu impétueuse et indocile assise sur les épaules d’un passé glorieux, réminiscence vivante des caravaniers médiévaux, migrent chaque année vers Abyei et le sud avec leur bétail.
En 1905, la Grande-Bretagne, alors puissance coloniale, a transféré le domaine des tribus Dinka Ngok de la région sudiste du Bahr al-Ghazal à celle nordiste du Kordofan. Le hic c’est que personne n’a précisément défini le territoire alors habité par les Dinka. Les deux tribus ont coexisté, leurs différends se réglant entre chefs respectifs. En cas de meurtre, on versait la « diya », une compensation en têtes de bétail pour le sang humain versé. C’était d’une certaine manière l’âge d’or. Dans les années 1960, les relations se sont envenimées. La première guerre civile Nord-Sud, concentrée en territoire sudiste, s’est déplacée vers Abyei et le Kordofan. Des Dinka Ngok ont été tués dans les territoires contrôlés par les Misseriya. Et le fils successeur du sultan des Dinka Ngok, Abdallah Deng, a été assassiné.
Le premier accord de paix Nord-Sud, en 1972, prévoyait la tenue d’un référendum sur le statut d’Abyei, enclave peuplée par des Sudistes, traversée par les Nordistes, située à la limite des deux régions. Mais le scrutin n’eut jamais lieu. L’amertume de cette trahison s’est enracinée dans