Contes et Nouvelles
Par Louis Hemon
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À propos de ce livre électronique
Louis Hemon
Louis Hemon was born in 1880 and raised in Paris, where he qualified for the French Colonial Service. Unwilling to accept a posting to Africa, Hemon embarked on a career as a sports writer and moved to London. He sailed for Quebec in 1911 settling initially in Montreal. He wrote Maria Chapdelaine during his time working at a farm in the Lac Saint-Jean region and died when he was struck by a train at Chapleau, Ontario in 1913.
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Aperçu du livre
Contes et Nouvelles - Louis Hemon
conquête
Chapitre 1 Père inconnu
Chapitre 1
Père inconnu
E talé sur sa chaise, les mains sur les cuisses, Joe Hitchins, le « Boucher Sportif », contemplait l’extrémité de son cigare et respirait pesamment, la tête de côté, prêtant une oreille distraite aux propos de son voisin.
— Voyez-vous, disait ce dernier, ici on en a toujours pour son argent ! Ce n’est pas grand, bien sûr ! et on ne voit pas de champions ; mais Newton connaît son affaire et il n’engage que des garçons qui disputeront leur chance jusqu’au bout. D’abord ils savent tous qu’ils n’auront leur argent que s’ils le gagnent ; alors, même quand ça commence à mal tourner, les petites histoires de poignet foulé et de pouce démis, ils gardent ça pour eux, et ils continuent à cogner droit devant eux jusqu’à ce qu’ils ne voient plus clair.
« Et puis, pour ses cinq « bob », on a les pieds dans le ring, et on ne perd rien de ce qui se passe ! »
Le « Boucher Sportif » approuva d’un hochement de tête. Il était du même avis, entièrement ! Il connaissait tous les lieux où l’on boxe à Londres ; mais il n’en connaissait aucun où l’on pût, pour ses cinq shillings, se procurer au même degré qu’à la « West End School of Arms » l’impression luxueuse que les combattants étaient à vos ordres et se martelaient pour vous divertir. L’on avait, comme le voisin l’avait si bien dit, les pieds presque dans le ring, et quand les deux hommes venaient se jeter ensemble dans les cordes, on les recevait sur les genoux. Leurs grognements essoufflés dans les corps à corps, les hoquets d’asphyxie qui annoncent un coup bien placé à l’estomac, les taches rosâtres qui couvrent peu à peu les torses nus, l’écorchure inévitable des clavicules, le nez qui enfle entre les pommettes tuméfiées, et les yeux caves, résolus et tranquilles, qui chavirent tout à coup au moment où les genoux vont céder… aucun détail n’était perdu pour les spectateurs des places chères. La fumée des pipes et des cigares montait vers le plafond bas ; le piétinement des boxeurs, le son mat des coups, les vociférations du public emplissaient la salle exiguë d’un tumulte émouvant. Après un dîner copieux il faisait bon digérer là lentement, le sang aux tempes, suivant du regard ces gamins qui s’entrassommaient gaiement, pendant que le gong du chronométreur scandait les reprises.
†
Deux novices entraient dans le ring. Un coup de gong, la poignée de main préliminaire, et de suite une mêlée sauvage. Les deux hommes se bousculaient d’un coin à l’autre, rebondissant sur les cordes, avec des charges confuses et des bourrades maladroites. Des coups anodins claquaient bruyamment sur la nuque ou les épaules ; les combattants, de suite essoufflés, s’affermissaient sur leurs jarrets, les yeux troubles, et confiaient au hasard des batailles de grands swings de faucheurs. Un des coups, atteignant inopinément son but, fit un bruit sec, et ce fut fini. L’un des deux était étendu sur le sol, les bras en croix, pendant qu’une voix placide comptait les secondes.
« …Eight… Nine… Out ! »
Le « Boucher Sportif » échangea un sourire avec son voisin et héla le garçon pour se faire apporter à boire.
Deux hommes nouveaux enjambèrent les cordes et s’installèrent sur leurs chaises respectives.
— En voilà un, dit le voisin, à qui un bon dîner ne ferait pas de mal !
Le « Boucher Sportif » contempla le torse nu adossé au poteau du ring à quelques pieds de lui : les côtes saillaient sous la peau grise.
— Oui ! fit-il, il n’a pas l’air trop bien nourri !
Son regard remonta jusqu’à la figure et s’y arrêta. Elle lui rappelait quelque chose… quelque chose de presque oublié ; mais qui avait dû lui être familier autrefois.
Le Maître des Cérémonies annonça :
« Le prochain item du programme est un contest en six rounds de deux minutes entre Youg Cohen, d’Aldgate, et Joe Badger, de Holloway.
…Joe Badger, de Holloway… Young Cohen, d’Aldgate… »
Les souvenirs du « Boucher Sportif » se déroulaient péniblement. Joe Badger, de Holloway… Joe Badger… Joe !…
Il retira son cigare d’entre ses dents, et une poussée de sang lui gonfla les tempes. Joe Badger, de Holloway… et cette figure qui lui rappelait quelque chose… C’était le fils de Maria, et, si elle avait dit la vérité, son fils à lui…
†
Young Cohen venait de placer un dur crochet au sortir d’un corps à corps, et s’avançait de nouveau, prudent et rusé. Le « Boucher Sportif » regardait le gringalet qui lui tenait tête. Oui ! C’était bien la figure de Maria, et surtout ses yeux ; mais la mâchoire. Il se passa la main sur le menton, remué malgré lui. Le fils de Maria, et son fils à lui… Après toutes ces années ! Quelle drôle de chose !
Un garçon courageux, cela se voyait de suite, mais qui ne savait guère s’y prendre. Il s’avançait carrément, les yeux bien ouverts, avec des swings qui se laissaient deviner longtemps d’avance. Son thorax plat semblait bien peu fait pour recevoir les coups, et les gestes de menace de ses bras grêles étaient pathétiques.
« Time ! »
Une minute de repos et de soins paternels aux mains de seconds apitoyés, et le voilà qui reprenait sa tactique sans espoir, suivant pied à pied autour du ring, les yeux grands ouverts, un adversaire qui lui bosselait la figure en s’amusant. Ils ne montraient aucune colère, ces yeux, pas même d’ardeur au combat, seulement une sorte d’application patiente, de désir candide… de la victoire, peut-être, ou bien de l’argent du prix ; d’un peu d’argent dont il aurait eu grand besoin !
Pendant le second intervalle, le « Boucher Sportif » étudia le jeune corps demi-nu adossé aux cordes du ring à quelques pieds de lui. Point si mal bâti, ce garçon, s’il avait été mieux nourri ! Et du cœur, c’était facile à voir ! Le fils de Maria, et son fils à lui… Quelle drôle de chose !
Au troisième round Young Cohen feinta, dansa, plissant ses yeux pleins de ruse, réussit avec ostentation plusieurs tapes légères du gauche, et soudain plaça son droit à la mâchoire, vite et dur.
Des voix dans la salle dirent doucement : « Ça y est ! »
Le petit Joe était affaissé dans un coin du ring, la tête sur un coude replié. Quand il entendit compter les secondes il fit un effort, se mit à genoux, les mains encore à terre, et releva les yeux.
Le « Boucher Sportif » penché contre les cordes, la mâchoire en avant, le regardait en serrant les poings. Il allait se relever, le petit Joe… Il allait se relever, sûrement ! Il n’allait pas rester affalé devant ce petit Juif crêpu pendant qu’on compterait les dix secondes ! Il n’avait peut-être rien mangé de la journée, et il ne savait pas se battre c’était clair ; mais si Maria avait dit la vérité et que ce fût son fils à lui, il allait se relever…
Il s’était relevé ; il avait chancelé, trébuché contre les cordes et rebondi en envoyant son bras droit devant lui en un moulinet aveugle. Et Young Cohen, qui s’approchait nonchalemment pour finir son ouvrage, avait reçu un des poings fermés sur le menton et s’était affaissé à son tour…
Le « Boucher Sportif » se leva en carrant les épaules, insolemment orgueilleux, les mains à fond dans ses poches, faisant sonner des monnaies, et s’en alla vers la porte, pour être là quand le petit Joe sortirait.
Chapitre 2 Le messager
Chapitre 2
Le messager
M r. Algernon Ashford est assis dans le cabinet de travail de sa maison de Golders’Green, et écrit une lettre au Times.
Tous les matins il s’installe ainsi devant son vaste bureau de chêne, et s’immobilise en de longues méditations, préparant les épîtres solennelles qu’il envoie périodiquement au Times,au Daily Telegrah ou au MorningPost.
Il écrit lentement, le sourcil froncé :
« …Devant toutes ces catastrophes la même pensée vient à tous les hommes de bon sens : cela en vaut-il la peine ? Toutes ces vies sacrifiées amèneront-elles au moins quelque progrès réel, quelque résultat pratique, un essor nouveau de l’industrie ou du commerce ? À cette question tous les hommes de bon sens répondront : « Non ! »
M. Algernon Ashford s’arrête là et relit son dernier paragraphe, satisfait. Il pourrait se souvenir d’avoir envoyé au MorningPost – il y a une vingtaine d’années – une protestation du même genre contre les premiers « vélocipèdes », ces « machines indécentes et grotesques » ; et voici dix ans à peine qu’il envoyait au Daily Telegraph une autre protestation contre les automobiles. Il se sert de taxis automobiles plusieurs fois par semaine, maintenant, et il projette de donner une bicyclette à sa fille Betty pour son quatorzième anniversaire ; mais que la même accoutumance puisse jamais se produire pour l’aviation – l’idée est ridicule !
Son regard sort un instant par la fenêtre qui donne sur le jardin : le soleil joue sur les plates-bandes multicolores ; au milieu de la pelouse, Betty est assise de travers dans un fauteuil de toile, un livre sur les genoux, balançant ses longues jambes grêles de fillette ; elle appuie au dossier sa tête aux cheveux raides, couleur de froment, et lève les yeux vers l’air ensoleillé où virent des mouches éperdues. Mr. Algernon Ashford contemple quelques minutes ce spectacle charmant et en est tout attendri.
Tant de paix champêtre à un quart d’heure à peine de Londres !
« … Non ! Le vol ne sera jamais qu’un tour de force inutile et dangereux, un jeu de fous… »
†
Dans le jardin, Betty rêve… Lorsqu’elle est seule, elle lit ou elle rêve ; et elle est souvent seule. Sa mère est morte il y a déjà longtemps, morte d’avoir quotidiennement entendu Mr. Algernon Ashford discourir sur le monde et la vie… De sorte que Betty passe de longues heures dans le jardin, quand il fait beau, un livre ouvert entre les mains. Elle en suit avidement les péripéties touchantes, la course romanesque d’amours pures et distinguées. Et elle rêve…
Il y a souvent un héros dans son rêve ; il est loyal, chaste et tendre. Ce n’est certes pas le mauvais sujet des romans, ni l’étranger à moustache noire qui incarne le vice et la débauche ! Non : c’est un Anglo-Saxon splendide : il a six pieds de taille – pas un pouce de moins – un menton carré et des yeux de galahad. Devant sa juste indignation l’on voit trembler et fuir les continentaux pervers qui avaient osé jeter les yeux sur l’héroïne !
Quelque part dans le jardin il doit y avoir un frelon, car on l’entend bourdonner. Betty le cherche en vain des yeux, puis renverse de nouveau la tête sur le dossier du fauteuil, et voici que tout à coup elle reste figée, les yeux grands ouverts, la bouche entrouverte aussi, formant un « Oh ! » qui oublie de s’échapper… À mille mètres en plein ciel, presque au-dessus d’elle, un aéroplane passe. Elle sait que c’est un aéroplane, bien qu’elle n’en ait jamais vu. Cela ressemble à une colombe aux ailes blanches étendues, toute petite dans le bleu du ciel, et qu’on devine pourtant très grande.
Betty s’émerveille ; mais ce n’est qu’au bout de quelques instants qu’elle songe à ceci, qu’elle avait oublié : c’est un homme qui est là-haut ! Un homme… l’idée lui donne le vertige ; non pas le vertige qui fait peur, mais un vertige glorieux et doux d’adoration. Que voit-il de là-haut ce grand frère des alouettes ? À quoi songe-t-il, ce demi-dieu qui a reçu le ciel pour sa part d’héritage, et navigue l’air ensoleillé, chevauchant loin du sol l’immense colombe ?
†
† †
Le soir tombe. Le ciel couleur de saphir est devenu couleur de turquoise. Tout à l’heure des petits garçons ont passé en courant dans la rue, criant les dernières nouvelles des journaux du soir :
« …Un aviateur français vole au-dessus de Hampstead et Golder’s Green… »
Dans son cabinet de travail, Mr. Algernon Ashford écrit d’abondance, une rougeur d’indignation aux joues.
« …Le péril est imminent, car l’impudence des aviateurs, adulés par une presse servile, s’accroît d’heure en heure. Aujourd’hui même, un homme – ce nous est une satisfaction de savoir que ce n’était pas un Anglais – a été assez fou et assez coupable pour passer au-dessus de ces quartiers paisibles, menaçant nos vies, celles de nos enfants, nos maisons, nos jardins ! Qu’attend-on pour intervenir ? »
…Betty a oublié de ramasser le livre tombé sur la pelouse ; elle a repris le rêve interrompu ; mais voici qu’il y a maintenant quelque chose de changé dans ce rêve. Le héros qui est en route ne se présentera plus monté sur un cheval fougueux, mais bien sur un monoplan aux vastes ailes. Elle n’exige plus aussi impérieusement qu’il soit conforme à son idéal d’autrefois, parce que, tel qu’il sera, il descendra du ciel, et qu’il ne faut pas trouver à redire aux messagers divins. Il est auréolé de gloire, et beau de la beauté de ceux qui ne sont plus esclaves de la terre. Et – miracle des miracles – c’est un Français.
Chapitre 3 Le clown
Chapitre 3
Le clown
C eci est l’histoire invraisemblable et véridique qui me fut contée, dans un boarding house de Russell Square, par une Irlandaise aux lèvres peintes, dont je tairai le nom.
C’était une fort jeune et fort jolie fille qui, connaissant le prix de l’indépendance, avait pendant plusieurs années promené sur le Continent, seule, sa coiffure 1830, sa peau douce et ses clairs yeux sans pensée. Un soir, elle descendit de sa chambre, tenant en main une boîte à gants mauve pâle, qui sentait l’héliotrope, et la renversa sur ses genoux. Il en sortit quelques paquets de lettres, liées avec des faveurs de nuances tendres, et des photographies de tous formats. Elle les étala dans le pli de sa jupe, et leur sourit à toutes l’une après l’autre, car c’étaient les portraits de jeunes hommes, de toutes nations et de tous âges, qui l’avaient aimée.
Il n’y avait pas de tragédie dans ces figures-là ; rien de sombre ni de violent ; Anglais, Français, Allemands ou Suédois avaient, devant l’objectif, exhibé les mêmes coiffures soignées et les mêmes redingotes solennelles pour la jolie fille au flirt discret. Ils avaient dû l’aimer gentiment, sans mauvaise humeur et sans désespoir, d’une petite passion honnête et douce : elle les récompensait en leur gardant à tous le même souvenir plaisant et attendri, et le même sourire. Cinq ou six races y étaient représentées ; mais le joyau de la collection, et le plus cher à son cœur, était un Français. Sur ses innombrables talents, le charme de ses manières, sa voix exquise, sa virtuosité de pianiste et de valseur, elle épuisait ses épithètes laudatives. Et puis c’était « un comte, un vrai comte ». Le « comte » offrait aux yeux, de trois quarts, une jolie figure molle, aux yeux de bébé caressant, rehaussée de moustaches intrépides. Il se tenait très raide, mince, étroit et bien vêtu, et regardait devant lui avec un léger sourire.
Elle avait entamé, devant un auditoire complaisant mais jaloux, le chapitre de ses grâces, et portait aux nues notre nation, qui produit de si jolis garçons, et de si bonnes manières ; mais, ingrat, j’avais cessé de prêter l’oreille, et regardais un autre portrait.
†
Celui-là n’était, certes pas, d’un Français. La figure glabre aux traits durs, d’expression simple et violente, la mâchoire de dogue, la tête petite sur un cou puissant, clamaient l’Anglo-Saxon de race pure.
Pourtant, des yeux étranges, troublés et anxieux, mettaient une note de faiblesse dans ce masque primitif ; mais la bouche surtout m’avait frappé. C’était une large bouche de dessin très pur, mais qui semblait avoir perdu l’habitude du repos – une bouche aux lèvres