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Le diable est un enfant: Un magnifique roadbook
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Le diable est un enfant: Un magnifique roadbook
Livre électronique301 pages4 heures

Le diable est un enfant: Un magnifique roadbook

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À propos de ce livre électronique

Une biographie romancée, mais surtout, une magnifique aventure en pleine montagne !

Lors d'un voyage dans l'ouest américain, Marie va rendre visite à Jon, son ancien compagnon de montagne et amant. Sur la route, elle croise des personnages de son passé qui lui remémorent ses plus beaux souvenirs d'escalade et l'intensité de ses aventures humaines. Plus elle approche de sa destination, plus le souvenir de Jon se fait lancinant, voire douloureux. Véritable voyage initiatique, elle fait d'étranges rencontres qui lui ouvrent les portes d'un nouveau monde.

En contradiction avec la dure réalité des parois rocheuses qu'elle a côtoyées sa vie durant, cet univers spirituel du chamanisme ne fait qu'ajouter à son trouble, la retenant dans d'étranges pérégrinations qui, insidieusement, la rapprochent petit à petit de l'épreuve des retrouvailles. Hélène Armand a recueilli les confidences de Catherine Destivelle pour nous offrir ce road-book dans les décors majestueux de l'Arizona et de l'Utah. Ce voyage fictionnel aborde avec pudeur la biographie de la célèbre grimpeuse et nous fait vivre les plus grands exploits de cette figure illustre de l'alpinisme.

Ce roman, fruit d’une amitié coup de foudre, nous fait voyager et nous entraine au cœur d’une vie pleine de rebondissements !

EXTRAIT

Le hall, immense, est sombre et silencieux. Le veilleur somnole derrière le comptoir d’accueil. Ils passent à pas de loups pour ne pas faire crisser le marbre du palace. Arrivée sur le seuil, Marie, surprise par l’intense éclat du jour, ferme les yeux et se replie stratégiquement à l’intérieur de la porte à tambour, à contresens. À son tour, surpris par le mouvement de recul de sa compagne, Jérôme la cueille de justesse dans ses bras.
« Tu allais te faire mal !
– C’est le soleil ! »
Le mécanisme s’est arrêté. Tous les deux sont maintenant coincés entre les ventaux, collés l’un à l’autre contre les parois de verre, ne sachant dans quel sens pousser la porte pour se libérer. Marie éclate de rire. Un rire syncopé qui fait des pauses pour mieux rebondir. Un rire bien à elle qui découvre largement ses dents et illumine son visage. Un rire joyeux et sincère qui lui vient de son enfance et ne l’a jamais quittée.

A PROPOS DE L’AUTEUR 

Hélène Armand : une sensibilité Moyen-Orientale. Jusqu’à l’adolescence, elle vit en Turquie puis en Grèce. Elle y déploie ses rêves, nourrit son imagination, aiguise ses émotions. Dans le giron des intérieurs laissés à la liberté des femmes, elle partage les complicités, rires et chuchotements ; dans le pas des archéologues, découvreurs de sites, elle aiguise et éduque sa curiosité.

Ses parents reviennent en France, elle passe alors son adolescence aux environs de Grenoble. Journalisme, voyage, sport-loisir, l’alliance des trois pour combler ses envies de courir le monde et rapporter des impressions. Une passion révélée pour la nature, les grands espaces et ceux qui y mènent une existence authentique.
LangueFrançais
ÉditeurMontblanc
Date de sortie27 juin 2014
ISBN9782511023891
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    Aperçu du livre

    Le diable est un enfant - Hélène Armand

    Bonington

    PRÉAMBULE À LAS VEGAS

    Le hall, immense, est sombre et silencieux. Le veilleur somnole derrière le comptoir d’accueil. Ils passent à pas de loups pour ne pas faire crisser le marbre du palace.

    Arrivée sur le seuil, Marie, surprise par l’intense éclat du jour, ferme les yeux et se replie stratégiquement à l’intérieur de la porte à tambour, à contresens. À son tour, surpris par le mouvement de recul de sa compagne, Jérôme la cueille de justesse dans ses bras.

    « Tu allais te faire mal !

    – C’est le soleil ! »

    Le mécanisme s’est arrêté. Tous les deux sont maintenant coincés entre les ventaux, collés l’un à l’autre contre les parois de verre, ne sachant dans quel sens pousser la porte pour se libérer.

    Marie éclate de rire. Un rire syncopé qui fait des pauses pour mieux rebondir. Un rire bien à elle qui découvre largement ses dents et illumine son visage. Un rire joyeux et sincère qui lui vient de son enfance et ne l’a jamais quittée.

    « Allez, en avant et en chœur ! » s’esclaffe-t-elle en attirant Jérôme contre elle.

    L’exiguïté de l’espace ne lui permet pas de se retourner. Elle le retient fermement, profitant du plaisir de son corps tout près du sien.

    Les lumières éclatantes de la ville se reflètent dans les convexités des parois de verre. Des bleus, des rouges, des verts, des couleurs aguicheuses… Les néons clignotent et se contorsionnent, créant sur le verre d’étonnantes métamorphoses. Au dehors, sur le perron, des clients de l’hôtel qui attendent de pouvoir entrer, les observent à travers le prisme déformant. Aussi captivés que s’ils suivaient les ébats de deux poissons rouges évoluant dans un bocal.

    « On nous regarde. Ils sont au spectacle ! » s’exclame Marie en riant de plus belle, mais tout de même pressée d’en finir avec cette situation embarrassante.

    Derrière elle, Jérôme qui la dépasse d’une tête, cherche plus à coordonner ses mouvements dans l’espoir de réenclencher le mécanisme qu’à voir ce qui se trame à l’extérieur. Les badauds sont de plus en plus nombreux.

    Marie et Jérôme finissent par s’extraire, sous les applaudissements de ceux qui apprécient le divertissement. Des attardés de la nuit qui se sont battus contre les machines à sous jusqu’à l’aube et reviennent harassés d’avoir été vaincus, la bouche pâteuse de n’avoir pu s’offrir le dernier verre qui leur aurait peut-être fait oublier, pour un temps seulement, qu’ils rentrent les poches vides. Parmi cette majorité silencieuse, quelques joyeux lurons titubant qui ont bamboché jusqu’à la pleine ivresse. Ce qu’ils n’ont pas dépensé dans les casinos, ils l’ont consommé dans les bars. Un melting-pot odorant de sueur et d’alcool que Marie trouve pour finir assez pathétique.

    Jérôme n’y prête guère attention. Il pense déjà à ses rendez-vous de la matinée qui vont se bousculer. Il est à Las Vegas pour ses affaires. Un festival du film dédié aux grands espaces le retient pour une huitaine. Producteur lui-même, il a des contrats à conclure et les enjeux sont importants.

    Marie cherche ses lunettes de soleil dans son sac et les porte délicatement à ses yeux, dans un geste volontaire de fausse diva. Par jeu. Peut-être dans l’espoir de distraire Jérôme qui plisse déraisonnablement les yeux pour repérer la voiture louée la veille et garée au pied des marches.

    « C’est la petite bleue ou cette grosse rouge ?

    – Le pick-up rouge », répond-elle en lui claquant un baiser furtif et concluant sur le coin des lèvres.

    Elle veut le faire réagir.

    Soudain, Jérôme réalise que Marie s’en va.

    « Tu t’en vas.

    – Eh oui, je m’en vais ! », réplique-t-elle avec un petit sourire ironique.

    Il sait très bien qu’elle s’en va, puisqu’il se trouve là, sur le perron pour lui dire au-revoir. Mais parfois, Marie le déconcerte. Il prend alors, comme ça, au débotté, un air désemparé dont elle s’amuse. Elle est tentée de le rassurer, de lui dire qu’elle l’aime, de lui rappeler qu’ils vont se retrouver dans quelques jours à Denver. Mais non, après tout, il le sait. Un soupçon de doute ne peut qu’attiser l’attente. D’un mouvement ample, elle réajuste son sac sur l’épaule et descend les escaliers d’un pas vif, légèrement chaloupé, qui lui donne une apparence de totale liberté. Elle jette un coup d’œil espiègle par-dessus son épaule et lève le bras en signe d’au-revoir. Un signe dégagé de toute contrainte.

    « Plus que jamais une femme libre », songe-t-il. Il sait où elle va et pourtant il a le vague sentiment qu’elle fuit. L’agitation de Las Vegas ou lui ? Il est peut-être trop tard…

    Pour l’instant, il ne veut pas de réponse. Il n’a pas le temps d’y réfléchir. Il la regarde s’éloigner, ému de sa simplicité. Son jean bleu du ciel, sa chemise du vert tendre de l’herbe, ses baskets couleur sable. Ses cheveux de sauvageonne aux reflets de feuilles d’automne… « Une sacrée dégaine ! Elle ne cherche son image que dans le miroir du granit. Elle est belle, belle de sa nature vraie ! »

    La portière de la voiture se referme en claquant. La carrosserie écarlate comme une enseigne de casino semble vouloir apporter une contradiction aux pensées de Jérôme. Aussi grosse ! Aussi voyante ! Qui l’a choisie ? Personne… Le loueur… Pur hasard ! Il ne voit plus Marie derrière les vitres fumées… Et il retourne à ses préoccupations.

    Marie traverse la ville, embrasée de lumières mais vide de gens, encore assoupie à cette heure trop matinale pour Las Vegas. Elle ouvre grand les vitres. Un souffle d’air chaud se répand dans l’habitacle. Elle ne veut pas de climatisation. Il y en avait trop dans l’univers clos des hôtels de luxe de ce monde surgi du désert comme une immense fête foraine ! Où chacun hoquette les borborygmes de son désespoir dans le brouhaha des campements de touristes exilés entre le clinquant des lustres et la violence insidieuse des néons.

    Elle sourit à l’évocation des forteresses d’illusions que sont capables de créer les hommes pour engloutir leurs rêves.

    Il faut des jeux pour tout le monde, se dit-elle. Les miens se pratiquent ailleurs. Là où je joue, ils ne viendront pas. Là où ils ont envie de s’amuser, je leur laisse la place. Tous les enfants ne sont pas obligés de jouer dans la même cour !

    La voiture bifurque vers la route 15, en direction de St Georges et l’Utah. Quelques mille kilomètres la séparent de son but. Elle voulait avoir le temps. Le temps d’arriver jusqu’à Boulder, de se préparer à la rencontre. Comme avant d’affronter une compétition, d’entrer sur scène, en conférence, de se retrouver face à un public. Elle a besoin de ce temps d’isolement plus ou moins long pour façonner sa bulle, celle qui lui permet de se recentrer sur sa confiance et de se tenir prête à toute éventualité.

    Elle n’a pas revu Jon depuis près de dix ans. Des nouvelles l’ont décidée à faire le voyage. La lettre de Chris était formelle : dans six mois, il n’est plus là. Elle veut le revoir et le remercier avant qu’il ne parte… Lui dire : Jon, ma carrière, je l’ai faite grâce à toi. Le Dru¹, je l’ai fait grâce à toi. Même l’Eiger, j’y suis allée pour toi. Jon… Lui dire toutes ces choses qu’elle n’avait pas eu le temps de lui dire.

    Ils s’étaient quittés si vite, si mal.

    Dès la sortie de la ville, la route trace sa voie en plein désert, droite, large, lisse, peu fréquentée. Pas un mouvement alentour. La terre bistre et craquelée ne respire pas. Le paysage est figé. Même l’air n’a pas de sonorité. Marie ne sent pas la voiture rouler. Pas un soubresaut. Comme en lévitation, l’être détaché de la réalité qui l’entoure.

    Sa montre s’est arrêtée. Elle allume la radio pour animer le temps qui passe. Une musique synthétique introduit une voix immatérielle qui s’élance vers les cimes, se glissant entre les tonalités de l’adolescence et celle de l’angélisme. Elle reconnaît « Jon et Vangelis ».

    Le duo qu’ils écoutaient ensemble au pied des sommets, sous la tente, au camp de base ! Un signe ? Oui.

    Alors, un déferlement de nostalgie la submerge d’une émotion absolue, parce que née de la pensée d’un amour inachevé. Dans le bouleversement qui l’envahit, il y a toute l’extase et toute la douleur du souvenir, une sensation si fortement intime qui serre le cœur sans faire trop mal, qu’elle aimerait même en prolonger la suffocante étreinte… pour attiser le grain de l’image sur le point de se faner. Des sons cristallins pareils à des coups de cymbales résonnent comme des éclairs avant que la musique n’opte pour une doucereuse accalmie. La musique remonte à sa conscience. Elle sait donner un titre au morceau. Une durée aussi… Horizon ! Plus de vingt minutes !

    Elle se laisse entraîner dans les sables mouvants du new-age. L’inspiration musicale de Jon. La musique qui touche mon âme, assurait-t-il. Celle qui s’accorde le mieux au silence de la montagne…

    « Celle qui s’accordait le mieux à son idéalisme conquérant, à ses utopies », songe Marie.

    Ce n’était pas tout à fait sa musique à elle ! Celle qui éveillait ses sens était plutôt du côté des Beatles : Let it be, Help, Hey Jude, Yesterday… Mais il lui arrivait de se laisser prendre aux émotions de son monde à lui, qui voulait transcender la puissance et la passion des hommes. Surtout quand il lâchait plein volume les chœurs des Chariots de Feu ou de Christophe Colomb. C’était alors sublime. Il répondait par des citations qui collaient à sa peau d’aventurier. « Fais que ton rêve soit plus long que la nuit. »

    Jon aimait !

    Aime-t-il encore ?

    Marie le revoit rythmant la musique de ses mains. Un peu gauche, à demi enfoui sous son duvet, le bonnet enfoncé sur ses lunettes cerclées de métal, quelques mèches blondes fugueuses tombant sur ses joues mal rasées. Il laissait aller sa tête en arrière, ne sentait pas le froid du givre traverser la toile de tente. Il ouvrait la bouche, formait les sons, mais ne chantait pas. Cela aurait été sacrilège. Des volutes de buée s’échappaient dans l’espace confiné de la tente. Il était tout à son bonheur de laisser la musique couler dans ses veines et le réchauffer. Sous perfusion, son visage s’illuminait ! Il oubliait tout, et même sa vie qui le perdait. Et il devenait immensément beau. Éblouissant.

    « Piètre chef d’orchestre, se souvient Marie. Mais quel virtuose dans les pires parois ! »

    Jon !

    « Le meilleur et le pire ! »

    Dans la confusion de ses sentiments, Marie le revoit encore, attaquant la paroi de l’Ogre. Malade, fiévreux mais convaincu d’aller au sommet. « Qu’est-ce qui le guidait ? L’héroïsme ou le jusqu’auboutisme, » C’était un homme qui savait lutter, pour ou contre des idéaux, toujours à l’extrême.

    Elle se laisse attendrir par son american-lover passionné de musique, de montagne, de glace, de haute altitude, d’ouverture de voies inaccessibles et de tant d’autres choses qui le mettaient en dehors du flot ordinaire des humains. Très fort, si fort qu’ici, sur la route 15, elle en oublie le revers du mythe, le talon d’Achille du héros. Les raisons qui lui ont fait lâcher prise après quatre années d’union et de désunion sur les plus hauts sommets.

    Elle ne retient que ce qui l’a attirée.

    Dès le premier jour où ils s’étaient rencontrés, elle savait que ce serait lui, qu’il avait fait irruption dans sa vie pour l’emmener ailleurs, exactement là où elle avait envie d’aller, hors des voies toutes tracées, hors des salles d’escalade refermées sur leurs egos et des circuits de compétition qui l’enfermaient. Marie n’aimait pas être enfermée. Et pourtant, alors, enfermée, elle l’était. Enfermée dans une gloire qu’elle ne recherchait pas. Et retenue par l’amour de Rafaël qui, de main de maître et depuis plusieurs années, conduisait sa carrière au plus haut niveau…

    Sur la route monocorde, les images ressurgissent et défilent comme des flashs. Marie fouille ses souvenirs, à la recherche du cœur qui continue si vigoureusement à les faire palpiter.

    Snowbird, « Oiseau de neige » ! C’était Jon qui avait inventé ça, qui avait déployé grand ses ailes d’aigle impérial pour réaliser un rêve, un parmi ses innombrables rêves de création. Quand l’annonce faite aux grimpeurs était arrivée à Chamonix : « Le 10 novembre 1989, Jon Shelly organise une compétition d’escalade à Snowbird », cela avait déclenché un courant d’excitation fébrile dans le petit monde de l’escalade. Ils crevaient tous d’envie de répondre à l’appel. Galvanisés par le personnage, ils auraient traversé l’Atlantique à la nage ou à tire d’aile pour voir ou participer. Jon était reconnu comme le plus doué de son époque, réputé pour grimper en artificiel avec une technique remarquable, mais aussi avec sa tête et ses tripes. Il lançait de perpétuels défis à la haute montagne. Pour lui, nulle citadelle n’était imprenable. Pas un big wall de Californie, du Wyoming, de l’Utah ou du Colorado qui ne lui ait résisté ! Free climbing – Ice climbing… Il était le pionnier. Tout naturellement un symbole ! Un tombeur de paroi… Jon à Snowbird, elle y repense… Un jour marqué du sceau de la rupture… Elle avait coupé le lien avec la compétition, coupé aussi le lien avec Rafaël… Jon avait tout fait exploser… Jon, le détonateur !

    Secouée par les chaos de ses pensées, Marie poursuit sa route.


    1. Le massif des Drus comprend deux pics : le grand Dru qui culmine à 3 754 m et le petit Dru à 3 730 m. Ce dernier possède une paroi granitique de 1 000 m de haut.

    SNOWBIRD

    La salle d’isolement était silencieuse. Chacun s’était approprié une part de l’espace. Les concurrents sacrifiaient au rituel de leurs préparatifs. Certains s’assouplissaient, d’autres se concentraient. Chacun s’évitait. Régnait, perceptible, la lourdeur de l’attente qui, ils le savaient, pouvait durer des heures. Une épreuve avant l’épreuve. Attendre, reclus, l’appel de son dossard, le sésame qui ouvre le Saint des Saints, le site de compétition où chaque grimpeur devra parcourir la voie, à vue et le plus rapidement possible.

    Cela faisait maintenant quatre ans que Marie suivait les circuits de compétition, retrouvait les mêmes atmosphères confinées, le même petit monde de grimpeurs, juges et spectateurs, quatre ans qu’elle répétait les mêmes échauffements, des automatismes conditionnés. Sur le banc devant elle, tout était organisé, rangé en bon ordre : chaussons, baudrier, sac à magnésie, gourde d’eau, serviette éponge, mouchoir, bandeau… Rien n’était laissé au hasard. À proximité du dossard, un livre, si l’attente devait se prolonger. Rafaël avait pensé à tout. Il n’avait rien oublié. D’ailleurs, il n’oubliait jamais rien. Et il n’était jamais loin. Depuis le temps qu’il s’occupait d’elle, il savait à la perfection. Il avait posé son blouson sur une chaise au premier rang des gradins et, tandis que la salle se remplissait, il faisait les cent pas, juste derrière la porte qui le séparait de Marie. Elle n’avait pas besoin d’aller voir. Elle le savait là. C’était toujours ainsi. Fusionnel.

    Marie se tenait au chaud dans un survêtement aux couleurs de son sponsor. Elle s’assit par terre, allongea ses jambes en ouverture, leva les bras au-dessus de la tête, poussa le torse en avant et alla délicatement poser son visage sur le sol, dans l’espace laissé entre la parenthèse de ses jambes. Elle referma les bras comme si elle désirait s’y cacher et resta ainsi un long moment, laissant aller sa respiration sur les sensations de ses muscles qui, un à un, se détendaient. Sa souplesse était extrême.

    Elle appréciait tout particulièrement ces instants de derniers réglages où elle mettait son corps au diapason de son esprit. Plus son corps devenait malléable, plus elle devenait mentalement radieuse. Lorsqu’elle sentait qu’il se rendait, totalement délié, apaisé, disponible, elle mesurait alors à quel point il lui était un don. Ce corps lui appartenait et dans quelques instants, il serait l’expression chorégraphiée de son art. Elle aurait la liberté de se dessiner sur la paroi. Œuvre éphémère, offerte aux regards des autres, le temps d’une longueur de corde. Sa création.

    La jubilation que lui procurait sa force réactive face à la verticalité était toujours aussi ardente. Mais au fond d’elle, quelque chose s’était modifié. Le feu sacré avait perdu de sa flamme. Il ne restait que des braises. Elle n’y pouvait rien. Tous les entraînements, tous les échauffements n’y pourraient plus rien. Elle le ressentait profondément. Ça se passait au niveau du plexus, là où normalement la rage et la trouille se mêlent, bouillonnent, exacerbent le désir et dynamitent la motivation. À cet endroit même, il ne se passait plus rien de palpitant.

    Cela avait commencé un jour de grand soleil à Chamonix. Avant d’entrer dans la salle, elle s’était attardée plus que de coutume sur le profil étincelant des montagnes environnantes. Les jours suivants, petit à petit, elle avait perdu le goût de franchir le seuil, de refermer la porte. « Ne plus m’enfermer ! » s’était-elle jurée.

    Elle s’était mise à aborder les compétitions comme une très bonne élève qui connaît sa leçon sur le bout des doigts ; se donnant à fond et en virtuose, parce qu’elle savait, parce qu’elle ne pouvait faire autrement que de bien faire et qu’elle s’imposait de devoir être la meilleure. Pour elle et ceux qui la soutenaient. Mais les parois artificielles maintenues par des échafaudages de barres métalliques ne l’enthousiasmaient plus. « Décor de carton pâte ! » Des couleurs trop bariolées, trop agressives. Des matières sans vie, sans résonance. Les prises lui paraissaient désormais trop bien ajustées et sans poésie. Elle avait envie d’écrire autre chose. Elle avait envie d’entrer en conversation avec la montagne… La grande, la haute…

    « J’ai des choses à te dire », pensait-elle à son adresse.

    Marie se releva, faisant face à un mur aux couleurs défraîchies. À donner envie de s’évader vers les neiges éternelles et immaculées. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que Louise l’observait. Le frémissement de ses paupières s’était propagé à travers la pièce avec l’intensité de l’effet papillon. Marie sentit le regard de Louise se planter entre ses omoplates. Elle savait qu’elle cherchait à provoquer une joute de pupilles qui n’aurait d’autre objectif que de la déstabiliser. Mais Marie n’avait pas l’intention de lui offrir ce plaisir. Tête baissée, elle resta attentive à ses exercices et à son matériel. Chacune sa tactique.

    L’Américaine était sa rivale la plus redoutée. La réciproque était valable et Marie ne se laissait pas intimider. Baisser la garde lui était une notion étrangère. En compétition, elles étaient au combat. Cependant, les deux filles avaient appris à se respecter. Parfois, les notes du jury attribuées, les feux de la rampe éteints, il leur arrivait de se retrouver et de revisiter la voie ou de s’entendre pour aller s’entraîner le lendemain dans les mêmes secteurs de falaise. Mais chacune gardait ses secrets de grimpeuse.

    Nasillard, le haut-parleur annonça le passage de Marie.

    Elle se défit de son survêtement et découvrit un justaucorps rose fluo, son habit de scène ! Elle oublia la couleur que lui obligeait son sponsor pour se concentrer sur ses chaussons. Machinalement, elle passa la paume de la main sur la gomme de son chausson droit, puis l’enfila avec beaucoup de précaution. Elle fit de même avec le chausson gauche. Elle ajusta son baudrier et y accrocha son sac à magnésie, but une gorgée d’eau, se dirigea vers la porte qui s’entrouvrit et se referma aussitôt sur elle.

    Elle fut soudain projetée dans l’arène, sous les sunlights.

    D’un côté le mur d’escalade. De l’autre, le jury au plus près de l’action. À l’arrière-plan, les spectateurs. La salle était pleine. Marie marqua un temps d’arrêt. Elle avait besoin de saisir l’insaisissable. Une présence, une harmonie, un signe, une consonance, un courant qui passe. Dans le jury, elle distingua la haute stature de Jon Shelly, sa chevelure blonde. Il avait reculé sa chaise. Il paraissait distant, le regard absent, un air faussement détaché. « Pourquoi se tient-il ainsi, en retrait ? »

    Simple constat qui n’ébranla pas sa détermination. Que lui importait ce Jon, l’important était de réussir. Tranquillement, elle s’approcha de la paroi et tout en prenant la corde et la nouant à son baudrier, elle se lança un défi. « Je vais l’étonner, il sera obligé de réagir. »

    En quelques secondes, elle verrouilla sa « bulle », toutes pensées focalisées sur la seule envie de vaincre, et s’élança. Pour elle, plus rien n’existait d’autre que le corps à corps avec la paroi. Il n’y avait plus un millimètre de place pour une sensibilité autre que celle de ses doigts et de la pointe de ses chaussons. Elle s’empara des premières prises et, aussitôt, s’éleva avec une justesse incroyable, une gestuelle inimitable. Vive, véloce, rapide, elle jouait sa partition en virtuose. En même temps qu’elle saisissait une prise, elle prenait la lumière. Elle ne la cherchait pas, elle la prenait tout spontanément. Un éclat dans sa chevelure, un soulignement de la courbure de ses hanches, un halo à la pliure de ses membres, une harmonie de tout son être, engagé, voluptueux, désirable, car seule à montrer la grâce d’un corps de femme en ce milieu de jeunes filles souvent trop graciles. Elle révélait une sensualité instinctive, presque animale.

    En était-elle consciente ? À demi peut-être. Elle jouait. C’était son plus grand plaisir.

    Elle joua avec le vide, dans le jeu des verticales et des obliques, dans le jeu des ombres et des lumières. L’aisance de ses gestes faisait oublier la difficulté du parcours, tandis que de savants jeux d’équilibre entretenaient le suspens. Dans le surplomb, suspendue par un doigt, son bras se replia et son corps se hissa sans crispation, puis elle lança une jambe et l’accrocha très haut, fit suivre l’autre main et après un balancement qui déclencha un souffle d’émoi dans le public, elle se rétablit sans une hésitation. Les spectateurs, subjugués, ne voyaient que la beauté des attitudes. Et du corps, esthétique, plastique, héroïque.

    La magie opéra. Les yeux de Jon Shelly s’animèrent, brillant soudain de mille petites étoiles. Il avança sa chaise, posa les coudes sur la table, puis le menton dans les mains, et tout naturellement s’émerveilla. L’inclassable alpiniste, porté au panthéon des demi-dieux, était manifestement ébranlé. Marie avala la voie comme une flèche.

    Sa prestation terminée, redescendue les deux pieds sur le plancher, elle se retrancha habilement dans une fausse allure de garçon manqué qui la caparaçonnait. Trop pudique, trop éduquée pour dévoiler plus longtemps les exubérances de sa féminité. La réalisation avait été parfaite et la performance sans conteste. Vite elle enfila une veste, cala ses deux mains dans les poches et fit face au public qui applaudissait à tout rompre. Elle lui sourit généreusement, le remercia et s’éclipsa d’une volte-face, tête baissée, toujours les deux mains dans les poches. Elle devait maintenant attendre le passage de toutes les concurrentes avant la proclamation des résultats. Louise ne manquerait pas d’être remarquable. « Que la meilleure gagne ! » se dit-elle, le visage maintenant refermé.

    Elle choisit de quitter la salle et d’attendre à l’extérieur. Rafaël ne tarda pas à la rejoindre. Il savait qu’elle aimait se planquer au pied des arbres. Les plus gros possible. Celui-là était immense et majestueux. Le seul séquoia alentour, marquant la lisière d’une forêt d’épicéas de moindre taille. Une plaque précisait qu’il avait été importé de Californie par un attorney, originaire de Lake Tahoe.

    Marie était assise dans l’herbe, adossée contre le tronc rugueux, pensive.

    « Tu as réussi, lui dit-il en s’approchant.

    – Oui, tu as vu. Une belle performance ! »

    Que lui répondre d’autre ?

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