Le bail et le contrat de vente face aux réglementations régionales (urbanisme, salubrité, PEB)
Par Nicolas Bernard, Mathieu Higny, Bernard Louveaux et
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À propos de ce livre électronique
Or, il se trouve que les institutions du bail et du contrat de vente sont, jusqu’ici, toujours régies par des lois fédérales. Il s’ensuit fatalement des « collisions » entre normes portant sur le même objet mais prises par des niveaux de pouvoir différents. Et l’impact est d’autant plus fort que ni l’État fédéral ni les régions n’ont prévu les conséquences juridiques à attacher à ces cas d’entrecroisement de prérogatives. Au minimum, une certaine incertitude règne.
Concrètement, quelle peut être la validité d’un bail relatif à un logement méconnaissant les règles régionales de salubrité ? ou dépourvu de certificat PEB ? ou encore aménagé en contrariété avec les règles urbanistiques ? Et quid de l’éventuel contrat de vente afférent à un tel bien ?
C’est à instruire ces importantes questions juridiques que va s’employer le présent ouvrage qui reprend les exposés présentés lors de l’après-midi d’étude organisé par la Conférence du jeune barreau de Bruxelles le 7 mai 2015. Ce, en convoquant différents points de vue (monde académique, barreau, administration, magistrature et notariat), tant il est vrai que la réalité immobilière est multidimensionnelle et doit être appréhendée dans sa globalité, par l’ensemble des acteurs concernés.
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Aperçu du livre
Le bail et le contrat de vente face aux réglementations régionales (urbanisme, salubrité, PEB) - Nicolas Bernard
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© Groupe Larcier s.a., 2015
Éditions Larcier
Espace Jacqmotte
Rue Haute, 139 - LOFT 6 - 1000 Bruxelles
Tous droits réservés pour tous pays.
Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
EAN : 978-2-8044-8360-9
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Préambule
Pour d’aucuns, qui dit bail dit d’abord loyer.
Avec une telle prémisse, on pourrait croire que le bail est un contrat unilatéral, imposant exclusivement aux locataires le paiement à échéance de son loyer.
Grave erreur !
Au terme de l’article 1719 du Code civil¹, le bail est par essence un contrat synallagmatique.
Les mots de l’article 1719 sont sans ambiguïtés, et imposent un triptyque d’obligations au propriétaire :
– délivrer la chose ;
– l’entretenir ;
– assurer la jouissance paisible du locataire.
En vertu de l’article 1728 du Code civil, « seules » deux obligations incombent au locataire :
– user de la chose ;
– payer le prix du bail aux termes convenus.
En termes protocolaire et mathématique, on relèvera que les obligations du propriétaire apparaissent avant celles du locataire et sont plus nombreuses.
Pour être précis, qu’entend-on exactement par « jouissance paisible » ?
Ce concept peut-il inclure le respect des normes administratives de plus en plus nombreuses (urbanisme, sécurité, aménagement du territoire, densité d’occupation, mesures anti-incendie…) ?
Le non-respect d’une micro disposition des épaisses obligations administratives peut-il avoir un impact sur le loyer, en tout ou en partie, les normes de police administrative relevant de l’ordre public, et étant dès lors à soulever d’office par le juge ?
Ces problématiques modernes génèrent des questions à foison.
En matière de vente, les mots du Code civil sont simples et limpides :
« La vente est une convention par laquelle l’un s’oblige à livrer une chose, et l’autre à la payer (…) »² ;
« Elle est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l’acheteur à l’égard du vendeur, dès qu’on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n’ait pas encore été livrée ni le prix payé »³.
Les rédacteurs du Code civil napoléonien devaient être des adeptes de la maxime « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Et les mots pour le dire viennent aisément »⁴.
Avec le temps, les mots se sont accumulés, et les codes ne cessent de grandir.
Des règlementations administratives spéciales en matière d’environnement et d’urbanisme se sont multipliées depuis plusieurs décennies.
Qui dit vente dit certificat de performance énergétique de l’immeuble (le PEB)5, parfois gestion des sols, en cas de travaux, dossier post intervention (le DPI), voire droit de préemption…
Avec de telles contraintes, la question se pose de savoir si la vente est encore un contrat consensuel.
Voici le cadre et l’objet du présent colloque tracés.
Pour aborder ces questions épineuses, un bel esprit s’imposait.
Ma route a croisé celle du professeur Nicolas Bernard en 1992, dans le kot à projet Avocats sans frontière à l’UCL.
En 1994, nous avons partagé un appartement en colocation rue Maes à Ixelles : le propriétaire s’en souvient encore…
Le privilège m’a été réservé de figurer dans les relecteurs de sa thèse de doctorat⁶ « Perspectives interdisciplinaires sur le droit au logement : pour une approche intégrée ».
La relecture de plusieurs chapitres de cette œuvre est assurément le meilleur souvenir de mes vacances estivales de 2003…
Je suis très heureux que le présent colloque constitue un nouveau souvenir commun pour mon complice de toujours.
Il est temps pour moi de l’avouer : ces quelques mots expriment mon amitié et ma gratitude au professeur Bernard⁷ pour l’idée et la mise en œuvre de ce colloque.
Ces remerciements sont également adressés à Me Guillaume Sneessens, commissaire au sein du jeune barreau, chargé des activités scientifiques pour l’année judiciaire 2014-2015.
Cette année judiciaire fut faste en colloque et en activités diverses.
Grâce à l’assiduité et « la force tranquille » de Me Sneessens, les auteurs ont rendu leurs contributions dans les délais imposés⁸, afin de permettre l’impression de l’ouvrage pour le jour J.
Le propre d’un homme d’état est de gérer le présent et de préparer l’avenir.
Sur ce point, Me Sneessens a veillé au transmis de son savoir à Me Sarah Ben Messaoud qui sera chargée des activités scientifiques pour l’année judiciaire 2015-2016.
Locataire ou propriétaire, derrière ce statut se dissimule la problématique de l’habitat : une question qui touche chacun d’entre nous.
Martin Heideger disait « l’homme habite en poète »⁹.
Selon le célèbre philosophe « la véritable crise de l’habitation ne consiste pas dans le manque de logements (…). Elle réside en ceci qu’il faut d’abord apprendre aux mortels à habiter »¹⁰.
Clairvoyant et avant-gardiste, le philosophe sous-entendait-il qu’en revenant aux fondamentaux, les lois de police administrative deviendraient superflues ?
Derrière toutes les questions juridiques de ce colloque se cachent aussi des réflexions philosophiques…
Je vous souhaite un excellent colloque, et surtout, une bonne lecture du présent ouvrage.
Benoît Lemal,
Président
1. Chronologiquement, le bail vient dans le Code civil juste après l’échange, auquel sont consacrés les articles 1702 à 1707 dudit code (ces articles, qu’on croyait tomber en désuétude, devraient connaître un nouvel essor avec le développement des « donneries » où les citoyens s’échangent des objets devenus inusités).
2. Article 1582 du Code civil.
3. Article 1583 du Code civil.
4. Cette belle formule est attribuée à Nicolas Boileau-Despréaux (1639-1711), homme de lettres français, qui fut le principal théoricien de l’esthétique classique.
5. Le PEB est également obligatoire pour la location.
6. L’impétrant fut couronné du titre de docteur en droit, avec la plus grande distinction, le 19 décembre 2003.
7. Théo, pour les intimes. Les supporters rouges des années mythiques 1980-1983 comprendront aisément.
8. Il y a toujours une exception qui confirme la règle…
9. Colloque du 5 août 1951 « L’homme et l’espace ».
10. Leçon de Martin Heidegger « bâtir, habiter et penser » lors dudit colloque.
L’impact sur le contrat de bail des règles prises par les Régions en matière de salubrité, d’urbanisme et de performance énergétique. Position du problème
Nicolas
Bernard
Professeur à l’Université Saint-Louis — Bruxelles
Section I
Une juxtaposition de compétences fédérales et régionales à propos du même objet (l’habitat)
Section II
Salubrité
Section III
Urbanisme
Section IV
Performance énergétique des bâtiments
Section V
Réflexions sur le caractère adéquat de la nullité du bail pour sanctionner les manquements à des normes régionales ?
I. Une juxtaposition de compétences fédérales et régionales à propos du même objet (l’habitat)
1. L’ingénierie institutionnelle belge et l’histoire de la défédéralisation du pays (intervenue par à-coups ou vagues successives) ont ceci de particulier qu’elles ont abouti à répartir entre niveaux de pouvoir différents des compétences afférentes pourtant à la même réalité empirique ; la distribution s’est faite par discipline juridique en quelque sorte, plutôt que par objet. Il en va ainsi de la matière de l’habitat par exemple, écartelée depuis des décennies entre le niveau régional (compétent entre autres pour la politique du logement¹, de l’urbanisme² et de l’énergie³) et l’échelon fédéral (qui ne possède plus que quelques compétences relativement au logement, en matière fiscale essentiellement : impôt sur les revenus immobiliers des personnes physiques et fixation du revenu cadastral entre autres — attendu que le précompte immobilier⁴ et les déductions des intérêts des emprunts hypothécaires⁵ émargent déjà aux attributions régionales).
2. Dans ce schéma, le bail occupe une place particulière. Nonobstant la compétence de principe de la Région pour l’ensemble de la politique du logement, le législateur fédéral est resté longtemps compétent pour la matière de la location (sensu lato⁶). C’est que la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 et ses modifications ultérieures n’ont nulle part repris les règles de droit civil du bail parmi les matières transférées auxdites entités fédérées. Il en était traditionnellement déduit que l’État fédéral gardait la main pour légiférer dans le registre du bail et ceci, au titre de sa compétence « résiduelle »⁷ ; c’est ainsi qu’a été prise en 1991 une législation spécifique sur les baux de résidence principale⁸ par exemple (étant entendu que le droit commun de la location des biens immeubles est gouverné par les articles 1714 à 1762bis du Code civil).
La donne vient cependant de changer récemment : à la faveur de la sixième réforme de l’État (et de la loi spéciale du 6 janvier 2014), la question de la « location des biens ou de parties de biens destinés à l’habitation » vient de glisser elle aussi dans l’escarcelle des Régions⁹. Entrée en vigueur le 1er juillet 2014, la régionalisation du bail ne sera cependant effective qu’au jour où les Régions auront adopté une ordonnance ou un décret portant leur propre régime en ce domaine ; dans l’attente, les prescriptions fédérales trouvent toujours — et intégralement — à s’appliquer. Dès lors que le travail parlementaire mené par les Régions n’aboutira pas avant un à deux ans probablement, la législation en vigueur reste la loi du 20 février 1991 ainsi que le droit commun ; il est d’autant moins absurde de continuer ici à mobiliser cette législation que les Régions, attachées à une loi globalement consensuelle, s’abstiendront sans doute de faire table rase du passé, pour conserver tout ou partie des dispositifs anciens.
3. De cette juxtaposition de compétences à propos du même objet (l’habitat), il se déduit une conséquence majeure : si les Régions sont fondées à édicter des réglementations afférentes au logement (normes de salubrité par exemple), à l’urbanisme ou encore à la performance énergétique des bâtiments, rien n’est prévu par contre en ce qui concerne l’articulation de ces différents prescrits avec le contrat de bail, resté fédéral (pour l’heure encore). Or, d’importantes questions se posent, relatives principalement à la régularité de la convention locative. Par exemple, le bail qui porte sur un immeuble affecté d’infractions aux critères régionaux de salubrité est-il valable ? Quid, de ce point de vue-là toujours, si le logement a été conçu en méconnaissance des règles urbanistiques (sans permis d’urbanisme notamment) ? Et quelle validité pour le contrat de location conclu sans qu’ait été préalablement présenté au candidat le certificat PEB ? Etc.
On se trouve à cet égard dans un espèce d’angle mort puisque, répartition des compétences oblige, les Régions ne sont nullement habilitées à associer à leurs réglementations des conséquences proprement civiles (sur le bail)¹⁰. Pour débrouiller l’écheveau, appel doit être fait dès lors aux principes généraux du droit des obligations et à la théorie de la nullité, entre autres. Et puisque, à peine de déni de justice, les magistrats ne pouvaient prendre argument des lacunes de la loi pour refuser de trancher les cas litigieux à eux soumis, une intéressante jurisprudence s’est dégagée sur ce thème, dont on fera ici un ample usage ; les juges, en d’autres termes, n’ont eu d’autre choix que de composer avec les failles du texte et de faire preuve de créativité.
4. À nos yeux, les réglementations régionales produisant l’impact le plus fort sur le contrat de bail ont trait respectivement à la salubrité, à l’urbanisme et à la performance énergétique des bâtiments. Aussi, la présente contribution s’organise autour de ces trois domaines, qu’elle abordera dans cet ordre. Une réflexion sur le caractère adapté d’une sanction telle que la nullité (absolue) refermera notre propos.
II. Salubrité
II.1. Un double corps de normes à respecter
II.1.1. Des compétences parallèles, mais sécantes
5. S’il est un domaine où l’entrecroisement des compétences relatives à l’habitat se donne à voir de manière emblématique (et pose les difficultés les plus aiguës), c’est bien celui des normes de salubrité et de la qualité des habitations. Ils ont beau être cantonnés (en théorie) dans des registres distincts, ces deux échelons de pouvoir — fédéral et régional — entrent fatalement en concurrence de par leur objet : le logement mis en location.
6. Compétent pour le bail, le pouvoir fédéral a (logiquement) édicté des critères en cette matière, le premier. Ainsi la loi du 20 février 1991 relative au bail de résidence principale requiert-elle du bien loué qu’il réponde « aux exigences élémentaires de sécurité, de salubrité et d’habitabilité »¹¹. Et celles-ci ont été arrêtées le 8 juillet 1997 par le Roi¹².
7. De leur côté, habilitées à traiter du logement de manière générale (en ce compris le logement loué), les entités régionales ont fait de même. C’est que, par l’effet donc de l’article 39 de la Constitution et de l’article 6, § 1er, IV, de la loi spéciale du 8 août 1980, « le logement et la police des habitations qui constituent un danger pour la propreté et la salubrité publiques » sont devenues des attributions régionales. En cette matière, la Région jouit d’une « compétence sans réserves »¹³ ; le logement, en effet, figure parmi les politiques dites de pleine autonomie, dans lesquelles « les Régions règlent, sans immixtion de l’autorité fédérale, des blocs ou des secteurs homogènes de compétence »¹⁴.
Partant, les collectivités fédérées sont autorisées à régir la question entre autres de la salubrité¹⁵, ce qu’elles n’ont pas manqué de faire¹⁶. Et, signe incontestable de l’importance attachée à celles-ci, les normes régionales de qualité ont été déclarées d’ordre public par la doctrine¹⁷ et la jurisprudence (qu’on soit en Flandre¹⁸, en Wallonie¹⁹ ou à Bruxelles²⁰), Cour de cassation en tête²¹. En cause, notamment, le fait que ces prescriptions soient rehaussées de sanctions pénales²² (à l’exception, toutefois, de la Région de Bruxelles-Capitale)²³. Pour rappel, est traditionnellement dite d’ordre public la loi qui, suivant l’enseignement de la Cour de cassation, touche aux intérêts essentiels de l’État ou de la collectivité ou lorsqu’elle fixe, dans le droit privé, les bases juridiques fondamentales sur lesquelles repose l’ordre économique ou moral d’une société intéressant la généralité des citoyens ou certaines catégories d’entre eux²⁴.
À titre de comparaison, le label d’ordre public ne coiffe nullement les dispositions de la loi du 20 février 1991 sur les baux de résidence principale (même si le point est sujet à controverse, tant d’un point de vue jurisprudentiel²⁵ que doctrinal²⁶). Celle-ci vise avant tout à protéger les intérêts privés des bailleurs et, à titre principal²⁷, des locataires.
8. Les Régions ne se sont pas contentées d’édicter leurs prescrits propres ; soucieuses de donner à ceux-ci une pleine effectivité, et exploitant la théorie des pouvoirs implicites²⁸ (qui leur a permis de s’emparer graduellement de matières qui ne lui étaient a priori pas dévolues), les entités régionales sont allées jusqu’à subordonner formellement l’introduction sur le marché locatif de certains types de logements à l’obtention préalable d’un document administratif certifiant la conformité du bien (le « permis de location » en Wallonie — pour les biens de moins de 28 m² et les logements collectifs²⁹ — ainsi que « l’attestation de conformité » à Bruxelles pour les logements d’une superficie inférieure à 28 m² et les meublés³⁰). Le tout, sans que la Cour constitutionnelle trouve à y redire³¹... étrangement à notre estime³². Certes, les standards régionaux ne constituent pas sur le plan civil des conditions de mise en location³³ (auquel cas ils contreviendraient aux règles répartitrices de compétence) ; il n’en reste pas moins que l’habitation donnée à bail doit également y satisfaire (en sus, naturellement, du respect dû aux normes fédérales) si le propriétaire entend éviter les — lourdes — sanctions qui s’y attachent : amende et/ou fermeture du bien³⁴.
Au minimum, en tous cas, on peut dire qu’aucun souci de cohérence avec la loi fédérale n’a guidé le législateur régional³⁵. Entre autres illustrations, la durée des permis wallon et bruxellois (cinq³⁶ et six³⁷ ans respectivement) ne coïncide en rien avec celle du bail de résidence principale (trois ans ou moins d’une part, neuf ans ou plus de l’autre)³⁸ !
9. Au final, on le voit, le même bien est censé respecter sur le marché locatif un double corps de règles (…auxquelles il peut arriver de se montrer contradictoires) : fédérales, pour la location en général, et régionales, pour ce qui concerne spécifiquement la qualité du bien. Et il doit subir des contrôles eux-mêmes différenciés (suivant qu’ils sont exercés au niveau fédéral ou par les entités fédérées), comme on le verra plus loin. C’est dire si l’activité législative déployée en ce domaine par les Régions exerce une influence décisive sur les droits et obligations des parties à un contrat de bail de résidence principale³⁹.
II.1.2. L’intégration du fait régional au sein de la loi fédérale
10. La montée en puissance de ce corpus normatif régional ne pouvait continuer à être ignoré par le législateur fédéral. En 2007, ce dernier décidait d’adapter la loi sur les baux de résidence principale en intégrant le fait régional en son sein. Si le bien loué doit toujours répondre aux exigences promues par l’arrêté royal de 1997, cela doit désormais se faire « sans préjudice des normes relatives aux logements établies par les Régions dans l’exercice de leurs compétences »⁴⁰. Et la loi du 25 avril 2007 de préciser que ces « conditions minimales » sont « impératives » (et, du reste, « obligatoirement annexées au bail »)⁴¹. Cette législation pèche cependant par imprécision puisqu’il est malaisé de savoir si ces « conditions minimales », appellation que l’on ne retrouve ni dans les normes régionales ni dans les règles fédérales, visent plutôt les premières, les secondes, ou les deux⁴².
11. Jusqu’ici, en fait, les juges ne mobilisaient les réglementations régionales qu’à titre incident ; le plus souvent, l’argument de la contrariété du bien aux normes régionales était soulevé par le locataire attrait en justice (pour arriérés de loyer par exemple) et soucieux de se délier du bail sans indemnité. Maintenant que la loi fédérale renvoie elle-même auxdits critères régionaux, les magistrats n’auront d’autre choix que de les prendre également comme étalon dans l’évaluation de la qualité du bien loué. « Le juge [...] dispose à présent de normes de référence supplémentaires pour apprécier si un logement litigieux est conforme aux normes minimales relatives à un logement décent », confirme Jérôme Sohier⁴³. Et la sanction sera démultipliée par le fait que, globalement plus sévère⁴⁴, la réglementation régionale contient bien souvent déjà (et dépasse) les normes « élémentaires » de qualité décrétées par l’arrêté royal du 8 juillet 1997. C’est dire l’ampleur de la révolution qui s’est mise en place, et dont le législateur n’a sans doute pas pris l’exacte mesure.
12. Quelle est, en définitive, la portée véritable de l’insertion dans le Code civil d’une pareille référence aux critères régionaux de qualité ? Il serait abusif d’affirmer que le sens-ci ressort clairement de la loi ou des travaux préparatoires. À nos yeux, il ne saurait s’agir en tout cas de dépouiller les normes régionales de leur caractère d’ordre public dans le but vain de les aligner sur le statut simplement impératif des règles fédérales de qualité ; les mettre ainsi sur le même plan dans la nouvelle loi et proclamer indistinctement qu’elles sont « impératives » ne va pas d’ailleurs sans créer une certaine confusion. En tout état de cause, ce « ravalement » de statut est impensable puisque les règles régionales sont sanctionnées pénalement (sauf à Bruxelles), ce qui leur confère un caractère d’ordre public par la force des choses. À notre estime, dès lors, la nouvelle loi sert surtout à faire prendre conscience aux juges chargés de mettre en œuvre la loi sur les baux de résidence principale que la qualité du bien loué ne s’apprécie plus à l’aune exclusive des standards fédéraux. La loi du 25 avril 2007 sert en ce sens d’opportune « piqûre de rappel », quitte à ce que les magistrats, vu la complexité de la matière, exploitent les rapports des services régionaux d’inspection pour disposer d’un avis éclairé sur l’état du logement pris en location. Surabondamment, il n’est pas interdit de penser que la référence aux normes régionales justifie de façon opportune l’insertion de celles-ci dans les annexes du bail⁴⁵. Comme l’y exhorte un auteur, il y a lieu, « entre le Code civil et les normes régionales », d’« oser faire le pas » et ce, « sans ambages »⁴⁶.
II.1.3. De nombreuses dissemblances pourtant
13. À prendre toutes deux en considération par le juge, les règles fédérales et régionales de salubrité accusent pourtant de nombreuses dissemblances, au nombre de trois au moins.
14. Tout d’abord, les règles fédérales et régionales de salubrité se distinguent par leur degré de sévérité, les premières se montrant passablement moins poussées que les secondes. Ou plutôt, les normes fédérales ont été délibérément conçues sur un mode minimal afin de ne pas empiéter sur les attributions fédérées (non encore mises en oeuvre à l’époque)⁴⁷. Qualifiés d’ « élémentaires » par la loi du 20 février 1991 elle-même, ces normes fédérales se contentent délibérément de fixer un seuil minimal de qualité, à charge pour les Régions de relever ce seuil, ce qu’elles se sont empressées d’ailleurs de faire, parfois considérablement⁴⁸.
Il n’est pas illégitime, au passage, de s’interroger sur la nécessité du maintien de prescriptions fédérales « absorbées » de facto dans les standards régionaux.
15. Les normes fédérales et régionales se démarquent aussi par leur appareil de sanction. Les premières évoluent à l’intérieur de l’orbite civiliste, entraînant le cas échéant exécution forcée des travaux ou résolution du contrat (assortie éventuellement de dommages et intérêts)⁴⁹, le tout à l’intervention d’un juge exclusivement. À l’inverse, les manquements aux règles régionales constituent de véritables infractions, punies sur le plan administratif (amende)⁵⁰ ou même pénal (amende, emprisonnement)⁵¹, débouchant in fine sur une possible fermeture du bien (décidée en dehors de toute procédure judiciaire).
Au passage, on relèvera que, malgré que le Code bruxellois du logement n’évoque en pareille hypothèse que l’interdiction à la « location »⁵², le Conseil d’État a récemment considéré qu’une décision administrative de non conformité du bien aux normes régionales n’empêchait pas uniquement la poursuite du bail, mais touchait à « l’habitabilité même » des lieux⁵³. Ceux-ci, en d’autres termes, ne peuvent plus être occupés « par qui que ce soit », pas même donc par leur propre propriétaire.
16. Par leur statut, enfin, critères fédéraux et régionaux diffèrent : les premiers sont revêtus d’un caractère « simplement » impératif là où les secondes ont été déclarées d’ordre public, on l’a vu. Une (nouvelle) divergence, d’importance, en découle : alors qu’elles n’avaient point vocation en théorie à interférer avec le domaine du bail, les normes régionales (d’ordre public) obligent le juge, en cas de violation, à soulever d’office la nullité (absolue) du contrat, ce dernier étant alors considéré comme n’ayant jamais été conclu⁵⁴.
17. L’écheveau, on le voit, est pour le moins embrouillé. Ajoute encore à cette intrication institutionnelle le fait que certains pans de la matière de la location sont déjà soustraits à la compétence fédérale, comme le bail de logement social, intégralement géré par les Régions⁵⁵ (depuis longtemps⁵⁶). Ce, sans même parler des compétences communales en matière de salubrité⁵⁷. On a là, au final, un véritable « enchevêtrement de dispositions de police administrative et de règles de droit civil, émanant de pouvoirs distincts »⁵⁸.
II.2. La nullité, solution (majoritaire) dégagée par la jurisprudence
II.2.1. La nullité comme résultat de l’application combinée des principes de droit des obligations
18. Saisi d’un problème locatif, comment dès lors le juge civil doit-il appréhender l’arsenal des normes régionales ? Il ne saurait en tout cas les ignorer ou les tenir pour irrelevantes, comme préconisent certains⁵⁹. C’est que le caractère d’ordre public dont est revêtu le prescrit régional contraint, en théorie, le juge de paix à intervenir d’office⁶⁰. Et son intervention ne consistera généralement pas à prononcer la résolution du bail, comme dans le cadre de la loi sur les baux de résidence principale. En l’absence de solution prédéterminée, appel est fait en réalité aux principes généraux du droit des obligations. À cet égard, l’article 1108 du Code civil conditionne la validité d’une convention à la présence d’une cause licite dans l’obligation. Pour leur part, les articles 1131 et 1133 du même code disposent respectivement que la cause est illicite quand elle est contraire à l’ordre public et que l’obligation sur une cause illicite est de nul effet. L’article 6 du Code civil, enfin, interdit de déroger aux lois qui intéressent l’ordre public.
Combinés, ces divers éléments conduisent à l’annulation du bail⁶¹ ; telle est en tous cas la solution dégagée par une jurisprudence majoritaire⁶² (mais pas unanime⁶³). Ce, notamment parce que ces règles régionales de salubrité mettent expressément en œuvre le droit constitutionnel à un logement « décent » consacré par l’article 23, alinéa 3, 3°, de notre charte fondamentale⁶⁴.
En tout état de cause, le sceau d’ordre public accolé aux réglementations régionales confère à la nullité un caractère absolu, empêchant par là toute confirmation par le preneur (celui-ci n’a donc d’autre possibilité que d’évacuer, incontinent, les lieux quand bien même il désirerait malgré tout y demeurer) et, à la fois, contraignant le juge de paix à soulever d’office la nullité⁶⁵. Tout juste le magistrat pourra-t-il, sur pied de l’article 1244 du Code civil, accorder au locataire des termes et délais pour lui permettre de trouver un nouveau logement⁶⁶.
19. En tous cas, il apparaît encore plus intenable pour le juge d’ignorer les normes régionales lorsque l’habitation a atteint un niveau de détérioration tel que la D.I.R.L. n’a d’autre choix que de prononcer l’interdiction immédiate d’occuper, sans laisser donc au bailleur la possibilité de réaliser les travaux de mise en conformité ; « il ne peut être contesté que le bien loué ne répond pas aux exigences du Code du logement puisqu’il y a eu interdiction immédiate de mise en location », a estimé en ce sens le juge de paix de Bruxelles⁶⁷. Loin d’être exceptionnelle, cette décision d’interdiction immédiate (presque égale en nombre aux interdictions prononcées au terme de la mise en demeure de réaliser les réfections requises⁶⁸) s’impose lorsque l’état du logement expose directement l’occupant à un péril direct pour sa santé ou son intégrité physique⁶⁹.
20. Quelles sont les conséquences juridiques et pécuniaires attachées à une annulation du bail ? Elles tiennent dans la dissolution, ex tunc, du contrat. Rétroactive par essence⁷⁰ (parce qu’il a manqué un élément essentiel à la conclusion du contrat, celui-ci est censé n’avoir jamais existé), la nullité suppose le remboursement au preneur des loyers indûment perçus par le bailleur⁷¹, ainsi que de la garantie⁷². En retour, celui-ci jouira d’une « indemnité d’occupation »⁷³ reflétant l’avantage dont a bénéficié le locataire, en termes d’hébergement, durant l’exécution du contrat annulé⁷⁴ ; la théorie de l’enrichissement sans cause peut d’ailleurs être invoquée à l’appui⁷⁵.
Certains juges procèdent à une compensation entre les deux montants ; les débours ainsi s’annulent (l’indemnité d’occupation étant fixée à un niveau qui correspond exactement aux loyers perçus)⁷⁶. De nombreux autres magistrats, toutefois, n’hésitent pas à minorer cette indemnité d’occupation, en fonction du degré d’insalubrité du bien et de l’ampleur des manquements du propriétaire⁷⁷ ; le solde (c’est-à-dire la différence entre les loyers restitués au preneur et l’indemnité d’occupation par lui versée) sert à réparer le locataire des troubles de jouissance qu’il a subis⁷⁸. Au vu l’état — dégradé — du bien, ils récusent donc toute équivalence et s’abstiennent de faire droit à une demande de compensation intégrale ; la différence entre les deux sommes fait alors office de dédommagement accordé au preneur. Il est vrai que, sur pied de l’article 1382 du Code civil, le preneur serait de toute façon fondé à réclamer des dommages et intérêts pour faire face qui aux frais de déménagement, qui au traditionnel surcroît de loyer provoqué par l’installation dans un nouveau logement⁷⁹, etc.⁸⁰
En règle, l’indemnité d’occupation couvre tout le temps qu’a duré le séjour effectif du preneur dans les lieux⁸¹. Cependant, il arrive que, pour son calcul, l’indemnité prenne fin le jour où l’insalubrité est officiellement reconnue par les autorités (constat du service d’inspection régional et/ou arrêté d’inhabitabilité du bourgmestre) ; l’appauvrissement du bailleur a une cause alors, à trouver directement dans le propre comportement — fautif — de celui-ci⁸². Cette manière de voir peut surprendre néanmoins dans la double mesure où la décision formelle des autorités ne change rien quant au trouble de jouissance subi réellement par le preneur et où ce dernier se maintient parfois dans les lieux (et continue ainsi à bénéficier d’un logement gratuit en quelque sorte⁸³) même après cette date.
Enfin, parce qu’elle amène à considérer que le bail n’a jamais existé, l’annulation du contrat rend rétroactivement sans objet les éventuelles demandes du bailleur relatives aux arriérés de loyer ou à une indemnité de relocation par exemple⁸⁴.
21. À l’analyse, la différence entre annulation et résolution pour inexécution fautive⁸⁵ du bail peut se révéler ténue puisque la résolution est susceptible également de valoir, à la partie qui n’est pas en tort, un dédommagement⁸⁶ (pour les frais de déménagement, le surcoût induit par le nouveau loyer, etc.). Certains juges ne font cependant courir l’indemnisation du preneur qu’à partir du moment où il a dénoncé au bailleur le trouble⁸⁷.
II.2.2. L’utilité et la valeur juridique des rapports des services régionaux d’inspection ?
22. À l’adresse du magistrat qui redoute peut-être, non sans raison, l’office nouveau à lui assigné (consistant à apprécier l’adéquation d’un logement à l’aune des exigences régionales de salubrité), signalons qu’il n’est pas dépourvu d’assistance extérieure puisque le bien peut avoir fait l’objet d’un rapport dressé par les services régionaux d’inspection, chargés précisément du contrôle de conformité dudit bien aux prescrits de qualité édictés par la Région en question. À titre de comparaison, le magistrat est davantage laissé à lui-même au moment d’apprécier, à l’occasion cette fois de l’application de la loi sur le bail de résidence principale, la compatibilité d’un bien avec les normes fédérales de salubrité ; pour pallier ce déficit, il doit s’en remettre à une expertise privée ou procéder, lui-même, à une