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Héros et Nageurs: Essai historique
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Livre électronique354 pages8 heures

Héros et Nageurs: Essai historique

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À propos de ce livre électronique

Des mers et des océans aux piscines chlorées en passant par les thermes antiques, la nage fait partie de l'histoire et de la culture de l'humanité dans toutes ses dimensions !

Voici probablement le plus beau livre écrit sur la nage, les plongeurs et les nageurs. Paru en 1992, Héros et Nageurs a d’emblée été salué comme tel par la critique anglaise et américaine. Panorama complet de la discipline, il entrelace tout à la fois l’histoire, la géographie – de la Grèce à la Polynésie –, la littérature – d’Homère à Patrick Leigh Fermor –, le cinéma, l’histoire de la peinture et bien sûr le sport. Depuis les Grecs et les Romains jusqu’aux Jeux Olympiques, des Anglais qui réinventent l’art de nager à l’orée du XIXe siècle en passant par le romantisme allemand, de l’art du plongeon suédois à l’école de natation japonaise, des fleuves des Indiens d’Amérique à la Californie de Johnny Weissmuller, ce livre nous propose surtout une psychanalyse, une « quête spirituelle de l’eau » : il nous plonge dans de profonds étangs au coeur de nos propres têtes. Charles Sprawson s’inscrit dans le sillage des plus grands auteurs – Goethe, Byron, Gide, Jack London, Pouchkine, Kevin Andrews ou Mishima – et nous fait comprendre qu’ils furent aussi des nageurs. Ils nous ont appris que l’immersion est une échappatoire vers le sublime et l’héroïque.
Traduit en italien et en allemand, voici la première édition française de ce magnifique récit, devenu livre culte.

Paru en 1992, ce récit historique de Charles Sprawson a été salué par la critique anglaise et américaine. Un panorama de la natation devenu culte et traduit pour la première fois en français !

EXTRAIT

Nous sommes allés nous restaurer dans le jardin de Butterfields, qui fut jadis la maison d’Errol Flynn, à l’angle de Sunset et Olive. Rose ne s’en tenait plus aux algues, aux graines de sésame et de tournesol. Sous les orangers, il évoqua tranquillement ses premiers souvenirs d’enfance en Australie, quand il nageait dans le réservoir de Manly, dans le bassin naturel de Bondi Beach, où les vagues passaient par-dessus les parois et le propulsaient dans un sens, vers des temps extraordinairement rapides. Les expériences les plus intenses avaient été des bains très matinaux dans le port de Sydney, où l’eau était suave, sa texture soyeuse, quand nager ressemblait à « une aventure dans un autre monde », notamment à Noël quand les fortes marées « King » affluaient du Pacifique. C’était dans ces conditions qu’il jugeait avoir fait ses meilleurs temps, avec un sentiment d’euphorie qu’il n’avait jamais vraiment connu dans une piscine faite de main d’homme. Pour Rose, nager supposait une implication sensuelle intense, une suite rythmée de sons à mesure que les mains tranchent l’eau qui passe sous le corps et forme une vague contre le côté du visage. Le rythme réduit l’effort. Avant la course, il écoutait une musique particulière proche du rythme de sa battue. La chanson de Glenn Miller, In the Mood, lui correspondait parfaitement. La principale qualité indispensable au nageur, continua-t-il, c’est le « sens de l’eau ». Il doit se servir des bras et des jambes comme un poisson de ses nageoires, être capable de ressentir la pression de l’eau sur les mains, de la retenir dans la paume tout en la retirant sans qu’elle puisse lui glisser entre les doigts.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une ode merveilleuse à la nage [...] Avec Charles Sprawson, et le poète Swinburne pour guide, on s’immerge dans « un monde bien plus glorieux que celui dont Dante lui-même a rêvé dans son paradis » — l’expérience est initiatique, inoubliable. - Nathalie Crom, Telerama
LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie7 juin 2019
ISBN9782512010395
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    Aperçu du livre

    Héros et Nageurs - Charles Sprawson

    guerre.

    Introduction

    Les dieux qui nous ont abandonnés depuis des siècles à Naples se trouvent encore en Inde, j’ai donc l’impression de rentrer chez moi. En Inde, je ressens ce qu’était l’Italie il y a bien des années.

    Francesco Clemente

    J’ai appris à nager en Inde, dans un bassin offert au collège par le joueur de cricket édouardien Ranjitsinhji. J’étais le seul élève anglais de l’école. Mon père en était le principal et Sir K. S. Ranjitsinhji, le Jam Sahib¹ de Nawanagar, en fut le plus éminent ancien élève, bien qu’il fût un prince parmi plusieurs autres au collège. Parfois, son successeur nous permettait de nous baigner dans les caves inondées de son palais proche, entre des colonnes qui disparaissaient mystérieusement dans l’eau noire. Les murailles du palais, en surface, étaient encore ornées des tableaux de jeunes nageurs par Tuke, collectionnés par le Jam Sahib pendant ses années passées à jouer au cricket en Angleterre.

    Dans cette région aride et reculée des plaines occidentales, aucun des autres Anglais ne semblait nager. On ne trouvait pas de bassins dans les jardins des administrateurs ni dans les cantonnements des soldats. Quand ils gagnaient les collines pour échapper à la chaleur, c’était surtout pour naviguer ou ramer sur le lac de Naini Tal. J’écris ces lignes sous une aquarelle de Samuel Daniell, de jeunes Indiennes qui se baignent et se lavent les cheveux dans une clairière de la jungle, entre les cataractes et les mares d’une rivière du Sud de l’Inde. Les représentations anglaises de cet immense pays nous montrent des Indiens plongeant depuis les balcons des temples ou se prélassant sur les hauts-fonds lacustres. Pour les Anglais eux-mêmes, en revanche, il semblait bien que nager ne fût pas tout à fait convenable. Ils estimaient devoir garder les apparences, comme dans ces portraits qu’a donnés Arthur Devis des Anglais et de leurs épouses solennellement vêtus, à la manière des personnages exquis de son père dans leurs jardins anglais, avec rien qu’une allusion exotique dans la courbure d’un palmier ou la feuille échancrée d’un bananier, voire un domestique indien, déférent et debout à l’arrière-plan. Tout se passait comme si les Anglais avaient à cœur le précepte de George Borrow, qu’un « gentleman » doit éviter de nager « car pour nager, il faut se dénuder, et quelle mine auraient bien des gens distingués sans leurs habits ? »

    Dans les souvenirs des soldats et des fonctionnaires, les mentions de la nage sont très rares. Pourtant, dans les récits de ces Anglais ayant voyagé en Inde pour des raisons personnelles, la nage, comme méthode de découverte de soi et d’accomplissement, de satisfaction de quelque inclination mystique de leur caractère, semble une expérience essentielle et enrichissante. Réveillé à l’aube par un rugissement de panthère dans la forêt, l’aventurier Eric Muspratt, qui arpentait le monde pour fuir la contamination de la civilisation, descend vers un « temple hindou solitaire, une simple arche de pierre munie d’un degré ouvert sur un petit lac d’eau douce comme le verre. Des palmiers l’effrangeaient, des nénuphars y flottaient. En me baignant là au lever du soleil, un sentiment d’adoration et de gratitude m’inonda. La quiétude reposait sur moi comme une bénédiction ». Dans sa tentative hardie d’escalader le K2, chargé d’innombrables volumes de poésie, Aleister Crowley fut confronté un matin, sur les piémonts de l’Himalaya, à un éclatant rideau blanc tendu à flanc de colline, constitué des dépôts cristallins issus d’une source chaude, telle celle de Pamukkale en Turquie, sommée d’un temple par les Romains, où je m’attardai jadis tout un jour, à lire les odes olympiques de Pindare sur une colonne submergée. Crowley grimpa jusqu’au sommet du rideau, jusqu’au bassin d’où il sortait la plus grande de semblables formations. « 10 mètres de diamètre, un cercle quasi parfait. C’est une baignoire digne de Vénus. J’ai dû convoquer ma conscience de la Divinité avant de me risquer à l’intérieur. L’eau est parcourue de délicates émanations soufrées, pourtant l’odeur est subtile et délicieuse. J’ai passé plus d’une heure à reposer dans sa chaleur de velours, dans l’air de la montagne, d’une sécheresse intoxicante. J’ai fait toute l’expérience de l’extase du pèlerin parvenu à la fin de ses tribulations. » Lors de ses ascensions de l’Everest, Mallory s’est baigné dans les cours d’eau du Cachemire. Pour lui, la nage, comme l’ascension, était une « nécessité émotionnelle et spirituelle ». Il était filmé par Odell, d’abord nageant convenablement en costume de bain, qu’il ôtait ensuite, « trouvant même une mare où plonger, et à répétition ».

    Dans mon plus ancien souvenir de l’Inde, je regarde au petit matin, à travers la mousseline d’une moustiquaire, mon père en train de pratiquer le yoga sur une petite serviette au pied de son lit, de tordre son corps en des contorsions et des postures qui semblaient étranges chez un principal. Il avait été influencé par une lecture récente, Les vies d’un lancier du Bengale de Yeats Brown, qui s’achève sur l’auteur méditant dans l’Himalaya, dans l’attente de l’aube après une nuit d’entretiens prolongés sur les mystères de l’amour et de la dévotion. Fumer du charas dans un houka suscitait des hallucinations chez Yeats Brown – il croyait s’insinuer par des trous de serrure, enjamber l’Himalaya. Ce livre, dont l’adaptation hollywoodienne célèbre l’aura de l’Inde impériale, était en fait la description d’une quête spirituelle, une tentative de s’immerger dans les rituels sensuels et mystérieux de l’Orient qui n’intéressaient guère le colonial ordinaire.

    Peu avant de m’envoyer dans un collège en Angleterre, mon père m’emmena faire un voyage de trois jours en train jusqu’à la côte méridionale de l’Inde. On nous prêta la voiture personnelle d’un maharadjah, nantie d’un balcon de métal à l’arrière, où nous restions tout le jour, aspirant à nager dans les rivières vertes peuplées de buffles et de garçons rieurs tandis que le train franchissait leurs ponts avec fracas. Une fois que nous sommes arrivés dans le Sud, tout notre temps s’est passé à nous baigner parmi les cours d’eau et les cascades dépeints dans les gravures de Daniell, sacrés pour les hindous et fréquentés par d’innombrables dévots, bien qu’ils soient rarement visités aujourd’hui car des barrages en ont réduit le cours à de frêles ruisselets qui dégoulinent sur la paroi nue de la roche.

    C’est par ces rivières méridionales que Yeats Brown était attiré, où il trouvait « gloire et grâce » à s’abandonner, corporellement, à leur eau sacrée, d’ordinaire au clair de lune. La fenêtre de la chambre de notre petite villégiature du cap Cormorin ouvrait sur la mer. Mon père m’indiqua les rochers précis où Yeats Brown et le swami avaient jadis parlé et médité. « Une centaine de mètres au sud du temple de la Vierge, l’un des temples les plus antiques à l’extrémité du triangle indien, se trouve un plus petit sanctuaire voué au culte des ancêtres. C’est là que nous nous sommes dévêtus et avons gagné à la nage, à quelques mètres, deux rochers en forme de dômes contre lesquels les lames de l’océan Indien se jettent paresseusement, les parant de temps en temps d’une belle dentelle d’écume. C’est là, sur le plus éloigné des rochers, sans terre entre lui et l’Antarctique, que Vivekananda méditait en ce soir où il prit la grande décision de partir à la conquête de l’Ouest pour enseigner le védanta. » Yeats Brown d’ajouter une note : « Quand nous lisons le récit que nous fait Romain Rolland de la manière dont le pèlerin regagna l’Inde à la nage, comme s’il s’agissait de la Manche ou de l’Hellespont, et non d’un intervalle de cinq mètres, nous avons une illustration de la naissance des mythes. »

    Quoique très jeune, j’avais commencé de me forger une conception vague du nageur comme d’un être éloigné et coupé de la vie quotidienne, voué à un type d’exercice où l’essentiel du corps reste submergé et absorbé en lui-même. Il me semblait qu’il séduisait l’introverti et l’excentrique, les individualistes virant au solipsisme. L’été dernier, j’allais quitter Portofino quand je me suis rappelé que s’y trouvait l’antique maison des Yeats Brown. Dans les années 1860, le père de l’auteur avait acquis, pour 40 livres sterling, un castello mauresque abandonné sur le promontoire. Yeats Brown y interrompait son voyage, retour des Indes, pour y séjourner. Je restai donc une nuit de plus et, tôt le lendemain, je descendis entre les cyprès et les pins parasols vers une petite crique sablonneuse sous la maison. Je gagnai à la nage un rocher blanc et lisse au bas du sentier raide qui dévale son jardin. C’est de là, à en croire un cousin, que Yeats Brown avait satisfait sa « passion de la nage – un merveilleux plongeur – il plongeait et s’agrippait à un rocher en profondeur et nous faisait une grimace à travers l’eau translucide, durant de si longues minutes qu’il faisait grand peur à ses jeunes cousins ».

    Après l’Inde, mon père partit pour la rive opposée de la Méditerranée, en face de Portofino. Durant quelques années, nous vécûmes à Benghazi, non loin de l’antique cité grecque de Cyrène. Nous passions chaque Noël parmi ses ruines, seuls clients d’un hôtel fantomatique parmi les sapins. Le jour de Noël, nous observions un rite – nous baigner dans un bassin rocheux naturel, long et rectangulaire, aux parois incrustées de mollusques et d’anémones, où la légende voulait que Cléopâtre et les Romains eussent nagé. Les vagues se brisaient à un bout et en contrebas, sous la surface, reposaient la plupart des vestiges de la ville antique. La parution récente des livres de Hans Hass et Jacques Cousteau avait ouvert un monde neuf. Quand nous plongions nos visages masqués dans l’eau, émergeaient sur le sable rouillé les traces mystérieuses du contour des rues et des colonnades classiques, dont la sainteté était troublée par l’intrusion régulière de raies mantas qui battaient des ailes somnolentes parmi les colonnes brisées, quittant dans leur dérive l’obscurité ombreuse des profondeurs. Des fragments de sculpture, des piétements de fontaine s’éparpillaient dans notre appartement, sous forme de butoirs de porte et de serre-livres.

    À l’été, une compétition avait lieu à Benghazi. Mon meilleur ami, dont je croyais qu’il ne savait pas nager puisqu’il ne se mettait jamais à l’eau et passait son temps à faire de la voile, quittait nonchalamment les rochers où il bronzait pour gagner chaque course avec plusieurs mètres d’avance. Il disait que rien n’était plus simple pourvu qu’on se servît du crawl japonais. Je me demandais ce qu’il voulait dire. Il y a peu, je lui ai écrit, après plus de trente ans, après m’être procuré son adresse auprès de son ancien collège, pour lui demander de m’expliquer au juste ce que la formule signifiait. Au contraire de moi, il était évidemment passé à autre chose car dans sa réponse, envoyée depuis sa ferme africaine, il développa chaque détail de sa carrière depuis que nous nous étions fréquentés, mais sans faire la moindre mention de la natation.

    Dans l’antique bassin rocheux de Cyrène, mon imagination avait obscurément commencé d’associer la nage aux anciens Romains, mais les graines de ce livre furent semées durant les quatre ans où je travaillai à enseigner la « culture classique » dans une université arabe. J’y avais postulé après avoir remarqué une offre d’emploi en latin dans la rubrique des annonces personnelles du Times de Londres, alors que je faisais office de maître-nageur dans une vieille piscine victorienne de Paddington, si lugubre et si sale que personne n’y venait jamais. En Arabie, comme dans la piscine de Paddington, il n’y avait d’autre divertissement que la lecture, de sorte qu’au cours des longues après-midi, tandis que toute la ville dormait, je dévorais livre après livre parmi les ombres de la cour de notre maison de boue séchée du quartier arabe, puis à nouveau tard dans la nuit sous les étoiles, sur notre toit-terrasse crénelé. Puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire, je prenais des notes approfondies de tout ce que je lisais. La chaleur, l’atmosphère torride, l’absence de piscines me rendaient hypersensible à la plus fugace présence de l’eau, à toute référence passagère à la nage. En feuilletant aujourd’hui ces notes en lambeaux, je vois qu’à la page 180 du Soleil se lève aussi de Hemingway, un personnage « nageait les yeux ouverts et c’était vert et sombre », que le Babbitt de Sinclair Lewis était « l’un des meilleurs nageurs de la classe », que quand il se baignait, « les ombres des bulles d’air fixées à ses cheveux reproduisaient d’étranges mousses de la jungle ». Je me rappelle encore l’effet hypnotique des vers de Coleridge décrivant une mare rocheuse sous une cascade, où l’eau se regroupait sans cesse dans une « résurrection obstinée » pour former une figure de rose. Dans l’étrange climat où je vivais, si peu naturel, la signification extraordinaire de tous ces détails me frappait. Des paragraphes étaient dévolus à l’importance des fontaines chez Nathaniel Hawthorne, aux profondeurs variées de la mer chez Melville, aux poissons de l’étang de Walden chez Thoreau, au requin dans la littérature nord-américaine. Romans et poèmes semblaient tourner autour de l’eau et de la nage, d’une manière hors de toute proportion avec les intentions de l’auteur. Je compatis aujourd’hui, en avouant la folle inadéquation de ces notes, avec certain chroniqueur des débuts de la natation, qui consacra toute sa vie, au XIXe siècle, à une histoire du sujet et qui, dans ses voyages en Angleterre et en France à la recherche d’ouvrages, avait toujours « honte de demander aux bibliothécaires, avec force hésitation, s’ils avaient quelque livre sur la natation ».

    La bibliothèque universitaire comptait, parmi son étrange variété, une histoire française des Jeux olympiques. J’y tombai sur une relation passionnée des derniers mètres de la course entre Crabbe et Jean Taris qui décida du résultat de la finale du 400 mètres en 1932. Je me mis à faire des listes – tout comme Scott Fitzgerald l’avait fait de ses stratèges préférés et des maréchaux napoléoniens au cours des années perdues de sa « dépression » – des noms de nageurs de l’époque, les années soixante, comme Zac Zorn et Donna de Varona qui, tels les généraux du Sud pendant la guerre de Sécession, exhalaient panache et romanesque.

    Mais c’est en 1956, en lisant par hasard un reportage du Times alors que j’étais tout jeune élève au collège, que je pris conscience de la dimension homérique de la nage. C’était l’année des Jeux de Melbourne. À l’époque, Australiens et Australiennes dominaient chaque battue et il n’y avait de jour où l’on n’annonce qu’ils avaient établi un nouveau record. Leur nageur le plus éminent s’appelait Murray Rose. Il avait déjà gagné le 400 mètres quand on s’aligna pour le départ de la plus longue course, laquelle réunissait, dans une féroce rivalité, des représentants des trois principales nations de nageurs du siècle, les États-Unis, l’Australie et le Japon.

    « Ce soir, ce fut la finale du 1 500 mètres qui mobilisa l’attention sous les lampes à arc et qui s’avéra un triomphe incomparable pour tous les nageurs australiens. Il y a deux jours, Breen, des États-Unis, avait accablé les soutiens de l’Anglais de naissance Rose par la manière impressionnante dont il avait battu le record mondial de ce dernier de près de 7 secondes sous cette chaleur. À cette occasion, Breen avait pris la tête devant une opposition assez modeste au bout de 50 mètres, sans plus cesser de devancer le record chronométré. On redoutait ce soir qu’il ne pulvérise le mince Rose, apparemment moins fort, au cours des premiers 800 mètres, mais il s’est trouvé que Breen n’a jamais pu échapper aux attentions pressantes du jeune Australien ni à celles de Yamanaka.

    L’atmosphère était encore plus tendue que d’habitude au départ, tandis que les huit finalistes se penchaient, bandant leurs muscles, sur les plots et que le pistolet, toujours aussi déstabilisant sous les échos de cette grande salle, les faisait piquer et plonger. Breen, le mieux parti, touchait pour la première fois avec une demi-longueur d’avance sur Yamanaka, Rose suivant à quelques centimètres pour la troisième place. Au bout de huit longueurs de bassin (400 mètres) tous trois s’étaient écartés les uns des autres et le chronomètre indiquait 4 minutes 36 secondes 6 centièmes, près de 4 secondes plus vite que le record mondial décroché par Breen mercredi. Juste après 800 mètres, alors que leur temps à présent retardait d’une seconde et demie sur le record mondial, Rose, qui était resté en à l’affût, a pris tranquillement la tête et dès ce moment sans être rattrapé. Breen n’a cessé de fouetter l’eau juste derrière, à sa manière inélégante, pendant encore six longueurs, puis Rose s’est écarté de lui d’une longueur. Aux 1 200 mètres, Yamanaka avait dépassé Breen pour prendre la deuxième place, puis, comme l’Américain commençait à céder du terrain, le Japonais s’est mis à rattraper Rose. Cent mètres avant la fin, Rose avait deux longueurs d’avance, mais Yamanaka remontait rapidement et les derniers 50 mètres se sont nagés dans de grands rugissements d’encouragements, ceux des spectateurs australiens, et sous les cris sauvages des soutiens et journalistes japonais surexcités, de l’autre côté. Cependant Rose avait couru la course la plus intelligente et c’est lui qui est arrivé à bon port assez tranquillement, mais on peut penser qu’une longueur de plus aurait donné un résultat différent. »

    En fouillant les vieux numéros du Times trente-cinq ans plus tard pour relire ce reportage, je me suis demandé pourquoi il m’avait fait une telle impression à l’époque. De ma vie, je n’avais encore ne fût-ce que jeté un coup d’œil sur ce journal et c’était le seul qui décrivît la course par le menu. En fait, aucun autre quotidien n’en faisait la moindre mention. Je savais qu’aucun autre élève du collège n’aurait lu le reportage, ou si c’était le cas, qu’il ne lui accorderait aucun intérêt. Peut-être était-ce dû à la distinction revêtue par le Times, le fait qu’il ratifiait et reflétait une obsession si ésotérique chez moi qu’elle ne pouvait se communiquer, puisqu’elle était dans une grande mesure le fruit d’une enfance et d’expériences essentiellement différentes. À l’âge où l’on cherche des héros, j’étais attiré par l’exploit déterminé de Rose, souple et à l’affût, « mince, apparemment moins fort », encadré par deux rivaux éprouvés et brutaux, sorte de David parmi des Goliath. J’admirais aussi la douceur de son nom, sa froide intelligence, la calme maîtrise qu’il avait paru exercer d’emblée, son style gracieux, délié. J’apprendrais plus tard qu’il nageait de préférence la nuit, dans une piscine éclairée artificiellement.

    À quatre ans de là, je me trouvais allumer la télévision tard un soir, pendant les Jeux olympiques de Rome, et voici qu’apparut sur l’écran moucheté la silhouette tout juste reconnaissable de Rose, agrippant l’échelle pour émerger avec modestie du bassin, après avoir remporté une nouvelle médaille d’or. Ce n’était pas le genre à lever le poing triomphalement. Blond, aux proportions classiques, il incarnait pour moi, adolescent maussade récemment revenu de sa première visite dans les musées grecs, tout ce que je n’étais pas. J’entends encore ma mère me dire, sans grande conviction : « Ne t’inquiète pas, tu as peut-être plus de cervelle. » La mère de Rose écrirait que ses objets les plus chers, enfant, étaient ses livres « très usagés » des auteurs grecs antiques. « Il les étudiait et y pensait constamment », tandis qu’elle l’élevait avec un régime d’algues, de graines de sésame et de tournesol pour le pénétrer de « la révérence grecque pour un esprit discipliné et un physique accompli ».

    Lors d’une visite récente à Los Angeles, j’ai été sidéré d’apprendre de Richard Lamparski, chroniqueur apprécié des fortunes déclinantes des vedettes hollywoodiennes, que Rose habitait là, juste au bout de sa rue, en fait. Désormais marié à une ancienne première danseuse du Joffrey Ballet, il avait reçu une bourse d’études de l’Université de South California après ses triomphes olympiques, y avait joué Hamlet dans une mise en scène de l’université, puis quelques seconds rôles dans les « films de plage » du début des années soixante. Nous sommes convenus de nous retrouver pour une partie de squash et de natation dans le vénérable Los Angeles Athletic Club, au milieu des immeubles de bureaux et des gratte-ciel du centre-ville. Après une partie intense, je l’ai laissé pour nager une heure, puis ai proposé une course sur quatre longueurs. Il m’avait regardé nager et avait compris que je ne présentais aucun risque : il est resté tranquillement entre deux eaux et m’a fait signe de partir quand je voudrais. Il me suivrait. Arrivé à mi-chemin, j’aurais presque pu être en tête, mais alors il s’est contenté de glisser devant, dans son style gracieux, naturel, pour gagner facilement. Et c’était bien normal. Des entraîneurs nord-américains ont dit de lui que c’était le plus grand nageur qui ait jamais vécu, plus grand même que Weissmuller. Encore récemment, il avait amélioré ses temps par rapport aux Jeux olympiques. Il restait très semblable d’aspect à ce qu’il avait été à son apogée et j’avais noté qu’il avait les longs pieds et mains dont semblent dotés tous les meilleurs nageurs.

    Nous sommes allés nous restaurer dans le jardin de Butterfields, qui fut jadis la maison d’Errol Flynn, à l’angle de Sunset et Olive. Rose ne s’en tenait plus aux algues, aux graines de sésame et de tournesol. Sous les orangers, il évoqua tranquillement ses premiers souvenirs d’enfance en Australie, quand il nageait dans le réservoir de Manly, dans le bassin naturel de Bondi Beach, où les vagues passaient par-dessus les parois et le propulsaient dans un sens, vers des temps extraordinairement rapides. Les expériences les plus intenses avaient été des bains très matinaux dans le port de Sydney, où l’eau était suave, sa texture soyeuse, quand nager ressemblait à « une aventure dans un autre monde », notamment à Noël quand les fortes marées « King » affluaient du Pacifique. C’était dans ces conditions qu’il jugeait avoir fait ses meilleurs temps, avec un sentiment d’euphorie qu’il n’avait jamais vraiment connu dans une piscine faite de main d’homme. Pour Rose, nager supposait une implication sensuelle intense, une suite rythmée de sons à mesure que les mains tranchent l’eau qui passe sous le corps et forme une vague contre le côté du visage. Le rythme réduit l’effort. Avant la course, il écoutait une musique particulière proche du rythme de sa battue. La chanson de Glenn Miller, In the Mood, lui correspondait parfaitement.

    La principale qualité indispensable au nageur, continua-t-il, c’est le « sens de l’eau ». Il doit se servir des bras et des jambes comme un poisson de ses nageoires, être capable de ressentir la pression de l’eau sur les mains, de la retenir dans la paume tout en la retirant sans qu’elle puisse lui glisser entre les doigts. Rose croyait que ne réussissaient que ceux qui éprouvaient pour elle une affinité naturelle, comme les sourciers. L’eau peut parfois devenir une obsession, comme dans le cas de Rick de Mont, un superbe styliste de la natation, qui a remporté une médaille d’or en 1972, laquelle lui fut retirée quand on détecta dans son organisme des traces d’un médicament contre l’asthme prescrit par le médecin de l’équipe. Aujourd’hui il vit à Tucson, à la lisière du désert d’Arizona, et se voue à une « quête spirituelle de l’eau ». Tel un sourcier, il peut deviner où les oueds sont susceptibles de se former soudain après la pluie et il fixe à l’aquarelle leur présence éphémère. De grands tableaux à l’huile, nourris par ses rêves, révèlent les formes imprécises de poissons préhistoriques nageant dans les rivières de la jungle. Il goûte le bruit de l’eau, son contact sur ses mains et ses jambes. Pour de Mont, les cours d’eaux et les rêves « forcent » l’interprétation.

    Pour intensifier ce sens de l’eau, les nageurs australiens des années cinquante commencèrent à s’épiler les jambes avant les courses importantes. La pratique se répandit en Amérique en 1960 quand Rose s’installa à Los Angeles. Les nageurs des États-Unis se mirent à s’épiler, outre les jambes, les bras, la poitrine et à se raser la tête. Des minutes entières s’effacèrent des records sur les plus grandes distances. Ce n’était pas tant l’élimination des centaines de minuscules bulles d’air qui s’attachent aux poils et ralentissent le mouvement qui comptait, que son effet psychologique. Rose a décrit la conscience sensuelle immédiate de l’eau au moment du plongeon, le sentiment d’être suspendu, uni à l’élément, le surgissement soudain de puissance comme celui éprouvé par les danseurs de ballet qui s’épilent pour activer les extrémités nerveuses. Quand un nageur réussit un bon temps, la première question qu’on pose toujours est « épilé, ou pas ? » Le problème est ensuite de savoir quelle est la fréquence possible de cette épilation. Si l’on peut la retarder jusqu’après les épreuves de sélection ou les éliminatoires préliminaires, elle donne un avantage psychologique sur les rivaux. L’épilation est devenue une science complexe. Le secret, c’est de ne pas l’exagérer sous peine de perdre l’excitation, d’espacer les épilations de manière à ôter davantage de poils quand il le faut. Avant la course, on remarque parfois des nageurs se frotter les mains sur le revêtement rugueux des plongeoirs, à la manière d’un cambrioleur de coffre enduisant de sable le bout de ses doigts pour en accroître la sensibilité. Les Allemandes de l’Est ont repoussé encore les limites de l’épilation en adoptant la « combinaison de peau », taillée dans une seule épaisseur de nylon extensible qui paraît collée au corps. Au début, les cameramen embarrassés ne consentaient à ne filmer que leur cou et leur tête, mais aujourd’hui on les accepte partout. Quant à l’Australienne Dawn Fraser, elle affirmait qu’elle aurait pu battre n’importe quel record si on lui avait permis de nager nue. La nudité remonte aux Jeux olympiques grecs, quand Orsippos se défit de son pagne, ce qui lui donna un avantage visible.

    Les nageurs olympiques sont soumis à des conditions qui leur sont spécifiques. Ils restent seuls dans leurs couloirs. Ils ne convergent ni ne se touchent comme les coureurs. Le hasard joue un rôle considérable même au plus haut niveau. Un nageur peut être très loin en tête à la fin, et pourtant mal rythmer sa dernière battue, ou être placé dans un couloir où il lui faudra respirer de son « mauvais côté » jusqu’à la dernière longueur. Une photo de 1936 montre le Japonais Uto très en avance vers la fin de la course, qui va pourtant s’incliner devant l’Américain qui le remonte à l’extérieur. En restant à la hauteur de la hanche d’un adversaire, un nageur peut être porté par son aspiration, profiter de sa force d’inertie et aussi agir comme une ancre sur celui qui le devance. « Je me suis contenté de glisser sur son sillage », répondit Armstrong aux reporters qui se demandaient comment il avait pu battre Biondi.

    Au reste, les physiques des nageurs ne ressemblent pas à ceux des autres athlètes. Les meilleurs nageurs excellent rarement dans d’autres sports car leurs corps sont trop subtilement accordés pour s’y adapter. Les muscles d’un nageur sont longs et souples. « On ne peut rien faire de violent ni de brusque dans l’eau, notait Bachrach, le grand entraîneur des années vingt à Chicago. Une pierre elle-même met du temps à couler. Les choses se font de manière relaxée, avec une ondulation semblable à celle du serpent. » Pour avoir observé la vitesse supérieure des longs poissons minces comme le sandre canadien et le brochet, il recherchait les nageurs « serpentesques » et jugeait avoir trouvé la silhouette parfaitement profilée dans l’élastique Weissmuller.

    Bachrach affirmait qu’en nageant, on doit ignorer ses rivaux. « Dans la plupart des sports, ils ont un effet physique sur votre performance, à la nage elle est purement psychologique. Si vous vous inquiétez de ce que fait votre rival, vous détournez votre esprit de ce que vous faites et manquez donc de vous concentrer sur votre performance. » Une fois qu’il a touché l’eau,

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