Bal musette 1961: Roman
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Musicien, accordéoniste, grand amateur de jazz, Pierre-Jean Susini s’est aussi découvert une passion pour l’écriture de pièces de théâtre en langue corse et pour le roman. Bal Musette 1961 lui donne l’occasion de rappeler la place que mérite la musique en tant que fait de société.
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Avis sur Bal musette 1961
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Aperçu du livre
Bal musette 1961 - Pierre-Jean Susini
Valse musette
Paris XIe arrondissement, avril 1961
Passer mon samedi soir rue de Lappe au Balajo était devenu une habitude, un rituel même, comme figé dans le marbre d’une tradition. Si d’aucuns préfèrent aller à la messe le dimanche, à la pêche dans la Manche, à la chasse en Sologne ou au bistro en Catalogne, personnellement venu le samedi, je m’enquille à la Bastille, je m’esbaudis de valse musette non loin de la rue de la Roquette.
Ah, la valse ! la valse à trois temps, ce qui est un pléonasme d’ailleurs, une valse est toujours à trois temps, sauf quand elle est à mille temps mais tout le monde n’est pas Jacques Brel.
J’ai réfléchi et je sais ce qui me plaît dans le rythme à trois temps, c’est le pas de côté. Dans un monde où tout va si vite aujourd’hui, où l’on enseigne l’art d’aller le plus rapidement possible d’un point A vers un point B, dans une société où il n’y a d’autre alternative que de suivre un chemin tout tracé, je pense qu’il est nécessaire de savoir prendre un temps, un sur trois donc, pour se regarder vivre.
Si j’osais, je dirais qu’il faut introduire le pas de côté dans la dialectique du marcher droit.
Allez, j’ose ! Cela doit être mon côté un peu décalé qui me pousse à dire des choses bizarres.
Cela dit, nous sommes en 1961 et, même bien planqués derrière les banquettes en moleskine de leurs dancings favoris, les amoureux de la valse musette pourront-ils tenir très longtemps face à la vague du rock’n’roll venue d’outre-Atlantique ? Que dis-je la vague, la déferlante !
Chuck et Elvis ont commencé à creuser leurs microsillons jusqu’au fin fond de nos terroirs et nul ne pourra les arrêter. Sam va devenir notre oncle à tous !
C’est inéluctable, la machine est en route, le moteur est lancé et en allumant votre poste radio le matin, prenez bien garde au retour de manivelle qui a balayé « le retour des hirondelles », cette si jolie valse que l’on n’entendra plus.
Alors nous pouvons bien tenter de tirer les dernières cartouches de nos arguments symboliques, dire que le musette est un formidable moyen de communication pour le peuple, car il lui permet de faire résonner sa gouaille contre la musique trop classique en particulier, contre l’ordre trop établi en général. Nous pouvons dire que le soufflet de l’accordéon remplit nos poumons de l’air dont on nous a privés en polluant notre humeur, nous pouvons dire que le musette est l’expression de la mélancolie des hommes au même titre que le blues dans les champs de coton de la Louisiane au début du siècle ; dire que même en mode mineur nos javas représentent une mode majeure, et enfin que le musette est la musique des faubourgs et nul besoin de valse à Vienne pour faire de la rue un palais.
Oui, nous pouvons tout dire, sauf que John Lee a mis le Hooker en route, que Little Richard n’a de petit que son surnom et que Bill Haley a déjà déboulé de sa comète.
Be bop ! Ouh là là que ça fait mal ! C’est un choc que le rock, le choc des civilisations entre une musique de bastringue et une sonorité de dingue, la confrontation entre le trémolo d’un accordéon et le hurlement produit par le vibrato d’une pédale wah-wah et l’on ne peut que constater les dégâts causés par la dissonance anachronique. L’ambiance est électrique !
En parlant d’anachronisme d’ailleurs, je me pose là ; qu’est-ce que peut bien faire un gars de trente ans dans un endroit pareil alors que tous ses potes vont danser le madison au Palladium ?
Voilà ce qui arrive lorsque l’on est nourri à la graine du musette depuis tout petit, avec un paternel qui écoutait la « reine de musette » ou les « espoirs perdus » du matin au soir sur son « teppaz ».
Ah, papa ! il aurait tant aimé que je joue de l’accordéon. Il m’a même donné un prénom d’accordéoniste célèbre, Fredo comme Fredo Gardoni, enfin Frédéric pour l’état civil.
Sur le choix de mon prénom, maman n’avait pas eu voix au chapitre, le grand jury des légendes de l’accordéon que présidait papa avait déjà pris la décision, mais question autorité, il faut dire que ma mère eut bien le temps de se rattraper sur d’autres aspects de leur vie commune.
Bien, mais finalement tout cela pour rien, j’ai rompu les liens sacrés des fonts baptismaux et je n’ai jamais persévéré dans l’accordéon, au grand désespoir de papa.
En fait, je ne comprenais pas que l’on puisse me confier un instrument si grand, si lourd qui me labourait les cuisses à chaque mouvement de soufflet. Et puis j’avais des difficultés avec le solfège, alors je me suis vite persuadé que je n’étais pas doué pour la musique, c’était la meilleure raison que je trouvais pour arrêter ; et surtout, il était impensable, pour le gamin que j’étais, de critiquer les méthodes d’enseignement et de remettre ainsi en cause l’autorité d’un adulte.
Toutefois, je me suis interrogé a posteriori sur les qualités intrinsèques de mon professeur, je trouvais qu’il me criait beaucoup dessus quand même ; il s’agissait pourtant d’un monsieur très gentil en dehors de cela, ami de papa, excellent accordéoniste, mais quelque chose ne passait pas.
Évidemment, je vivais très mal cette situation d’échec, moi qui étais plutôt habitué à avoir de bons résultats, voire de très bons résultats scolaires. J’allais même jusqu’à imaginer que mon prof ne supportait pas mon côté « premier de la classe » à l’école et qu’en me criant dessus, il se vengeait de toutes les brimades qu’il avait dû lui-même subir pendant sa propre scolarité ; ce qui peut se passer dans la tête d’un enfant tout de même !
C’est ainsi que bon an mal an, j’ai mené une vie d’usurpateur de prénom. Dommage ! sans doute suis-je passé à côté d’une belle carrière. Qui sait ? J’aurais pu devenir le nouvel André Verchuren.
Bon, ma grande carrière était une chose, mais je n’avais pas encore vu Gisèle ce soir.
Ah, la voilà qui arrivait :
— Alors, Fredo, cela fait longtemps que tu es là ? demanda-t-elle tout en m’embrassant et en prenant place à la table.
— Non, non, je viens d’arriver, lui répondis-je alors que j’étais là depuis une heure.
Qu’est-ce que tu veux boire, Gisou ?
— Une Suze, comme d’habitude, s’il te plaît.
Je me dirigeai vers le comptoir. Attendant que l’on me serve les boissons, je me posai pour contempler mon samedi. La piste de danse du Balajo n’était pas très remplie ce soir ; quelques couples virevoltaient joyeusement, des femmes entre elles surtout. Les femmes adorent danser, elles viennent pour cela ; les hommes, c’est moins évident.
Et puis mon regard se tournait inévitablement vers Gisèle ; je connais des épreuves plus pénibles que celle de poser ses yeux sur Gisou ; elle offrait un si joli tableau dans sa belle robe vichy et elle n’avait nul besoin d’agrémenter cette scène de geste délicat comme sortir le poudrier de son sac ou ajuster les bracelets à son poignet, si ce n’était pour rajouter de l’élégance à sa beauté.
Ses cheveux blonds très courts lui donnaient un faux air de l’actrice Jean Seberg, disaient ses amies ; moi je pense qu’elle en était le sosie.
Le temps que mettait le barman à casser ses glaçons me permettait de vérifier l’effet « Gisou » auprès de la gent masculine, c’est qu’elle attirait les regards, ma Gisou.
Mais en fait, elle n’était pas à moi, nous n’étions pas ensemble même si nous étions souvent ensemble ! Nous nous étions connus à l’école primaire ; à l’époque, j’habitais au 56 de l’avenue Ledru Rollin avec mes parents ; Gisèle demeurait au 52 ; la même école, la même rue, nous étions faits pour être amis. La seule chose qui nous séparait était que nous n’étions pas dans la même classe, lorsque je suis arrivé au cours préparatoire Gisèle était déjà au cours élémentaire première année ; un autre monde !
En fait, Gisou était la grande sœur que je n’avais pas eue, elle venait à la maison, nous faisions les devoirs ensemble et ma scolarité est passée comme une lettre à la poste. C’est pourquoi j’ai fait carrière à la Poste.
Je n’avais jamais vu un barman qui mette autant de temps pour casser les glaçons, si cela continuait j’allais remonter mon arbre généalogique et retracer l’historique de mes ancêtres.
— Une Suze et un Gin limonade, voilà pour toi Fredo, ça fait un franc quatre-vingts !
— Merci, Alain, tiens, et garde la monnaie.
Pendant qu’Alain me servait, je vis que Lætitia avait pris place à notre table et je fis rajouter un Coca-cola à ma commande.
Lætitia était une jolie brune aux cheveux couleur corbeau ; voici un coloris d’oiseau très utile pour désigner à la fois une teinte dont on pense qu’elle est au maximum de sa nuance et pour donner un côté mythologique qui conviendrait à une déesse antique.
Si la jeune corse était là, Régis ne tarderait pas à apparaître, lui qui la suivait comme un aimant, dans les deux sens du terme.
— Bonjour Lætitia, je t’ai pris un Coca, ça va ? dis-je en regagnant notre table avec le plateau, car j’étais un peu comme chez moi au Balajo, jusqu’à faire le service moi-même.
— Oui, merci beaucoup, Fredo, c’est parfait !
— Et Régis ?
— Tiens, quand on parle du loup, me répondit Lætitia en voyant arriver son compagnon.
Régis rejoignait notre table, tout sourire, la démarche féline, toujours sûr de lui, on ne pouvait que le remarquer. Il possédait l’aura naturelle de ces personnes qui attirent immédiatement l’attention sur elles ; cela se ressentait à la manière dont le volume des conversations baissait d’intensité quand il pénétrait dans une pièce. Le fait qu’il soit toujours tiré à quatre épingles, costume clair impeccable, cheveux bruns plaqués, chaussures vernies, rajoutait à son charme personnel.
Malgré tous mes efforts vestimentaires, je parvenais tout juste à faire office de garçon d’honneur, mais je savais accueillir :
— Salut mon Régis, nous n’attendions plus que toi.
— Salut Fredo, bonjour les filles, dit Régis en faisant la tournée des bises. Oui, tout le quartier de la République était bloqué, c’est à propos de l’Algérie ; alors je n’ai pas réussi à savoir si c’était pour ou contre l’indépendance ou je ne sais pas trop…
— Non je crois que c’est suite à la manifestation de la semaine dernière… oui vous savez quand la police elle a tiré sur la foule, c’était pour protester contre cela, enfin voilà, poursuivit Gisèle.
— Bon, les enfants, on ne va pas parler des manifs toute la soirée. Allez, Fredo, invite-moi, il y a un tango, allez ! proposa Lætitia qui devait probablement se sentir mal à l’aise au regard de la situation de son père qui était précisément le directeur de cabinet du préfet de police de Paris.
— Oui mais après, Régis, qu’est-ce qu’il va dire, Oh ! plaisantais-je sachant que Régis ne voyait aucun inconvénient à ce que je danse avec Lætitia.
Et me voilà enrôlé dans un tango langoureux, « Yo no se » : je ne sais pas. En tout cas, moi je sais qu’il n’est pas besoin de mots pour exprimer les émotions comme le fait le bandonéon. Quelle douce mélancolie ! Quel instrument ! La manière sensuelle qu’il a d’alanguir les notes, de faire vibrer ses lames, donnerait presque l’impression qu’il pleure. Il n’y a nul doute qu’une partie de l’âme humaine est contenue dans les plis de ce coffret si savamment étirés par les bras du musicien.
Et puis, j’ai le sentiment que ce genre de musique rend tout le monde beau ; bon, je ne suis pas laid, je serais même plutôt beau gosse d’après ce que l’on dit, mais voilà… et alors danser dans les bras d’une fille comme Lætitia ; tiens, elle a presque le type argentin finalement.
— Tu as l’air dans tes pensées, Fredo.
— Oui Lætitia, j’étais en train de penser que l’on pourrait te prêter le type argentin.
— Ah oui, oh tu sais, le type, les origines, c’est un peu bizarre tout ça. Regarde ton père, il était italien et puis…
— C’est vrai, tu as raison, cela ne veut pas dire grand-chose.
Effectivement, papa était d’origine italienne et il était blond aux yeux bleus. Ses camarades d’école à Naples l’avaient surnommé « l’Austriaco », l’Autrichien, c’est dire.
D’ailleurs cela lui est resté, ses plus vieux copains qui avaient immigré d’Italie comme lui dans les années 1900, l’appelaient encore ainsi, Aldo Bellocchio l’autrichien. Cela ne le gênait pas, papa.
Il n’y a pas grand-chose qui le gênait… C’était un homme tranquille, comme disait maman.
Je pense qu’il avait eu une enfance heureuse malgré les conditions de vie difficiles de l’époque et qu’il s’était construit dans un climat d’affection au milieu de cette compagnie italienne débarquée à Paris au début du siècle ; si bien que mon père, je l’ai toujours connu heureux.
Il m’arrivait de m’arrêter certains soirs dans son atelier de ferronnerie, je commençais à faire mes devoirs tranquillement dans un coin avant d’aller à la maison quand maman rentrerait du travail.
Le vendredi soir, c’était souvent la fête quand ses copains débarquaient avec une bonne bouteille de Chianti. Ça riait, ça chantait les vieilles chansons napolitaines avec Costantino à l’accordéon ; la fisarmonica, comme ils l’appellent en Italie. Il me manque tant, papa !
****
La musique s’arrêta, et avec elle le tempo de la vague argentine qui avait si délicatement déferlé sur le rivage du Balajo.
— Merci mister Fredo, tu danses de mieux en mieux.
Je répondis à Lætitia par un sourire amusé, sachant qu’il ne s’agissait dans sa bouche que d’un demi-compliment ; j’étais loin d’être le meilleur danseur de la piste.
— Oh là là, c’était un vrai tango endiablé, plaisanta Gisèle quand nous regagnions la table.