Ruptures
Par Dominique Poskin
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À propos de ce livre électronique
Au début des années 40, les parents du jeune homme sont emprisonnés par Staline, peu avant l’invasion allemande. Seul, mais riche de ses rencontres pleines d’empathie, ou d’amour, Vassili traversera le siège de Leningrad et une partie de la guerre dans l’Armée rouge. Réfugié à Paris, il tentera de donner une direction définitive à sa vie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dominique Poskin a effectué sa carrière dans le domaine de la construction et des transports. Un parcours souvent chaotique, parsemé d’échecs, d’abandon volontaire de son entourage, parfois au bord du vagabondage et de décisions radicales. Aujourd’hui à la retraite, il a retrouvé la sérénité et sa place dans la société. Baigné depuis son enfance dans la littérature, il livre son troisième roman, comme les précédents, en quête du sens de l’existence.
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Aperçu du livre
Ruptures - Dominique Poskin
Préface
Dans Ruptures, Dominique Poskin nous entraîne aux côtés d’un jeune garçon dont la vie bascule tragiquement lors de l’invasion allemande en URSS. Vassili, héros démuni, déboussolé, désespéré, se trouve face à des situations inédites. Dans le désastre que devient sa vie, il apprend la mort, il apprend le sens et le non-sens de sa vie.
Dominique Poskin ne peut cacher ses origines russes. Elles surgissent dans l’ambiance, dans la musique des mots, dans la nostalgie et la passion qui habitent ce roman. Alors même que son style imagé véhicule douleurs et haines, blessures et horreurs, parfois une lueur naît de la solidarité, de l’amitié, de la naissance d’un amour et permet au lecteur de respirer.
Ruptures est un livre qui frappe et qui a résonné longtemps en moi, car j’y lisais un écho de ce que vivent les Ukrainiens et les Russes obligés de se battre, de commettre des violences, de devenir inhumains…
Le lecteur comprend à travers le calvaire de Vassili et de ses compatriotes, mais aussi des ennemis, combien la guerre démolit à la fois l’âme et le corps de ceux qui la subissent et de ceux qui la mènent, souvent malgré eux. Les ruptures ne tracent-elles pas un chemin vers nous-mêmes ? C’est peut-être ce que Vassili comprendra au fil des pages.
Ruptures, c’est ce que l’on croit loin de nos frontières, c’est ce pourquoi l’on crie « PLUS JAMAIS ÇA ! » et pourtant, il y a un peu plus d’un an, à moins de deux mille kilomètres de nos pays, ÇA arrivait et ÇA continue.
Avec Ruptures, l’auteur nous plonge dans ce qu’ont vécu et vivent encore des milliers de personnes.
Jacqueline Calembert
Rêver ? Mais à quoi ?
Vassili serait à jamais un émigré à Paris.
Dimanche, il suivrait comme souvent la célébration de l’Office orthodoxe dans la cathédrale Alexandre Nevski de la rue Daru. Il se baignerait en homme debout, dans cette atmosphère de dévotion, de béatitude, d’humble soumission. Il attendrait son tour avant la prosternation devant l’icône de la vierge du Don, éclairée de bougies gracieuses et les multiples signes de croix qui n’auraient rien d’ésotérique, rien d’une superstition aveugle, rien d’un quelconque envoûtement. L’intimité seule entre elle et lui siérait à son esprit.
Au sein de la foule des fidèles, les pieds foulant le tapis rouge, il ressentirait avec bonheur la ferveur commune, emportant avec les chœurs de cette belle musique chaleureuse, l’évocation des contrées immenses que beaucoup de ceux qui seraient présents, ou leurs parents exilés, avaient connues jadis.
En sortant, il croiserait les musiciens de l’orchestre Marinsky en conversation devant l’entrée des artistes de la Salle Pleyel toute proche et il se résoudrait finalement à acheter un billet pour le concert du soir où l’orchestre, dirigé par un chef célèbre de Saint-Pétersbourg, donnerait la huitième symphonie de Chostakovitch.
Et là, au milieu d’un parterre de spectateurs bigarrés, habité par une sorte de flottement, d’inconsistance corporelle, il se plongerait dès les premières notes dans cette sensation d’espace infini, à la fois brutal et désolé, enivré par les pulsations houleuses, violentes et puis lentes et désespérées de la partition, comme un immense oratorio de la terreur, sa terreur à lui, de la désolation, sa désolation à lui, qu’il avait gardées enfouies pendant ses années de guerre, et après. Cette musique comme un tombeau lui dirait tout sans rien mentionner, avec une ampleur contrastée douloureuse, ses longs crescendo qui atteignent un paroxysme presque insupportable, une espèce de marche au supplice, une épopée de la souffrance et puis de la survie, qui le refoulerait au plus profond de lui, depuis son enfance vécue dans l’inquiétude latente de la Leningrad des années trente. La mélodie pesante et somptueuse ferait renaître à sa conscience des visions fragmentées des fantômes de ses parents qui avanceraient comme des ombres résignées dans l’absurdité de l’Histoire du monde, où s’effritent les fondations mêmes de l’existence humaine.
La fête du Diable.
La règle du jeu
Quel âge avait-il en 1939 ? Quatorze ans, un âge entre deux.
L’hiver était particulièrement rude cette année-là à Leningrad et ses parents l’envoyaient régulièrement chercher le pain qui manquait. Il fallait se lever à deux heures du matin et faire la queue parfois pendant six heures pour deux kilos de pain noir. Les files étaient interminables devant les boulangeries qu’il rejoignait au milieu de cohortes de piétons aux visages colorés par le froid, qui marchaient tête baissée entre deux couloirs de neige longés par quelques voitures noires menaçantes. Haut dans le ciel à l’horizon sous un soleil pourpre, des volutes de vapeur d’eau s’échappaient de cheminées vertigineuses des usines reléguées dans le lointain et parfois semblaient s’aventurer, salies de noir, jusqu’au-dessus du canal de la Fontaka. Les fenêtres de majestueux bâtiments dardaient des reflets dorés et les clochers rougeoyaient sur le sol immaculé. Il pensait alors malgré lui qu’aucun cataclysme ne saurait arrêter ce pays dont les habitants étaient si endurants et glorieux, dans sa marche en avant.
Au lever du soleil, il quittait la boulangerie et les cris, les injures et les bagarres qui parsemaient la file des malheureux encore en attente. Il rentrait avec son précieux viatique, se déplaçant rapidement sur la neige fixée au sol. L’enveloppe ouatée assourdissait le brouhaha de la rue et faisait scintiller les bulbes des églises qui se détachaient sur le ciel souvent bleu, ciel qui seyait à ces tons pastels, verts et jaune pâle des façades anciennes, même lorsque, et c’était de plus en plus fréquemment le cas, leur crépi montrait des fissures et les crasses du manque d’entretien.
Il raisonnait alors en adulte et réfléchissait aux déclarations incessantes qu’on lui assénait au lycée dans le train-train quotidien, qui parfois ne lui semblait rien d’autre qu’un subterfuge pour accepter des attentes raisonnables et faire naître en lui une confiance absurde.
Depuis le temps que duraient ces files, non pas pour acheter, mais pour dénicher un produit qui sorte un petit peu de l’ordinaire ! Il lui était définitivement impossible d’imaginer qu’il pourrait obtenir quelque chose autrement que par « la gauche », par des connaissances qui… ou un piston quelconque, un Blat, une faveur de son père au travail, toutes ces combines !
Qu’est-ce qu’on entendait partout ? Que celui qui travaille et celui qui ne travaille pas doivent manger. Mais ça voulait dire quoi ? Lénine lui-même et ses successeurs déliraient sans doute un peu trop en imaginant pouvoir rendre les gens communistes jusque dans leurs formes les plus élémentaires de pensée et de comportement. Changer la vie domestique privée, et donc bourgeoise quelque part, vers un mode de vie collectif restait un rêve impossible.
Il avait toujours vécu comme en coulisses, écoutant les chuchotements perpétuels au lycée et dans l’appartement collectif où ses parents semblaient constamment aux aguets, laissant se glisser les anecdotes secrètes et les conversations de maquis entre les tintements des verres et des couverts sur les assiettes. Il était trop jeune à l’époque pour s’en soucier, ni non plus des « corbeaux noirs », ces véhicules clos, généralement de couleur verte, croisés dans les rues et qui servaient de transport de détenus. Quels détenus ?
Malgré les prédictions alarmistes de son père, il tentait naïvement de se persuader avec sa mère que les interventions de la police à l’aube dans les rues voisines, mais aussi dans la cour de son propre immeuble, les pas lourds dans l’escalier, les coups frappés à la porte, tout ça, c’était pour les autres, des connaissances ou des inconnus, mais pas chez nous non, ça non !
Ses parents avaient beau les craindre, parfois à en avoir mal au ventre, on avait beaucoup de mal à imaginer qu’un jour ce serait son tour. On se répétait le dicton devenu quasi officiel : « Lorsque l’on coupe le bois, les copeaux volent » et les jours passaient de la sorte, dans cette atmosphère inimaginable qui usait le corps et l’âme, à force…
Mais un jour survint l’inévitable.
Quelques années auparavant, Mikhaël, son père, avait obtenu une place d’ingénieur électricien dans une usine. Au bout de quelques mois, il était entré au Komsomol et il était rapidement devenu un activiste reconnu.
Il serait en fait plus honnête de dire qu’il avait seulement fait tout ce qui lui avait été demandé, très scrupuleusement. D’ailleurs, sans que cela ait un grand rapport, plus tard encore il avait été promu dans l’administration municipale en qualité d’économiste du travail. C’était un exploit : lui, l’ancien bourgeois, en train de lutter victorieusement contre les deux grands obstacles sur la voie du socialisme : sa propre faiblesse idéologique et la toute-puissance de l’environnement petit-bourgeois !
Juif discret et non pratiquant, instinctivement élégant et romantique, peu joyeux, il avait les cheveux noirs et drus, un regard intelligent que beaucoup lui enviaient. Il donnait à tous, à Assia sa femme et à Vassili son fils, l’impression de quelqu’un qui a réussi, quelqu’un de satisfait de lui et de sa position, un homme comme il faut, qui mène une vie stable et aimante, uniquement soucieux de son travail et de son foyer, dans un climat de duperie. La procédure d’admission au Parti, périlleuse et difficile, avait renforcé chez lui un profond sentiment d’appartenir au monde des élus, en tout cas de faire partie de ceux qui marchent dans le sens de l’Histoire. Il avait traversé les étapes, dans ce climat de suspicion absolue, des enquêtes sur son passé le plus lointain. Il avait appris à être patient, réservé, sans tache et invisible, et cette pureté fabriquée dans l’autodiscipline l’avait consolidé.
Évidemment, tout cela n’était qu’une façade et Vassili avait appris de lui, rien qu’en l’observant sans cesse, comment se conduire en parfait hypocrite, avec l’unique volonté que tout le monde soit heureux autour de lui dans la mesure du possible. Il se cassait les dents sur l’idée même que l’on peut se faire d’un père sachant au fond de lui qu’il n’arriverait jamais à être à la hauteur de l’image que son fils pouvait avoir de lui. Une distance protectrice était sa seule obsession.
Avec sa chemise blanche toujours immaculée, sa cravate sobre et son éternelle veste noire, ni neuve ni trop usée, on aurait pu le trouver arrogant, du haut de sa voix de la ville, chaude et dédaigneuse, mais en réalité il était complètement transparent et dès qu’il franchissait le seuil de l’appartement, au deuxième étage de leur immeuble sur cour, son apparente assurance disparaissait en même temps qu’il ôtait son lourd manteau, sa chapka et qu’il déposait sur la table du salon sa serviette élimée généralement vide. Il ne désirait que ce qu’il avait déjà et son front bombé, ses yeux pâles restaient impénétrables.
— Et qu’as-tu fait aujourd’hui, mon amour ? lui demandait invariablement Assia.
— Ah, ma chérie, j’ai voyagé en absurdie, comme hier, et comme demain ! J’ai assumé toutes mes petites tâches, fixé les normes de travail, voilà ! J’ai exprimé le point de vue de ma communauté de travail. J’ai rempli les fiches et les formulaires inconséquents que personne ne va consulter. J’ai épluché le règlement comme je le fais chaque mercredi pour y déceler des contradictions. J’ai épié mes rivaux dans la hiérarchie, pour me garantir de conserver mon poste…
— Pas très joli, ça !
— Si je ne le fais pas, un autre me dénoncera et prendra ma place, tu le sais…
C’était comme un jeu et le jour où Mikhaël avait rapporté une photo de Nikolaï Iejov, le « petit commissaire » au visage poupin, qu’il avait achetée à un kiosque en 1938, avant la fin de son règne à la tête du NKVD, comme beaucoup se sentaient obligés de le faire, personne n’avait pris ce geste autrement qu’au second degré. Maintenant, c’était Beria, depuis décembre 1938, qui dirigeait le Service tant redouté. Exit Iejov, comme un terroriste malpropre, comme des milliers d’autres.
Le soir, ils se couchaient toujours à la même heure, avec une tendresse qui les tenait à l’abri uniquement dans leur sommeil, collés l’un à l’autre, s’empoignant parfois avec une anxiété désespérée comme deux étrangers dans leur rêve, assaillis dans l’obscurité bienfaisante, seuls avec leur enfant, loin des regards soupçonneux de la rue.
Ils avaient dû patienter et la jouer finement pour sauvegarder une part d’intimité dans leur vie quotidienne. Ils avaient fait venir deux anciens domestiques de l’époque d’avant la révolution, de façon à partager avec eux la transformation de l’espace intérieur érigée par le Parti. Ils occupaient les pièces principales, à rue. D’anciens domestiques et un couple étranger, dans une politique de « condensation », occupaient les pièces du fond. Les pièces « de services » étaient communes, ainsi que la pièce à vivre, de sorte qu’ils évoluaient constamment la tête baissée, de peur de déplaire, de mal agir, craignant même les conversations avec leurs cohabitants, ces gens qu’il fallait côtoyer sans les connaître – on ne sait