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Vies minuscules

de
Pierre Michon

Andre Gayaudon

Par malheur, il croit que les petites gens sont plus rels que les autres.
Andr Suars

Vie dAndr Dufourneau

Avanons dans la gense de mes prtentions.


Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou
ngrier farouchement taciturne ? lest de Suez quelque oncle retourn en barbarie
sous le casque de lige, jodhpurs aux pieds et amertume aux lvres, personnage poncif
quendossent volontiers les branches cadettes, les potes apostats, tous les
dshonors pleins dhonneur, dombrage et de mmoire qui sont la perle noire des
arbres gnalogiques ? Un quelconque antcdent colonial ou marin ?
La province dont je parle est sans ctes, plages ni rcifs ; ni Malouin exalt ni
hautain Moco ny entendit lappel de la mer quand les vents douest la dversent,
purge de sel et venue de loin, sur les chtaigniers. Deux hommes pourtant qui
connurent ces chtaigniers, sy abritrent sans doute dune averse, y aimrent peuttre, y rvrent en tout cas, sont alls sous de bien diffrents arbres travailler et souffrir,
ne pas assouvir leur rve, aimer peut-tre encore, ou simplement mourir. On ma parl
de lun de ces hommes ; je crois me souvenir de lautre.
Un jour de lt 1947, ma mre me porte dans ses bras, sous le grand
marronnier des Cards, lendroit o lon voit dboucher soudain le chemin communal,
jusque-l cach par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres ; il fait beau, ma
mre sans doute est en robe lgre, je babille ; sur le chemin, son ombre prcde un
homme inconnu de ma mre ; il sarrte ; il regarde ; il est mu ; ma mre tremble un
peu, linhabituel suspend son point dorgue parmi les bruits frais du jour. Enfin lhomme
fait un pas, se prsente. Ctait Andr Dufourneau.
Plus tard, il dit avoir cru reconnatre en moi la toute petite fille qutait ma mre,
pareillement infans et dbile encore, quand il partit. Trente ans, et le mme arbre qui
tait le mme, et le mme enfant qui tait un autre.
Bien des annes plus tt, les parents de ma grand-mre avaient demand que
lassistance publique leur confit un orphelin pour les aider dans les travaux de la
ferme, comme cela se pratiquait couramment alors, en ce temps o navait pas t
labore la mystification complaisante et retorse qui, sous couvert de protger lenfant,
tend ses parents un miroir flatteur, dulcor, somptuaire ; il suffisait alors que lenfant
manget, coucht sous un toit, sinstruist au contact de ses ans des quelques gestes
ncessaires cette survie dont il ferait une vie ; on supposait pour le reste que lge
tendre supplait la tendresse, palliait le froid, la peine et les durs travaux
quadoucissaient les galettes de sarrasin, la beaut des soirs, lair bon comme le pain.
On leur envoya Andr Dufourneau. Je me plais croire quil arriva un soir
doctobre ou de dcembre, tremp de pluie ou les oreilles rougies dans le gel vif ; pour
la premire fois ses pieds frapprent ce chemin que plus jamais ils ne frapperont ; il
regarda larbre, ltable, la faon dont lhorizon dici dcoupait le ciel, la porte ; il regarda

les visages nouveaux sous la lampe, surpris ou mus, souriants ou indiffrents ; il eut
une pense que nous ne connatrons pas. Il sassit et mangea la soupe. Il resta dix ans.
Ma grand-mre, qui sest marie en 1910, tait encore fille. Elle sattacha
lenfant, quelle entoura assurment de cette fine gentillesse que je lui ai connue, et
dont elle tempra la bonhomie brutale des hommes quil accompagnait aux champs. Il
ne connaissait ni ne connut jamais lcole. Elle lui apprit lire, crire. (Jimagine un
soir dhiver ; une paysanne jeunette en robe noire fait grincer la porte du buffet, en sort
un petit cahier perch tout en haut, le cahier dAndr , sassied prs de lenfant qui
sest lav les mains. Parmi les palabres patoises, une voix sanoblit, se pose un ton plus
haut, sefforce en des sonorits plus riches dpouser la langue aux plus riches mots.
Lenfant coute, rpte craintivement dabord, puis avec complaisance. Il ne sait pas
encore qu ceux de sa classe ou de son espce, ns plus prs de la terre et plus
prompts y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la
nostalgie et le dsir de la grandeur. Il cesse dappartenir linstant, le sel des heures se
dilue, et dans lagonie du pass qui toujours commence, lavenir se lve et aussitt se
met courir. Le vent bat la fentre dun rameau dcharn de glycine ; le regard effray
de lenfant erre sur une carte de gographie.) Il ntait pas dpourvu dintelligence, sans
cloute disait-on quil apprenait vite ; et, avec le bon sens lucide et intimid des
paysans de jadis qui rapportaient les hirarchies intellectuelles aux hirarchies sociales,
mes aeux, sur de vagues indices, laborrent pour rendre compte de ces qualits
incongrues chez un enfant de sa condition une fiction plus conforme ce quils tenaient
pour le vrai : Dufourneau devint le fils naturel dun hobereau local, et tout rentra dans
lordre.
Nul ne sait plus sil fut instruit de cette ascendance fantasmatique, issue de
limperturbable ralisme social des humbles. Il importe peu : sil le fut, il en conut de
lorgueil et se promit de reconqurir ce dont, sans quil let jamais eu, la btardise
lavait spoli ; sil ne le fut pas, une vanit prit possession de ce paysan orphelin lev
dans un vague respect peut-tre, des gards inusits assurment, qui lui parurent
dautant plus mrits quil en ignorait la cause.
Ma grand-mre se maria ; elle tait son ane d peine dix ans, et peut-tre
ladolescent quil tait dj en souffrit-il. Mais mon grand-pre, je le dirai, tait jovial,
accueillant, bon prince et paysan mdiocre ; quant lenfant, je crois avoir entendu ma
grand-mre le dire, il tait plaisant. Sans doute les deux jeunes hommes saimrent-ils,
le gai vainqueur du moment aux moustaches jaunes, et lautre, limberbe, le taciturne,
lappel en secret qui attendait son heure ; llu impatient de la femme et llu
calmement crisp dun destin plus grand que la femme ; celui qui plaisantait, et celui qui
attendait que la vie lui permt de plaisanter : lhomme de terre et lhomme de fer, sans
prjudice de leur force respective. Je les vois partir pour la chasse ; leurs haleines
dansent un peu puis sont avales par la brume, leurs silhouettes seffacent avant lore
du bois ; je les entends aiguiser leurs faux, debout dans laube de printemps, puis ils
marchent et lherbe se couche, et lodeur crot avec le jour, sexaspre avec le soleil ; je
sais quils sarrtent quand vient midi. Je connais les arbres sous lesquels ils mangent
et parient, jentends leurs voix mais je ne les comprends pas.
Puis une petite fille naquit, la guerre vnt, mon grand-pre partit. Quatre annes
passrent, pendant lesquelles Dufourneau acheva de devenir un homme ; il prit la petite
fille dans ses bras ; il courut avertir Elise que le facteur prenait le chemin de la ferme,

amenant une des lettres, ponctuelles et appliques, de Flix ; le soir la lampe, il


pensa aux provinces lointaines o le fracas des batailles rasait des villages quil dotait
dun nom glorieux, o il y avait des vainqueurs et des vaincus, des gnraux et des
soldats, des chevaux morts et des villes imprenables. En 1918, Flix revint avec des
armes allemandes, une pipe en cume, quelques rides et un vocabulaire plus tendu
qu son dpart. Dufourneau eut peine le temps de lcouter : on lappelait au service
militaire.
Il vit une ville ; il vit les chevilles des femmes dofficiers quand elles montent en
voiture ; il entendit de jeunes hommes qui effleuraient de leurs moustaches loreille de
belles cratures faites de rires et de soie : ctait la langue quil tenait dEIise, mais elle
paraissait une autre tant ses indignes en connaissaient les pistes. Les chos, les
roueries. Il sut quil tait un paysan. Rien ne nous apprendra comment il souffrit, dans
quelles circonstances il fut ridicule, le nom du caf o il senivra.
Il voulut tudier, dans la mesure o les servitudes militaires le lui permettaient, et
il semble quil y parvint, car ctait un bon garon, capable, disait ma grand-mre. Il
toucha des manuels darithmtique, de gographie ; il les serra dans son paquetage qui
sentait le tabac, le jeune homme pauvre ; il les ouvrit et connut la dtresse de qui ne
comprend pas, la rvolte qui passe outre, et, au terme dune alchimie tnbreuse, le pur
diamant dorgueil dont lentendement claire, le temps dun souffle, lesprit toujours
opaque. Est-ce un homme, un livre, ou, plus potiquement, une affiche de propagande
de la Marsouille, qui lui rvla lAfrique ? Quel hbleur de sous-prfecture, quel mauvais
roman enlis dans les sables ou perdu en fort sur dinterminables fleuves, quelle
gravure du Magasin pittoresque o des hauts-de-forme luisants, noirs comme elles et
comme elles surnaturels, passaient triomphalement entre de luisantes faces, fit miroiter
ses yeux le continent sombre ? Sa vocation fut ce pays o les pactes enfantins quon
passe avec soi-mme pouvaient encore, en ce temps-l, esprer daccomplir
dblouissantes revanches pourvu que lon acceptt de sen remettre au dieu hautain et
sommaire du tout ou rien ; ctait l-bas quil jouait aux osselets, dispersait les
quilles indignes et ventrait les forts sous la boule de plomb dun norme soleil,
misait et perdait cent ttes dambitieux couvertes de mouches sur les remparts dargile
des cits sahariennes, sortait avec clat de Sa manche un brelan de rois blancs et,
empochant Ses ds pips divoire et dbne ensachs de buffle, disparaissait dans les
savanes, en pantalon garance et casque blanc, mille enfants perdus dans son sillage.
Sa vocation fut lAfrique. Et jose croire un instant, sachant quil nen fut rien, que
ce qui ly appela fut moins lappt grossier de la fortune faire quune reddition
inconditionne entre les mains de lintransitive Fortune ; quil tait trop orphelin,
irrmdiablement vulgaire et non n pour faire siennes les dvotes calembredaines que
sont lascension sociale, la probation par un caractre fort, la russite acquise quon
doit au seul mrite ; quil partit comme jure un ivrogne, migra comme il tombe. Jose le
croire. Mais parlant de lui, cest de moi que je parle ; et je ne dsavouerais pas
davantage ce qui fut, jimagine, le mobile majeur de son dpart : lassurance que l-bas
un paysan devenait un Blanc, et, ft-il le dernier des fils mal ns, contrefaits et rpudis
de la langue mre, il tait plus prs de ses jupes quun Peul ou un Baoul ; il la parlerait
haut et en lui elle se reconnatrait, il lpouserait du ct des jardins de palmes, chez
un peuple fort doux devenu peuple desclaves sur qui asseoir ces pousailles ; elle lui

donnerait, avec tous les autres pouvoirs, le seul pouvoir qui vaille : celui qui noue toutes
les voix quand slve la voix du Beau Parleur.
Son temps de service fini, il revint aux Cards - peut-tre tait-ce en dcembre,
peut-tre y avait-il de la neige, paisse sur le mur du fournil, et mon grand-pre, qui
dgageait les chemins la pelle, le vit-il venir, de loin, leva la tte en souriant,
chantonnant part soi jusqu ce quil ft sa hauteur - et annona sa dcision de
partir, outre-mer comme on disait alors, dans le bleu brusque et le lointain irrmdiable :
on saute le pas dans la couleur et la violence, on met son pass derrire la mer. Le but
avou tait la Cte-dIvoire ; un autre, flagrant aussi, la convoitise : cent fois, jai
entendu ma grand-mre voquer la superbe avec laquelle il aurait dclar que l-bas
il deviendrait riche, ou mourrait - et jimagine aujourdhui, ressuscitant le tableau que
ma romanesque grand-mre avait trac pour elle seule, redistribuant les donnes de sa
mmoire autour dun schme plus noble et bonnement dramatique quun rel pauvre
dont laveu de roture let lse, tableau qui dut vivre en elle jusqu sa mort et sorner
de couleurs dautant plus riches que la scne premire, avec le temps et la surcharge
du souvenir reconstruit, disparaissait - jimagine une composition dans la manire de
Greuze, quelque dpart de lenfant avide nouant son drame dans la grande cuisine
paysanne que la fume boucane comme un jus datelier et o, dans un grand souffle
dmoi qui dfait les chles des femmes et exhausse les mains dhommes frustes dans
une gesticulation muette, Andr Dufourneau, firement camp contre une huche, le
mollet saillant dans des bandes molletires ajustes et blanches comme un bas dixhuitime, tend de tout son bras une paume ouverte vers la fentre inonde de pte
outremer. Mais ctait sous de bien diffrents traits que je concevais, enfant, ce dpart.
Jen reviendrai riche, ou y mourrai : cette phrase pourtant bien indigne de mmoire,
jai dit que cent fois ma grand-mre lavait exhume des ruines du temps, avait de
nouveau ploy dans lair son bref tendard sonore, toujours neuf, toujours dhier ; mais
ctait moi qui le lui demandais, moi qui voulais entendre encore ce poncif de ceux qui
partent : le pavillon qu mes yeux il faisait claquer dans le vent, aussi explicite que
lidogramme aux tibias croiss des Frres de la Cte, proclamait linvitable second
terme de la mort et la soif fictive de richesses quon ne lui oppose que pour mieux sy
abandonner, le perptuel futur, le triomphe des destins quon hte en sinsurgeant
contre eux. Je frissonnais alors du mme frisson que celui qui me poignait la lecture
des pomes pleins dchos et de massacres, des blouissantes proses. Je le savais : je
touchais l quelque chose de semblable. Et sans doute ces mots, prononcs non sans
complaisance par un tre dsireux de souligner la gravit de lheure, mais trop mal
instruit pour savoir la dcupler en feignant de la terrasser sous un bon mot , et donc
rduit, pour en marquer linsolite, puiser dans un rpertoire quil croyait noble, taient
bien en cela littraires , certes ; mais il y avait bien davantage : il y avait la
formulation, redondante, essentielle et sommairement burlesque - et, ma
connaissance, une des premires fois dans ma vie - dune de ces destines qui furent
les sirnes de mon enfance et au chant desquelles pour finir je me livrai, pieds et
poings lis, ds lge de raison ; ces mots mtaient une Annonciation et comme une
Annonce, jen frmissais sans en pntrer le sens ; mon avenir sincarnait, et je ne le
reconnaissais pas ; je ne savais pas que lcriture tait un continent plus tnbreux,
plus aguicheur et dcevant que lAfrique, lcrivain une espce plus avide de se perdre
que lexplorateur ; et, quoiquil explort la mmoire et les bibliothques mmorieuses en

lieu de dunes et forts, quen revenir cousu de mots comme dautres le sont dor ou y
mourir plus pauvre que devant - en mourir - tait lalternative offerte aussi au scribe.
Le voil parti, Andr Dufourneau. Ma journe est faite ; je quitte lEurope.
Lair marin, dj, surprend les poumons de cet homme de lintrieur. Il regarde la mer. Il
y voit les vieux de la campagne perdus sous leur casquette et des femmes toutes
noires et nues lui offertes, les travaux qui font les mains terreuses et les bagues
normes aux doigts des rastaquoures, le mot bungalow et les mots jamais
plus ; il y voit ce quon dsire et ce quon regrette ; il y voit infiniment miroiter la
lumire. Il est accoud au bastingage, assurment : immobile, les yeux vagues et poss
sur cet horizon de visions et de clart, le vent de mer comme une main de peintre
romantique dfaisant ses cheveux, drapant lantique sa veste de coton noir.
Loccasion est belle pour tracer de lui le portrait physique que jai diffr : le muse
familial en a conserv un, o il est photographi en pied, dans le bleu horizon de
linfanterie ; les bandes molletires qui le gutrent mont permis tout lheure de
limaginer en bas Louis XV ; les pouces sont passs dans le ceinturon, la poitrine
cambre, et la pose est celle, fire, au menton relev, quaffectionnent les hommes
petits. Allons, cest bien un crivain quil ressemble : il existe un portrait du jeune
Faulkner, qui comme lui tait petit, o je reconnais cet air hautain la fois et
ensommeill, lil pesant mais dune gravit fulgurante et noire, et, sous une
moustache dencre qui jadis droba la crudit de la lvre vivante comme le fracas tu
sous la parole dite, la mme bouche amre et qui prfre sourire. Il sloigne du pont,
sallonge sur sa couchette, y crit les mille romans dont est fait lavenir et que lavenir
dfait ; il vit les jours les plus pleins de sa vie ; lhorloge des roulis contrefait celle des
heures, du temps passe et de lespace varie, Dufourneau est vivant comme ce dont il
rve ; il est mort depuis longtemps ; je nabandonne pas encore son ombre.
Ce regard qui trente ans plus tard se posera sur moi effleure la cte dAfrique.
On aperoit Abidjan au fond de sa lagune qureintent les pluies. La barre GrandBassam. Que vit et dcrivit Gide, est une image de lancien Magasin pittoresque ;
lauteur de Paludes prte sagement au ciel son traditionnel aspect de plomb ; mais la
mer sous sa plume fait image, couleur de th. Avec dautres voyageurs que lhistoire
oublia. Dufourneau doit pour franchir le mascaret slever au-dessus des flots,
suspendu dans une balancelle que meut une grue. Puis les gros lzards gris, les petites
chvres et les fonctionnaires de Grand-Bassam : les formalits portuaires et, pass la
lagune, la piste vers lintrieur o naissent, dans la mme incertitude, les petites comme
les grandes anabases, les clatants dsirs au sein du rel terne : les palmiers doums
o dorment des serpents dor et de glu, laverse grise sur les arbres gris, les essences
hrisses de mauvaises pines et de noms somptueux, les hideux marabouts quon dit
sages et la palme mallarmenne trop concise pour abriter du soleil, des pluies. La fort
enfin se referme comme un livre : le hros est livr la chance, son biographe la
prcarit des hypothses.
Aprs un long silence, une lettre arriva aux Cards, dans les annes trente. Le
mme facteur manchot lapporta, que Dufourneau jadis guettait au bout du pr, pendant
la guerre et lenfance. (Je lai moi-mme connu, retrait dans une petite maison
blanche, prs du cimetire du bourg ; taillant des rosiers dans un jardin minuscule, il
parlait haut et volontiers, avec un grasseyement joyeux.) Et sans doute tait-ce au

printemps, les draps aujourdhui en poussire fumaient au soleil, les chairs


dcomposes souriaient dans lallgresse de mai ; et sous les grappes violemment
tendres des lilas, ma mre de quinze ans sinventait une enfance enfuie dj. Elle
navait pas souvenir de Fauteur de la lettre ; elle vit ses parents mus jusquaux
larmes ; elle-mme, dans la senteur et lombre violettes, sacerdotales comme le pass,
fut envahie dune motion touffue, littraire, dlicieuse.
Dautres lettres vinrent, annuelles ou bisannuelles, retraant dune vie ce quen
voulait dire son protagoniste, et que sans doute il croyait avoir vcu ; il avait t
employ forestier, coupeur de bois , planteur enfin ; il tait riche. Je nai jamais rv
sur ces lettres, au timbre et au cachet rares - Kokombo, Malamalasso, Grand-Lahou -,
qui ont disparu ; je crois lire ce que je nai jamais lu : il y parlait dvnements infimes et
de bonheurs nains, de la saison des pluies et des menaces de guerre, dune fleur
mtropolitaine dont il avait russi la greffe ; de la paresse des Noirs, de lclat des
oiseaux, de la chert du pain ; il y tait bas et noble ; il assurait de ses meilleurs
sentiments.
Je pense aussi ce dont il ne parlait pas : quelque insignifiant secret jamais
dvoil - non par pudeur sans doute mais, ce qui revient au mme, parce que le
matriel langagier dont il disposait tait trop rduit pour faire tat de lessentiel, et trop
intraitable son orgueil pour quil permt a lessentiel de sincarner en des mots
humblement approximatifs -, quelque dbauche de lesprit autour dun drisoire
appareil, une dlectation honteuse en tout ce qui lui manquait. Nous le savons, car la loi
est telle : il neut pas ce quil voulait ; il tait trop tard pour avouer : quoi bon faire
appel, lorsquon sait que la peine sera perptuelle, quil ny aura plus dajournement ni
de seconde chance ?
Enfin ce jour de 1947 : de nouveau le chemin, larbre, le ciel dici et la dcoupe
des arbres sur cet horizon-ci, le petit jardin aux girofles. Le hros et son biographe se
rencontrent sous le marronnier, mais comme il arrive toujours, lentrevue est un fiasco :
le biographe est au berceau et ne conservera aucun souvenir du hros ; le hros ne voit
dans lenfant quune image de son propre pass. Si javais eu dix ans, sans doute
leusse-je vu sous la pourpre dun roi mage, posant avec une rserve hautaine sur la
table de la cuisine les denres rares et magiques, caf, cabosses, indigo ; si jen avais
eu quinze, il et t le froce infirme retour des pays chauds quaiment les femmes
et les potes adolescents, lil de feu dans la peau sombre, de verbe et de poigne
furieuse ; hier encore, et pour peu quil ft chauve, jaurais pens que la sauvagerie
lavait caress sur la tte , comme le plus brutal des coloniaux de Conrad ; aujourdhui,
quel quil soit et quoi quil dise, jen penserais ce que je dis ici, rien de plus, et tout
reviendrait au mme.
Je peux bien sr mattarder sur ce jour, dont je fus tmoin, dont je nai rien vu. Je
sais que Flix ouvrit plusieurs bouteilles - sre alors, sa main empoignait bien le tirebouchon, avec dextrit dclenchait le joli bruit -, quil fut heureux dans les vapeurs du
vin, de lamiti et de lt ; quil parla beaucoup, en franais pour interroger son hte sur
les lointains pays, en patois pour voquer des souvenirs ; que son petit il bleu ptilla
de sentimentalit narquoise, que lmotion et l et le got du pass brisrent un mot
dans sa bouche. Je me doute qulise couta, les mains poses dans son giron au
creux du tablier, quelle regarda beaucoup et avec un tonnement jamais apais

lhomme fait sous les traits duquel elle cherchait un petit garon quune expression
brve parfois lui restituait, une faon de couper son pain, dattaquer une phrase, de
suivre des yeux par la fentre lclair dun vol, dun rayon. Je sais que les phrases
patoises revinrent sans quil y songet pouser les penses de Dufoumeau (ce qui
navait peut-tre jamais cess dtre) et les produire dans le jour sonore (ce qui ntait
plus depuis longtemps). Ils parlrent des vieux dfunts, des dboires agronomiques de
Flix, avec gne de mon pre enfui ; la glycine de la faade tait en fleur, ce jour
dclina comme tous les autres ; ils se souhaitrent au soir un revoir qui ne sera jamais.
Quelques jours plus tard, Dufoumeau repartit pour lAfrique.
Il y eut une lettre encore, accompagne dun envoi de quelques paquets de caf
vert - jen ai longuement touch les grains, je les ai fait rouler souvent hors de leur gros
emballage de papier brun, rveusement, quand jtais enfant ; il ne fut jamais torrfi.
Ma grand-mre parfois, rangeant le rayon recul de larmoire o il tait serr, disait :
Tiens, le caf de Dufourneau ; elle le regardait un peu, son il variait, puis : Il doit
tre encore bon , ajoutait-elle, mais avec le ton dont elle et dit : nul ny gotera
jamais ; il tait le prcieux alibi de ce souvenir, de cette parole ; il tait image pieuse
ou pitaphe, rappel Tordre pour la pense trop prompte loubli, tout enivre quelle
est et dtourne delle-mme par le tintamarre des vivants ; brl et consommable, il
et dchu, profane, dans une odorante prsence ; ternellement vert et arrt en un
point prmatur de son cycle, il tait chaque jour davantage dhier, de lau-del, doutremer ; il tait de ces choses qui font changer le timbre de la voix lorsquon en parle : il
tait effectivement devenu le cadeau dun roi mage.
Ce caf et cette lettre furent les derniers signes de la vie de Dufourneau. Un
dfinitif silence y succda, que je ne peux et ne veux interprter que par la mort.
Quant la faon dont frappa la Martre, les conjectures peuvent tre infinies ; je
pense une Land-Rover renverse dans un sillon de latrite couleur sang, o le sang
est de peu de trace ; un missionnaire prcd dun enfant de chur dont le surplis
blanc cerne aimablement le visage de suie, entrant dans la paillote o le matre rle les
dernires mesures dune vaste fivre ; je vois une crue charriant ses noys, un
compagnon dUlysse endormi glissant dun toit et scrasant sans sveiller tout fait,
un hideux serpent robe de cendre que le doigt effleure et aussitt la main enfle, le
bras. Je me demande si, lheure extrme, il pensa cette maison des Cards
laquelle en cet instant, je pense.
Lhypothse la plus romanesque - et, jaimerais le croire, la plus probable - ma
t souffle par ma grand-mre. Car elle avait son ide l-dessus, quelle na jamais
tout fait avoue, mais laissait volontiers entendre ; elle ludait mes questions
pressantes sur la mort de lenfant prodigue, mais rappelait linquitude avec laquelle il
avait voqu latmosphre de mutinerie qui rgnait alors dans les plantations - et cette
date, en effet, les premires idologies nationalistes indignes devaient mouvoir ces
hommes misrables, courbs sous le joug blanc vers un sol dont ils ne gotaient pas
les fruits ; purilement sans doute, mais non sans quelque vraisemblance, lise pensait
en secret que Dufourneau avait succomb de la main douvriers noirs, quelle se
reprsentait sous les traits desclaves dun autre sicle mtins de pirates jamacains
tels quils figurent sur les bouteilles de rhum, trop clatants pour tre pacifiques,
sanglants comme leurs madras, cruels comme leurs bijoux.

Enfant crdule, jai partag les vues de ma grand-mre ; je ne les renierai pas
aujourdhui. lise, qui avait pos les prmisses du drame en enseignant lorthographe
Dufourneau, en laimant comme une mre quoiquelle se st une possible pouse, qui
avait nou le destin du petit roturier en lui laissant entendre que ses origines ntaient
peut-tre pas ce quelles paraissaient et que les apparences taient donc rversibles,
Elise qui avait t la confidente recueillant le dfi orgueilleux du dpart et la sibylle le
reversant dans loreille des gnrations futures, lise devait aussi crire le dnouement
du drame ; et elle sen acquittait avec justesse. Cette fin quelle avait arrte ne
dmentait pas la cohrence psychologique de son hros : elle savait que, comme tous
ceux quon nappelle parvenus que parce quils ne parviennent pas davantage
faire oublier leurs origines autrui qu eux-mmes, et qui sont des pauvres exils chez
les riches sans espoir de retour, Du fourneau avait sans doute t dautant plus
impitoyable envers les humbles quil se dfendait de reconnatre en eux limage de ce
quil navait jamais cess dtre ; ces travaux de ngres senfouissant avec la graine et
peinant avec la sve vers le fruit, ces bottes de boue que le soc vous verse, cet air
inquiet quand vient lorage ou lhomme en cravate, tout cela jadis avait t son lot, et il
Pavait aim peut-tre, comme on aime ce quon connat ; cette incertitude dun langage
mutil qui ne sert qu dnier les accusations et parer les coups, avait t sienne ; pour
fuir ces travaux quil aimait et ce langage qui lhumiliait, il tait venu si loin ; pour nier
avoir jamais aim ou craint ce que ces ngres aimaient et craignaient, il abattait la
chicotte sur leurs dos, linjure leurs oreilles ; et les ngres, soucieux de rtablir la
balance des destins, lui arrachrent une ultime terreur quivalant leurs mille effrois, lui
firent une dernire plaie valant pour toutes leurs plaies et, teignant jamais ce regard
horrifi dans linstant quil savouait enfin semblable aux leurs, le turent.
Cette faon de concevoir son trpas sharmonise plus sournoisement encore
avec le peu que je sais de sa vie ; de la version dlise, se dgageait une autre unit
que celle du comportement, une cohrence plus sombre, quasi mtaphysique et
antique presque. Ctait lcho sarcastique et dform dune parole, comme la vie lest
dun dsir : Jy deviendrai riche, ou y mourrai ; cette alternative fanfaronne avait t
rduite sur le livre des dieux une seule proposition : il y tait mort de la main mme de
ceux dont le travail enrichissait ; il sy tait enrichi dune mort somptueuse, sanglante
comme celle dun roi quimmolent ses sujets ; il ny fut riche que dor, et en mourut.
Hier encore peut-tre, quelque vieillarde assise sur le pas de sa porte GrandBassam se souvenait du regard dpouvante dun Blanc quand miroitrent les lames, du
peu de poids de son cadavre dont on retira les lames ternies ; elle est morte
aujourdhui ; et morte aussi lise, qui se souvenait du premier sourire dun petit garon
quand on lui tendit une pomme bien rouge, vernie sur le tablier ; une vie sans
consquence a coul entre pomme et machette, chaque jour davantage moussant le
got de Tune et aiguisant le tranchant de lautre ; qui, si je nen prenais ici acte, se
souviendrait dAndr Dufourneau, faux noble et paysan perverti, qui fut un bon enfant,
peut-tre un homme cruel, eut de puissants dsirs et ne laissa de trace que dans la
fiction qulabora une vieille paysanne disparue ?

Vie dAntoine Peluchet

Jean-Benot Puech
Mourioux dans mes premiers ges, il arrivait lorsque jtais malade ou
seulement inquiet, que ma grand-mre pour me divertir allt chercher les Trsors.
Jappelais ainsi deux botes de fer-blanc navement peintes et cabosses qui avaient
jadis contenu des biscuits, mais qui recelaient alors de tout autres nourritures : ce quen
tirait ma grand-mre, ctait des objets dits prcieux et leur histoire, de ces bijoux
transmis qui sont mmoires aux petites gens. Des gnalogies compliques pendaient
avec des breloques aux chanettes de cuivre ; des montres taient arrtes sur lheure
dun anctre ; parmi des anecdotes courant sur les grains dun chapelet, des pices
portaient, avec le profil dun roi, le rcit dun don et le nom manant du donateur. Le
mythe inpuisable authentifiait son gage limit ; le gage luisait faiblement au creux de la
main dElise, dans son tablier noir, amthyste brche ou bague sans chaton ; le
mythe que dversait benotement sa bouche supplait le chaton des bagues et purait
leau des pierres, prodiguait toute la joaillerie verbale qui clate dans les tranges noms
propres des aeux, dans la centime variante dune histoire quon connat, dans les
motifs obscurs des mariages, des morts.
Au fond dune de ces botes, pour moi, pour lise, pour nos secrtes palabres, il
y avait la Relique des Peluchet.
Ctait le trsor le plus anodin et le plus prcieux. lise manquait rarement de le
produire aprs tous les autres, comme le mieux-aim des Lares ; et, comme tel, il tait
plus que les autres archaque, simplet, dun art rude et nu. Son apparition me causait,
avec une trouble attente, une sorte de malaise et une poignante piti. Javais beau le
regarder : il ntait pas la hauteur du rcit profus quil dterminait chez lise ; mais
son insignifiance le faisait dchirant, comme ce rcit : dans lun et lautre, linsuffisance
du monde devenait folle. Quelque chose sy drobait sans cesse, que je ne savais lire,
et je pleurais ma dfectueuse lecture : quelque mystre sy clipsait dun saut de puce,
y avouait lallgeance divine ce qui fuit, samenuise et se tait. Je ne voulais pas que
cela ft ; ma main lchait peureusement la relique, se blottissait dans les mains dElise ;
la gorge noue, suppliant, je cherchais ses yeux. Peine perdue : elle parlait, les yeux
requis au loin par on ne savait quoi, que javais peur de voir ; et ctait aussi de
drobades quelle parlait, des corps disparaissant et de nos mes toujours en fuite, des
absences visibles dont nous supplons labsentisme des tres chers, leur dfection
dans la mort, dans lindiffrence et les dparts ; ce vide quils laissent, elle le fcondait
des mots presss, jubilants et tragiques que le vide aspire comme le trou dune ruche
attire lessaim, et qui dans le vide prolifrent ; elle crait de nouveau, pour elle-mme,
pour son petit tmoin et pour un dieu ddommageant qui peut-tre tendait loreille, pour

tous ceux aussi qui dans les larmes avaient ce jour tenu cet objet, elle fondait et
consacrait, ternellement, comme lavaient fait ses mres avant elle et comme je vais le
faire ici une dernire fois, la sempiternelle relique.
Les Peluchet ont disparu avec le prcdent sicle ; le dernier, ma
connaissance, fut Antoine Peluchet, fils perptuel et perptuellement inachev, qui
emporta au loin son nom et ly perdit. Ce nom tomb en dsutude, la relique la port
jusqu moi : objet des femmes et relais de lune lautre transmis, elle pallie
linsuffisance des mles et confre au plus strile dentre eux une manire
dimmortalit, quune besogneuse descendance paysanne, presse de mourir et
doublier, ne lui et certes pas assure.
Antoine svanouit et devint un rve, on apprendra lequel. Il avait une sur
ane, dont ce rcit ne parlera pas, car lise nen parlait pas ; jignore le prnom de
cette sur sacrifie, comme jignore le nom du croquant quelle pousa ; mais je sais
que ces deux-l neurent quune fille, quils appelrent Marie et qui pousa un Pallade.
Ces Pallade engendrrent deux filles leur tour : lune. Catherine, mourut sans
descendance (jai connu cette anctre) ; lautre. Philomne, pousa Paul Mouricaud,
des Cards, dont elle conut la seule Elise, ma grand-mre : celle-ci, de son commerce
avec Flix Gayaudon, ne mit au monde que ma mre, qui accoucha dune fille bientt
morte, et de moi. Voil ce qui me touche : dans cette longue thorie dhritires, filles
uniques et sages en sarrau sous leur petit bguin, je suis le premier homme possder
la relique depuis Antoine qui sen dpossda, mais dont elle conserve le nom ; parmi
toutes ces chairs de femmes, je suis lombre de cette ombre ; depuis si longtemps - un
sicle est pass l - je suis le plus prs dtre son fils. Par-dessus tant dpouses en
couches et daeules enterres, nous nous faisons signe peut-tre : nos destins diffrent
peu, nos vouloirs sont sans trace, notre uvre nest pas.
La relique est une petite Vierge lenfant en biscuit, souverainement
inexpressive sous un botier de verre et de soie qui recle, dans un double fond
cachet, les restes infimes dun saint. Cet objet suivit jusqu moi la filire que jai dite,
et pousa tous ces noms ; et tous les noms que jai dits sont attests ici et l par les
stles des cimetires de Chatelus, Saint-Goussaud, Mourioux, invariables sous le grand
soleil et dans le gel des nuits ; et toutes les chairs variables qui habitrent ces noms en
appelrent la relique quand elles durent en dcoudre avec lessentiel, quand dans son
nid vivant ltre se heurte lui-mme et de ce heurt parat ou disparat, quand il faut
natre et mourir. Car la relique est un grigri. On la porta sur leur lit dagonie (ctait dans
la chaleur affaire des moissons au-dehors, les hommes en chemise ensue rentrant
pour pleurer un instant prs du moribond puis ressortant dans leffort sous le ciel, la
paille et sa poussire. Tamis de vin qui dcuple les larmes ; ou dans lhiver triste, quand
la mort est banale, nue, de peu de got), on la porta avant que le rien lemporte, ils la
regardrent avant de sombrer, lil effar des uns comme lil coi des autres,
lembrassrent ou la maudirent, Marie qui rendit lme sans un mot et lise qui sous
mes yeux atermoya trois nuits, et leurs poux toutes, tremblants et gouailleurs, qui
mme sans le souffle bavardrent pour nier encore que linstant ft venu ; les mains qui
ntreignaient plus que la pleur et le spasme ltreignaient pourtant ; et lempoignaient
les mauvaises griffes doutre-tombe dj, vicieuses et inertes comme le clou enfoui,
mais encore dici comme les derniers mots et lespoir inexorable. Et le mme impavide
objet les avait accueillis quand, non moins terrifis et de toutes leurs forces refusant, ils

taient sortis du flanc de leur mre (quand la moisson flambe en aot, ou dans le triste
hiver) ; car la relique aidait les femmes dans leur travail denfant, lorsque le nom
grands cris se perptue. Pas un cri grle de crature nouvellement apparue dans
lhbtude et le tremblement, dans le secret de petites chambres aux linges tremps o
une jeune fille cessait de ltre encore une fois, auquel la relique nait prsid, triture
par la mre et salie par lenfant, poupe toujours vierge et baigne de sueur,
nigmatique et rconfortante. Marie Ttreignit et cria (et sa mre Juliette avant elle)
jusqu ce que la petite Philomne expulse crit son tour, sans nom encore ni
visage ; et vingt ans aprs, Philomne ltreignit et cria dun cri peine diffrent, et ce
qui tait bien prs dtre lise cria ; et lise vingt ans plus tard et la petite Andre, et
celle-ci un quart de sicle aprs, et moi-mme enfin, qui ne relancerai pas la ronde.
Pas plus que ne devait la relancer Antoine, fils de Toussaint Peluchet et de
Juliette qui en accouchait dans les larmes, vers 1850.
Il naquit au Chtain. Cest un lieu touffu mais pierreux, de vipres, de digitales et
de bl noir, et les fougres y sont hautes sous des arceaux dombre bleue. Des fentres
du hameau, lenfant ds quil sut voir vit le clocher surbaiss de Saint-Goussaud, que
les mousses rongent et vivifient, et sous le porche duquel un saint nourricier de bois
peint veille, sa chasuble ingnue dancien diacre balayant le flanc noir dun taureau
couch que les gens dici appellent le Petit Buf, et rvrent : le diacre est le bon
Goussaud, ermite vers lan mille, ptre exalt ou scholiaste intraitable, fondateur ; la
robe du taureau est pique des mille pingles que les filles rieuses, pi ores,
maladroites, y plantent en faisant vu de trouver lamour, les femmes, dune main plus
sre et dj lasse, en souhaitant dengendrer. Comme moi, Antoine enfant fut conduit
devant ces Lares ; dans lnorme poigne du pre, sa petite main se perdait, tendre,
hasardeuse ; le pre baissait la voix, expliquait dans un souffle le monde inexplicable,
comment les troupeaux chaude haleine dpendent didoles en bois froid, comment les
choses peintes et impavides dans le noir rgnent en secret sur les grands champs de
lt, dans un coup daile plus imprieux que lorbe du milan, plus dcisif que le jet de
lalouette. Dans lglise quaveuglent ses vitraux moussus, la nuit rgnait ; le pre enfin
battit le briquet. Les mille pingles tincelrent la fois dans la flamme du cierge ; la
chasuble frissonna, les mains docre l-haut souvrirent ; et rvl, interminable, le
regard du saint, ironique et naf, surplomba lenfant.
(Peut-tre plus tard, quand il eut seize ou dix-huit ans, vint-il dire adieu au groupe
vermoulu et hriss des petits dsirs pointus des femmes, y chercher confirmation de
ce qui, enfant, lavait son insu saisi ; y vrifier ceci : que ce qui lui importait - rage de
quitter, saintet ou vol de grands chemins, peu importe le nom de la fuite, refus et
inertie en tout cas - tait le fait non pas de tous, non pas des sculaires piqres
dpingles o chacun y allait de sa trace infime et de son dsir parcellaire, mais dun
seul, au dsir massif, fondateur strile et solipsiste, le saint au regard de bois. Comme
ce moine Goussaud jadis, violent sans doute et vain immodrment, qui se clotra dans
la fort dici avec lespoir rageur que viendraient ly supplier ceux qui sous les hues
lavaient chass des villes, et dont leffigie aujourdhui commandait aux moissons de
cinq paroisses, enflammait les filles et fcondait les femmes, et pour finir ouvrait aux
enfants prodigues la violence des chemins, comme ce moine et comme tous ceux qui
avivent leur braise des cendres dont ils la couvrent, il fallait se voir tout refuser pour

avoir une chance de possder tout. Je limagine, visage inoubliable en cet instant et que
tous ont oubli- redcouvrant ce poncif formidable : je limagine, Antoine imberbe
encore, sortant jamais de cette glise toujours nocturne, la rage et le rire crispant sa
bouche, mais entrant dans le jour comme dans sa gloire future.)
Que dire dune enfance au Chtain ? Genoux corchs, baguettes de coudre
pour tromper les jours et courber les herbes, habits puant la foire et vieillots,
monologues patois sous les ombres luxueuses, galops sur les javelles chiches, puits ;
les troupeaux ne varient pas, les horizons persistent. Lt, laprs-midi se tient dans
lil dor des poules, les tombereaux encalmins lvent le cadran solaire de leur timon ;
lhiver, le ban des corbeaux tient le pays, rgne sur les soirs rouges et le vent : lenfant
nourrit sa torpeur dtres et de gels sonores, lourd fait senlever les oiseaux lourds,
stonne que ses cris sembuent dans lair glac ; puis un autre t vient.
Ses parents, je suppose, aimaient cet enfant tard venu. Juliette a des silences ;
un pain sous le bras elle sarrte, elle pose un seau sur le seuil et la pierre plus grise
boit leau frache, ou activant le feu elle tourne la tte et une joue resplendit quand
lautre sombre, elle regarde le jsus, le petit larron, le dernier des Peluchet. Le pre est
grand : on le voit tout petit dans les champs et dj il sencadre l dans la porte, haut
comme le jour et tout dombre, un joug sur lpaule ou son fusil pierre, et il tend
lenfant un ramier, une poigne de gents. Il est aimant : un jour il fait Antoine des
sifflets dcorce frache, aulne ou tremble ; le gros couteau a des prcisions daiguille, la
sve perle au bois nu, dans la main rocailleuse le sifflet est lger comme une plume,
fragile comme un oiseau : lenfant srieux siffle avec application, le pre a une grande
joie. Enfin, il est brutal.
Il y a dans Saint-Goussaud un matre dcole, ou un cur frott de culture, qui la
dispense. Ds novembre, dans le roide de janvier et jusquaux boues de mars, lenfant
au petit jour emporte sa bche, sinstalle dans lodeur de soutane et celle, galeuse, des
enfants villageois, anne sur anne apprend des bricoles : que les mots sont vastes,
quils sont douteux ; que lherbe-aux-gueux sappelle aussi la clmatite, que les cinq
herbes de saint Jean, dont on fait des croix cloues aux portes des tables. sont, aussi
bien quherbe saint Roch, herbe saint Martin, sainte Barbe ou saint Fiacre, molne,
scabieuse, et cirse ; que le patois nest pas cxtensif lunivers, et le franais pas
davantage ; que le latin nest pas que violon des anges : quil porte des prsences,
nomme la joie quon prouve dormir et celle quon gote sveiller, suscite larbre et
lore aussi bien que les plaies du Sauveur, et est lui-mme insuffisant ; enfin, et peuttre est-ce la mme chose, que sont dor dautres objets que les ciboires, les alliances,
les louis.
Je ninvente ici rien : il y a - et cette heure des btes aveuglment la minent,
des hiboux vagues la nuit la recouvrent de fiente -, il y a dans le grenier des Cards une
cantine qulise appelait la caisse du Chtain et o dort la maigre trace chue de la
Maison Peluchet : parmi des Amanachs des Bergers, quelques menus de noce et de
vieilles factures accusant rception de barriques ou de cercueil, de bouts de chandelles,
trois livres me sont tmoins, trois livres incongrus et merveilleusement justes o
lunivers presque se tient en son entier, trois impensables livres qui portent le paraphe
maladroit, lisible lexcs et en pleine page, dAntoine Peluchet. Ce sont, dans une
dition de colporteur, Manon Lescaut, une rgle de saint Benot craquante, et un petit
atlas.

Lenfant grandit, le voil adolescent. Les livres sont dj ou non en sa


possession, peu importe ; ses habits puent toujours la foire ; sous la casquette, il a deux
grands yeux sombres qui fuient, et probablement une me excessive, affame et
nayant dvorer quelle-mme, demble dcourage. Il est aussi grand et fort que son
pre, mais ses bras ne lui sont de rien, ntreignent pas, voudraient briser et
retombent : dans la petite glise enterre et imbue de son odeur de tombe, le Saint,
lInutile, le Bienheureux, veille au grain et gche la rcolte, les mains imprieusement
ouvertes, impondrables.
Il faut alors imaginer quun jour, Toussaint perut dans le fils - et nen finit plus
ds lors de percevoir - quelque chose, geste, parole ou plus vraisemblablement silence,
qui lui dplut : une pese trop lgre aux mancherons de la charrue, une paresse
vivre, un regard qui demeurait obstinment le mme, quil se post sur des seigles
parfaits ou des bls o sest roul lorage, un regard pareil la terre innombrable et
toujours la mme. Or le pre aimait son lopin : cest--dire que son lopin tait son pire
ennemi et que, n dans ce combat mortel qui le gardait debout, lui tenait lieu de vie et
lentement le tuait, dans la complicit dun duel interminable et commenc bien avant lui,
il prenait pour amour sa haine implacable, essentielle. Et sans doute le fils rendait-il les
armes, parce que la terre ntait pas son ennemie mortelle : son ennemi lui, ctait
peut-tre lalouette qui va trop haut et trop bellement, ou la vaste nuit strile, ou les
mots qui flottent autour des choses comme des dfroques achetes en foire ; et quoi,
ds lors, se mesurer ?
Puis il y eut cette nuit terrible, et je ne doute pas que ce fut au printemps, en
labsence de lune, sous le charme pesant des foins et dun ciel de rossignols. Les
hommes (car Antoine aussi est un homme, maintenant), les hommes sont rentrs tard,
les aisselles enfivres par le manche des faux, un soleil gant poussant leurs ombres
longues qui sentreheurtent sur les cailloux mauvais du chemin ; lobservateur fictif,
pars avec le soir dans lodeur du grand sureau face la porte, les voit entrer, mme
silhouette et casquette ensue, nuques mmement brles, vaguement mythologiques
comme toujours le sont pre et fils, double temps se chevauchant dans lespace ici-bas.
Le pre se ravise et vient pisser sous le sureau : il a un regard terreux et semble
mcher quelque chose de noir. La porte se referme, la nuit patiente vient. La chandelle
sallume, on les voit tous les trois par la fentre penchs sur la soupe ; la louche dans la
main de Juliette va et vient, un grand papillon effar cogne aux vitres ; du vin coule,
beaucoup de vin, dans le seul verre du pre. Soudain il regarde Antoine, visage dencre
dans la pnombre ; un peu de vent agite les ombelles peureuses du sureau, elles se
penchent, effleurent la vitre, de la chandelle une flamme plus claire jaillit : dans le
regard dvoil dAntoine, cette morgue, cette dignit sans cause et exaspre,
indiffrente. Alors dans la cuisine on crie, une grande ombre gesticulante bondit aux
poutres puis rampe, des chaises heurtes croulent. Qui en vain tend loreille dans le
sureau ? Seul franchit les murs pais le roulement dorage, de tambours, la rumeur
insense comme de cailloux creux quon brasse qui fait sangloter les enfants et inquite
les chiens, la voix dextravagance antique et dsastreuse de la famille en son suprme
tat. Le pre est debout, brandit quelque chose quil maudit et jette terre, un verre
plein, un livre peut-tre, et les gros poings assnent la vole sur la table des vrits
quon nentend pas, les seules vrits, les vrits niaises, terrifies et hagardes qui
parlent daeux, de morts vaines et de permanence du malheur. Et dans ce coin l-bas,

corps pauvre tass dans lencoignure du buffet pauvre, ombre aspirant plus dombre,
que fait la mre, qui a renonc ramasser les misrables faences brises ? Elle
sanglote peut-tre ou se tait ou prie, elle sait quelque chose, elle est coupable. Enfin la
vieille arrogance patriarcale retrouve son vieux geste dfinitif, la droite du pre se tend
vers la porte, la chandelle flchit, le fils est debout ; la porte souvre comme une dalle
tombe, la lumire frappe le sureau qui tremble doucement, interminablement. Antoine
un instant sencadre sur le seuil, sombre dans le contrejour, et nul ne sait, sureau ni
pre ni mre, quels sont alors ses traits ; des rossignols l-haut largissent la nuit,
bauchent les routes du monde : que ces chemins moussus sous ses pieds soient
dairain, de fer sur sa tte ces cieux chantants. Il part, il nest plus dici. Et il se trame l
peut-tre encore, entre le pre toujours vocifrant ou soudain muet et la tte dans ses
mains, le fils hors de vue dont le pas dcrot que plus jamais on nentendra, et
lobservateur coi, spectral, inexistant, ml aux fleurs du sureau et sureau lui-mme,
plus disparaissant quune odeur dans la nuit, plus vain que la floraison brve de lanne
1867, il se trame encore une vague ralit, brutale et lourde, comme de vieux tableau
ou de chapiteau roman, une ralit qu demi je perois et que je ne comprends pas.
La chandelle steint, un rossignol svade du sureau ; peut-tre vers SaintGoussaud entend-on grincer la porte vermoulue de lglise - mais cest aussi bien celle
dune table, ou deux branches ennemies dans un fourr. Des toiles fuient, ou des
salamandres dor quand on bat le briquet derrire les vitraux baigns dherbe. De quoi
encore se plaint la nuit, o des chiens sextnuent, aveugles et tonnants ? Quel vieux
drame de famille se perptue dans la gorge des coqs ? Lombre crosse des fougres
spaissit dans la monte. Des pes de lumire barrent les chemins, moins que ce
ne soit la lune enfin leve, sur des bouleaux. Quittons ce feuillage ; le sureau a dpri,
je crois, vers 1930.
Il me reste Toussaint.
Un autre jour parat. Il faut encore faucher, par exemple, le pr du Clerc, qui nest
quune pente, une combe de brouillard dans le souffle noir des sapinires, vers le col de
Lallger ; on y entend une seule faux ; des grives dbusques trouent la brume, des
injures brusques sortent de terre, peine suspendue la faux invisible retombe. Quand
le brouillard slve, les Jacquemin, Dcembre, les fils Jouanhaut, qui coupent aussi
vers Lallger, voient le pre seul : il fauche contre-pente. Midi ne lapaise pas,
laplomb de laprs-midi lexaspre comme un taon, il fauche jusqu la nuit pleine. Les
fils Jouanhaut, qui sont partis les derniers, avec des rires, sont depuis longtemps
devant la soupe ; seuls tmoignent les grands sapins, inabordables et proches, en euxmmes et pour eux seuls chuchotants, sourds tout ce qui nest pas leur deuil : le pre
entre ses dents appelle sur eux le feu de Dieu, il rentre.
Imaginons-le sur ce chemin sombre. Nul daguerrotype ne le perptue, mais que
le destin cet instant lui fournisse un visage - ou le hasard : la nuit est propice aux
faussaires. Son portrait aprs tout, nest pas plus fictif que celui, si juste, de son rival
aurol l-bas, dans la petite glise. Le visage quon devine est pais mais trac
fortement : larte du nez, tanne, luit et tire elle les joues hautes, les sourcils prcis ;
un grand air donc ; la moustache l-dessous est celle des morts de ce temps-l, celle
de Bloy et des gnraux sudistes : puissante et machinale, propre luniforme et au
patriarcat, aux poses rigides. 11 sarrte parfois et lve la tte vers les toiles : cest

pour savourer linstant proche o, sous la lampe, il verra Antoine revenu, lenfant aux
sifflets daulne qui lui sourit ; on voit alors ses yeux chauds, malicieux et comme
enfantins. Puis il repart plus vite, la casquette lescamote, et il ny a plus que la
mchoire de bois, brutalement dsespre. Cest un vieux. Quand il prend le sentier du
Chtain et quon le regarde venir, il ressemble beaucoup celui qui fut Toussaint
Peluchet : mais que cette dmarche pesante de paysan ne nous abuse pas ; car il porte
sur lpaule quelque chose de miroitant et magique, de premptoire comme la harpe
dun roi caduc inventeur de psaumes, ou un fauchard de lansquenet vieillissant qui voit
dans la nuit des choses qui ny sont pas, des cornes soudaines au front des haies ou
des pieds fourchus dans le pas sculpt des bufs : une faux, quil pose devant la porte
et elle tombe avec clat sur le seuil tant sa main tremble. Antoine nest pas l.
Juliette - dont lenveloppe mortelle, dans mon esprit et dans ces pages, est
presque totalement rode, comme elle dut ltre de son vivant mme, escamote sous
les multiples tournures, le capulet la Chardin et les atours informes de madone niaise
ou de vieillarde, mais que pourtant je dois bien imaginer dj courbe, tire par les ans
et avec encore deux grands beaux yeux -, Juliette est debout, une main peut-tre
treignant un dossier, un rebord, et au creux de lautre maintenant, comme un oiseau
ramass aprs la pluie, la relique. Nul nest mort pourtant, et nul apparemment ne va
natre. Le pre la regarde en suppliant. Muet ; on peut aussi penser quil semporte :
pourquoi fallait-il quAntoine le prt au mot ? son tour il treint un meuble, un dossier ;
il sassied longuement, se relve et reste debout : cest elle alors sans doute qui
sassied. Il ny a plus que le bruit semblable de la pendule, et dehors vaguement, les
mmes oiseaux quhier ; elle se lve : ainsi toute la nuit, o la chandelle se consume
jusquau bout (mais cest dj laube de juin), les deux dpositaires du fils implorent-ils
lavenir mat et creux, arpentent leur pauvre mmoire inpuisable, linstant sur eux
pesant de tout son poids de ciel nocturne. Ou tout cela peut-tre, cette conscience dun
temps dsormais bris o le pass dmesurment va crotre, est prmatur : ils
attendent Antoine, en tremblant, en se rassurant et se torturant lun lautre, la passion
de lespoir dans son tourbillon les prenant, les rejetant, les laissant pour morts en leur
insufflant vie, un peu de vie quelle reprend, jette dehors aux chiens, servilement
rapporte avec lclair dun souvenir, un oubli bref, le reflet ponctuel dun battant
dhorloge.
Le pre attendit un deux ans, peut-tre dix. Lopinitret morne des travaux et
des jours emplit ce temps, que jluderai. Le pre cependant mrit, la graine dabsence
en lui germa, quand on pouvait croire seulement quy dprissait lespoir ; un jour enfin,
on doit penser quil fut quitte du rel.
Il y eut quelques vnements. Un cabriolet deux chevaux qui sentait la ville,
ltude ou le greffe, sarrta un soir sur leur seuil : on eut peine le temps den voir
descendre, de dos, silhouette trange et brve comme de roman russe sur les champs
boueux, un homme jeune, tout en noir et huit-reflets, qui sengouffra dans la porte
noire. Toussaint retira sa casquette, porta la main sa moustache : Juliette versa au
visiteur un verre de vin ; il but ou ne but pas ; il regarda ltre, sassit et leur parla : nul
ne sait de quoi.
Puis, un des matins de Pentecte o le saint flanqu du buf, hiss sur un
brancard dos dhommes, pauvrement cossu entre des mains rugueuses, sort face aux

chemins, se rafrachit aux feuilles neuves, des deux bras appelle lui les morts et
dlivre du mal les vivants, et, entre appareil paysan et prtraille, sourit l-haut,
impassible et dor sur le ciel bleu ou laverse, on vit ceci : tel lantique Patron aux mains
ouvertes et non moins que lui absent, figurant une ombre ou un souhait, perptuant
quelque chose qui peut-tre ne fut pas, Toussaint Peluchet le taciturne souriait. la
lanterne des morts le saint comme toujours sarrta, dun coup dil gal encore une
fois vrifia les valles profondes, les bois, les hameaux et leurs curs souffrants,
lhorizon vaste de ses paroisses : des petits paysans en surplis agitrent des grelots, un
vent froid passa dans un silence, des phrases latines se perdirent, les villageois
sagenouillrent ; lcart un peu. Debout, magnifique, total et solitaire telle lImage
arrte, arrogant comme un diacre et patient comme un buf, le pre toujours ravi
tenait dans sa main ballante quelque chose quon ne voyait pas, comme on tient une
plume ou la main dun petit enfant.
Une autre fois - et cela nul ne le vt, que les murs de la vieille maison face
aveugle, dresse, violente et muette -, dans la chambre dAntoine il ouvrit en tremblant
un des trois livres. Peut-tre lexpression, confuse dtre si claire, et la mcanique
incomprhensible des passions que, mdus, il comprenait, dans Manon Lescaut.,
ltonnrent-elles davantage que tout ce quil avait ce jour entendu, plus que ne
rsonnrent dans ces mmes pages les htelleries et les fuites la nuit en chariot
couvert, la fille perdue et le fils failli, les causes multiples des larmes, la mort crite.
Peut-tre un vieux moine (un de ceux, ou si peu sen faut, qui avaient jadis transport la
relique, sur un ne rou de coups et ployant sous les chsses, spectre parmi larme
spectrale des clercs pouvants regardant par-dessus lpaule brler lermitage, dans
un hourvari de Sarrazins ou dAvars - la relique, que Juliette en bas dans la cuisine ne
quittait plus), peut-tre ce vieux moine glossateur de Benot lui souffla-t-il, au hasard de
la premire page ouverte, que si un des frres se montre attach quelque chose, il
importe quil en soit aussitt priv , et que si de lui-mme il bannit ce quelque chose,
son salut plus pre en sera plus sr. Peut-tre latlas lut enseigna-t-il, avec une
symbolique rigide que dabord il perut mal, que tous les points de la terre cultivable ou
non squivalaient sous les mmes signes, comme aux yeux dun saint de bois
quelques cantons gueux ; et plus srement ce livre lui ouvrit-il les chemins du fils, tous
les aboutissements possibles dune errance commence un soir de fenaison et dont il
tait, lui, Toussaint, linstrument, tous les chemins possibles sauf la mort : le fils tait l
quelque part sous ses yeux, ou il ntait plus. Le soir venait ; Toussaint relevant la tte
vit par la fentre ce quAntoine enfant avait toujours vu : le clocher l-bas, la distance
impalpable qui porte langlus, lalouette suspendue ou un corbeau comme un chiffon
noir ; au-dessous de lalouette, quelques ares de la terre des Peluchet : son regard les
effleura comme si elles eussent t peintes, revint lalouette vive, au bleu du clocher.
(Il est possible aussi, mais peu probable, quil ne comprt goutte tout cela ; il
referma brutalement le livre et, dans des jurons, but avec colre jusqu livresse :
ctait, on le sait, un paysan dj vieux.)
Enfin, une anne, le Fifi de chez Dcembre laida pour les labours ; il revint ce
printemps-l. Tt, et de plus en plus souvent. Ctait un tre un peu simplet et port
sur la boisson ; il devait parler trop vite et abondamment ; il fallait quil ft trs maigre et
de main tremblante, quil et lil larmoyant dans la fivre dune face brique, effondre.
Il gtait dans une mansarde dj abandonne alors et dont je connais aujourdhui les

mines, dans des ronciers, loin de tous par ncessit plus que par got, prs de la Croixdu-Sud. Il stait peu peu mis lcart des Dcembre, son pre et ses frres. et avait
dval la pente doucette et machinale des journaliers buveurs : vivant de rien mais du
vin quil faut pour quatre, ayant dans ce philtre dilu limitation des ascendants et le got
dune descendance, les infimes quant--soi et les fierts sottes et secrtes qui font
lhonneur des humbles ; regardant comme tout un chacun les choses sans quon st ce
quil y voyait : ntant ni homme mr ni jeune homme vieilli, mais simplement ivrogne ;
partout moqu un peu ou rudoy par les pires, j mais accueilli la table parce quil avait
deux bras dont il fallait bien quil se servt la semaine, sil voulait le dimanche se les
rouer dalcools noirs, sen dprendre comme de tout il stait dpris. Ces jours-l. Au
sortir tourbillonnant des bistrots de Chatelus, Saint-Goussaud, Mourioux. Il saffalait
pour la nuit au hasard dune grange, dans les gerbes dociles, et se parlait lui-mme
longuement dans le noir avec des rires dorgueil, des dcrets et des emportements,
jusqu ce que les enfants du village pas louches vinssent et, lui jetant en pleine face
un seau deau ou dans sa chemise lclair froid dun orvet, emportassent sa royaut
fragile, parpille, dans des rires qui senfuient.
On les vit donc ensemble, Fifi claudicant, capricant, dans lombre du vieux
toujours bien droit, dominateur, lointain. Ils attelaient les bufs dans la courette et
partaient solennellement, Fifi au timon appelait les lourds fronts boucls, les raillait
grands clats de voix gueularde, sautillant et contrefait comme un marche--terre ou un
bouffon lisabthain, et le vieux tout debout lavant du tombereau, raide, la
moustache toute blanche maintenant, les roues sous lui grinant, se conformait aussi
des images, rois dfaits ou vieux et de toute faon dfaits, lairds furieux et incapables,
abdicataires. Parfois sa grosse voix brve tombait sur le garrot obtus des bufs, sur
Fifi quil injuriait ; mais il tait gai peut-tre et souriait, et cela seuls Fifi et les
chemins l'ont su. Ils rentraient ; Fifi de la cave remontait encore un litre, sasseyait, se
perdait : la mre, informe et toujours gmissante sous la citadelle ruine des jupons
noirs, marmonnait, prparait on ne savait quoi, ntait pas l ; et le vieux l-dedans, qui
ne buvait ni ne gmissait, ravi peut-tre, nostalgique ou sr de lui, le vieux parat-il,
parlait.
Vers cette poque, dans les bistrots de Chatelus, Saint-Goussaud, Mourioux,
dans les dires ns du vin que la fatigue dcuple, dans les palabres des journaliers, et
de l dans les maisons o les hommes les rapportaient avec la ncessit de parler
querelleuse, affronte la femme, passiste et inluctable des soirs divresse, Antoine
ressuscita.
Il tait, disait Fifi, en Amrique. Fifi il est vrai navait aucun crdit, et on sen
ft beaucoup moqu si l'on n'eut su que par sa bouche et quoique trahi, dchu, ctait
lautre qui parlait, le vieux bannisseur, l'nigmatique, le premptoire. On lui prta donc
loreille dfiante, secrtement exalte et envieuse quon prte aux prophtes, dont je
veux croire que Fif avait lorgane glapissant et lallure dguenille, le logis de ronces.
On parla donc de lAmrique et de lombre l-bas dAntoine ; et Fif comme ses
auditeurs voyaient en lAmrique un pays semblable aux cantons jouxtant ceux quon
connat par ou-dire mais o lon ne va jamais, au-del de Lainire ou de Sauviat, sur
lautre versant du mont Jouet ou du Puy des Trois Cornes : un pays fortun mais
prilleux, coupe-gorge et caravansrail, o il y a des sinas de ronces et des canaans
de fte villageoise ; plein de filles perdues mais qui vous aiment et de destins

splendides ou dsastreux, ou les deux ensemble, comme les destins sont dans les
pays du seul dire. Ils voyaient l Antoine, le petit Antoine avec les traits presque
denfant quon lui avait connus dix ans plus tt et qui ne vieilliraient plus, et lui trouvaient
peut-tre quelque occupation louche ou fatale qui convnt sa morgue, sa douceur
ttue, ses silences : maquereau ou mcanicien, la casquette dapache sur lil ou
menant une locomotive train denfer, et les yeux alors dans la face noircie avaient
toujours cette dignit crne, indolente.
(Sans doute alors les rgnes dominicaux de Fif - dont je me demande ce quil
pouvait bien comprendre tout cela, comment il pouvait tre la hauteur de son
mandat de hraut du pre, de maillon dans lhistoire du fils, simplet quil tait et
assurment incapable daligner la suite deux penses correctes, mais dvou
Toussaint et stant empar sur ses lvres du mot Amrique indfiniment rpt, ce
mot qui tait au pre ce que la relique tait la mre, transmissible aussi donc, et
rsumant toutes les fictions possibles et lide mme de fiction, cest--dire ce que lui,
Fif, naurait jamais, qui nexistait pas et pourtant, mystrieusement, tait nomm -,
srement le rgne dominical de Fifi, ce trne de paille obscure et ce sceptre
divresse, cette royaut grandiloquente ddie aux araignes, outrage de seaux deau
et de noirceurs denfants, devint-il un inimaginable rgne sur un seul et pauvre mot.)
Antoine avait crit, du Mississippi ou du Nouveau-Mexique, pays barbare au-del
de Limoges : et rien, aprs tout, ne me permet avec rigueur daffirmer que ces lettres,
que nul ne vit, ne furent pas. Peut-tre leur signataire en effet conduisait-il des
locomotives noires sous le soleil jaune de la lointaine El Paso ; peut-tre la seconde
rue de Californie avait-elle charri ce brin dme du Chtain dans son flot de
guimbardes, de rixes, dorpailleurs froces et de candeurs perdues ; peut-tre marchaitil environn dun appareil mythique, viril massivement, stetson confdr et cot yankee,
vendant le pire et voleur de chevaux : poussant sous lui la nuit des multitudes cornes
razzies sur la frontire, il se souvenait, laplomb dun saint, dun petit buf docile ;
ou, sobre surnaturellement , il vivait en bourgeois dun petit mtier, dans un pavillon
de planches lore du dsert avec une femme quon prenait pour son pouse lgitime,
qui allait la messe en gants blancs dans lglise baptiste, mais quil avait gagne aux
ds dans un bordel de Galveston ou de Bton Rouge. Ou encore, las avant des ctes
plus lointaines, il aurait relch aux Antilles, sur un morne violet dans le giron dune
doudou, moins quaux Aores, comme le matelot des Mmoires doutre-tombe quil
navait pas lus, il se ft fait bndictin. Cest l ce que je penserais. Mais lui, Toussaint,
ne disposait pas du matriel ncessaire pour penser cela, bribes langagires, imageries
dEpinal et dHollywood ; de lAmrique, il ne pouvait dsesprment rien se
reprsenter ; cependant, il savait que le fils avait deux jambes, que sur la mer peut-tre
un vapeur avait relayes ; il savait ce qutaient une locomotive, le got de lor et un
bordel, et il put imaginer Antoine dans lun de ces trois tats ou de ces trois lieux : les
lments que nul ne connat et quil bricolait entre eux pour camper plausiblement le fils
amricain, taient autres que les nus, plus restreints sans nul doute, mais
dagencement plus riche, plus libre, plus tonnant ; enfin, sur le petit atlas, il avait lu ces
noms : El Paso, Calveston, Bton Rouge.
Il les avait lus. Latlas aujourdhui souvre tout naturellement la page plus jaunie
de lAmrique du Nord. Les noms que jai dits des villes que jai dites sont souligns

dun crayon malhabile, dun trait pais et gras comme en laissent les marques de
menuisier.
Faut-il dire que le pre peu peu dlaissa son lopin, ces huit ou dix hectares de
bl noir disput aux brandes, aux caillasses, ce morne reliquaire des jours perdus et
des sueurs vaines de trente gnrations de Peluchet, dont lindiffrence du fils lavait
exclu, le soir o tout cela, intraitables caillasses et sueurs enfouies, stait lev dans la
droite du pre et lavait pouss dehors de tout son poids de pierres et de gerbes,
daeux enterrs ? Le vieux maintenant se battait avec bien autre chose. Fifi
confusment cultivait et l, gesticulait, jetant des pierres aux corbeaux, moquant les
bufs ; les ronces, comme sil en et sournoisement de son taudis apport la graine
ou, dans ses mains sanglantes de soir de cuite, des boutures, gagnaient : dans le pr
du Clerc, les gents avaient hauteur dhomme ; les sureaux poussaient en plein champ,
poussire blanche queffarouchaient de menus souffles, des vols. Le pre, lauteur des
jours du fils et lAuteur maintenant de sa part nocturne, la faux machinalement sur
lpaule mais aussi oiseuse dsormais et superbe que la harpe du roi psalmiste,
lentement arpentait les chemins, parlait aux corneilles, concevait El Paso. Il se campait
devant Fifi et le regardait faire, narquois mais impavide, peine complice : avec une
application rieuse le paillasse gesticulait plus vite, sautait de motte en motte et harcelait
les bufs, jouait son rle ; le pre satisfait lissait sa moustache, se retirait lombre
dune ore et sasseyait grandement contre un tronc ; le soleil se couchait sur sa terre
gte : l-dessus le fils pars, le glorieux corps amricain, faisait de l'or en Californie.
Eux donc dans les champs, mais inutiles et clbrant on ne savait quoi, comme
sils eussent t dans une glise, sur un foirail ou une scne de thtre ; et l-bas, dans
la maison noire quon devine au dtour des haies, la mre, dont le mot Amrique jamais
ne passa les lvres, relique en main, marmonnait les noms de sainte Barbe, sainte
Fleur, saint Fiacre.
Le rel, ou ce qui se veut donner pour tel, reparut.
Imaginons-les, Fifi et Toussaint, un petit matin de brume, partant pour
Mourioux la foire aux cochons. Ils ont des perles de brouillard aux moustaches. Ils
sont heureux en traversant les bois, leur rle bien en main, vivant deux-mmes sans
demander quiconque ratification de leur joie modeste, invente modestement ; ils
poussent devant eux non sans crmonie quelques cochons indociles ; ils blaguent :
quils profitent de cet instant o jentends leurs voix rire dans la monte des CinqRoutes. Les voil Mourioux. Situons l, entre lglise immuable et droite, les
panonceaux dors perdus dans la glycine fleurie ou dfleurie de la faade du notaire, et
la fentre o je pourrais crire ces lignes, le lieu, qui fut peut-tre celui-ci ou un autre
tout semblable, o la vrit selon Toussaint Peluchet vacilla. La foire faite, ils allrent
boire chez Marie Jabely avec des maquignons. Trs vite sans doute Fifi fut noir,
dlaissa les marchandages et se mit parler haut et fort selon son cur : LAmrique
apparut parmi les buveurs, et Antoine crnement marchait dans cette terre sainte, il
faisait de grands gestes l-bas vers tous ceux dici. Le vieux, engonc dans la cravate
noire et le col dur des jours de foire, de noces, les nippes raides et fabuleuses de lautre
sicle absurdement pendues aux paules malaises des paysans, le vieux ne pipait
mot et laissait prorer, fier, tacite, indulgent comme un Auteur abandonnant son ngre
la tche ingrate et subalterne des dialogues. Alors, dun groupe de jeunes gens une

voix narquoise et catgorique tout coup sleva, la voix dun fils Jouanhaut qui
revenait, un peu mirliflore je pense et avantageux, avec des souliers vernis ou encore
ses grosses paulettes de sergent, de Rochefort o il avait fait son temps sous les
drapeaux ; la voix infatue, catgorique et mirliflore comme la ralit elle-mme entrant
en bottes vernies dans un bistrot de campagne, affirma ceci : le fils ntait pas en
Amrique, on Pavait vu de ce ct-ci. la chane et deux par deux sous les hues des
poissardes, il embarquait sur le port pour le bagne de R.
Le pre ne cilla pas : il regardait longuement devant lui, comme engourdi.
Pesamment il mit son chapeau, paya son verre, voix haute salua et sortit. Fifi
semporta mais on ne mcoutait plus, on faisait cercle autour de liconoclaste ; sa
parole tonne redevint celle, sans cho, dun ivrogne un peu niais. Chancelant sous le
poids dun courroux trop grand pour lui qui le rendait stupide, il passa la porte son
tour : avec navrement, avec une douleur aigu qui le stupfia de ntre imputable ni au
manque de vin ni au rire des enfants, le paillasse vit le vieux bien droit qui lattendait
debout prs de labreuvoir, adoss au murmure sempiternel et cristallin du filet deau,
sous la glycine. Quils rentrent au Chtain sous la pluie, la nuit peu peu les serrant
contre elle dans son manteau de chtaigniers, Fifi glapissant comme un renard en
chasse, et les seuls lourds souliers ferrs du vieux.
Le nouvel pisode de lhistoire dAntoine fit le tour des cantons, o sa logique
sombre laccrdita. Les savants commrages, qui exaltent les effondrements clatants
et dcuplent la splendeur par la chute, semparrent du bagne comme ils lavaient fait
des Amriques, mais comme si lun tait le couronnement des autres, une suite, crite
dune main diffrente et plus noire, mais digne de son antcdent et pour tout dire
ncessaire. Le vieux avait cru faire lconomie de la croix : son histoire en tait
prmature peut-tre, et certainement incomplte. A lAscension trop tt glorieuse, le
mirliflore, le judas, offrait laubaine dun Ecce homo.
Ce quil en fut rellement, nul ne le sait ; les vieux Font pu savoir (je ne laffirme
pas), aprs le passage incongru du messager au huit-reflets : mais rien ne nous
apprendra qui fut celui-ci, et quel fut son message. Antoine fut peut-tre heureux et
amricain ; ou, bagnard, souverainement investi du bonnet rayures, il trimait dans le
port de Rochefort o les forats meurent dru ; ou il fut les deux, dans lordre quon
voudra : on put rembarquer coups de fouet, Saint-Martin-de-R vers Cayenne en
Amrique, pour accomplir lointainement la fiction paternelle autant que les prophties
carcrales parses dans le petit Manon Lescaut, quil avait lu avec amour. Mais aussi
bien il a pu disparatre dans la solitude vulgaire dun indicible emploi de boutique ou
dcritures, en chambre dhtel dteinte que la lumire oublie, dans la banlieue de Lille
ou dEl Paso ; sa morgue inemploye ne laura pas quitt. Ou enfin, crivain failli avant
dtre et dont nul ne lira jamais les pauvres pages, il aura fini comme aurait fini le petit
Lucien Chardon si la poigne de Vautrin ne let sauv des eaux : forat encore. Car je
pense quant moi quil avait tout, presque, pour tre un auteur intraitable : lenfance
aime et rompue dsastreusement, lorgueil froce, un saint patron obscurment
inflexible, quelques lectures jalouses et canoniques, Mallarm et combien dautres pour
contemporains, le bannissement et le pre refus ; et quil sen ft fallu comme
dhabitude dun cheveu, je veux dire dune autre enfance, plus citadine ou aise, nourrie
de romans anglais et de salons impressionnistes o une mre belle tient dans sa main

gante la vtre, pour que le nom dAntoine Peluchet rsonnt dans nos mmoires
comme celui dArthur Rimbaud.
Juliette abandonna ; elle mourut. Les deux autres survcurent sans dmordre.
Quant au pre, rien ne paraissait chang : rvlation qui pour lui nen tait pas une, ou
hrsie quil et pu pourfendre, la parole du fils Jouanhaut ne lentama pas. II nentra
pas dans la polmique : seulement dans les champs son pas devint plus vif, comme si
quelque urgence remportait, et plus sonores, plus imprieux, les noms de villes
lointaines jets aux corneilles : il appelait ses disparus et ses disparus peut-tre lui
souriaient, prvenants comme ils le sont tous ; il portait bellement sa faux : et, les soirs
o vers Chatelus on salue la Saint-Jean ou Notre-Dame daot par de grands feux qui
dessinent lhorizon, il regardait longtemps les clarts et y voyait, mignonne comme
vingt ans, Juliette monter dans la nuit vers le fils.
Il manuvrait dans la lgende ; Fifi cependant, qui le suivait comme son
ombre, qui avait t sa parole et qui tait son ombre, Fifi restait sur terre et souffrait.
Chaque dimanche inlassablement il refaisait lexprience de la droute, dans les
bistrots de Chatelus. Saint-Goussaud, Mourioux, o le vin navait plus saveur que de
vin, o la drision tait redevenue son lot quil ne pouvait plus endurer : car on lavait
une fois cout et, ayant got lassentiment des autres dans la parole souveraine qui
savait un instant investi, il ne pouvait souffrir la frivolit de son public et sa dsaffection
totale soudainement venue, irrmdiable. Il sasseyait sans un mot aux tables bancales
o le premier litre basculait dans le matin, et larmoyant, stupfait, les yeux navrs, il
buvait seul jusquau soir. Alors un plaisant librait le mot Amrique : Fifi sen
emparait ; la face bouffonne et prophtique, tendue, avec un masque bat se relevait ; il
hsitait un peu mais les perfides regards et laiguillon du vin le dcidaient et rouge,
press, convaincu, de mot en mot sexaltant, se levant demi, un peu plus, tout debout,
il publiait linnocence du fils, le rgne lointain du fils, la gloire du fils. Les grands rires
clatant soudain le suffoquaient, et comme l-bas sous le bton des argousins, le petit
Antoine pieds et poings lis tait jet l, dans le bistrot. Puis les injures, les coups, les
chaises renverses et, Mourioux dans des bouffes de glycine, prs du cimetire
venteux de Saint-Goussaud o Juliette dfaite dormait, Chatelus sur la place pentue
plante dormes et partout dans la nuit, Fifi magistralement seffondrait, dblatrant,
remchant lAmrique avec du sang et des gravats jusquau sommeil plein de heurts o
il voyait Toussaint et Juliette, lui fier et elle riant comme une marie, emports au grand
galop dans un cabriolet quAntoine en huit-reflets, exultant et tout droit sur le sige du
cocher, menait bride abattue dans la descente de Lallger sur la route de Limoges,
des Amriques et de lau-del. Derrire eux Fifi courait, et ne les rejoignait pas.
La semaine, hiver comme t, le temps tait pour eux deux ce quil est quand il
ny a plus de femme : chaotique, indtermin, enfantin sans la grce ni lbrit de
lenfance. Fifi arrivait tt de la Croix-du-Sud pour sa besogne qui ntait plus quun
plerinage, avec sa besace emplie dun bazar de plerin, ttes doutils rouilles,
quignons et bouts de ficelle, peut-tre des sifflets de bois frais. Ils sortaient un peu pour
leur morne prestation dans les quelques champs que la jachre boudait, sans bufs
maintenant, plantaient les choux dont ils vivaient, ramenaient le bl noir dans un
mouchoir. Ils mangeaient longtemps des heures farfelues ; les quelques vieilles qui
les frquentaient encore, curieuses ou par charit, les mres Jacquemin, lantique

Marie Barnouille, leur passant par la fentre des restes de jambon, un fromage blanc,
des verdures, ont pu les voir alors : dans la longue cuisine indiciblement sale et
embarrasse, elles apercevaient en baissant la tte Toussaint impassible au haut bout
avec dans son dos la fentre de derrire, temptueusement indistinct et nimb comme
un pantocrator, et Fifi sans rpit galopant dun bout lautre de lespace dvast,
lui seul plusieurs, buvant au litre et touillant le ragot, desservant la table pour
encombrer les bancs ou le fourneau, toujours buvant coupant le pain et voquant
quelquun. Et les vieilles, qui riaient et sapitoyaient en remontant le chemin, ne
pourraient rien nous dire de plus : car sils doutrent ce fut pour eux seuls, sans quils
dussent pour cela le cder quiconque, et sils triomphrent ce fut encore pour eux,
pour leur cuisine et leurs ombres, dans ce lieu patin qui ne les offensait pas, pour ces
spectres inoffensifs, loin du monde peupl doreilles incrdules et de bouches pleines
doffenses. cinq heures Fifi lchait son litre et chavirait, dormait sur un banc, ou
terre la tte dans des sacs, et Toussaint un peu pench le regardait dormir, avec
indiffrence peut-tre, avec tendresse. Un jour enfin, le paillasse ne vint pas.
Ctait lt jimagine. Allons, ctait en aot. Un beau ciel machinal se pencha
sur les moissons et les bruyres, jeta des ombres crues sur la maison des Peluchet.
Les vieilles restes au village, veilleuses toutes noires sur leur seuil, patientes comme
le jour et augurales, virent Toussaint sencadrer parfois dans la porte sombre ; il
interrogea sur lazur vaste le vol plus bleu des corbeaux ; il entra dans ltable pour on
ne sait quelle besogne ou pense, y regarda vous la pnombre les trop vieux bufs
inutiles ; il les appela par leurs noms ; il se souvint que Fifi, en dautres temps, avait
sautill tout heureux au timon. Il revint dans la courette o il resta camp, prs du puits
froid : avec les vieilles contemplons une fois encore, mais ensoleille, la casquette
proltaire, hraldique, surplombant la moustache ivoire de vieux survivant. midi son
attente lui rappela, avec un serrement de cur, une autre attente quil avait oublie :
car il aimait Fifi sans doute quoiquil linjurit le plus souvent, Fifi qui lappelait
patron, qui avec lui avait bu le mauvais caf et veill Juliette morte, opinitrement
maintenu le fils en ses mtamorphoses ; qui chaque dimanche ptissait pour des morts
et un presque mort, dans lopprobre et le vin, sous des poings mauvais, cest--dire
parmi les vivants ; qui avait eu une enfance lamentable et une vie pire mais quune
mmoire emprunte avait tant anobli quil ne commerait plus quavec des anges et des
ombres, dans le tohu-bohu dune histoire fondatrice qui lemportait glapissant et se
jouait de sa vie souffreteuse jusquau martyre inclusivement, ncessairement ; Fifi
Dcembre qui tout de son long sous le soleil pais tait couch dans les ronciers de la
Croix-du-Sud, mort.
Une vieille le dcouvrit au plus chaud de laprs-midi, deux pas de son taudis,
la face contre terre parmi des envols de gupes. Des plaies sa tte saignaient avec
les mres ; les prairies peintures de papillons et de fleurs embaumaient dans le
soir, leffleuraient : un pan de sa veste, rigidement arrt dans sa chute par
dintraitables pines et comme empes, ombrait sa nuque dbile, avec une grande
dlicatesse. Peut-tre avait-il reu des coups, mais aussi bien, ivre, il avait pu trbucher
dans les ronces paisses ici et cruelles comme des lianes du Nouveau Monde et se
fracasser triomphalement le front sur la caillasse : on ne le sut jamais. La vieille, qui
descendait Chatelus, alerta la brigade ; quand les chapeaux bords arrivrent, leurs
grandes ombres bicornes et chevauchantes de retres ou de dmons projetes loin

par le soleil bas, ils virent dans ce commencement de nuit le vieux genoux, sans
casquette et la ceinture de flanelle dfaite pendant sur sa culotte, qui serrait dans ses
bras le pantin mort et, pleurant, rptait dune voie ttue, tonne, de reconnaissance
et de reproche : Toine. Toine. On jeta sur le cadavre un manteau de cavalerie ; les
yeux ouverts qui ne larmoieraient plus disparurent, une breloque la hussarde orna les
cheveux mal couverts du gueux ; le vieux appela son fils doucement jusqu la mise en
terre, dans le cimetire de Saint-Goussaud sur quoi soufflait le vent.
Le reste tient en peu de mots. Toussaint nappela plus personne. Il survcut
Fifi comme aux mitres ; il les mla peut-tre et ensemble ptrit et reptrit leurs
ombres pour grossir la grande ombre dont il vivait, qui lensevelissait et lui donnait
vigueur ; il y ajouta lombre bonasse et lente des bufs, qui moururent aussi. Quest-ce
donc que quelques annes encore de vie, quand on est riche de tant de pertes ? Il lui
restait sa faux, le luxe dbrid de sa cuisine, le puits, lhorizon invariable. On ne parla
plus dAntoine ; quant Fifi, qui en avait jamais parl ?
Deux ou trois vieilles, les plus humaines dans le meilleur ou le pire, visitrent
jusqu la fin le pantocrator croul, dans sa cuisine froid de crypte, dcoup tout droit
sur sa fentre de derrire byzantine et moussue, lumineuse et verte : parfois la pourpre
de digitales y tintait. Les Maries posaient sur la table crasseuse les mres, les
confitures de sureau, le pain invitable. Elles lui racontaient de sempiternelles histoires
de mauvaises rcoltes, de filles engrosses et de saouleries tumultueuses ; le vieux
dodelinait un peu ; il avait lair dcouter, srieux comme un gendarme et moustachu
dignement comme, Appomatox aprs la reddition, le gnral Lee. Tout coup, il
semblait se rappeler quelque chose ; il frissonnait, sa moustache que la clart portait
tremblait un peu et, se penchant vers Marie Bamouille, il clignait des paupires dun air
matois et disait, fier et confidentiel, un peu rengorg : Quand jtais Bton Rouge,
en soixante-quinze...
Il avait rejoint le fils. Quand de toute vidence il le tint embrass, il le hissa avec
lui sur la margelle pourrie du puits dans quoi fougueusement ils se prcipitrent, un
comme le saint et son buf, leurs bras treints, leurs yeux riants, leur chute
indiscernable balayant des scolopendres et des plantes amres, veillant leau
triomphante. La soulevant comme une fille : le pre cria en se brisant les jambes, ou le
fils ; Lun maintint lautre sous Peau noire, jusqu la mort. Ils furent noys comme des
chats, innocents, balourds et consubstantiels tels deux de la mme porte. Ensemble
ils allrent en terre sous un ciel en fuite, dans la bire dun seul, au mois de janvier
1902.
Le vent passe sur Saint-Goussaud ; le monde, certes, fait violence. Mais quelles
violences na-t-il pas subies ? Les fougres misricordieuses cachent la terre malade : y
poussent du mauvais bl, des histoires niaises, des familles fles ; du vent le soleil
surgit, comme un gant, comme un fou. Puis il steint, comme sest teinte la famille
des Peluchet : on dit ainsi, quand le nom cesse de sapparier des vivants. Seules le
profrent encore des bouches sans langue. Qui ment avec obstination dans le vent ?
Fifi glapit dans les bourrasques, le pre tonne, dans une saute se repent, se rachte
quand le vent tourne, le fils jamais fuit vers louest, la mre geint au ras des bruyres,
lautomne, dans une odeur de larmes. Tous ces gens sont bien morts. Au cimetire de
Saint-Goussaud, la place dAntoine est vide, et cest la dernire : sil y reposait, je serais

enterr nimporte o, au hasard de ma mort. Il ma laiss la place. Ici, fin de race, moi le
dernier me souvenir de lui, je serai gisant : alors peut-tre il sera mort tout fait, mes
os seront nimporte qui et tout aussi bien Antoine Peluchet, prs de Toussaint son pre.
Ce lieu venteux mattend. Ce pre sera le mien. Je doute quil y ait jamais mon nom sur
la pierre : il y aura larceau des chtaigniers, dinamovibles vieux en casquette, de
petites choses dont ma joie se souvient. Il y aura chez un lointain brocanteur une
relique deux sous. Il y aura de mauvaises rcoltes de bl noir ; un saint naf et
dlaiss ; des aiguilles que le cur battant y plantrent des filles mortes il y a cent
cinquante ans ; les miens ici et l dans du bois pourrissant ; les villages et leurs noms ;
et encore du vent.

Vies dEugne et de Clara

mon pre, inaccessible et cach comme un dieu, je ne saurais directement


penser. Comme un fidle - mais qui, peut-tre, serait sans foi -, il me faut le secours
de ses truchements, anges ou clerg ; et me vient dabord lesprit la visite annuelle
(peut-tre, plus avant, fut-elle semestrielle, et mme mensuelle au tout dbut) que me
rendaient, enfant, mes grands-parents paternels, visite qui sans doute ne manquait pas
de constituer une perptuelle relance de la disparition du pre. Leur ingrence tait
protocolaire, consterne, avec des tendresses - je revois ces deux vieux dans la salle
manger du logement de lcole : Clara, ma grand-mre, longue femme blme aux joues
caves, image de la mort inquite, rsigne mais brlante, curieux mlange des
expressions si vivantes, vivaces, et du masque doutre-tombe sur lequel elles se
jouaient ; ses frles et longues mains serres sur le genou maigre ; ses lvres, dont le
dessin quoique aminci par lge tait rest impeccablement net, stiraient quand elle
me regardait en un sourire, vague sans doute dune nostalgie indicible, mais en mme
temps aigu, sduisant, de femme jeunette ; je craignais lacuit des grands yeux trs
bleus, la joliesse douloureuse, qui longuement se portaient sur moi, me lisaient
comme pour fixer, indlbiles, mes traits en sa vieille mmoire ; sous ce regard, peuttre mon malaise saccroissait-il de ce que jy devinais : sa tendresse ne sadressait pas
qu moi, elle fouillait au-del de mon visage denfant, la recherche des traits du faux
mort, mon pre - regard vampire et maternel la fois, dont me troublait lambivalence,
comme me troublait la finesse du jugement qu tort ou raison je prtais ce
personnage imposant, effrayant et charmeur, familier des mystres auxquels la
vouaient son prnom insolite et lappellation magique de son mtier : sage-femme, dont
Mourioux jignorais absolument le sens, et qui me paraissait elle seule rserv.
Elle clipsait presque totalement la figure de mon grand-pre Eugne - sans pour
autant lui opposer cette barrire bavarde et aigrement condescendante dont certaines
pouses circonviennent leur mari, lui refusant la parole, puis toute pense, et au bout
du compte la vie -, non, ce qui, je crois, faisait que ma grand-mre simposait et
limposait mes yeux, ctait la relle et pnible disproportion de sa vivacit desprit
confronte la maladresse bonhomme, souriante et gentiment obtuse du grand-pre ;
cela sajoutait une physionomie incroyablement plbienne, une trogne sympathique
mal apparie - quoique fort plaisamment - avec la finesse clricale de sa compagne.
Lui, je ne le craignais pas ; il ne me troublait pas davantage que les compres de Flix
autour des tables de gros vin. Je laimais bien ; mais je crois que si jai jamais aim
lun des deux, ce fut Clara, dont les yeux douloureux et vagues, peine effleurant les
choses et se les assimilant pourtant dune caresse, avec des pauses lourdes de regrets
aussitt contenus, me serraient le cur.
Je remarque ce propos que, dans mon enfance, je nai jamais pu admirer que
des femmes, du moins au sein de ma famille, en laquelle nul pre ne maurait su

tre un modle - et mme les pres imaginaires que je substituais au mien taient de
ples figures : un instituteur trop prolixe, un ami de la famille trop taciturne, dont je
reparlerai. Mais naurais-je pu, sautant dune gnration en arrire et me faisant fils de
lautre sicle, du pass, reporter limage paternelle sur lchelon antrieur, grandparental ? Sans doute lai-je fait, et je nen veux dautre preuve que ces pages, qui lune
aprs lautre tentent de sengendrer du pass, sans doute lai-je voulu, mais sans pour
autant avoir lieu de me fliciter de ce vieillissement fictif ; en effet, intellectuellement, et
pour la branche maternelle comme pour la paternelle, la femme tait incomparablement
suprieure lhomme. Quoique fort attnue, la disparit de Clara et dEugne se
rptait en lise et Flix ; quoique la relative lourdeur desprit de Flix et t
davantage le fait dune impulsivit confuse, dune sensibilit fleur de peau, un peu
goste et brouillonne, qui oblitraient le jugement, que dune foncire incomptence de
ce jugement mme - comme ctait, je crois, le cas du grand-pre de Mazirat -, il nen
demeure pas moins que sa pense bavarde et vite embourbe ne pouvait remporter
mes yeux sur les traits desprit (remarquablement concis parfois, quoique rencontre
de Flix elle rpugnt aux jugements dfinitifs, lemporte-pice) dont tait capable
lise. De mme, encore que moins flagrant, moins bien conserv que par la haute et
droite silhouette de Clara, quelque chose daristocratique, nostalgique et rflchi,
subsistait chez lise au-del de toute dprdation du corps. Et puis, des mots
prestigieux et incomprhensibles - Dieu, le destin, lavenir - passaient les lvres de
Tune et lautre ; suis-je sr que lintonation quont encore aujourdhui ces mots - en
quelque oreille intrieure qui au fond de moi les entend rsonner -, leur timbre nest pas
celui que lune et lautre y ont grav ? Bref, je les coutais dune autre oreille ; elles
savaient parler : la premire avec quelque ostentation (elle passait pour un peu bigote).
lise au contraire avec cette obstination adorablement paysanne, pudique dans les
larmes mme, ne pas prtendre parler de ces choses-l , ces choses dont on parle
pourtant, qui ne paraissent si redoutables que parce quelles sont universelles, ces
choses qui sont de la pense. La mtaphysique et le pome me sont venus par les
femmes : alexandrins raciniens dans la bouche de ma mre, et par elle voqus au seul
titre de souvenirs de lyce, mystres de grandes abstractions que vhiculaient, en leur
croyance approximative, les vocables bienveillants et maladroitement solennels de mes
grand-mres.
Quelques mots encore propos dEugne, ce vieil homme massif, sincre,
distrait, transparent aux autres, dont on oubliait vite la prsence. Il me semble - mais
cela mme nest pas sr en ma mmoire : les souvenirs en sont flous, alors quy est
nette comme une ombre dcoupe lallure doucement anguleuse de Clara -, il me
semble quil tait un peu vot, la faon de ceux qui eurent en leur jeunesse de rudes
paules, et dont la virilit insolente de jadis se rsout avec lge en une retombe
scapulaire dorang-outang, manuels trop vieux, qui ne savent que faire de leurs
mains et portent gauchement un corps dautant plus lourd quil fut puissant et efficace
dans sa pure fonction dinstrument. Il avait t maon, et sans doute un alerte
compagnon sans histoires. Il naurait pas eu dhistoire plutt, sil navait t, daprs le
peu que je sais de lui, le jouet dune faiblesse de caractre qui sans doute lui fut
impitoyable et le conduisit, de dboires en humiliations, cette semi-hbtude finale,
souriante et souvent avine, que je lui connus. Lorsque je le voyais en ce temps-l, ce
ntait pas cela que je pensais : sa trogne enlumine et navre la fois - plus que de

clown, de Roi Lear aprs les dbcles, soudard aux reins briss, toute honte bue -, son
gros nez rouge, ses non moins grosses et rouges mains, les invraisemblables plis de
ses paupires de chien, sa voix coassante enfin, tout cela me donnait plutt envie de
rire - de ce rire denfant anxieux, qui est une manire de tourner le drame, de nier le
malaise. Cette secrte envie de rire, je me la reprochais : porter un il dubitatif,
ironique mme, sur quelquun que je devais aimer , cacher cette pense scabreuse :
mon grand-pre est bien laid, me semblait une faute de la plus haute gravit ; sans nul
doute, la facult de telles spculations impies tait le fait des monstres , et deux
seuls ; jtais donc un monstre ? Aussitt, je me promettais de mieux laimer ; et, cette
promesse - tant le drame intrieur o Ton joue tous les rles est le grand ferment
affectif de cet ge quon dit tendre -, il me revenait des bouffes daffection pour le
pauvre vieux bougre ; mes yeux sembuaient des douces larmes du rachat, que jaurais
voulu parfaire par dvidentes manifestations de gentillesse ; je ne sais si josais alors
les raliser.
Jajoute que le bonhomme tait sentimental : alors que sans surprise je voyais
Clara souvent au bord des larmes {les pleurs de femmes me semblaient dans Tordre
des choses, ni plus ni moins comprhensibles que la grippe ou la pluie, mais toujours
fonds), en revanche le sanglot brutal et massif dhomme peut-tre ivre quexprimait
mon grand-pre, lorsque au soir il regagnait la guimbarde avant-coureuse de lodeur
vieillotte de leur maison de Mazirat, ce pleur-ci me dconcertait. Jtais certes habitu
ce que Flix pleurt de la sorte, lorsquune motion sincre soudainement brisait sa
voix, ou quand il avait trop bu : ctait le mme sanglot sec. Bref, vite escamot ; ctait
un pleur, et ce nen tait pas un. Sans doute savais-je bien dj que mes deux grandspres avaient ensemble bu beaucoup de vin, ces jours-l - et quel tait-il alors, autour
dune bouteille, le tte--tte de ces deux hommes^ contraints au mutisme des choses
essentielles ? laide de quels faux-fuyants, de quels mots sans conviction, vitaient-ils
en ma prsence, et sans doute ailleurs, de nommer le disparu , le tratre de ce
mlodrame qui en tait aussi le deus ex machina dont ma prsence attestait la trace, le
metteur en scne dserteur sans lequel pourtant ils nauraient pas t runis autour de
cette bouteille, cherchant de rares mots, comdiens sans rgie ni souffleur ayant oubli
leur rle ? Quels silences conjuraient ou ravivaient la fuite de leurs espoirs anciens, la
faillite de ce jour rtrospectivement nul o ils mariaient leurs enfants, et quils avaient
pleur comme aujourdhui, dune motion qui ntait pas celle daujourdhui ? Ces
conversations factices, gnes et pourtant pleines de bon vouloir, il me semble les
entendre.
On ma racont - vraisemblablement lise - quau temps de leur jeunesse, Clara
avait quitt Eugne, croyant sans doute le quitter pour toujours ; puis, au temps o le
masque et le couteau deviennent accessoires inutiles, o le seul masque est celui
des rides, o le souvenir seul aiguise ses longs couteaux dans les vieilles ttes, ils
staient apparis de nouveau. Je ne sais si mon pre est indubitablement le fils du
vieux maon ; je ne sais quel ge avait lenfant lorsque Eugne revint, ou fut de
nouveau accept au bercail ; mais sans doute celui-ci fut-il pour celui-l un pre que sa
nullit absentait ; et, mme sil fut parfois prsent, ctait un modle intellectuellement
inacceptable pour quelquun dont certaines qualits de lesprit furent sans doute un trait
essentiel - si jen crois linsistance sur ce point de tous ceux qui, layant connu, men
parlrent, et compte tenu du fait que ces tmoins taient dhumbles gens, de ceux qui

font emploi du mot intelligence pour rendre compte de ce quils pensent navoir
point. Sur Aim, linfluence de ce pre quil aima, ou quau contraire il dtesta comme
un miroir dformant pos sempiternellement devant lui la table familiale, fut sans
doute indirectement ngative ; comme moi, il dut ressentir douloureusement une
dfaillance des branches mles, une promesse non tenue, un rien mari la mre ;
autour de ce rien, de cet videment du cur qui appelle les larmes, se faonna la
sensiblerie fminine dAim, dont jai tant de preuves ; dans ce rien encore, sancra son
apparent cynisme ; sans doute puisa-t-il sa vie en recherches de bouts de ficelles
lier en place de ce chanon manquant ; et peut-tre fut-ce aussi pour combler ce vide-l
que lalcool entra dans son corps et sa vie - avec la place quon sait, celle de la
plnitude toujours emprunte et toujours vanouie, la place tyrannique de lor liquide qui
dans les flancs de ses bouteilles recle autant de pres, de mres, dpouses et de fils
que lon veut. Mais jincline penser quil but aussi pour librer sa volont, fuir son
amour pour une mre hlas inoubliable.
Je pense aux dimanches un peu tristes que Clara et Eugne passaient
Mourioux : journes courtes, quils faisaient tenir entre onze heures du matin et cinq
heures du soir, pour ne pas avoir rouler de nuit, quoique Mazirat ne ft pas plus de
cent kilomtres. Je pense surtout linvitable carton de cadeaux htroclites, emballs
par de vieilles mains inquites avec un soin exagr : des innombrables boules de
papier journal froiss qui en avaient vit le bris sortaient de la vaisselle suranne, des
miroirs, des jouets davant-guerre, avec et l, incongrus et charmants, un poudrier,
un briquet sans pierre, un animal-tirelire auquel manquait une patte - tous objets quils
nauraient su acheter, tant pauvres et loin de tout, mais dont ils se dpouillaient pour
moi. Un rituel tacite prescrivait le maniement de ce carton : ils le sortaient de la voiture,
en arrivant, le dposaient dans un coin de la salle manger ; je le lorgnais longtemps
du coin de lil, ou, layant oubli un instant, mes yeux revenant lui me rappelaient
dlicieusement sa prsence : car, le plus souvent, on ne le dballait quaprs le repas ;
Clara sen chargeait, avec une lenteur un peu thtrale, un sens du suspense, un souci
des effets que - eu gard au peu de valeur des objets - elle savait rservs ma seule
impatience avide denfant : je crois que je lamusais, et quelle me trouvait mme un peu
balourd ; ce moment tait le seul de la journe o une infinie malice un peu hautaine
ptillait dans son il. Elle savait plus que quiconque combien drisoires taient ces
brimborions, et ne sen excusait pas : souveraine et modeste, elle les nommait en peu
de mots, prsentait gestes rares et justes ses faences brches ainsi quelle et
offert de vieux saxes, et, ouvrant avec des prcautions un crin dfrachi, nous tendait
dun doigt de diamantaire une de ces horribles bagues daluminium que bricolaient
nagure les soldats.
Nul ne parlait videmment jamais de labsent ; tait-ce accord, tacite ou non,
entre les deux familles ? Avait-on dlibr, avant ma comparution daccus davance
innocent, et stait-on entendu sur lellipse de lessentiel, comme les juges de laffaire
Dreyfus statuant, avant mme dentrer dans la salle daudience, que la question ne
serait pas pose ? Je ne sais ; mais je sais aujourdhui quoi me fait penser
latmosphre empche, feutre, quasi sacramentelle dans ce quon tait, le got de ces
dimanches o javais deux grands-pres et deux grand-mres : on veillait un mort. Le
cadavre escamot tait le seul prtexte cette prolifration familiale ; ils ntaient
assembls que pour ce deuil ; et, quand les deux misrables vieux regagnaient leur

voiture, comme eux vieille et saugrenue, je ne savais qui sadressaient ma peine et


ma piti : eux sans doute, qui disparaissaient dautant plus dans le froid, les larmes et
la nuit, que je ne connaissais pas la maison o ils allaient retrouver la chaleur et le
repos ; au mort nigmatique ; moi-mme enfin, godiche interloqu, qui nosais
menqurir de lidentit du disparu et cherchais le cadavre dans les ombres montantes,
dans les yeux nostalgiques de ma mre, dans mon propre corps aux genoux rouges de
froid. Je mtonnais de ntre pas mort, mais seulement ignorant, douloureux et
incomplet, infiniment.
Quand je fus au lyce, les visites sespacrent ; ils vieillissaient, Clara ne pouvait
plus conduire ; ils vinrent quelquefois encore, la fin des annes cinquante, mais le rite
tait bris. En effet, je savais ; leur venue, le ciel ne se couvrait plus dun crpe, je
nentendais plus la nature entire occupe clouer un cercueil ; il ny avait personne
pleurer. Puis, ils ntaient plus seuls ; ils profitaient des passages Mazirat de leur fils
Paul, mon oncle, pour se faire conduire ; la voiture avait chang, vieille encore pour
lpoque, car ctait une Juva je crois, mais la chignole hautement saugrenue et funbre
de jadis tait la casse, ou dormait sous les toiles daraigne dune grange comme un
cercueil en un tombeau. Du carton rituel, les mmes vieilles mains plus tremblantes
sortaient les mmes coucous plus fls, mais je savais quils taient des fonds de tiroirs
et Clara savait quils ne mmouvaient plus ; javais dautres choses en tte, ensott de
mes succs scolaires que je jugeais plus importants que ces vieillards ridicules : la vie
serait belle, je serais riche et ne vieillirais pas.
Mazirat, jy suis all trois fois, dont deux du vivant des vieux ; et je ne les revis
pas au-del. La maison tait banale, crpie, perdue au cur du village, bordant la
modeste grand-route, face lcole ; jy vrifiai lodeur perue jadis sur les siges de la
Rosalie, quand ils la regagnaient le soir, titubants et navrs ; jy respirai le mur, la
poussire, linforme gne laquelle le trop grand ge ne peut plus mme accorder
lultime coquetterie de passer pour propre. Jy reconnus le simplisme de leurs
sentiments et lirrparable de leur solitude ; ils taient doux et mourraient avec
dtresse ; je sus que javais place parmi les fauteurs. Jy coudoyai les absences qui
minaient ces murs, le pass incomblable et les fils du temps comme lui ingrats, mon
pre, moi-mme, et la fin le monde entier dont nous tenions lieu, tous spectres pour
les deux vieux spectres, toutes absences quils tranaient avec eux jadis jusqu
Mourioux, et qui leur taient comme un halo que ne suffisait plus mme dissiper la
trop brve et rare prsence de leurs chers absents : Mazirat tait le cur de cette
absence paisse que presque on y palpait ; seuls des morts en passaient la porte ;
et les vieux se levaient carquills, chancelants, vous serraient dans leurs bras comme
pour rchauffer ceux que plus rien ne pourra rchauffer. Ils ne me reprochaient rien ;
ntais-je pas aussi un enfant ?
Javais pourtant bien prs de vingt ans ce matin o, non sans mauvaise grce, je
cdai enfin aux exhortations dont leurs lettres me pressaient depuis des annes, et pris
le train pour Mazirat ; la gare tait quelque cinq kilomtres de leur village, que je
gagnai pied ; on tait dans lt, le temps tait beau, et jeus du plaisir marcher sous
les ombrages ; chemin faisant, je composais en pense une lettre destine la trop
grande brune laquelle je donnais alors mon temps, bas-bleu de bonne famille avec

qui jentretenais, en marge de nos banales amours, une correspondance que nous
voulions leve et qui tait, de ma part du moins, dune risible cuistrerie ; je falsifiais
dj le rcit que je lui allais faire de cette visite venir ; il me faudrait travestir beaucoup
et mentir un peu, taire la gne, la dtresse et labsence irrmdiable (nous tions
sectateurs de la Prsence), passer le nez dEugne, les larmes et le vin rouge, pnibles
muscades que naurait pas tolres le culte platonicien du beau dont se rclamait mon
amie. Et je maquillais leurs vieux visages qui nen pouvaient mais, gurissais leurs
tremblements et meublais leurs silences, afin que leur image trouvt grce auprs de la
futile hellnisante.
Ainsi les trahissant, jarrivais Mazirat. La maison tait ce que jai dit ; sur un
meuble, un cadre contenait des photos de moi diffrents ges : et Clara me dit que
mon pre pleurait en les voyant ; jen regardais un autre, symtrique, o taient des
photos dAim. Un absent en pleurait un autre dans cette maison dabsences, des
disparus communiquaient comme des mdiums par des portraits, des tables
vermoulues, des effluves ; sur ce coffre, nos effigies sadressaient les mmes
messages ostentatoires et dnus de ralit que ceux, tisss sur un tombeau,
quchangent deux stles commmoratives ; et sans doute, loin de ce face--face
touchant et sinistre, nous vivions lun et lautre ; mais nous vivions jamais spars ; et
notre runion spectrale dici, comme une amulette denvotement, nous rappelait o
que nous fussions que chacun de nous portait en lui le spectre de lautre, et pour lautre
tait spectre ; nous tions lun pour lautre et cadavre et placard. Le soleil joua sans
doute sur le bois dor dun cadre : je levai la tte : on voyait par la fentre les trois jolies
couleurs dun drapeau appendu au tympan de la mairie, lapproche du 14 Juillet ; des
coqs chantaient dans la basse-cour voisine : les grands yeux aimants de Clara, debout,
maigre et comme morte, taient poss sur moi.
Mon grand-pre mentrana bientt au caf ; je revois sa balourde silhouette
dansant sur le chemin dans la gloire de Tt, je sens sa main sur mon paule et son
vieux bras dans le mien ; il fut fier mais comme abasourdi de boire avec moi. quil
prsentait qui voulait lentendre comme son petit-fils , choyant ce mot
quindfiniment il rptait, obtus sment et gentiment, le marmonnant encore en portant
le verre ses lvres, le gotant avec le vin ; cest que, de ce lien clatant de parent, il
ne pouvait se convaincre, et voyait bien que je ny croyais pas, peut-tre men souciais
peu ; je ne pouvais tre la fois le cadre aux portraits endeuills et cette prsence
niaisement souriante, un peu grise dj, dinconsistant jeune fat ; aussi prenait-il acte,
par sa douce litanie, de la joie quil fallait bien quil prouvt sil voulait sen souvenir et,
les jours suivants, entrant au caf et se rappelant que nagure je mtais tenu l et ny
tais plus, dire : Vous lavez vu ? Ctait mon petit-fils , substituant la grce de
limparfait un prsent qui toujours spolie et doit. Nous bmes de nombreux petits
verres, sur le zinc en vieux cuivre rutilant comme toutes choses de ce jour dt en ma
mmoire ; et une obscure ivresse mblouit avec lillustre soleil, au sortir du bistrot.
Je me souviens peu de la soire, o des mains treignirent les miennes, o des
regards semburent de deuil et daffection. Sans doute allmes-nous, Eugne et moi,
boire le dernier petit coup, et sans doute Clara, plaisantant demi, le reprocha-t-elle
celui quelle tenait bien haut pour un vieil pouvantail ; nos pas chassrent les
derniers oiseaux, les toiles brillrent au-dessus de nos ttes, dcouprent nos ombres
provisoires quun passant vit et oublia. On me mit coucher dans une petite chambre

lodeur moisie, au couvre-lit blanc et dredon rose crevette, fentre exigu et frache
comme celle de Van Gogh dans Arles ; et y pendaient aussi, comme sous la plume
dArtaud la dcrivant, de vieux gris-gris paysans , serviettes rches et buis bnit ; ma
grand-mre avait dispos des fleurs, des zinnias peut-tre, dans un verre brch tous les vases dcents ayant sombr, lun aprs lautre, anne sur anne, dans
linsatiable carton aux rossignols moi destin. Au matin, Clara vint mveiller ; peine
avais-je ouvert les yeux quelle glissait dans ma main un billet de cent francs, me
donnant avec le jour ce dont elle me savait, tudiant, le plus souvent dmuni ; elle
souriait ; alors quelque chose eut lieu, qui fut bien prs dun vnement, et que ma
mmoire relate comme tel : avais-je rv de gloire, damours exquisment satisfaites ?
Un rayon de soleil me mit-il en joie ? Lindcision du rveil me fit-elle prendre le
souvenir pictural dune autre chambre pour dlices de me trouver en celle-ci ? Une
lumire atteignit mon esprit, un lan inexplicable menvahit ; transport, je tendis les
bras ; et je souhaitai le bonjour ma grand-mre avec une sincrit qui me
bouleversait. Aprs bien des annes, je sais quen ce seul instant, auroral et intact, je
lai joyeusement aime ; en cet instant de liesse, elle mapparut dans la simple
affirmation de sa prsence, point si endeuille ni spectrale que ptrie de souffrance et
de joie, comme moi, comme tous ; en cet instant lucide, je suspendis laffront qui me la
faisait ressentir greve, vide de labsence de mon pre : autre que le canal dun dieu
absent et lautel o brlait la flamme en perptuant labsence, elle tait une femme
vieillie, qui avait lutt et conu, tait tombe et stait releve ; elle maimait bien, le plus
naturellement du monde.
Cette ivresse, je leusse voulu prolonger ; mhabillant, je percevais toutes choses
avec chaleur : ces zinnias taient l aussi, de couleurs immdiates et de ptales durs,
vivaces, volontaires et comme perdurables ; par la fentre ouverte, le monde venait
moi, vert ombreux et bleu, visible sur lhorizon dor comme Byzance une icne ; nul
naurait mis en doute la prsence magistrale du soleil. En bas, dans la salle aux
portraits jaunis, cette illusion dun monde eucharistique se dissipa : les anges staient
envols dans les lointains dor, nous restions entre mortels dont deux approchaient de
leur terme ; mon pre ntait pas l ; je repartis le mme soir.
Jy revins un aprs-midi dun autre t, sans doute lanne suivante ; il faisait
beau encore ; je conduisais une voiture et ma mre tait mes cts ; je me souviens
de lagrable voyage que nous fmes, bavardant, de la robe austre dune glise
romane au sein de la campagne alanguie sous le poids des bls, dun pont de chemin
de fer perdu dans la verdure comme pour illustrer un roman quenfant javais lu ; la
route dcrivait une vaste courbe pour lenjamber ; je nai aucun souvenir de laprs-midi
que nous passmes Mazirat Je ne sais si je revis la petite chambre, ni les portraits ;
aussi bien, les vieux auraient pu ntre pas l. Leurs gestes, qui pour moi furent les
derniers, je les ai vus, et jignore quels ils furent ; leurs dernires paroles me sont
jamais voles, souffls leurs adieux derrire un rideau de vent violent ; en aucun temps
je ne me souviendrai de la double silhouette sur le pas de la porte, titubante et navre,
quils offrirent cependant mon ingrate mmoire, tout entiers dans la tombe et pourtant
encore gentiment, hroquement, agitant leurs mains jusqu ce que la voiture du petitfils et disparu, brouille par les larmes bien avant que la fort ne lavalt, au dtour
dfinitif du chemin.

Eugne mourut la fin des annes soixante ; de ce trpas, je ne saurais prciser


le mode ni la date. Mais jincline pour le printemps de 1968. Javais dautres soucis, et
de plus urgents et nobles, que le bout du rouleau dun vieil ivrogne : sur la scne imite
du gaillard davant du Potemkine o des enfants romanesques jouaient au malheur (et
pour certains, qui le sauraient plus tard, jouaient de malheur), javais un premier rle ; la
douceur ardente de ce Mai, la fivre quil donnait aux femmes aussi promptes
satisfaire nos dsirs que les manchettes complaisantes des journaux Ttaient flatter
notre fatuit, tout cela mmouvait davantage que le dcs d un vieillard ; au reste,
nous hassions la famille, sur un air connu ; et sans doute, grim en Brutus, dclamaisje le plus srieusement du monde des poncifs libertaires, le jour o sengorgea le sang
du vieux clown, lui fit un masque triomphant et plus cramoisi que jamais, plus vineux
dans livresse de la mort qui est celle de mille vins, et enfin reflua son cur aprs
linimitable prestation de lagonie. Clara porta seule en terre, avec quelques voisins, le
corps du polichinelle. Il est mort comme un chien : et la pense me rconforte, que je
ne mourrai pas autrement.
Peu dannes aprs, on mavisa de lhospitalisation de Clara : des maux de
vieillesse la tourmentaient, elle ne voulait pas rester seule parmi ses fantmes, dans la
petite maison crpie : sans doute nemporta-t-elle, dans une valise use que dautres
mains mirent Tanire dune ambulance, que quelques effets, lodeur que jai respire
enfant dans la patache et dont je me souviens, et la rserve dabsence des portraits ;
elle crivit ma mre ; elle suppliait que je vinsse ; je ne vins pas. Elle envoya encore
quelques lettres, toujours ma mre, et Tune fut la dernire ; elle vivait encore
pourtant, nous le savions. moi, elle ncrivit pas : cest que je ntais plus un enfant,
javais ddaign de suivre les cendres dEugne, je la laissais mourir et me taisais. Je
reniais alors mon enfance ; jtais impatient de combler le creux quy avaient imprim
tant dabsences et, mautorisant de sottes thories la mode, jen faisais grief ceux
qui plus que moi en avaient souffert. Le dsert que jtais, jeusse voulu le peupler de
mots, tisser un voile dcriture pour drober les orbites creuses de ma face ; je ny
parvenais pas ; et le vide ttu de la page contaminait le monde dont il escamotait toute
chose : le dmon de lAbsence triomphait, me refusant avec bien dautres affections,
celle dune vieille femme que jaimais. Je ne lui ai pas crit, elle neut rien de moi ; nul
carton de friandises ne lui vint, qui et t le reflet de ceux que si patiemment, si
tenacement, elle avait jadis amens de la patache la salle manger. Elle mourut
enfin ; et je veux croire que dans les derniers jours, elle se souvint une fois, un instant,
quun jouvenceau ensoleill lui avait bien allgrement souhait le bonjour, un matin
clair, dans une petite chambre o flambaient des zinnias.
Je revins une dernire fois Mazirat avec ma mre, qui voulait se recueillir sur la
tombe de ses beaux-parents ; je ne sais pourquoi je la suivis : jtais alors incapable du
moindre dsir. Je sombrais ; pour des raisons quon apprendra, jaccusais avec
grandiloquence le monde entier de mavoir spoli, et parachevais son uvre ; je brlais
mes vaisseaux, me noyais dans des flots dalcool que jempoisonnais, y diluant des
monceaux de pharmacopes enivrantes ; je mourais ; jtais vivant. Cest lors dun bain
semblable dans ce chaudron de sorcire que je me tins, absent, devant ce tombeau
dans lequel, comme toujours, il ny avait personne. Hlas, pauvres spectres ! Le prince
de Danemark notait pas plus niaisement distrait dans sa folie simule que je ne ltais
dans ma mort fictive, debout devant larpent o vous tiez couchs. Je me dissimulai

derrire un if pour avaler une dose de Mandrax ; de larbre tremp de pluie, leau inonda
ma tte vacillante ; je massis sur un marbre pour messuyer dune main vague, un
sourire bat sur les lvres ; je nai pas dautres souvenirs de ce jour o jallai saluer vos
dpouilles. Jai menti : jen ai un autre. Nous allmes dans ce caf o mon grand-pre
avait t heureux, afin que ma mre ft au chaud pour changer quelques mots avec
une vague parente que nous rencontrmes ; je suivis, chancelant et hilare ; de ce que
dit cette femme, de parole et de mise vulgaires, jai retenu ceci : mon pre, lentendre,
tait parvenu lultime degr de lalcoolisme et, disait-on, se droguait. Nul nentendit le
rire terrifi qui secoua mon seul esprit : lAbsent tait l, il habitait mon corps dfait, ses
mains agrippaient la table avec les miennes, il tressaillait en moi denfin my rencontrer ;
ctait lui qui se levait et allait vomir. Cest lui, peut-tre, qui en a ici fini avec lhistoire
infime dEugne et de Clara.

Vies des frres Bakroot

Ma mre me mit en pension un ge encore tendre ; non par brimade : on en


usait ainsi, le lyce tant loin, les gares peu desservies, les transports coteux ; et puis,
aux yeux de ceux qui grand air et libert napprennent que quelques gestes
essentiels, tt harassants et monotones ds la jeunesse, il semblait lgitime que la
tche glorieuse, toujours nouvelle et sans cesse samliorant, dapprendre le pourquoi
de toutes choses sassortt, peut-tre se payt, dune claustration quasi monacale,
romaine. Moi-mme, jy fus ds longtemps prpar. Quand tu seras en pension... :
ctait l un tat transitif certes, vers lge adulte, le bonheur et la simple gloire de vivre
qui mcheraient, pour peu que je le veuille ; mais il ntait pas que ce passage : ctait
une pleine dure de sept ans au cours desquels le latin deviendrait mon bien, le savoir
ma nature, les autres mon combat et srement ma victoire, les auteurs mes pairs ;
japprocherais ce Racine dont ma mre sur ma demande rcitait dincomprhensibles
phrases, diffrentes mais gales, singulires, lune rgulirement recouvrant lautre
comme les mouvements dun balancier dhorloge, pour concourir un but lointain qui
ntait pas la fin du jour ; je saurais quel est ce but, la grve vers quoi tendent ces
vagues ; jaurais des amis prsentables ; je parlerais en sorte que moi-mme et les
autres, lun pour sa dlectation et les autres avec respect, sachions que jhabitais le
cur du langage quand ils erraient ses entours ; le prix payer tait lenfermement.
Ctait surtout renoncer voir chaque jour ma mre, errer avec elle dans la tendresse
des entours du langage. Le destin se rservait une autre prbende plus noire, non pas
avoue mais mes yeux certaine, qui me faisait frmir ; cest quun jour et bien des
annes auparavant, javais fait un rve : mon grand-pre trs haut dans un cerisier sous
un ciel parfait, cueillait des cerises ; il chantonnait, et moi au pied de larbre je convoitais
les jolis fruits ; je lappelai : il tourna la tte et la baissant un peu me sourit, dans ce
sourire son pied manqua, il tomba lentement dans un fracas de branches, une
dbauche de fruits jaillissants. Il se disloqua sous mes yeux. Il mavait souri pourtant ;
cette tendresse ne lavait donc pas sauv ? Je sanglotai, appelai, ma mre vint. Quand,
lui dis-je, quand mourront-ils, ceux dont je ne pourrais me passer et qui sont vieux ?
Elle luda puis, voulant dormir et pensant me rassurer par une chance si lointaine
quun enfant la croirait infinie : quand tu seras au lyce, me dit-elle. Je navais pas
oubli. Entrer au lyce tait entrer dans le temps, le seul temps reprable cela quil
porte des disparitions dfinitives ; jabordais lpoque o les immunits tombent, o les
cauchemars sont vrais et o la mort existe ; mon apptit de savoir marcherait sur des
cadavres : lun nallait pas sans les autres. Mes grands-parents moururent bien aprs la
fin de ma scolarit ; mais jtais en quelque sorte toujours en pension : me sparer
de ma mre ne mavait pas fait embrasser les choses ; le langage demeurait un secret,
je ne men tais pas empar et ne rgnais sur rien ; le monde tait une chambre

denfant, jy devais chaque jour commencer des tudes dont je nesprais plus
grand-chose. Mais je navais appris aucune autre posture.
Ma mre donc, un jour doctobre, me conduisit dans cette maison magique do
je pensais sortir papillon. La butte que couronne le lyce porte des marronniers qui se
dfeuillaient ; le haut btiment o des briques teintes alternent avec des granits perdait
superbement le noir de ses ardoises dans le ciel noir. Il me parut multiple, octogone et
fatal, caverneux comme un temple, une caserne de lanciers ou de centaures ; je
neusse pas t surpris que le Panthon, ou aussi bien le Parthnon, dont je ne
connaissais que les noms et que je confondais lun et lautre, y ressemblassent. Cest
que l aussi se tapissait le Savoir, bte antique, inexistante et pourtant goulue, qui vous
prive de votre mre et vous livre, dix ans, un simulacre du monde ; de cela
smouvait le vent dans les marronniers dmonts.
Laprs-midi scoula en formalits dinstallation ; ma mre sactivait la lingerie,
au dortoir, ltude ; mon nom apparaissait sur des placards, un lit. Je ne my
reconnaissais pas ; mon identit tait dans ces jupes que je suivais, craintif et honteux
de ma crainte, la prsence de ces garons malhabiles mais indiscrets minterdisant de
me jeter vers elles, dy redevenir petit, dy renoncer mes prrogatives absurdes dont
lusage mpouvantait. Le soir vint, nous nous sparmes ; mon cur slanait avec
celle qui partait, prenait la micheline, constern arrivait Mourioux o je ntais pas ;
que faisait ici mon corps de plomb ? La rcration nocturne me jeta dehors : le grand
vent soulevait dans la cour toute noire dtranges papiers froisss, lunaires mais
obscurs, des journaux ouverts qui soudain senlevaient et trouaient la nuit, tout blancs
et spectraux comme des hiboux, la merci dun rien ; tournoyant, ils sombraient. Je
mabmais dans ces disparitions infimes ; je pleurais et dguisais mes pleurs. Dautres
godiches de premire anne, comme moi enracins dans les longs praux, regardaient
avec des yeux ronds ce puits dombre o des choses dbiles tombaient ; la lumire
jaune du prau qui daplomb sur leurs ttes sinclinait, les amenuisait, les isolait, ils
nosaient y faire que de petits gestes, touchaient dans une poche un canif, regardaient
avec une lenteur imbcile leur montre neuve, esquissaient un pas vite renonc,
furtivement se baissaient et ramassaient un marron dont ils ne savaient plus que faire,
en ptrissaient un peu lnigmatique corce, il disparaissait dans la poche des blouses,
on ny pensait plus. Certains, sous leur bret, sabolissaient ; dautres, en blouse trop
longue, flottaient comme des petits vieux ; ils se savaient stupides, devinaient tous leurs
gestes frapps dineptie ; ils avaient le cur gros.
Parfois, un galop de centaures venait de loin dans le noir travers la cour
dfonce, un groupe de plus grands surgissait. La blouse ouverte derrire eux volait
comme un manteau de cavalier, le bret sur loreille les faisait crnes ; ils avaient appris
comment, enchrissant sur lincongruit des oripeaux et revendiquant comme un fait
dlgance une laideur subie, on sen drape, on sen fait gloire, on est un autre : pour
peu quil la porte bien, tout colier dissimule sous sa blouse le gilet de Monsieur du
grand Meaulnes. Ces gandins en imposaient. Ils faisaient cercle autour dun petit dont
le dsarroi croissait sous des questions grossirement mielleuses et des rires, selon un
procs pervers et demble prvisible au terme duquel il ne pouvait que se rvolter ou
clater en sanglots ; dans lun et lautre cas il tait ross, soit quon ft mine de
sindigner dune rbellion hors de saison et quon len chtit, soit que son

attendrissement indigne mritt le statut de fille et, comme tel, des gifles. Les pions
fermaient les yeux : tout cela tait dans lordre des choses. Ses tourmenteurs disparus,
le petit reniflait un peu, regardait intensment par terre en rajustant son bret, retrouvait
dans sa poche le marron ; limpntrable corce brune une fois encore ltonnait, le
volume lisse et sans faille le comblait et, tendu vers cette plnitude, douloureusement il
sy perdait. Ainsi tait toute chose ; opaque, sur elle-mme referme, soumise des
causes massives et illisibles : le vent aveugle treint avec passion les feuillages,
arrache des bogues et les jetant les brise, les dnude, les met au monde, le marron
sans yeux court un peu sous les vtres, sarrte.
Mon tour vint, jessayai de Tune et lautre dfense, rvolte et larmes, et sus
quoi men tenir. Limmense prau, qui ceignait la cour sur trois cts, soffrit mon
chagrin ; mes pas, et une sombre dlectation, me portrent vers lextrmit la plus
venteuse et la plus dsole : lair du dehors sy engouffrait sans liens par-dessus un
mur plus haut que nous derrire lequel on devinait, sous la nuit noire, le champ dclive
de ronces et de chiendent qui gtait alors les arrires du lyce. Une porte vitre
donnant sur un escalier nu, trs large mais vtust, empoussir sans remde, battait
sans cesse au moindre souffle ; la seule lumire ici tait celle que dispensait lampoule
pendue sur la premire vole de marches, et dont les vitres de la porte concdaient
quelques restes qui se perdaient avant la limite du prau ; une pluie froide doucement
stait mise tomber ; les journaux alourdis ne volaient plus, sur place se dtrempaient,
devenaient terre ; un nouveau tait l, dans la lumire jaune et le vent, les bras croiss.
Celui-ci tait nu-tte. (Mais les brets dont jaffuble ces gamins sont-ils vraiment
de mon enfance ? Nen coiffent-ils pas de plus pauvres, de plus enfouis, de plus
dsastreusement niquedouilles, dans des lectures anciennes travers lesquelles
plaisir je les vieillis et me vieillis, je nous enterre ensemble ? Je ne peux en dcider.)
Les cheveux, jaillis tout droit du front en boucles paisses et dures, dun blond-rouge
teint, taient ras sur les tempes et la nuque ; la mauvaise lueur qui attisait ce toupet ne
divulguait du visage retir dans la nuit que la tache claire dun menton saillant et un peu
gros ; on devinait au maintien la bizarre rsolution dun regard plant droit qui dans
cette ombre, sans doute, me regardait. Il portait sur sa blouse une veste de sudine aux
manches trop courtes, rousstre aussi, et dont les poches dformes se bosselaient
dun contenu nigmatique : avec convoitise, jy pressentis le patient bric--brac et les
gris-gris quamassent certains mmes, dans des collections composites auxquelles
prsident des lois aussi fatales, chiffres et aberrantes que celles quon dit de nature,
mais qui, avec lge, vous deviennent aussi douteuses que sont patentes les lois de
nature, quoique les unes et les autres demeurent impntrables. Je neus pas le loisir
de lobserver longtemps : les grands taient sur nous ; ils mavaient dj martyris, et
sen souvenant me dlaissrent. Ils se jetrent sur le petit tnbreux. La monotone
preuve commena ; le bambin stait drob un peu, et les ans lavaient rejoint sous
la pluie qui faisait au groupe un halo bleut ; je men tins prudemment distance. Mais
trs vite je tendis loreille : quelque chose nallait pas. Une des voix, non plus
sarcastique ni feinte, mais grossirement colreuse, grondante et exaspre,
dtonnait ; bientt dailleurs les autres se turent, comme choqus ou subjugus, et je
nentendis plus que^ cette grosse voix esseule denfant. Le sens de ses paroles ne
diffrait pas de celles qui mavaient arrach des larmes : mmes questions captieuses
et saugrenues, mmes chicanes policires, mmes mises en demeure sans issue

possible ; mais toute dlectation sadique, toute matrise comme ngligemment exerce
et dans cet exercice, cette ngligence, se dcuplant, avait dsert ce discours : le cur
ny tait pas, qui fait la justesse du ton, ou peut-tre y tait trop. Ce que disait ce cur,
ctait une fureur impotente et passionne, comme un sanglot de vieille victime tenant
merci son bourreau, imaginant avec une dfaillance damoureux quil va employer se
venger les brodequins et les poucettes dans lesquels il a si longtemps gmi, mais il ne
sait pas sen servir, ses mains exaltes tremblent et dans cet moi les outils tombent,
sparpillent, en vain il semporte et hurle sous lil du bourreau impavide. Le petit
ntait pas impavide pourtant : je voyais trembler son gros menton ; mais face lui et le
surplombant un peu, un autre gros menton tremblait ; la mme pluie ou les mmes
larmes coulaient sur lun et lautre ; et, au-dessus des deux visages que lombre
violemment usurpait mais qui par clairs dvoilaient la mme teinte de craie, le vent
hrissait deux tignasses pareilles. Dans ce jeu de miroirs les deux enfants souffraient.
Ils se ressemblaient comme des frres.
Le grand gueulait de plus en plus et commenait frapper, petits coups
mauvais, de tout le poids de ses poings courts. La cloche de ltude ne lapaisa pas : la
sonnerie lectrique sternisait, mais dans cette stridence accorde la pluie et au
vent, monotone et panique comme un mtore, il persistait dans son dire nul, muet pour
tous et gueulant pour lui seul, sombrement se dlectant de ce mutisme temptueux qui
lgosillait, qui linvalidait. Quelque chose de parfait se ralisait l. Nous rpondmes
lappel, le petit russit nous suivre ; comme nous nous loignions, le plus grand resta
un moment sur place, sans un mot maintenant et sa gesticulation haineuse retombe,
son regard ml la pluie qui ruisselait sur la bute de nuit proche ; nous nous mmes
en rangs devant la porte de ltude, dans lodeur des blouses, je le vis enfin sbranler,
lentement dabord, et je ne le voyais plus quand jentendis son pas mat courir sur le sol
dtremp dans le noir, vers ltude des Quatrime.
Aujourdhui, je ne saurais dissocier les frres Bakroot de cette pluie qui me les
livra, de ce vent jauni par une ampoule extnue. Je revois le petit excellant dans un
jeu niais que nous aimions, une sorte de joute o le champion de chacun tait un
marron qui, perc et travers dune ficelle, devait en briser dautres de la mme faon
agencs ; je vois avec quels gestes circonspects il dballait ltude ses mchantes
collections, soldats estropis, noix peintes et cls normes, plus tard ses photos de
femmes ; je reconnatrais sa voix morte, celle que vola sa voix dhomme. Je pense
lan dans la cour dhonneur quensoleille mai, jouant la paume les dents serres,
osseux, gauche et efficace ; il sadosse un marronnier dont lhbtude et le mutisme
bercent les siens tendrement, il passe le bout de sa langue sur sa dent casse, le gris
de sa blouse se noie dans le gris de lcorce, il nest plus l ; puis il pousse une
gueulante et je me revois sur le carreau o une de ses colres aveugles ma jet. Je les
vois saffronter en bien des lieux, bien des ges, et aujourdhui sans doute celui qui
est rest ici-bas sent-il parfois sur son visage un souffle, sa taille une poigne dair, et
derechef lve sa garde devant ce frre lger que les nuages emportent. Mais leur
emblme tous deux et comme leur manteau demeure cette nuit dlave, cette nuit de
commencement o finissait la meilleure enfance, cet automne basculant dans lhiver o
jamais leurs traits crayeux sont pris.

Ils taient bien de lhiver. Et leur nom boueux et ttu ne mentait pas : ils taient
aussi, sans doute par lascendance lointaine qui mimporte peu, et bien davantage par
la gueule et par lme qui sy lit, ils taient aussi profondment des Flandres. Les frres
Bakroot taient les rejetons gars dune sorte de folie mdivale, terreuse et pour tout
dire flamande ; ma mmoire les tire vers ce nord ; ils y cheminent indfiniment la
rencontre lun de lautre sur une terre de tourbes, dtendue vaine que la mer de part en
part treint, de polders et de patates naines sous un ciel colossalement gris dans la
manire du premier Van Gogh, lun peut-tre ladre et prcd dune crcelle, ou vilain
labourant en braies brunes au premier plan dune Chute dIcare, et lautre, le plus jeune,
le mieux dgrossi, portant la mode batave, cest--dire provinciale, pluvieuse et
comme de deuxime main, la collerette lespagnole et lpe toldane. Leur visage, je
lai dit, tait de chaux ; sur ce teint friable un menton de pierre affleurait ; leur pleur
puritaine aurait convenu le haut chapeau patibulaire des parpaillots dHaarlem ; ldessous la morne draison dun il bleu de Delft qui ne perd pas de vue les glaces
infernales et les porte sur ce quil voit. La broussaille des mauvais sourcils blonds
nexprime rien, trop ple pour la colre, trop obstinment touffue pour la joie ; mais la
bouche paisse qui tremble, on voit bien quils retiennent leurs larmes. Laissons ce
Brabant de lgende, laissons-les sempoigner et redevenir petits enfants.
Rmi Bakroot, le cadet, tait dans ma classe. Il tait gaiement insociable, mais
cette gaiet parfois se flait et dvoilait un fond dindiffrence braque, une dtresse
premptoire qui effrayait. Je me souviens dune tude du soir, au printemps ; jy voyais
bien Bakroot, assis devant moi prs de la fentre ouverte o lhaleine des marronniers
montait avec la tombe du jour : la tignasse chaude y baignait, violente comme lodeur
des fleurs. Sa collection dalors (il en changeait sans cesse, rpudiant lune pour lautre
ou les appariant au contraire selon des raccords imprvisibles) tait faite de bricoles
pour pcheurs la ligne, des flotteurs, des mouches, des cuillers, des nuds de
plumes clatantes autour dhameons vicieux ; il avait tout sorti sur son pupitre, labri
symbolique dun classeur, et il contemplait la srie dont parfois il permutait les termes,
avec lair rflchi et le geste dabord hsitant, mais dont peu peu la lenteur sassure,
quon voit aux joueurs dchecs. Le pion sen avisa, tout fut confisqu. Lenfant bouda
puis, de la veste de sudine aux mille dtours apparut, miraculeusement soustraite, la
plus belle mouche aux plumes couleur du jour ; il la considra au creux de sa main, la fit
varier un peu dans la lumire du soir : son visage ptrifi se durcissait encore. Tout
coup, avec un rire que tous entendirent, bref et rauque comme un sanglot, sans
provocation ni dpit mais comme exalt et sacrificiel, il lana le mince trait de lumire
par la fentre vers les feuillages dj nocturnes. Le pion ne frappa quun visage
referm, comme sur un mauvais chemin une charrette roule une pierre.
Il y avait alors au lyce de G. un professeur de latin considrablement chahut,
et que par antiphrase sans doute nous nommions Achille. Rien en lui de guerrier ni
dimptueux ; de lancien prince charmant des Myrmidons il navait que la stature et la
matrise de la langue dHomre ; ctait un vieil homme colossal et disgraci. Je ne sais
quelle maladie lavait priv de cheveux, de barbe et de sourcils ; il portait une perruque,
mais nul cache-misre naurait su travestir la douloureuse nudit du regard dans ce
visage uniformment glabre ; et cette face ntait pas de celles quon peut cacher, mais
bien au contraire de forte complexion, patricienne, lourde, dune sensualit effondre,
avec un nez magistral et de grandes lvres dun rose encore frais : le peu qui manquait

cette architecture la faisait prodigieusement comique, morbide et thtrale comme


une figure de vieux castrat la voix rompue. Il marchait trs droit, shabillait avec got
et aimait les petits lgiaques. Virgile dans sa bouche dsopilait ; des temptes de rire
accueillaient ses entres, les Sixime mme le bousculaient, et il consentait qu cela il
ny et rien faire : il dpassait les bornes permises au cocasse, il le savait, et que la
puissance de lesprit ni la bont du cur, dont il tait par drision pourvu, ne sont rien si
le corps fait dfaut.
Achille navait pas de perscuteur plus impitoyable que le petit Bakroot. Les plus
outrancires injures, les rires les plus mauvais passaient la bouche de lenfant, le
dfiguraient. Achille imperturbable sabsorbait dans ses auteurs, dclinait, traait au
tableau les sept collines ou la rade de Carthage : dans son dos, des rimes obscnes
dnaturaient les noms des dieux et des hros, les lphants dAnnibal devenaient btes
de cirque, Snque tait un histrion et plus rien ntait fiable. Achille, il est vrai, en avait
vu dautres : il y a si longtemps que les Barbares ont pris la Ville, Csar a reconnu les
yeux du fils derrire le poignard, et combien dEurydices navons-nous pas perdues dans moins dune heure le cours sera fini. Parfois, excd mais dsesprment calme,
il descendait dans larne et frappait tristement ce qui passait sa porte. Les gifles ne
faisaient que nous exalter davantage. Nous avions tous notre part dans cette mise en
pices ; mais la mise mort, la parole dcisive dont nous savions quelle avait
durement touch, celle qui crispait la bouche dAchille ou le suffoquait dans un instant
de silence imbcile au beau milieu de la dclamation dun mtre, ctait le plus souvent
Rmi Bakroot qui la portait. Ctait Rmi Bakroot qui orchestrait cette triste farce ; ctait
lui qui dans ce but se dpensait sans compter, de toute la force teigne de son petit
gosier, de toutes les paroles incomprises, balourdes et basses, glanes chez lui la
ferme, ou dans la porte des bistrots enfums les soirs dhiver le dimanche, quand un
enfant apeur sans passer le seuil dit son pre saoul quil faut rentrer. Cest quil
avait, lui, de bonnes raisons : Achille aimait Roland Bakroot, lan.
Il tait tout autre, Roland, et pourtant si semblable ; draisonnable aussi certes,
mais sa draison navait rien du panache voyou, de la gouaille un peu morose,
maboule, qui forait en Rmi ladmiration des gosses ; son extravagance tait plus
pure, abrupte et comme indigente : pas de colifichets, collections pittoresques ou coups
dclat sditieux ; rien de monnayable dans les codes enfantins, rien dont il pt
senorgueillir, se faire un public, mettre de son ct les rieurs, cest--dire tous. Il lisait
des livres. Il fronait ce faisant son front de petite brute, serrait les mchoires et avait
une moue dgote, comme si un haut-le-cur permanent et ncessaire le hait sans
recours la page quil hassait peut-tre, mais amoureusement dcortiquait, comme un
libertin dix-huitime dpce membre membre une victime encore, avec mticulosit
mais sans got et rien que pour dpecer. Il persistait dans cette curante besogne
bien au-del des heures dtude, jusquau rfectoire et dans la cour de rcration o,
stoque, pelotonn dans les racines dun marronnier, dans le coin bruyant dun prau, il
sabmait dans le quelconque Quo vadis ou autre pplum de bibliothque verte, qui le
torturait. Il avait le poing dur ; il sortait de ses gonds la moindre prsomption doffense
et, non moins cur mais plus gai, cognait : on gardait sous cape les rires que son
vice burlesque et son ternelle grimace inspiraient. Il lisait donc ; il marchait vers la
petite bibliothque, au bout du prau, non loin du coin dombre o pour la premire fois
je lavais vu montrer les dents ; sil rencontrait son frre, ils grinaient comme des chats,

arrts, fourbes et violemment sourds au monde ; puis passaient leur chemin ou une
fois encore se saisissaient, amoureusement se calottaient. Je me demandais ce que
pouvaient bien tre leurs dimanches communs, l-bas, Saint-Priest-Palus dont ils
taient grand-peine sortis, sur le plateau rocheux vers Gentioux, sous le toit dune
ferme pauvre de cette terre vaine o les bruyres et les sources corchent peine de
rose et de frais la cuirasse revche des granits maigres : y lire Salammb tait
inexplicablement comique ; et quelle collection pouvait y natre, quelle ide mme de
collection, autre que la srie non thsaurisable et toujours pareille des saisons qui vous
tombent dessus, des jurons las du pre, des ttes dun troupeau ? Mais, leurs bricoles
laisses en vrac sur la grande table six heures du soir lhiver, bouquins et toupies
quclabousse le lait frais du grand seau sous les mirages de la lampe, je les voyais
aisment comme leur mre par la fentre pouvait les voir, sur la lande dans la nuit qui
vient, sans rpit se cherchant, lun lautre venant, se reconnaissant et streignant,
beigne sur beigne encore une fois se consacrant, offrant leurs peignes aux sapins
noirs, au premier vol des chouettes, aux chiens rivs terre qui hurlent vers elles qui
slancent, petits sacrificateurs la lvre fendue, aux larmes amres, pieux et
amochs. Et sur lequel des deux le vieux vent dans sa barbe houleuse de sapins portet-il un regard favorable ? Quelquun peut-tre choisit lun et brise lautre, ou en choisit
un pour le mieux briser, nous ignorons encore lequel.
Donc Achille, au gr dune de ces fantaisies bizarres et tristes qui mettent de la
ferveur et comme un point dhonneur dans les vies bousilles, stait pris daffection
pour lan des Bakroot. Quand la sonnerie arrachait le vieux lettr las son heure de
petite ghenne, quand, insensible aux traits des diablotins dtalant dans ses jambes, il
traversait la grande cour de son pas trs digne, toujours lent et comme engourdi par
quelque rve calme, il arrivait souvent que par un hasard truqu Roland ft soudain l,
non pas devant mais quelques mtres sur le ct de cette trajectoire rveuse, quils
se rencontrassent donc et, quoiquils se fussent demble aperus du coin de lil, le
vieux en sortant du cours (dissimulant peut-tre alors un sourire taquin et ravi) et le petit
par-dessus les lignes du pensum romanc qui lcurait, quoiquils sattendissent sans
surprise, ils faisaient mine au dernier instant de se reconnatre et de stonner de
laubaine imprvisible qui les mettait face face. Achille tombait en arrt puis
sapprochait en levant sa grosse voix soudain rieuse, posait lourdement sa main sur
lpaule de lenfant qui rougissait, le rudoyait avec tendresse ; il questionnait, patient et
grondeur avec quelque ironie, senqurait de la lecture du moment ; le petit bredouillait
et maladroitement, un peu honteux, montrait le titre de louvrage ; alors Achille lchait
thtralement lpaule, se rejetant en arrire considrait Roland en ouvrant grands des
yeux stupfaits, mimait une admiration incrdule qui dployait comme un drapeau tout
ce visage de vieux castrat ; et, trs haut, de cette voix police et rompue aux
foudroyantes ellipses des vieilles langues, mais haut timbre et forte de stre si
longtemps dploye sur des mers de chahut, tel Neptune exclamant Quos ego il disait
quelque chose comme : Mais voil qui est remarquable ! Voil qui est tonnant. On lit
donc dj Flaubert ? Le visage du petit sallumait comme sa tignasse, le gros menton
hsitait entre rire et larmes, le livre si prcieux, le livre terrible et duplice pesait lourd
dans sa main empote : allons, lire tait bon, tant dheures de dtresse assidue valaient
dtre vcues pour cet instant-l. Le vieux pel avec le petit hirsute faisaient de concert
un bout de promenade, ils sloignaient par l-bas vers le couloir sombre aux odeurs de

cuisine qui par le rfectoire rejoint la cour dhonneur, et de temps en temps on voyait
encore Achille sarrter, faire en arrire deux pas pour mieux laisser tomber sur le
mme le regard magistralement approbateur de ses yeux nus. Il disparaissait dans les
relents de soupe, remchant du Flaubert, de laffection ou qui sait quoi, et le petit laiss
l son ivresse perplexe dambulait un peu, sasseyait et rouvrait le livre, ne
comprenait pas.
Au fil des ans, cette amiti tonnante ne se dmentit point. Achille devint plus
tard le correspondant de Roland, cest--dire quil venait le chercher au lyce les jeudis
et dimanches vers deux heures et que lenfant passait laprs-midi avec lui, dans son
foyer sans enfant, prs de sa femme que je nai jamais vue, mais dont je crois deviner
ce quelle tait, ptissire et patiente, soutien sans faille dun homme ridicule dont la
disgrce latteignait et que jadis sans doute elle lui avait amrement reproche en
secret, mais qui, avec lge dont le ridicule galitaire atteint chacun, stait mue en une
compassion souriante pour toutes choses et une gaiet, oui, cette gaiet un peu folle de
stre si souvent vue battue en brche, quon voit aux nonnes antiques et aux vieilles
poivrotes. Bien plus que les auteurs et les destins romains, ctait cette gaiet-l sans
doute, qui avait en retour rejailli sur lui et quon lui souponnait parfois au milieu dun
chahut, qui gardait Achille en vie. Je ne sais quoi lhomme et lenfant employaient ce
temps commun ; mais un jeudi que nous tions en promenade , sur la route de
Pommeil - une de ces mornes balades en rangs, encadres dun pion, sorties dont
bnficiaient, parat-il, nos poumons -, je les ai vus pas lents sloigner dans une alle
forestire, le grand arceau des branches leur faisant l-haut comme un paradis peint, et
sous les arbres pleins dune gente musique , en grande discussion comme des
docteurs, Achille gesticulant, le petit puritain renfrogn linterrompant, le relanant, et le
vent dautomne qui bougeait leurs manteaux emportait leurs paroles savantes, leur
mtaphysique un peu ridicule, mais si bonnement que les feuillages attentifs sur eux se
penchaient, sourds et amicaux ; des rangs de la promenade, le regard de Rmi
douloureusement slanait, courait le long de lalle cavalire jusqu ces deux petits
points l-bas, et son cur peut-tre tait avec eux quand sa bouche exaspre
essayait des sarcasmes, ricanait.
Mais a, ctait dans les grandes classes, je veux dire quand les Bakroot furent
dj un peu grands. Il y avait eu auparavant les livres, ceux que peu peu Achille se
mit offrir Roland, les sortant de sa sacoche norme o, parmi de tristes plutarques
extnus dont les pages senvolaient, des exgses avachies et dmodes, ils
jaillissaient soudain dans un emballage frais, enrubanns peut-tre, si mal assortis aux
vieilles pattes du latiniste. Il y eut ainsi des Jules Verne, bien sr un Salammb, un
Michelet expurg et illustr o lon voyait Louis XI avec son petit chapeau pingre,
pench sur de lourdes chroniques que des moines de Saint-Denis, dfrents, hautains,
lui prsentaient sous lil sarcastique du barbier mauvais quaimait le roi ; non loin, sur
une image nocturne peuple dhommes hves et de btes fuyantes dans une fort
spectre, il y avait le pauvre Tmraire de Bourgogne que le pingre mort dtesta, le
Don Quichotte de Charolais, llgant, le prodigue, remport, au lendemain de sa
dernire bataille perdue aprs tant dautres, cadavre parmi les cadavres tout nus et
en gels et les bannires bourguignonnes, brabanonnes, tombes avec leurs
devises matamores, le ci-devant duc et comte plat ventre dans la glace qui garda
dans son tau cette chair ducale, nez, bouche et joue quand on voulut len retirer, les

loups de la vieille Lorraine emportant pleine gueule cette viande dfaite, volontaire,
qui si obstinment avait dsir lEmpire et le dsastre, avait dans ce but tant
chevauch, machin, assig et sacrifi des foules, en pure perte guerroy et
dsespr, stait les derniers temps perdue dans le vin, et tait l depuis deux jours
quand ils le cherchrent et le trouvrent dans ce grand froid de haute poque du jour
des Rois de lanne 1477, et quun autre barbier, mais celui-ci obscur et en larmes, qui
avait coutume de faire la barbe de Charles et non pas sa politique, pench sur ce
quartier de boucherie scria, ainsi quon le pouvait lire en lgende de limage, ainsi que
les vieux chroniqueurs nous disent quil a dit ce jour-l, quil a donc vraiment dit et cest
miracle que nous lentendions, tandis que son haleine prcaire faisait un petit nuage
vite disparu : Hlas, cest mon gentil matre , puis le fit porter bien honntement,
dedans de beaux linges mis, en la maison de Georges Marquiez, en une chambre
derrire , dans Nancy o les rois enfin dlivrs de ce frre abusif dont le pourchas
avait si longtemps t leur raison dtre, venaient contempler ce qui en restait et
gentiment y pleuraient, morte, la meilleure part deux-mmes. quoi pensait-il, Roland,
devant cette image dimpeccable culbute ? Il la regardait souvent. Je lui demandai une
fois de me la montrer, et contre toute attente il accepta, avec un peu de
condescendance, lui qui avait lu le texte sy rfrant et savait donc de quoi il sagissait,
et mme il daigna la commenter en quelques mots dabord rticents, bourrus et
batailleurs, me livrant linterprtation fantaisiste selon laquelle, des signes infimes quil
jugeait pertinents et que lillustrateur navait srement pas voulus tels, il croyait pouvoir
dire qui taient les gens du Tmraire, qui les bourgeois de Nancy, lesquels taient de
Bourgogne et lesquels des Flandres ; le bassinet gros bec de celui-ci le faisait duc, le
heaume moins affect de celui-l seulement baron ; et toutes ces choses tnbreuses
dans le fond, lanciers ou saules noirs que la neige tombante et la nuit dcidaient, ces
semblants de chevaux mls des hommes dont des piques sortaient avec des
oriflammes, ctait le dernier carr de Monsieur de Bourgogne et Monseigneur de
Bourgogne lui-mme, donc reprsent l deux fois, au premier plan charogne et l-bas
thr, tous ces morts grelottants davant-hier attendant la porte du ciel quun saint
Georges en grande tenue, visire basse, aurole au cimier et toison dor au cou, les
accueillt et, les serrant sur son cur avec des larmes, les installt la table ronde, la
table ternelle qui sent le vin chaud. Ces lucubrations tonnantes, cette exhaustion
draisonnable et quasi mantique, renfrognaient Roland : il savait tout cela certes, mais
tout cela le faisait souffrir, malgr ses vains efforts il nen pouvait tirer gloire. Il y avait
dans son exgse forcene comme une panique dinterprtation, une douleur a priori,
la terrible certitude derrer ou domettre, et, quoi quil ft pour quon nen crt rien, une foi
amre en son indignit : un ignoble fantassin suisse, un de ces mdiocres disciplins
par qui mourut le Tmraire, et qui, trop sr de lenfer lui promis, se serait dissimul
parmi les glorieuses ombres bourguignonnes attendant leur part cleste, voil ce que
Roland pensait tre parmi les livres. Et voil pourquoi il taisait habituellement ses
lectures, cest--dire ses impostures ; je pense aujourdhui que sil consentit me parler
de cette image-l, de cette histoire de beau cousin massacr quon ne jalousera
plus et que pleure un homme modeste tandis que l-bas le frre flon, le lecteur de
chroniques saintes, esseul dans Plessis-lez-Tours, sent fondre sur lui lombre
immense dun donjon qui est du remords et une sombre liesse, si Roland donc avoua
ce propos quelque chose, ctait quil y avait l, pure et crite en lettres de noblesse,

une constellation essentielle de la vie mme, quand ny suffisent plus les livres, de la
passion mme, enfouie, illettre et trs ancienne, de Roland Bakroot.
Il y eut aussi le Kipling.
Ctait lanne de ma cinquime : je le sais prcisment, puis qu cette poque
moi-mme, qui navais pas mes lectures ce mentor ou ce mcne qutait Achille, je
dcouvrais seulement Le Livre de la jungle. Donc Roland, qui devait tre alors en
troisime, reut un livre du mme auteur, ce qui la fois me conforta dans ma propre
lecture - ce ntait pas un crivain pour les seuls petits, comme Curwood ou Verne dont
je commenais avoir honte, mais que je nen aimais que plus -, et me rendit trs
jaloux. Ctait une dition magnifique, illustre celle-ci aussi, non pas de grisailles
piques la faon des mules de Gustave Dor qui entnbraient le Michelet, mais
daquarelles dlicates, fouilles comme des temples barbares, avec l-bas des
Himalayas, les fruits empoisonns des pagodes que portent les forts chaudes, et plus
prs des rickshaws attels amenaient qui sait vers quel plaisir de belles victoriennes
ombrelle jusque sous les pattes dlphants pars que montaient des maharadjahs de
rose, damande et de tilleul, tandis quau premier plan, rveurs, rass, courtois et
rapaces, des gentlemen et des fripouilles, galonns, indiscernables sous la mme
vareuse carlate et le casque parfait de la fabuleuse arme des Indes, contemplaient
calmement ce monde, Himalayas, rois barbus et ladies pulpeuses sous lombrelle, ce
monde qui tait leur pture. (Pauvre Achille, pture du monde, quest-ce que tout cela
pouvait bien lui dire ? Et au fils Bakroot, de Saint-Priest-Palus ? ) Lor, lor vil et glorieux,
lor que tout adjectif indiffremment peut qualifier, lor courait l-dedans comme le suif
dans la viande ; comme le sang indomptable dans la chair lourde, prcieuse, des
dolentes en crinolines ; comme les ambitions terrifiantes, pleines de whisky, de
chevauches brutales et de sanglants blasphmes, dans lil impassible des beaux
capitaines lheure fade, police, du th. Toute cette richesse luxurieuse hors de
porte devait enflammer Roland, bien en vain : et, avec une rsignation presque
joyeuse, il sattardait sans doute sur les images quil jugeait plus proches de lui-mme,
plus conformes ce quil serait un jour, les fraternelles images de chute comme celle
o Ton devinait, dans un sac crasseux quun dment transporte de jungles en rizires
sous les quolibets des singes, la tte boucane dun homme qui jadis voulait tre roi.
Je les ai bien vues, ces images, et bien sr maintes reprises au vol par-dessus
lpaule de Roland qui ne les voulait pas partager, mais surtout une autre fois et tout
loisir. Ctait ltude encore, o, comme on le sait, dans les petites classes jtais
assis non loin derrire Rmi Bakroot. Dune des poches de la veste rousse (il la trana
au moins jusquen troisime, de plus en plus fripe, courtaude, bossue), il tira des
papiers raides, plies la diable, en quatre ou davantage, casss le long des plis, quil
dfripa sans soin et contempla avec la mme attention, un peu ironique et passionne
mais irritable, quil faisait dun problme de mathmatiques : avec stupfaction jy
reconnus les highlanders casqus, les dolmans soutaches, les lphants et les rois.
Rmi nen fut pas avare ; le pion de ce jour tait bon bougre, les images dchues
circulrent. Nous tions merveills, un peu effrays aussi, et avidement nous nous
perdions dans cette richesse, ce lointain, cette puissance fige. Rmi, son gros menton
arrogant haut perch, contemplait avec une satisfaction tendue tout ce petit monde se
disputant les dpouilles de Roland, ainsi que du haut dun lphant un chef cipaye que

portent des hourras dirige geste geste la lente mort dofficiers de Sa Gracieuse
Majest. la sortie de ltude, Roland lattendait.
Il tait dune pleur de cire, une pleur rousse je dirais de puritain flamand
sapprtant sabrer de liconoltre ; il ne dit mot, seuls les poings impatients, les yeux
fanatiques quune passion noyait, vivaient. Le petit ricana, mais son mpris tait bris et
plaintif, lui aussi tait dfigur, comme offens : Cest moi, cria-t-il en senfuyant,
que ce livre tait destin. Voleur, voleur ! Roland lenlaa au milieu de la cour ; ils
streignirent et sur la terre battue culbutrent, la poussire se mlant leurs pleurs,
leur bouche, comme des amants lun sur lautre roulrent, ardemment se nouant, se
dnouant, petit excs sporadique, feu de paille sous les marronniers rveurs, constants
et distraits. Quand le grand enfin se releva, les images salopes, de haute lutte reprises
mais jamais perdues, dans sa main, sa bouche saignait : cest de ce jour-l quil porta
jusque dans ses rares sourires la marque du cadet, cette dent de devant casse quon
lui vit dsormais et quamoureusement, impatiemment, il envenimait du bout de sa
langue lors de ses songeries brusques, y retrempant sa passion peut-tre, ou ly
apaisant.
Ils grandirent. La pesante aventure de la croissance finissait, on stonnait quelle
ne ft pas ternelle. Roland ne se dridait pas : les livres lavaient perdu, comme disent
les bonnes gens, comme un peu plus tard me dit ma grand-mre. Perdu ? Il ltait, oui il lavait toujours t -, dans ce monde quil ne voyait gure aussi bien que dans les
livres qui lui en tenaient lieu, mais ctait un lieu de refus, de supplication toujours
repousse et de mchancet insondable, comme, sous les coutures serres des lignes
tenaces lune lautre crochetes, la coquetterie denfer dune femme cuirasse de
plomb, qui est l-dessous, quon dsire jusquau meurtre, et dont le dfaut de larmure
qui est quelque part entre deux lignes, quen tremblant on suppose et cherche, qui sera
au bout de cette page-l, au coin de ce paragraphe, est jamais introuvable, tout
proche et se drobant ; et le lendemain de nouveau on la traque cette petite
boutonnire, on va la trouver, tout souvrira et enfin on sera dlivr de lire, mais le soir
vient et on referme la page dinvincible plomb, on tombe plomb soi-mme. Il ne perait
pas le secret des auteurs, la belle robe quils ont mise lcriture tait trop agrafe pour
que Roland Bakroot, de Saint-Priest-Palus, non seulement pt la trousser, mais st
mme sil y avait dessous une chair ou du vent : comme je pensais le comprendre, le
renfrogn, le bachelier la Triste Figure, moi dont la crtinerie lyrique prenait vers ce
mme temps son irrparable tournant, sa voie crnele de plomb, son chemin de ronde
o mon tournis memporte, o avec les Bakroot une fois encore je valse, vers je ne sais
quelle dernire phrase que sur elle-mme il me faudra boucler, Gros-Jean comme
devant.
Rmi, lui, et ds la classe de seconde, savait bien quil y avait sous la robe des
filles quelque chose, des riens qui se pouvaient intensment connatre. Ses collections continuons les appeler ainsi, puisque ctait bien le got damasser et ractiver ce qui
donne du plaisir qui le guidait encore, comme quand il tait petit -, ses collections furent
des photos de femmes ou de filles, soit quil les dcoupt dans des revues achetes en
douce, starlettes dcolletes, solaires, ou scabreuses brunes haut-jarretelles dans des
feuilles libertines, soit que les collgiennes de lautre lyce, le fabuleux, linterdit o
bruissaient des jupes plisses, soit donc que ces petites surs, qui ntaient pas

insensibles son apptit sombre doisillon de proie, ses cheveux de paille gele et
ses airs gouapes, lui donnassent un mdiocre portrait delles-mmes, une photo prise
l-bas dans le jardin lanne dernire avec la robe bleue, quen feignant dhsiter
beaucoup et se faisant prier elles lui cdaient enfin, avec des mots chuchotes et des
pressions malhabiles du bout des doigts, quand vient lheure de se quitter avec la nuit
et quune trs jeune fille est amoureuse un dimanche de novembre. Ces fleurs bleues
aussi, ces gentillettes qui ntaient encore ni scabreuses ni solaires mais avaient une
chair tonnante et dont elles-mmes stonnaient sous les faons sentimentales, elles
consentaient quen leurs jupes la main de Rmi les trouvt ; et sil nen parlait gure,
sinon en prsence damis de son frre ou de son frre lui-mme et dans le seul but de
lui mieux faire mesurer lcart entre la vie comble de Rmi Bakroot et celle, stagnante
et nulle, de Roland Bakroot, on nen pouvait douter, car les jeudis il svanouissait hors
de porte de ses condisciples ds la sortie du lyce, et sil nous arrivait de le rencontrer
ctait furtivement, dans un jardin public un peu sombre o une tte se penchait vers lui,
ou tout au fond dun caf dpeupl, bouche-que-veux-tu avec une pucelle. Il ntait
pourtant pas strictement beau gosse ; on connat son menton grossier et son teint de
mauvais linge ; on se doute que sa mise, quil voulait coquette, avait ces courtements
pquenots, cette insuffisance que jai dite batave : il portait toujours en quelque sorte la
veste de sudine : cest quil tait de Saint-Priest-Palus lui aussi. Mais il les convoitait
avec tant dapptit, ces vroniques, ces petits gibiers tout neufs, que srement elles
tremblaient de la faim inusite quelles lui voyaient pour elles, pour leurs jupettes, leurs
larmes et leur grand moi ; elles se laissaient froisser la jupe, tirer des larmes,
lespraient et le redoutaient, et, proies de sentiments contraires dont le brlant conflit
les perdait, elles vacillaient de tout leur poids vers lui.
Il rentrait donc le dimanche soir, ou le jeudi, avec ce got-l dans la bouche,
cette brlure des lvres que les petites ogresses avaient dvores, et il arrivait que
dans la large avenue qui conduit pompeusement au portail du lyce il rencontrt son
frre, le prt de haut et peut-tre le mprist ou rapidement lenvit (qui sait lequel des
deux sefforait dquivaloir lautre, de celui dont lintraitable matresse avait des jupes
de plomb qui lui faisaient des mains de plomb, ou de lautre, dont les mains excellentes
connaissaient par cur les dtours du linge ? ) ; car la mme heure Roland rentrait lui
aussi, avec sous le bras quelque livre et le froid seul ayant brl ses lvres, le plus
souvent encombr de la lourde sollicitude dAchille, et il devait rgler son pas de jeune
homme quand mme bouillant, quand mme plein dune certaine sve quil nemployait
pas, sur le pas majestueux, lent et scand comme un alexandrin, du grand vieux prof.
la porte, dans la pleine lumire qui tombait de la loge du concierge, les adieux nen
finissaient pas ; et Roland qui cent fois voulait y mettre fin mais sattirait encore quelque
chaud conseil, quelque exgse sempiternellement radote, quelque flicitation
intempestive, Roland stoque mais la torture devinait, poss plaisamment sur lui et
son peu dcoratif ami, les regards ravis et goguenards de tous les gamins qui
rentraient. Achille lembrassait enfin et lentement remontait lavenue sous les
lampadaires, ses pas marquant les vers que sa tte savait, et des csures soudaines
larrtaient, un pied lev en lair, avant quil bascult dans un autre hmistiche et
marchant de nouveau scandt on ne savait quelle lettre morte, et les collgiennes en
retard qui avaient raccompagn leur galant et se htaient vers leur srail de poupes,
quand elles croisaient cette borne sesclaffaient, avec des rires frais disparaissaient, si

heureuses dajouter aux souvenirs de ce beau jour quelles se rediraient avec dlice le
soir en sen dormant, dgayer leurs images de baisers et celles quoi on peut peine
penser tant elles sont enivrantes et mettent le feu aux joues, de rompre tout cela qui est
presque du drame par linnocent fou rire qui vous a prise et vous reprend lvocation
de ce vieux prof toqu, dplum et perch sur une seule patte comme un hron.
Cest quil dbloquait un peu, Achille, la fin. Il arrivait que la perruque ft un peu
dmise, de travers et tristement canaille, sa femme tait morte, la petite flamme gaie ne
brlait plus, un chahut parfois le terrassait tout fait et sans un mot il attendait la fin,
ses grands yeux nus regardant l-bas au fond quelque chose, un corps nu dpouse
jadis, peut-tre. Les mauvaises langues, qui ont peu dimagination, disaient quil stait
mis boire ; il est vrai quune fois, sur la place Bonnyaud, sous une pluie battante de
nuit aigre je lai vu dbcl sortir du caf Saint-Franois, martialement descendre en
gesticulant le raidillon de la rue des Pommes, son impermable trop vaste un peu
batifolant dans son pas qui ce jour-l essayait plutt de la chansonnette que de
lalexandrin, et fulminer firement tel, avec des effets de cape ou de macfarlane dans le
vent de la cuite, un Verlaine mch. Mais ces excs taient rares et srement
inessentiels : ctait un doux, il lui manquait ce grain de violence que les pochards de
vocation cultivent et font monstrueusement germer dans chaque ivresse : surtout, ctait
le don qui lmouvait, non pas le circuit ferm qui va de la main la bouche et qui dans
ce tourniquet gostement sexalte et se hait, mais la main qui souvre vers une autre
qui prend. Il offrait donc toujours Roland des livres, mais il arrivait de plus en plus
souvent que ces cadeaux, comme rduits leur seule fonction de don sans souci de
leur contenu spcifique ni de leur appropriement au destinataire, drapassent,
manquassent leur but et fissent rougir Roland dont la gne perptuelle sy comblait ;
ainsi, il tait dj en Premire et puisait sans doute dans le pot-pourri de clbrits du
livre de poche , o cet ge on ne sait trop qui choisir de Huysmans ou de Sartre mais cette indcision mme vous flatte et vous consacre dans votre dsir dtre
adulte -, quand, cette anne-l, Achille le gratifia dun naf Rosny des ges
farouches et dun Baron de Crac illustr : il ne lavait pas vu grandir, cet enfant.
lautomne de lanne suivante, quand Roland entrait en Classe Terminale et moi en
Seconde, une pluie de marrons et des churs enfantins naccueillirent pas la premire
prestation annuelle du lent patricien emperruqu : il avait pris sa retraite. Il mourut la
mme anne ; et il est terrible de penser que Roland, qui eut une permission spciale
de sortie pour aller lenterrer, qui ds le matin au dortoir revtit dans ce but la terne
cravate et le costard court, avec soin se peigna, rasa son soupon de barbe, qui
pleura srement avec sincrit la seule personne dont il croyait avoir t aim, se sentit
en mme temps soulag de navoir plus tre confront ce triste miroir, traner ce
boulet dont riaient les filles, pauler ce pre dchu qui ntait pas celui de Rmi son
frre, mais quil avait pourtant en quelque faon partag si longtemps avec son frre,
lun et lautre le flanquant dans des fonctions idalement opposes comme dans les
images des cathdrales, entre le diablotin chahuteur et le bon ange trop compass, une
me de pauvre homme. Donc il lenterra, le regretta et sen dbarrassa. Dans le petit
pavillon de la route de Courtille o si souvent Roland avait mang les gteaux de
madame Achille, la follette, sous il bon, sentencieux, du vieux matre, je me demande
ce quest devenue la seule proprit laquelle Achille tnt, tous ces bouquins sans
hritier ; je me demande dans quelle salle des ventes, dans quel grenier se pulvrisant

ou dans quelle cave pourrissant, reposent comme des morts mais que nimporte quelle
main amie peut ressusciter, les livres niais quil destinait encore Roland et neut pas le
temps de lui offrir, et les autres livres, pompeux, ingnument humanistes et
tautologiques, dont il se promettait dgayer ses derniers ans. Mais peut-tre que LHaut les vieux auteurs, les vrais dont toujours on est indigne, et leurs intercesseurs, les
benots exgtes barbiche dbut de sicle, lui disent eux-mmes leurs textes, dune
plus vive voix que les voix des vivants.
Roland, lui, se doutait bien que les auteurs ne parlent pas de vive voix ; il
demeurait dans leur interminable silence ; il senfonait de plus belle dans le tourbillon
de ces passs que nul na jamais vcus, ces aventures comme arrives dautres et
qui pourtant narrivrent personne. Tout petit, il avait su un jour, avec enchantement
ou dans un malaise, qu mgara, dans ses jardins modemstyle, Hamilcar avait donn
un festin ; la suite de deux quasi-jumeaux ennemis, lun noir et lautre brun, qui
convoitent la mme princesse, il stait jamais perdu dans ce pays o lon crucifie
des lions au pass simple, ce pays qui nexistait pas et qui pourtant portait le mme
nom vrai de Carthage, qui est dans Tite-Live. Ds lors, sa vie stait fourvoye dans les
passs simples - je le sais, pour tre lui. Maintenant, il apprenait quEmma mange
deux mains le fraternel poison couleur de sucre, que Pcuchet sur le tard adopte un
semblant de frre pour laimer et le jalouser dans des semblants dtudes, que le diable
prend toutes les formes du frre pour amener sous son pied saint Antoine. Quand il
levait la tte, quand les beaux passs simples seffondraient dans ce que lil linstant
voit, dans les feuilles qui bougent et le soleil qui rapparat, le prsent invincible tait
toujours l sous la forme de Rmi, le contemporain des choses, celui qui souffrait par
les choses mmes, Rmi qui troussait les filles et qui le regardait en riant : et dans ce
prsent rieur que Roland ne savait aborder quavec ses poings et sa dent casse, il se
jetait, il se donnait un pugilat encore ; cela suffisait sa vraie vie peut-tre. Aprs la
philo, il choua dans une fac de lettres, Poitiers il me semble.
Rmi resta donc encore deux ans au lyce de G., dbarrass de Roland ou
vaguement veuf : dans ces couloirs venteux, dans ce prau spectral o les gamins
avaient pouss en lclair de sept ans, dans la prtentieuse alle de lampadaires des
dimanches soir, il devait rencontrer bien des pas un autre petit rouquin costume
court, mais qui ne cognait plus : peut-tre Achille aussi, des fois. Cest vers ces
annes que nous formmes une petite bande, Bakroot et Rivt, Jean Auclair, le grand
Mtraux et moi-mme. Nous avions en commun le got des apparences et la honte
secrte de napparatre que tels que nous tions, nous frimions ; les jeudis nous jetaient
vers les petites frimeuses dont nous ne savions pas quelles taient comme nous,
chtives et affames, mais si rieuses. Aucun dentre nous neut autant de bonnes
fortunes - je veux dire dempoignes tremblantes et goulues de petites mains brutes, de
douloureux dsirs sans issue des heures durant souds un autre dsir en jupe, de
prtextes des peines de cur exquises et des pomes nuls griffonns dans les
tudes -, aucun neut sous les siens autant dyeux chavirs que le petit Bakroot. Nous
montions en pingle ces bagatelles, lestement ou sentimentalement selon lhumeur ;
Rmi, lui, nen parlait plus, son seul digne public, ou le ddicataire de ses plaisirs, tant
dsormais trop loin pour lentendre ou recevoir son offrande. Certes, il avait toujours sa
collection accrue de clichs ; mais il en faisait linventaire avec mlancolie et un peu de
nostalgie dj, comme un roi impatient, quune conjoncture quitiste voue la paix,

passe en revue une centime fois ses troupes auxquelles ne manque pas un bouton de
gutre, mais quoi bon quand lennemi a dmobilis et embrasse ses femmes,
banquette et besogne loin des clairons. Mais quand, un dimanche sur quatre, il prenait
le car rouge et bleu bringuebalant qui, par des lieux de grosses pierres effondres dans
lherbe rase, par Saint-Pardoux, Faux-la-Montagne, Gentioux, conduit son fret de
paysannes et de potaches Saint-Priest-Palus, Saint-Priest o lautre, celui que Rmi
nappelait plus auprs de nous que lidiot , serait peut-tre, il jubilait comme pour un
rendez-vous galant.
Sur les bancs du lyce, le petit Bakroot tait brillant - son frre aussi avait t
dou, il est vrai, sa faon plus mate et comme absente. Rmi navait pas peur du
monde, qui est une collection indfiniment extensible de mots aux raccords
imprvisibles, dans laquelle les disciplines scolaires se dcoupent on ne sait pourquoi
un ventail plutt quun autre, les petits mots poussant ras de terre pour la botanique,
le considrable clat des mots tombs des toiles pour loptique, et les mots de
loptique suspendus sur ceux de la botanique pour la littrature franaise : ainsi Rmi
jadis lisait tel jour les toupies, le lendemain les flotteurs pcher, et le surlendemain,
stant avis que flotteurs et toupies ayant la mme forme peuvent ntre quune seule
srie en dpit de leurs fonctions diverses, il les runissait. Il connaissait toutes ces
rgles farfelues et tyranniques qui donnent la matrise du prsent : il pouvait aussi
employer les passs simples, dans quoi le pauvre Roland stait abm, mais ne leur
souponnait pas dautre vertu que celle dpater un professeur puriste. Il bricolait la
perfection le latin et les mathmatiques ; il savait manipuler et sournoisement faire
varier les beaux leurres qui, dans une composition franaise, apptent et subjuguent les
profs fatigus, les pauvres crdules : il les mettait dans sa poche, eux aussi. Et puis, on
le sait, il aimait les colifichets, les douloureux petits ftiches o la chose entire apparat
mme en son absence ; il ntait pas Roland pour avoir loutrecuidance de prtendre
atteindre directement une essence toujours invrifiable ; il avait peur dtre mal habill ;
le shako ringard et les paulettes carlates le captivrent : il prpara Saint-Cyr, et y fut
admis.
Il mcrivit de l-bas quelques lettres, ainsi quaux autres de la petite bande
disperse. Mais je ne le revis en grande tenue quune seule fois, et alors il tait mort.
Ctait pendant les vacances de Nol. Dans une fac des lettres o je navais pas
rencontr Roland, jhsitais encore entre les passs simples et le simple prsent, et
srement je prfrais celui-ci quoique je sache dj que mon trop grand apptit pour lui
me vouait lautre, ftique, le renfrogn, lanorexique. Ces vacances de Nol, je les
passais Mourioux ; un de la bande me fit savoir que Rmi ntait plus ; le grand
Mtraux vint me prendre dans sa 2 CV, pour les obsques. Il ne savait rien du hasard
quelconque qui avait rencontr et bien arrt Rmi, et qui faisait que tous les deux,
dans la 2 CV bringuebalante, roulions vers Saint-Priest-Palus.
Il avait beaucoup neig cette anne-l ; il ne neigeait plus, mais de lourdes
congres galisantes, rodantes comme le temps lui-mme et comme lui gristres,
estompaient les dclivits de ce pays dclive. Quand, vers Faux-la-Montagne, nous
abordmes le plateau de rocs effondrs et de sapins dmts sur lequel les nuages
rapides toujours fomentent quelque perte, ce plateau dsastreux auprs de quoi le
vieux Saint-Goussaud mme parat riant, les congres spaissirent encore : la base

des rocs sy perdait, leur vieille colre y rendait les armes, et, maugreuses sous la
vermine des lichens, plus naufrages encore que devant, leurs quilles renverses
flottaient sur cette mer sale arrte sous un ciel sale. Notre machine poussive bord sur
bord roulait entre ces monstres dchus comme une baleinire dans Melville ; et pas de
feu Saint-Elme nos mts ni, sur la capote de la 2 CV, un dieu parsi froce, mais
traitable peut-tre. Dedans, nous nous souvenions, Mtraux chanta un refrain de la
petite bande (il y avait un sicle), nous navoumes pas ce que dj nous devenions.
Puis nous ne dmes plus rien. Nous arrivmes en avance Saint-Priest-Palus.
La ferme des Bakroot, que nous nous fmes indiquer, tait un peu lcart du
village et quasiment dans les bois, au lieu-dit le Camp des Merles : une demeure naine
de mangeurs de patates sous lternel colosse gris ; la neige des toits fondait, goutte
goutte ; en face, de lautre ct de la route, un modique abri maonn, dun gris navrant
avec des affiches conviant des bals donns dans des bleds aux noms impossibles,
indiquait un arrt dautobus. Je pensai que ctait l que sarrtait le car rouge et bleu
des dimanches, et quun tout jeune au menton narquois en bondissait pour aller en
dcoudre avec sa vieille histoire, lane de ses aventures ; je pensai aussi que
vraisemblablement ils taient souvent alls ensemble, pied, au bal Soubrebost, au
Monteil-au-Vicomte, marchant cte cte et sloignant le samedi aprs la soupe sur
cette route-l, en costard les efflanquant et laide cravate, coude coude et parfois
seffleurant mais sans se regarder, dun pas brusque et irascible, jusqu larrire-salle
de bistrot sinistrement pimpante et endimanche, secoue comme en un rve fivreux
par un cuivre et un accordon, o ils apparaissaient en mme temps dans la porte,
mme menton et teint batave, mme folie flamande, mme courte chevelure bcle de
brute, mais pas le mme il pour les filles ni la mme main dans leurs jupes, pas la
mme langue, et dans la salle suante, gare, la fte, le petit amoroso emballait des
bergres sous le regard de lautre, pour lautre qui faisait passionnment tapisserie
jusquau matin ; et, revenant dans le noir au Camp des Merles, le petit avec des odeurs
de filles dans les doigts et le grand avec peut-tre dans ses paumes la marque de ses
ongles, encore au coude coude, encore dun pas furieux, ils sarrtaient soudain
comme un seul homme et sans se concerter se foutaient sur la gueule, pour la seule
nuit.
Sur la longue table de la cuisine fumeuse, entre le pot de caf et le litre de vin,
les nobles et violents liquides dont les paysans croient devoir ratifier, par la chaleur qui
de la bouche passe au corps o lme en jouit, la candide croyance en leur vie de ceux
venus saluer les morts qui nont plus soif, une collection de shakos tait pose, couvrechefs de uhlans ou de petits soldats dAndersen dans dautres dbcles dhiver. Il ny
avait personne, un feu ptillait ; nous poussmes une autre porte sur une arrire-salle
humide et glaciale, o des bougies brlaient. Ctait l quil tait ; sur deux chaises la
bire ouverte lattendait, mais il prenait son temps comme il lavait toujours pris,
inspectant ses bricoles ou circonvenant les filles, et il fallait bien que tous ces badauds
le voient un peu en uniforme. Pourtant, autant quon en pouvait juger sur cette rigidit
ultime qui est un uniforme autrement parfait, sur ce mannequin anonyme do avaient
disparu lme, le port et la faon, le petit geste du bout des doigts qui ramne au
poignet une manchette et les cambrures infimes qui font avantageux, jaurais jur quil
lavait mal port, son uniforme : allons, ctait bien un saute-ruisseau des Flandres
encombr de lpe hidalgo. Le gros menton au garde--vous avait d tre un peu

burlesque et mchant de se savoir tel, ptainiste, prt mal tourner : il valait peut-tre
mieux que le pantalon rouge ft affal l, sur le gros couvre-pieds paysan, et que la
tunique de suie ardente, cette tnbre un peu luisante dans La flamme des chandelles,
nexistt plus que pour me rappeler larmure noire du Tmraire enfin inoffensif, allong
dans Nancy. Y pensait-il aussi Roland, Roland qui cet uniforme avait t
particulirement ddi, lIdiot, que nul nappellerait plus ainsi, assis, spectral et le
menton mauvais, touchant opinitrement de la langue sa dent, que la chose couche l
avait jadis brise ? Je me demandais sils staient un jour rconcilis, concilis mme
du bout des lvres, sils staient dit quelque chose hors de leur amour fou, de leur
colre tenace qui natteignaient pas les mots, quils ne staient donc jamais dits non
plus. Roland regardait cette pleur jadis si vive devenue petite pleur, il la lisait comme
un livre, renfrogn et stupfait : aussi bien, Rmi tait un livre, prsent. Autour de ce
face--face, figurants, il y avait quelques cyrards gauches dont la quincaillerie
incongrue tintait parfois dans lombre, de la parentle des villages, les parents euxmmes, le pre chauve et flamand, la mre hbte avec de grands yeux lavs et
flamande, tous les deux douloureux, dsarms, et fiers avec a, denterrer un SaintCyrien. Ils taient bien peu notables : ctait l pourtant, dans les jambes affaires de ce
couple de paysans semblables tant dautres, que stait fomente on ne saurait
jamais comment cette rivalit exclusive, ce tournoi lantique qui avait tant hauss les
deux frres au-dessus deux-mmes, les avait dous pour les tudes, avait suscit
lamour dun vieux prof dlaiss pour lun et pour lautre le got de tant de filles, et
stait fini, comme il se doit, par la mort dun.
Lheure approchait, Rmi ne lentendrait pas sonner, on y pensait pour lui ; on lui
mit son shako, sur la calotte bleu de ciel le casoar frmissant lui fit comme une petite
me qui sen va ; deux camarades le prirent aux aisselles et aux pieds, et le mirent bien
doucement l-dedans, gestes dfrents comme on enterre en habit guerrier un comte
dOrgaz - mais mon Dieu que celui-l portait mal sa collerette. On eut du mal caser
lpe, lun voulait la lui mettre au ct, mais il tait plus dcent, murmura lautre, de la
poser en ses mains jointes : ce quils firent tant bien que mal. Le menuisier de SaintPriest accomplit les derniers termes de son contrat, le couvercle mat vint sa place
exacte, et l-dessous, comme Roland un peu pench ny voyait plus sa chre ombre,
Rmi disparut. La mre pleurait, les gourmettes des cyrards levs frmissaient ; dehors,
goutte goutte, la neige redevenait pluie.
Il ny a pas de cimetire Saint-Priest-Palus, cest trop petit : nous dmes nous
transporter Saint-Amand-Jartoudeix, patelin jumeau dont les fermettes naufrages
naviguaient aussi parmi des rocs ; sous son chapeau de neige, il y avait au milieu du
cimetire une petite glise crase comme jimagine quon en voit dans le Borinage,
La Drenthe ou Nuenen, au pays des tableaux et des tourbes. L, sous le glas dans le
vent frisquet, plusieurs attendaient : parmi eux, Jean Auclair, dj un peu paissi, dj
terrass de ce quil faisait le maquignon comme son pre, depuis deux petites annes ;
Rivt, le plus fidle, le disciple, qui avait prpar Saint-Cyr lui aussi, avait chou sans
quil en ft surpris, et peut-tre quil en tait surpris maintenant, pour la premire fois : il
regardait tous ces casoars blanchoyer, ces gants de communiantes sur ces mains
viriles, et en casoar et gants blancs des types qui ntaient pas plus irrsistibles que luimme, ni sans doute plus futs, qui portaient des lunettes et cachaient dindigentes
peines de cur. Dans le peuple anonyme des paysannes chapeaux noirs, fichus,

frisettes de chef-lieu de canton, crmonieuses, et toutes, des grand-mres qui


lavaient vu grand comme a aux petites que nagure Rmi emballait sous un
accordon, vieillottes, comme une flamme sur cette cendre se tenait droite et agressive
une trs jolie fille en cheveux, aux cheveux aussi de paille gele, chair victorienne,
une rousse de peintre ou de chanson mlo. Je la connaissais, je lavais vue aux
alentours des facs, Clermont ; je ne lui avais jamais parl. Nos regards
saccrochrent, je lui fis un vague salut et je ne pus savoir si elle y rpondit : entre nous
passaient quatre cyrards lents avec leur charge dhomme mort. Roland qui les suivait
tait le plus charg. La petite glise de Borinage se referma sur nous tous, sur son latin,
sur ses chaises remues quand on se lve, quon se rassied, sur ses dambulations
bizarres, son grand froid et ses petits objets dor, sur son Dies Irae qui est chaque jour.
Les Bakroot navaient pas de caveau, la tombe frache tait creuse : ce trou et
ce talus de belle terre toute neuve, parmi la vieille neige grise et les dalles aux christs
rouilles, aux fleurs pourries, taient printaniers et rconfortants. Les cantonniers avec
leurs cordes firent doucement descendre dans ce labour frais luvre du menuisier,
avec dedans ce quon ne voyait pas. Ctait un enterrement comme tous les autres,
dans Courbet, dans Greco, Saint-Amand-Jartoudeix : lhaleine des Saint-Cyriens leur
mettait aux lvres un autre petit plumet ; le bas des pantalons rouges tait crott ; des
paysannes avaient des mouchoirs, la rousse trop droite et un peu en retrait regardait
larbre impalpable des fumes bleues monter des toits, crotre et se perdre, vers le
village l-bas. Deux peupliers mlaient leurs branches avec le vent ; un seul corbeau,
dun bout du ciel lautre mesurant ltendue, passa sans un cri. Les premires
pelletes tombrent ; au bord de la fosse, Roland se baissa prestement,
colreusement, sa main lcha quelque chose ; le grand Mtraux, qui tait tout ct de
lui, regardait intensment, tour tour Roland et ce que la terre recouvrait ; on nentendit
plus le bruit clair quelle fait sur le bois creux, mais seulement terre sur terre. Ctait fini.
Nous fmes vite dans les voitures, aprs les politesses de la porte ; comme nous
dmarrions, je vis Roland revenu l-bas seul, sur la tombe, posthume, mais tout droit et
camp comme quelquun qui frappe : romanesquement, sottement, je pensai un
capitaine une dernire fois visible sur sa baleine blanche, qui dj sous lui a sombr.
Au retour, parmi les baleinires renverses et les monstres morts, Mtraux me
dit soudain dune voix trange : Te souviens-tu des images que Rmi avait dchires
dans le Kipling, il y a longtemps ? Si je men souvenais ! ... Roland les a jetes dans
le trou, tout lheure. La neige recommena tomber avant que nous eussions quitt
le plateau, avaricieusement dabord, puis trs vite gros flocons denses : le monde
disparut.
Et moi seul jchappai, pour venir te le dire.

Vie du pre Foucault

Ctait au dbut de lt, dans les premires annes-soixante-dix, ClermontFerrand. Mon bref sjour dans le monde du thtre sachevait ; la troupe stait
disperse, les uns ayant pass ailleurs des engagements, les autres, comme moi,
attendant don ne sait quelle saute de vent un bond de plain-pied dans leur destin.
Marianne et moi tions demeurs seuls dans la grande maison que nous appelions la
Villa et que nagure nous occupions tous, sur la colline, au bout du long jardin ; les
cerises taient passes ; lombre chaude et bronze du grand cerisier baignait les
fentres mansardes du premier, o nous vivions ; dans cette ombre ardente, je
dshabillais longuement Marianne, la dtaillais dans la fournaise, la jetais sur le
plancher blond que cuisait la torpeur des jours ; au cur de ces reflets conjugus, les
passages trop roses de ses cuisses prenaient les teintes dun de ces Renoir o,
violemment exhib dans lclat dun soleil mais pris encore dans un demi-jour de meule,
le model mauve des chairs surgit plus nu de sombrer dor, de bl pourpre ; la
vhmence de mes mains, lexultation de ses bonds et lexcs de sa bouche, faisaient
infiniment frmir cette chair et ces nuances, lune et les autres lourdes : les cris de
Marianne aux jupes souleves, la sueur et la pnombre riche, sont ce que je conserve
de cet t-l, avant lvnement que je vais raconter.
Marianne avait accept je ne sais plus quel travail temporaire sous-pay, pour la
dure de lt ; aussi avions-nous quelque argent. Las peut-tre de nos sueurs
changes, un soir nous sortmes ; peut-tre Marianne se souvient-elle de cette fin
daprs-midi et des menues formes quy prit le temps, de mon visage changeant,
dombre et de lumire successives, en franchissant le couvert des tilleuls de la grandplace, dun mot que jai dit, de mon coup dil vers la haute prsence du puy de Dme,
qui devient violette avec le crpuscule ; jai oubli tout cela ; mais je me souviens, et
elle sen souvient aussi assurment, que je tenais la main un livre achet le jour
mme, le Gilles de Rais dun grand auteur, et elle se souvient de sa couverture dun
rouge profond, lclat amorti, comme un livre dtrennes. Nous dnmes dans un
restaurant de la rue des Minimes, qui se peuple le soir de prsences fardes, de
regards ombreux coulant de lombre des porches, de talons durs et sonores. Je bus
beaucoup ; jachevais lopration laide de nombreux verres de verveine du Velay,
liqueur de moines qui est verte comme une fontaine de Chassriau, et deffet sournois,
enfivr, poisseux. Je sortis ivre dans la nuit ; Marianne tait inquite, lil indiffrent
des prostitues nous poursuivit jusquau bout de la rue noire ; la lumire des avenues
centrales mexaspra. Nous marchmes de bar en bar, mon courroux grandissant avec
lempchement de mon verbe, de plus en plus poisseux, noy dombres, sonore ; je me
vouais aux gmonies : ma langue ne pouvait plus mme matriser les mots, comment
pourrais-je jamais les crire ? Allons, plutt labtissement simple, gin-fizz et bire, et la
reprise des chemins dici, charg de mon vice : sil fallait mourir sans en avoir crit,

que ce ft dans la plus stupide exubrance, la caricature des niaises fonctions vitales,
livresse. Consterne, Marianne mcoutait, son immense regard treignant ma bouche.
A La Lune, les nons dun rose de lingerie qui dcoupaient sur les visages des
aplats brusques de masque mortuaire, les chaises ignobles et les cendriers dbordants
mirent un comble ma fureur ; je fuyais ; jtais, mouvante, cette chaise de formica et,
vivant, ce cadavre, quand je poussai la porte de la Brasserie de Strasbourg ; je tenais
toujours le Gilles de Rais. Dans le bar, passant avec des mines de jongleur dune table
o sesclaffaient des coiffeuses une autre, o des grisettes prenaient des poses
dottomanes, un matamore tait en scne ; lhomme tait jeune, bien bti, portant au
bout dun complet-veston un regard avantageux de trousseur de soubrettes ; sa fatuit
tait inoffensive. Ses saillies laborieuses de don Juan avili, la bonne grce de son
public femelle dont les fards et les gloussements immodrs menflammaient autant
quils mirritaient, sa parole ostentatoirement finaude et trop peu dguise sous une
lourde rouerie pour quon nen pt dmasquer laccablante nudit, tout cela inflchit le
cours de mon emportement. Je souris ; ma rage exulta denfin se dtourner de moimme et daller, moins violente et comme apitoye, se ficher en une autre cible : je pris
la parole.
Jtais assis au fond de la salle, dans une demi-pnombre ; le belltre se
produisait prs du bar, en pleine lumire ; lun et lautre nous parlions, lun aprs lautre,
voix trs haute et thtrale, dans une complicit haineuse. Les dents serres et
feignant de ne pas mentendre, il poursuivait bravement son numro ; mais il le
poursuivait sans filet et ne parlait plus que pour offrir la gorge ma censure : pas une
de ses fautes de langue en effet quexclamativement je ne corrigeasse, avec des
rengorgements de pion ; pas une de ses phrases inacheves qui ne ft par moi boucle
dans un sens lourdement cynique ; pas un de ses sous-entendus dont je ne fisse
entendre les tenants - son apptit pour la chair grasse des coiffeuses - et les
aboutissants - la possession souhaite de cette chair. Jtais ivre sans doute, et ma
parole avait pris le tour appropri, pteusement intempestif et qui se croit souverain ;
cependant je frappais juste ; je savais dautant mieux comment meurtrir le parleur et
son dsir, que ses sommaires apptits taient miens aussi, et mien cet abus du
langage dtourn de lui-mme et captiv par la chair comme par le soleil le tropisme
des fleurs, abus qui est peut-tre son usage mme. Lhomme nest pas si vari. Comme
moi, celui-ci et voulu plaire par la grce des mots et, inspir par le rouge dune bouche
et le blanc dune paule quexaltaient les nons, crivait une maladroite lettre damour,
troussait le madrigal dont on meut lindiffrente ; et il lmouvait sans doute, ou allait
lmouvoir, si je navais troubl cette innocente fte, ntais incongrment entr en
scne avec ma pointilleuse ivresse et mon livre chic, et navais donn une rplique
pleine de ressentiment, de prsomption, de fureur despote ; il avait trouv en moi celui
qui dfait toute parole en feignant de la surplomber, qui rfute luvre en portant
captieusement sa bouche et son esprit au-dessus de la bouche et de lesprit qui peinent
luvre : je veux dire le lecteur difficile.
Et, comme il arrive, ctait ce lecteur-ci quil se donnait dsormais, en pure
perte ; pour cette ombre hassable, il lchait ses jolies proies ; il tait comme un roi de
tragdie antique qui, par une erreur de livret, et entendu le coryphe conter sur quelles
cendres odieuses, sur quel trne dargile tait btie sa royaut prcaire - et ses sujettes
entendaient aussi linopportune voix off. Les filles, certes, qui me jetaient des regards

courroucs et mprisants, semblaient toujours ses complices : mais elles ntaient plus
sa cour, il avait dchu, il fallait quelles le dfendissent, le charme sultanesque tait
rompu. Je ne saurais quaprs livresse que les dieux ne mavaient point donn un aussi
prestigieux rle : un coryphe qui entre en scne et prend partie le roi, dsigne la
fragilit de la couronne pour mieux lasseoir sur sa propre tte et feint lomniscience
pour usurper la place de lusurpateur, celui-l cesse dtre un coryphe pour devenir un
rival, et de la plus commune espce. Mais livresse me donnait beau rle ; je nageais
dans un bonheur acide.
Ce bonheur dura peu ; je continuai boire et ce qui me restait desprit devait
peine suffire planter quelques banderilles. Dailleurs, lhomme disparut dans la lourde
nuit dt : je ne le vis pas sortir, mais seulement la bouffe de noir dense dans la porte
battante. Je demeurai stupide ; les filles bientt se jetrent leur tour dans la nuit. Lune
delles, longs cheveux dun beau brun et parures de strass, avait la bouche un reste
denfance sous lpaisse vulgarit du fard ; elle revint sur ses pas pour reprendre un sac
ou un gant oubli : ses gestes brusques disaient sa basse extrace, et son assurance
tapageuse ses efforts et son chec en sortir ; elle avait pu tre leve entre un puits
et des noisetiers, comme on en voit aux Cards, et quelquun de la campagne, en cet
instant, pensait elle ; elle vita mon regard. Elle ntait point si mprisable sans
doute : cette chair avait des souvenirs, elle pleurerait des morts, verrait battus en
brche ses dsirs ; elle ne mappartiendrait jamais. Mon ivresse se bonifia, je mabmai
avec dlice dans la complaisance.
Eux sortis, sans doute restmes-nous longtemps encore dans cette brasserie,
Marianne lasse mourir et moi sentimental. Mon brit de tout lheure ntait plus
que pesante cuite, de celles qui aplanissent toute caractristique individuelle au profit
dune mtaphysique sombre commune tous les hommes, et que javais vu
transformer en maugreuses toupies les ouvriers agricoles, Mourioux, le dimanche
soir. Javais oubli lincident ; ou plutt je nen conservais, tendue au fond de mon
hbtude, quune toile de remords et dinfamie, dcor dergastule ou Gueule dEnfer en
carton-pte sur le carton peint de la nuit. Marianne avait le dfaut de mcouter trop ; et
sans doute pour elle, tmoin et juge qui davance macquittait, memptrai-je dans une
palinodie complique, indulgente et matoise, en protestant de mon innocence ; je
voulais quelle me la confirmt : je navais pas assailli cet homme ; navais-je pas, de lui
comme de moi-mme, infiniment piti ? Cette seule piti navait-elle pas inspir mes
fielleuses rparties ? Ntions-nous pas au mme titre de malheureux usagers des
mots, par nous trop peu savamment manis pour quils devinssent notre usage larme
souveraine qui toujours atteint son but, pour lui la dbcle dune chair et pour moi le
bouclage dun livre ? Lui chappait la chair blanche, les feuillets toujours blancs de mon
livre hlas inabordable ne mchappaient pas moins ; ni lui ni moi ne couvririons lune et
les autres de nuit, jouissance rauque ou mots crits : nous ne connaissions pas les
mots de passe.
La mmoire ne peut fidlement restituer les pais caprices de livresse, et se
lasse sy efforcer. Jabrge. Je ne sais quelle saute dhumeur me fit chercher querelle
au barman qui me chassa, avec rudesse mais sans colre. Nous marchmes, peut-tre
vers un autre bar ; jtais en sueur, inapais sous le ciel de poix. quelque cent mtres
de l, lhomme mattendait. Sans acrimonie apparente, le visage de marbre, il
menjoignit dune voix sourde de mexpliquer ; jen tais bien daccord ; je lui

dsignai narquoisement le plus proche caf, o nous parlerions plus laise : le


Commandeur voulait-il boire un verre mes frais ? Un poing de pierre matteignit au
visage. Je ne fis pas un geste ; au reste, lalcool me rendait insensible. Mais je parlai :
je ne sais quels mots il entendit, que coup sur coup il menfonait dans la bouche ; ses
poings mtaient un baume, mes mots et mon rire, croyais-je, lui taient un gril ;
jexultais : lesclave savouait, donnait une reprsentation muette de limpuissance de
son verbe ; pour masservir, il devait faire entrer en scne lopacit du corps ; il avouait
sa sujtion comme un Jacques assomme son roi. Je tombai terre ; le sang gicla
travers les mots ; il frappa du pied mon visage tordu de douleur et de rire, coups
redoubls : je suppose quil maurait tu, et que je voulais quil me tue pour consacrer
notre commune victoire, notre commune dfaite. Avant de mvanouir, je vis le visage
atterr, le visage de douleur de Marianne, tasse contre le mur dans sa petite robe de
toile mauve que jaimais tant : je ntais pas davantage un roi que mon agresseur ntait
un porc, nous ptissions de conserve sous un regard de souffrance ; nous avions peur.
Il ne me tua pas. Mais il frappait toujours du talon mon visage insensible et enfin
muet, quand passa une ronde de police providentielle (mon corps a toujours eu de la
chance, et ma survie, si ma vie est aussi malchanceuse que ce que jen cris). Je
revins moi sur la terrasse, dserte cette heure et livide, du bar proche ; jtreignais
Marianne ; la lumire plongeante noyait dombre le visage des agents, sous la visire
aigu des kpis ; les gourmettes et les galons scintillaient, les faces dombre moffraient
des traits indchiffrables. Un barman, diablotin noir et blanc, me faisait boire du
cognac ; un peu de mon sang tachait sa serviette ; les rverbres de la place tendaient
vers les toiles de hautes brasses de feuilles de tilleul, dores et vertes comme lherbe
et le pain, dune grande douceur. Jtais en paix, je ne comprenais rien et men souciais
peu, jaspirais au sommeil ; je jouissais de lusufruit de ma mort. On moffrit de porter
plainte ; je dclinai sans aigreur : je ntais pas gravement touch sans doute,
lengourdissement de mon visage ajout livresse me faisait un masque dextase ; au
reste, jallguai que je connaissais lhomme, quil tait en quelque faon mon ami. Les
gendarmes ninsistrent pas. Un taxi nous emporta vers la Villa.
Mveillant, je vis Marianne penche sur moi ; elle pleurait ; elle avait lair,
incrdule et horrifi au-del de ce qui sexprime, dun supplici regardant son propre
corps rou, aprs le passage de la massue. Le jour me fut odieux, javais
pouvantablement mal la tte. Un clair de terreur me glaa : qui avais-je tu ?
Ptrifi, je demeurais immobile, Marianne berant sa douleur au-dessus de moi. Je me
souvins enfin du pugilat de la veille ; soulag, je bougeai, me levai en chancelant,
atteignis un miroir. Un caprice impur my regardait, une demi-face de crtin : le ct
gauche du visage tait une outre, pansue et violtre, o courait abjectement la fente
distendue, purulente, de la paupire. La joue et lil droits taient intacts, comme si tout
le mal - mes pchs - avait afflu du ct sinistre avec une volont dlirante
dincarner laveu, dans un bouffissement de diable un linteau roman. Et romane aussi
tait cette pieuse blessure, manichenne, grossirement symbolique, dune risible
logique : javais vol un homme ses paroles, les lui avais renvoyes dnatures ; il
avait en retour dnatur mon corps, et nous tions quittes. Mon visage en portait la
quittance.

Je me jetais sur mon lit, demandant pardon Marianne, caressant avec des
tremblements ce cher visage que nos deux souffrances me rendaient plus cher. Javais
vomi sur loreiller o je me recouchai ; quimportait : elle me parlait comme un enfant,
me donnait une paix qui nest pas de cette terre (comment ferais-je comprendre que
ses gestes taient maladroits tant ils taient tendres ?) ; tout, dans sa bouche et ses
mains, devenait roses, comme il arrive aux piets italiennes et aux marlous de Jean
Gent. Je fus hospitalis dans laprs-midi ; javais lorbite et le malaire fracturs. Lil,
miraculeusement intact, pouvait tre sauv.
Il me manquait quelque chose. Petit Poucet imbu et lettr, javais en chemin
sem le Gilles de Rais.
Une hbtude bienheureuse recouvrit les premiers jours dhpital. Dans le demicoma, mon enivrement semblait ne point devoir finir ; je vivais la plus longue des
gueules de bois, et il convenait quil en ft ainsi. On mopra ; sans doute avais-je t
trop peu anesthsi, car jeus conscience du jeu des trpans sur los de ma joue ; mais
cela sans douleur, comme au cur dun lger rve o jeusse assist ma propre
autopsie, bnigne et rversible, pour mon dification ; on mouvrait comme un livre et
comme tel je me lisais, haute et confuse voix, pour le plus grand plaisir des carabins
dont jentendais les rires. Jtais dans le Bardo, sous la dent et la griffe des desses
brouteuses de crnes ; et, comme au fils noble du Bardo, des voix bienveillantes me
chuchotaient que tout cela tait illusion, quau-dehors limpalpable t avait plus de
consistance que mon corps, mon corps que seuls rendaient moins illusoire livresse, le
multiple corps des livres, la chair eucharistique de Marianne. On me mit dans une salle
commune, ouverte sur une cour intrieure o fleurissaient des tilleuls encore, comme
sur la place o javais t ross ; le jour dor sy dcuplait dans un filtre dor. Ces arbres
savoureux sont aims des abeilles ; et leur puissant murmure qui samplifiait dans le
soir semblait la voix mme de larbre, son aura de massive gloire : ainsi devaient
vrombir les anges devant Ezchiel prostern. La morgue ouvrait aussi sur cette cour :
parfois sous un drap une forme couche passait, dont les brancardiers plaisantaient par
la fentre ouverte avec les malades ; je ntais pas sous ce drap, mes yeux voyaient
lt, javais loisir de parler des morts. Je conserve de ces jours un souvenir
denchantement profond. Je lisais le Gilles de Rais, dont Marianne avait retrouv la
trace - le mme barman qui mavait mis la porte lavait aimablement conserv mon
intention. Je pensais lt venden qui calcinait cette heure les ruines de Tiffauges,
aux hautes herbes pareilles celles quavait foules lOgre, jadis, aux rivires dargent
bordes darbres tendres sous lesquels il avait pleur, de repentir et dhorreur. Rien,
pour lire cette histoire, ne me convenait mieux que la proximit des chairs souffrantes
dans les draps ples, sous le rire vainqueur de juillet : la btise conqurante des
infirmires me faisait absoudre Gilles ; la patience anglique de certains moribonds me
le faisait maudire. En Marianne penche vers moi pleuraient tous les enfants gorgs,
et les enfants survivants jubilaient dans son rire ; en moi des ogres vagues, vellitaires,
expiaient dinsuffisants festins.
Marianne venait chaque aprs-midi. Elle tournait le dos la salle et sasseyait
tout prs de mon lit, de sorte que sous sa jupe lgre ma main la pt longuement
mouvoir, linsu du voisinage, et que mon regard tnt ses jambes ouvertes et ses cils
baisss : peu de chose prs, ctait ma lecture qui se poursuivait dans ce plaisir
diffr. Tout ntait pas que fivre pourtant ; nous parlions gaiement aussi et devions

faire figure dinsouciants tourtereaux, dont les bats distrayaient ou agaaient mes
compagnons de hasard, tous dun plus grand ge. Un jour, lun deux stant approch
de mon lit dit Marianne quelques mots que nous ne comprmes pas, dune voix
gauche et prcipite dhomme timide, quune affection de la gorge assourdissait
encore ; il rpta, encourag par la bienveillance de Marianne. Nous entendmes enfin :
il avait besoin dentrer en contact avec son patron ; il ne savait user du tlphone :
Marianne voulait-elle ly aider, et prendre elle-mme la communication ?
Je les regardai sloigner, la jeune habilleuse emportant sous son aile le vieux
transi. Celui-ci mavait attir ds le premier jour, sans que josasse lui adresser la
parole : sa douce taciturnit mintimidait. Aussi bien, il tait le seul que son dsir de
ntre pas remarqu rendt remarquable. Il ne participait pas aux vagues conversations
de la chambre ; interrog en personne cependant, il rpondait bien volontiers, avec un
empressement et un laconisme gaux, qui dsarmaient. Il ne riait gure des
plaisanteries ; il ne les ddaignait pas non plus : simplement il sen tenait lcart, sans
affectation, comme sil ny allait pas de sa volont et que quelque chose dinconnu, de
plus fort ou plus ancien que lui, lcartait du commun.
Quittant mon livre, ctait lui quallait mon regard ; lui encore quand il arrivait
que jeusse suivi des yeux la silhouette, tapageuse et dsirable, dune infirmire. Il
occupait le lit proche de la fentre ; captiv par le jour ou par les souvenirs qui pour lui
seul se mouvaient dans le jour, il restait assis des heures entires face la lumire.
Pour lui peut-tre vrombissaient les anges, et il tendait loreille leur musique ; mais sa
bouche nen commentait pas les paroles dor et de miel, sa main nen transcrivait nul
verbe dblouissante nuit. Les tilleuls traaient des ombres cursives, frmissantes, sur
sa tte chauve et toujours tonne ; il contemplait ses mains paisses, le ciel, ses
mains encore, la nuit enfin ; il se couchait abasourdi. Lhomme assis de Van Gogh nest
pas plus massivement endolori ; mais il est plus complaisant, pathtique, assurment
moins discret.
(Van Gogh ? Certains lettrs de Rembrandt, pareillement enfenestrs, rivs
leur sige dombre mais la face baigne des larmes du jour, et mmement stupfaits de
leur propre impouvoir, lui ressemblent davantage ; mais ce sont des lettrs ; le vieux,
autant quon en pt juger sur son pantalon de velours et sa veste de droguet, la
pesanteur de ses mimiques aussi, tait du petit peuple.)
Il sappelait Foucault, et les infirmires, avec lindiscrte familiarit,
condescendante et - qui sait ? - charitable, quelles mettent leur commerce,
lappelaient le pre Foucault . Affubl de ce nom de philosophe en vogue et de
missionnaire illustre, pre lui aussi, le vieil homme nen paraissait que plus obscur,
et prtait sourire. Je nai jamais connu son prnom. De ces mmes infirmires (jtais
dans leurs bonts ; elles me parlaient sans dfiance : cest que jusais sans doute du
mme bavardage chatoyant, aguicheur et vide, que les puissants quelles servent sans
vergogne ; elles ne souponnaient pas que ce parler se peut mettre au service du refus
de ce quelles idoltrent, de la coupable absence, de la disparition dans une incurie
rageuse ; dailleurs, je navais pas tre si duplice ; moi aussi, peut-tre, je les aimais
bien : leur chair et leurs fragilits me plaisaient, si leur conformisme acerbe
mexasprait ; et elles eussent t bonnes filles, hors de cette position dargousins qui
les courbait dautant plus, serviles, vers les doctes en blouses blanches, quelles taient
viprines, protectrices et railleuses envers les plus humbles des malades), de ces filles

donc, jappris que le pre Foucault avait un cancer la gorge. Le mal ntait point
encore fatal ; mais inexplicablement, le malade refusait quon le conduist Villejuif, o
on let pu sauver : sobstinant demeurer dans cet hpital de province, o
lappareillage technique tait insuffisant, il signait son arrt de mort. En dpit de toute
admonestation, il entendait demeurer l, assis, tournant le dos sa mort qui samassait
dans les coins dombre, face aux grands arbres clairs.
Ce refus avait de quoi intriguer ; il fallait que la rsistance du vieillard ft forte
dune bien grande volont, et de bien puissants motifs : on ne drobe pas sans
opinitret son corps aux impratifs mdicaux, dont les pressions sont multiples et
insidieuses, assures de vaincre. Mais je pensais des raisons banales, volont de ne
pas sloigner des siens ou enracinement, obtus et sentimental, de paysan, qui sont
monnaie courante dans les hpitaux. Il sembla bientt pourtant quil y avait autre
chose ; Marianne, la faveur de cette conversation tlphonique, bientt suivie de
plusieurs autres o de la mme faon elle servit de truchement au pre Foucault, avait
glan de petites choses : lhomme navait pas apparemment de fortes attaches
familiales, quoique son patron, un jeune minotier de la campagne voisine, part laimer
beaucoup ; celui-ci semblait anxieux surtout de rassurer le vieillard sur un point en
apparence insignifiant : il avait bien rempli les papiers , et insistait, sil fallait
complter dautres formulaires, pour quon le lui ft savoir, en sorte quil pt en temps
utile venir Clermont. Puis, le service rendu ayant tabli entre nous un dbut de
familiarit (mais de sa part aussi hsitante et parcimonieuse quempresse, de la
mienne, intimide), jappris de la bouche mme du vieux que sil avait pris femme du
temps o on lappelait encore sans doute le petit Foucault , il en avait trs jeune t
veuf, et navait pas denfant. Il navait pas davantage dattaches avec un terroir
imaginaire : n en Lorraine, puis garon meunier quelque part dans le Midi, il avait fini
par chouer l, la faveur peut-tre dune de ces bougeottes o des ou-dire
prometteurs et invrifiables jettent le menu peuple, dun cousinage entre patrons, dun
hasard domestique.
Pourquoi ds lors, si le dpaysement lui tait indiffrent, refusait-il quon le
soignt dans les rgles ? Il restait sa place, petite silhouette en retrait comme
anticipant sur sa disparition, et qui et t drisoire si ne lavaient accrue son agaant
secret, la noble absurdit de sa rsolution, la fatalit de lchance - ctait ltrange
ouverture de sa mort, peuple ou non danges, quil contemplait, et les objets de son
regard tonn en taient comme frapps dtonnement : la cour profuse avec ses
vibrants tilleuls, o souvrait la morgue aux emails nets comme un lavabo incongru dans
une salle dapparat, en devenait un paysage exemplaire dans lequel mon tour je
mabmais. Il ntait pas jusqu ma lecture qui ne se peuplt de pres Foucault,
chapeaux bas et regards insondables, haillons de peu de poids rejets sur le bord dun
chemin creux par le gare, manant ! dun cavalier plein de morgue et de tristesse, au
galop vers Tiffauges, un enfant terrifi en travers de sa selle ; et parmi ceux-l lun
deux, en apparence le plus rsign, restait au milieu du chemin, son chapeau dans ses
mains humbles, regardait le cavalier fondant sur lui, jurant, et se couchait jamais dans
les herbes, un fer cheval saignant la tempe. Il tait de mme en travers du chemin
des docteurs, et envers eux non moins dfrent que ne lavaient t ses anctres au
passage du tnbreux ventreur venden ; ces autres vivisecteurs, mais eux sans
plaisir ni remords, bcher probable ni espoir de rachat, il opposait son humble et

souriante protestation ; modestement mais intraitablement, il ddaignait quon le


conduist l o son bien exigeait quil allt : ce bien , il tait lui-mme trop infime
pour en avoir la clef que dautres possdaient, et dont ils lui dmontraient que lusage
avait toutes les apparences dun devoir ; il nen dmordait pas pourtant, se drobait
ce devoir, sabandonnait corps et biens ce pch capital, mpris du corps et de ses
biens, qui est pire quhrsie au regard du dogme mdical. Il voulait navoir de comptes
rendre qu la mort, et repoussait doucement les avances de son clerg.
Aussi les clercs le tracassaient-ils journellement. Un matin je fus arrach ma
lecture par lentre, thtrale comme celle de capitaines dune ronde de nuit avec tous
leurs troupiers, dune dlgation plus importante que de coutume, qui se rendit tout droit
au lit du pre Foucault : un mdecin profil aigu, magistral et digne comme un grand
inquisiteur, un autre plus jeune et athltique mais mou sous sa barbiche, une poigne
dinternes, une nue ppiante dinfirmires ; on envoyait le ban et larrire-ban pour
convertir le vieux relaps ; on passait la question extraordinaire. Le pre Foucault tait
assis sa place favorite ; il stait lev, on lavait fait rasseoir ; et le soleil, qui laissait
dans la pnombre les ttes bavardes des mdecins rests debout, inondait son crne
dur et sa bouche close, obstinment : on et dit que les docteurs de la Leon
danatomie avaient chang de toile, staient masss dans lombre derrire lAlchimiste
sa fentre, et emplissaient lespace habituel de son recueillement de leurs puissantes
prsences empeses de blanc, du brouhaha de leur savoir ; lui, intimid de ce peu
habituel intrt quon lui portait et honteux de ny point pouvoir rpondre, nosait trop les
regarder et, brefs coups dil inquiets, prenait comme conseil encore des tilleuls, de
lombre chaude, de la petite porte frache, dont la prsence si familire le rassrnait.
Ainsi peut-tre saint Antoine regardait-il son crucifix et la cruche de sa cabane ; car
sans doute ils taient bien prs de lmouvoir, sinon de le convaincre, ces tentateurs qui
lui parlaient dhpitaux parisiens splendides comme des palais, de gurison, des tres
raisonnables et de ceux qui, par pure ignorance, ne le sont pas ; dailleurs, le mdecinchef tait sincre, il avait bon cur sous sa suffisance professionnelle et son masque
de condottiere, le vieil entt lui tait sympathique. Plus quaux arguments de raison,
jaimerais croire que cest cette sympathie que le Pre Foucault se sentit un devoir de
rpondre, car il rpondit ; et, pour courte quelle ft, sa rponse fut plus clairante et
dfinitive quun long discours ; il leva les yeux sur son tourmenteur, sembla osciller sous
le poids de son tonnement toujours recommenc et augment du fait de ce quil allait
dire, et, avec le mme mouvement de toutes les paules quil avait peut-tre pour se
dcharger dun sac de farine, il dit dun ton navr mais dune voix si trangement claire
que toute la salle lentendit : Je suis illettr.
Je me laissai aller sur mon oreiller ; une joie et une peine capiteuses me
transportrent ; un sentiment infiniment fraternel menvahit : dans cet univers de
savants et de discoureurs, quelquun, comme moi peut-tre, pensait quant lui ne rien
savoir, et voulait en mourir. La salle dhpital rsonna de chants grgoriens.
Les docteurs se dbandrent comme un vol de moineaux entrs par erreur ou
btise sous les votes, et quet disperss la monodie ; petit chantre du bas-ct, je
nosais lever les yeux sur le matre de chapelle inflexible, mconnaissant et mconnu,
dont lignorance des neumes faisait le chant plus pur. Les tilleuls bourdonnaient ;

lombre de leurs colonnes toffes, entre deux brancardiers hilares, un macchabe


sous son dais roulait vers le matre-autel de la morgue.
Le pre Foucault nirait pas Paris. Cette ville de province dj, et son village
mme sans doute, lui paraissaient peupls drudits, fins connaisseurs de lme
humaine et usagers de sa monnaie courante, qui scrit ; instituteurs, dmarcheurs de
commerce, mdecins, paysans mme, tous savaient, signaient et dcidaient, des
degrs de forfanterie divers ; et il ne doutait pas de ce savoir, que les autres
possdaient de si flagrante faon. Qui sait : ils connaissent peut-tre la date de leur
mort, ceux qui savent crire le mot mort ? Lui seul ny entendait rien, ne dcidait
gure ; il ne saccommodait pas de cette incomptence vaguement monstrueuse, et
non sans raison peut-tre : la vie et ses glossateurs autoriss lui avaient assurment
fait bien voir qutre illettr, aujourdhui, cest en quelque faon une monstruosit, dont
monstrueux est laveu. Que serait-ce Paris, o il lui faudrait chaque jour ritrer cet
aveu, sans ses cts un jeune patron complaisant pour remplir les fameux, les
redoutables papiers ? Quelles nouvelles hontes lui faudrait-il boire, ignare sans un
pareil, et vieux, et malade, dans cette ville o les murs mmes taient lettrs,
historiques les ponts et incomprhensibles lachalandage et lenseigne des boutiques,
cette capitale o les hpitaux taient des parlements, les mdecins de plus savants aux
yeux des savants dici, la moindre infirmire Marie Curie ? Que serait-il entre leurs
mains, lui qui ne savait pas lire le journal ?
Il resterait ici, et en mourrait ; l-bas, peut-tre let-on guri, mais au prix de sa
honte ; surtout, il net pas expi, magistralement pay de sa mort le crime de ne pas
savoir. Cette vision des choses ntait pas si nave ; elle mclairait. Moi aussi, javais
hypostasi le savoir et la lettre en catgories mythologiques, dont jtais exclu : jtais
lanalphabte esseul au pied dun Olympe o tous les autres, Grands Auteurs et
Lecteurs difficiles, lisaient et forgeaient en se jouant dingalables pages ; et la langue
divine tait interdite mon sabir.
On me disait aussi qu Paris mattendait peut-tre une manire de gurison ;
mais je savais, hlas, que si jy allais proposer mes immodestes et parcimonieux crits,
on en dmasquerait aussitt lesbroufe, on verrait bien que jtais, en quelque faon,
illettr ; les diteurs me seraient ce quauraient t au pre Foucault les implacables
dactylos lui dsignant dun doigt de marbre les blancs vertigineux dun formulaire :
gardiens des portes, Anubis omniscients aux dents longues, diteurs et dactylos nous
eussent lun et lautre dshonors avant de nous dvorer. Sous limparfait trompe-lil
de la lettre, on et devin que jtais ptri dinconnaissance, de chaos,
danalphabtisme profond, iceberg de suie dont la partie merge ntait que miroir aux
alouettes ; et on et fustig le charlatan. Pour que je me jugeasse digne daffronter
Anubis, il et fallu que la partie invisible ft, elle aussi, polie de mots, parfaitement gele
comme linaltrable diamant dun dictionnaire. Mais jtais vivant ; et puisque ma vie
ntait pas un verbier, puisque toujours mchappait la lettre dont jeusse voulu des
pieds la tte tre constitu, je mentais donc en me voulant crivain ; et je chtiais mon
imposture, pulvrisais mon peu de mots dans lincohrence de livresse, aspirais au
mutisme ou la folie, et singeant laffreux rire de lidiot , me livrais, mensonge
encore, aux mille simulacres du trpas.
Le pre Foucault tait plus crivain que moi : labsence de la lettre, il prfrait
la mort.

Moi, je ncrivais gure ; je nosais davantage mourir ; je vivais dans la lettre


imparfaite, la perfection de la mort me terrifiait. Comme le pre Foucault pourtant, je
savais ne rien possder ; mais, comme mon agresseur, jeusse voulu plaire,
gloutonnement vivre avec ce rien, pourvu que jen drobasse le vide derrire un nuage
de mots. Ma place tait bien aux cts du matamore, dont je mtais si justement avou
le rival et qui, me rossant, avait consacr notre parit.
Je quittai lhpital peu aprs. Je ne sais si nous nous sommes dit au revoir ; nous
fuyions lun et lautre : il avait honte de son aveu public, lui qui naurait pourtant pas eu
beaucoup attendre pour que le cancer lui brist, avec les cordes vocales, tout aveu
dans la gorge ; javais honte de ne rien avouer, par la publication, la mort ou la
rsignation au silence. Puis, ce dernier jour, mon visage tait encore dform par la
blessure, je craignis dtre dfigur ; je rudoyai Marianne qui tchait tendrement de me
rassurer ; jemportai, avec un vague courroux, le Gilles de Rais, la vision des grands
arbres encore, et le silence du pre Foucault.
Le mal aura fait son uvre ; il sera devenu muet lautomne, devant les tilleuls
roux : dans ces cuivres que le soir ternit, et toute parole soustraite par la mort en
marche, il aura plus que jamais t fidle aux vieilles paves lettres de Rembrandt ;
nul drisoire crit, nulle pauvre demande griffonne sur un papier naura corrompu sa
parfaite contemplation. Sa stupfaction naura pas dcru. Il sera mort aux premires
neiges ; son dernier regard laura recommand aux grands anges tout blancs dans la
cour ; on aura ramen le drap sur sa figure, aussi tonne du peu de la mort quelle
avait pu ltre du peu de la vie ; cette bouche sera close jamais, qui stait bien peu
ouverte ; et jamais immobile, intacte duvre, referme sur le rien de la lente
mtamorphose o elle a aujourdhui disparu, cette main qui jamais ne traa une lettre.

Vie de Georges Bandy

Louis-Ren des Forts


lautomne de 1972, Marianne mabandonna.
Elle rptait au thtre de Bourges un mdiocre Othello ; jtais depuis plusieurs
mois chez ma mre, aspirant sottement la grce de lEcrit et ne la recevant pas :
grabataire ou de drogues diverses mexaltant mais toujours distrait au monde, indolent,
furieux, et une hbtude forcene me rivant satisfait la page infertile sans quil me ft
besoin dcrire un seul mot. Comment crire du reste, quand je ne savais plus lire : au
pire de misrables traductions de science-fiction, au mieux les textes benotement
tapageurs des Amricains de 1960 et ceux, pesamment avant-gardistes, des Franais
de 1970, taient mon seul aliment ; mais si bas que ces lectures dchussent, elles
mtaient encore des modles trop forts que jtais incapable dimiter. Je minvtrais
dans lchec, linertie fascine ; dans limposture aussi : mes lettres Marianne,
quotidiennes, mentaient effrontment ; je faisais tat de pages clatantes
miraculeusement venues, jtais lOpra Fabuleux et chaque nuit mtait pascalienne, le
ciel mouvait ma plume, comblait ma page. Ces forfanteries baignaient dans un mlange
de lyrisme fruste et de roublardises sentimentales. Je ne pouvais les relire sans rire et
me mprisais, fougueusement ; je me demande si jai chang de style depuis ces lettres
inaugurales un lecteur leurr.
Marianne ntait pas un lecteur de roman ; la leurrer tait sans noblesse : elle
menvoyait chaque jour des lettres brlantes, elle avait foi en moi, elle navait consenti
cette sparation, pour elle si douloureuse, quafin que jcrivisse. Elle mavait soutenu
dans mon projet de fuir Annecy o je ncrivais rien (elle ne savait pas, si je le devinais,
qu Mourioux mattendait une page tout aussi blanche, quaucun voyage ni pdante
retraite ne suffisent remplir), et o javais pass un hiver funeste ; dans cette ville
facile, propre aux effusions romantiques et au pensum bariol des sports de neige,
jenrageais davantage que dans de plus grandes villes, o la misre sallge dtre
ctoye sans cesse, et partage. Puis, Marianne jouant dans une troupe locale, javais
inconsidrment accept un petit emploi la Maison de la Culture : la promiscuit en
laquelle il me fallait vivre avec de bons aptres forts de leur mission civilisatrice et des
fonctionnaires hobbies, dans une constante surenchre de crativit dvote,
mexasprait. Je me souviens de certains soirs de causerie littraire : en haut, on parlait
de posie et de dsir, du plaisir ineffable quon prend, dit-on, composer des livres ; en
bas, ayant trouv la clef de la cave o taient stockes les bires du petit bar intrieur,
je me saoulais sans vergogne. Je me souviens de la neige, toute de fleurs lgres dans
le halo des rverbres, et pesante et noire autour du btiment, foule de tant de pas et
de roues, o jaurais voulu tomber. Je me souviens, avec des larmes, du sourire

trangl du peintre Bram Van Velde invit l un soir et gar, de sa trop longue
gabardine dun autre temps, de son chapeau mou quil tint gauchement tout le temps
quil resta assis en butte ses admirateurs en verve, vieillard bnin et doux, interloqu
comme un stylite au pied dun mt de cocagne, honteux des sottes questions quon lui
posait, honteux de ny savoir rpondre quen monosyllabes dassentiment factice,
honteux de son uvre et du sort que le monde fait tous, de la parole burlesque dont il
afflige les bavards, du burlesque silence dont il abolit les muets, de la vanit commune
aux bavards et aux muets, pour leur commun malheur.
Cest l ce que me fut Annecy, que je quittai un matin de janvier ou fvrier. Le
jour ntait pas lev encore, le gel poignait ; nous habitions trs loin de la gare, javais
plusieurs valises, stupidement encombrantes, lourdes des livres qui me suivent comme
un bagnard son boulet ; Marianne et moi avions chacun un vlo solex. Nous y avons
tant bien que mal arrim les valises ; jtais malheureux et furieux, javais froid, les traits
de Marianne taient enlaidis de sommeil : peine eut-elle fait quelques mtres que le
bagage dont elle stait charge tomba. Jeus horreur de mon indigence, de nos
moufles et de nos passe-montagnes, des ficelles de pauvre rognant le mauvais carton
des valises, de notre maladresse dans la banalit dsastreuse ; jtais un personnage
de Cline partant en vacances. Je jetai mon solex dans le foss, les valises parpilles
souvrirent, la littrature hae dtala dans la boue ; sous les arbres noirs prs du lac
noir, ma silhouette gesticula, infime et forcene, je criai dans le christus venit, insultai
ma compagne comme un ouvrier qui part mal remis de la cuite de la veille, et dont
lpouse a oubli de prparer la gamelle ; jaurais voulu tre un de ces livres chavirs et
insensibles que je pitinais. Marianne se mit pleurer, tentant de remettre en place le
pnible bt de bouquins, et les sanglots len empchant : son pauvre visage, que
dparaient le passe-montagne, le froid et le chagrin, me dchira : je pleurai mon tour,
nous nous embrassmes, nous emes des tendresses denfant. la gare, elle courut
longtemps sur le quai le long du train qui memportait, maladroite et clatante,
menvoyant des clowneries si mivrement dlicates en dpit des pleurs qui devaient lui
barrer la gorge, si risiblement trottinante et admirable despoir, que je pleurai longtemps
encore dans le wagon surchauff.
Je fis en train un voyage terrifi ; il allait falloir crire, et je ne le pourrais pas : je
mtais mis au pied du mur, et ntais pas maon.
A Mourioux, mon enfer changea ; cest celui-ci que je me suis tenu dsormais.
Chaque matin, je posais la page sur mon bureau, et attendais en vain que la remplt
une faveur divine ; jentrais lautel de Dieu, les instruments du rituel taient en place,
la machine crire main gauche et les feuillets main droite, lhiver abstrait par la
fentre nommait les choses plus srement que net fait lt profus ; des msanges
voletaient, qui nattendaient que dtre dites, des cieux variaient, dont la variation se
pourrait rduire deux phrases ; allons, le monde ne serait pas hostile, ressenti dans le
vitrail dun chapitre. Des livres mentouraient, bienveillants et recueillis, qui allaient
intercder en ma faveur ; la Grce ne saurait assurment rsister un si bon vouloir ; je
la prparais par tant de macrations (ntais-je pas pauvre, mprisable, dtruisant ma
sant en excitants de tous ordres ?), tant de prires (ne lisais-je pas tout ce qui se peut
lire ?), tant de postures (navais-je pas lair dun crivain, son imperceptible uniforme ?),

tant dImitations picaresques de la vie des Grands Auteurs, quelle ne pourrait tarder
venir. Elle ne vint pas.
Cest que, orgueilleusement jansniste, je ne croyais qu la Grce ; elle ne
mtait point chue ; je ddaignais de condescendre aux uvres, persuad que le
travail quet exig leur accomplissement, si acharn quil ft, ne mlverait jamais audessus dune condition dobscur convers besogneux. Ce que jexigeais en vain, dans
une rage et un dsespoir croissants, ctait hic et nunc un chemin de Damas ou la
dcouverte proustienne de Franois le Champi dans la bibliothque des Guermantes,
qui est le dbut de la Recherche et en mme temps sa fin, anticipant toute luvre dans
un clair digne du Sina. (Jai compris, trop tard peut-tre, qualler la Grce par les
uvres, comme Guermantes par Msglise, cest la plus jolie faon , la seule en
tout cas qui permette dapercevoir le port ; ainsi un voyageur qui a march toute la nuit
entend laube la cloche dune glise conviant un village encore lointain une messe
que lui, le voyageur qui se hte dans la rose des trfles, va manquer, passant le
porche lheure enjoue o les enfants de chur dvtus desservent les burettes, rient
dans la sacristie. Mais ai-je vraiment compris cela ? Je naime pas marcher la nuit.)
Ayant, comme tant de nigauds infortuns, pris pour dogme les rodomontades juvniles
de la Lettre du Voyant, je travaillais me faire tel, et en attendais leffet de miracle
promis ; jattendais quun bel ange byzantin, descendu pour moi seul dans toute sa
gloire, me tendt la plume fertile arrache ses rmiges et, dans le mme instant,
dployant toutes ses ailes, me ft lire mon uvre accomplie crite leur revers,
blouissante et indiscutable, dfinitive, indpassable.
Cette navet avait son revers davidit retorse : je voulais les plaies du martyr et
son salut, la vision de la sainte, mais je voulais aussi la crosse avec la mitre qui
imposent silence, la parole piscopale qui couvre celle mme des rois. Si l'crit mtait
donn, pensais-je, il me donnerait tout. Abti dans cette croyance, absent dans
labsence de mon Dieu, je menfonais chaque jour plus avant dans limpouvoir et la
colre, ces deux mchoires de la tenaille dans ltau de laquelle hurlent les damns.
Et, tour dcrou redoublant ltreinte, comparse ncessaire et voyeur des plaies
infernales, le doute venait son tour, marrachait la torture de la croyance vaine pour
un supplice plus noir, me disant : Si lEcrit test donn, il ne te donnera rien.
Perdu dans ces pieuses sottises, je sentais la sacristie (je ne crois pas
quaujourdhui lodeur mait quitt) ; les choses dclinaient ; javais oubli les cratures,
le petit chien qui regarde si bonnement saint Jrme crivant dans un tableau de
Carpaccio, les nuages et les hommes, Marianne en passe-montagne courant derrire
un train. Et bien sr la thorie littraire me rptait satit que lcriture est l o le
monde nest pas ; mais quelle dupe jtais : javais perdu le monde, et lcriture ntait
pas l. Ces saisons Mourioux passrent comme un rve, sans que jen visse autre
chose dun rayon de soleil parfois magaant quand il se dplaait sur le blanc de ma
page, mblouissait ; je naperus pas le printemps et ne sus que ctait lt, lors de
mes escapades sans gloire, que parce que la bire y est plus frache et comme
naturelle, plus plaisamment enivrante. Dans ces mois funestes o je cherchais la
Grce, jai perdu la grce des mots, du simple parler qui rchauffe le cur qui parle et
celui qui coute ; jai dsappris de parler aux petites gens parmi lesquels je suis n, que
jaime encore et dois fuir ; la thologie grotesque que jai dite est ma seule passion, elle

a chass toute autre parole ; ma parentle paysanne ne pourrait que rire de moi ou se
taire avec gne si je parlais, me craindre si je me taisais.
Je ne mchappais de Mourioux que pour courir dans diverses villes des bordes
qui dcuplaient mon absence au monde, mais complaisamment la dramatisaient ; sorti
de la gare, je me jetais dans le premier caf et buvais avec application, de bar en bar
progressant jusquau centre ; je ne me drobais ce devoir que pour acheter des livres
ou empoigner au hasard des femmes consentantes. Chaque biture mtait une
rptition gnrale, un radotage des formes dchues de la Grce : car lEcrit, pensaisje, viendrait son heure de la sorte, exogne et prodigieux, indubitable et
transsubstantiel, changeant mon corps en mots comme livresse le changeait en pur
amour de soi, sans que tenir la plume me cott plus que lever le coude ; le plaisir de la
premire page me serait comme le frisson lger du premier verre ; lampleur
symphonique de luvre acheve rsonnerait comme les cuivres et les cymbales de
livresse massive, quand verres et pages sont innombrables. Archaque moyen,
grossier subterfuge de chaman paysan ! Jimagine que les bipdes pouvants des
Cyclades, de lEuphrate ou des Andes, des millnaires de la Rvlation, se
pochardaient de la sorte en pure perte pour simuler Sa venue ; et il ny a pas si
longtemps que les grands Indiens des Plaines en sont morts jusquau dernier, attendant
peut-tre que leau-de-feu les fournt en Messies ou inspirt au plus veule dentre eux
des Iliade et des Odysse.
Marianne une fois vint Mourioux, au tout dbut de mon sjour, en mars, et il
faisait beau. Je me dois justice : quoique peu touch par la Grce, jen conservais
lespoir, et avais dailleurs crit quelque chapitre dun petit texte exalt et pieusement
moderne, o une encombrante recherche formelle vtait des chevaliers en armure
sortis de Froissart ou Broul ; mais jen tais heureux, voulais les lui faire lire, et le
souvenir de Marianne dans ce soleil dhiver, menchante. Elle descendit du taxi, elle
tait en beaut, rayonnante et bavarde, farde ; dans le couloir, je la caressai : je me
souviens avec autant dmoi qu linstant o un geste brutal me la livra, de sa chair
ple dans des bas noirs, de ses mots que ma main fit trembler. Nous nous sommes
promens dans les rochers moussus, dans les herbes qui sont une friandise quand le
gel si dlicatement en nappe chaque brin ; une fois, nous avons vu le soleil matinal
sortir de la brume, veiller les forts, ajouter le rire de Marianne aux mille clats de rire
dont est fait, dit le psaume, le char de Dieu ; son visage rosi, son haleine dans le froid,
son il radieux, me sont prsents ; jamais plus nous ne vcmes ensemble des heures
semblables ; et de toute cette anne-l, comme je lai dit, hormis ces quelques jours
dhiver que me donna Marianne, les saisons mchapprent.
Nos rencontres postrieures pourraient tre racontes par un des douloureux
idiots de Faulkner, de ceux que hantent la perte et le dsir de perdre, puis la
thtralisation et le radotage de la perte : Lyon (je la rejoignais au hasard de ses
tournes) o je bus - ou perdis - en un jour le peu dargent de mon sjour ; je montai
vers Fourvires avec des jambes de plomb ; je navais plus mme le got de poser la
main sur Marianne : je mtendais nu sur le dos et attendais quelle me chevaucht,
comme se laisse border un enfant couch. Toulouse, o je courtisai sous ses yeux
une amie denfance retrouve l, et en gchai mon souvenir. Bourges enfin, o il y a
une buvette dans les jardins de lvch ; Bourges, prs de laquelle est Sancerre o
Marianne mavait conduit, attentive me distraire de mes penses sinistres, elle la

fervente qui esprait encore, et moi qui la contraignis ce triste jour, dclamant entre
deux rasades, invectivant les touristes interdits, et limmense amphithtre de la valle
descendant jusqu la Loire glorieuse me donnant la risible illusion de composer Ajax
ivre ou Penthe, quand jtais un maigre Falstaff. Public fidle et las, Marianne
commenait trop savoir que jinterprtais excrablement, sempiternellement, ces
rles.
Elle vint une autre fois Mourioux, et ce fut la dernire. Jtais alors au comble
de la disgrce ; des barbituriques pris longueur de jour sajoutaient lalcool ; vitreux,
je chancelais ds le matin et avais peine la force encore de balbutier pour la millime
fois mes pomes ftiches ou, bavochant, des Abracadabras joyciens que les anges
entendaient en riant aux clats et, invisibles, mabandonnaient mes limbes ; dans
labsence de lcrit, je ne voulais plus vivre, ou seulement gav, somnolent et niais, et
le geste sanglant qui met dfinitivement absent me semblait un sort mivre, coup
dpingle que se rservent les baudruches gonfles dhonneur, quand je suis sans
honneur et gonfl de vanit seule. Marianne me trouva au plus profond de cet
enfantillage interminable ; elle dut enfin se rendre lvidence : ctait bien l ma vrit,
et mes lettres mentaient.
Elle avait alors quelques contrats, des emplois : elle stait achet une petite
voiture. Un jour, nous sommes alls aux Cards. La porte pousse, je ne reconnus pas
la maison o sentimentalement jai le souvenir dtre n, mais une masure ou croulaient
les gravats, lodeur de cave ; parmi dautres outils en haut de lescalier, une cogne
me sembla digne de mains de bourreau ; une paisse corde lier les voitures de foin
prolongeait latmosphre de grand-guignol. Marianne en talons hauts, et dont je savais
le linge dlicat, semblait une reine en fuite la merci dun manant ; je laimais pourtant,
mon cur saignait dtre ce manant aux mains brusques, au regard mauvaisement
inassouvi ; je songeais en relevant ses jolies jupes la robe blanche et la ceinture
dore de la chanson denfants. Nue, je lui fis tenir des postures insenses dans la
chambre poussireuse. Elle tait excde mais vif, et sa jouissance fut acre comme
la poussire quelle mordait ; jtais dautant plus raide que tout mon tre sombrant
dalors se rfugiait dans la raideur de la pointe agressive dont jperonnais cette reine,
ou cette enfant, pour quelle me suivt dans mon naufrage : anonymes dans les toiles
daraignes, nous tions des insectes sentre-dvorant, froces, prcis et rapides, et
cela seul nous liait dsormais. Au retour, la nuit tait tombe ; Marianne conduisait,
machinale et silencieuse ; une bouteille de Martini vide roulait entre mes pieds ; un lapin
dbusqu se mit courir le long de nos phares, comme il arrive souvent ces btes
sans quon sache alors si elles sont terrifies ou horriblement sduites. Mchamment je
le regardais galoper derrire ce faux jour mortel. Marianne prenait garde lviter ; je
saisis sournoisement le volant de la main gauche, la voiture fit le peu dcart ncessaire
la mort dun lapin ; je descendis et le ramassai : lamusant cavaleur aux longues
oreilles tait ce poil tremp, gluant ; il pantelait encore, je lachevai dans la voiture avec
mon poing. Ctait le frre du petit lapin qui gambade parmi les mille fleurs des
tapisseries, le conil de la Dame la Licorne, et il et mang dans la main dun saint :
sans doute ces fadaises occupaient-elles mon esprit pendant que je lassommais. La
clairvoyance me revint dun coup avec une sensiblerie peureuse, et la honte me
submergea : jaurais aussi bien pu faire drailler la locomotive pour craser Marianne
du poids de tout un train, en gare dAnnecy. Je ne la regardais pas, jaurais voulu

disparatre : son chagrin et son dgot taient tels quelle gmissait sans pouvoir dire
un mot.
La lettre vint peu aprs : Marianne y disait sa volont de rompre, et que ldessus elle ne reviendrait pas. Le seul texte important que le Ciel met envoy cette
anne-l tait celui-ci, que je tenais en tremblant, indubitable certes et prodigieux sa
manire, mais il ntait pas de ma main et me changeait en terre ; ma pompeuse
volont dalchimie du verbe avait opr rebours. Je lisais et relisais ces mots
miraculeux et mortels comme, pour un lapin, les phares dune auto dans la nuit ; ctait
la fin doctobre, le vieux soleil agitait au-dehors un grand vent : jtais ce feuillage que le
vent dfait, quil exalte mais enterre.
Pas de jour plus insupportablement fort que celui-ci dans ma mmoire ; jy
exprimentais que les mots peuvent svanouir et quelle flaque sanglante,
bourdonnante de mouches et harcele, ils laissent dun corps dont ils se sont retirs :
eux partis, restent lidiotie et le hurlement. Toute parole, toute larme abolies, je poussais
des cris de crtin bouscul, je grognais : prenant Marianne dans la chambre des Cards
comme un porc la glande couvre la paysanne qui ly conduit, javais d pousser de
semblables grognements ; mais ceux-ci taient plus mus encore, ils sentaient
labattoir. Si je quittais un instant ma douleur, la nommais et me voyais la vivre, je ne
pouvais quen rire, comme font rire les mots pisser le sang si daventure, vous
pissez du sang.
Alerte par mes cris ma mre, perdue dinquitude, me crut devenu fou ; la
pauvre femme madjurait de lui parler, de revenir la raison. Sous les yeux de ce
tmoin aimant et dsesprment apitoy, le grotesque gosme de ma douleur
redoubla. Ma mre partit enfin. La parole me revint : javais perdu Marianne, jexistais ;
jouvris la fentre, me penchai dans le grand clat froid : les cieux, comme dhabitude,
comme crits dans le psaume, narraient la gloire de Dieu ; je ncrirais jamais et serais
toujours ce nourrisson attendant des cieux quils le langent, lui fournissent une manne
crite quils sobstinaient lui refuser ; mon dsir glouton ne cesserait pas davantage
que son inassouvissement devant linsolente richesse du monde ; je crevais de faim
aux pieds de la martre : que mimportait que les choses exultassent, si je navais pas
de Grands Mots pour les dire et que nul ne mentendt les dire ? Je naurais pas de
lecteurs, et navais plus de femme qui, maimant, men tnt lieu.
Je ne pouvais tolrer la perte de ce lecteur fictif qui feignait, avec de si tendres
gards, de me croire gros dcrits venir : il y avait longtemps que moi-mme ny
croyais plus, et en elle seule survivait un semblant de croyance ; elle tait en quelque
faon, sous mes yeux et dans ma main, tout ce que javais crit et pourrais jamais
crire ; je dirais : mon uvre, si cela ntait grotesque - et nest que trop vrai. Elle
disparue, je cessais, mme mensongrement, de mtre crdible. Mais il y avait pire
sans doute : dans ma drliction, dans mon vain isolement, elle avait fini par me tenir
lieu de toutes les autres cratures ; je men remettais elle pour me reprsenter le
monde ; elle tait celle qui dispose les bouquets pour quapparaissent les fleurs quon
na pas vues, qui montre du doigt les horizons notables, et quivaut les choses quelle
nomme ; du passe-montagne aux bas noirs, elle occupait tout lventail de ce qui vit,
des plus pitoyables proies aux fauves les plus dsirs ; elle tait le petit chien de saint
Jrme. Et, senfuyant par ma faute, la petite bte avait emport avec elle les livres, les

lutrins et lcritoire, avait dpouill de sa pourpre hautaine et de son camail noir le


patriarche rudit, ne laissant sa place dans le tableau calcin quun Judas nu, ignare
et impardonn au pied de la croix dont il est coupable.
Le meute universelle, prive du petit chien alli qui la dtournait sur de fausses
pistes, me tenait ; je me sentais cerf au dernier quart dheure. Il fallait fuir ce monde
pouvantable : la neuvaine alcoolique laquelle javais tout dabord naturellement
pens, me parut un interminable cul-de-sac, quil me faudrait franchir entre des
piqueurs ; je choisis une issue plus veule, mais sre. Jallais La Ceylette.
Jy avais frquent cette anne-l un de ces hpitaux psychiatriques new-look,
construits en pleine campagne et sans murailles, qui ne manquent pas de charme ; jy
venais consulter le docteur C, grand jeune homme indolent, un peu fat et non dnu
dune certaine gentillesse. Des immenses fentres de son cabinet, le regard embrassait
des forts ; il y avait aux murs une grande carte de lIle Mystrieuse de Jules Verne, qui
nexiste sur aucune mer, et des portraits de potes morts deux fois, de folie avant que
de bonne mort. Il avait quelque instruction, men trouva, et nous nous touchmes par ce
point : nous parlions de sujets la mode, de lternel pont-aux-nes qui relie dmence
littrature, de Louis Lambert, Artaud ou Hlderlin. (Avec motion pourtant, je me
souviens quil mentionna que son grand-pre, homme de peu, lui avait fait lire Cline,
quand il tait adolescent.) Mais enfin je venais consulter, et non sans duplicit : car si je
nattendais peut-tre pas grand-chose de ces conversations thrapeutiques, du miracle
amnsique ni du ssame de lassociation libre, jattendais tout en revanche des petites
pilules que sournoisement je lui extorquais et quil croyait me prescrire ; si jabondais
dans son sens en effet, si jappuyais sans trop de maladresse sur la chanterelle
littraire, si surtout je laiguillais au bon moment sur les romantiques allemands, son
violon dIngres, propos desquels son discours excellait, javais lassurance quau bout
dune heure il sortirait jovialement le providentiel bloc ordonnances et, dans la lance,
prescrirait sans sourciller des doses renouvelables de soporifiques assommer un
buf, mais qui me permettraient, moi, de mchapper tout guilleret de son cabinet,
avec lassurance de ne voir le monde pendant de longs jours qu travers une adorable
bue lgre.
Mais ce jour clair et terrible doctobre, nulle bue ne me le pouvait cacher ; seule
le pouvait lpaisseur opaque de la mer que jaurais voulu recevoir sur la tte ; je voulais
tre un poisson lent des grands fonds, une insensible outre goulue, je voulais une cure
de sommeil : je savais que le docteur C. ne me la refuserait pas, et il se fit peu prier en
effet. Savamment lest du scaphandre chimique, je descendis en douceur dans les
eaux sans phrases o le pass se calcifi, o la mort des poissons scrit en de
gigantesques pages de calcaire - dont une des varits est le marbre, o le moule de la
perte semplit de plomb. Quand ma lanterne brivement se rallumait, des infirmiers
maternels me nourrissaient, me faisaient fumer des cigarettes que ma main tremblante
ne pouvait retenir : Eurypharynx Pelecanoides, le Grandgousier des abysses, est un
tre grande bouche, sans tmoin, et satisfait.
Il fallut remonter. De ce retour douloureux mais clair, aucune des mtaphores
dont je viens dabuser ne saurait rendre compte.
La cure de sommeil accomplie, je restai deux mois La Ceylette. Je repris
contact avec lhiver sans doute, avec mon nouveau deuil, avec la vieille grce

suspendue ; mais surtout jy vis des hommes en exercice, rduits leur flagrant dlit de
parole ou de silence. Car lasile plus quailleurs encore, le monde est un thtre : qui
simule ? Qui est dans le vrai ? Lequel mime le grognement de la bte pour quclose
plus pur le chant espr de lange ? Lequel grogne jamais en croyant enfin chanter ?
Et tous simulent sans doute, si lon admet que la folie accomplie, lier et sans plus de
mots pour se dire, est une simulation qui a outrepass son but.
Il y avait l quelques-uns de ces malades citadins, instruits, qui les mdias ou
les best-sellers romanesques ont appris que la dpression nerveuse frappe les belles
mes, et qui la pratiquaient avec application. Ceux-l papotaient comme ils eussent fait
ailleurs : le conformisme de la maladie mentale, le sentiment dappartenir une vaste
lite grotante, un triomphalisme de la maldiction partage, tout cela rendait ces lus
somme toute contents de leur sort. Ce ntait pas que coquetterie pourtant, et ces gens
souffraient ; mais, peu laise en leur compagnie, o je ne pouvais quopiner et
doucereusement apporter de leau leur moulin, je les fuyais ; je leur prfrais le
commerce des crtins de larrire-pays, dont lextravagance tait maladroitement
sentimentale, et que ne dparaient dautres mots appris que ceux des romances de bal
musette, de jukebox. Puis, la pense sans doute leur tait venue avec le dlire, sans
autre transition ; et sans autre transition, la pense stait arrte dans cet clair. Je
reparlerai de ceux-ci, qui sont chers ma mmoire, un pyromane amoureux des arbres,
un paysan veuf de sa mre, dautres ; je parlerai dabord de Jojo.
Ctait - on appelait ainsi - un aristocrate atteint de snilit volutive, aigu. Quel
avait t son nom avant quil ne rponde ce diminutif dinfamie, toujours assorti de
rires gras ou de menaces ? Il naurait su le dire, ne parlant plus, mais hurlant ou
babillant presque sans rpit. Georges peut-tre, ou Joseph ? Vraisemblablement alors,
ctait ce petit nom que jadis lui avait donn tendrement, rieusement, une femme
ouverte encore, quand on se sourit dans les draps apaiss, quon fume nu, glorieux et
humble. Il avait srement eu des femmes, et avait peut-tre lu des livres.
Jojo tait immonde ; sa dmarche incohrente tait dun pantin ; son
inassouvissement tait constant et excrable : ses convoitises ntaient plus servies par
la parole, qui permet de les satisfaire en les dulcorant, et pas davantage par la
rectitude du geste, qui fait quon sempare avec grce dun objet grossirement
convoit ; il enrageait de ces inadquations. Ici ou l, au parloir o des rires
laccueillaient, dans le parc o les choses silencieuses persistaient, il apparaissait, pur
bloc de colre mouvante, jaculatoire, comme on imagine que se manifestaient les dieux
aztques au mieux de leur forme ; comme eux, il suspendait un instant son regard
fulminant sur un monde dtruire ; puis tournait les talons et disparaissait, comme eux
plein de massacres et de sanglots, corch mais terreux, marchant comme une hache
abat un arbre.
On lui servait manger dans le hall du rfectoire, une table spcialement
amnage, o un saladier tait scell, dans lequel des bouillies diverses lattendaient ;
on lui nouait les reins sa chaise, un drap en guise de serviette autour du cou ; il avait
pour couvert une sorte de louche : en dpit de ces prcautions, lincoordination de ses
mouvements tait telle, et telle pourtant limptuosit de son malheureux apptit,
quaprs son repas dans cette auge, la nourriture perdue claboussait tout son corps et
le sol autour de lui. Je le voyais de ma place, au rfectoire ; malsainement je lobservais

et riais sous cape de notre fraternit. Une fois, comme machinalement je relevais la tte
entre deux plats, je ne vis pas le monstre, mais de dos une silhouette penche vers lui,
tout prs, qui semblait lui parler ; linconnu, de bonne taille, portait de mauvais bluejeans de foire villageoise et de lourdes bottes boueuses de paysan. Sa conversation
singulire, quil poursuivait voix trop basse pour quon pt la dmler des
gmissements de lidiot, aurait suffi mintriguer ; mais aussi, dans cette nuque ferme
aux cheveux drus, dans cette main conome qui tenait non sans grce, mais avec un
soupon de rticence hautaine, une cigarette blonde, quelque chose me frappa, que
javais dj vu. Nous sortmes du rfectoire ; je vis le visage de Jojo : il tait plus
humain, extatique ou fou de rage, comme si sa colre stait enfin dfini une cible ou
quil se souvenait de quelque chose que jadis il avait su nommer, embrasser, tenir
dune main ferme ; il poussait une sorte de lointain gargouillis ininterrompu, que je ne lui
connaissais pas. Lhomme tait toujours pench sur lui ; regret, il fit un pas de ct
pour nous laisser passer : sa veste tait macule de la nourriture vagabonde de lidiot ;
il me fit face ; nos regards se croisrent, hsitrent, retombrent. Je reconnus labb
Bandy.
Il tait pourtant mconnaissable. Le temps lavait empaysann ; larrirecampagne lavait des pieds la tte oint de son huile paisse, lourdement odorante. Ldessus une autre onction, plus aigu et pire, que je ne sus dabord nommer : le visage
tait couperos lextrme, sous une bue lil sabsentait ; l-dedans le regard tait
de la neige au fond dun trou, lors du dgel. Il tait dune maigreur profonde, mais peu
intressante ni spectaculaire, sur laquelle le teint flamboyait comme un fard ; la main
tremblait un peu, avec pourtant toujours cette froide faon, mprisante mme pas mais
intraitable, de tenir la cigarette de luxe, comme si la tenir tait la meilleure manire de
lomettre. Il me reconnut fort bien, et comme moi passa outre, sans un mot.
De la fentre de ma chambre, je vis labb peu aprs sortir, se camper face au
froid, tirer la fermeture Eclair de sa veste, jeter son mgot : ces gestes aussi, je les
connaissais bien. Il enfourcha un vlomoteur, sloigna en ptaradant dans la
campagne acide do Marianne tait absente, et tout pardon, et lt lointain. Je me
souvins dun autre homme.
Javais lge du catchisme alors, et nattendais dautre salut que celui que je
recevrais de moi-mme lge adulte, quand je serais comptent, et fort, pour peu que
jy fusse dcid : jtais enfant, jtais raisonnable. La raret des desservants avait dj
entran en dsutude lunit territoriale et spirituelle de la paroisse ; lglise de
Mourioux, avec quelques autres petits clochers de village aux vieux saints, tait
desservie par le cur de Saint-Goussaud ; labb Lherbier, vieillard bonasse qui
soccupait darchologie, tait alors dans cette cure ; il mourut ; on apprit que labb
Bandy le remplaait. Des rumeurs le prcdrent : ctait un fils de famille, de Limoges
ou Moulins peut-tre ; ctait surtout, et les paroissiens en conurent un vague orgueil
teint de mfiance, un jeune thologien plein davenir, mais frondeur, dont lvch
avait jug bon de mettre la vocation lpreuve en lenvoyant patre les plus humbles
ouailles paysannes, Arrnes, Saint-Goussaud, Mourioux, autant dire in partibus. Il
sinstalla au printemps, et ce fut en mai sans doute, si jen crois mon souvenir de
bouquets de lilas baignant les pieds de pltre dune Vierge, quil clbra Mourioux sa
premire messe : jy appris, avec lodeur du tabac blond, que la Bible est crite de mots
et quun prtre peut, mystrieusement, tre enviable.

A travers les vitraux un grand soleil affluait sur les marches du chur ; mille
oiseaux au-dehors chantaient, lodeur touffue des lilas semblait celle, polychrome et
violente, des vitraux ; dans la flaque dor sur la pierre grise, Bandy chamarr entra
lautel de Dieu. Lhomme tait beau, sr, et dun geste si juste bnissant les fidles quil
les tenait dautant plus distance, bout de bras. Jaurais voulu pleurer, et ne pus que
mextasier : car les mots soudain ruisselrent, ardents contre les votes fraches,
comme des billes de cuivre jetes dans une bassine de plomb ; lincomprhensible
texte latin tait dune nettet bouleversante ; les syllabes sous sa langue se
dcuplaient, les mots claquaient comme des fouets sommant le monde de se rendre au
Verbe ; lampleur des finales, culminant avec lexact retour du prtre dans lenvol dor
de la chasuble au Dominus vobiscum, tait une basse insidieuse de tam-tam fascinant
lennemi, le nombreux, le profus, le cr. Et le monde rampait, se rendait : au terme de
cette nef soudain ensoleille sans effet, au sein de cette campagne si verte, dans les
odeurs et les couleurs, quelquun, au verbe embras, savait se passer des cratures.
Au bord de la trave, peut-tre dfaillante et la chair rousse de sa lvre palpitante dans
les rpons murmurs comme des promesses, Marie-Georgette en crpe ple sous sa
voilette blanche, les yeux grands, gratifiait Bandy du regard dont une levrette gratifie le
grand-veneur, ou une ursuline blanche, jadis Loudun, Urbain Grandier.
Je ne me souviens pas du sermon de ce jour-l ; mais je me doute que comme
toujours, dans les sermons obscurs et rutilants de Bandy, y flamboyrent des gerbes de
noms propres dont les syllabes aigus parlaient de toute-puissance croule, danges
terrifiants et danciens massacres. Il y fut peut-tre question de David (Bandy en faisait
claquer la finale contre son palais, comme pour redoubler ou ratifier, en la refermant sur
elle-mme, la majuscule initiale, royale), qui sur le tard eut besoin dune jeune servante
comme dun cataplasme sur son cur sec de vieux roi tueur lagonie ; de Tobie (il
prononait Tobie, tirant et anoblissant dun yod ce mot vaguement ridicule qui
lenfant que jtais ne pouvait voquer quun chien), qui rencontra au bord dune rivire
un ange et un poisson ; dAchab, dont le destin fut chaotique comme son nom de hache
et dahan, et qui sombra ; dAbsalon, dont les consonnes viprines sifflent comme la
perversit de ce fils indigne ou les sagaies qui le transpercrent, suspendu par les
cheveux un grand arbre, lourd et accul comme sa finale de plomb. Car Bandy avait
le got dassener des noms propres, spectres royaux ou refrains de vieilles chansons
tuer, quil faisait planer sur un monde nostalgique ou terrifi, sans autre alternative.
Les mots mon tour mentranent trop loin : quon ne sautorise pas de ma
maladresse pour penser que Bandy tait un sombre prdicateur, tel que lont popularis
le roman gothique et ses avatars ; on se mprendrait. Il ne terrifiait personne, et l
ntait dailleurs pas son but, son thique conciliante invitant davantage aux jardins
dindulgences papistes qu la mdiocre gele luthrienne ; il ne menaait daucune
calamit, et dans sa bouche les Sept Plaies dEgypte taient davantage un fait divers
charg dclat, dnigme et de pass, comme les nervs de Jumiges ou la Mort de
Sardanapale, quun juste chtiment du ciel. Sil voulait dompter le monde, ctait son
propre usage et sans lser quiconque, par la seule puissance de sa juste diction, par la
seule forme acheve des mots, sans prjudice de leur signification morale ; et il ne
pensait pas vraisemblablement que ce monde ft mauvais, mais au contraire
insolemment riche et prodigue, et quon ne pouvait rpondre sa richesse quen lui

opposant, ou lui ajoutant, une magnificence verbale puisante et totale, dans un dfi
toujours recommencer, et dont lorgueil est le seul moteur.
Il scoute parler , disait ma grand-mre, qui avait pass lge du crpe blanc
et des voilettes ; en effet : il senivrait des chos de son verbe, smouvait de lmoi quil
causait aux chairs des femmes et aux curs des enfants, en un mot il faisait du
charme. Sa messe impeccable tait une danse de sduction ; les noms y clataient
comme les plumes dun oiseau la parade ; la perfection chatoyante des consonances
latines tait le complment de la chasuble aux couleurs cycliques, qui est blanche pour
le Christ et rouge pour les martyrs, et dordinaire timidement verte comme les prs
ensoleills, ctait le complment de la beaut virile, nette et brune, dont lavait gratifi
la nature. Qui cherchait-il sduire ? Dieu, les femmes, lui-mme ? Les femmes,
certes, il les aimait ; Dieu sans doute, croyant alors que la Grce ne se prtait quaux
riches, aux beaux parleurs ; lui-mme srement, qui sencombrait de chasubles sous
les votes et de lourde moto sous le soleil, de belles matresses et de thologie.
La messe finit enfin. La dernire bndiction fut aussi calme et magistrale que la
premire ; Marie-Georgette, qui savait ce quelle voulait et savait vouloir sans retard, le
bruit sec de ses talons couvrant celui des chaises remues, marcha dcidment vers la
sacristie, arme dun quelconque prtexte, que jignore. Nous, les enfants, nous nous
assmes sous le portail, en haut de la vole de marches dont la dernire portait le poids
dune norme moto noire, telle que jamais nous nen avions vu : ctait, je crois, une
des premire B.M.W. exportes. Marie-Georgette sortit bientt, sa jupe effleurant nos
ttes, son parfum et son sourire dans lt me comblant ; elle navait pas fini de
traverser la place que labb parut son tour. Elle se retourna et le regarda ; il ne la
voyait pas et ses yeux clignant un peu suivaient avec beaucoup dtonnement la fuite
dun oiseau sur le feuillage, les toits. Il alluma une cigarette blonde : Mourioux ne
connaissait pas ce luxe, cette odeur quasi liturgique, femelle, clricale ; il en tira
quelques bouffes, la jeta, referma son blouson et, ayant dun geste ineffable, digne
dun grand dignitaire jadis en chasse, pris pleines mains et jet tout le poids de sa
soutane sur la jambe dappui, il enfourcha lnorme bcane et disparut. Marie-Georgette
se dtourna, les glycines de sa porte dansrent un instant, violettes, sur sa robe, et elle
disparut son tour ; sur la grande place ensoleille ne restaient que trois ou quatre
petits paysans tonns, qui nen revenaient pas de se voir assener dun coup tant de
mythologies : sur la moto dune chanson de Piaf, tait pass un vque profil
dApollon, bouche dor.
Il resta presque dix ans Saint-Goussaud ; jtais adolescent et convoitais mon
tour, timidement, ce quil aimait, quand il en partit. Il ne fut pas curieux darchologie,
mais de filles et des critures : peut-tre, entre le Pre qui est invisible, qui jadis crivit
le Livre, et ses cratures superlatives, les plus visibles et prsentes, les femmes, ne
voyait-il en ce monde de place que pour lui-mme, Fils charmeur et rhtoricien qui
clbrait labsence de lun dans limmanence des autres ; il fit un voyage en terre sainte,
dont il nous projeta des diapositives, et eut quelques dmls avec son vque ; mais
on ne sut de lui rien dimportant. Il navoua pas. Peut-tre Marie-Georgette ou quelque
autre des matresses quil eut alors (toutes celles qui, dans ses cinq paroisses, taient
belles, aimaient les hommes et shabillaient en ville, cest--dire en fin de compte gure
plus que sur les doigts dune main), peut-tre celles-l pourraient-elles en dire plus :

mais la vieillesse les a prises, avec loubli ou le souvenir bavard, la campagne referme
doucement sur elles son linceul de saisons.
Il fut lun des premiers quitter la soutane (et alors je ne revis plus le geste
ineffable, dvque chevauchant en croisade, avant le fracas de la moto), quand le
Saint-Sige le permit ; il fut lgant, vari dans les gris, un foulard nou sur le col dur,
ou de pied en cap harnach pour la moto : mais jamais il nluda le retour inflexible des
chasubles, leur code saisonnier invariable et compliqu : la rouge qui flamboie la
Pentecte, comme la flamme indubitable que reurent les Aptres et que lui, Bandy, ne
recevait pas ; la violette endosse la fin de lhiver, qui appelle les premiers crocus et
promet les lilas que peut-tre il ne respirait pas ; et la rose du troisime dimanche de
Carme, satine et gaufre comme une lingerie fminine. Il ne se dpartit jamais non
plus, pour la messe, de la prcision sonore des mots, de lampleur dclamatoire de
prlat et du dcorum gestuel hautement sobre, que jai dits ; sa diction trop belle,
maille de mots incomprhensibles, rsonna dix ans sous les votes aux saints
frustes, gurisseurs de bestiaux, dArrnes, Saint-Goussaud, Mourioux ; et jimagine sa
rage secrte, lorsquil dbitait ses pompeux sermons des paysans respectueux qui ny
comprenaient goutte et des paysannes sduites, comme un pauvre Mallarm fascinant
lauditoire dun meeting proltarien.
Hors de la messe, Bandy cessait de faire Fange. Ni taciturne ni exalt, il
sefforait la simplicit et la courtoisie, et il y parvenait, mais avec toujours quelque
chose dintraitable en secret : sa propre parole, il la tenait distance de lui-mme
comme, du bout des doigts, il le faisait de sa cigarette ; quelque chose de brutal aussi
peut-tre, et brutalement contenu, comme lorsque, rageusement, il talonnait le kick de
sa bcane.
(Il enterra des paysans morts ; il en vit souffrir, avec candeur ou hargne, mais
maladroitement toujours ; il entendit dans les nuits de mai des rossignols, et le coucou
dans les bls verts ; il entendit les longues cloches, les cloches fles, comme
Ceyroux, et les profondes, comme Mourioux, les cloches de ses paroisses ; des
moissonneurs dans la campagne le salurent, quand il marchait en blanc entre la croix
et le cercueil : il tait alors un homme qui passe, un mdiocre volume de chair dans la
main immense de lt, suant sous le surplis comme les porteurs sous la bire. Sen
mut-il ? Je le crois.)
Je me souviens avec plaisir du catchisme, pendant la rcration de midi dans la
fracheur de la sacristie, o nous napprenions rien ; Bandy y tait bienveillant,
orgueilleusement et inexorablement bienveillant ; parmi les grossiers petits paysans que
nous tions, il tait sans illusion : ce ntait pas un cur de Bernanos. Je revois son
regard sur moi lorsque je venais de dire quelque btise, son regard bleu froidement
indulgent, peine apitoy, sattendant au pire.
Jai un souvenir de plein t ; ctait en juin sans doute, quand les vacances
approchent et que les mchancets enfantines simpatientent avec un vague dsir,
senivrent delles-mmes comme alors les abeilles sombrant dans les pollens des
tilleuls, des gents. Lucette Scudry venait au catchisme avec nous, les enfants
rageurs et rieurs, les enfants sains : ctait une misrable crature qui, dix ans, avait
peine un langage, des mains grles qui ne savaient tout propos que se lever pour
parer des coups trop peu souvent imaginaires, et un visage perdu que seul distrayait
des pleurs un rire extatique, insupportable ; mais ce visage au teint diaphane avait une

sorte de joliesse incongrue, qui nous exasprait : que cette joliesse sassortt de dbilit
et dpilepsie nous semblait autorisation railleuse du ciel donner libre cours nos
dbordements. Ce jour-l, trs chaud, labb tait en retard ; nous lattendions sur le
perron de lglise, la fracheur de la pierre nos jarrets napaisant pas plus nos dsirs
que les gros mots et les mauvais gestes ne tempraient nos colres ; nos fureurs
bientt se portrent sur Lucette. Sa mre, presque aussi misrable quelle, lui avait fait
deux nattes frles que retenaient des rubans bleus, dont sa faon elle
senorgueillissait, les touchant tout moment avec de petits cris aigus. Nous les
dfmes, ou plutt les arrachmes, en la bourrant de coups ; nous courmes dans les
herbes en faisant danser dans lair les minces trophes bleus, avec des rires : agitant
les bras, Lucette gmissait, titubante sur les marches ombreuses ; soudain elle ouvrit la
bouche, son regard sagrandit, fixe et comme fugacement dou de la raison qui lui
manquait. Elle tomba, la mousse aux lvres.
Elle se dbattait dans la terrible crise que nous savions reconnatre, pour y avoir
assist dj, quand arriva labb. Sa silhouette endeuille fut sur nous en deux
enjambes ; son beau visage impassible nous surplomba : debout, il considra avec
une surprise denfant ce visage que convulsait une ncessit plus forte que la parole,
ce balbutiement dcume aux coins des lvres, cet il blanc sous le plein soleil ; il se
ressaisit, rveusement, chercha dans ses poches un mouchoir quil ne trouva pas, et
prit dans ma main le ruban bleu que je navais pas song lcher ; il saccroupit, et de
ses doigts tachs de nicotine, dont lenduit dambre mvoque encore les mots de
saint chrme , de baume et d onction sainte , il essuya les lvres
frmissantes : il semblait drouler un phylactre couleur de ciel devant la bouche
bavarde dun saint. Dans les fleurs blanches des orties, prs de la tte de lenfant qui se
calmait peu peu, un papillon jaune dor volait ; le ruban ensaliv resta dans lherbe
verte lorsque labb partit, emportant chez sa mre lenfant apaise, brise, dans ses
bras.
Aprs le catchisme, je revins seul dans la sacristie : javais oubli de
transmettre un message de linstituteur, ou de faire signer le cahier de prsences.
Labb ne mentendit pas arriver ; il sappuyait des deux mains la fentre basse et se
votait un peu, comme pour contempler au loin la campagne ; il parlait, dune voix
dsarme, peut-tre implorante, ou stupfaite, qui me figea. Il savisa de ma prsence
au milieu dune phrase, se tourna vers moi et, sans surprise, me regardant comme si
javais t un arbre dans la campagne ou une chaise dans lglise, il amena sa phrase
son terme, sur le mme ton. Je crois aujourdhui avoir entendu ceci : Considrez les
lis des champs. Ils ne sment ni ne filent, mais je vous dis que le roi Salomon dans
toute sa gloire ntait pas vtu comme lun deux. Il signa le cahier et me congdia.
Jappris que Bandy tait cur de la petite commune de Saint-Rmy, dont
dpendait lhpital ; quant Lucette Scudry, je lavais vue dans ces murs, La
Ceylette ; elle tait ici depuis longtemps, et pour toujours ; elle ne me reconnut pas. Du
visage aux gros yeux souffrants, la lvre pendante, toute joliesse tait absente : sur
elle aussi, limmmorieuse pour qui le temps, rduit lintervalle entre deux crises,
devait bien peu saggraver de souvenirs de rubans et de juins enfantins, les annes
avaient pass. De la petite paroisse de jadis, nous tions venus tous les trois : le jeune

cur promis lpiscopat, le garon vif plein davenir et lidiote sans lendemain ; lavenir
tait l et le prsent nous runissait, gaux ou bien peu sen fallait.
Un aprs-midi de la fin novembre, jallai Saint-Rmy : il y avait l, dans larrireboutique du bureau de tabac, un stock de Srie noire invendus depuis des lustres,
corns, couverts de chiures de mouches, parmi lesquels je me rapprovisionnais
chaque semaine. Le village ntait qu quelques kilomtres et, par beau temps, la
promenade ne manquait pas dattraits ; le chemin serpentait travers des
chtaigneraies et de vieux granits, sur les flancs dun petit mont au sommet duquel trois
bouquets darbres donnaient lillusion dun triple sommet, et dont le nom de Puy des
Trois-Cornes , donn par les gens dici, mvoquait un dieu cervid, peint et enfoui
lge du Renne, avec pour tout tmoin les racines des grands arbres aveuglment
mles ses bois ; sur la route, un panneau o bondissait un cerf avertissait de la
prsence dun gibier fictif, fossile ou divinis. Je ntais pas sorti de la fort quune voix
derrire moi me hla ; je vis Jean venir pesamment ma rencontre, sous les
chtaigniers. Je lattendis sans plaisir.
Il mtait sympathique pourtant ; mais il me rpugnait de me commettre dans le
village en compagnie de ces misrables : la dchance, la perte, je ne voulais pas
ajouter laveu. Jean, qui me rejoignait, ntait pas le pire dentre eux : il tait plutt doux,
et obstinment, sombrement fidle ceux qui lui montraient quelque gard. Il me dit
quun camarade lattendait Saint-Rmy ; nous pourrions faire route ensemble et
revenir de mme, si je voulais bien au retour passer le chercher au caf du village ; je
nosai refuser. Nous cheminmes de conserve, lui silencieux, sa tte carre enfonce
dans ses lourdes paules, de temps en temps grommelant et serrant les poings, moi
lobservant du coin de lil. Je connaissais la nature de sa colre : il venait de perdre sa
mre, avec qui jusque-l il avait vcu vieux garon, et avait greff sur ce deuil une
antique querelle paysanne ; il tait ses yeux avr que des voisins de sa ferme,
brouills avec lui depuis toujours, dterraient nuitamment sa mre et sen venaient jeter
lincrevable cadavre dans son propre puits, lenfouir sous son fumier, le verser en
pture dans les auges de sa porcherie ou, couvert de foin, lallonger sous le mufle des
vaches : il tressaillait jusqu laube de leur horrible travail nocturne qui faisait grincer
des portes, aboyer des chiens, lever le vent ; aux lueurs roses du premier soleil, il
trouvait partout la revenante, souille, demi dvore, un coq sur sa tte ou du lierre
vrill mauvaisement ses membres, une fourche dans la mchoire ; il avait pris les
gendarmes venus le qurir pour des fossoyeurs dvoys, la solde du vieil ennemi. Et,
contre ces profanateurs fieffs, faux gendarmes et faux voisins, tous tranges croquemorts, tous sectateurs de la tombe, il levait en marchant son poing vers le ciel,
invectivait sourdement les arbres, lespace irrprochable ; javais piti et ne pouvais que
railler en secret : je men tais pris de la sorte aux touristes, la Loire, coupables
assurment de mempcher dcrire, luniversel fauteur de page blanche, deux mois
plus tt dans Sancerre.
Je perdis du temps rechercher dans le bureau de tabac les derniers titres
lisibles parmi ces Srie noire que javais dj cumes ; quand je sortis, la nuit
brusque dhiver tombait, la premire toile brillait dans le ciel trs pur. Un vertige
orgueilleux me saisit, mon cur dborda ; dans la surnaturelle absence cleste, la
dfection de la Grce que javais si vainement rclame me parut dune insupportable
candeur : mchoir let souille. Marianne stait retire, plus rien ne me sparait de la

douloureuse vacuit des cieux, un beau soir de gel : jtais ce froid, cette clart
dvaste. Un enfant sale et sifflotant passa, jetant un regard narquois ce grand
demeur littraire qui bait aux corneilles ; la honte et le rel revinrent. Jaurais voulu
toucher une femme et quelle me regardt, voir des fleurs blanches dans les champs
dt, tre la pourpre et les verts dors dun tableau vnitien ; je marchai vite dans le
village obscur, mes mauvais livres sous le bras. La lumire chiche de lHtel des
Touristes, le seul caf du village, vacillait au fond de la place. Jentrai dans la salle triste
aux tables de formica, au plancher livide lav grande eau ; nul exotisme ne sauvait la
lourde odeur de fumier installe sur un juke-box blafard, un comptoir digne des pires
banlieues et lil dune tlvision au-dessus dune patronne paisse, reinte. Les
consommateurs boueux et taciturnes levrent la tte ; Jean, lil allum, tait attabl
avec labb Bandy.
Entre eux, un litre de vin rouge, aux trois quarts vide ; le teint gal des crapuleux
compres tachait malsainement leur visage fatigu ; je me doutai quils ntaient pas
aux premires libations.
Jarrivai leur table. Jean demanda : Tu connais Pierrot.
Labb sans rpondre me tendit sa main vague. De nouveau, il me regardait : il
ne faisait pas mine de me reconnatre ; pas mine non plus de ne jamais mavoir vu.
Simplement, et sciemment peut-tre, il me mconnaissait ; quiconque dsormais lui
tait arbre dans la fort ou chaise de bar, fleur des champs, irresponsable objet devant
son il irresponsable : tous inutiles et ncessaires, figurants harasss mais cabotins
encore dune pice trop joue, ns de la terre et y retournant ; vous regardant, il
contemplait ce parcours, et non pas ce que chacun, broutilles, en avait fait.
Acceptant mon regard pourtant, et quoiquil refust dy reconnatre un destin
particulier, je veux croire quil y vit un instant, comme un vitrail quveille un rayon, un
jeune prtre lumineux quun enfant bloui regardait travers des larmes, frapp de
mots dansants, enchants, hraldiques ; quil y vit le regard de tous ces gens pour qui il
avait t et demeurait, pdant ou ivrogne, rhtoricien ou drisoirement charitable,
monsieur le cur . Son attention se dtourna, revint au litre dont il servit Jean, luimme ; le plomb recouvrit le vitrail. Le regard derechef senfouit dans sa neige :
monsieur le cur tait le petit Georges Bandy qui avait vieilli. A la tienne , dit Jean,
aigrement jovial. Labb but dun trait, tenant le gros verre avec une ferme dlicatesse,
comme sil tait dor.
Je ne mtais pas assis, jattendais dans la gne, imposteur que ne daignait pas
mme dmasquer un autre imposteur, ou un saint ; je pressais timidement Jean de me
suivre : ne devions-nous pas tre rentrs lheure du dner ? Dailleurs, le litre tait
vide, ils se levrent. Labb sen alla payer au comptoir : sur le mauvais blue-jean
bouffant aux reins, il portait ses bottes terreuses comme un haut missionnaire des
jodhpurs ; la taille demeurait opinitrement droite dans une de ces vestes de chasse en
drap ctel, avec des poches dans le dos et des boutons de mtal frapps de cors en
relief, que les paysans dici commandent la Manufacture de Saint-Etienne ; peine
marchait-il avec la raideur des ivrognes pour qui tout est gouffre et qui, funambules,
feignent de nen rien voir. Jean, dsignant furtivement labb qui recevait sa monnaie de
la morne patronne, fit une mimique rigolarde la fois et admirative : je ne lavais jamais
vu aussi naturel, presque fier, tout deuil cart. Labb impassible serra des mains la
ronde, nous prcda sur le seuil ; un ruissellement dtoiles lui fit lever la tte : Caeli

enarrant gloriam Dei. La bouche hautaine, o tait close une cigarette virginienne, ne
cita rien ; je songeai quelle en avait bien fini aussi dembrasser les seins nus dune
Marie-Georgette perdue, ou de quelque autre Dana de village ouverte sa pluie dor.
Du verbe et du baiser, de la richesse orale jadis tant aime, lui restait seul ce vestige tt
rduit en cendres, cette cigarette grain blond et bout dor, odeur de femme.
Il crasa le mgot sous sa botte, nous salua. Sa mobylette tait appuye sur le
mauvais crpi de la faade ; il en saisit rsolument le guidon, enjamba la machine et, la
tte trop haute comme sil regardait toujours les toiles et refusait de dchoir sous cet
il aveugle et multiple, presque humain en somme, il pdala pour lancer le moteur ; la
ptrolette fit un maigre zigzag, il tomba. Jean eut un petit rire merveill. Les deux
mains au sol labb releva la tte : les toiles, les pures et froides, les cres au
Commencement, les conductrices de Mages, celles qui portent le nom des cratures,
cygnes, scorpions et biches avec leurs faons, les peintes sur les votes parmi des
fleurs naves, les brodes sur les chasubles et celles que les enfants dcoupent dans
du papier dargent, les toiles navaient pas vacill ; la chute dun ivrogne nentre pas
dans leur infinie narration. Pniblement labb se remit sur pied ; il ne rsista pas
davantage au roulis de cette terre prise de vin : poussant son engin ses cts, il sen
alla dun pas raide dans la nuit, dans cette ruelle de village au bout du monde. La
terre chancelle devant le Seigneur, comme un homme ivre : il tait le regard du
Seigneur, il tait lmoi de la terre, et au bout de tant dannes peut-tre, enfin, un
homme. Il avait disparu, on entendit de nouveau dans le noir un bruit de ferraille ; sans
doute avait-il rat une seconde tentative.
Sur le chemin du retour, nous marchions vite ; Jean, guilleret, parlait de sa
maison natale ; tout spectre en tait absent : allons, il ny avait que les mdecins pour
croire cette sombre histoire de croque-morts ractivant sans cesse une martre
doutre-tombe ; ils auraient fini par len persuader ; les morts taient bien morts, il le lui
avait dit, labb, qui tait bien plac pour le savoir. Il allait gurir, il serait chez lui pour la
Saint-Jean dt, et nous irions y manger le jambon, avec labb, avec tous les amis, y
boire longtemps dans la cuisine frache. Comme nous traversions la fort, il se tut ; la
lune stait leve, dansait dans la futaie, suscitait et l le fantme dun bouleau ; sur
les panneaux froids, les cerfs peints sautaient interminablement dans la nuit. Je pensai
au centaure ensoutan qui bondissait jadis sur sa moto ; il navait dyeux alors pour
dautres cratures que les gracieuses, les parfumes, toute chair acquise son verbe ;
puis, un jour que je ne connaissais pas, il avait perdu la foi dans les cratures, qui est
peut-tre celle de plaire aux belles cratures : nul neut davantage de foi que don Juan.
Avec surprise alors, peut-tre avec terreur, avec cet tonnement que lui causait un vol
doiseau ou une pileptique, il avait appris quexistaient dautres cratures ; il avait su
que lge nous fait chaque jour plus semblable celles-ci, un arbre ou un fou ;
quand il avait cess dtre un beau prtre, quand les rieuses staient dtournes du
vieux cur, il avait appel lui les autres, les disgracis, ceux qui nont plus de mots,
bien peu dme et pas mme de chair, et que la Grce, dit-on, sait dautant mieux
atteindre, dans un cart prodigieux ; mais quelque effort quil et fait, dans son
orgueilleuse rsolution, pour aimer ces mes de peu et squivaloir dsesprment
elles, je ne croyais pas quil y ft parvenu. Peut-tre me trompais-je ; restait ce que mes
yeux avaient vu : lenfant terrible du diocse, le thologien sduisant et rou, tait
devenu un paysan alcoolique confessant des cingls.

Il ne stait rien pass, sinon ce qui passe sur tous, lge, le vieux temps. Lui
navait pas beaucoup chang - simplement, il avait chang de tactique ; il avait jadis en
vain appel la Grce en montrant combien il tait digne de la recevoir, beau comme elle
et comme elle fatal ; mimtique avec passion, il faisait lange comme certains insectes
se font brindilles pour surprendre leur proie : dans son nid de mots purs, il attendait le
divin oisillon. Aujourdhui, il ne croyait plus sans doute que la Grce, docile et
mtonymique, atteignt un bel orant en remontant la chane de ses justes mots tresss
jusquau ciel, mais quau contraire elle nempruntait que le bond intense de la
mtaphore, la fulgurance railleuse de lantiphrase : le Fils tait mort sur la croix. Nanti
de cette vidence, Bandy, nul et pochard, quasi muet, travaillait sabolir, il tait le
creux que comblerait un jour lindicible Prsence : les ivrognes croient volontiers que
Dieu, ou lEcrit, sont derrire le prochain comptoir.
Je questionnai le docteur C., sans lui rien dire du Bandy que javais connu. Il eut
un sourire indulgent : labb tait un homme bien incapable, mais inoffensif ; puis, les
malades laimaient bien, il tait de mme milieu et avait les mmes tares, les mmes
qualits peut-tre ; il tait comme eux inculte, mais leur payait des paquets de gris ; il
pouvait tre thrapeutiquement intressant dencourager leur frquentation. Je ninsistai
pas, nous enfourchmes Novalis. C. se souvint en riant que le toit de lglise, SaintRmy, tombait en ruine, et que lincurie de labb laissait crouler : seuls quelques
pensionnaires de lhpital, qui y trouvaient prtexte sortie, se rendaient dsormais la
messe dans lglise glaciale, inonde, o les oiseaux nichaient ; et, comme si la
mention dune glise de campagne avait dclench en lui un irrpressible mcanisme, il
cita les premiers vers du pome dHlderlin o il est question du bleu adorable dun
clocher, et du cri bleu des hirondelles. Je songeai avec amertume que dans ce mme
pome, il est dit que lhomme peut imiter la Joie des Clestes, et avec le divin se
mesurer, non sans bonheur ; je songeai avec joie querronment, mais
potiquement toujours, sur terre habite lhomme ; et, avec tristesse, quen moi aussi,
un abb douloureux et un clocher dclenchaient des mcanismes, des citations, du
vent : sous la bannire du Pathos, je chevauchais avec le docteur C.
Japproche du terme de cette histoire.
Au rfectoire, je djeunais habituellement prs dune fentre, en face de
Thomas. Je navais gure remarqu jusque-l que leffacement obstin, souriant, de ce
petit bonhomme trs contemplatif et candide ; javais remarqu aussi quil tait bien mis,
mais comme le sont les petits employs qui veulent ntre pas aperus ou, comme on
dit, rester leur place. Plein dgards pour ses compagnons de table, il passait les plats
avec une politesse point affecte ni htive, qui me plaisait ; puis, et quoiquil ne part
pas tout fait inculte, les dlices ni laffliction de la maladie mentale ne lui taient
prtextes coqueter : nous avions chang quelques mots sur la politique, la
personnalit des mdecins traitants, les programmes de la tlvision, des billeveses.
Un jour, la fourchette arrte, le regard perdu, il regarda obstinment au-dehors,
pendant dinterminables secondes ; il ny avait personne, au-dehors ; le menton de
Thomas tremblait, il tait boulevers. Voyez, dit-il, comme ils souffrent. Sa voix se
brisa. Je regardai dans la mme direction : sous une maigre bise dhiver, des pins
acides sagitaient faiblement. Un merle. Quelques msanges gyrovagues, dun arbre
lautre, et le grand ciel neutre. Jtais stupfait : quel mystre me voulait-on indiquer l,

que je ne voyais pas ? Les arbres, dit Saint-Pol-Roux, changent leurs oiseaux comme
des paroles ; cette mtaphore complaisante me vint lesprit, avec une navrante envie
de rire : jaurais pu, tapant sur mon assiette, chanter mon tour cette souffrance, tuette, cette souffrance - de qui ? Je me croyais dans un roman de Gombrowicz ; mais
non : jtais chez les fous, et nous respections les rgles du genre. Thomas sapaisa
aussi soudainement quil stait exalt. Il mangea, sans un mot ni un regard pour la
souffrance diffuse dont il venait de frapper ce coin dhiver. Cette terre gte, je ne
pouvais, moi, en dtacher mes yeux ; quelque chose tait pass l, les arbres navaient
plus de nom, plus de nom les oiseaux, les confusions des espces me stupfiait : ainsi
un animal qui recevrait la parole, ou un homme qui la perd avec la raison, doivent-ils
apercevoir le monde. Jojo, dli de son auge et plus inassouvi que jamais aprs son
simulacre de repas gch, passa dans ce dsert, et rtablit lquilibre ; ses pauvres
bras ramrent un instant dans mon champ visuel ; des moineaux, son approche
tonnante, jaillirent dun sorbier ; ses poings gourds, une fois encore, boxrent dans le
ring universel : des arbres frapps au hasard de sa marche, des gerbes deau
linondaient. Le Dieu, me dis-je, du Miroir Fumant, qui est bot et a deux portes battant
grand bruit sur la poitrine. Le dieu barbare chancela au coin dune terre laboure,
disparut sous un bois ; jtais soulag, mon envie de rire avait disparu, je mangeai : Jojo
allait sur deux pieds, on pouvait en faire un dieu, ctait bien un homme.
Jaimais les infirmiers, bougres optimistes, avec qui je disputais dinterminables
belotes ; jappris deux quelle tait la passion de Thomas. Il tait pyromane, et sen
prenait aux arbres ; souvent, en pleine scheresse, il fallait mes bougres courir et
l dans le parc avec des extincteurs. Ils prenaient dailleurs la chose avec philosophie ;
ctait des gens gais que rien ntonnait plus, et dans leurs rires, je crois, rellement
charitables ; les entrelacs de tant de paroles dlirantes, infiniment relatives, les avait
purs, au contraire des mdecins qui sarrogeaient un droit de regard statutaire sur
ces paroles ; et ils taient aux psychiatres ce que serait un film des Marx Brothers aux
pages culturelles dun hebdomadaire : pas srieux, mchants et secourables, touchant
lessentiel. Je ris avec eux des dboires de Thomas, frre Marx aux allumettes se
glissant dans la nuit, les mains moites comme un amoureux ou un assassin, et que
poursuivaient dans un parc, lt, ses compres morts de rire sous leur lance eau.
Mais nous savions bien que ce ntait pas si simple : Thomas peut-tre avait infiniment
piti, de tous et de tout ; quand sa piti ltouffait, quaucune larme ni angoisse nen
pouvait plus rendre compte, il sen librait en passant, le temps dun flamboyant
simulacre, dans le camp des bourreaux. Je limaginais, face lexorcisme ptillant,
tendant ses narines lodeur du sapin rouge comme un dieu hume un sacrifice, le
visage de petit employ avec violence clair dans toute la gloire dun Porteur de
Foudre ; il tait le lapin que fascine un phare, il tait le lampadophore qui lassomme, et
affol entre ces deux rles interchangeables, terrifi quils le fussent, il tremblait quand
les bougres le ramenaient sa chambre, blagueurs et maternels. Pour le reste oui, il
avait piti ; ce monde priv de grce depuis lorigine des espces mortelles, sans doute
let-il voulu apais, hors mlodrame, disparu ; tout le cr tait ses yeux pitoyable :
la Nature Nature avait rat son coup. Ctait sa faon lui de considrer les lis des
champs.
Un dimanche de janvier, laube vive dans ma vitre me fit me lever tt ; sous le
mme soleil levant, schizos et simulateurs, et tous ceux qui taient lun et lautre, se

croisaient dans le rfectoire avec leur bol fumant, et assis, y portaient longuement leur
bouche, accabls par le vide du jour ; beaucoup taient endimanchs. Thomas tait de
ceux-ci. En plaisantant, il me pressa de laccompagner la messe. Jludai : je ny
avais pas assist depuis des annes ; jtais et suis toujours un athe mal convaincu ;
dailleurs je my ennuierais. Je taisais ma rticence essentielle : la honte de me rendre
au village en compagnie de la horde dbride. Alors lui, mayant compris et me
regardant bien en face, avec une douloureuse modestie : Vous pouvez bien venir : il
ny a que nous, la messe. Nous, les foltres et les imposteurs, les tire-au-flanc de
tout acabit. Je rougis, allai me changer et rejoignis Thomas.
Nous fmes le beau chemin, encadrs par un infirmier comme une chiourme par
son garde : ils taient nombreux, tous ces possds et ces hrsiarques, tranant leur
boulet et coiffs de la mitre jaune, cheminer vers la Vraie Croix. Au-devant, quelques
profonds crtins marchaient plus vite, trop vite comme ils le font tous dans leur
empressement atteindre un but toujours drob ; leurs haleines dansantes fuyaient,
ils disparaissaient derrire un tournant, leur jacassement sestompait dans un bois,
saccordait au ppiement des cratures plus pur dans le gel ; puis des fuites doiseaux,
et de nouveau la harde clopinante, ses sottes invectives, ses rires et ses mots
surprenants, quand linfirmier essouffl la rabattait vers nous. En queue du piteux
cortge, je marchais entre Jean et Thomas : entre un sectateur farfelu de lternelle
rsurrection de la Mre et un sombre cathare imputant le ratage de la cration
quelque grand-papa Sabbaoth ivre mort, moi, qumandeur de Grce diffuse, fils
perptuel dans la toute-absence du pre et la fuite des femmes, jallais clbrer lternel
retour du Fils dans le sein du Pre et son ternelle diffusion sanglante dans le sein des
cratures. Soit, en des temps moins clments, un joli trio pour le bcher. Tout cela sous
le rire frle, dargent froid, dun soleil de janvier.
Nous approchions ; les toits miroitrent, le village dans son vallon nous apparut ;
dans lespace accru, la petite cloche sonnait. Le docteur C. et Thomas avaient dit vrai :
la vole allgre et triste ne conviait personne la tristesse du sacrifice, lallgresse
des renaissances ; personne sur la place, ni sur les marches de lglise ; de toute
ltendue bleue quelle mouvait en vain, la cloche de Saint-Rmy nappelait chaque
dimanche matin dautres ouailles que ce troupeau vague qui, sentre-heurtant, butant
sur chaque pierre et sur chaque mot, descendait lourdement les ruelles, faisait retentir
la place de ses galops frivoles, sengouffrait sous le porche en larmoyant. Le bronze
creux, le bronze radieux et hautain, sonna jusqu ce que nous passions la porte : sous
le clocher, labb en chasuble ordinaire volait avec la corde, affair, srieux, dansant.
Nous nous installmes bruyamment ; la cloche eut quelques sursauts encore, se
tut. Pour nous seuls labb avait posment dans avec sa corde et, ayant assign cette
voix divine nous saluer, lapaisait ; il tait imprudent dailleurs de soumettre ce
branle profond la nef, considrablement endommage : la trs simple charpente tait
dnude au-dessus du chur, o la lumire den haut ruisselait ; une poutre noire
baignait dans les cieux candides ; une chute de pltras avait obstru la porte de la
sacristie ; et derrire lautel, une vaste lzarde souvrait sur le bleu touchant du ciel. Les
saints de pltre avaient t encapuchonns pour traverser lhumidit des nuits qui
rgnait sous les votes comme dans une fort ; lautel tait recouvert dune bche
paisse en toile de tente dun vieux vert. Toujours srieusement, posment, labb
dcoiffa quelques saints, saint Roch le gurisseur en braies et blouse de bure, qui

montre sur sa cuisse la plaie charbonneuse partage avec les bufs, les brebis, saint
Rmy lvque, lrudit confesseur des vieux Carolingiens, dautres ; il eut un sourire
peut-tre modeste, plein dhumour insondable, en branchant un vain calorifre dans ce
vaisseau ouvert tous les vents. Enfin il saisit un coin de la bche, eut un regard vers
lassistance, et Jean, rpondant peut-tre un rite renouvel chaque dimanche, se
prcipita, prit lautre bout, et ils la droulrent : ainsi Mose appelait-il, la halte, le plus
niais chamelier des tribus dIsral et, un instant complices, ils installaient ensemble la
tente de larche. Dans ce dsert, le tabernacle apparut. Bandy gravit les marches et
commena.
Comme bien des annes plus tt, je ne pus quamrement mextasier ; jtais
stupfait, jtais rassur. Tout sombrait, mais le naufrage tait dune intraitable
dcence : lemphase souveraine du geste et du verbe tait souverainement retombe,
la mdiocrit de la diction tait parfaite, la langue extnue natteignait rien ni
personne ; les mots exsangues stouffaient dans les gravats, fuyaient dans les
lzardes ; comme Dmosthne et pour des effets inverses, Bandy stait en quelque
faon empli la bouche de cailloux. La messe, il est vrai, tait dite en franais,
conformment la liturgie rforme du Concile ; mais je savais bien que Bandy jadis
et fait en sorte que sa propre langue, passe au crible dune diction tourbillonnante et
fatale, rsonnt comme de lhbreu ; aujourdhui, il en faisait un idiome insuffisant,
limpide et machinal, pas mme patois, la vaine et monotone crue expltive dun Etre
introuvable, une interminable formule de politesse lamine par des sicles dusure : il
clbrait la messe comme dans une salle vide un disque ray tourne, comme un matre
dhtel demande si on a bien dn.
Tout cela sans affectation et sans ironie, sans simulacre dhumilit ni onction,
avec une furieuse modestie. Le masque tait parfait, et pathtique leffort pour navoir
dautre visage que ce masque : la chasuble lendimanchait, il ne savait que faire de
ltole, il baisait la nappe de lautel avec la gauche retenue dun garon dhonneur
paysan qui embrasse, farde et dcollete, une marie de la ville ; les saints numrs
au Confiteor semblaient de pltre peint, la Vierge tait la Bonne Dame quavait rvre
ma grand-mre ; , les allusions aux trois personnes de la Trinit, leur obscur
commerce dans une ronde trange, taient dites trop vite et avec une sorte de gne,
comme une formalit incomprhensible dont il sexcusait davoir fatiguer lassistance.
Dans cette nef ventre et pour le public quon sait, spuisait se susciter un paysan
laborieux froqu par hasard, un corcheur de mots conscient de ltre et tant bien que
mal y remdiant, tout juste capable, force dhabitude et de persvrance, de dire une
messe correcte.
Les crtins ne tenaient pas en place - et pourtant, curieusement, leur manire
ils assistaient. Ils sintressaient quelque chose, l-bas, vers Bandy : cette messe
infiniment relative ne les effarouchait pas davantage quun vol de sauterelles dans les
champs, le murmure indfini des arbres, des mouches autour dun fruit blet ; ils
sapprochaient prcautionneusement du chur, crochetaient la grille basse leurs
mains floues et rapaces, tendaient le cou pour mieux voir frmir les lytres, entendre le
vent bruiter les feuilles ; lun deux senhardit jusqu toucher du bout des doigts la
chasuble craquante. Il revint en courant, riant sous cape, intimid de son audace mais
fier de lexploit ; linfirmier rigolard le tana voix haute : le misrable eut le rire
rengorg du mauvais sujet qui est aussi le premier de la classe.

Labb imperturbable bnissait ces cratures apparaissantes, invaincues,


despotiques, dans la faillite du verbe.
Posment il vint vers nous, son il de neige nous effleura, il commena son
prche. Ctait la messe de lpiphanie, qui commmore depuis toujours ladoration des
Mages ; je me souvins dautres sermons o la parole de Bandy, triplement royale et
suivant une toile, avait jou de lerrance des Rois caravaniers et de la lucidit des
cieux nocturnes qui les tire sur les chemins, de la prsomption de ces porteurs de
myrrhe asservis par larrogance divine du Verbe fait enfant. Il ne parla pas des Mages :
la reddition des Rois la Parole incarne ne le concernait plus, lui dont la parole dor
navait pas flchi le muet, limpassible Dispensateur de toute parole. Il parla de lhiver,
des choses dans le givre, du froid dans son glise et sur les chemins ; le matin, il avait
ramass dans labside un oiseau gel ; et, comme let fait une vieille fille ou un retrait
sentimental, il sapitoya sur les moineaux que le gel foudroie, sur les vieux sangliers
que la faim dvore, pouvants et grognant douloureusement dans la neige, le beau
sucre blanc qui affame ; il parla de lerrance des cratures qui nont pas dtoile, du vol
obtus des corbeaux et de lternelle fuite en avant des livres, des araignes qui
plerinent sans fin dans les fnires, la nuit. La Providence fut mentionne pour
mmoire, peut-tre par antiphrase. Tout style avait disparu ; le sermon parfaitement
atone tait dlest de tout nom propre ; plus de David, plus de Tobie, plus de fabuleux
Melchior ; des phrases sans priode et des mots profanes, la pudeur un peu niaise des
poncifs, du sens dvoil, de lcriture blanche. Comme un Grand Auteur qui aurait jadis
en vain fait danser ses lecteurs sur la pole frire de sa langue sans rallier
travers eux les suffrages du Grand Lecteur den haut, il allait dsormais aux plus
dshrits, ceux que toute lecture effarouche, avec des mots de tous les jours et des
thmes de chansonnette ; Dieu ntait pas forcment un Lecteur Difficile : son coute
pouvait se modeler sur la vague oreille dun crtin. Peut-tre labb et-il voulu, comme
Franois dAssise, parler pour les seuls oiseaux, les loups ; car si ces tres sans
langage leussent compris, alors il en et t sr : cet t que la Grce le touchait.
Corbeaux et sangliers murent les idiots : ils sesclaffaient, semparaient au
hasard dun mot de labb, le relanaient sur divers tons ; linfirmier les engueulait ;
dans ce tohu-bohu, quelques schizos impavides se recueillaient comme toujours,
ensevelis dans leurs attributs angliques, labsence et lnigme. mes cts, le visage
cruellement ravi, Thomas regardait le coin de ciel accroch la poutre noire : lange
dune Adoration de Durer y fondait de loin sur lui, ou les larves abjectes dune
Tentation, avec le vol bouriff des moineaux. Sur tout cela quelque chose de
vaguement honteux, inavouable, proche du pire. Labb reprit sa messe ; il consacra le
pain, le Fils apparut, les cingls sagitrent ; la porte de lglise souvrit avec fracas : sur
le seuil, le souffle lourd, un dieu aztque contemplait le Vrai Corps.
Linfirmier se prcipita, vacua sans mnagement le gueux ; hors de lui mais
pouvant, Jojo emmen gmissait sournoisement comme un chien quon bat. Labb
stait retourn : il souriait.
la fin de laot touffant de 1976, jtais de passage dans la petite ville de G.,
en qute de livres ; nulle Grce ne mtait venue et, fivreusement, je compulsais en
vain toutes Ecritures pour en trouver la recette. Je rencontrai un infirmier de La
Ceylette ; il me parla de ceux que jy avais connus : Jojo tait mort, et morte Lucette

Scudry ; Jean tait vraisemblablement embastill vie ; Thomas, quon rendait de


temps en temps la vie civile, rpondait ponctuellement lappel des arbres, les
dlivrait par le feu, et se retrouvait de nouveau clotr. Et labb ? Linfirmier rit sans
gaiet ; il me raconta ceci, qui datait de la semaine prcdente :
Le samedi, Bandy avait bu avec des ouvriers agricoles qui venaient de battre le
bl ; lHtel des Touristes ferm, les libations staient poursuivies au presbytre ; les
compagnons trs ivres staient spars la pointe du jour, grand bruit dans SaintRmy. Le dimanche matin, le cortge habituel partit de la Ceylette ; au plus profond de
la futaie du Puy des Trois-Cornes, les pensionnaires reconnurent, appuye contre le
panneau routier o bondit une figure encorne, la mobylette de labb.
Jean slana dans le bois, linfirmier sur ses talons ; Tore dune clairire
proche, recouvert de lombre ecclsiale dun htre contre lequel il semblait assis,
croul dans lpine blanche et le lierre froiss, treignant des fougres, sa chemise de
gros coton bleu ouverte sur sa poitrine divoire, labb, les yeux grands ouverts, les
regardait : il tait mort.
Dans le jour naissant, net sur le ciel glorieux et lger comme un chant divrogne,
le Puy feuillu la appel. Il est entr dans la fort ; ses pieds botts ont fait lever des
odeurs, lombre verte a touch son front ; il fumait ; le vin bu le berait, les tendres
feuilles le caressaient ; il a prononc avec tonnement quelques syllabes que nous ne
connaissons pas. Quelque chose lui a rpondu, qui ressemblait lternit, dans le
verbiage fortuit dun oiseau. Lbrouement soudain dun cerf proche ne la pas surpris ;
il a vu une laie venir vers lui avec douceur ; les chants si raisonnables se sont accrus
avec le jour, ces chants quil entendait. Lclaircie de lhorizon a dvoil un sous-bois de
huppes, de geais, des plumages ocrs et roses comme des fleurs, des becs attentifs et
des yeux ronds pleins desprit. Il a caress des petits serpents trs doux ; il parlait
toujours. Le mgot brlait son doigt ; il a pris sa dernire bouffe. Le premier soleil la
frapp, il a chancel, sest retenu des robes fauves, des poignes de menthe ; il sest
souvenu de chairs de femmes, de regards denfants, du dlire des innocents : tout cela
parlait dans le chant des oiseaux ; il est tomb genoux dans la bouleversante
signifiance du Verbe universel. Il a relev la tte, a remerci Quelquun, tout a pris sens,
il est retomb mort.
Ou bien ctait la fausse aurore, quand les coqs berlus chantent une fois,
stonnent dans lisolement de leur cri, se rendorment ; combien noire encore est la
nuit. Midi est loin : hiroglyphe accompli et forme consomme, sa vie irrvocable le
parant, labb Bandy se tait et dort dans limmense chasuble verte des forts o les
grands cerfs fictifs passent, lents, une croix entre leurs dix-cors.

Vie de Claudette

Paris, o jallais mendier du ciel une seconde chance en laquelle je ne croyais


pas, labsence de Marianne acheva de pourrir en moi. Jy passai deux annes
vocifrantes, nulles, en rve : jimplorais haut des secours pour avoir loisir de les mieux
refuser ; je dcuplais ma dtresse en torturant les quelques mes secourables ou
chtives quavait mues ma surenchre dappels. Je dmnageais la trane de ces
pauvres filles, dans lindiffrence, la fureur : rue Vaneau, je cassais des portes la nuit, et
tremblais les lendemains, devant la concierge ; rue du Dragon, recrut par de
pointilleuses loques mon aune, je fus promu haschischin et dormais sous un vier ;
Montrouge, je mabsentai tout un hiver : la trs jeune fille qualors je martyrisais courait
Paris, des ordonnances mdicales truques plein les poches, et me ramenait des
barbituriques par hottes ; ses yeux trs verts et clments me regardaient, sa main
denfant me tendait gentiment cette provende obscure, tout vacillait, ma veille tait du
sommeil ; ma main tremblait si fort que les innombrables pages crites en ce coma sont
misricordieusement illisibles : le Ciel fait bien ce quil fait. Une fois, je vis un lilas en
fleur par la fentre, et ctait le printemps. Jignore le nom de la banlieue chic do une
nuit, lhiver, je menfuis ou fus chass dun atelier sous les combles dun pavillon
modernstyle : des stucs ricanaient dans les buis froids, des faunes, des gueules
ouvertes sous la lune ; jinsultais quelquun ; mes mains corches cherchaient des
grilles, des blessures, des issues. La marche ni le gel ne me dgrisrent : ruines de ma
conscience alors dvaste et du souvenir qui aujourdhui sclipse, je revois leau de
plomb du canal Saint-Martin, un sinistre bistrot de la Bastille, et sous les nons a giorno
la dfection de visages promis la nuit. Les grands trains besogneux sur les poutrelles
tremblantes firent se lever laube ; un peuple de spectres accabls et trs doux arrivait
des banlieues, le jour sur ses talons : jtais quai dAusterlitz, je ne partais pas.
Jchappai pourtant, sauv des fastes de la capitale par un aveuglement de
femme, qui me prit pour un auteur ; laffaire se conclut en une nuit, dans un bar de
Montparnasse o un loufiat goguenard me versait des vins blancs dans un verre
demi : je poussai la complaisance jusquaux larmes. La belle mcoutait en buvant des
limonades ; elle me trouva aimable, elle memporta. Elle tait blonde joliment, sans
malveillance, dvote en psychanalyse.
Claudette tait normande, jallais donc en Normandie : les seules lois dune
exogamie fantaisiste sont assez fortes pour me faire changer de place. Caen, on
minstalla au premier tage dun pavillon de fonction, parmi les livres et les arbres dun
parc agits aux fentres, gros de pluie atlantique. Lun deux, un chne videmment,
quoique soumis la commune averse, tait plus disert que les autres ; il avait un pass,
ce qui est une manire davoir nom et langage : son pied, me dit Claudette, Charlotte
Corday avait jadis fait vu de tuer le tueur de rois avant de sloigner en petit fichu
dans laube mouille dAuge, vers la mort dun autre et la sienne, le couperet et le salut.

Jattirai Claudette, lembrassai, lui touchai la gorge ; jimaginais ce faisant Charlotte,


dmente et raisonneuse, son mince paquet de voyage nou en mouchoir, obtuse,
entretenant lobtuse corce dhistoires dcousues de reines profanes, de massacres
en septembre, de poignard et de mandat divin : comme un auteur, pensais-je, qui ne
sait de quoi il parle ni pour qui, mais sautorise de la profration de mots creux pour
rclamer des cieux un statut unique, et dans la mort dsastreuse, lassomption dun
nom mmorable. Larbre aveugle ruisselait.
En dpit de cet illustre modle et de son public feuillu, je ncrivis rien. Je sortais
du long rve des barbituriques, ayant ds le premier jour dtruit les ordonnances, par
dfi peut-tre et got du geste, ou, plus platement, pour me conformer au risible
fantasme de la seconde naissance ; et la sollicitude de Claudette vitait que mes yeux
rencontrassent des bouteilles. Mais je rvais que jcrivais : maidaient en cette fiction
des festins damphtamines, auxquelles mavait sans mal converti une amie moins
sage de Claudette.
Au prisme aigu de cette drogue froide, Caen me fut un dsert : jtais lumineux,
jtais tendu, des tensions lumineuses mon approche dchiraient lespace massifi
autour dangles durs ; nuances et profondeur mchappaient, et mchappait le
miraculeux repos des ombres progressives, les bleues et les brunes et celles o les
bleus dor peu peu se dfont, lhumble rvolte et le dernier refuge des choses face
la lucidit intraitable des cieux ; des cubes hargneux de vieux matres siennois
hachaient la ville, ses horizons et ses climats, et dans ce gel lair impalpable se prenait
en grands polydres froids : je jubilais sur cette banquise, avec une main transie autour
du cur, des yeux de verre net et une intelligence livide de damn du dernier cercle.
En vain les doux clochers de Caen, chers Proust dans leurs boqueteaux humides et
leur nimbe dair pluvieux, me faisaient-ils signe ; seule la verticalit batailleuse de
lAbbaye aux Hommes affrontant les cieux violents trouvait un cho dans mon esprit :
mon esprit tout entier crisp dans un poing de neige, comme une faade blouissante
que heurte, invariable et nesprant nul teignoir de nuit, un rayon dur de soleil ptrifi.
Sur cette faade jcrivais, en rve.
Je minstallais ds les premires heures ma table de travail, sous lil chaque
jour plus dubitatif de Claudette ; javais auparavant disparu quelques secondes dans les
cabinets pour ingurgiter une triple ou quadruple dose, et la jolie blonde ntait pas dupe
de ce jeu de cache-cache do je revenais lil rieur et les mains dures, honteux peuttre mais clatant de vilaine gaiet. Douloureuse, elle partait enfin vers son cabinet, o
lattendaient cas sociaux et dbiles quelle entourait dune sollicitude peut-tre
dcroissante depuis quelle cachait en ses murs un cas majuscule, peu dcoratif et
indcrottable ; je ricanais. Quavais-je faire de ces sottises, moi quun peu de poudre
blanche consacrait quotidiennement Grand Auteur ? Une matine exalte, infconde et
funbre, mais je le rpte, gaie, commenait ; jtais flamme et feu froid, jtais glace
quon brise et dont les beaux clats, si varis, tincellent ; des phrases trop presses,
profuses et guillerettes sinistrement, traversaient sans trve mon esprit, en un instant
variaient, senrichissaient de leur volatilit, et fleurissaient mes lvres qui les jetaient
dans lespace triomphal de la chambre ; nul thme ni structure, nulle pense nentravait
leur prodigieux babil ; cache dans tous les coins, tendrement penche sur moi et
buvant mes lvres, une grande Mre blouie, bienveillante et tout oreille, accueillait le
moindre de mes mots comme de lor trbuchant ; et or, mon moindre mot sonnait mes

oreilles, se dcuplait en mon esprit, or second ressortait par ma bouche : avare, je nen
confiais pas une once au papier. Comme jallais bien crire ! Me disais-je pourtant ; ne
suffisait-il pas que ma plume matrist le centime de cette fabuleuse matire ? Hlas,
elle ntait telle que parce quelle navait ni ne tolrait de matre, ft-ce ma propre main.
Leuss-je crite quelle net laiss sur la page que cendres, comme une bche aprs
la flambe ou une femme au sortir du plaisir. Allons, jallais tout de mme crire, tout
lheure ; rien ne pressait. cinq heures de laprs-midi, je claquais des dents. Avec
lpuisement de lartifice qui lavait suscit, mon il solaire sclipsait sous une nuit
grise entnbrant lunivers : je regardais sur la table une pile de papier blanc intouch ;
nul cho dans la chambre muette ne clbrait la mmoire de luvre impotente une fois
encore profre, lude. Ainsi passait le temps : larbre historique par la fentre se
parait chaque jour de feuilles plus jaseuses qui ne devaient rien la loquacit dune
femme jadis inspire, morte.
Les amphtamines me brisaient ; mais je pense aujourdhui, avec un serrement
de cur et un regret comme de femme jadis mienne et que je naurai plus, que je leur
dois les instants du bonheur le plus pur, et en quelque sorte littraire. En ayant pris,
jtais impeccablement seul ; jtais roi dun peuple de mots, leur esclave et leur pair ;
jtais prsent ; le monde sabsentait, les vols noirs du concept recouvraient tout ; alors,
sur ces ruines de mica radieuses de mille soleils, mon criture postiche, virtuelle et
souveraine, spectrale mais seule survivante, planait et plongeait, droulant une
interminable bandelette dont jemmaillotais le cadavre du monde. Moi, sur ce tombeau
dont inlassablement je dclamais lpitaphe, seule bouche dvidant linfini phylactre, je
triomphais : je passais du ct du matre, du ct du manche, du ct de la mort. Ce
bonheur ne devait rien la force de lme, mais il tait peut-tre, superlativement,
bonheur dhomme ; comme la jubilation des btes vient quelles ne diffrent pas de la
nature dont elles participent, la mienne venait dexactement concider avec ce qui, diton, est pour lhomme nature : des mots et du temps, des mots jets en vaine pture au
temps, nimporte quels mots, les faussaires et les vridiques, les bien sentis et les
insensibles, lor et le plomb, prcipits avec perte et fracas dans le courant toujours
intgre, insatiable, bant et calme.
Jattendais de Claudette quelle me pourvt en poison ; elle sy refusa. Je lui
faisais lamour sans gards, brusquement : jeusse voulu sa chair aussi labile et
asservie que me ltaient les mots ; mais non, elle tait bien du monde, elle existait
sans moi, elle voulait et rsistait, et je men vengeais en lui donnant du plaisir : de ses
cris au moins je me croyais la cause, ils taient des mots quoi je la contraignais. En
dpit de mes vagues dngations et de mes simulacres matinaux, elle savait bien que
je ncrivais pas : lauteur fanfaron de Montparnasse tait cette loque exalte, ce
maniaque attabl devant des feuilles vierges ; puis, javais repouss avec des
sarcasmes indigns les besognes professionnelles que ses relations lui permettaient de
me proposer ; elle me nourrissait ; elle dsesprait, mon rire ayant frapp de ridicule les
pauvres passions de bibliothque rose, ou que ma prsomption croyait telles, qui lui
donnaient delle-mme une image point trop drisoire : le tennis, le piano, la
psychanalyse et les charters.
Elle avait de la noblesse pourtant. Je me souviens de son regard, un jour dhiver,
au bord de la mer ; elle commenait dchanter dj mais navait pas perdu tout
espoir : je ntais pas auteur certes, jtais paresseux et un peu menteur ; eh bien, elle

sen accommoderait, elle ferait de son mieux, mais que de grce, je lui fasse merci et
daigne quelle vive en ce monde comme elle permettait que je vive hors de lui : tout
cela, son regard sur moi le disait, sans insistance ni larmes, avec dignit, avec de
lamour. Elle avait un petit bonnet de laine tricote, des bottes de caoutchouc jaunes,
enfantines et gaies sur le sable morne ; le froid la rosissait, le cri brusque des mouettes
ajoutait sa mlancolie ; mes yeux la quittrent, firent le tour de limmense horizon des
plages que lhiver vouait la violence neutre, la plainte, lhbtude de toujours ; je
vis une Volkswagen blanche arrte l-bas dans les dunes, un ciel intense, gris de fer
avec des touches emportes de gouache cruse, et la grande reptation marine irrite,
gonfle, sans fin besogneuse : le monde, et point si futile quinalinable. Et Claudette
l-dessous, toute petite sur le sable avec ses souliers jaunes, pleine de bonne volont,
qui sarrte un peu dans ma mmoire, courageusement marche dans ce vert et ce gris
qui leffacent, quelques pas de plus, un peu de jaune encore, les embruns lemportent,
elle disparat.
Je lai due, Claudette, et cest peu dire ; le dernier sentiment quelle eut pour
moi, le dernier regard quelle me porta, fut de rpulsion peut-tre, de peur et de piti
mles. Elle a fui ce qui la dpossdait, et sest peut-tre retrouve elle-mme dans le
cours des choses. Elle aura pous quelque universitaire, sportif et bel esprit, pense
marginale ou devenir de notable ; elle court sur le vert des links, en jupe de tennis
gambade de lombre la lumire, le joli bruit de la balle vient point, ses cuisses
tendres sarrtent, repartent, sa taille le tendre tissu danse ; elle aura termin sa thse
et rosi des loges du jury ; elle rit sous une petite voile dans la mer gaie, des mains
ltreignant lui font le souffle court, le monde inpuisable est fait de distances
kilomtriques, de hautes mosques et de flores exultantes penches sur des plages
infinies, dhoraires de vol et dhommes empresss, promenant leur grand nom et leur
tenue du soir dans des jardins dt, volontaires et sereins comme des statues, glorieux
comme des patriarches, ardents comme des jouvenceaux, et qui lui font la cour. Son
analyse interminable est grosse de rebonds imprvus qui lui font une vie dfaut de lui
faire une autre vie ; des disparitions laccablent, des fuites, le bonheur ne vient pas ; ou
bien peut-tre elle est morte et et mrit une plus vaste Vie Minuscule. Quelle ne se
souvienne pas de moi.
Je quittai Caen dans des circonstances honteuses. la gare o Claudette me
laissa, nous tions lun et lautre accabls, les mains fuyantes, peureusement installs
dans ce qui est sans recours. Je me souvins quelle mavait attendu ici mme une nuit,
en robe longue et farde, offerte la dure convoitise des cheminots, au troupeau
harass dhommes lil brutal, aux mains avides et noires, dfaits par des travaux
lointains et quinsulte en retour, beaut frache parmi les billets froisss et les troupiers
ivres, le luxe dune femme dcollete. Jtais rendu ce troupeau, je ne dferais plus
son linge ; elle senfuit ; le soir de fin dt courait sur les rails clatants, les trains
brlants rutilaient. Jhsitai vaguement entre plusieurs destinations ; un sort farceur ou
blas jeta les ds, je montai dans un wagon, les aiguillages firent le reste : je gagnai
Auxanges.
Jy rencontrai Laurette de Luy.

Vie de la petite morte

Il faut en finir. Nous sommes en hiver ; il est midi ; le ciel vient de se couvrir
uniformment de bas nuages noirs ; tout prs, un chien pousse intervalles rguliers
ce cri lent, trs sournois et comme de conque marine, qui fait dire quil hurle la mort ; il
va peut-tre neiger. Je songe aux gais jappements des mmes chiens, les soirs dt,
lorsquils ramenaient les troupeaux dans des flaques de clart ; jtais enfant, la lumire
ltait aussi. Je mpuise en vain peut-tre : je ne saurai pas ce qui senfuit et se creusa
en moi. Imaginons encore une fois quil en fut comme je vais le dire.
Dans mes souvenirs de petite enfance, je suis souvent malade. Ma mre me
prenait auprs delle dans sa chambre ; on me veillait dvotement ; dirrels cris
denfants montaient de la cour de rcration, tournoyaient et disparaissaient dans des
vols dhirondelles ; on jetait des bches dans la chemine, tout ptillait ; ou alors tout
steignait et dans le dernier rougeoiement apparaissaient des fantmes dabord
thtraux et discernables avec lesquels on pouvait jouer, puis si pais quon hsitait
les nommer, jusqu ce quils fussent anonymes et uns comme le noir juch sur un
enfant. Le jour revenait, et une nouvelle flambe naissait des jupes noires dlise
courbe qui la maniganait en soufflant sur la cendre, puis me souriait doucement dans
la clart venue. Jespre que je lui ai souri, moi aussi. Elle me laissait ; alors je
dcouvrais tout ; je dcouvrais lespace par la fentre, le poids du ciel au loin sur la
route vers Ceyroux, le grand ciel pesant pareillement sur Ceyroux que je ne voyais pas,
et qui pourtant cette heure maintenait opinitrement son vouloir infime de toits et de
vivants derrire lhorizon tnbreux des forts. Je convoquais des lieux invisibles et
nomms. Je dcouvrais les livres, o lon peut sensevelir aussi bien que sous les jupes
triomphales du ciel. Japprenais que le ciel et les livres font mal et sduisent. Loin des
jeux serviles, je dcouvrais quon peut ne pas mimer le monde, ny intervenir point, du
coin de lil le regarder se faire et dfaire, et dans une douleur rversible en plaisir,
sextasier de ne participer pas : lintersection de lespace et des livres, naissait un
corps immobile qui tait encore moi et qui tremblait sans fin dans limpossible vu
dajuster ce quon lit au vertige du visible. Les choses du pass sont vertigineuses
comme lespace, et leur trace dans la mmoire est dficiente comme les mots : je
dcouvrais quon se souvient.
Cela importe peu ; lemphase ne mavait pas encore gt. Javais une tirelire, un
classique cochon rose touchant et ridicule, avec lequel je jouais longtemps sur les
draps, fascin et comme mfiant. On y avait mis quelques pices de cent sous : cette
richesse invisible, moi attribue au nom don ne sait quelles lois obscures, mais
inutilisable, que je faisais tinter sur les flancs de faence creuse, qutait-ce donc de
drisoire et peut-tre brutal ? Jtais dautant plus du quil y avait dans larmoire une
autre tirelire, infiniment plus digne dattention, interdite et mirobolante : ctait un petit
poisson dun bleu profond dardoise ou diris, frtillant dans la nage et leste, aux cailles

apparentes que mes doigts sentaient quand en cachette je latteignais. Il y a dans Les
Mille et Une Nuits des poissons malicieux et intraitables qui parlent, qui se changent en
or, et dont les barbillons sont des sortilges ; de sa pnombre de draps rches, celui-ci
mappelait longtemps voix basse comme un autre appelle, sur le bleu persique o la
vague jette des gnies que les galets bousculent, un petit pcheur enturbann. Je ny
devais pas toucher. Il tait ma petite sur. Ma petite sur tait morte.
Une fois - tais-je plus malade, plus enjleur et pressant, ou ma mre lasse
dcida-t-elle de me faire confiance, je ne sais -, jeus le droit de jouer aussi avec le
poisson. la joie de me le voir cder, fit place bientt un trouble grandissant : cette
tirelire diffrait de la mienne. Ainsi donc, ma sur tait devenue un petit ange et mavait
abandonn ici-bas, dans ce monde peu utilisable ; elle nexistait que sur des lvres
mues et sur une seule photo inexpressive et froidement joufflue comme un putto, et
moi il me fallait durer. Le ciel pur rgnait au-dehors, je mabsentai, une de mes mains
souvrit ; le petit poisson se brisa sur le plancher. Ma mre pleurait en balayant les
dbris de faence bleue qui plus jamais nauraient de forme que dans sa mmoire, et la
mienne.
Plus tard, dans la chambre de ma mre encore loccasion dune autre maladie,
et cette fois nen pas douter lhiver, lheure o lon dbat au-dedans de soi si lon
doit allumer les lampes, se poursuivre ou sabandonner, une fois encore sajourner, je
fis la connaissance dArthur Rimbaud. Je crois, Dieu me pardonne, que ctait dans
l'Almanach Vermot, que Flix chaque anne se procurait, et qui proposait alors, audessous des pauvres vignettes humoristiques qui faisaient sa renomme, des
chroniques frivoles de littrature ou de politique, de gographie, toutes choses quon
nallait plus tarder appeler, dans les chaumires mme, la culture. Larticle tait
illustr dune mauvaise photo de fin denfance o Rimbaud comme toujours boude,
mais parat ici plus ferm sil se peut, obtus et indcrottable, attif et dsordre comme
ltaient sur les photos de groupe mes camarades dcole lourdement venus au matin
de la nuit des plus lointains hameaux, de Ley-chameau ou de Sarrazine, ces lieux
fabuleusement perdus o le deuil est plus inoprant, lespace plus vide et le gel mme
plus cru sur des mains toujours rouges, gourdes. Je connaissais cette douceur idiote et
ces tics noirs, nous tions assis sur le mme banc. Le titre aussi mattira, que je lus par
erreur : Arthur Rimbaud, lternel enfant , quand ctait lternel errant quil fallait
lire ; je ne rformai ce lapsus que beaucoup plus tard ; mais laissons cela. Non, cette
chair bougonne ne mtait pas plus inconnue que lenfance ardennaise maladroite que
le pigiste romanait. Javais dautres Ardennes par la fentre, et mon pre, sil ntait
pas capitaine, stait enfui comme le capitaine Frdric Rimbaud ; javais au moulin de
Mourioux, plus enterr que ceux de la Meuse, lch en mai des bateaux frles, peuttre dj lch ma vie ; lair immobile marrachait des larmes, javais pour passions
surs la piti et la honte. Dautres points de larticle me laissrent perplexe mais exalt
dans le projet dun jour rsoudre ces nigmes, me rendre digne du modle abrupt qui
venait de mtre rvl : qutait-ce donc que cette posie froce peu assortie aux
rcitations domestiques nonnes les matins dcole dans la premire flambe, cette
posie pour laquelle, paraissait-il, on quittait grand dam sa famille, le monde, soimme la fin, et quelle-mme on jetait au rancart par amour delle, qui vous faisait
pareil aux morts et superlativement vivant ? Puis, Rimbaud avait une sur qui en dpit
de tout lavait aim, de loin servi, tutlairement veill si loin de Charleville dans les

dernires sueurs et les derniers reniements, mais lange cependant ctait lui, lui-mme.
lui seul, grand garon pourtant quoique amput de tout, un pigiste obscur accordait l
lpithte entre toutes anglique, qui mavait jusqualors paru rserve aux petits morts aux petites mortes -, une spia fatigue, quelque chose sous la terre de poignant et
terrible que des fleurs apaisaient, l-bas dans Chatelus.
Allons, il faudrait bien faire lange, un jour, pour tre aim comme le sont les
morts. Mais si je tardais trop, qui maimerait alors ? Je regardais le feu en pleurant,
jappelais ma mre, lui faisais jurer que mes grands-parents ne mourraient pas. Vieux
cadavres aujourdhui ils sont bien sagement allongs prs de Fange en sa petite bote,
un peu sous Chatelus, ils nont plus dyeux pour me voir pousser des ailes ; bien peu de
fleurs de ma main les apaisent, les saisons qui dfont leurs vieux os moussent mon
vouloir, jcris des rcitations dcole primaire et je sais quun soir dhiver, dans une
chambre dont le souvenir sefface, entre les maigres pages de LAlmanach Vermot
queux aussi lisaient, je me suis tendu un pige dont les mchoires se referment.
Enfant jai su que dautres enfants mouraient ; mais ceux-l ne mavaient pas
prcd dans un envol magistral, ils ntaient pas que lgende, je les avais ctoys et
savais que nous tions faits de la mme pte ; je doutais quils devinssent, comme on
men assurait, des anges part entire. Tout changeait pourtant leur sujet ds
quimmanquablement ils allaient mourir. Du jour au lendemain ils taient, dans lagonie,
dans ce qui vient pour toujours, dhorrifiants ou-dire encore vivants ; lise et Andre les
voquaient voix plaintive et basse, je faisais mine de jouer, jpiais : quel tait ce
respect soudain dont, hier infimes, ils bnficiaient, ces voix amorties mon approche
comme lorsquon parlait de femmes lgres, de dettes inexpiables, de mon pre lger
et inexpiable ? Puis dans la cuisine un voisin entrait plus lentement ou thtralement
que de coutume, le regard voulait en dire long, ou Flix investi de grandeur fugace
drainait du bistrot la nouvelle absolue, lhiver tait plus vaste ou lt plus bleu, lenfant
ntait plus. Dans le tremblement bleu des lilas, dans la neige qui miraculeusement
choit de rien, je cherchais dirrcusables vols.
Un enfant de Sarrazine mourut du croup. Il tait bien tonnant que ce rouquin
doux et archaque, tout ptri du sommeil rural dont son lieu-dit dormait, cette borne
qui javais tristement donn des taloches, ft dsormais de la cohorte aile, dou dun
corps dair pais. Suffisait-il, flou dj, de ltre jamais par la mort, pour senvoler ?
La petite Bernadette, ma cousine des Forgettes, eut un mal terrible ; javais jou
souvent avec elle et sa sur sous le trs grand arbre dont les feuillages criblaient de
dansantes lueurs leurs visages perdus et leurs robes claires, au seuil de leur ferme
norme affronte aux grands bois, et la fausse monnaie du souvenir me les rend
aujourdhui semblables aux petites cousines tour tour gaies et austres qui passent et
fuient dans La Porte troite, comme cache-cache. Nulle ombre dt ne lapaiserait
plus ; elle saignait, elle suppliait, elle savait quelle mourrait. lise qui faisait le chemin
pied pour la veiller et supportait que ce regard terrifi la sommt, que cette main neuve
et dj nulle saidt pour ntre plus dune vieille main vivante, lise rentrait les matins
offense et muette, rsigne. Enfin lissue fut fatale, lenfant tait une insupportable
plaie quil fallait rduire au silence ; Elise nous pria, le soir, de quitter la cuisine et de
nous coucher aussitt, elle avait faire : elle connaissait en effet de vieux combats
sorciers, de quel temps venus, pour arrter le sang des femmes ou juguler la nue dont

la foudre marche sur les meules, damer le pion des dieux cornus qui abattent par dix
les bufs et font tourner les brebis jusqu la mort, atermoyer linvitable, enfin en toute
circonstance fatale faire quelque chose, comme on dit quand il ny a plus rien faire ;
tout cela, que des femmes staient transmis pendant des sicles et qulise sagement
ne transmit point, tenait en des prires bonhommes et inoprantes, quelques
aspersions deau de Lourdes et une pantomime simplette que je nai jamais vue, mais
en laquelle je crois voir lutter la bonne volont dlise toute courbe et ttue, fragile,
incrdule. Pour conjurer les saignements, et par dcision mimtique sans doute, je sais
quil fallait ma grand-mre beaucoup deau dont elle contrlait le flux sans trop croire
que le flux rouge l-bas lui obt, mais dont elle poursuivait bravement la mtaphore,
comme on accomplit un devoir ; elle offrit donc ce soir-l des libations mystrieuses,
entre le robinet de la cuisine et la table de formica, des saints dsuets et empots. La
leucmie ne sen laisse pas conter, elle nest pas sorcire, lise le savait bien : aux
Forgettes lenfant mourut un matin que le soleil dansait sur la faade norme, dans de
grands cris. Ange elle devint, elle aussi, ou souche enfin muette dans le cimetire de
Saint-Pardoux o flambent des buissons de pluie dor, des gents en t. La pauvre
petite , dit-on delle dsormais, comme on disait : ta pauvre petite sur .
Mourioux en effet, comme peut-tre plus gnralement chez les modestes que ces
pages complaisantes trahissent, on rpugne dire mort, dfunt, disparu ; feu Untel
mme est rare ; non, tous les morts sont pauvres , grelottant on ne sait o de froid,
de faim indcise et de grande solitude, les morts, les pauvres morts , plus fauchs
que des clochards et plus perplexes que des idiots, tout dconcerts, emptrs sans un
mot dans une tracasserie de mauvais rve, et qui ont lair si terribles sur de vieilles
images quand ils sont si doux, bnins et gars dans le noir comme des petits poucets,
jamais les derniers des derniers, les plus petits des petites gens. Cela, je le concevais
volontiers : quand nous allions au cimetire de Chatelus, je voyais bien, lair
constern des femmes, la lourde rprobation de Flix qui tait sa casquette, que
quelquun devait avoir bien de la peine, l-dessous ; quelquun qui aurait voulu tre l et
ne le pouvait pas, que quelque chose retenait prement, comme ces cousins lointains
qui chaque anne vous crivent leur grand dsir de vous revoir, mais le voyage est si
long, le peu dargent les arrte, la meule de leur vie de plus en plus fermement les tient
l et les broie, enfin par vergogne ils se taisent, on perd leur trace. Je moccupais ;
jallais chercher de leau pour les fleurs, emplissais de terre bonne la main les pots,
enfouissais sournoisement mon visage dans la poudre dternit des chrysanthmes ;
ctait souvent lhiver ; lglise tait haute sur la colline haute du cimetire, le clocher et
le ciel dans un mme gris slanaient dans mon cur, et comme riches lil taient
les valles, combien vive ma course imagine vers elles, et puissants le cri net dune
branche pitine, lclat de rire du visible multipli dans les flaques ; jaurais bien voulu
vivre. Le vcu, lvanoui, maccueillaient quand je revenais portant mon broc deau
bout de bras pour ne pas clabousser ma culotte du dimanche, et me rappelaient
lordre larpent de gravier que des mains lentes fleurissaient, le sel poignes jet
comme sur une ville morte, et dans la hue dun corbeau lappel navrant l-dessous,
plus bas que le sel et les fleurs dont tnbreusement elle se nourrissait, de la petite
muette, lobscure, lensevelie, ma sur. Mais quoi, ctait un ange aussi ? Oui, la vie de
lange tait ce malheur. Le miracle, ctait le malheur.

A regret enfin nous marchions entre les tombes, nous descendions le raidillon.
En contrebas le village entier soffrait mes yeux, le beau Chatelus tout en pentes o il
y a de grosses maisons vieilles, des ombres calmes et des mousses ; mais ce Chatelus
tait un trompe-lil, le vrai tait derrire nous ; le vrai, ctait celui quappelait de ses
vux Flix harass et dsoccup Mourioux, doucement du, quand il disait :
quand je serai Chatelus . Je prenais sa main, son odeur de velours pais me
rassurait, et sil se penchait je sentais sur ma joue son gros souffle. Ma mre, ma
grand-mre, me montraient chaque fois lcole o elles apprirent lire ; des souvenirs
leur venaient, des mots, et avec eux les morts, les petites filles mortes dont elles tirrent
les nattes et les morts foltres qui leur firent la cour, les morts tonnants qui vcurent ;
ceux-l aussi staient obscurcis derrire nous. Souvent nous allions aux Cards dans la
mme journe, et sil faisait beau pied, par les chtaigniers que lautomne hrisse ou
les flambes dor dt, par des sentiers doiseaux. On arrivait inopinment dans les
terres plus saintes, les terres des Cards qui seraient moi un jour, on me laffirmait
avec amour et comme une piti fugace, et lmotion de Flix me confirmait que ces
champs taient dune autre nature en laquelle il fallait voir plus vif lclat des gents,
plus grande limpatience des herbes. Enfin une vive musique dansait en moi, mon
ombre menivrait, la maison apparaissait dans son bosquet, ses lilas, son pass
racont, la maison qui dj lentement senfouissait sous dinutiles saisons sans rcoltes
et ne renfermait plus dans ses murs vides que le temps rongeur ; quimportait. Je serais
grand et aurais de largent pour la restaurer ; jmonderais la glycine ; dans le petit
jardin o Elise se lamentait sur des ronces, on me lisait un avenir de girofles et
dhortensias ; ici des enfants joueraient et le futur triomphait : jy viendrais en vacances
et my louerais de rjouir les vieux morts. Flix ne mentait pas : il est bien Chatelus ;
la croise dun chemin vers Sjoux, en vue dun hameau dormant, nul ne dsigne plus
la terre de Gayaudon, o lherbe est patiente : la proprit a t vendue vil prix pour
que se poursuive mon existence infime. La maison me demeure ; mon amour pour elle
na pas dcru. Une glycine morte sy dsespre ; la tempte et mon incurie ont tout
ruin ; les essences rares quavait pour moi plantes Flix seffondrent une une sur
les granges, il y a des craquements brusques et des rosions lentes ; les grands vents
jettent des ardoises ivres aux flancs des marronniers, leau morte samoncelle o les
vivants dormaient, des portraits choient et au fond des armoires dautres sourient dans
le noir loubli qui les comble, des rats crvent et dautres viennent, patiemment tout se
dfait. Allons, tout est bien ; les anges misricordieux passent dans un vol dardoise, se
brisent et renaissent dans lair bleu ; ils cartent la nuit des toiles daraignes, prs des
fentres casses regardent lune aprs lune des photos danctres dont les noms leur
sont connus, entre eux suavement chuchotent et peut-tre rient, bleus comme la nuit et
profonds, mais cristallins comme une toile ; quils jouissent de mon hritage
inhabitable ; le miracle est consomm.
Ma sur naquit en 1941, en automne je crois, Marsac o mon pre et ma
mre taient en poste ; il y a Marsac une petite gare et un grand moulin, lArdour y
coule en aval de Mourioux, y vivent des Chatendeau, des Snjoux, des Jacquemin,
qui font cadeau de pommes et vieillissent dans des jardinets ; jy allais avec ma mre
vlo, tant petit : elle tait bien jeune encore, peut-tre mon souvenir la conserve-t-elle,
gentiment pdalant un matin en robe claire, dans les taches dores du plein t - et
comme elle est seule, avec ce fils bavard qui va trop vite. Dans ce lieu donc ils

conurent, lui, lhomme lil de verre, lhomme cr faillible et sacceptant tel,


lnigmatique chef borgne de quelles lgions doubli, qui peut-tre vit encore ou peuttre ne vit plus, et elle, la paysanne des Cards dune autre faon faillible et ne croyant
pas que chose lui ft due, effarouche et gaie, depuis toujours et pour toujours enfant.
Ctait pendant la guerre, au bout des chemins des colonnes allemandes terribles et
bonasses lentement roulaient, que les gens des hameaux regardaient avec les yeux
exactement dont leurs anctres regardaient chevaucher les grandes compagnies, lost
du Prince Noir, des yeux antiques, crdules et fabulateurs ; le maquis avec ses jeunes
spectres courait les bois, brouillait les aiguillages, faisait sauter des convois et voler des
tocsins, branlait la nuit vers Marsac. Ma mre avait dautres soucis que cette guerre
incomprhensible et bruyante, o on ne savait qui mentait : le chef borgne courtisait
et l, mentait et pourtant laimait sans doute, buvait sec ; elle attendait sans trop y croire
un premier enfant, elle qui se pensait toujours aux Cards petite fille moissonnant,
smouvant et riant des riens qui l-bas trament le langage et font une vie : une
moustache dessine au charbon sur un minois et on ne vous reconnat plus, si on
mange son goter dans le grand-pr lt ct de la source le chocolat est bien
meilleur, ou encore la jument cagneuse et infatigable du grand-pre Lonard le ramne
ivre dune foire, et mon Dieu comme il est drle, titubant sous sa pelisse en poil de
chvre, que sais-je encore. Le terme fut proche et aux Cards sur le vieux seuil la vieille
se mit en marche avec son bton, coupa travers bois par le Chtain o la petite-nice
dAntoine pleine dge et de sourires lui ouvrit des sardines, puis par Saint-Goussaud et
la pente ombreuse dArrnes, et dans sa poche elle avait la relique, linexpugnable legs
des Peluchet, leur fardeau dimpuissance, leur gri-gri accoucheur ; et puisque ctait
lautomne lise foulait des bruyres neuves, des digitales hautaines, violettes et
crosses comme des vques, et puisquelle tait gaie et sans illusions, elle souriait
doucement. Lenfant naquit entre Elise, la relique et un mdecin de campagne vieille
France, dans lcole de Marsac. Cette fille sappela Madeleine.
Elle avait de grands yeux bleu sombre - venus de Clara assurment, Michon ne
Jumeau - et, disait-on comme on dit toujours, et t jolie. On la porta Marsac dans
des jardinets o des pois de senteur distrayaient les pommiers, le panache passant des
locomotives lappela, ses mains se tendaient vers le lointain et ne savaient cueillir le
proche ; on la porta aux Cards, le noir dense la couvrit sous le marronnier, on la posa
un instant sur le vieux seuil et un verbe patois obscur sur sa tte ml la clart de ciel
des glycines offrit son tonnement une langue anglique quau loin reprenaient en
cho les ombres czanniennes, lucides, peuples dappels, des bois clairs cinq
heures de laprs-midi ; les scnes dites primitives qui leffleurrent neurent pas le
temps dentamer cette harmonie superbe. Peut-tre passa-t-elle une fois Mourioux,
mais elle tait endormie dans lautobus, ou bien sa petite joue riait contre la joue de
notre mre, elle ne vit pas le clocher abrupt, les panonceaux dors et lternel tilleul,
lenfance inexpiable et ici enterre du rival quelle ne connatrait pas, son frre. Les
mains de Flix taient trop grandes et maladroites, elle seffrayait, et sur sa figure
persistait ce gros souffle aimant ; Eugne soufflait de la sorte et avait des mains
grosses aussi ; Aim la prenant riait dun il, mais lautre tait obscur, distant et
implacable, cleste : elle eut le temps peut-tre dapercevoir que les mles sont sans
force, tout en poigne mais ne serrant l que le lointain, non les langes mais le nom, et
que la chair profondment les ennuie, la chair toujours agite quils observent pourtant

et tentent bien droitement daimer, tout emptrs quils sont dans la tche dajuster le
visible leurs songes et de cette adquation faire une ivresse enfin, mais
immanquablement ils dessolent, lenfanon pleure et la mre sexaspre, ils sortent et
tirent doucement la porte, sur le seuil dgriss se payent de pauvre jactance, olympiens
et perdus regardent leur ciel et leurs bois, une fois encore font lange, vont boire.
Lenfant dort quand ils reviennent. Elle ignorait son nom et le monstre dinsuffisance
quest un nom, et sa propre image ne lui avait pas encore drob le monde, qui nest
pour nous que la garde-robe o vtir notre image ; elle eut mal soudain et ne sut le
dire : cette douleur mme lui sembla ne diffrer point de luniverselle harmonie dont elle
tait un des points dorgue, comme le ciel trop bleu, la mre qui revient ou la nuit toute
noire, plus vibrante seulement, plus aigu et proche dune insupportable source, dans la
fivre dun nourrisson dont le dlire sans mots et bouillant de larmes nous est jamais
incomprhensible, aussi refus et peut-tre miraculeux que le dernier tage de churs
qui ceint le trne du Pre. Ctait dans une grosse chaleur de juin ; une torpdo de ce
temps-l vint de Bnvent et le docteur Jean Desaix en descendit, chaussures
bicolores et costume clair, inutile et beau comme un prtre ; paternel et vieille France il
pencha sur le berceau son nud papillon, palpa cette chair agite et bien droitement
linterrogea, rien ne lui rpondit que le vieil ennemi insondable, indiffrent ; il prescrivit
pour la forme ; dans le cur navr de ma mre, la torpdo rutilante fit demi-tour sur le
gravier de la cour, slana. Le point dorgue si longtemps tenu se brisa, il y eut un
hoquet peut-tre ou un envol dyeux morts, dans lexultation ou une inconcevable
terreur sans pense la chair se retira de lt, quelque chose plus troitement se lia
lt : Madeleine mourut le 24 juin 1942 au matin, jour de la Saint-Jean, dans la chaleur
immense qui se levait sur Marsac, quand le pur ther rgne en tyran dans la gorge des
coqs, en larmes radieuses sparpille, bout dans le cur dor des lys, et de l rejaillit au
trois fois saint soleil.
Alors nouveau les vieux vinrent des Cards, et de Mazirat les autres vieux, les
premiers en carriole et les seconds en Rosalie ; et peut-tre se demandaient-ils part
soi quel sang noir stait l rvolt, quelles justes vengeances navaient fait de ce petit
corps quune bouche, quelle fille dAtre paysan on avait mange. Et dans la cte
raide de Villemomy Flix, rnes en main avec son chapeau noir, but, injuriant le
cheval, pensait que ctait l les Gayaudon qui expiaient, et sa lgret lui, son got
dancien dragon pour lapparat facile, les alezanes, les bufflteries, les roses, son
agronomie farfelue qui dj ruinait les Cards ; et les vieux Mouricaud revivaient dans
Elise, Lonard lanctre se levait tout droit sous les ombrages, disparaissait dans un
chaos, dans un essaim de mouches dor avec vindicte murmurait, le fondateur au cur
sec qui sou par sou avait achet les Cards, lhomme qui sur son unique portrait tenait
en sa main un portefeuille, assis comme un iguane patient, moustachu, entre PaulAlexis et Marie Cancian, le fils et la femme de part et dautre debout, pour la gloire du
seul tyran posant, souriants, incertains et flous, Lonard qui aimait lor et sa jument et
dtestait les hommes ; et dautres ombrages brusquement poussaient dans le jour les
fils prodigues et voyous, Dufourneau le tacite et Peluchet le parricide, bouriffs comme
des Jean-Baptiste, et les rinyes vertes du sous-bois soufflaient leurs cheveux doutretombe. L-bas lautre bout dans le teuf-teuf fl dj de la patache que je connus, en
passant vers Chambon sous le porche duquel les vieillards de lApocalypse bonnement
tiennent des harpes naines, Clara savait que le vieux Jumeau, lintraitable matre de

forges de Commentry qui affama des hommes et se ruina pourtant, le vieillard


dapocalypse et de fonderie qui dj au fils avait pris un il, recevait en dette posthume
ce petit cadavre pour entnbrer encore lenfer o depuis un quart de sicle il hurlait ; et
dEugne qui pleurait et tait le plus surpris, je ne connais pas les penses : des
habitants prcaires du nom que je porte je ne sais rien au-del de lui, sinon quils
taient pauvres et affairs, que les femmes somnambuliques faisaient des mnages et
en rentrant des scnes, et que les hommes inaptes senfuyaient dans la jactance et les
bistrots, senfuyaient pour de bon. Eugne donc, avin et doux, regardait par la vitre le
bl jaunir, se rappelait, et lui aussi dcouvrait sa ligne assez riche pour produire ce
mort en herbe. Ainsi tous ces vieux fils dAdam dbarqurent-ils Marsac, et peut-tre
en mme temps, titubants et navrs streignirent, gros velours contre gros velours, le
petit il bleu noy de Flix contre lil bleu brlant et sec de Clara, sous leurs grosses
semelles crissa le gravier chaud de la cour, les voil qui ont pass la porte, elle se
ferme sur leurs secrets de polichinelle et leurs chagrins malhabiles, ineptes mages
autour dun enfant mort. Lt rit dans les tilleuls, lombre se penche sur la porte close,
tout change doucement.
Puis, en cette saison de lys, les couronnes de lys tresses par les enfants de
lcole, et dans lglise de Marsac lirrespirable odeur blanche, dprave comme lt, le
triomphe dorgues des repoussants calices, et suaves, clricaux, mls au moisi riche
des vieux murs ; le petit cercueil voguant sur cette unda maris, la paysanne jeunette au
bras du chef borgne, dfaillante ; lise toute bossue ; les passes du cur, lauditoire de
mangeurs de raves, toutes choses dj dites ; et dans la carriole de nouveau le petit
spectre fleurdelis qui cahin-caha roule par des chemins perdus la rencontre de ses
pairs, lt lui souriant, des essaims de mouches dor lui prtant voix, et sous les
ombrages pais en remontant vers Arrnes, Saint-Goussaud, la haie encore des
fondateurs, des saboteurs, ceux qui furent incarns et uvrrent, Lonard assis
tranquille sous le chne de Lavaux qui compte quelque chose et ne lve pas les yeux,
les Peluchet changs en pierres et de leur vivant pierres la croix du Chtain, tous les
autres masss et dun bleu de glycine aux Cards quon voit l-bas devant une maison
proprette, et Chatelus enfin, o les chemins mnent.
Si en quelque faon, pour peu que jcrive son nom, Lonard court les chemins
nocturnes, bourse trbuchante dans sa pelisse de chvre, entre le chne de Lavaux et
les fonds de Plancht ; sil a quelque commerce avec les Beaux Impassibles qui
batifolent dans les Cards ventrs, qui savent tout et de tout se rjouissent jusquau
chant ; sil leur jette gentiment des louis qui sur le seuil tintent, comme je leur jette cet
instant ces lignes ; sil survit un peu en moi, ainsi que les contes de filiation nous le font
croire, il sait ce qui suit : trois ans aprs cette dbauche de lys, Andre et Aim
mengendrrent ; deux ans plus tard le chef borgne comme un pirate prit le large, et
dans labsence dsormais, plus lointain que ceux dont Chatelus on vrifie la
faillite, cleste, paternel magistralement, il rgna sans partage, scandant ma vie creuse
comme arpente le pont dun navire truqu le pilon de Long John Silver, dans LIle au
trsor ; en 1948 la porte des Cards se referma derrire Flix en droute, le vieux
vaisseau commena de pourrir, des frlements le peuplrent ; Elise et Flix disparurent
vers 1970 : la tombe de Chatelus est pleine, la dalle moussue ne souvrira plus sur le
jour quau Jugement dernier, et je veux croire quElise jeune et sans bosse en sortira,
une fille nouveau-ne entre ses bras ; la mme heure peut-tre Saint-Goussaud,

me levant rajeuni dentre les Pallade, les Peluchet et dautres spectres anonymes, je
saurai comment de mon vivant jaurais d crire pour qu travers lemphase quen vain
je dploie, un peu de vrai vienne au jour. En attendant, jai peu prs lexprience dun
enfant mort sans langage : mais je nai pas commerce avec les anges.
Je lai vue pourtant une fois, Palaiseau, en juillet 1963. Jallais partir pour
lAngleterre o mattendaient un ami, des filles rves considrables et des horizons
plus savoureux encore que de ce ct-ci. Jtais reu dans le pavillon de cousins
lointains et gais, stoques, qui djeunaient sur lherbe entre les autoroutes et les essors
fracassants dOrly proche ; jesprais ; je voulais tout embrasser. Un aprs-midi dans le
jardinet, seul, je menivrais de choses radieuses : la jeunesse commence et
incommensurable encore, lmoi tout neuf du vin et des femmes, le ciel dt ouvert
mon dsir et comme lui brlant, et les objets de mon dsir assurment aussi vrais,
parfums, profus et merci froissables que ces fleurs de banlieue que ma main
dchirait ; le ciel tout entier je laurais voulu prendre par un bout et tirer moi, avec ses
fleurs fraches et ses mirages dimmeubles, ses bleus qui changent, ses avions l-haut
et la pulpe de nuages que derrire eux ils laissent pour jouer avec le soir dans les yeux
des vivants, le ciel depuis les ctes de Massy jusqu lYvette o il sombre, je laurais
voulu rouler ainsi quun parchemin, comme le roule en personne lange bibliophile du
Jugement, quand tout est crit, quand luvre universelle se clt et que chacun sur ses
uvres est jug : jouir de tout et tout crire pourtant, je le voulais, je le pourrais. Des
hirondelles passaient. Je tourbillonnais dans cette ivresse, mes yeux sarrtrent : du
jardin voisin, si proche quen tendant la main jaurais pu la toucher, me regardant droit,
attentive et ferme mais la merci dun souffle, la limite de lombre arrte parmi les
girofles et les pois de senteurs, si loin de Chatelus pourtant, elle mobservait. Ctait
bien elle, la petite morte, derrire les rosiers . Elle tait l, devant moi. Elle se tenait
bien naturelle, elle profitait du soleil. Elle avait dix ans dge terrestre, elle avait grandi,
moins vite que moi il est vrai, mais les morts ont le temps de sattarder, nul dsir effrn
de leur fin ne les tire plus en avant. Je la tins avec passion dans mon regard, le sien un
instant me porta ; puis elle tourna les talons et la petite robe dansa dans la lumire, elle
sen alla sagement, pas menus et dcids, vers un pavillon vranda ; les petits
pieds srieux frapprent le sable de lalle, svanouirent sans que jentendisse trotter
les espadrilles dans lnorme fracas dun bing dcollant, toutes les parois de lair sous
lui trbuchantes, lt embrassant ses flancs dargent, les fils invisibles et passionns
de la machinerie cleste lenlevant corps perdu vers le paradis trs haut et vague,
derrire les H.L.M. Dans ce gros tonnerre elle tira sur elle la porte. Les rosiers en feu ne
bougeaient pas.
Je menvolai pour Manchester ; rien ny fut considrable ; jy tins mon premier
carnet, et cet vnement est le premier que je rapporte. Lge tendre est plein de
hbleries, mais celle-ci nen tait pas tout fait une : ma sur, oui, cette enfant
mapparut bien telle linstant mme que je la vis ; je la reconnus et la nommai avec la
mme tranquille certitude que je nommais sous ses pieds des girofles et autour delle
de la lumire ; et je ne saurais dire par quelle aberration, qui fut mes yeux dalors une
vidence, une fille douvriers banlieusards en robe dt prta corps au paradigme de
toutes les disparitions, leur surgissement parfois dans lair quelles paississent, dans
les curs quelles blessent, sur la page o opinitres et toujours dupes elles battent de

laile et frappent des portes, elles vont entrer, elles vont tre et rire, elles retiennent
leur souffle et suivent en tremblant chaque phrase au bout de laquelle peut-tre est leur
corps, mais mme l leurs ailes sont trop lgres, un adjectif pais les effarouche, un
rythme dfectueux les trahit, terrasses elles choient infiniment et sont nulle part,
revenir presque ternellement les tue, elles se dsolent et senterrent, derechef sont
moins que des choses, rien.
Quun style juste ait ralenti leur chute, et la mienne peut-tre en sera plus lente ;
que ma main leur ait donn licence dpouser dans lair une forme combien fugace par
ma seule tension suscite ; que me terrassant aient vcu, plus haut et clair que nous ne
vivons, ceux qui furent peine et redeviennent si peu. Et que peut-tre ils soient
apparus, tonnamment. Rien ne mentiche comme le miracle.
A-t-il bien eu lieu ? Il est vrai : ce penchant larchasme, ces passe-droits
sentimentaux quand le style nen peut mais, cette volont deuphonie vieillotte, ce nest
pas ainsi que sexpriment les morts quand ils ont des ailes, quand ils reviennent dans le
verbe pur et la lumire. Je tremble quils sy soient obscurcis davantage. Le Prince des
Tnbres, on le sait, est aussi le Prince des Puissances de lair ; et faire lange fait son
jeu. Cest bien ; jessaierai un jour dune autre faon. Si je repars leur poursuite, je
dlaisserai cette langue morte, en laquelle peut-tre ils ne se reconnaissent point.
A leur recherche pourtant, dans leur conversation qui nest pas du silence, jai eu
de la joie, et peut-tre fut-ce aussi la leur ; jai failli natre souvent de leur renaissance
avorte, et toujours avec eux mourir ; jaurais voulu crire du haut de ce vertigineux
moment, de cette trpidation, exultation ou inconcevable terreur, crire comme un
enfant sans parole meurt, se dilue dans lt : dans un trs grand moi peu dicible.
Nulle puissance ne dcidera que je ny suis en rien parvenu. Nulle puissance ne
dcidera que mon moi en rien nclata dans leur cur. Quand le rire du dernier matin
frappe Bandy ivre, quand dans un bond les cerfs fictifs lenlvent, jtais l certes, et
pourquoi en retour napparatrait-il pas ternellement, ces pages fussent-elles enfouies
jamais, dans le pain quon le voit ici mme consacrer, dans le geste dcisif dont ici
mme il ramasse sa soutane avant denfourcher une moto, inconsol mais souriant,
ptaradant au grand soleil, dans le vent de la grand-route bouriff, se rappelant ? Je
crois que les doux tilleuls blancs de neige se sont penchs dans le dernier regard du
vieux Foucault plus que muet, je le crois et peut-tre il le veut. Qu Marsac une enfant
toujours naisse. Que la mort de Dufourneau soit moins dfinitive parce qulise sen
souvint ou linventa ; et que celle dlise soit allge par ces lignes. Que dans mes ts
fictifs, leur hiver hsite. Que dans le conclave ail qui se tient aux Cards sur les ruines
de ce qui aurait pu tre, ils soient.

Fin

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