Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 674

-1-

James Clemens

La Guerre de la Sorcire
Les Bannis et les Proscrits Livre Trois

Traduit de langlais (tats-Unis) par Isabelle Troin

Bragelonne
-2-

Carolyn McCray, Pour son amiti, pour ses conseils et Pour mavoir donn les dragons.

-3-

Remerciements
Nul ncrit dans le nant. Je ne fais pas exception la rgle. Ce roman nexisterait pas sans lassistance prcieuse et considrable de nombreux amis, collgues et lecteurs enthousiastes. Derrire la production se cache lune des meilleures quipes ditoriales du mtier : Veronica Chapman, Jenni Smith et Steve Saffel. Je ne les remercierai jamais assez pour leur comptence. Sans compter mon ardent et infatigable agent, Pesha Rubinstein. Dans un domaine plus priv, un groupe damis et dexperts dont le regard afft a poli la premire version de ce manuscrit : Inger Aasen, Chris Crowe, Michael Gallowglass, Lee Garrett, Dennis Grayson, Debbie Nelson, Jane ORiva, Chris Smith et Caroline Williams. Remerciements tout particuliers Judy et Steve Prey, pour nous avoir pousss de lavant, et Dave Meek, pour les longues discussions autour dune table de billard. Et personne ne peut crire sans des fondations solides : merci, John, dtre toujours l. Enfin, tous les fans qui mont envoy des messages flicitations aussi bien que critiques : vous tes entendus et apprcis.

-4-

-5-

PRAMBULE LA GUERRE DE LA SORCIRE


[NOTE : Le texte ci-dessous est une lettre ouverte du professeur J. P. Clemens, traducteur de la srie Les Bannis et les Proscrits.] Chers tudiants, Vous voici de retour parmi nous pour poursuivre la lecture des Parchemins Kelvish. Bienvenue. En tant que traducteur de ces textes, je sollicite quelques minutes de votre temps pour vous faire part de mes commentaires sur mon travail et sur certaines des rumeurs qui lentourent. Comme chacun sait, les Parchemins originaux ont t emports par les ges. De ce rcit antique, il ne demeure que des copies manuscrites dcouvertes voici plus de cinq sicles dans les cavernes des les de Kell, et tombant dsormais en poussire. Parce que la langue dans laquelle elles furent rdiges est morte depuis un bon millnaire, des centaines dhistoriens et de linguistes ont vainement tent de les reconstituer et de les traduire. Mais, sous ma supervision, luniversit de DaBorau, une quipe dexperts distingus a enfin ralis limpossible : une retranscription complte et exacte de lhistoire dElena Morinstal. Vous tenez dans vos mains luvre de ma vie. Et je tiens dire ma conviction que cette uvre se suffit elle-mme. Pourtant, en dpit de mes objections, mon collgue Jirrob Sordun a t charg de rdiger un prambule aux deux premiers textes et de mettre les lecteurs en garde contre la duplicit de lauteur des originaux. Ces funestes avertissements taient-ils bien ncessaires ? -6-

Pour autant que je respecte le professeur Sordun, il me semble que les histoires situes durant l ge noir dAlasa se passent denjolivements et dintroductions extravagantes. Bien que cette poque antique soit drape de mystre, et que les vnements survenus alors soient souvent relats de manire contradictoire, toute personne saine desprit saura que les rcits affrents ne sont que des fictions perverses issues dun esprit dment. taitil vraiment ncessaire que Sordun le prcise ? Examinons les faits. Que savons-nous rellement de cet ge noir ? Nous savons quElena Morinstal fut bel et bien un personnage historique les rfrences contemporaines sont trop nombreuses pour le nier , mais le rle quelle joua dans le soulvement contre le Gulgotha nest, de toute vidence, que pure lucubration. Elena ntait pas une sorcire. Elle navait pas le poing souill par la magie sanglante. Je suis prt parier que des charlatans lui avaient peint la main en rouge afin de la faire passer pour un messie ayant reu lonction divine, et ainsi soutirer de crdules villageois leurs pices de cuivre durement gagnes. Parmi lesdits charlatans devait se trouver un crivain de talent modr, qui aura invent ces histoires abracadabrantes pour ajouter plus de poids leur imposture. Je suppose quil rgalait les paysans de ses fables en leur faisant croire quelles taient relles, et quainsi fut forg le mythe de la sorcire. Jimagine aisment les fermiers aux dents cartes le regardant fixement, bouche be, tandis quil leur parlait dogres froces, de nymphes farouches, de fiers montagnards et delphes aux cheveux argents. Jentends presque leurs hoquets de stupfaction face la magie de feu et de glace brandie par Elena. Mais, dans lAlasa claire daujourdhui, il nest srement nul besoin davertir les lecteurs que de telles choses sont pure fiction. Cela dit, je dois vous faire une confession. Pendant que je traduisais les Parchemins, jai commenc y croire. Qui naurait pas envie de croire quune jeune fille ayant grandi dans un verger isol puisse changer le monde ? Et ce quelle a, selon lauteur, fini par accomplir : qui nesprerait pas que ce soit -7-

vrai ? Bien entendu, en tant qurudit, je sais que tout cela est impossible. La nature possde des lois immuables ; ce que lauteur affirme en conclusion des Parchemins est un mensonge flagrant, qui ne peut quaffaiblir notre socit. Pour cette raison, jen suis venu accepter le fait que ma traduction devait tre proscrite et rserve aux esprits clairs ceux qui ne risquent pas de se laisser duper par son message final. Toutefois, en dpit de ces restrictions svres, jai entendu des rumeurs absurdes concernant les empreintes qui lient chaque exemplaire de ces textes son propritaire. Dans certains cercles, on chuchote que les lecteurs ayant marqu les cinq tomes et reli toute la srie laide de rubans de soie sont tombs sous lemprise dune magie antique canalise par ma traduction. Cest une ide parfaitement ridicule, dont je tiens responsable limprimerie universitaire qui a fabriqu ces livres. Exiger que chacun des volumes soit marqu avec un doigt diffrent de la main droite ne fait quentretenir le mythe. Requrir une telle chose, tout particulirement quand lhistoire contenue dans ces livres suggre que la main dune sorcire peut manipuler une puissante magie, constitue une ngligence quasi criminelle de la part dun diteur. Mme si je suis flatt que lon attribue un tel pouvoir mon uvre, je ne peux qutre choqu et confondu par une stupidit aussi flagrante. Peut-tre ai-je trop svrement jug mon illustre collgue. En fin de compte, peut-tre vaut-il mieux avertir tous les lecteurs potentiels. Laissez-moi donc rpter lultime mise en garde de Jirrob Sordun, telle quelle figure dans le prambule du premier texte : Et de jour comme de nuit, dans la veille comme dans vos rves, souvenez-vous Lauteur est un menteur. Sincrement et humblement, J. P. Clemens, Professeur dhistoire ancienne -8-

-9-

LA GUERRE DE LA SORCIRE
Annonce par le rugissement dun dragon et engendre par un maelstrm de flammes et de glace, ainsi dbuta la guerre.

- 10 -

Par la fentre ouverte me parviennent le bourdonnement dune lyre et la voix assourdie dun mnestrel, montant comme de la vapeur depuis les rues en contrebas. Ici, dans la cit de Gelph, le carnaval dt bat son plein. Tandis que la chaleur brlante de la journe cde la place la moiteur touffante du dbut de soire, les citoyens se rassemblent sur la grand-place pour la fte du Dragon un moment de rjouissances et de libations. Pourtant, leur gaiet mirrite. Comme ces idiots ont la mmoire courte ! Alors que, papier devant moi et plume la main, je mapprte rdiger la suite de lhistoire de la sorcire, jentends encore hurler les mourants et rugir les dragons pardessus la musique et les joyeux clats de voix qui rsonnent au dehors. La vritable signification de cette fte sest perdue au fil des ges. Le premier carnaval dt fut un vnement bien sombre, conu pour rconforter les rares survivants de la guerre des les leur donner loccasion de panser les blessures de leur corps taillad par les pes ennemies et de leur esprit dchiquet par la trahison de leurs allis. Les ftards daujourdhui ont oubli jusqu lorigine de lchange rituel de dents de dragon factices et de perles peintes en noir. Jadis, celui-ci symbolisait le lien existant entre Ah, mais je vais trop vite ! Aprs tant de sicles, et avec tant de souvenirs qui se bousculent dans ma mmoire, je me surprends sans cesse dcrocher de limplacable marche du temps. Assis dans cette chambre de location, au milieu de mes parchemins et de mes encres, je revois Elena, debout sur les - 11 -

falaises aux Ampoules, observant son arme draconique dploye devant elle dans la lumire du couchant et il me semble que ctait hier. Comment se fait-il que plus on vieillit, plus on accorde de valeur au pass ? Ce que jai fui jadis est dsormais ce dont je rve. Est-ce l la vritable maldiction que ma jete la sorcire : vivre ternellement, mais rester enferm dans le pass ? Tout en trempant ma plume dans lencre, je prie pour que lultime promesse quelle me fit se rvle vraie, et que je meure aprs avoir fini de raconter son histoire. Mme si la chaleur de la journe sattarde encore dans ma chambre tandis que la fracheur nocturne se rpand au dehors, je ferme la fentre et barricade mon cur contre le bruit des festivits. Je ne puis relater un tel carnage en coutant la joyeuse mlodie des mnestrels et les clats de rire tonitruants. Cette partie de lhistoire dElena Morinstal ne peut tre retranscrite quavec un cur froid. Ainsi, alors que la fte du Dragon dbute dans les rues de Gelph, je vous invite tendre loreille et vous concentrer. Entendez-vous une autre sorte de musique ? linstar de nombreuses grandes symphonies, les doux accords douverture sont souvent oublis lorsque claironnent les cors et grondent les tambours. Mais cet oubli est une insulte faite au compositeur, car cest durant ces moments de calme que la scne est dresse pour la tempte venir. Alors, coutez bien. Prtez loreille, non pas la lyre ou aux tambourins qui rsonnent dehors, mais au murmure du ressac alors que la mare se retire aux premires lueurs de laube. Car telle est louverture de la symphonie que je mapprte vous chanter.

- 12 -

LIVRE PREMIER LARMES ET MARES

- 13 -

Debout au bord de la falaise, avec le fracas des vagues pour seule compagnie, Elena scrutait le bleu de locan. lhorizon, le soleil se levait peine, nimbant les lointaines les de lArchipel dun halo de brume rose. Plus prs de la cte, un petit chalutier luttait contre la mare pour effectuer sa besogne parmi les brisants. Mouettes et sternes tournaient au-dessus de son unique mt, se disputant tandis quelles pchaient dans les mmes eaux gnreuses. Plus prs encore, au pied de la paroi escarpe, la plage rocailleuse tait dj envahie par les corps affals des otaries. Laboiement dune mre qui rprimandait son petit ou le rugissement dun mle jaloux de son territoire montaient parfois jusqu Elena. Avec un soupir, la jeune fille tourna le dos locan. Les dragons des merai taient partis quinze jours plus tt, et, le long de la cte, la routine habituelle avait dj repris le dessus. Telle tait la rsilience de la nature. Comme pour souligner cette dernire, une brise matinale souffla les cheveux dElena dans ses yeux. Irrite, la jeune fille repoussa les mches importunes de ses doigts gants et tenta de les coincer derrire ses oreilles, mais le vent mit tous ses efforts en chec. Deux lunes staient coules depuis la dernire fois o Erril lui avait coup les cheveux, et ceux-ci avaient atteint une longueur pnible : encore trop courts pour que la jeune fille les attache avec des rubans et des pingles, mais trop longs pour quelle dompte facilement les boucles qui commenaient se former. Elena se gardait pourtant de se plaindre, craignant quErril la tonde de nouveau. Cette perspective lui arracha un froncement de sourcils. Elle en avait assez de ressembler un garon. Bien quelle ait accept de se dguiser pendant que ses compagnons et elle - 14 -

traversaient les contres dAlasa, ici, dans la solitude des falaises aux Ampoules, il ny avait pas dyeux pour lpier, et donc aucune ncessit de se faire passer plus longtemps pour le fils dErril. Du moins, ctait ce quelle se rptait sans cesse. Mais elle ntait pas certaine que son protecteur soit du mme avis. titre de prcaution, elle avait donc pris lhabitude de porter un bonnet quand Erril tait dans les parages. Elle esprait cacher son protecteur que ses cheveux repoussaient et que leur teinture noire sestompait. Aux racines, le feu naturel de sa crinire rapparaissait enfin. Elena tira son bonnet de sa ceinture, lenfila et coina ses mches parses dessous avant de remonter le sentier qui menait au cottage. Elle aurait t bien incapable de dire pourquoi elle accordait autant dimportance sa chevelure. Ce ntait pas seulement de la coquetterie, mme si elle ne pouvait nier que cela jouait un petit rle dans le subterfuge quelle entretenait vis--vis dErril. Aprs tout, elle tait une jeune fille une jeune femme, presque. Il tait bien normal quelle rpugne passer pour un garon. Mais il ny avait pas que cela. La vritable raison de lattitude dElena venait justement sa rencontre, les sourcils froncs et lair mcontent. Vtu dun pull de laine pour se protger contre la fracheur matinale, Joach arborait la mme chevelure flamboyante que sa sur ceci prs que la sienne tait retenue en arrire par un lien de cuir noir. Parce que la prsence de son frre lui rappelait leur famille, Elena ne voulait plus dissimuler ses origines. En continuant se teindre, elle aurait eu limpression de renier ses parents. Comme Joach approchait delle, Elena distingua son rictus exaspr et laffliction dans ses yeux verts une expression quelle avait souvent vue sur le visage de leur dfunt pre. Tante My te cherche partout, lana le jeune homme en guise de bonjour. Mes leons ! (Elena slana vers son frre.) Javais presque oubli. Presque ? la taquina Joach alors quelle le rejoignait. Elena se rembrunit, mais ne rfuta pas ses accusations. De - 15 -

fait, elle avait compltement oubli ses leons du matin. Ce devait tre sa dernire sance dentranement lescrime avant que Mycelle parte Port Rawl rcuprer lautre moiti de leur groupe. Kral, Tolchuk, Mogweed et Mric avaient rendez-vous avec la guerrire dans deux jours. Pour la centime fois, Elena se demanda comment ses amis sen taient tirs Ruissombre. Elle espra quils taient tous indemnes. Tandis que son frre et elle rebroussaient chemin vers le cottage, Joach marmonna : El, tu as toujours la tte dans les nuages. Irrite, la jeune fille pivota vers lui et vit son sourire en coin. Ctaient les mmes mots que leur pre employait pour la rprimander, quand elle perdait la notion du temps. Elle prit la main de son frre. prsent, il tait toute la famille qui lui restait. Joach serra la main gante de sa sur. En silence, ils traversrent le petit bois de cyprs et de pins battus par les vents. Alors que le cottage de Flint apparaissait au sommet de la falaise, devant eux, le jeune homme se racla la gorge. El, je voulais te demander quelque chose. Mmmh ? Quand tu partiras pour lle Elena grogna intrieurement. Elle ne voulait pas penser la dernire partie de leur qute, la rcupration du Journal Sanglant sur lle de Valloa et encore moins depuis que son frre lui avait dcrit les horreurs qui lattendaient l-bas. Jaimerais taccompagner, acheva Joach. Elena faillit trbucher de surprise. Tu sais que cest impossible. Tu connais le plan dErril. Oui, mais il suffirait dun mot de toi Non, coupa-t-elle. Il ny a pas de raison que tu viennes. Lui posant une main sur le bras, Joach larrta. El, je sais que tu veux me tenir lcart de tout danger supplmentaire, mais je dois retourner l-bas. La jeune fille se dgagea et regarda son frre dans les yeux. Pourquoi ? Pourquoi penses-tu que tu dois y retourner ? Pour me protger ? Non. Je ne suis pas stupide. (Joach baissa le nez ; il - 16 -

refusait de soutenir le regard de sa sur.) Mais jai fait un rve, chuchota-t-il. Deux fois pendant la dernire demi-lune. Elena continua le regarder fixement. Tu crois que cest un tissage ? Oui. Joach releva enfin les yeux. Ses joues taient roses dembarras. Peu de temps auparavant, il avait dcouvert quil partageait lhritage de magie lmentale de leur famille. Il possdait le pouvoir de tissage, un art oubli que seuls quelques rares membres de la Fraternit pratiquaient encore, et qui lui montrait en rve des bribes dvnements futurs. Frre Flint et frre Moris travaillaient avec lui pour dterminer le niveau exact de son pouvoir. Je nen ai parl personne dautre. Ce nest peut-tre quun rve ordinaire, suggra Elena. Mais sa moiti sorcire avait commenc sagiter en entendant les paroles de son frre. Une simple allusion la magie suffisait embraser son sang. La Rose de ses deux poings tait frache, et elle croyait presque entendre le pouvoir chanter dans son cur. Dglutissant, elle ferma son esprit lappel de la magie. Quest-ce qui te fait croire que ctait un tissage ? Joach grimaa. Je Je ressens un truc bizarre quand je tisse. Comme une onde dans mes veines, une tempte intrieure qui mettrait le feu tout mon tre. Et je lai ressentie pendant ce rve-l. Une tempte intrieure, songea Elena. Elle prouvait la mme chose quand elle touchait sa propre magie sauvage. Il lui semblait quun ouragan faisait rage dans son cur, et que, faute de pouvoir sen chapper, il hurlait dnergie contenue. Au seul souvenir des flots de pouvoir brut qui lavaient parcourue, la jeune fille se surprit se tordre les mains. Elle se fora les dtacher lune de lautre. Parle-moi de ton rve. Joach hsita et se mordit la lvre. Allez, raconte, insista Elena. Il baissa la voix. Je tai vue au sommet dune haute tour Valloa. Une bte - 17 -

noire aile dcrivait des cercles autour du parapet Une bte noire aile ? Ctait Ragnark ? demanda Elena, nommant le dragon aquatique qui partageait la chair du sanguinaire Kast et tait li par le sang la merai Sy-wen. Machinalement, Joach toucha la dent de dragon en ivoire que Sy-wen lui avait offerte, et quil portait pendue un cordon autour du cou. Non, ce ntait pas un dragon. (Ses mains tentrent desquisser une silhouette ; trs vite, il capitula avec un haussement dpaules.) Ctait plus une ombre quune crature de chair et de sang. Mais ce nest pas important. Limportant, cest que Sa voix mourut, et son regard driva vers locan. Il me cache quelque chose, ralisa Elena. Quelque chose qui leffraie profondment. La jeune fille passa la langue sur ses lvres sches, se demandant soudain si elle voulait savoir. Quest-ce que ctait, Joach ? Tu ntais pas seule en haut de la tour. Qui dautre tait l ? Joach reporta son attention sur elle. Moi. Jtais debout prs de toi, et je tenais dans ma main le bton de polbois que jai vol au mage noir. Quand la bte a piqu vers nous, jai brandi le bton et je lai abattue dun clair. a prouve bien que a ntait quun cauchemar, argumenta Elena. Tu ne pratiques pas la magie noire. Tu as juste rv que javais besoin de ta protection. Londe que tu as ressentie tait probablement due linquitude et la peur plutt qu une manifestation de ton pouvoir. Les sourcils froncs, Joach secoua la tte. Honntement, jai pens comme toi la premire fois. La dernire chose que papa ma dite, cest de te protger ; cest un fardeau qui pse lourdement sur mon cur depuis. Mais aprs avoir refait le mme rve, hier, je nen tais plus aussi sr. Alors, je suis sorti discrtement. Il devait tre minuit. Je suis venu ici et et, en brandissant le bton, jai lanc le sort de mon rve. Un mauvais pressentiment tordit lestomac dElena. Joach ? Son frre dsigna quelque chose derrire elle. La jeune fille - 18 -

pivota. quelques pas deux se dressait un pin foudroy, lcorce noircie et aux branches brises. a a fonctionn. Elena carquilla les yeux. Ses jambes flageolrent, pas seulement lide que le rve de Joach puisse tre prmonitoire, mais parce que son frre avait russi invoquer un pouvoir obscur. Elle frissonna. Il faut en parler aux autres, chuchota-t-elle. Erril doit tre prvenu. Non, contra Joach. Ce nest pas tout. Et cest pour a que je nai rien dit jusqu maintenant. Pourquoi ? Dans mon rve, aprs que jeus foudroy la bte, Erril surgissait des profondeurs de la tour, son pe la main. Il se prcipitait vers nous ; je braquais le bton sur lui et et je le tuais. Comme la bte, il succombait dans une explosion de feu obscur. Joach ! Le jeune homme refusa de se laisser interrompre ; les mots jaillissaient de sa bouche en une irrpressible cascade. Dans mon rve, je savais quil te voulait du mal. Quil avait lintention de te tuer. Je navais pas le choix. (Il fixa sa sur dun regard douloureux.) Si je ne vous accompagne pas Valloa, Erril te tuera. Jen suis sr ! Elena se dtourna des absurdits profres par son frre. Jamais Erril ne lui ferait de mal. Il lavait protge pendant toute leur traverse dAlasa. Joach devait se tromper. Pourtant, la jeune fille ne pouvait dtacher son regard des restes calcins du pin. Le sort noir de Joach celui quil avait appris dans un rve avait fonctionn. Ce que je viens de te dire doit rester un secret, Elena, lana son frre derrire elle. Ne fais pas confiance Erril. Non loin de l, Erril sveilla en sursaut de ses propres rves agits. Des visions daraignes venimeuses et denfants morts dchirrent les derniers lambeaux de son sommeil, le laissant puis et courbatur, comme sil avait contract ses muscles toute la nuit. Il repoussa ses couvertures et sextirpa - 19 -

prudemment de son lit en duvet doie. Torse nu, vtu de ses seuls sous-vtements en lin, il frissonna dans lair frais. Lautomne approchait, et mme si une chaleur humide subsistait encore pendant la journe, les matins annonaient dj les lunes froides venir. Pieds nus sur le sol dall, Erril se dirigea vers le bassinet de toilette et le petit miroir en argent accroch au-dessus. Il saspergea le visage deau frache pour dissiper la toile daraigne de ses cauchemars. Il avait vcu tant dhivers que ses nuits taient toujours envahies par des souvenirs. Se redressant, il dtailla les traits anguleux, ombrs par un dbut de barbe, quil devait ses anctres standi. Ses yeux gris le regardaient fixement depuis un visage quil ne reconnaissait plus. Comment cette apparence juvnile pouvait-elle dissimuler si totalement le vieillard quil tait lintrieur ? Erril se passa la main sur la figure. Extrieurement, il navait pas chang. Pourtant, il se demandait parfois si son dfunt pre reconnatrait lhomme qui lui rendait son regard dans le miroir. Cinq sicles dexistence lavaient marqu, mme sils navaient pas rid sa peau ni fait grisonner ses cheveux. Erril laissa ses doigts descendre jusquau moignon de son paule. Oui, le temps marquait les hommes de bien des faons. Soudain, une voix sleva depuis un coin obscur de la pice. Si tu as fini de tadmirer, on pourrait peut-tre se mettre au boulot. Parce quil connaissait bien cette voix, Erril ne sursauta pas. Il se dtourna et se dirigea vers le pot de chambre. Ignorant le vieil homme assis dans un fauteuil rembourr, il prit le temps de se soulager de ses urines matinales. Alors seulement, il lana : Flint, si tu voulais que je me lve plus tt, il te suffisait de me rveiller. tant donn la manire dont tu grognais et te tournais dans tous les sens, jai estim quil valait mieux te laisser dabord en finir avec ce qui troublait ton sommeil. Dans ce cas, tu devrais me laisser dormir dix ou vingt ans de plus, rpliqua aigrement Erril. - 20 -

Cest vrai. Pauvre Erril. Le Chevalier errant. Lternel gardien de Valloa. (Du menton, Flint dsigna ses vieilles jambes.) Quand tes articulations craqueront autant que les miennes, nous verrons qui de nous deux se plaindra le plus fort. Erril ricana. Mme sans magie, le temps navait gure rod la vigueur du vieux frre. En vrit, les nombreux hivers que Flint avait passs en mer semblaient lui avoir endurci le corps, comme un chne assailli par les temptes nen devient que plus robuste. Le jour o tu ralentiras, vieillard, est celui o je raccrocherai mon pe. Flint soupira. Chacun de nous a son propre fardeau porter, Erril. Si tu as fini de tapitoyer sur ton sort, cest dj le milieu de la matine, et nous devons encore charger le Fend-les-Flots pour notre prochain voyage. Je sais trs bien ce que nous avons faire, dit le guerrier sur un ton mordant. Son sommeil agit lavait laiss de mchante humeur, et la langue acre de Flint lirritait encore plus que dhabitude. Le vieil homme dut le sentir, car il se radoucit. Je sais que a na pas t facile de faire traverser tout Alasa la gamine avec les sbires du Gulgotha aux trousses. Mais, si nous voulons nous dbarrasser du joug de ce btard, nous ne pouvons pas laisser le dsespoir nous accabler. Le Seigneur Noir jettera encore bien des obstacles en travers de notre chemin ; il trouvera bien dautres moyens de tourmenter nos curs sans que nous fouillions le pass pour raviver danciennes afflictions. Erril acquiesa. Il se dirigea vers larmoire en chne qui se dressait dans le coin de la pice, tapant sur lpaule de son ami au passage. Comment es-tu devenu si sage parmi les pirates et les brigands de lArchipel, vieillard ? Flint grimaa et toucha sa boucle doreille en argent du bout de lindex. Parmi les pirates et les brigands, seuls les sages vivent jusqu un ge aussi avanc que le mien. - 21 -

Erril sortit ses vtements, enfila son pantalon et se tortilla pour faire de mme avec sa tunique. Pas vident de shabiller avec un seul bras. Aprs tous ces sicles, il restait certaines choses que le temps navait gure amliores. Le visage rougi par leffort, il russit enfin passer la tte par le col de sa tunique, dont il tira lourlet vers le bas. Des nouvelles de Sy-wen ? demanda-t-il en saisissant ses bottes. Non, pas encore. Le ton inquiet de Flint fit hausser les sourcils Erril. Depuis quil lavait repche en mer, le vieil homme se comportait de manire trs protectrice lgard de la jeune fille. Celle-ci avait accompagn le reste de larme merai au sud des Rcifs Ravags, en qute de la flotte drerendi. Surnomms Sanguinaires , les Drerendi taient les plus cruels des redoutables pirates qui naviguaient dans ces eaux. Mais un serment trs ancien les liait aux merai, et Flint esprait obtenir leur soutien durant la guerre venir. La seule chose que mont rapporte mes agents en mer, ce sont dpouvantables rumeurs en provenance de Valloa, poursuivit Flint. Il semble quun nuage noir enveloppe perptuellement lle, que des squales vicieux tiennent toutes les embarcations lcart et que des vents de tempte charrient les cris dmes tortures. Mme au large, les pcheurs remontent dans leurs filets dtranges cratures ples telles quils nen avaient encore jamais vu, des btes la forme grotesque et au dard venimeux. Dautres parlent de hordes de dmons ails aperus au lointain dans le ciel Des skaltum, cracha Erril dune voix tendue en enfilant une de ses bottes en cuir. Mon frre est en train de lever une arme de Carnassires. Flint se pencha en avant et tapota le genou du guerrier, qui stait assis sur le lit. La crature qui se fait passer pour le Praetor de Valloa nest plus ton frre, Erril. Ce nest quune illusion cruelle. Ny pense pas. Mais comment Erril aurait-il pu ne pas y penser ? Il ne cessait de revivre la nuit o le Journal Sanglant avait t li, - 22 -

cinq sicles plus tt. Cette nuit-l, tout ce qui existait de bon et de noble chez son frre Shorkan et chez le mage Greshym avait t aspir pour permettre la cration du grimoire maudit. Ce qui restait des deux hommes la partie corrompue, mauvaise, de leur esprit avait t donn au Cur Noir, afin quil les utilise comme pions dans ses machinations infernales. Erril serra les dents. Un jour, il dtruirait labomination qui portait les traits de son frre bien-aim. Flint se racla la gorge, ramenant lhomme des plaines dans le prsent. Mais ce nest pas tout ce que jai entendu. Des nouvelles du sud de la cte me sont parvenues ce matin par pigeon. Cest pourquoi je suis venu te tirer du lit. Quel genre de nouvelles ? senquit Erril en luttant pour enfiler sa seconde botte, le front pliss. Mauvaises, hlas. Hier, une petite flotte de pche est arrive Port Rawl. Tous les marins avaient t corrompus. Ils taient comme des chiens enrags. Ils ont attaqu les habitants coups de dents ou de couteau, et ils ont viol leurs femmes. La garnison entire a d se mobiliser pour les repousser. La plupart dentre eux ont t tus, mais un des bateaux maudits a russi lever lancre et schapper, emmenant plusieurs femmes et quelques enfants. Erril entreprit de lacer ses bottes. Magie noire, commenta-t-il dune voix tendue. Un sort dinfluence, peut-tre. Jai dj vu a il y a longtemps. Non, le dtrompa Flint. Je sais de quelle magie tu veux parler. Mais ce qui a t fait ces pcheurs est bien pire quun simple sort. Les blessures ordinaires ne suffisaient pas les tuer. Le seul moyen de les arrter tait de leur couper la tte. Erril leva la tte, les yeux plisss dinquitude. Un gurisseur a examin les corps et dcouvert un trou de la taille dun pouce la base de leur crne, rvla Flint. En leur fendant la tte, il a trouv une petite crature pleine de tentacules lintrieur. Quelques-unes de ces abominations remuaient encore. Aprs a, tous les cadavres ont t immdiatement incinrs sur les quais. Douce Mre, marmonna Erril. Combien de nouvelles - 23 -

horreurs le Cur Noir peut-il encore engendrer ? Flint haussa les paules. La ville entire empeste la chair brle. Du coup, les gens sont nerveux, et la moindre ombre les fait sursauter. Ce qui fait de Port Rawl un endroit encore plus dangereux que dhabitude. Mycelle prend beaucoup de risques en allant chercher vos amis l-bas. En silence, Erril finit de lacer ses bottes. Il rumina longuement les nouvelles avant de dclarer : Mycelle est capable de se dbrouiller. Mais je me demande si nous ne devrions pas partir plus tt que prvu avec le Fendles-Flots. (Il se redressa pour regarder Flint en face.) Si la corruption de Valloa a dj atteint la cte, peut-tre vaut-il mieux ne pas traner dans les parages. Cest aussi ce que je me disais. Mais si tu veux attendre que vos amis nous rejoignent, nous ne pourrons pas mettre les voiles avant la nouvelle lune. De toute faon, il nous faudra au moins ce temps-l pour prparer le bateau, et qui peut dire si nous serons davantage en scurit sur locan quici ? Erril se leva. Tout de mme, je naime pas rester assis l sans rien faire, attendre que le Seigneur Noir nous dbusque. En nous prcipitant, nous risquons de jeter Elena dans ses pattes monstrueuses, fit remarquer Flint. Je suggre que nous nous en tenions notre plan initial : partir la nouvelle lune et retrouver larme merai dans les Marasmes le jour dit. Face la menace grandissante de Valloa, nous devons laisser Sy-wen et Kast le temps datteindre la flotte drerendi et de lui demander dhonorer son antique serment. Nous aurons besoin de la force des Sanguinaires. Erril secoua la tte. Ces pirates nont pas dhonneur. Flint se rembrunit. Kast est un Sanguinaire. Mme sil partage son esprit avec le dragon Ragnark, cest quelquun de fiable. Les gens de son peuple ont t faonns par les temptes et les carnages. Ils connaissent limportance du devoir et des dettes, si anciennes soient-elles. - 24 -

Erril doutait de la sagesse de ce plan. a revient faire surveiller nos arrires par une meute de loups pendant que nous affronterons larme du Seigneur Noir. Possible. Mais pour russir, nous aurons besoin de tous les crocs capables de lacrer les flancs de notre ennemi, fit valoir Flint. En soupirant, Erril se passa les mains dans ses cheveux bouriffs pour y remettre un semblant dordre. Trs bien. Nous attendrons jusqu la nouvelle lune. Mais aprs a, nous mettrons les voiles que nous ayons reu des nouvelles de Sy-wen et de Kast ou non. Flint acquiesa et se leva. La question ainsi rgle, il sortit une pipe de sa poche. Assez parl, grommela-t-il. Trouvons une flamme pour accueillir dignement le jour nouveau. Une nouvelle preuve de ton immense sagesse, sourit Erril. Fumer lui semblait un parfait moyen de rattraper une matine bien mal commence. Il ne se fit pas prier pour suivre le vieil homme. En arrivant dans la cuisine, il entendit des clats de voix familiers rsonner par la fentre ouverte, prs de ltre. Ces exclamations mcontentes taient ponctues, de temps autre, par un tintement mtallique. De toute vidence, la guerrire Mycelle ntait pas satisfaite du comportement de son lve loccasion de la dernire leon de celle-ci. Dcidment, la matine commence mal pour tout le monde, songea Erril. Mycelle dvia lpe courte dElena. Puis, dun revers de poignet, elle fit voler au loin larme de son lve. Bouche be, Elena regarda sa petite lame tournoyer dans les airs avant de retomber quelques mtres plus loin. Le mouvement avait t si vif que sa main gante tait toujours leve, comme pour tenir une poigne invisible. Lentement, la jeune fille baissa le bras tandis que le rouge lui montait aux joues. Les poings sur les hanches, Mycelle secoua la tte dun air navr. Elle tait aussi grande que beaucoup dhommes, et tout - 25 -

aussi large dpaules. Une paisse natte blonde descendait jusqu sa taille. Avec son attirail de cuir et dacier, elle offrait une vision impressionnante. Ramasse ton pe, ma petite. Dsole, tante My, dit Elena, chagrine. Mycelle ne lui tait pas apparente par le sang, mais toutes deux taient si proches que a revenait au mme. Les vritables origines de la guerrire la liaient aux mtamorphes des contres du Couchant, les silura. Longtemps auparavant, Mycelle avait renonc son hritage quand le destin et les circonstances lavaient convaincue de se figer sous sa forme humaine, abandonnant jamais sa capacit de mtamorphose. O as-tu donc la tte ce matin, fillette ? Elena se dirigea rapidement vers son pe et se baissa pour la ramasser. Elle connaissait la rponse la question exaspre de sa tante. Elle tait obnubile par les rvlations de Joach, ce qui lempchait de se concentrer sur la danse des lames. Revenant sa place, elle brandit son pe. On va ressayer la feinte de lpouvantail, dit Mycelle. Cest un mouvement trs simple, mais une fois matris, cest lune des mthodes les plus efficaces pour pousser un adversaire baisser sa garde. Elena acquiesa et tenta doublier les doutes pernicieux que Joach avait fait natre dans son esprit. En vain. Elle nimaginait pas quErril puisse la trahir. Lhomme des plaines stait toujours montr dune loyaut absolue envers elle comme envers leur qute. Ils avaient pass de nombreux aprs-midi ensemble, Erril guidant la jeune fille dans son apprentissage des manipulations les plus simples de son pouvoir. Au-del des mots et des leons, un lien plus profond, mais toujours enfoui, les unissait. Parfois, tandis quelle se concentrait sur un nouvel aspect de sa magie, Elena jetait un coup dil en biais Erril, et surprenait lombre dun sourire rempli de fiert sur son visage dordinaire si maussade. Certes, ctait un homme complexe, mais elle pensait bien connatre son cur. Erril ne portait pas seulement le surnom de chevalier : il en avait aussi lme et le comportement. Non, il ne la trahirait jamais. - 26 -

Soudain, les doigts dElena la brlrent. Elle baissa les yeux vers sa main vide. Fillette, fulmina Mycelle. Si tu refuses de te concentrer sur cette leon, je vais sur-le-champ seller ma monture pour partir Port Rawl. Je suis dsole, tante My. Une fois de plus, Elena alla ramasser son pe abandonne sur le sol. La magie est imprvisible, Elena, mais une lame bien affte sera toujours prte abattre tes ennemis. Cest pourquoi tu dois apprendre manier les deux. Quand tu sauras te servir dune pe aussi bien que de ton pouvoir, tu seras une arme double tranchant. Plus difficile arrter, plus difficile tuer. Noublie jamais, mon enfant : quand la magie a chou, le fer peut encore prvaloir. Oui, tante My, acquiesa docilement la jeune fille. Elle connaissait dj ce discours par cur. Levant son pe courte, elle mit de ct toutes ses interrogations concernant Erril. Mycelle sapprocha souplement, les talons dcolls de la terre battue du jardin, une pe brandie dans sa main gauche. Sa seconde lame reposait toujours dans lun des fourreaux qui se croisaient entre ses omoplates. Arme de ses deux lames jumelles, la guerrire tait un dmon dacier et de muscles. Arme dune seule lame, elle tait encore bien assez dangereuse. Elena russit tout juste parer une brusque feinte. La botte suivante de sa tante la dsquilibra. Bien dcide prouver Mycelle que celle-ci navait pas gaspill son temps pendant deux semaines, la jeune fille lutta pour ne pas tomber. Mycelle poursuivit son assaut furieux. Elena leva maladroitement son pe pour bloquer une attaque. La lame de la guerrire chanta le long de celle de son lve et frappa sa garde avec fracas. Limpact rsonna dans tous les os de la main dElena, engourdissant les doigts de la jeune fille. Elena vit sa tante retourner le poignet pour la dsarmer une fois de plus. Ravalant sa frustration, elle fora ses doigts gourds imiter le mouvement de Mycelle. Son pouce frotta contre le tranchant de lpe de sa tante. Elle sentit la lame mordre - 27 -

travers le cuir de son gant et lui entailler le pouce. La sensation fut aussi vive quune piqre de gupe. Ignorant la coupure, Elena continua brandir son pe tandis que Mycelle reculait dun pas pour prparer son coup suivant. Cest trs bien, mon en, commena la guerrire. Ce fut alors quElena contre-attaqua, prenant loffensive pour la premire fois. Lnergie libre par la coupure de son pouce stait engouffre dans ses veines et avait embras son sang. Contenant son pouvoir de son mieux, Elena se battit avec une vigueur renouvele. Sa tante voulait quelle soit une arme double tranchant ? Soit ! Dsormais, lacier et la magie se mlaient en elle. Visiblement surprise par la soudaine audace de son lve, Mycelle testa sa rsistance de quelques coups inquisiteurs. Puis elle entreprit de briser son assaut et de la forcer reprendre une posture dfensive. Elena contra chaque attaque et riposta dans la foule. Le tintement de lacier rsonnait travers le jardin aussi distinctement quun carillon. Lespace dun instant bref et cristallin, Elena gota le vritable rythme de la danse. Il ny avait plus rien dautre au monde. Ctait une chorgraphie dune prcision parfaite, un pome de mouvement et de synchronisation, un chant lyrique auquel se mlait la voix de sa magie sauvage. Elena excuta une double feinte et baissa la pointe de son pe. Elle vit Mycelle hsiter et mordre lhameon. Dun revers de poignet, elle rabattit sa lame sur celle de sa tante, bloquant larme adverse au niveau de la garde. Dans un clair dacier, ce fut termin. Une main vide se dressait entre les deux combattantes. Mais, cette fois, ce ntait pas celle dElena. Mycelle secoua son poignet endolori et adressa un lger signe de tte sa nice. Ctait la feinte de lpouvantail la plus parfaite dont jaie jamais eu le plaisir dtre tmoin. Mme en sachant ce que tu faisais, je nai pas pu rsister. - 28 -

Le compliment de sa tante arracha une grimace bate la jeune fille. Puis des applaudissements lui firent tourner la tte vers Erril et frre Flint, plants dans lencadrement de la porte de derrire. Intrigus par les bruits de combat, les deux hommes taient venus voir ce qui se passait. La surprise et lapprobation carquillaient leurs yeux. Mme Joach, qui se tenait prs de la pile de bois pour le feu, semblait avoir perdu lusage de la parole. Bien jou, El, lcha-t-il enfin comme les applaudissements sespaaient. Fardale tait couch aux pieds du jeune homme. La lumire du soleil faisait ressortir les reflets roux et cuivrs de sa fourrure noire. Le silura coinc sous sa forme de loup revenait juste de sa chasse matinale aux lapins et aux musaraignes. Il aboya ses flicitations, et ses yeux ambrs tincelrent tandis quil envoyait une image Elena : Un louveteau se bat contre son frre pour devenir chef de la meute. Elena sourit et hocha la tte, mais ne lcha pas son pe. Le chant des sirnes de la magie rsonnait encore dans ses oreilles, noyant presque les bruits alentour. Encore, dit-elle avidement Mycelle. Sa tante eut un petit rire. Je pense que cest un bon moment pour arrter, contra-telle. mon retour de Port Rawl, nous passerons au niveau suprieur. Elena dut se mordre la lvre pour ne pas supplier sa tante de continuer. La magie avait enflamm son sang ; elle se sentait prte affronter tout un bataillon. Elena, tu saignes ! sexclama soudain Joach. Ta main ! La jeune fille baissa les yeux. De grosses gouttes rouges schappaient de son pouce entaill et coulaient le long de son pe baisse. Elle cacha sa main dans son dos. Ce nest quune gratignure. Je ne men tais mme pas aperue. Erril se dirigea vers elle. Les petites blessures quon ignore sont souvent les plus dangereuses. Fais-moi voir. contrecur, Elena remit son pe sa tante et ta son gant - 29 -

souill, dgainant la plus redoutable de ses armes. Des spirales couleur rubis tourbillonnaient lentement sur la peau de sa main. Erril examina la coupure. Le muscle na pas t atteint, se rjouit-il. Rentrons. Je vais nettoyer a et te faire un pansement. Elena acquiesa et suivit lhomme des plaines dans la cuisine. Assise sur un tabouret, elle se laissa faire en silence. Erril pressa un tampon imbib dhuile de doucerbe sur sa plaie. Sous linfluence de la magie, celle-ci avait dj commenc se refermer. Erril tudia le pouce dElena en fronant les sourcils. De sa main unique mais habile, il lui confectionna un pansement. Les autres staient disperss pour vaquer leurs diverses corves, laissant le guerrier seul avec sa protge. Avec a, tu ne pourras pas porter de gant pendant quelques jours, marmonna Erril. (Il noua adroitement les deux bouts de la bande de gaze, puis sassit sur ses talons pour fixer Elena dans les yeux.) Passe-moi ton autre gant. Pourquoi ? stonna la jeune fille. Je ne me suis pas blesse la main gauche. Le regard dErril sassombrit brusquement. Ton gant, exigea-t-il en tendant la main. Lentement, Elena ta son gant en peau dagneau et le lui remit en cachant sa main gauche. Montre-moi. Je ne comprends pas ce que tu Ton entaille tait dj en train de se refermer, coupa Erril dune voix dure. a narrive que quand tu te sers de ta magie. Maintenant, montre-moi tes deux mains. Elena obtempra contrecur. Pour ne pas regarder le guerrier en face, elle fixa ses mains, quelle venait de poser sur ses cuisses. La droite et la gauche ntaient plus le reflet lune de lautre. La premire celle dont la jeune fille se servait pour manier lpe semblait lgrement plus ple, signe quune partie de sa magie avait t consomme. Le soleil qui entrait flots par la fentre de la cuisine rvlait le subterfuge dElena : elle avait utilis son pouvoir durant le combat contre Mycelle. - 30 -

a sappelle une pe de sang, commenta Erril sur un ton las. Jesprais que tu napprendrais jamais cette forme de magie. Elena droba de nouveau ses mains au regard du guerrier. Pourquoi ? a ne cote presque rien en terme de pouvoir. Posant la main sur un genou de la jeune fille, Erril se rapprocha delle. a cote bien plus que tu ne le crois. Je lai vu dans tes yeux. Tu ne voulais pas que a sarrte. De mon temps, les mages entendaient eux aussi lappel de la magie sauvage. Mais seuls les mages noirs cdaient son chant des sirnes sans se proccuper des dgts quils pourraient causer. (Du menton, il dsigna les mains dElena.) Et tu es doublement marque. Je ne peux quimaginer la force de cet appel dans ton sang. Tu dois absolument combattre la tentation. Je comprends, acquiesa Elena. Depuis la premire fois quelle avait utilis son pouvoir, la mlodie de la sorcire laccompagnait constamment. Elle savait quil tait dangereux de lcouter ; aussi rsistait-elle en saccrochant la femme en elle sa moiti humaine. Ctait comme marcher en permanence sur une corde raide. Durant lanne coule, Elena avait appris lart et limportance de lquilibre. Cest pourquoi une pe de sang est si dangereuse, reprit Erril. En lutilisant, tu offres la magie un instrument grce auquel chapper ton contrle. Si tu verses assez de sang, lpe elle-mme devient lhte de ton pouvoir : une chose presque vivante et impossible matriser. Elle na ni conscience ni moralit juste une insatiable soif de meurtre. Et elle finit gnralement par prendre le dessus sur son porteur. Seuls les mages les plus dous et les plus accomplis sont capables de dompter une pe de sang. Elena tait horrifie par ce quelle avait failli faire. Mais ce nest pas le pire, poursuivit Erril. partir du moment o cette pe est pleinement ensanglante, la magie fusionne avec lacier de manire dfinitive et permanente. Alors, nimporte qui peut lutiliser et se servir de son pouvoir. De nombreuses histoires circulent au sujet de mages noirs qui - 31 -

avaient fourni une pe de sang des hommes et des femmes ordinaires, incapables de rsister lappel de la magie. Ces malheureux devenaient les esclaves de leur arme et de sa soif de meurtre. Elena plit. Que leur arrivait-il ? Ils taient traqus et tus, et on faisait fondre leur lame pour neutraliser son pouvoir. Beaucoup de vies ont t perdues ainsi. Alors, prends garde ce que tu forges avec tant dinsouciance, Elena. a peut causer plus de dgts que tu ne limagines. Elena renfila son gant intact et tripota le pansement de son autre main. prsent que la plaie se refermait, lappel de la magie sestompait. Je ferai plus attention. Promis. Erril dvisagea la jeune fille, comme pour jauger sa sincrit. Ce quil vit dut le satisfaire, car lclat dacier de ses yeux gris sadoucit. Encore une chose, Elena. propos de ton dernier change avec ta tante. Malgr lpe de sang, la magie ntait pas la seule chose qui guidait ton bras. Tu tamliores vraiment. (La voix du guerrier se fit plus ferme.) Il y a en toi une force qui ne doit rien ta magie. Ne loublie jamais. Ces simples mots touchrent Elena bien plus profondment que les exclamations du reste de ses compagnons. Soudain, les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes. Comme sil avait peru son motion, Erril se redressa. Je dois y aller, dit-il, gn. Le soleil est dj haut dans le ciel, et jai promis Flint de jeter un coup dil au Fend-lesFlots. Si nous voulons partir la nouvelle lune, il reste encore beaucoup faire. Elena acquiesa et se leva de son tabouret. Erril, dit-elle en reniflant un peu et en capturant le regard du guerrier avec le sien. Merci. Pas seulement pour a (Elle leva sa main bande.) Mais pour tout. Je crois que je ne tai jamais dit quel point tu comptais pour moi. Les joues dErril sempourprrent, et il baissa timidement les yeux. - 32 -

Cest Je (Il se racla la gorge.) Tu nas pas me remercier, balbutia-t-il dune voix rauque en se htant de sortir de la pice. Je ne fais que mon devoir. Elena regarda fixement son dos tandis quil sloignait. Que le rve de Joach soit prmonitoire ou non, Erril tait un chevalier, et elle ne pourrait jamais douter de lui. Jamais. Le temps que Mycelle soit prte partir pour la cit ctire de Port Rawl, le soleil de laprs-midi avait tidi les falaises. Dans la chaleur humide, les vtements collaient la peau moite, et le scintillement de locan blessait les yeux. Impatiente de se mettre en route, la guerrire ajusta ses paquetages et resserra la sous-ventrire de son cheval. Puis, les yeux plisss et une main en visire, elle se tourna vers ses compagnons, qui staient rassembls pour lui dire au revoir et lui souhaiter un bon voyage. Mycelle menait une vie essentiellement solitaire ; aussi ntait-elle gure porte sur les grandes effusions. Elle poussa un soupir et, bien dcide en finir au plus vite, se dirigea vers Elena pour lui donner une brve accolade. Entrane-toi en mon absence, lui recommanda-t-elle. mon retour, je veux que tu aies perfectionn ta parade plume. Promis, tante My. Elena eut lair de vouloir ajouter quelque chose, mais Mycelle tait dj passe Erril. Veille bien sur ma nice, homme des plaines. Un orage approche ; je compte sur toi pour labriter. Toujours, acquiesa Erril avec raideur. Et toi, sois prudente Port Rawl. Tu as entendu ce qua dit Flint. Mycelle hocha la tte. Je connais bien la cit des marais, rpondit-elle. Cerne par des marcages dangereux ct terre, et protge ct mer par les courants tratres que gnraient les milliers dles de lArchipel voisin, Port Rawl constituait un sanctuaire rv pour tous ceux qui fuyaient la loi. Elle tait gouverne par un systme de castes aussi vreux que cruel, qui avait fait de la justice une notion obscne. Une seule rgle prvalait dans ses - 33 -

rues : Surveillez vos arrires. Avant que Mycelle puisse se dtourner, Erril lana : Tu es sre de pouvoir dceler si les autres ont t corrompus par le Seigneur Noir ? Pour la millime fois, oui ! grogna Mycelle, prte exploser. Aie foi en mon pouvoir ! Sils ont t souills par la magie noire, mes perceptions lmentales me le diront. Je suis une sourcire. Cest mon mtier. Elle foudroya Erril du regard. Lhomme des plaines frmit et ninsista pas. Elena prit sa dfense. Erril essaie juste dtre prudent, tante My. Si lun deux est devenu un malegarde Je le tuerai de mes propres mains, acheva Mycelle, se dtournant et mettant fin la discussion. Elle connaissait son devoir. Depuis des sicles, le Cur Noir pervertissait la magie lmentale que des innocents portaient en eux afin de se constituer une arme diniques combattants. Port Rawl, Mycelle chercherait le reste de leurs compagnons le montagnard Kral, le silura Mogweed, lelphe Mric et le demi-ogre Tolchuk. Elle sonderait leurs nergies respectives. Si tous quatre taient encore purs, elle leur rvlerait lendroit o Elena tait cache. Dans le cas contraire Dune main qui ne tremblait pas, Mycelle rajusta ses fourreaux. Dans le cas contraire, je rglerai le problme, songea-t-elle. Mais elle ne cessait de penser Tolchuk. Malgr sa moiti silura, il ressemblait tellement son pre ogre Serait-elle capable de tuer son propre fils sil avait t corrompu ? Mycelle mit cette inquitude de ct. Le dernier membre de leur groupe attendait quelle lui dise au revoir. Joach se tenait devant elle, se dandinant dun pied sur lautre, le bton de polbois serr dans son poing. la vue du bois noir et noueux, Mycelle se rembrunit. Depuis quelques jours, son neveu ne se sparait pas de cet ignoble talisman. Elle ltreignit trs vite, en vitant de toucher le bton. Chaque fois quelle approchait de ce dernier, elle avait limpression que des insectes rampaient sous sa peau, et elle naimait pas du tout la - 34 -

fascination quil semblait exercer sur Joach. Tu ferais mieux de ranger ce truc, dit-elle en le dsignant du menton. Il porte malheur. Joach serra le bton contre lui. Mais cest un trophe : le symbole de notre victoire contre le mage noir Greshym. Comment pourrait-il me porter malheur ? Cest comme a. Les sourcils froncs, Mycelle se tourna vers sa monture, un hongre pie au regard inquiet. Pour ne pas perturber celui-ci avec son odeur, le futur compagnon de voyage de la guerrire attendait bonne distance, assis sur son arrire-train. Pourtant, le cheval fit un cart lorsque Mycelle se dirigea vers lui. De toute vidence, la proximit dun norme loup le rendait nerveux. Sa cavalire tira sur sa bride. a suffit. Calme-toi, ordonna-t-elle. Puisque Fardale venait aussi, il fallait bien quil shabitue sa prsence. Le loup se leva et stira, indiquant quil tait prt partir. Une lueur amuse brillait dans ses yeux, dont la couleur ambre trahissait son hritage silura. Si Mycelle stait volontairement fige sous sa forme humaine, renonant jamais aux droits que lui confrait son hritage, Fardale navait pas eu le choix. Ctait une maldiction qui les avait fait prisonniers, lui et son frre jumeau Mogweed, de leur forme actuelle. Ils avaient quitt leur fort des contres du Couchant en qute dun remde et, sur la route de Valloa, leur chemin avait crois celui de la sorcire. Apparemment, chacun des membres de leur petit groupe tait pour des raisons diffrentes attir par la cit insulaire enfouie. Mycelle monta en selle et pivota vers les autres. Si tout va bien, je serai de retour avant la nouvelle lune. Sinon Haussant les paules, elle fit face la route. Finir sa phrase tait inutile. Si elle ntait pas de retour dans six jours, ce serait parce quelle avait t capture ou tue. Sois prudente, tante My ! sexclama Elena derrire elle. - 35 -

La guerrire leva une main pour saluer ses compagnons. Puis elle fit claquer sa langue et talonna son cheval, qui se mit en marche le long de la route ctire. Elle ne jeta pas le moindre coup dil en arrire. Bientt, elle contourna un escarpement rocheux qui la dissimula aux yeux des autres. Ses paules se dtendirent lgrement. La route tait son vritable foyer. Fardale trottinait une dizaine de mtres sur sa gauche, filant travers lherbe, telle lombre dun requin dans une mer verte, si bien quelle pouvait aisment se croire seule. Mycelle avait pass le plus clair de sa vie arpenter les contres dAlasa, battant la campagne en qute de gens qui possdaient un don lmental. Ctait une existence rude et solitaire, mais elle avait fini par sy habituer. Une pe et un cheval, voil toute la compagnie dont elle avait besoin. Oubliant ses inquitudes, elle se laissa bercer par lallure nonchalante de sa monture. La route vrole dornires serpentait au milieu de bosquets de pins et de cyprs. Parfois, un groupe de chevreuils dtalait lapproche de Mycelle. part a, la guerrire ne croisa pas me qui vive. Elle avait lintention datteindre le hameau ctier de Grimarais avant la tombe de la nuit. Ensuite, il ne lui resterait quune petite journe de voyage jusqu Port Rawl. La journe scoula au rythme des pas de son cheval. La route demeura dserte, et une fracheur agrable se rpandit dans lair lorsque laprs-midi chaud et touffant cda la place au crpuscule. Le soleil dclina vers lhorizon plus rapidement que Mycelle ne sy tait attendue. Si sa carte tait fiable, la guerrire ne devait plus se trouver qu une ou deux lieues de Grimarais. Elle avait progress bonne allure depuis son dpart, se flicita-telle. Autour delle, le sous-bois se fit un peu plus dense, et les collines plus escarpes. Puis un grondement sleva sur sa gauche, et Fardale revint vers elle en courant. Mycelle tira sur les rnes de sa monture pour larrter. Le loup communiquait avec les autres mtamorphes en les regardant dans les yeux et en leur envoyant des images - 36 -

mentales, mais, parce quelle avait renonc son hritage silura, Mycelle ne pouvait plus recevoir les images en question. Elle ne connaissait quune humaine qui en tait capable : Elena, grce sa magie sanglante. Fardale gronda de nouveau et pivota vers la route. Quelquun approche ? demanda Mycelle. Le loup acquiesa. Un ennemi ? Il poussa un gmissement. Autrement dit, il nen tait pas certain, mais il lui recommandait la prudence. Mycelle fit claquer sa langue et talonna son cheval. Elle ajusta sa position en selle pour librer les deux fourreaux croiss dans son dos et mettre les poignes de ses pes sa porte. Fardale senfona de nouveau dans le sous-bois. Il resterait cach pour attaquer et bnficier de leffet de surprise en cas de besoin. Mycelle le chercha du coin de lil. Plus tt, elle navait eu aucun mal le reprer. prsent, lnorme loup semblait avoir purement et simplement disparu. Pas une ombre ne bougeait, pas une brindille ne craquait dans le sous-bois. Mycelle entendit une voix douce qui chantait, quelque part devant elle. Son cheval franchit une courbe. Au-del, les arbres taient plus touffus, mais la route filait droit sur une bonne distance. Quelquun se tenait sur le bord, demi dissimul par lombre que projetaient les branches paisses dun cyprs sculpt par le vent. Sans ragir lapparition de Mycelle, il continua fredonner une balade dans une langue inconnue. cause de sa cape en patchwork, qui semblait cousue partir de haillons, impossible de dire sil sagissait dun homme ou dune femme. Mycelle regarda autour delle. Il ny avait personne dautre dans les parages. Alors que la guerrire se dirigeait vers la silhouette, les sabots de sa monture claquant sur la terre battue, le rythme de la chanson se modifia subtilement, comme pour inclure ce contrepoint dans la mlodie. Lorsquelle fut assez prs, Mycelle leva un bras, main tendue et paume ouverte pour montrer quelle navait pas dintentions belliqueuses. Linterprte ne broncha pas, se contentant de poursuivre sa chanson lancinante. cette distance, Mycelle - 37 -

aurait d voir si ctait un homme ou une femme, sil tait jeune ou vieux, dangereux ou pas. Mais sa capuche loqueteuse dissimulait son visage, ne laissant pas entrevoir la moindre parcelle de peau. Bonjour vous, lana Mycelle. Quelles sont les nouvelles de la route ? Ctait un salut trs rpandu entre voyageurs, une offre de partager des informations et, pourquoi pas, de troquer des biens. Linterprte continua chanter. Mais sa mlodie ralentit et sestompa, la voix semblant sloigner. Pourtant, leffet que la musique produisait sur Mycelle samplifia. La guerrire se sentait attire par chaque note tnue ; elle cherchait dsesprment la signification de paroles quelle ne comprenait pas. Sur lultime accord, alors que la chanson mourait, elle crut distinguer trois mots chuchots une supplique : Retrouvez mes enfants . Les yeux plisss, Mycelle avana encore. Avait-elle bien entendu, ou ses oreilles confuses lui jouaient-elles des tours ? Elle sarrta face linterprte dans la ferme intention de le questionner. Quavait-il essay de lui dire ? Mais, linstant o son cheval simmobilisa, la silhouette svanouit linstar de sa chanson. Sa cape tomba mollement sur le sol, comme si elle navait jamais t porte par personne. Et ce que Mycelle avait dabord pris pour un patchwork de haillons savra tre un manteau de feuilles de diverses teintes du vert printanier au roux automnal flamboyant. Une rafale souffla brusquement travers le sous-bois, parpillant les feuilles sur la route. Quel genre de magie est-ce l ? se demanda Mycelle. Voulant se prouver quelle navait pas t victime dune hallucination, elle appela : Fardale ! Le loup apparut aussitt ct delle. La vue de sa silhouette robuste, bien relle, rassrna la guerrire, Celle-ci mit pied terre et entreprit dexaminer les feuilles parses. Elle en ramassa quelques-unes et les identifia sans mal : chne des montagnes, aulne du Nord, rable occidental Des arbres qui poussaient des centaines de lieues de l. De plus en plus - 38 -

perplexe, elle laissa retomber les feuilles. Prs delle, Fardale fouillait la pile du museau. Il semblait avoir trouv quelque chose au milieu de celle-ci. Dune patte habile, il dgagea un petit objet quil fit rouler au milieu de la route. Il lobserva, la tte penche sur le ct, et poussa un gmissement plaintif. Quy a-t-il ? demanda Mycelle en se penchant pour regarder. Elle ne comprenait pas ce qui perturbait le loup. Ce ntait quun gland de la taille dun pouce, semblable tous ceux qui jonchaient le sol de beaucoup de forts. Mais une petite pousse verte jaillissait dune de ses extrmits. Avec beaucoup de douceur, Fardale prit le gland dans ses mchoires et le tendit vers Mycelle. La guerrire ouvrit la main pour le recevoir. Alors, le loup poussa sa poche du museau pour indiquer quelle devait le garder en scurit. Intrigue par ltrange comportement du loup, Mycelle obtempra et remonta en selle, les sourcils froncs. Elle talonna son cheval et se remit en route, sinterrogeant sur le tour de magie dont elle venait dtre tmoin. Elle navait peru aucune souillure en lapparition, pas la moindre trace de pouvoir obscur. Alors, quest-ce que a signifiait ? Secouant la tte, elle mit ce mystre de ct. Elle avait une mission accomplir et pas de temps perdre en vaines questions. Tandis quelle poursuivait sa route vers le hameau de Grimarais, elle remarqua que Fardale la suivait, mais quil narrtait pas de regarder derrire lui, vers lendroit o la silhouette stait tenue. Le froncement de sourcils de Mycelle saccentua. Elle tapota la petite bosse dure dans sa poche. Quest-ce quun gland ordinaire pouvait bien avoir de si important ? Le sixime drakil sextirpa des flots en rampant sur le sable encore tide. La nuit tait tombe depuis longtemps ; personne ne le vit rejoindre cinq de ses congnres sur ltroite plage qui sparait locan des falaises. Il se redressa sur ses pattes postrieures griffues et stira. peine plus grands que des gobelins, auxquels ils taient - 39 -

apparents, les drakil vivaient eux aussi dans des cavernes, mais au fond de la mer plus prcisment, parmi les les lointaines de lArchipel. Bien que dots dune intelligence rudimentaire, ils frayaient peu avec les autres cratures, prfrant vivre isols. Mais une imprieuse ncessit les avait pousss jusqu la cte. Une imprieuse ncessit et un serment trs ancien. La nouvelle leur tait parvenue quune sorcire, responsable de la mort de centaines de gobelins des roches, se cachait non loin de l. Avec elle, elle avait amen la lumire affame, la voleuse desprits. Comme le voulait la tradition, elle devait tre lapide et aveugle, et sa magie devait tre rapporte la reine des drakil. Au nom de tous les clans de gobelins, ils avaient le devoir de venger le meurtre de leurs cousins des montagnes. La queue du sixime drakil frmissait et senroulait spasmodiquement autour de ses chevilles. Ces rivages inconnus le rendaient nerveux. Il salua la femelle dominante de leur cellule en touchant, de sa langue fourchue, le dard venimeux qui terminait sa queue. Seules les femelles drakil possdaient un rhyst, capable de dispenser une mort brlante et de tuer mme un requin. Les quatre autres mles staient dj prosterns devant leur cheftaine et attendaient ses ordres. Plus grosse et plus muscle que ses congnres, la femelle grogna et siffla ses instructions. Ses crocs refltaient le clair de lune, et ses yeux rouges flamboyaient de haine. Les mles tremblaient devant elle. Aucun deux naurait os dsobir une cheftaine. Quand elle se tut, ils slancrent vers la falaise et lescaladrent htivement jusqu la hauteur voulue. Puis chacun deux planta ses griffes dans la roche et se plaqua contre la paroi pour verrouiller sa position tandis que la femelle attendait en contrebas. Ils sentaient son regard brlant les balayer, et nosaient pas mme frmir, de peur de lui dplaire. Tel un nuage de vapeur, un grondement sourd monta jusqu eux, et un feu familier embrasa leur peau. Bientt, ils se confondirent parfaitement avec la falaise, disparaissant si bien que mme la lumire du jour venir ne permettrait pas de les distinguer contre le grs rougetre qui les entourait. - 40 -

Les mles devaient servir dyeux et doreilles larme drakil. Dautres cellules staient dployes le long du rivage, sur des centaines de lieues. La cte serait surveille par des milliers dyeux noirs brids, et des milliers doreilles loue affte guetteraient des nouvelles de la sorcire. Ds que la dmone aurait t localise, tout le clan ferait mouvement pour sen emparer. Il teindrait sa lumire affame et sapproprierait sa magie. Depuis sa position sur la paroi rocheuse, le sixime drakil sentait lavidit de la cheftaine, en contrebas. Il captait lodeur de son excitation musc et semence mls. Cela lui donnait envie de se prosterner devant elle, dimplorer quelle le touche. Aussi demeura-t-il parfaitement immobile. Seule une obissance absolue permettait aux mles drakil de gagner les faveurs dune femelle. Il lui montrerait combien il pouvait tre stoque. Mme quand le soleil brlerait sa peau et desscherait sa chair, il ne bougerait pas. En contrebas, il entendit la cheftaine retourner vers le bord de leau. Il entrouvrit un il et le fit pivoter vers larrire pour regarder limposante femelle se traner sur le rivage. Son dos tait arqu de manire provocante, et son arrire-train panoui remuait, lanant une invitation. Le sixime drakil aurait aim croire quelle se pavanait ainsi pour lui, mais il ne se faisait pas dillusion. Il savait qui arrivait : celui qui les avait informs du massacre perptr par la sorcire parmi les gobelins des roches, celui qui portait une magie terrifiante en son cur. Son pouvoir incitait toutes les cheftaines parader devant lui, les yeux embrass par le dsir, leur rhyst dur comme du silex martelant avidement la pierre des cavernes. Mme leur reine tait incapable de rsister la sduction exerce par la magie de ltranger. Elle lavait nomm gnral de leur arme, aussi longeait-il la cte pour passer en revue chacune de leurs cellules. Suspendu la falaise par la seule force de ses griffes, le sixime drakil sentit une braise de rage flamboyer en son cur. Ctait injuste que lui et ses semblables soient dirigs par un mle qui nappartenait pas leur clan ni mme leur race ! Pourtant, il se garda bien de protester. - 41 -

Soudain, lexcitation de la cheftaine redoubla. Une odeur musque, humide, se rpandit dans lair. Le gnral devait tre tout prs. Le sixime drakil avait vu juste. Une bulle argente mergea des flots et roula jusqu la plage. L, elle souvrit pour rvler celui quelle abritait. Aussi sec que sil navait jamais sjourn dans leau, lhomme prit pied sur le rivage rocailleux. Il ignora la femelle qui se tortillait ses pieds, ne remarquant mme pas lappel rythmique et avide de son rhyst. Sans lui accorder le moindre coup dil, il sapprocha de la paroi de grs. Elle est tout prs, dit-il dans la langue commune. Cette simple phrase blessa les oreilles du sixime drakil. Que cette langue tait rpugnante ! Lhomme ouvrit son ample chemise, rvlant son cur magique. Son torse ple tait fendu comme une cosse clate ; ses ctes brises saillaient par la plaie aux bords racornis. Ce ntait pas lui qui dclenchait la convoitise de la cheftaine prosterne, mais ce qui se tapissait dans sa poitrine. Depuis la cavit bante et humide, des yeux dun rouge sanglant scrutaient la nuit. Un flot de magie, grouillante comme les tentacules dune pieuvre des grands fonds, schappait de la plaie. Elle monta lassaut de la falaise. Elle tait si puissante, si ftide Une voix issue des ocans les plus sombres et les plus glaciaux rsonna lintrieur de la cavit. Tiens-toi prt. Le malegarde que jai nomm Lgion va lattirer dans notre pige. Excute ma volont ou subis mon courroux. Le feu qui couvait dans les entrailles du gnral se raviva brusquement. La bouche ouverte comme un poisson chou sur du sable chaud, lhomme lutta pour ritrer ses promesses dallgeance. Je Je ne vous dcevrai plus. Puis la magie svanouit. Le sixime drakil jeta un coup dil vers la plage. En gmissant, lhomme referma sa chemise et rebroussa chemin dun pas chancelant. Ds que ses pieds touchrent leau, la bulle argente se reforma autour de lui. - 42 -

La cheftaine fit une dernire tentative dsespre pour attirer lattention du gnral. Elle lappela dans lignoble langue commune. Sa voix tait rauque de dsir, et sa langue fourchue peinait former les syllabes. Tandis que la bulle et son passager sabmaient dans les flots, elle ructa le nom de lhomme : R-r-rockingham.

- 43 -

Tu ty habitueras, tu verras, promit Erril en guidant Elena vers la jete de pierre et de bois. Le soleil venait juste dapparatre lhorizon, projetant une maigre lumire sur locan. Devant eux, le Fend-les-Flots tanguait au bout du quai. Le vent avait forci pendant la nuit. Des vagues vigoureuses ballottaient lembarcation, faisant craquer ses drisses et ses coutes comme le chanvre huil frottait contre les taquets mtalliques. Le Fend-les-Flots tait amarr dans une crique peu profonde, cerne par des falaises de grs qui dissimulaient ses mts jumeaux et ses voiles ferles. Seul un autre bateau passant devant lentre de cette baie minuscule aurait pu le dcouvrir. Des centaines de ports secrets, semblables celui-ci, vrolaient la cte. Dans cette rgion de pirates et de brigands, ils taient prcieux et soigneusement entretenus. Fbrile, Elena suivit Erril le long de la jete. Plus elle observait le bateau, plus elle avait la dsagrable sensation que le quai remuait sous ses pieds. Le mouvement des vagues ne faisait quaccentuer cette impression. Pour ajouter aux tourments de son estomac, lodeur des planches huiles se mlait celle des algues et de leau sale. La jeune fille dglutit avec difficult, et ses joues plirent. Elle avait combattu des dmons et des monstres, manipul une magie dvastatrice, travers un marcage dangereux bord dune minuscule blandre, mais elle redoutait plus que tout le voyage venir. leve dans les contreforts des immenses Dents, sur un sol de granit et de terre battue, Elena avait dcouvert, durant une brve sortie pour rendre visite aux dragons aquatiques, que le roulis de locan lui donnait la nause et lui faisait perdre lquilibre. Contre cet assaut-l, elle navait - 44 -

aucune dfense. La magie ne pouvait pas lui donner le pied marin. Ctait un obstacle dont elle devrait triompher seule. Pour aider sa protge, Erril avait dcid de sinstaller bord avec elle. En lexposant prmaturment son mal de mer, il esprait quelle vaincrait celui-ci avant leur dpart. Quelques jours devraient suffire endurcir ton estomac, avait-il affirm. Elena avait accept contrecur. Sur le pont du Fend-les-Flots, un colosse la peau dacajou poli, vtu dune veste en peau de phoque, leva une main pour les saluer. Comme il pivotait vers eux, les premiers rayons du soleil firent tinceler sa boucle doreille en argent, identique celle de frre Flint. Les deux hommes appartenaient au mme ordre. Mais, si Flint avait la langue bien pendue et un sens de lhumour sarcastique, Moris tait plutt du genre taciturne et stoque. Elena ne stait jamais sentie laise en sa prsence. La silhouette imposante de Moris, ltrange couleur de sa peau, son regard pntrant et le silence quil brisait si rarement tout cela lui donnait envie de se recroqueviller sur elle-mme ou de se sauver. Erril fit signe Elena de monter la premire sur la passerelle. La jeune fille sentit Moris la scruter, comme sil tentait de voir la moelle de ses os. Elle dtourna les yeux, et son regard se posa sur la surface agite de locan. Dsquilibre, elle trbucha. Erril la rattrapa avant quelle tombe leau. Elena, quest-ce que je tai dit ? la rabroua-t-il. Les joues de la jeune fille sempourprrent. Prenant pied sur le pont, elle saccrocha au bastingage de ses deux mains gantes. Tiens-toi tout le temps. Moris prvint toute remontrance supplmentaire. Erril, je vous ai prpar deux cabines dans le gaillard davant. Je les ai ares et jai sorti des draps propres. Ds que tu auras install la petite, nous devrons mettre la dernire main nos plans de dpart. La nouvelle lune approche. Erril acquiesa. O est Flint ? Dans la cambuse, en train de prparer du porridge et de la morue sche. On se retrouve l-bas quand tu seras prt. - 45 -

la pense du poisson sal et de lpaisse bouillie davoine, lestomac dElena se souleva. Sous ses pieds, le pont oscillait lentement ; les deux mts se balanaient comme pour suivre le vol des mouettes. Elle ne lcha pas le bastingage de chne, mais ses paumes se couvrirent dune sueur froide. Erril larracha sa contemplation des mouvements du bateau. Viens. Allonge sur ta couchette, tu te sentiras mieux. a mtonnerait, marmonna la jeune fille. Pourtant, elle le suivit travers le pont. Dpais rouleaux de corde menaaient de la faire trbucher chaque pas, mais elle observa les conseils dErril, ne lchant une prise que pour en saisir aussitt une autre. Lorsquils atteignirent le gaillard davant, Erril ouvrit une lourde porte de ferrol. Au-del, la lumire dune lanterne rvlait un court passage conduisant aux cabines suprieures, et une vole de marches abrupte descendant vers le pont infrieur. Du menton, Erril fit signe Elena dentrer. La jeune fille remarqua quaucune ouverture ne se dcoupait dans la porte pour laisser entrer la lumire, et que la face intrieure du battant tait renforce par trois normes barres mtalliques. Cela lui fit penser lentre dun donjon humide. Erril dut percevoir la nervosit de sa protge. Pendant les temptes, les vagues scrasent parfois sur le pont principal avec une grande violence, expliqua-t-il. Ces barres servent alors condamner lcoutille pour garder le pont infrieur au sec. Elena jeta un coup dil sur le ct, valuant la hauteur laquelle culminait le pont principal. Elle ne pouvait concevoir de vagues assez monstrueuses pour latteindre. Le cur dans la gorge, elle baissa la tte et entra dans le gaillard davant. Aussitt, une forte odeur de krosne et de rsine lassaillit. Dans ltroit passage, le balancement de la lanterne et linclinaison du plancher la rendirent encore plus malade. Sappuyant contre le mur, elle suivit Erril vers une petite porte au fond du couloir. Voici ta cabine, annona le guerrier en poussant le battant, qui alla heurter la minuscule couchette cheville au mur du - 46 -

fond. Le cur dElena se serra. La pice ntait pas plus grande quune armoire. Bien que son ameublement se rduise un petit lit, un coffre et une lanterne, il ny avait presque pas de place pour se retourner. Je ferai apporter tes affaires cet aprs-midi, dit Erril. Et o veux-tu que je les mette ? grommela Elena. Du menton, Erril dsigna la couchette. Assieds-toi. Jai quelque chose te dire. Elena se laissa tomber sur le lit minuscule, qui mit un craquement de protestation. Au-dessus delle, la lanterne se balanait, projetant des ombres dansantes sur le mur. Le mouvement retourna lestomac de la jeune fille, qui se concentra sur le bout de ses sandales pour ne pas vomir. Face elle, Erril se tenait vot pour ne pas se cogner la tte contre les poutres du plafond bas. Il avait lgrement cart les jambes, et utilisait ses genoux pour contrebalancer le roulis. Cest propos de Joach, commena-t-il. Hier soir, il a demand Flint la permission de venir avec nous. Elena leva les yeux. Elle avait pris Joach part et tent de le convaincre que son rve ntait quun cauchemar ordinaire. De toute vidence, son frre ne lavait pas crue, et il tait bien dcid laccompagner. Dun geste vague, Erril dsigna la cabine. Comme tu peux le voir, le Fend-les-Flots nest pas exactement spacieux. Flint a constitu un petit quipage dhommes fidles notre cause, mais nous navons pas de cabine en rab pour un garon inquiet. Il a de bonnes raisons de ltre, marmonna Elena, hsitant trahir la confidence de Joach. Erril saccroupit prs delle et lui posa la main sur le genou. Lesquelles ? Tu as peur de le laisser derrire toi ? Tu lui as dit que tu prfrerais quil vienne ? Non ! se rcria vivement Elena. Je prfrerais quil reste au cottage, loin de moi. (Elle eut un sourire amer.) Au cas o tu naurais pas remarqu, je porte la poisse aux gens de ma famille. Erril lui pressa le genou. Donc, nous sommes daccord. Si tu lui parlais, il - 47 -

renoncerait peut-tre Elena planta son regard dans celui du guerrier. Mme si elle savait que le rve de son frre ne pouvait pas tre vrai, Joach y croyait, lui. Il ne pouvait pas la laisser partir sans lui, et rien de ce quelle pourrait dire napaiserait ses craintes. Jai dj essay, rvla-t-elle sur un ton las. Mais il refuse de mcouter, et je ne crois pas Soudain, une vague plus grosse que les autres frappa le bateau. Elena parvint tout juste atteindre le pot de chambre avant que son estomac restitue son contenu en une gerbe tide. Toujours penche au-dessus du seau, elle se fora respirer profondment. Une fois son ventre calm, elle se redressa, les joues flamboyantes, incapable de soutenir le regard dErril. Le guerrier avait recul dun pas. Cest normal quil te faille du temps pour thabituer, dit-il en guise de consolation. Dici quelques jours, tu verras, tu auras le pied marin. Je me fiche de mes pieds, rpliqua Elena. Ce que je voudrais, cest un estomac marin. Je vais aller te chercher un peu deau et un croton de pain. a taidera. On parlera de Joach plus tard. Erril se dtourna pour sortir, mais Elena larrta. Non. Joach sinquite depuis assez longtemps. Soudain, la jeune fille en eut assez de tous ces secrets. qui faire confiance ? Tout a tait absurde ; elle voulait rgler le problme avant leur dpart. Lestomac momentanment apais, elle raffermit sa rsolution et dit tout de go : Erril, Joach se mfie de toi. Il a fait un rve dans lequel tu me trahissais. Erril fit volte-face, les yeux jetant des clairs de colre et dincrdulit blesse. Hein ? Mais cest nimporte quoi ! Il croit que son rve tait prmonitoire, que ctait un tissage. Elena rapporta tout ce que son frre lui avait racont la veille. Tu dis quil a invoqu la magie noire du bton ? senquit Erril, le regard noir et les sourcils froncs. - 48 -

En utilisant lincantation quil avait entendue dans son rve, confirma Elena. Maintenant, tu comprends pourquoi il pense devoir me protger contre toi. Erril secoua la tte. Le bton est un talisman maudit. Jamais je ne prterai foi ce que rapporte la magie noire. Elle est capable de duper mme lesprit le plus afft. Comment allons-nous en convaincre Joach ? Je lignore. Je ne connais pas grand-chose au tissage, mais Flint et Moris sont experts en la matire. Nous devons leur parler du rve de ton frre. Elena frmit. Elle avait dj bris la promesse faite Joach, et rpugnait mettre davantage de personnes dans la confidence. Mais la vracit du rve de son frre devait tre teste plus avant. Elle acquiesa. Je vais demander Moris damener Joach ici ce soir. Nous rglerons la question ce moment-l, trancha Erril. (Il sortit, non sans jeter par-dessus son paule :) Tu as eu raison de men parler, Elena. Quand la porte se fut referme derrire le guerrier, Elena tudia le grain du bois en sinterrogeant. Avait-elle vraiment bien fait ? Comme elle se mordait la lvre, sa nause revint la charge mais, cette fois, ce ne fut pas juste cause du roulis. Depuis quand sa foi en Erril surpassait-elle la foi quelle plaait en sa famille ? Elena revit le visage de Joach lorsquil stait ouvert elle de ses soupons et lui avait fait jurer de garder le secret : lamour dans ses yeux, la confiance implicite dun frre envers une sur Pour la seconde fois, elle se rua vers le pot de chambre. Halte, voyageuse ! appela le garde. Il se tenait sur le chemin de ronde qui surplombait la porte de la ville, demi dissimul par un parapet de pierre. Mycelle fit reculer son cheval pour mieux dtailler la sentinelle. Sur sa gauche, Fardale stait raidi comme sil avait peru la tension de la guerrire. Aprs avoir pass la nuit dans une auberge de Grimarais, Mycelle tait repartie aux premires lueurs de laube, sachant - 49 -

quil valait mieux atteindre Port Rawl avant la tombe de la nuit. son arrive, elle avait t surprise de trouver la porte sud close. Laprs-midi touchait sa fin, mais le soleil tait encore bien au-dessus de lhorizon et dans cette ville clbre pour son agitation nocturne, les portes taient rarement fermes avant le lever de la lune Quand elles ne restaient pas ouvertes toute la nuit. Une barrire en pierre haute de deux tages, que les gens du coin appelaient le mur des Marais , encerclait tout Port Rawl, lexception du ct qui donnait sur locan. Elle ntait pas tant conue pour protger la population contre les maraudeurs que pour servir de rempart entre la ville et les cratures venimeuses qui peuplaient les marais alentour. Par consquent, il tait exceptionnel que ses herses soient gardes, ou mme juste baisses. En cas de fuite prcipite, les habitants de Port Rawl souhaitaient avoir le moins dobstacles possible franchir pour atteindre le salut. Jai faire en ville, lana la guerrire dune voix forte. Je dois entrer. Pourquoi les portes sont-elles fermes ? Quest-ce qui vous amne Port Rawl ? demanda le garde. Ctait un homme bedonnant qui, de toute vidence, devait dpenser sa solde en bire et en bonne chre. Une vilaine cicatrice, probablement rcolte dans lun des pubs quil devait affectionner, courait de son oreille droite jusqu son nez. Quelle caste se porte garante de vous ? Cette question surprit Mycelle. Port Rawl, personne ne soccupait des affaires dautrui du moins, pas sil voulait vivre jusquau coucher de soleil suivant. Ici, la curiosit tait souvent un dfaut fatal. En quoi cela concerne-t-il le guet ? rpliqua la guerrire en mettant toute la menace approprie dans sa voix. Depuis lattaque du port, il y a deux jours, tous ceux qui veulent entrer doivent tre inscrits dans un registre et affilis lune des seize castes de la ville, rpondit le garde. Premire nouvelle. Jai t engage comme guide par un groupe de voyageurs que je dois retrouver dans le centre, mentit Mycelle. Le garde parut consulter une liste. - 50 -

Jimagine que a vous range dans la catgorie des mercenaires. Rendez-vous immdiatement au quartier gnral de leur caste pour signaler votre prsence et vous placer sous lautorit de leur chef. Je nappartiens aucune caste. Je veux juste Vous finirez en prison si on vous contrle dans la rue et que vous navez pas les papiers ncessaires. Mycelle se rembrunit. Une telle exigence allait lencontre de tous les principes de fonctionnement de Port Rawl. Lanonymat tait lune des rgles tacites mais fondamentales qui prsidaient toute forme de commerce dans la cit portuaire. Lattaque des pcheurs possds avait secou les habitants bien davantage que Flint et Erril ne le supposaient. Les yeux plisss, la guerrire passa en revue les options qui soffraient elle. Elle souponnait les nouvelles lois de ne pas tant viser la protection des citoyens que lextorsion de pots-devin supplmentaires aux voyageurs. Sachant nanmoins quelle navait pas le choix, elle se redressa sur sa selle. Entendu, lana-t-elle. Ouvrez les portes ! Le garde acquiesa et fit signe quelquun, cach en contrebas. Un cliquetis de chanes et un craquement de cordes signalrent que la herse se levait. Ds quelle fut assez haute, Mycelle talonna son cheval. Fardale lui embota le pas, prenant bien garde demeurer dans lombre du hongre. Deux autres gardes flanquaient la porte de lautre ct du mur. Celui qui se trouvait le plus prs du loup recula dun pas et fit mine de dgainer son pe. Touchez mon chien, et la pointe de mon pe vous transpercera lestomac avant que vous layez entendu hurler, prvint Mycelle. Lhomme remit sa lame au fourreau et scarta dun pas supplmentaire pour laisser passer Fardale. Son camarade se racla la gorge. Il avait les jambes arques dun marin, mais son bras gauche manquant et sa mine maussade suggraient que son infirmit lempchait de trouver un travail dcent dans sa branche, et que, pour gagner ses pices de cuivre, il en tait dsormais rduit surveiller les portes de la ville. - 51 -

Il dtailla Mycelle dun air approbateur. Jappartiens la caste des mercenaires, dit-il dune voix pteuse, les yeux lgrement plisss. Vous trouverez matre Fallen dans Drury Lane, dans le quartier est. Contre un petit ddommagement, je peux vous emmener l-bas. Il lui tendit des papiers. Mycelle se doutait quen change de son argent elle ne russirait qu se faire conduire dans une impasse obscure o un complice de cet homme lui sauterait dessus. Je connais la ville, dit-elle en prenant les papiers. Je trouverai mon chemin. Ce nest quun laissez-passer temporaire, insista le garde sur un ton de conspirateur. Il expirera au crpuscule. Si vous navez pas russi obtenir le sceau de matre Fallen dici l, le guet vous arrtera. Mais, avec mon aide, vous aurez tout le temps datteindre le quartier gnral des mercenaires et de rclamer une audience. Oh, songea Mycelle, bien sr, je latteindrai couverte de chanes et prte tre jete dans une fosse esclaves pour attendre quon me vende. Elle eut une grimace menaante. Je me dbrouillerai. Talonnant son cheval, elle pntra dans le quartier sud de la cit, celui quoccupaient les artisans. Si peu recommandables que soient les habitants de Port Rawl, ils avaient les mmes besoins que les honntes gens. Mycelle dpassa une choppe de cordonnier sur sa droite. Une odeur familire de teinture et de peaux tannes lui chatouilla les narines. Les pirates aussi devaient se chausser. Plus loin, le tintement dun marteau sur une enclume lui annona quelle approchait dun atelier de marchal-ferrant bien avant quune porte ouverte lui rvle une forge et un colosse en tablier de cuir. Parmi les autres boutiques, elle remarqua une chandellerie la vitrine pleine de bougies de toutes les tailles et de toutes les formes, une choppe de tailleur lentre encombre par des rouleaux de tissu, et mme une joaillerie dont la principale activit consistait sans doute fondre des bijoux de provenance douteuse pour leur donner une tout autre apparence. - 52 -

Mais, si ordinaires que soient ces activits, nul naurait pu prendre Port Rawl pour une ville comme les autres. Mme le tailleur, dont les mains minuscules devaient tre un atout dans son mtier, avait post un garde massif sur le seuil de sa boutique. Apparemment, la confiance ntait pas vendue avec les marchandises exposes. Et, en juger par le comportement de la clientle, ctait, de toute faon, une denre peu recherche. Un groupe de passantes dcharnes resserrrent leur cape autour delles. Ralisant que le cavalier dont lapproche les avait effrayes tait en ralit une femme, elles se dtendirent et la fixrent ouvertement. Certaines se mirent chuchoter derrire leur main ou dsignrent le loup. Sans doute pensaient-elles que cette voyageuse tait stupide de se promener seule Port Rawl, ft-ce dans le quartier le plus calme de la ville. Rares taient les femmes qui se dplaaient sans quelquun pour les protger. Mycelle souponnait celles-ci de dissimuler une dague ou un poignard sous leurs vtements. Et, si lune delles se faisait attaquer, toutes les autres lui viendraient en aide, au nom dun pacte de survie officieux. Comme elle passait devant elles, Mycelle remarqua le regard dangereux de ces femmes endurcies. Pacte ou non, elle savait quaucune dentre elles nhsiterait se retourner contre les autres si on la payait assez cher pour a. Port Rawl, les alliances taient phmres, nes dune ncessit immdiate. La solidarit affiche par ce groupe tait aussi intangible que la brume matinale. Mycelle poursuivit sa route travers le quartier sud, se dirigeant vers le bazar central nomm Les Quatre Coins : lendroit o les quatre quartiers de la ville convergeaient. lexception de quelques regards furtifs, personne ne lui prtait grande attention. Elle ne baissa pas sa garde pour autant. Seule la prsence dun loup norme et des deux fourreaux croiss dans son dos faisaient hsiter ses agresseurs potentiels. Les oreilles et les yeux grands ouverts, Mycelle observait la circulation autour delle. Le poil de Fardale tait hriss sur son chine, et un grondement montait de sa gorge quand quelquun sapprochait trop de lui. - 53 -

Alors que la guerrire longeait la boutique dun apothicaire, ses perceptions furent soudain assaillies par un mlange de diffrentes magies lmentales. Son don de sourcire saffola. Elle fit ralentir sa monture. Par la porte ouverte, elle avisa des tas dtagres couvertes de fioles minuscules et de bocaux remplis donguents et de plantes varies. Ce ntait pas une herboristerie ordinaire, vendant de lcorce de saule ou de la tisane de pissenlit. La personne qui tenait cet tablissement possdait un don lmental de gurison. Et, en juger par la faon dont ragissait le pouvoir de Mycelle, elle devait tre sacrment doue dans sa partie. Intrigue, la guerrire arrta son cheval. Dans la pnombre de la boutique, elle distingua une silhouette derrire un comptoir. Une demi-douzaine de bougies clairait le visage rid dune vieille femme. Vtue dune simple robe grise et dun chle noir, celle-ci avait des cheveux blancs comme neige, tresss et enrouls autour de sa tte ainsi quun serpent assoupi. Malgr son grand ge et sa petite taille, Mycelle sentait que le passage des hivers lavait endurcie, tel un cyprs battu par les vents. Mme sa peau avait la teinte du bois poli. La gurisseuse parut rendre son regard Mycelle, comme si elle se demandait qui tait cette cavalire plante devant sa porte. Mais la guerrire savait que ce ntait quune illusion, un tour jou par la maigre lumire. Cette femme ne pouvait pas la voir : elle navait pas dyeux. Sous ses arcades sourcilires, il ny avait ni orbites vides ni hideuses cicatrices : juste de la peau lisse. Mycelle devina quelle avait d natre ainsi. Pauvre femme, se dit-elle. Pour ajouter limpression quelle pouvait voir Mycelle, la gurisseuse se redressa et lui fit signe dentrer. Fardale grogna soudain, dtournant lattention de la guerrire. Une tte suspendue lenvers venait dapparatre sous le linteau de la porte. Elle faisait la taille dune grenade mre. Bien quencadr par une fourrure couleur de flammes sourdes, son visage tait aussi glabre que celui dun humain, domin par deux yeux noirs brillants et une large bouche grimaante. La crature se mit babiller et descendre le long de lencadrement, rvlant de petites mains griffues et des pieds - 54 -

prhensiles qui agrippaient le bois. Mme sa longue queue, au panache cercl dor et de noir, laidait se maintenir en position. Il sappelle Tikal, annona la vieille femme derrire le comptoir. (Elle avait un accent mlodieux que Mycelle ne parvint pas situer.) Comme moi, il vient de la jungle dYrendl. Mycelle haussa les sourcils. Elle avait entendu parler de lpaisse fort tropicale situe au sud du dsert de Sable, mais navait jamais rencontr quiconque qui affirme y tre all. Mme par la mer, le voyage devait facilement prendre tout un hiver. Quest-ce qui vous a conduite si loin de votre pays natal, gurisseuse ? demanda-t-elle. Elle savait quelle devait se rendre au plus vite au quartier gnral des mercenaires, mais sa curiosit la retenait sur le seuil de la boutique. Des esclavagistes, rpondit la vieille femme, sans la moindre trace damertume ou de colre. Il y a trs longtemps. Embarrasse par sa question indiscrte, Mycelle voulut lui souhaiter une bonne fin de journe et reprendre sa route, mais la vieille femme lui fit de nouveau signe dentrer. Venez, venez. Je nai pas besoin de soins, protesta Mycelle. Et je nai pas toute la journe, rpliqua la vieille femme. (Tournant le dos la guerrire, elle fit courir ses doigts sur les tagres derrire elle.) Je sais que vous cherchez des amis vous, que vous essayez de remonter la source de leur piste. Cette curieuse formulation et la manire dont elle avait appuy sur le mot source firent comprendre Mycelle quelle connaissait son pouvoir. Qui tait cette vieille femme, et que savait-elle exactement ? Mycelle ne percevait aucune trace de magie noire dans cette boutique. Mfiante mais intrigue, elle mit pied terre. Fardale, garde ma monture. Le loup vint se placer entre le cheval et la rue, le poil hriss sur lchine. Satisfaite, Mycelle entra dans la boutique. La crature la fourrure flamboyante tait toujours suspendue au chambranle de la porte ; elle babilla de plus belle sur le passage - 55 -

de la guerrire. Avant de sapprocher du comptoir, Mycelle sonda les quatre coins de la pice. Elle ne perut aucune autre prsence, ni rien de louche. Que savez-vous de moi et de ce que je suis venue faire en ville ? demanda-t-elle en savanant vers la gurisseuse. Celle-ci ne rpondit pas. Derrire Mycelle, la porte se referma avec un cliquetis sonore. La guerrire se souvint tout coup que la curiosit tait souvent un dfaut fatal Port Rawl. Elle repensa au tailleur et son imposant garde du corps. Depuis quand une aveugle tenaitelle une boutique toute seule dans ce repaire de brigands ? Une voix bourrue rsonna dans le dos de Mycelle. Touche ton pe et tu mourras. Souvent, un rve ordinaire peut passer pour un tissage, expliqua Moris Joach. Mme les pratiquants les plus dous confondent parfois les deux. Dans la cambuse du Fend-les-Flots, Erril et le frre la peau noire taient assis face au jeune homme, de lautre ct de la table de pin. Tous deux arboraient une expression svre. Mais Joach nallait pas se laisser intimider par la prsence de lhomme des plaines. Ctait un tissage, sobstina-t-il. Erril nous trahira. Prs du foyer, Flint gota la sauce du ragot qui mijotait sur le feu. Il poussa un soupir de satisfaction avant de lancer : Joach, tu nes quun petit imbcile. Sous le coup de sa franchise brutale, les joues du jeune homme sempourprrent. Flint touilla son ragot une dernire fois et remit le couvercle sur la marmite. Plutt que daccabler ta sur avec ton secret, cest nous que tu aurais d tadresser en premier lieu. Le fardeau dElena est dj bien assez lourd sans que tu lencombres davantage avec des craintes infondes. Le sang de Joach bouillait encore dindignation. Il nen revenait pas quElena ait trahi sa promesse et ait tout racont lhomme des plaines. La jeune fille nassistait pas cette runion ; elle tait trop malade pour quitter sa couchette, mais - 56 -

Joach souponnait que sa honte la maintenait galement lcart. Il serra les poings sur le bton de polbois pos en travers de ses genoux. Ctait une preuve bien suffisante pour lui. Sous ses paumes, il sentait une magie redoutable couler lintrieur du bois comme de lhuile sur sa peau. Le sort de mon rve a fonctionn, argumenta-t-il. Donc, ctait forcment un tissage. La magie noire est trompeuse par essence, rpondit Erril. Limmonde bton de Greshym aurait d tre brl depuis longtemps. Forcment. Tu aimerais bien quil disparaisse, cracha Joach, puisque dans mon rve ctait lui qui tempchait datteindre ma sur ! Les yeux dErril sassombrirent, et ses sourcils se froncrent dun air menaant. Jamais je ne trahirais Elena. Jamais. Comme tu viens de le dire, la magie noire est trompeuse par essence, marmonna Joach. Les deux hommes se foudroyrent du regard. a suffit ! tonna Flint, ponctuant son exclamation dun coup de louche sur la table. Jai entendu assez de btises pour aujourdhui. Magie noire ou non, il existe un autre moyen de tester la vracit de ton rve. Laquelle ? senquit Joach. De sa louche, Flint dsigna Moris. Dis-leur. Jai un ragot surveiller si je ne veux pas quil brle. Je refuse que ces sornettes gchent mon dner. Moris tait rest silencieux pendant la prise de bec dErril et de Joach, comme sil voulait laisser mourir le feu de leurs paroles avant de leur impartir son savoir. prsent que votre attention mest acquise, dit-il en tripotant sa boucle doreille, je vais finir de vous expliquer ce que jai commenc tout lheure. Dabord, Joach a une bonne raison de penser que son rve tait prmonitoire. Le sort noir a bel et bien fonctionn. Joach se redressa sur son banc. Enfin quelquun qui disait quelque chose de sens ! Mais pour quun rve puisse tre considr comme un - 57 -

tissage, poursuivit Moris, tous ses aspects doivent se rvler vridiques. Le sort ntait quun seul lment. Et, comme Erril vient de nous le rappeler, la magie noire peut tre trompeuse. Ce ntait peut-tre pas lincantation apprise dans ton rve qui a embras le bton, mais seulement ta propre volont. Ne place pas toute ta foi en ce rve avant que nous ayons procd un examen approfondi. Une graine de doute commena germer dans le cur de Joach. Il avait confiance en Moris. Le frre la peau noire lui avait sauv la vie Valloa, et son discours tait trs persuasif. Comment pouvons-nous juger de la vracit de mon rve alors quil dpeint des vnements encore venir ? Tout est dans les dtails, affirma Moris. Tous les dtails, ajouta Flint depuis sa place prs de la chemine. Moris acquiesa. Raconte-nous de nouveau ton rve. Je tinterrogerai sur certains de ses aspects au fur et mesure. Si un seul lment se rvle faux, cest quil ne sagissait pas dun tissage. Joach lcha le bton et posa ses mains sur la table. Je vois. Donc, si tout nest pas vrai, rien ne lest. Flint ricana. Enfin, tu te dcides rflchir avec ta tte plutt quavec tes tripes. Joach se mordilla la lvre infrieure. Ses amis avaient peuttre raison. Il tripota la dent de dragon pendue son cou. Au dbut, jtais avec Elena en haut dune des tours de Valloa. Nous Stop, coupa Moris. Dcris-moi cette tour. Joach ferma les yeux pour mieux se la reprsenter. Elle tait assez troite, avec un sommet plat entour par un muret. Et puis ? De quelle couleur taient les pierres ? quoi ressemblaient les tours voisines ? insista Moris. ce souvenir, le visage de Joach sclaira. Les pierres taient orange brl et, face moi, il y avait une immense statue de femme tenant une branche en fleur. Dame Sylla et le rameau de lunit, dit Flint. - 58 -

Mmmh. Et non loin delle se dresse la flche des Dfunts, qui est bien dun orange rougetre, ajouta Moris. Les deux frres sentre-regardrent dun air entendu. Il se peut que le gamin les ait aperues par une des fentres de ldifice durant sa captivit, suggra Moris. Flint poussa un grognement qui nengageait rien. Continue, Joach. Le jeune homme dcrivit lattaque du monstre ail. On dirait une wyverne, commenta Moris, mais aucune de ces infmes cratures na t aperue depuis des sicles. Qui sait ce que le seigneur du Gulgotha a conjur pour protger lle ? marmonna Flint, les sourcils froncs par linquitude. Il ne se souciait plus du tout de son ragot, ni de la fume qui commenait schapper par les bords du couvercle. Joach surprit son regard en biais vers Erril. tait-ce du doute quil dcelait dans les yeux du vieil homme ? Flint braqua sa louche vers Joach. Raconte-nous comment Erril a attaqu ta sur. Des motions contradictoires sagitaient dans la poitrine de Joach. Au dbut, il avait craint que les deux frres ne le croient pas. prsent, il craignait davantage quils le croient. Si Erril tait un tratre, qui pouvaient-ils faire confiance ? Joach regarda fixement lhomme des plaines, qui conservait son habituelle expression stoque. Il dglutit avant de reprendre : Aprs avoir limin la bte, jai entendu du bois craquer derrire moi. En me retournant, jai vu Erril pousser la porte. Il avait une expression moiti dmente, et il brandissait dj son pe. Je savais quil nous voulait du mal. Il a claqu la porte et la verrouille pour nous empcher de nous enfuir. Je ne vous ferais jamais de mal, affirma Erril sur un ton brlant. Ni toi ni ta sur. Ce rve est ridicule. Flint sapprocha de la table, abandonnant son ragot sur le feu. Jusquici, tous les dtails concordent avec la ralit, Erril. Peut-tre tais-tu sous linfluence dun sort noir. Erril fulmina, mais ne trouva rien rtorquer. - 59 -

Moris sen chargea sa place. Non. Le rve de Joach tait faux. Nous pouvons dsormais laffirmer en toute certitude. Pourquoi ? stonna Flint. Joach, redis-nous de quelle faon Erril vous a empchs de vous enfuir, Elena et toi. Perplexe, le jeune homme obtempra nanmoins. Il a brandi son pe dun air menaant, puis il a pass la main derrire lui pour verrouiller la porte. (Soudain, comme si le soleil venait de rapparatre entre deux nuages orageux, la lumire se fit dans lesprit de Joach.) Douce Mre, mon rve est peut-tre faux ! Pourquoi ? rpta Flint, frustr. Parce quErril avait deux bras ! sexclama Joach. Il tenait son pe avec le premier, et il fermait la porte avec le second ! Et ce ntait pas un bras fantme, mais un membre de chair et de sang ! Deux bras. (Les paules tendues de Flint saffaissrent.) La Mre en soit remercie. Ce dtail est de toute vidence faux, donc, le reste doit ltre aussi. Telle est la loi du tissage. Joach tait encore sceptique. Tu en es bien sr ? Ce fut la voix grave de Moris qui rpondit : Mme la plus puissante des magies ne saurait faire repousser un bras disparu. Et Flint a raison : un tissage ne contient aucun lment erron. Alors, cest peut-tre moi qui me souviens de travers, insista Joach. Peut-tre quErril avait un seul bras dans mon rve, et que mon esprit a chang ce dtail mineur la lumire du jour. Moris secoua la tte et se leva. Ce serait une preuve supplmentaire que ton rve ntait pas prmonitoire. Un vritable tissage se grave dans ton esprit et y demeure ternellement. En soupirant, Joach observa les deux frres. Ainsi, son rve ntait quun cauchemar ordinaire. Il se tourna vers Erril. Lhomme des plaines avait gard le silence durant tout cet change, mais son expression stoque stait teinte dangoisse. - 60 -

Donc, inutile demmener le gamin avec nous, conclut Flint. Il peut rester ici et nourrir mes btes. Non, contra Erril dune voix trangement tendue. Mieux vaut quil nous accompagne titre de prcaution. Pourquoi faire ? demanda Moris. Il a fait un mauvais rve n des souvenirs de sa captivit sur lle. Une rminiscence fcheuse, rien de plus. Peu importe. Je prfre quil vienne. Erril se leva, indiquant que la question tait rgle et la discussion close. Avant que quiconque puisse linterroger, un cri perant rsonna travers le navire. Joach bondit sur ses pieds, le bton la main. Elena !

- 61 -

Retourne-toi Lentement, ordonna la voix dure derrire Mycelle. La vieille femme avait fini de passer en revue le contenu de ses tagres. Elle se tourna vers Mycelle, un flacon rempli dherbes sches la main. cause de son absence dyeux, la guerrire avait beaucoup de mal dchiffrer son expression. Mais elle crut voir frmir les coins de sa bouche. Laisse-la tranquille, Tikal, ordonna la vieille femme sur un ton mi-dsapprobateur, mi-amus. Mycelle pivota lentement. Il ny avait personne derrire elle. Juste la petite crature, suspendue par la queue la poigne de la porte. Ctait son poids qui avait d refermer le battant. Mais qui venait de parler ? Mycelle scruta les recoins de la boutique en vain. Tikal remonta le long de la porte sans la quitter de ses yeux noirs. Touche ton pe et tu mourras, rpta-t-il de la mme voix bourrue. Mycelle carquilla les yeux. Ne faites pas attention lui, gloussa la vieille femme dans son dos. Tikal ne sait pas ce quil raconte. Il se contente de rpter ce quil entend dans la rue. Cest combien, les oranges ? lana la crature avec une voix aigu de femme. Pour ce prix-l, je pourrais en avoir trois boisseaux ailleurs ! (Elle se hissa jusqu une balanoire accroche au plafond, et sy suspendit par la queue et par un pied ; puis, plantant son regard dans celui de Mycelle, elle dit avec une petite voix denfant :) Jaime les chevaux. Mycelle cligna des yeux, le cur battant encore la chamade. De quel genre de bte sagit-il ? - 62 -

Dun tamrink, rpondit la vieille femme. Un tamrink dor de la jungle dYrendl, pour tre plus prcise. Limitation nest que lun de ses nombreux talents mme si je considre plutt a comme une nuisance que comme un don. Secouant la tte, Mycelle reporta son attention sur la gurisseuse. On mappelle Mama Freda, se prsenta celle-ci. Bien quaveugle, elle empoigna sans hsiter une canne appuye contre le mur et sen servit pour contourner le comptoir. Vous avez fait allusion mes amis, lui rappela Mycelle. Oui, ils sont arrivs hier. Ils avaient besoin dune gurisseuse. Linquitude fleurit dans la poitrine de la guerrire. Qui avait t bless ? Savez-vous o ils logent ? La vieille femme tourna la tte vers elle comme pour tudier son expression. Bien sr. Venez. Elle se dirigea vers une petite porte dans le fond de la boutique et louvrit, rvlant un escalier obscur qui montait. Tikal se laissa tomber derrire Mycelle. Tikal Tikal Tikal, chantonna-t-il en se prcipitant vers ltage. Mycelle tudia les marches plonges dans la pnombre. Elle projeta ses perceptions et ne sentit rien dinquitant. Mais, se souvenant de limprudence dont elle avait fait preuve quelques minutes plus tt, elle lana : Freda, sans vouloir vous vexer, comment une femme aveugle se protge-t-elle dans une ville aussi dangereuse que Port Rawl ? La vieille femme se tourna vers elle en ricanant. Me protger ? Inutile. Je suis la seule gurisseuse digne de ce nom dans la cit des marais, et tout le monde le sait. (Elle agita le bout de sa canne.) La ville entire veille sur ma boutique. Sans moi, qui soignerait les entailles dpe et les morsures venimeuses ? Les gens dici sont violents et cruels, mais ne commettez pas lerreur de les croire stupides. (Par- 63 -

dessus son paule, elle eut de nouveau lair de dtailler Mycelle.) Et puis, qui a dit que jtais aveugle ? (Sur ces mots, elle commena monter lescalier.) Suivez-moi. Mycelle nhsita quun instant avant de lui emboter le pas. Cette femme trange en savait plus quelle ne le disait. Le doute et la mfiance accompagnrent la guerrire jusqu ltage. Le palier donnait sur un petit couloir flanqu de plusieurs portes. Comme Mama Freda se dirigeait vers celle du fond, Mycelle examina les autres au passage. Ce serait facile de tendre une embuscade ici, songeait-elle. Une des portes tait entrouverte sur des tagres remplies de caisses et de seaux. La guerrire eut juste le temps dapercevoir une clayette sur laquelle diverses plantes taient en train de scher. Une odeur enttante dpices et de terre humide schappait de la pice. Ce ntait quune simple rserve. Pourtant, alors que Mycelle la dpassait, quelque chose titilla ses perceptions, hrissant le duvet de ses avant-bras. Ce ntait pas une magie puissante : juste un frmissement de pouvoir lmental tel quelle nen avait encore jamais ressenti. Mais, en tant que sourcire ayant arpent en tous sens les contres dAlasa, Mycelle fut assez intrigue pour ralentir. Lodeur ressemblait celle de la glaise et dun minerai profondment enfoui. Du charbon, peut-tre. Mama Freda dut tre alerte par le changement de rythme des pas de Mycelle. Venez. Ne tranez pas. Mycelle pressa le pas pour la rattraper. Nombreux taient les mystres qui entouraient cette femme, mais, pour le moment, la guerrire avait dautres proccupations plus urgentes. Mama Freda sarrta devant la porte du fond et, par trois fois, frappa le battant de chne avec le pommeau de sa canne. Tap tap tap. De toute vidence, ctait un signal pour le ou les occupants de la pice. Tout excit, le minuscule tamrink gambadait autour des jambes de sa matresse. Tikal Tikal est un gentil garon. Du bout de sa canne, Mama Freda carta la crature. Il adore avoir des invits, dit-elle en souriant. - 64 -

Mycelle sentit plus quelle nentendit quelquun sagiter lintrieur. Elle flchit les doigts, prte dgainer ses pes jumelles. Au moment o la porte souvrit, une bourrasque de magie lmentale sengouffra dans le couloir. Lassaut sur les perceptions de Mycelle fut si soudain que ses genoux faillirent cder sous elle. Une rafale de vent, le grondement des nuages orageux, le cri perant dun faucon. Et, par-dessus tout, un arme tenace de granit et le crissement sourd de rochers qui frottent les uns contre les autres. Mycelle reconnut ce torrent dimpressions. Ses jambes se raffermirent. Une silhouette familire sencadra sur le seuil. Mre ? Tolchuk ! Mama Freda scarta htivement. Mycelle fona vers son fils et ltreignit avec force tandis que Tikal escaladait la jambe de logre aussi facilement quun tronc darbre. Tu es sain et sauf, la Mre en soit remercie ! chuchota Mycelle contre la poitrine de Tolchuk. Ses bras ne parvenaient pas faire le tour du torse massif de son fils. Mme courb la manire des ogres, Tolchuk la dpassait largement. Elle renversa la tte en arrire pour le dvisager. Il ressemble tant son dfunt pre, songea-t-elle. Mme nez pat, mmes arcades sourcilires prominentes, mmes crocs saillants sous la lvre suprieure, mme crte de fourrure descendant le long de sa colonne vertbrale Seuls ses yeux de larges orbes dors aux pupilles fendues comme celles dun flin trahissaient lhritage silura quil tenait de sa mre. Tolchuk rendit son treinte Mycelle avec un enthousiasme similaire, mais se dgagea plus vite que la guerrire ne laurait souhait. Tu as russi traverser les marais. Comment vont Elena et Erril ? Se mfiant toujours de Mama Freda, Mycelle rpondit prudemment : Ma nice va bien. Nous nous en sommes tous sortis. Avec - 65 -

quelques plaies et quelques bosses supplmentaires, mais globalement indemnes. Tolchuk se rembrunit. Jaimerais pouvoir en dire autant de nous. Entre. Le ton funeste de logre rappela ses devoirs Mycelle. La sourcire sonda la pice avec ses perceptions, en qute dune souillure ventuelle. Mais, mme en se concentrant, elle ne captait que de la magie lmentale dune puret immacule. Et aussi une grande douleur. Elle suivit son fils lintrieur. La pice la surprit. Elle stait attendue une cellule sombre, vaguement sinistre. Au lieu de a, elle dcouvrit une pice qui, bien que dpourvue de fentre, tait joyeusement claire par des lampes et par les braises brlant dans un petit foyer. Pour ajouter au confort ambiant et latmosphre chaleureuse, un pais tapis de laine recouvrait le plancher de chne. Deux lits solides se dressaient contre les murs de droite et de gauche, et trois fauteuils flanquaient la chemine. Lun deux tait occup par un individu maigrichon, vtu dhabits uss, qui se leva pour saluer Mycelle. Il avait des traits pincs, des lvres minces et grimaantes et, sous ses cheveux dun chtain terne, les mmes yeux ambrs que son frre jumeau. Mogweed. Fardale est en bas ; il garde mon cheval, rvla Mycelle, esprant lui redonner le sourire. Il sera ravi de voir que vous allez bien. La nouvelle ne modifia gure lexpression du silura. vrai dire, elle parut mme accentuer sa morosit. Je me rjouis de revoir mon frre, rpondit Mogweed dune voix atone. Mycelle jeta un coup dil interrogateur Tolchuk. Logre entrana sa mre vers lun des lits. Ne fais pas attention Mogweed, gronda-t-il tout bas. Nous avons tous le cur lourd. En approchant, Mycelle vit que le lit tait occup, et le frmissement de la magie lmentale de lair chatouilla ses perceptions un peu plus fort. Elle devina qui tait allong l : Mric, le seigneur elphe. Pourtant, elle eut du mal le reconnatre. - 66 -

La silhouette lance demi dissimule par les draps de lin ne ressemblait gure lhomme quelle avait quitt Ruissombre. Des bandages enveloppaient sa poitrine, et une puanteur de chair brle manait de lui. Ses lvres taient craqueles et boursoufles ; ses beaux cheveux argents staient consums sur son crne. Misricordieusement, il dormait. Ses yeux taient clos et son souffle profond et rgulier. Mycelle devina que ctait uniquement grce aux baumes et aux lixirs de Mama Freda. Incapable de le regarder plus longtemps, elle dtourna les yeux. Que lui est-il arriv ? Il a t captur et tortur par un des sourciers du Seigneur Noir. Tolchuk relata sa mre les vnements qui les avaient conduits jusque-l. Il lui raconta comment, la dernire minute, il avait sauv Mric des griffes dun ignoble seigneur nain, et comment une ruse de Mogweed leur avait permis dchapper aux malegardes jumeaux qui vivaient dans le chteau de Ruissombre. Nous nous sommes enfuis vers les quais tandis que les tours de la Citadelle scroulaient derrire nous. Mais Mric est tomb malade. Si nous lui avons pargn la corruption, nous navons pas pu empcher ses blessures de sinfecter. Nous avons eu de la chance quun aubergiste nous envoie chez Mama Freda peu de temps aprs notre arrive ici. mon avis, la chance navait rien voir l-dedans, marmonna Mycelle. La gnrosit tait rare dans la cit portuaire et la gnrosit gratuite plus encore. Craignant la contagion, laubergiste avait sans doute prfr se dbarrasser de Mric et compagnie en les envoyant une gurisseuse avant quils contaminent le reste de sa clientle. Chance ou pas, peu importe. Nous sommes ici, cest tout ce qui compte, dit Tolchuk en glissant un morceau de biscuit Tikal, qui tait en train de lui faire les poches. Le tamrink lavala tout rond et se lcha soigneusement les doigts. - 67 -

Oh, ctait bien de la chance, intervint Mama Freda. La Douce Mre en personne doit veiller sur vous. (Elle rcupra Tikal sur lpaule de logre et le porta jusqu un fauteuil, dans lequel elle sassit.) Pour faire tomber la fivre de votre ami, jai eu besoin dune herbe rare qui ne pousse qu Yrendl mais que je cultive ici. Une journe de plus, et il serait srement mort. Tolchuk acquiesa. Il va dj beaucoup mieux. Mycelle frona les sourcils. Si lelphe allait mieux, elle ne voulait mme pas imaginer dans quel tat il tait la veille. Elle promena un regard la ronde. Et Kral ? O est-il ? Le montagnard tait le seul membre du groupe encore manquant. Ce fut Mogweed qui rpondit. Il vous guette la porte nord de la ville. Nous ne savions pas par o vous arriveriez. Dhabitude, il ne rentre que bien aprs la tombe de la nuit, ajouta Tolchuk. Depuis que nous avons quitt Ruissombre, il ne tient pas en place, poursuivit Mogweed. Il sort presque toutes les nuits ; il furte partout en qute de traces de lennemi. Ce ntait pas la peine quil me cherche, fit remarquer Mycelle. Je vous aurais trouvs grce mon pouvoir de toute faon. Je croyais avoir t claire. Mogweed se rassit dans le fauteuil voisin de celui de Mama Freda, un sourire condescendant aux lvres. Avez-vous senti Mric depuis la rue ? demanda-t-il. Ou mme quand vous tiez dans la boutique, en bas ? Mycelle se rembrunit. Le mtamorphe venait de soulever un point proccupant. Elle navait pas capt la moindre bribe du pouvoir pourtant unique de Mric jusqu ce que la porte de la chambre souvre devant elle. Comment ? Jaurais d Elle se tourna vers Mama Freda. La vieille gurisseuse lui sourit. Il est beaucoup de choses que vous ignorez, ma jeune - 68 -

dame. Dans ma jungle natale, o la magie de la terre est aussi fertile que le sol lui-mme, nous avons dvelopp des moyens de nous protger. Il y a bien longtemps, jai badigeonn ces murs avec une huile aromatique de bouclire, qui dissimule mes dons lmentaux aux curieux. Mycelle tenta de projeter ses perceptions hors de la pice et choua. Ctait comme sil nexistait rien au-del de ces quatre murs. Ce doit tre pour a que je ne vous ai pas repre lors de ma dernire visite Port Rawl, marmonna-t-elle. Et cest sans doute grce a que vous avez chapp au contact corrupteur de la malegarde jusquici. Vous vous tes cr un sanctuaire. Mama Freda ricana. Le concept de sanctuaire est inconnu Port Rawl. La cit des marais ne saurait tolrer une chose pareille. Mais je suis ici chez moi. Mycelle sentit crotre sa mfiance. Chaque moment pass prs de cette vieille femme semblait apporter de nouvelles dcouvertes et elle naimait pas a du tout ! Elle avait limpression de se battre dans des sables mouvants, face une adversaire arme dune pe plus longue que la sienne. Ctait trs gnreux vous de recueillir mes amis, mais Mama Freda acheva pour elle : Mais Port Rawl, la gnrosit a toujours un prix. Le visage de Mycelle se durcit. Mama Freda senfona dans son fauteuil et, de la main, dsigna le dernier sige libre. Si votre expression sassombrit encore, je vais avoir besoin dune lanterne pour vous voir. Asseyez-vous, je vous en prie. Mycelle resta debout et dit brusquement : Assez tourn autour du pot. Parlez clairement. Vous ne pouvez pas voir mon expression : vous navez pas dyeux. quoi me serviraient-ils ? rtorqua la vieille femme. Je vois trs bien la petite tache de boue sche sur votre joue droite et le brin de paille pris dans vos cheveux au-dessus de votre oreille gauche. Machinalement, Mycelle leva la main pour essuyer la tache de boue et enlever le brin de paille. - 69 -

Comment est-ce possible ? Mama Freda bouriffa le poil de son familier et le gratta derrire une oreille. Le tamrink tenta de repousser sa main, puis se roula en boule dans son giron et se mit se sucer un orteil. Pendant tout ce temps, jamais ses yeux ne quittrent le visage de Mycelle. Le don dimitation mis part, les tamrinks possdent bien des talents merveilleux, commena Mama Freda. Dans la jungle, ils se dplacent en larges groupes familiaux. Ils sont levs dans une telle intimit que chacun deux devient une partie du tout. Ce quun tamrink entend, ses frres lentendent aussi. Ce quun tamrink voit, ses frres le voient aussi. Dune certaine faon, le groupe forme une entit unique, qui entend tout et qui voit tout. Ils ont des perceptions lies ? sexclama Mycelle, choque. Certains des textes de la Sororit voquaient ce pouvoir. Mama Freda ignora la question. Je suis ne sans yeux et, parmi les miens, cette difformit tait considre comme un mauvais prsage. Pour apaiser les dieux, ma tribu ma abandonne dans la jungle afin que jy meure. La vieille femme dut remarquer lexpression horrifie de Mycelle. Ne vous inquitez pas pour moi. Je ne me rappelle pas grand-chose de cette priode. Dans mon premier souvenir, je bondissais darbre en arbre. Je voyais travers les yeux dune norme femelle tamrink qui se dplaait de branche en branche au-dessus de moi, intrigue par la crature sans poils qui braillait prs de son nid. Vous ? Oui. Son groupe ma recueillie. Au fil du temps, jai dvelopp un lien trs troit avec les tamrinks, et je me suis mise voir par leurs yeux tous. Vous avez t leve par ces cratures ? stonna Mycelle. Mama Freda clata de rire. Non, je doute davoir pass plus dune lune avec le groupe. Un jour, un des chasseurs de ma tribu ma dcouverte prs du nid de la femelle tamrink. Il ma ramene au village, o tout le - 70 -

monde sest mis me vnrer. Les gens pensaient que les dieux de la jungle mavaient marque et protge. Ainsi, jai grandi parmi mon peuple sans jamais perdre mon lien avec les tamrinks. Je suis devenue une excellente gurisseuse. Toutes les tribus dYrendl venaient me consulter. (La vieille femme dtourna les yeux et baissa la voix.) Mais un jour, notre village a t attaqu par des esclavagistes. Je crois quils avaient t attirs par une rumeur sur une femme sans yeux capable de voir. Jai t enleve avec le bb tamrink que jlevais. Tikal ? Oui. Trois hivers durant, nous avons voyag vers le nord, nous arrtant dans les ports et les villes ctires pour faire une dmonstration de mon talent. Nous avons fini par arriver dans vos contres. Mais comment vous tes-vous chappe ? stonna Mycelle. Les esclavagistes avaient la rputation de surveiller troitement leur marchandise. Mama Freda fit face la guerrire. Il vaut mieux oublier certaines histoires les enfermer au fond de son cur et jeter la cl, dit-elle sur un ton farouche. Mycelle respecta cette rponse. Elle aussi, elle avait fait des choses quelle prfrait passer sous silence. Donc, vous avez dbarqu Port Rawl, rsuma-t-elle. Mais pourquoi avez-vous recueilli mes compagnons ? Comme je vous lai dit tout lheure, la gnrosit a toujours un prix dans cette ville. Que voulez-vous ? Jai de largent et mme une pice dor. a ne mintresse pas. Alors, quoi ? Quand votre ami sera en tat de voyager, je voudrais partir avec vous. Mycelle se raidit. Ctait un prix plus lev quelle ntait prte payer. Pourquoi ? Pourquoi souhaitez-vous nous accompagner ? Jaimerais rencontrer votre sorcire, la jeune Elena. Mycelle recula dun pas. Elle dvisagea ses compagnons, - 71 -

cherchant qui dentre eux tait le tratre qui avait rvl leurs secrets avec tant dinsouciance. Tolchuk se redressa, et ce fut comme si un rocher se dpliait. Nous navons rien dit, gronda-t-il. Mogweed resta assis dans son fauteuil, les yeux carquills. Seul un couinement de dngation franchit ses lvres quand Mycelle se tourna vers lui. Ne soyez pas si prompte les souponner, dit Mama Freda la guerrire sur un ton de reproche. Aucun deux na trahi la confiance place en lui. Alors, comment tes-vous au courant de nos affaires ? La gurisseuse caressa son familier, qui senfouit dans son giron en babillant de ravissement. Hier, jai laiss Tikal dans la boutique pendant que je prparais le th mdicinal pour votre ami brl. Je connais assez bien mon officine et mes rserves pour ne pas avoir besoin de ses yeux. Pendant mon absence, les autres ont parl de vous, dElena et du livre que vous cherchez, le Journal Sanglant. Tout de mme, comment avez-vous ? Tikal et moi ne sommes pas seulement lis par la vue. (La vieille femme remua une des oreilles de son familier.) Ce quun tamrink entend, tous les autres lentendent aussi. Dans une impasse de Port Rawl, le monstre tanchait sa soif en dvorant le cur palpitant de sa proie, une enfant qui venait de saigner pour la premire fois. Quand il eut termin, il leva son museau noir de la poitrine ravage de sa victime et hurla la lune, alors dans sa phase ascendante. Lannonce que sa faim ntait pas rassasie rsonna dans les tavernes malfames et les bordels miteux des environs. Le monstre se laissa tomber quatre pattes et battit en retraite dans lombre, ses griffes senfonant dans la crasse de la ruelle. Il aurait voulu chasser toute la nuit, mais il connaissait la volont de son matre. Personne ne devait se douter Le souvenir du contact de son matre lui arracha un gmissement. Quelque part dans les profondeurs de son esprit affam, il sentait encore la brlure des flammes noires, le - 72 -

bouillonnement de son sang. Il obirait. Il renifla la rue sur laquelle dbouchait limpasse. Dserte. Seuls les ivrognes ou les inconscients bravaient les artres de Port Rawl aprs le coucher du soleil. Les portes taient barres, les volets tirs. La crature massive sloigna en bondissant dans la rue boueuse. Mme si la lune se levait peine, sa chasse tait finie pour ce soir. En sattardant dehors, elle ne russirait qu veiller les soupons de ceux qui elle tentait de dissimuler son existence. Alors quil traversait la rue, le monstre aperut son reflet dans la vitrine dune taverne. Une gueule dgoulinante de bave, des ranges de crocs faits pour dchiqueter la chair, des muscles noueux, de la peau nue couleur decchymose. De chaque ct de son nez, des replis de peau scartaient pour respirer le vent marin. Tant de sang, tant de curs palpitants Le monstre rebroussa chemin. Ltroite impasse empestait lurine et les excrments. Dans son recoin le plus obscur, il trouva la pile de vtements abandonns et fouilla jusqu ce quil mette jour lobjet cach dessous. laide de ses dents, il dgagea son butin et ltudia dabord avec lun de ses yeux noirs et froids, puis avec lautre. Un frisson le parcourut. Il rsista lenvie de remettre lobjet dans sa cachette. Tout ce quil dsirait, ctait courir et se repatre de chair et de sang. Il hurla de nouveau la lune. Dans la rue voisine, quelquun glapit : Faites taire votre putain de clbard, ou je descends et je lgorge ! La faim lui picotant la peau, le monstre fit un pas vers la rue, mais le souvenir des flammes noires arrta ses pattes. Il ne pouvait se drober la volont de son matre. Il revint vers les vtements et lobjet allong quil venait de mettre jour. Il se pencha, puis arracha la peau tanne qui recouvrait le mtal de larme. Et lexposition de celui-ci mit fin la chasse pour cette nuit-l. Le monstre sentit la brlure de la chair qui coule comme de la cire, des os qui se remodlent. Il scroula parmi les ordures et se tordit sur le sol de limpasse, ses mchoires ouvertes sur un - 73 -

cri silencieux tandis que son museau se rsorbait et que ses crocs rentraient dans ses gencives. Ses pattes redevinrent des doigts ; ses griffes se rtractrent pour cder la place des ongles jaunis. En lespace de quelques inspirations haletantes, la transformation fut acheve. Nu, Kral sextirpa de la boue et des dtritus dans lesquels il gisait. Il frotta son menton recouvert dune paisse barbe noire et se redressa. Son cur continuait pomper le sang de la fille quil venait de tuer. Grimaant dans lobscurit de limpasse, il fit un pas vers ses vtements abandonns. Ses grandes dents blanches tincelaient au clair de lune. La chasse avait t bonne. Mais la lune poursuivait son ascension dans le ciel, et il devait se dpcher pour ne pas veiller les soupons de ses compagnons. Kral se pencha et saisit sa hache. Le cuir laide duquel il avait envelopp la lame tomba. Il le ramassa. Ctait un bout de la peau violace dun renifleur. Il lavait dnich sur ltal dun fourreur, au bazar des Quatre Coins, et avait attendu avec impatience une occasion de le tester. Il navait pas t du. Cette nuit passe chasser dans la peau dun renifleur des contres du Couchant avait fait bouillir son sang comme nulle autre chasse. Maintenant encore, son cur battait plus vite que dhabitude. Jusque-l, il avait utilis des peaux de chien ou de loup pour provoquer sa transformation. Et a avait t excitant mais rien de comparable avec ce soir. Les odeurs avaient t tellement plus fortes ; ses dents, tellement plus aiguises ! Kral replia soigneusement le cuir et le mit de ct pour une prochaine chasse. Il lcha les traces de sang sur ses lvres. Sur ltal du marchand des Quatre Coins, il avait galement repr la fourrure argente dune panthre des neiges. la perspective de chasser sous la forme dun monstrueux flin, ses poings se serrrent, et sa virilit se mit palpiter. Son matre stait montr gnreux quand il avait brl lesprit veule du montagnard pour faire de lui un de ses malegardes. La nuit de la seconde naissance de Kral, le seigneur du Gulgotha lavait nomm Lgion et lui avait accord un - 74 -

grand pouvoir obscur : celui dadopter la forme et les capacits de toute crature dont il enroulerait la peau ou la fourrure autour du cur noir de sa hache. Le sang encore bouillonnant, Kral se rhabilla. Empoignant sa hache, il fit courir ses doigts sur le mtal rcemment forg. Son arme originelle avait t dtruite ; elle stait brise sur la peau de pierre dun des dmons du Seigneur Noir, Ruissombre. Cette nuit-l, Kral avait ramass les dbris de sa lame et, chez un marchal-ferrant des environs, il stait fait forger une nouvelle hache mais pas seulement avec du mtal. Car, dans la boue de la cave, il avait trouv un clat dbne. Le sang de son doigt sectionn avait oint la pierre. Au souvenir du contact huileux de lbne, la main mutile de Kral caressa sa hache. Se conformant aux instructions du Seigneur Noir, il avait inclus le fragment de pierre dans sa nouvelle lame. Le fer de celle-ci, encore souill par le sang dun skaltum, masquerait son secret aux yeux de Mycelle et de ses semblables. Et, sans le savoir, la guerrire le guiderait jusqu sa proie. Rhabill et arm, Kral entama la longue marche qui devait le ramener de lautre ct de la ville, lendroit o lattendaient ses compagnons. Sous son dguisement dami fidle, il tait un pige conu pour tuer une sorcire. Son sang grondait dans ses oreilles lide de planter ses dents dans le cur tendre dElena. La jeune fille ne souponnerait rien avant que les griffes du montagnard se referment sur sa gorge frle. Que ce soit sous la forme dun chien, dun ours, dun renifleur ou dune panthre, Lgion capturerait sa proie.

- 75 -

Elena tituba reculons jusqu la porte de sa cabine. Par le minuscule hublot au-dessus de sa couchette, une paire dyeux rouges et luisants la regardait fixement. Malgr la distorsion due au verre grossier, les deux orbes aux pupilles fendues semblaient irradier la haine et la faim. Elena tait en train de somnoler lorsque, telle une dmangeaison, ce regard brlant lavait arrache son sommeil. Lespace dune demi-seconde, elle tait reste fige, comme ptrifie. Puis des griffes staient mises gratter la vitre. Le grincement du verre lavait arrache sa paralysie. Elle avait bondi hors de son lit, un cri jaillissant de sa gorge. Enfin, ses doigts trouvrent la poigne de la porte. Elle crut un instant quErril lavait enferme dans sa cabine. Cette pense navait pas plus tt travers son esprit que le pne cda, et que le battant de chne souvrit. Elena chancela dans le couloir tandis que, derrire elle, le grattement se faisait plus frntique. La crature sentait que sa proie lui chappait. Soudain, le silence revint. Par-dessus son paule, Elena jeta un coup dil lintrieur de la cabine. Son regard croisa celui de la crature. Un sifflement furieux, pareil celui dun millier de serpents, sleva de lautre ct du hublot. Elena simmobilisa. Elle connaissait bien ce bruit. Elle ne lavait pas entendu depuis longtemps, mais jamais elle ne pourrait loublier. Les yeux carquills et les lvres glaces, elle nomma la crature accroche la coque du Fend-les-Flots : Un gobelin Ce simple mot chuchot suffit briser lenchantement. Les deux orbes rouges disparurent la faon dun fragment de cauchemar se dissolvant dans les contres du rve. Mais lcho du sifflement continua rsonner dans la tte dElena. La - 76 -

crature tait bien relle. La jeune fille slana dans le couloir, le roulis lobligeant tendre un bras pour se retenir au mur. Elle atteignit lcoutille qui conduisait au pont principal, mais, avant quelle ait pu la pousser, la porte barde de fer souvrit devant elle. Une silhouette massive sencadra sur le seuil. Elena ? Ce ntait quErril. Avec un hoquet de soulagement, Elena se prcipita vers lhomme des plaines et ltreignit de toutes ses forces. ma fentre Dehors (Elle lutta pour contrler sa respiration et sa panique.) Je me suis rveille, et jai vu Erril la repoussa en lui agrippant une paule de sa main. Calme-toi, Elena. Que sest-il pass ? Tu es blesse ? Alors, la jeune fille remarqua que Joach, Flint et Moris se tenaient derrire Erril. Tous taient arms : Joach avait son bton, et les deux frres brandissaient chacun une pe courte. Cette dmonstration de force apaisa le cur et la langue dElena. Un gobelin. Jai vu un gobelin dehors. Il me regardait par la fentre de ma cabine. Un gobelin ? (La main dErril se dtendit sur lpaule de la jeune fille.) Elena, il ny a pas de gobelins dans cette rgion. Les deux frres baissrent leur pe et sentre-regardrent. Un drakil ? marmonna Moris. Peut-tre dans les profondeurs de lArchipel, mais pas ici, rpliqua Flint. Erril jeta un coup dil par-dessus son paule, tudiant le pont dsert et locan qui stendait au-del. Ctait peut-tre juste le reflet du clair de lune sur leau. Avec le roulis, a peut jouer des tours tes yeux. Et le frottement de la coque contre la jete rsonne bizarrement dans les entrailles dun navire. Elena se dgagea. Ce ntait pas mon imagination ! Moris se dirigea vers le bastingage et se pencha pour examiner le flanc tribord du bateau. Je nai pas rv, insista Elena. (Elle ne savait pas comment - 77 -

expliquer limpression trange quelle avait eue dans sa cabine limpression que le gobelin et elle staient reconnus.) Il est venu se venger de moi. Il veut me faire payer le massacre de tous ces gobelins des roches, dans les cavernes, sous le cottage doncle Boln. Il sait qui je suis ! Comme pour confirmer les propos de la jeune fille, un doux sifflement sleva soudain tout autour du bateau. Les compagnons se figrent. On aurait dit que locan lui-mme fumait. Sur la jete ! cria Moris. Il se prcipita vers la passerelle et se mit actionner frntiquement le treuil qui permettait de la remonter. Erril attira Elena contre lui et se dirigea vers le bastingage. De petits corps noirs sextirpaient des flots et escaladaient le quai de pierre, leur queue fouettant lair comme un serpent en colre. Mme sils taient plus gros que des gobelins des roches, leurs yeux normes, leurs orteils griffus et leur peau grise ne laissaient aucun doute sur leur nature. L-bas, marmonna Flint en tendant un doigt. Des dizaines de cratures se massaient sur la plage. Ctait comme si les rochers avaient pris vie. Des silhouettes votes entraient dans leau ; certaines rejoignaient leurs semblables sur la jete, tandis que dautres disparaissaient sous les flots noirs. Cest quoi ? demanda Erril. Des drakil, rpondit Flint. Des gobelins des mers. Un bruit sourd retentit de lautre ct du bateau. En se retournant, Elena vit un norme drakil atterrir sur le pont principal. quatre pattes, il se ramassa sur lui-mme en dcouvrant des crocs aussi pointus que des aiguilles. Sa longue queue sagita devant lui de faon menaante. son extrmit, le clair de lune rvlait une pointe noire longue comme la main. Erril poussa Elena vers Joach. Emmne-la lintrieur ! ordonna-t-il. Puis il dgaina son pe argente et se prcipita vers la crature. Prends garde son dard ! le prvint Flint. Il est venimeux ! Joach entrana sa sur vers le gaillard davant, une main - 78 -

tenant le coude de la jeune fille et lautre serrant son bton. Dautres gobelins prirent pied sur le pont principal. La plupart dentre eux taient bien plus petits que le premier et dpourvus de dard, mais trs muscls et dots de crocs et de griffes redoutables. cartant la queue de son adversaire, Erril fora celui-ci reculer vers le bastingage. Largue les amarres ! lana Flint Moris tout en faisant de grands moulinets dpe. Si nous restons ici, cette crique deviendra notre tombeau ! Le colosse la peau noire slana vers la poupe, abattant au passage tous les gobelins qui se dressaient sur son chemin. Flint manuvra pour se rapprocher dun des mts et empoigna une hachette. Maintenant les gobelins distance avec son pe, il attaqua les cordes solidement noues aux pontilles mtalliques. Chaque fois quil en sectionnait une, un contrepoids scrasait sur le pont tandis que la voile principale se droulait en claquant et que le vent sengouffrait dans la toile. Erril porta un coup sauvage qui eut enfin raison de son adversaire. Il dgagea son pe et fit un bond en arrire comme la crature lattaquait une dernire fois avec sa queue avant de scrouler sur le pont. Mais, avant quil puisse se dtourner, deux autres gros drakil enjambrent le bastingage. Lun deux siffla et gargouilla un ordre ladresse dun groupe de cratures plus petites qui se dirigeaient vers Flint. Celles-ci pivotrent pour prendre Erril revers tandis que leurs chefs lassaillaient de face. Dpche-toi, El ! pressa Joach. Les deux adolescents venaient datteindre lcoutille qui donnait sur le gaillard davant et le pont infrieur. Joach avait lch le coude de sa sur pour ouvrir le battant. Il faut quon se barricade lintrieur. Non. (Elena avait dj t ses gants, et ses mains couleur de rubis brillaient au clair de lune.) Si les autres se font submerger, nous serons acculs. Soudain, le bateau tangua violemment sous ses pieds, et elle tomba sur Joach. Son frre perdit lquilibre ; en glapissant, tous deux scroulrent dans le couloir, bras et jambes - 79 -

enchevtrs. Joach fut le premier se relever. Il tendit un bras vers lcoutille. Juste avant quil la referme, Elena entendit Flint crier : Nous drivons ! Il faut que je prenne le gouvernail, sans quoi, nous nous craserons sur les brisants ! Elena lutta pour se redresser. Joach, ne fais pas a ! Ils ont besoin daide ! Ignorant sa supplique, son frre ferma la porte et tira les barres. Non, dit-il en se tournant vers elle. Tu ne connais rien la navigation. Elena conjura sa magie sauvage et leva les mains. Une lumire carlate en jaillit et se rpandit dans le couloir. Mais je ne suis pas impuissante pour autant. Joach brandit son bton. Je ne te laisserai pas sortir. Cest trop dangereux. La magie sauvage chantant dans ses veines, Elena fit mine de saisir le bton de son frre pour lcarter. Mais, lorsque ses doigts touchrent le bois, celui-ci la brla comme de la lave en fusion. Dans un clair aveuglant, les bras de la jeune fille furent projets en arrire avec tant de force que ses jointures heurtrent les murs de chaque ct du passage. Haletante, elle recula. El ? Elena se frotta les doigts pour sassurer quils navaient pas t calcins. Non ils taient toujours l, mais pas indemnes. lendroit o ils avaient touch le bois, des taches blanches marbraient la souillure rouge vif de sa peau. Sous les yeux berlus de la jeune fille, lcarlate se rpandit pour combler ces brches, mais son clat global sen trouva terni. Elena leva les yeux. Joach fixait son bton dun air merveill. Ctait comme si le bois avait absorb une partie de la magie de sa sur. Par-dessus son paule, Elena entendit un lger raclement de griffes sur du bois. Un sifflement sleva derrire elle. Elena ! Attention ! Avant mme de pouvoir se dtourner, la jeune fille sentit une - 80 -

dague enflamme lui transpercer le dos. Alors que Mycelle aidait Mama Freda changer les pansements de Mric, de lourds bruits de pas rsonnrent dans lescalier, lextrieur de la chambre. Sans un mot, la guerrire dgaina une de ses pes et se dirigea vers la porte. Calmez-vous, ma jeune dame, lui dit Mama Freda. Ce nest que votre compagnon manquant, lhomme des montagnes. Mycelle ignora les paroles apaisantes de la gurisseuse. Un excs de prudence navait jamais nui personne. Des coups vigoureux annoncrent larrive du visiteur. Comme en rponse, Mric gmit et sagita faiblement dans son lit. Mycelle se pencha vers la porte. Elle voulut projeter ses perceptions lextrieur, mais les murs imbibs dhuile de bouclire len empchrent. Qui est-ce ? siffla-t-elle. Il y eut une courte pause, puis une voix bourrue mais familire sexclama : Cest vous, Mycelle ? Impossible de se mprendre sur cet accent rocailleux. Cest Kral, dit Tolchuk bien inutilement. Toujours mfiante, Mycelle garda son pe dans une main tandis quelle saisissait la poigne de lautre. Rien ne certifiait que Kral soit seul sur le palier. Parce que la bouclire neutralisait son pouvoir, Mycelle ne pouvait se permettre la moindre imprudence. Elle ouvrit la porte. Lnorme montagnard lui adressa un sourire grimaant. Il ny avait personne derrire lui. Mycelle ltudia rapidement. Sa barbe noire tait encore plus longue et plus broussailleuse que lorsquils staient spars, mais ses yeux pareils des silex et lodeur de magie minrale qui manait de lui navaient pas chang. Mycelle scarta pour le laisser entrer. Elle ne percevait nulle souillure en lui. Mme sa main blesse tait gurie ; lendroit o le rat-dmon lui avait arrach un doigt, il ne restait quune cicatrice rose. Kral dut rentrer la tte dans les paules et se tourner sur le ct pour franchir la porte. Je pensais bien vous trouver ici. En bas, jai crois Fardale - 81 -

qui gardait votre monture. (Comme il se redressait, son regard se posa sur lpe nue de Mycelle.) Ce nest pas ce que jappellerais un accueil chaleureux, commenta-t-il. (Mais avant que Mycelle puisse se justifier, il se radoucit.) Cela dit, tant donn ce quon voit dans les rues de Port Rawl en ce moment, peut-tre feriez-vous mieux de la garder la main mme pour dormir. (Il tapota la hache pendue sa ceinture.) Dans la cit des marais, une arme est toujours la salutation la plus sre. Mycelle referma la porte et la verrouilla. Fardale est toujours devant la boutique ? Kral ta sa cape couverte de poussire et la suspendit un crochet. Jai demand un palefrenier dune curie voisine demmener votre cheval au mme endroit que mon destrier. Fardale les a suivis pour garantir lhonntet du bougre. Jimagine quil dormira l-bas, histoire de garder un il sur votre monture et vos affaires. Tant mieux, se rjouit Mycelle. Je veux repartir aux premires lueurs de laube. Voire avant, intervint Mama Freda, qui venait de finir les pansements de Mric. (Elle tira le drap sur la poitrine de lelphe et fit face aux autres.) Chaque jour, latmosphre de la ville devient un peu plus tendue. Lattaque des pcheurs a mis tout le monde sur les nerfs. Depuis, les gens gardent une main en permanence sur leur pe. Il suffirait dune minuscule tincelle pour mettre le feu cette poudrire. Nanmoins, contra Mycelle, avant de partir, je dois passer au relais de la Ligne de partage des eaux. Un ami devait arriver aujourdhui depuis les marais, avec les montures et lquipement que nous avons t forcs dabandonner EauSche. Mama Freda secoua la tte. Ces autres chevaux valent-ils vraiment la peine que vous preniez le risque de vous attarder ici ? Aux yeux dElena, oui, rpondit Mycelle. Jimagine que Brume fait partie du lot, dit Kral en souriant. Mycelle acquiesa. - 82 -

Cette petite jument grise compte beaucoup pour Elena. La savoir en scurit raffermira le moral et le courage de ma nice pour le voyage venir, expliqua-t-elle Mama Freda. a justifie bien un petit dlai. Mais cela justifierait-il que nous nous fassions tous tuer ? rpliqua la vieille femme. Mycelle se rembrunit. Il vaudrait mieux nous reposer. Une longue route nous attend demain. Et o irons-nous exactement ? senquit Mogweed, toujours affal dans son fauteuil prs du feu. Mycelle se raidit et promena un regard la ronde. Mme si la magie lmentale contenue dans la pice lui apparaissait comme le plus pur des torrents, une petite partie delle-mme rechignait toujours rvler o se trouvait Elena. La corruption du Seigneur Noir navait pas touch ses compagnons ; pourtant, quelque chose dautre veillait sa mfiance quelque chose quelle ne pouvait pas nommer. Je prfre garder le secret jusquau dernier moment, marmonna-t-elle, les joues en feu. Mais Mogweed insista. Il se redressa dans son fauteuil. Et sil vous arrivait quelque chose ? Comment ferionsnous pour retrouver Elena et les autres ? Honteuse, Mycelle baissa les yeux vers le tapis. Le mtamorphe avait raison. Ces gens taient les amis dElena ; ils avaient prouv leur valeur et leur loyaut de nombreuses reprises. Elle devait leur faire confiance. Et, si elle se faisait capturer ou tuer, mieux valait quils puissent rejoindre la sorcire pour grossir les rangs de ses dfenseurs. Ntait-elle pas en train de pcher par excs de prudence ? Mycelle ouvrit la bouche. Elle allait sexcuser et rvler lemplacement du cottage de Flint lorsquune voix colreuse linterrompit. Non. Toutes les ttes se tournrent vers le lit, depuis lequel Mric fixait ses compagnons. Ses yeux dazur taient ouverts ; des nuages orageux voilaient ses prunelles. Ne dites rien, ordonna-t-il dune voix faible mais - 83 -

imprieuse, en transperant la guerrire du regard. Mycelle se dirigea vers lui. Pourquoi, Mric ? Un secret partag entre gens de confiance est en scurit dans davantage de curs. Avant que lelphe puisse ajouter quoi que ce soit, des coups violents se firent entendre. Les compagnons sursautrent et pivotrent vers lunique issue de la pice. La robuste porte tremblait dans son chambranle. Une voix autoritaire claironna : Par ordre du matre des castes de Port Rawl et au nom du guet de la cit, je vous somme de vous constituer prisonniers. Toute rsistance sera crase la force des armes. Il y eut une pause. Puis quelque chose de lourd percuta la porte. Dans un craquement de mauvais augure, le battant se fendit. Un coup de plus, et il cderait. Ce fut alors que Mycelle le sentit : un filet de magie lmentale filtrant depuis le couloir entre les panneaux de chne briss. Et, cette fois, il ne sagissait pas dnergie pure comme celle de ses compagnons, mais dun pouvoir tnbreux, corrompu. Mycelle dgaina ses deux pes. Maudite soit la bouclire de la gurisseuse ! Jusque-l, elle avait aid dissimuler les autres, mais elle venait de les trahir en masquant lapproche du flau qui avait mont lescalier sur la pointe des pieds pour ne rvler sa prsence quau dernier moment. Mycelle projeta ses perceptions. Elle reconnut immdiatement la puanteur caractristique des malegardes. Alors, elle sut ce quelle avait faire. Mycelle lcha ses deux pes. Les lames dacier tintrent en heurtant le sol. Je ne dois pas me laisser prendre, chuchota-t-elle. Portant une main son cou, elle saisit la minuscule fiole de jade pendue un cordon. Non ! protesta Kral, qui avait remarqu son geste. Il voulut lui saisir le bras, mais Mycelle se droba. Cest un malegarde qui dirige lassaut, expliqua-t-elle trs vite. Je ne peux pas courir le risque de me faire capturer. Le Cur Noir ne doit pas savoir o se cache Elena. (Elle ta le fragment de jade qui servait de bouchon la fiole.) La Mre en soit remercie, Mric ma empche de divulguer mon secret. - 84 -

Un second fracas rsonna dans la pice. La porte explosa. Des dbris de planches volrent tandis que des formes noires se ruaient par louverture. Sauvez-vous si vous le pouvez ! cria Mycelle ses compagnons. Jemporte le secret dElena dans la tombe ! Elle leva la fiole et versa le poison dans sa gorge. La brlure se propagea rapidement de son estomac ses membres. Je suis dsole, Elena, chuchota Mycelle. Elle lcha la fiole vide, qui scrasa sur le sol. Tolchuk se prcipita. Mre ! Alors que les tnbres se refermaient sur elle, Mycelle scroula dans les bras robustes de son fils. Elena tomba genoux dans le couloir. Par-dessus lpaule de sa sur, Joach aperut le monstre qui venait de lagresser. Prs de lescalier descendant vers le pont infrieur tait accroupi un gros gobelin la peau couleur de lait tourn et aux yeux dun rouge sanglant. La crature siffla en agitant deux pattes griffues. Son haleine empestait le poisson pourri. Elle fit un pas vers les deux adolescents. Recule, dmon ! La fureur rduisant son champ de vision un tunnel, Joach abattit une extrmit de son bton sur la tte du drakil. Des os craqurent, et le monstre hurla. La force du coup le fit dgringoler dans lescalier. Joach ? gmit Elena. Le jeune homme se prcipita vers sa sur, qui essayait de se traner vers lcoutille. Je suis l, El. a brle Elena saffaissa dans les bras de Joach. Le dos de sa tunique tait humide et poisseux. la lumire de la lanterne, Joach distingua la tache sombre qui grandissait hauteur de ses reins. Tant de sang Elena ! Il la serra contre lui et lcha son bton pour comprimer la plaie. - 85 -

Un sifflement monta depuis le pont infrieur. Provenait-il du drakil bless ou dun nouvel adversaire ? Joach naurait su le dire. Il souleva Elena et, titubant sous son poids, la porta jusqu la cabine du capitaine. Il la laissa tomber sur ltroite couchette et dchira un drap pour lui confectionner un bandage, en prenant bien garde maintenir la pression sur sa plaie. Quand il eut fini, Joach rebroussa prcipitamment chemin. Sur le seuil de la cabine, il jeta un coup dil par-dessus son paule, une prire aux lvres. Puis il fit la chose la plus difficile de toute sa vie : il abandonna sa sur. Il sortit et referma la porte derrire lui. Elena avait besoin daide, une aide quil ne pouvait pas lui apporter. Il devait aller chercher les autres. Dans le couloir mal clair, Joach repra son bton qui gisait en travers du sol, tel un serpent noir. Et, au-del, sinterposant entre lui et lcoutille qui donnait sur le pont principal, se dressait son adversaire. Les yeux rouges du monstre luisaient dans la pnombre ; ses griffes jetaient des reflets argents. Sa queue, qui sagitait comme pour poignarder Joach avec son dard, tait noire du sang dElena. Son nez pat dgoulinait encore lendroit o stait cras le bton de polbois. Dsarm, Joach navait aucune chance de vaincre ce redoutable prdateur. Instinctivement, il tendit une main ensanglante vers le bton et, comme pour rpondre sa supplique muette, le talisman se rapprocha de lui. Le raclement du bois noueux sur les planches rsonna dans ltroit passage, attirant lattention du gobelin. Celui-ci fit un pas en avant et baissa son museau bless pour mieux voir de quoi il retournait. M par la curiosit ou irrsistiblement attir par la magie, il tendit une patte griffue. Joach serra les poings. Il ne devait pas laisser le drakil semparer de son unique arme. Non ! cracha-t-il avec force. Il navait cherch qu attirer lattention de la crature. Mais le rsultat quil obtint fut beaucoup plus spectaculaire. Le bton bondit dans les airs, comme apeur par son brusque clat de voix. Un scintillement de flammes noires courut sa surface. Le drakil se figea. Et Joach aussi. Il navait encore jamais vu le talisman ragir de la sorte. Le polbois tait- 86 -

il aliment par lnergie puise un peu plus tt au pouvoir dElena, ou simplement par son besoin imprieux ? Joach plissa les yeux. Peu lui importait. Il avait besoin dune arme, et le bton en tait une. Il tendit le bras vers le talisman en lvitation. Viens moi ! tonna-t-il avec toute la conviction dont il tait capable. Rien ne se produisit. Le bton continua flotter dans les airs. Bien quinefficace, le cri de Joach avait au moins eu le mrite deffrayer le drakil. Le monstre recula pour se drober aux flammes noires, cette magie obscure qui ne lui inspirait que mfiance. Joach songea quil pouvait peut-tre tourner la situation son avantage. Sans aucun plan prcis, il se jeta sur le gobelin, les bras levs et un hurlement de rage aux lvres. Surprise, la crature battit en retraite jusqu ce que son dos heurte lcoutille. Joach atteignit le bton et lempoigna deux mains en frmissant. Il sattendait tre brl par les flammes noires. Mais, son contact, celles-ci steignirent, ne laissant derrire elles quune sourde lueur rougetre comme si le polbois tait une braise encore ardente quon venait de retirer du feu. Il ne dgageait pourtant aucune chaleur ; bien au contraire, Joach avait limpression de tenir un pic de glace. Le froid se communiqua aux doigts du jeune homme et parut imprgner sa chair et envahir ses artres, comme si le talisman tait un cur palpitant qui envoyait de la glace dans ses veines. Ignorant cette dsagrable sensation, Joach brandit le bton sous le nez du monstre qui lui barrait la route. Les mots de pouvoir quil avait appris dans son rve surgirent inopinment dans son esprit et montrent vers ses lvres. Sa langue pronona les premires syllabes de lincantation. Le drakil tomba genoux et se prosterna devant lui, le front press contre les planches. Un miaulement monta de sa gorge. De toute vidence, il implorait la misricorde de Joach. Mais la glace avait dj atteint le cur du jeune homme. Lheure ntait plus la grandeur dme, pas alors que sa sur se vidait de son sang par une blessure que lui avait inflige ce - 87 -

monstre. Comme le sort antique engourdissait les lvres de Joach, une rose de flammes noires fleurit lextrmit du bton. Avec un sourire glacial, le jeune homme pronona lultime syllabe de lincantation et pointa son talisman sur le gobelin. Les ptales de la rose noire souvrirent brusquement, et une lance de feu jaillit de son cur. Le drakil dut sentir que sa mort tait imminente. la dernire seconde, il releva la tte, et les flammes se refltrent dans ses yeux. Puis la lance le frappa de plein fouet. Il fut projet en arrire avec tant de force que son corps passa au travers de lcoutille verrouille. Les barres mtalliques sarrachrent au mur ; le bois endurci par les temptes se brisa comme des brindilles sches. La carcasse du gobelin dvor par les flammes glissa sur le pont principal et le temps que Joach sextirpe des dbris de lcoutille, il nen restait plus que des os calcins. Joach se redressa et vit que tout le monde lobservait, les humains comme les drakil. Lair empestait la chair brle. Le pont tait recouvert de sang de gobelin, et partout o se portait son regard horrifi gisaient les restes taillads des prdateurs. Le Fend-les-Flots tait devenu un ignoble charnier. Joach dtailla les restes pitoyables du drakil quil avait tu. Son squelette recroquevill en une petite boule fumait encore dans lair frais de la nuit. Chacun de ses os semblait hurler la douleur que les flammes noires lui avaient inflige. Ce spectacle macabre rappela Joach la nuit o un feu de tnbres avait consum son pre et sa mre. Mais, cette fois, ctait lui qui venait de dispenser une mort atroce. Douce Mre, quavait-il fait ? Brandissant le bton au-dessus de sa tte, Joach poussa un long cri de dtresse. Le froid reflua de ses veines tandis que quelques flammches schappaient de chaque extrmit du bton, soubresauts dagonie dun feu mourant. Cette dmonstration de pouvoir arracha larme des drakil sa paralysie. Les gobelins apeurs slancrent vers le bastingage et sautrent dans les flots obscurcis. Bientt, le pont fut dsert, lexception des quatre hommes et des innombrables carcasses. - 88 -

Joach ! (Erril se dirigea vers lui ; des traces de griffes sanglantes se dtachaient sur sa joue gauche.) Quas-tu fait ? Lmerveillement le disputait lhorreur dans la voix du guerrier. Rengainant son pe, il tendit le bras vers Joach. Le jeune homme recula. Il ne supportait pas lide quon le touche pas maintenant. Il secoua la tte et dsigna lcoutille en miettes. Elena. Elle Elle est gravement blesse. Dans la cabine du capitaine. Les yeux carquills, Erril laissa retomber son bras et fona dans le passage sans rien ajouter. Joach savait quil aurait d le suivre. Elena tait sa sur. Mais ses jambes taient engourdies. Il tomba genoux. Dun pas vif, Flint traversa le pont ruisselant de sang et jonch de cadavres. Il regardait Joach, mais ce ne fut pas lui quil sadressa en premier. Moris, prends la barre et fais-nous sortir de la crique, ordonna-t-il. Attention aux brisants sur bbord ; la mare est encore basse. Nous devons atteindre le large au plus vite. Le petit numro du gamin ne maintiendra pas ternellement les drakil lcart. Bientt, les voiles se gonflrent et claqurent au-dessus de leur tte comme le frre la peau noire faisait virer le Fend-lesFlots. Flint atteignit Joach et lui agrippa lpaule. coute, mon garon, japprcie ton intervention. Les drakil nous cernaient, et nous avons eu beaucoup de chance que les rochers du fond ne transpercent pas notre quille. Mais je connais la magie dont tu tes servi. Elle Un globe incendiaire, marmonna Joach. Flint sagenouilla pour regarder le jeune homme dans les yeux. Oui, et le fait que tu connaisses son nom signifie quil ta touch marqu. Cest lun des pouvoirs les plus noirs qui soient, et je prfrerais perdre le bateau que de te voir succomber son attrait. Je nai pas eu le choix, rpliqua Joach. Il fallait que je protge Elena. - 89 -

Flint soupira. Ta sur a dj suffisamment de protecteurs. Elle a besoin dun frre plus que dun garde du corps supplmentaire. Ne loublie pas. Joach se dgagea. Une sur assassine na plus besoin de personne. Il se redressa et recula dun pas, plaant le bton noir entre lui et le vieil homme. Flint se releva son tour, les yeux rivs sur le talisman. Cest possible. Mais sois honnte avec toi-mme, mon garon. Sonde ton cur ; interroge-toi sur tes motivations. Bientt, ce bton deviendra plus important pour toi que ta sur. Jamais ! sexclama farouchement Joach. Je suis tout fait capable de Une voix leur parvint depuis les profondeurs du gaillard davant. Flint, descends ! Tout de suite ! Le vieil homme se dirigea vers louverture, mais jeta pardessus son paule : Puisque tu es si sr de toi, que fais-tu encore dehors quand ta sur a besoin de ton aide lintrieur ? Et, baissant la tte, il enjamba les dbris de lcoutille. Joach observa le bton noir quil serrait dans son poing. Le bois avait repris une temprature normale, et la glace dans ses veines stait dissipe quand il avait ralis ce quil venait de faire. Cependant, il sentait quune graine venait de senraciner dans son cur. Un petit fragment de glace tait toujours enfoui en lui. Le pouvoir te marquera. Flint lavait prvenu. Joach jeta un coup dil aux dbris de la porte. Peut-tre tait-ce dj fait. Mais, corrompue ou pas, il aurait risqu son me pour prserver Elena. Sans lcher le bton de polbois, il sengagea dans ltroit passage. Kral plongea sur le soldat du guet. Sa hache lui sectionna le bras au niveau de lpaule ; du sang claboussa son visage - 90 -

comme il enfonait sa lame dans les ctes de lhomme suivant. La fureur alimentait sa rage. Il avait t si prs de dcouvrir le secret que son matre dsirait : lendroit o se cachait la sorcire ! prsent, la seule personne qui aurait pu le lui rvler gisait morte sur le tapis de la chambre. Maudite soit la loyaut aveugle de cette guerrire. Quelques secondes de plus, et elle aurait involontairement trahi sa nice. Pivotant sur ses talons, Kral fit passer sa hache dans son autre main et labattit avec prcision sur la tte dun nouvel adversaire. Mais si vif soit-il, dautres hommes arms ne cessaient de sengouffrer dans la pice. Il para un coup qui visait son estomac, puis utilisa le manche de sa hache pour carter son assaillant. Un regard rapide par-dessus son paule lui apprit quil tait seul se battre. Tolchuk gardait le corps de sa mre et lelphe alit. Mogweed stait rfugi, tremblant, dans le coin le plus recul de la chambre. Kral allait devoir se dbrouiller seul pour les faire sortir de l. Tolchuk ! Prends Mric et suis-moi ! rugit-il. Dans un moulinet de fer et de muscles, il se dcoupa un chemin jusqu la porte. Sur son passage, des hommes scroulrent en hurlant et en se tordant de douleur, tandis que sa barbe absorbait leur sang et que ses dents trs blanches tincelaient au milieu du carnage. Une vieille chanson de guerre lui monta aux lvres. Nul ne pouvait le vaincre. Sa soif de sang suffisait presque conjurer la magie noire enfouie dans sa lame. Il brlait de planter ses dents dans la gorge des dfenseurs de la cit. Mais ses compagnons le regardaient. Il devait refrner ses apptits monstrueux et se contenter de les assouvir avec le tranchant de sa hache. Son cur grondait dans ses oreilles, sourd aux supplications des agonisants. Kral se serait facilement dbarrass de la dernire poigne de soldats sans la brusque apparition de leur chef. Plus petit que les autres et dapparence assez frle, lhomme navait pas grandchose dintimidant au premier abord. Mais un seul regard lui suffit pour arrter le montagnard. Une magie inique dansait dans ses yeux. Kral lidentifia aisment. Cet homme tait un - 91 -

malegarde, un lmental perverti par le pouvoir obscur de son matre. Mais le chef du guet ne pouvait pas se rendre compte de leur nature similaire, parce que le Cur Noir avait trop profondment enfoui le secret du montagnard. Comme Kral simmobilisait, le malegarde leva une main vers lui et griffa lair de ses doigts recourbs. son signal, un nuage noir provenant du couloir envahit la chambre. Un tourbillon dailes et de becs pointus fondit sur le montagnard. Une nue de corbeaux et de corneilles ! Kral se dfendit grands renforts de moulinets sauvages. Mais une hache ntait pas larme idale pour lutter contre des adversaires si petits et si nombreux. Par chance, Mric lui prta main-forte depuis sa couche. Lelphe utilisa le peu de pouvoir quil put conjurer pour dclencher des bourrasques de vent magique. Les oiseauxdmons furent repousss par cette attaque inattendue. Mme le chef des soldats recula dun pas. Kral, qui stait content de se dfendre jusque-l, en profita pour passer loffensive. Il esprait atteindre le malegarde et se dbarrasser de limbcile qui venait dinterfrer avec ses plans. Soudain, un des corbeaux franchit sa garde et piqua vers sa jambe. Son bec pointu senfona dans la cuisse du montagnard. La douleur fut ngligeable, et Kral crasa aussitt loiseau avec le manche de sa hache. Mais les dgts taient dj faits. Sa jambe gauche sengourdit presque instantanment. Il scroula. Le nuage noir sabattit sur lui dans un tintamarre de croassements aigus. Des becs et des griffes le lacrrent. Il sentit que quelquun expdiait sa hache au loin dun coup de pied. Assez ! rugit le malegarde. Jai besoin deux vivants ! Les oiseaux glapirent leur mcontentement, mais obirent leur matre. Sautillant ou voletant, ils sloignrent de Kral. Paralys par la magie noire, le montagnard ne put pas mme tourner la tte en entendant des pas approcher. Du coin de lil, il vit que Tolchuk ne sen tait pas mieux tir : logre gisait sur le tapis, immobile. Lui non plus navait pas pu rsister la magie des oiseaux-dmons. Le visage pinc du malegarde se pencha vers Kral. Personne nchappe mon attention dans cette ville, - 92 -

clama-t-il. Kral poussa un grognement. Maudit soit cet imbcile ! Il ne se rendait pas compte de la virtuosit avec laquelle il venait de contrer les vritables dsirs de son matre. La seule chose qui rconforta le montagnard, ce fut dimaginer combien le malegarde souffrirait quand le Cur Noir aurait vent de son intervention. Le chef du guet se redressa, toisant Kral de toute sa modeste hauteur. Enchanez ce monstre et tranez-moi toute la bande la garnison. Monsieur, lana lun des soldats, quest-ce quon fait de la femme morte ? Kral vit une botte donner un coup de pied dans les ctes de Mycelle. Mes oiseaux ont toujours faim de viande, rpondit le malegarde. Elle fera un repas de choix. son signal, les corbeaux fondirent sur Mycelle. Matre Parak, intervint Mama Freda. Je prfre vous prvenir que cette femme a pris du poison pour se suicider. Si vos superbes oiseaux se repaissent de sa chair et de son sang, ils pourraient tre empoisonns eux aussi. Kral put tout juste distinguer lexpression alarme du malegarde. Dun claquement de doigts, celui-ci rappela ses corbeaux. Puis des soldats empoignrent les bras de Kral et luttrent pour le redresser. demi assis entre eux, le montagnard vit que dautres hommes mettaient des fers Tolchuk et que Mogweed gisait dj, saucissonn laide de cordes. La tte incline, Mama Freda se tenait prs du chtif Parak. Tikal tait accroupi sur son paule, la queue enroule autour du cou de la vieille femme. Il carquillait ses grands yeux noirs en frissonnant de panique contenue et en mettant des gmissements presque inaudibles. Merci, Mama Freda, dit le chef du guet. En tant quamie des animaux, je suis sr que vous comprenez combien je suis attach mes oiseaux. Mama Freda gratta distraitement son tamrink derrire - 93 -

loreille pour le calmer. videmment. Mon devoir est de servir cette cit et de veiller au bien-tre de ses habitants. Nanmoins, vous auriez d nous prvenir que vous hbergiez des trangers. Vous connaissez les nouvelles lois. Aucun deux ne sest inscrit dans sa caste ni na pay sa dme. Sans notre ami manchot (Parak dsigna le cadavre dun soldat vtu aux couleurs des sentinelles qui gardaient lentre Port Rawl) qui a si adroitement suivi la guerrire et rapport quelle se trouvait ici, nous naurions jamais dcouvert ce groupe criminels. Ils sont dsormais esclaves du guet. Le sang de Kral rugissait dans ses oreilles. Ainsi, cette attaque navait pas dautre but que dacqurir de nouveaux esclaves. Port Rawl, mme les malegardes ntaient guids que par lappt du gain. Mille pardons, matre Parak. Mais vous connaissez ma rgle : je guris, je ne pose pas de questions. Parak eut un ricanement amus. Certes. Cest pourquoi vous tes une citoyenne si prcieuse. (Il se tourna vers ses hommes, qui finissaient dattacher les bras de Kral derrire son dos.) Emmenez-les la garnison. Et celui qui est malade ? demanda un des soldats en dsignant Mric. Laissez-le. Il a lair davoir dj un pied dans la tombe. Il ne nous rapportera rien. (Parak promena un regard la ronde.) Mais le reste de la bande devrait se vendre un bon prix sur le march aux esclaves. Les soldats entranrent leurs prisonniers vers la porte. Les bras de Kral furent cruellement tordus dans son dos, mais leur engourdissement masqua toute douleur. Parak fit face Mama Freda et dsigna la pice dun large geste. Navr pour cette intrusion, Mama Freda. Jenverrai quelquun faire le mnage demain matin. Debout au milieu des cadavres, dans la puanteur du sang et des excrments, la vieille femme inclina la tte. Comme toujours, vous tes trop bon, matre Parak. - 94 -

Erril sagenouilla prs du lit dElena. Des huiles aromatiques embaumaient la cabine, mais, sous leur parfum pugnace, le guerrier percevait des relents de sang et de potions mdicinales. Des bandages souills gisaient au pied de ltroite couchette ; des pots dcorce de saule et dherbe--plaies salignaient sur le sol. Erril tenait la main de la jeune fille assoupie dans la sienne. Sa peau tait si froide, ses lvres si ples ! Quand il lui frotta le poignet, elle ne ragit pas ; ce fut peine si un murmure schappa de sa gorge. Elle ne se rveille pas, dit Erril Flint. Le vieil homme avait rassembl ses maigres connaissances en mdecine pour sauver Elena, pendant que Joach et Moris faisaient de leur mieux pour manuvrer leur bateau et le guider le long de la cte. Il vaut peut-tre mieux quelle dorme, rpondit Flint en tirant une paisse couverture de laine sous le menton de la jeune fille. Son corps a besoin de toute son nergie pour gurir. Quand jai essay de recoudre la plaie, les bords se refermaient dj. Sa magie la protge. Alors, elle vivra. Elle devrait tre morte. (Lair sombre, Flint se rassit sur ses talons et regarda Erril.) Il suffit dune gratignure pour que le poison de la queue dun drakil soit fatal sa victime. Si Elena dort profondment, cest sans doute parce que son corps rallie toutes ses ressources pour la maintenir en vie. Mais mme sa magie a des limites. (Il fit glisser une des mains dElena hors de la couverture.) Sa Rose plit vue dil. De fait, le rouge vif de la peau de la jeune fille avait vir au rose soutenu. Erril leva les yeux vers Flint. Et quand elle disparatra compltement ? Le vieil homme soutint le regard du guerrier sans ciller, puis secoua tristement la tte. Que devons-nous faire ? Jai dj fait tout ce qui tait en mon pouvoir. Les gurisseurs qui tudiaient jadis Valloa auraient peut-tre pu laider, mais - 95 -

Flint haussa les paules. Lle tait tombe entre les mains des sides du Seigneur Noir. Et le sang de dragon ? suggra Erril, faisant allusion aux vertus curatives de ce fluide. Si les merai sont au rendez-vous Elena sera morte bien avant que nous arrivions l-bas, coupa Flint. Mais tu viens de me donner une ide. Il y a une gurisseuse trs doue Port Rawl. Son officine est bourre dherbes et de potions en tout genre. Jignore si elle aura du sang de dragon : cest une substance rare et coteuse. Mais peut-tre disposera-t-elle dun autre antidote. Port Rawl ? rpta Erril, sceptique. Il tait trs rare quon ressorte de la cit des marais en meilleur tat quon y tait entr. Je connais galement de bons marins qui vivent l-bas et qui pourront complter notre quipage. Seuls, nous ne parviendrons pas manuvrer le Fend-les-Flots dans les courants tratres de lArchipel. Et si nous tions attaqus de nouveau Flint nacheva pas sa phrase. Seules la chance et la magie noire les avaient sauvs cette fois. Erril tira une chaise prs du lit dElena, sassit et soupesa les options qui soffraient eux. Il toucha la joue de la jeune fille. Sa chair tait glace. Une froideur similaire enveloppa le cur du guerrier. Il ne pouvait pas la regarder mourir. Trs bien. Nous allons tenter le coup. Flint hocha la tte et se releva. Je vais prvenir Moris que nos plans ont chang et informer le gamin de ltat de sa sur. En parlant de Joach, dit Erril. La magie quil a utilise tout lheure Je sais, acquiesa Flint. Il naurait pas d pouvoir conjurer une telle puissance. Le phnomne mrite dtre tudi en profondeur. Dans tous les cas, je pense que nous devrions brler ce bton et rpandre ses cendres dans la mer. Non, contra Erril. Laisse-le-lui. Flint haussa les sourcils dun air surpris. Comme tu voudras, capitula-t-il nanmoins. Il tendit la main vers la poigne de la porte. - 96 -

Flint ! le rappela Erril. Le vieil homme jeta un coup dil par-dessus son paule. Surveille-le de prs, acheva Erril. Lexpression de Flint se durcit. Comme Erril, il tait bien plac pour savoir quelle emprise la magie noire pouvait exercer sur un homme assez forte pour corrompre mme la plus pure des mes. Il hocha brivement la tte, puis il sortit de la cabine et referma la porte derrire lui. Rest seul avec Elena, Erril se laissa aller sur son sige et mit de ct ses inquitudes au sujet de Joach. Son souci le plus immdiat gisait devant lui, sous une grosse couverture de laine. Il tudia ladolescente, le poing crisp dapprhension. Si elle mourait, lultime chance de sauver Alasa disparatrait avec elle. Au fond de son cur, Erril savait pourtant que ce ntait pas le sort de ces contres qui langoissait, mais une peur beaucoup plus simple : celle de perdre Elena elle-mme. Il avait vcu trs longtemps sans jeune sur protger, sans fille gter. Mais, durant le sombre priple qui les avait conduits jusquici, Elena tait devenue les deux pour lui et peut-tre davantage. Mais qui tait-elle vraiment : femme, sorcire ou messie ? Erril soupira. Il ne connaissait pas la rponse cette question. Sur les traits ples dElena, les premiers signes de fminit commenaient transparatre sous les rondeurs de lenfance : la courbe saillante dune pommette, le renflement des lvres charnues. Erril tendit la main pour repousser une mche flamboyante qui tombait sur son front marmoren. Depuis quand la teinture noire stait-elle estompe ? Elena avait d le lui cacher en esprant quil ne sen apercevrait pas. Lombre dun sourire effleura le visage du guerrier. Le sort dAlasa reposait sur ses paules, mais a ne lui faisait pas oublier la coquetterie naturelle des filles de son ge. Quelque part, il trouvait a rconfortant. Comme il sadossait de nouveau sa chaise, son sourire svanouit. Son regard se posa sur la lune qui brillait dans le ciel, de lautre ct du hublot. Messie ou non, marmonna-t-il, je ne te laisserai pas mourir, Elena. - 97 -

Sarrachant aux tnbres, Mycelle ouvrit les yeux sur une lumire si rayonnante quelle laveugla. Elle cligna des paupires. tait-ce le Grand Pont qui conduisait vers lau-del ? Jamais elle naurait imagin que le passage soit si douloureux. Tout son tre tait embras par une dmangeaison intense qui la brlait de lintrieur comme de lextrieur Mais lintrieur et lextrieur de quoi ? Elle navait conscience daucune forme physique, seulement dune douleur qui dfinissait ses contours. Ne vous agitez pas, recommanda une voix dsincarne dans sa tte. O O suis-je ? balbutia Mycelle, sans savoir si elle parlait avec ses lvres ou avec son esprit. Dans un cas comme dans lautre, sa question fut entendue. Vous tes en scurit du moins pour le moment. Cette voix Elle connaissait cette voix. Mre ? ( peine eut-elle prononc le mot quelle sut quil ntait pas juste ; elle fit une nouvelle tentative.) Mama ? Puis ses souvenirs lui revinrent en un torrent dimages, de sons et dodeurs qui sordonnrent rapidement. Toutes les pices du puzzle se remirent en place. Elle revit la chambre accueillante, lelphe brl, la petite crature fourrure dore qui ne quittait pas la vieille gurisseuse. Mama Freda. Exact. Et maintenant, calmez-vous. Le pakagolo na pas encore fini duvrer. Mycelle ne sentait toujours pas son corps. Gisait-elle sur le ventre ou sur le dos ? La lumire aveuglante emplissait tout son esprit. Soudain, un spasme violent branla jusquaux fondements de son tre. Elle eut un haut-le-cur. Tenez-lui la tte sur le ct, ordonna Mama Freda. Sinon, - 98 -

elle stranglera. Oui, comme a. Trs bien. Mycelle toussa et cracha. Que lui arrivait-il ? La dernire chose dont elle se souvenait, ctait davoir aval le poison de sa fiole de jade, puis de stre croule satisfaite lide que sa mort protgerait Elena, soulage que le poison nait pas de got et ne lui laisse pas le temps de souffrir. Pourquoi tait-elle toujours en vie ? Lespace dun horrible instant, elle songea quelle avait chou, quon pouvait encore lui arracher le secret de la cachette dElena. Non Je ne dois pas Elena Cessez de vous dbattre ! aboya Mama Freda. Je vous ai dit que vous tiez en scurit. Les soldats du guet sont partis avec leurs trophes. Ils ont cru que vous tiez morte. Une nouvelle voix sleva. Elle tait morte. Chut. La mort nest pas aussi irrversible que beaucoup le supposent. Cest un peu comme la diphtrie chez un enfant. Si on la prend temps, on peut en gurir. Il y eut un ricanement moqueur. En ce qui me concerne, elle a toujours lair aussi morte. (Alors, Mycelle reconnut cette voix qui suintait larrogance : ctait celle de Mric.) Combien de temps a va encore prendre ? Le soleil se lve. Cest presque termin. Ou bien elle va revenir elle, ou bien nous la perdrons jamais. Les voix furent soudain englouties par un rugissement monstrueux. Si Mycelle avait pu bouger, elle se serait bouch les oreilles. Que se passait-il ? Elle avait un millier de questions poser, mais le bruit, la lumire et la brlure lempchaient de rflchir. Ses perceptions ainsi satures, Mycelle prit conscience de quelque chose au-del de la douleur et de la confusion. Une prsence. Elle se projeta vers sa source comme une noye vers un tronc flottant auquel se raccrocher un objet solide dans ce plan intangible. Aussi tincelante quun joyau dans la lumire du soleil, la chose traversait lentement son corps. Mycelle sentait la magie qui irradiait delle comme la chaleur dune chemine ; elle la sentait se rpandre dans le noyau de son tre et apaiser la - 99 -

brlure sur son passage. De quoi sagissait-il donc ? Une vague clart se fit dans lesprit de Mycelle. Luttant pour dissiper les brumes de loubli, elle sonda cette magie indite laide de son propre pouvoir. Quelle tait cette odeur trangement familire ? Elle la renifla. La signature lmentale tait inhabituelle, mlange de glaise et de charbon. Mycelle ralisa brusquement o elle lavait dj sentie : dans la rserve de Mama Freda, parmi les herbes sches et les bocaux donguents. Cette magie tait trangre aux contres dAlasa. Tandis que Mycelle ltudiait, la magie enfla et devint une partie delle-mme. La source du pouvoir lmental sleva comme depuis un abysse, sinuant vers lendroit o se tapissait lesprit de la guerrire. Et plus elle approchait de celui-ci, plus son pouvoir sintensifiait. Des volutes bleues et vertes tourbillonnaient autour delle, repoussant la lumire aveuglante. Soudain, elle fut sur Mycelle et la submergea. La sourcire sentit quon lui arrachait quelque chose de vital. Incapable de respirer, elle strangla. La magie inconnue la remplit et lenveloppa. Mycelle se tordit de douleur comme la conscience de son corps lui revenait en une vague brlante. Tenez-lui les bras et les jambes ! Immobilisez-la ! Je ne peux Dbrouillez-vous ! Asseyez-vous sur elle si vous le devez, espce de gringalet ! Suffocant, Mycelle luttait pour respirer. Tikal Tikal Tikal, gmit une petite voix. Pousse ta queue de l ! (Un couinement outr.) Vite, Mric ! Le pakagolo est en train de remonter dans sa gorge ! Son sort se joue maintenant. Douce Mre ! Aidez-moi maintenir ses mchoires ouvertes. Passezmoi ce billon. Non, pas a ! L-bas ! Mycelle entendit la vieille femme jurer tout bas. Puis elle sentit des lvres prs de son oreille. Ne luttez pas. Laissez-le passer. Mycelle ne savait pas de quoi parlait Mama Freda. Soudain, une convulsion arqua son dos. Des larmes jaillirent de ses yeux. - 100 -

Tenez-la ! Ce fut alors que Mycelle hurla. Elle poussa un cri dchirant, comme si elle expulsait la vie mme de son corps. Ce qui tait le cas, dune certaine faon. Elle sentit quelque chose se tortiller dans sa gorge, ramper le long de sa langue et sextirper de sa bouche grande ouverte. Elle hoqueta et haleta tandis que la crature laquelle elle venait de donner naissance se laissait tomber sur sa poitrine. Ds que sa gorge fut dgage, son corps tortur saffaissa. Lobscurit cda la place des images floues : visages aux contours mal dfinis, mouvements vagues, lumire ondulante, Mycelle porta une main son visage. Elle tait trempe de sueur. chaque nouvelle inspiration, sa vision se focalisait. Reposez-vous. Gardez les yeux ferms. Trop faible pour protester, Mycelle sexcuta. Elle sentait une surface dure sous elle des planches nues plutt quun matelas. Pourtant, elle ne bougea pas. Elle attendit que cessent les spasmes qui agitaient encore ses membres. Petit petit, son souffle sapaisa et sa peau scha. Quelquun ouvrit une fentre ; une brise frache lui donna la chair de poule, lui faisant prendre conscience de sa nudit. Sa pudeur embarrasse finit par lui faire rouvrir les yeux. Elle cligna des paupires deux ou trois fois, mais seule la douce lumire du soleil levant clairait la pice. Non loin delle, Mycelle entendit des gens chuchoter : vivra, mais elle aura besoin de la morsure du pakagolo pour la sustenter. Elle se redressa sur ses coudes. Un grognement schappa de ses lvres. Ses muscles taient aussi endoloris que si elle avait pass toute la nuit se battre avec ses deux pes. Jetant un regard la ronde, Mycelle vit quelle se trouvait dans la rserve de la boutique. Des ranges dtagres charges de bouteilles, de fioles et de bourses en peau occupaient toute la pice, lexception du fond, o la guerrire gisait sur une table en chne. Plusieurs petites cages en fil de fer salignaient contre le mur voisin. Depuis ces prisons minuscules, dtranges cratures observaient la convalescente en plissant les yeux dans la lumire - 101 -

du jour. Ctait une mnagerie tonnante : animaux plume mais sans ailes, lzards au dos hriss de piquants, petits rongeurs gonfls dair qui sifflaient chacun de ses mouvements. Pour avoir beaucoup voyag, Mycelle savait quils ntaient pas originaires dAlasa, mais de contres bien plus lointaines. Elle se redressa lorsque Mama Freda sapprocha delle. La poitrine encore bande, Mric se tranait derrire la vieille femme en sappuyant sur une canne. Fardale marchait souplement prs de lelphe. Dormant lcurie avec le cheval de Mycelle, le loup avait, par chance, chapp la rafle du guet. Mama Freda enveloppa Mycelle dans une couverture et laida sasseoir sur le bord de la table. Vous devriez trs vite reprendre des forces, promit-elle. C comment est-ce ? balbutia Mycelle, la langue encore pteuse. Le poison De lextrait de belladone. Une substance assez commune. Et jai mes petits trucs. Mycelle sentit lhsitation de la vieille femme. Expliquez-moi, la pressa-t-elle. Mama Freda jeta un coup dil Mric, qui acquiesa. Il faudra bien quelle sache, un moment ou un autre, ajouta-t-il. La gurisseuse se tourna vers lune des cages. Le corps toujours meurtri, Mycelle pivota prudemment pour voir le contenu de celle-ci. Yrendl, commena Mama Freda en soulevant le minuscule loquet et en glissant une main lintrieur de la cage, la jungle regorge de poisons varis. Mais, comme en toute chose, la nature respecte un quilibre. Les dieux ont cr une race spciale pour aider protger nos tribus. La vieille femme revint face Mycelle. Autour de son poignet et de ses doigts senroulait un serpent violet ray de bleu et de vert. Nous les appelons pakagolo , ce qui, dans notre langue, signifie souffle de vie . Ils sont imprgns de magie lmentale. La morsure de la plupart des serpents dispense du venin ; celle des pakagolo le neutralise. - 102 -

Mama Freda tendit le serpent Mycelle pour que celle-ci puisse lexaminer. Curieuse, la guerrire avana une main. Une petite langue rouge darda hors de la gueule du pakagolo et lcha lun de ses doigts. Puis, lentement, le serpent tira son corps pour glisser depuis les doigts de Mama Freda jusque dans la paume de Mycelle. La guerrire sattendait le trouver froid, mais sa peau cailleuse tait trangement lisse et tide. Dune reptation paresseuse, il remonta le long de son avant-bras, autour duquel il senroula tel un bijou prcieux. Fardale se rapprocha pour renifler le serpent. Mycelle leva les yeux vers Mama Freda. Quelque chose clochait. Javais concoct ce poison moi-mme. Je connais sa puissance. Bien souvent, il tue avant datteindre lestomac trop vite pour administrer un quelconque antidote la victime. Mama Freda soupira et acquiesa. Cest exact. Mais les pakagolo nont pas usurp leur nom. Outre le fait quils neutralisent le poison, ils peuvent ramener la vie une personne rcemment morte empoisonne. Comment est-ce possible ? smerveilla Mycelle. Mama Freda haussa les paules. Pour cela, une simple morsure ne suffit pas. Le pakagolo tout entier doit pntrer le corps du dfunt. Mycelle plissa les yeux, mais ne frmit pas. Elle ntait pas du genre se laisser dgoter par les dures ralits de la vie. Elle se souvint de lagitation dans son estomac, de la nause qui lavait assaillie, de limpression quune magie inconnue la traversait. Le serpent avait t en elle. Elle se rappelait mme lavoir senti se glisser hors de sa bouche. Une fois lintrieur, il utilise sa magie pour purger les tissus morts et projeter son esprit dans le corps de la victime. Il devient une partie de celle-ci. Ce dernier dtail semblait proccuper Mama Freda. La vieille femme dtourna les yeux. Mric boitilla jusqu la table. Dites-lui tout. Les lvres pinces, Mama Freda reporta son attention sur Mycelle. - 103 -

Le pakagolo et vous ne faites plus quun, lcha-t-elle. Vous partagez une seule et mme vie. Quest-ce que a signifie ? senquit Mycelle, soudain effraye. Dsormais, vous tes lie lui. Il a besoin de votre sang pour survivre, et, de votre ct, vous avez besoin de la magie de ses crocs pour vous sustenter. Cest pourquoi il devra vous mordre la premire nuit de chaque pleine lune. Sans quoi, vous mourrez tous les deux. Les yeux carquills, Mycelle dtailla le serpent. La vieille femme devait tre folle. Projetant ses perceptions lmentales, la sourcire chercha la magie du pakagolo en elle. Et ne trouva rien. Soulage, elle se concentra un peu plus fort, juste pour tre sre. Toujours rien. Elle reporta son attention sur le serpent pour mieux ltudier. Mais, tandis quelle sondait sa chair, ses sourcils se froncrent. L non plus, elle ne sentait rien. Relevant la tte, elle regarda Mric et projeta ses perceptions vers lui, cherchant son odeur familire de vent et de foudre. Ses yeux scarquillrent dhorreur. Choque, elle se redressa. Je Je suis aveugle, chuchota-t-elle. Mric se rapprocha, les sourcils froncs dinquitude. Pour la premire fois, Mycelle ralisa que la sensation cotonneuse dans sa tte ntait pas une contrepartie temporaire de son rtablissement, mais quelle provenait de lamputation dune partie de son esprit. Elle tourna un regard effray dabord vers Mama Freda, puis vers Mric. Mon pouvoir, marmonna-t-elle. Mon pouvoir lmental a disparu. Je ne perois plus la magie. Il y a toujours un prix payer, dit la gurisseuse tout bas. Mric sapprocha de la table et leva une main pour rconforter Mycelle. Soudain, il sursauta. Il se pencha vers la guerrire pour tudier son visage. Vos yeux ! sexclama-t-il. Ils ont chang. Mycelle se palpa le visage comme pour vrifier quelle autre transformation horrible stait produite en elle. Son geste brusque fit siffler le serpent enroul autour de son poignet. Maintenant, ils sont dors avec des pupilles fendues, dit Mric en jetant un coup dil au loup assis non loin de l. - 104 -

Comme ceux de Fardale. Les poings de Mycelle se crisprent sur ses joues. Ctait impossible. Elle nosait pas esprer Je navais encore jamais vu a, commenta Mama Freda. Elle Mycelle cessa dcouter. Prudemment, elle sonda les trfonds de son tre, touchant une partie de son esprit qui stait fltrie bien des annes auparavant. L o il ny avait plus rien la veille encore, elle sentait de nouveau une rsistance familire. Elle poussa doucement. Ses os et ses tendons, si longtemps figs dans une seule forme, ployrent et se dbotrent. Telle une mare gele au printemps, sa chair fondit. Debout sur des jambes dargile prs de la table, Mycelle sentit la couverture tomber de ses paules comme son squelette mollissait. Le pakagolo siffla et resserra instinctivement ses anneaux tandis que son perchoir se drobait sous lui. Mycelle leva le serpent jusqu ses yeux. Quel tait donc ce miracle ? En plus de lui rendre la vie, le pakagolo avait ressuscit son hritage dfunt. Elle ordonna sa chair de redevenir solide, de reprendre la forme qui lui tait la plus familire. Je Je peux de nouveau me mtamorphoser, expliqua-telle ses compagnons stupfaits. (Des larmes de joie coulrent sur ses joues, et sa voix se brisa.) Non seulement je suis vivante, mais je suis silura ! Les yeux de Fardale projetrent leur clat ambr dans sa direction, et, pour la premire fois depuis dinnombrables hivers, des images mentales dfilrent dans lesprit de Mycelle. Un loup mort, cajol par ses frres en deuil, revient la vie. La meute hurle sa joie. lest, le soleil se levait lentement au-dessus de locan. Debout prs du bastingage tribord du Fend-les-Flots, Joach tudiait la lisire occidentale de lArchipel tandis que le bateau longeait la cte en direction du nord. Laube changeait la masse noire menaante des les en immenses montagnes vertes. La brume drape autour des pics scintillait dune lueur mauve dans - 105 -

la lumire du matin. Malgr la distance, Joach captait le parfum sucr de la vgtation luxuriante, quune brise marine apportait jusqu lui. Cette rgion abrite beaucoup de beaut, commenta une voix svre derrire lui. Joach neut pas besoin de se retourner pour savoir que ctait Moris, le grand frre la peau noire. Et beaucoup de danger, ajouta-t-il sur un ton aigre. Telle est la loi de la nature, marmonna Moris en rejoignant le jeune homme contre le bastingage. Jarrive juste du chevet de ta sur. Son tat est stationnaire. Elle est vivante, mais toujours sous lemprise du poison. La gorge noue par linquitude, Joach garda le silence un moment avant de demander : Pourquoi ces gobelins lont-ils attaque ? taient-ils envoys par le Seigneur Noir ? Moris frona les sourcils. Nous nen sommes pas certains. Les gobelins sont connus pour leur esprit de famille et leur rancune tenace. Ils vengent systmatiquement ceux de leur sang. Lorsque ta sur a dtruit le clan de gobelins des roches dans les ruines de lancienne cole de magie, la nouvelle a d parvenir tous les membres de leur ignoble engeance, y compris les drakil qui vivent le plus prs de la cte. Et ils la pourchassent depuis ? Cest ce quil semblerait. Je souponne nanmoins le Cur Noir de ntre pas tranger cette attaque. Elle tait trop coordonne, trop bien orchestre. Quelquun guide ces cratures. La main gauche de Joach se crispa sur son bton de polbois. Encore combien de temps avant datteindre Port Rawl ? Moris pivota pour tudier la cte qui dfilait sur bbord, puis leva le nez vers les voiles gonfles. Si le vent se maintient, nous entrerons au port juste avant le coucher du soleil. Joach fit face au colosse. Elena tiendra-t-elle jusque-l ? Moris posa une main rconfortante sur lpaule du jeune - 106 -

homme. Joach voulut dabord se drober. Puis sa courageuse rsolution tomba en morceaux, et il se laissa aller contre Moris, comme le petit garon quil tait encore peu de temps auparavant. La magie de ta sur est puissante, et sa volont lest plus encore, affirma Moris. Je ne peux pas la laisser mourir, gmit Joach contre lpaule du colosse. Jai promis mon pre de veiller sur elle. Et, au premier signe de danger, elle se fait pratiquement tuer sous mes yeux. Ne culpabilise pas. En invoquant ta magie, tu as repouss les drakil et tu nous as permis de nous chapper. Maintenant, au moins, elle a une chance de sen tirer. Joach se raccrocha cette minuscule brindille despoir. Moris avait peut-tre raison. Sa magie noire avait effectivement aid protger sa sur. Il se dgagea de ltreinte du colosse et se redressa. Dun revers de manche, il sessuya le nez en reniflant. Mfie-toi tout de mme de ce bton, recommanda Moris. Cest un talisman inique, au pouvoir infiniment sduisant. Joach tudia le morceau de polbois, si huileux quil semblait presque lisse sous ses doigts. Sduisant ? Ce ntait pas ladjectif quil aurait utilis pour le dcrire. Seule limprieuse ncessit de protger Elena lavait pouss invoquer sa magie noire. Il laissa courir un index sur la surface polie du bton. tait-il vraiment honnte avec lui-mme ? Une partie de lui savait que son attaque avait t alimente par la fureur plus que par son amour fraternel. Sois prudent, mon garon, ajouta Moris. Certaines armes ont un prix beaucoup trop lev. Joach garda le silence. Mais, au fond de son cur, il savait quil aurait pay nimporte quel prix pour garder sa sur en vie. Il revoyait la confiance dans les yeux de son pre quand celui-ci avait plac le fardeau de la scurit dElena sur ses paules encore si frles. Telle tait la dernire mission que Bruxton Morinstal avait confie son fils : Sauve ta sur . Joach ne dshonorerait pas la mmoire de son pre en chouant. Avant de retourner ses occupations, Moris lui donna une - 107 -

claque sur lpaule. Ta sur et toi tes tous deux trs volontaires. Cest dans la vigueur de vos jeunes curs que je puise lesprance. Le compliment fit rougir Joach, qui tenta de balbutier un remerciement et ne parvint mettre quun gargouillis embarrass. Moris se dirigea vers la poupe. Rest seul avec ses penses, Joach se remit contempler locan. Il se pencha par-dessus le bastingage pour scruter les flots bleus. Parfois, des dauphins foltraient dans le sillage du Fend-les-Flots, mais, ce matin-l, leau semblait aussi vide que lesprit du jeune homme. Nous avons fait bien du chemin tous les deux, Elena, murmura-t-il. Ce fut alors quil vit un visage lui rendre son regard sous la surface de locan. Il crut dabord que ctait son reflet. Puis sa gorge se serra comme il ralisait son erreur. Quelquun montait vers lui, envelopp par une bulle scintillante de magie. Joach venait douvrir la bouche pour hurler un avertissement quand le choc le priva de lusage de sa langue. Il connaissait cet homme : ce visage troit, cette fine moustache brune sous un nez aquilin, et mme ce regard mprisant. Ce visage hantait ses cauchemars depuis des lunes. Ctait lassassin de ses parents ! Lhomme souriant jaillit des flots. Ses cheveux bruns et raides taient parfaitement secs ; pas une goutte deau sale ne les avait touchs. Derrire lui, le grouillement de plusieurs centaines de drakil faisait bouillonner locan. Alors, tu crois avoir fait du chemin, mon garon ? ricana Rockingham. (De toute vidence, il avait espionn Joach.) Malheureusement, tu nen as pas fait assez pour mchapper. Kral faisait les cent pas dans sa cellule exigu, foudroyant les gardes du regard entre les pais barreaux mtalliques. Lendroit empestait la sueur rance, et lcho dun cliquetis de chanes se rpercutait depuis les cellules voisines. Plus loin dans lalle, un prisonnier sanglotait tout bas. Mais Kral se moquait de tout cela. Ses mains le dmangeaient de sentir le manche en noyer de sa hache. Maudit - 108 -

soit limbcile qui tait intervenu ! De frustration, le montagnard lana son poing dans le mur. Te casser la main ne nous aidera pas sortir dici, commenta Tolchuk derrire lui. La voix de logre tait pareille au crissement dune meule de granit : dure et rocailleuse. Les deux autres occupants de la cellule taient rests si silencieux pendant toute la nuit que Kral les avait presque oublis. Tolchuk tait accroupi sur le sol jonch de paille. Autour de ses poignets et de ses chevilles, il portait dnormes fers, comme ceux que lon utilisait pour entraver les chevaux de trait. Quant Mogweed, il gisait affal sur ltroite couchette, un bras repli sur les yeux. Nous tions si prs du but, grina Kral, les dents serres. (Il laissait transparatre sa colre, mais pas la vritable raison de celle-ci.) Elena a besoin de toute la protection que nous pourrons lui apporter. Et maintenant, non seulement nous ne pouvons pas la rejoindre, mais sa tante est morte. Sils ne nous avaient pas dcouverts, nous aurions quitt la ville avant laube. Nous avons tous subi une grande perte aujourdhui, acquiesa Tolchuk sur un ton chagrin. Kral se rappela soudain quen plus dtre la tante adoptive dElena, Mycelle tait galement la mre de logre. Il navait pas song limpact que son suicide pouvait avoir sur lnorme crature. Il fora ses traits se dtendre et adopter une expression compatissante. Je suis dsol, Tolchuk. Je nai pas rflchi. Ta mre a fait ce quelle devait pour protger lenfant. Nous trouverons un moyen de rejoindre les autres, affirma Tolchuk sur un ton morne. Lequel ? Il faut rcuprer ma sacoche. Le Cur de mon peuple me guidera jusqu Elena. Kral plissa les yeux. Il avait oubli ce talisman : un prcieux morceau de sanguine au pouvoir duquel Tolchuk tait li. La pierre servait de calice lme des dfunts qui, de leur vivant, avaient appartenu au clan de logre. En temps normal, elle agissait comme un pont spirituel vers lau-del. Mais, cause dun crime commis par lun des anctres de Tolchuk, elle avait - 109 -

t maudite par la Terre elle-mme. La maldiction stait incarne sous la forme dun ver noir serti dans le cristal. Le Flau , ainsi quon le nommait, consumait lme des morts sans leur permettre de passer dans lau-del. Tolchuk avait t charg de lever la maldiction. Il ignorait comment il devait sy prendre ; il navait que limpulsion de la magie contenue dans le Cur pour le guider. Tu crois vraiment que la pierre pourra nous conduire jusqu la cachette dElena ? Sans que Mycelle ne nous ait rien dit ? demanda Kral, avide. Tolchuk trana son norme carcasse vers le fond de la cellule. Le tintement de ses fers rsonna dans la pice minuscule. Si on arrive schapper, tempra-t-il. Kral se dtourna de ses compagnons et sapprocha de la porte. Du poing, il tapa sur les barreaux pour attirer lattention des deux gardes posts au bout du couloir. H, vous ! Il faut que je parle votre chef ! Lun des deux hommes, un individu corpulent qui avait des cheveux noirs, un nez cass et un strabisme prononc, agita une main ddaigneuse en direction du montagnard. La ferme, ou je te dcoupe la langue avec mon couteau. Et il retourna sa conversation avec son partenaire, un ruffian au crne ras et au visage vrol. Tu fais quoi au juste ? lana Mogweed. Kral regarda par-dessus son paule. Le mtamorphe blafard stait redress sur les coudes et lobservait. Jessaie dutiliser lintimidation pour nous faire sortir dici, rpondit Kral. Tu comptes impressionner un malegarde ? Tu es cingl ou quoi ? sexclama Mogweed. Le mieux que nous puissions esprer, cest quils nous oublient. Peu probable. Les esclavagistes veillent de prs sur leur marchandise. Dans ce cas, peut-tre est-il prfrable que nous les laissions nous vendre. Une fois hors de cette prison, loin du malegarde et de ses maudits oiseaux, nous aurons une meilleure chance de nous chapper. - 110 -

En temps normal, Kral se serait inclin face la sagesse du conseil de Mogweed. Mais il ne pouvait pas courir le risque dtre spar de logre. Tolchuk tait dsormais son seul lien avec la sorcire. Non, on reste ensemble, contra-t-il. Et puis, on na pas le temps. Si on ne rejoint pas les autres, ils partiront la nouvelle lune. Mogweed saffala de nouveau sur la couchette et replia un bras sur ses yeux fatigus. Cest peut-tre mieux ainsi, marmonna-t-il. Face tant de couardise, Kral se rembrunit. Il se tourna de nouveau vers la porte et se remit marteler les barreaux avec son poing. Jai des choses dire votre chef, cria-t-il aux gardes. Des informations qui lui rapporteront bien davantage que ma vente sur le march aux esclaves. Mcontent dtre interrompu, lhomme aux cheveux noirs grogna et porta une main sa dague, mais lautre lui saisit le bras. Quel genre dinformations ? demanda-t-il en retenant son partenaire. Je ne les rvlerai qu votre chef, lhomme aux corbeaux apprivoiss. Un torrent de jurons se dversa par la bouche du premier garde. Il se dgagea et sortit sa dague. Son camarade secoua la tte, et une vive discussion sengagea. Les deux hommes chuchotaient, mais loue de Kral, affte par de nombreux hivers passs chasser dans les montagnes, parvint capter leurs paroles. Du calme, Jakor. coutons ce que le gros tas a nous dire. Le seigneur Parak pourrait nous attribuer une jolie commission. Avec une grimace moqueuse, le dnomm Jakor rangea sa dague. Tu es un imbcile, Bass. Il ne sait rien : il essaie de sauver sa peau, voil tout. Il a probablement entendu que la secte de Yuli cherchait des eunuques, et il tient garder ses noix. Je ne peux pas len blmer, ricana Bass. Mais quavonsnous perdre ? Faisons-le parler avant larrive des marqueurs. - 111 -

Il sait peut-tre quelque chose qui pourrait nous tre utile. Jakor haussa les paules. Attrape un jeu de fers. Gloussant sous cape, Bass saisit une paire de menottes rouilles suspendues un crochet. La chane tinta comme les deux gardes se dirigeaient vers la porte de la cellule. Jakor fit un signe de tte son partenaire. Lance-les-lui. Se tenant bonne distance des barreaux, Bass jeta les menottes Kral. Puis Jakor fit un pas en avant, bombant le torse pour affirmer son autorit. Enfile-les. Kral se pencha vers les barreaux. Il laissa un peu de la bte en lui remonter jusqu la surface et faire briller ses yeux trcis. Blme, Jakor battit en retraite. Kral eut un sourire froce. Il aurait ador gorger ce crtin avec les dents. Au lieu de a, il se dtourna et ramassa les fers sur la paille souille. Ferme-les d dans ton dos, bredouilla Jakor. Il avait dj dgain son pe courte. Il commenait sans doute regretter sa dcision de sembter avec ce prisonnier, mais se sentait tenu daller jusquau bout pour ne pas perdre la face devant son collgue, supputa Kral. Craignant que le cur de pleutre du garde ne dfaille, le montagnard excuta ses instructions. Quand il eut fini, il fit face la porte et attendit. Jakor saisit maladroitement un trousseau de cls pendu sa ceinture, dverrouilla la porte et fit signe au prisonnier de sortir. Kral nopposa aucune rsistance. Il savana, et Jakor lui enfona son pe dans les ctes avec tant de vigueur quil sentit un filet de sang couler le long de son flanc. Aprs avoir referm la porte, Bass prit la tte de la petite procession. Suis-moi, prisonnier. Jakor garda son pe braque dans le dos de Kral tandis quils longeaient le couloir. Deux hommes ronflaient dans la cellule voisine ; la suivante tait occupe par une femme et par deux enfants dcharns, pelotonns les uns contre les autres sur lunique couchette. La femme jeta un regard dsespr Kral - 112 -

comme il passait non loin delle. Puis geliers et prisonnier pntrrent dans la salle de garde. Celle-ci tait vide, et il ne restait que des cendres froides dans ltre. Apparemment, Jakor et Bass taient seuls de service cette nuit-l. Au lever du soleil, ils seraient sans doute relevs par une garnison plus nombreuse. Si Kral voulait schapper, ctait maintenant ou jamais. Bass jeta un coup dil par-dessus son paule. Je viens davoir une ide. Au lieu de dranger le seigneur Parak, pourquoi ne pas enchaner ce salopiot dans la salle de torture ? Elle devrait tre vide cette heure-ci. Ce vieux fainant dinquisiteur arrive toujours bien aprs le lever du soleil. Jakor clata dun rire qui ne parvint pas tout fait masquer sa nervosit. Bonne ide, Bass. a nous donnera loccasion de lui faire remuer la langue. Kral se rembrunit. Ainsi, les gardes voulaient lui arracher son secret par la force. Port Rawl, ctaient les plus malins et les plus prompts dgainer qui monopolisaient toutes les occasions. Il se laissa conduire la pointe de lpe jusqu un ddale de passages voisin. Lodeur mtallique du sang sch et celle, plus ftide encore, de la dcomposition planaient dans lair. Des cellules aux murs de pierre bordaient le couloir. Par leurs portes en chne bardes de fer filtraient des gmissements touffs et un lger cliquetis de chanes qui nchapprent pas loue fine de Kral. Ici, la terreur et la torture taient la monnaie que linquisiteur distribuait gnreusement pour acheter les secrets des prisonniers. Au bout du couloir souvrait une salle dnue de fentres, que ne fermait aucune porte : les hurlements des victimes servaient affaiblir la volont des autres prisonniers. Un large brasero teint se dressait au centre de la pice. Des fers marquer taient suspendus au-dessus, prts emmagasiner la chaleur des flammes et la restituer sur de la chair. Contre le mur du fond salignaient des couteaux et autres instruments tranchants utiliss pour corcher un homme ou sectionner ses ligaments. Dans un coin, Kral aperut un chevalet muni de - 113 -

lanires de cuir soigneusement enroules. Le bois semblait presque noir, tant il tait imprgn de sang sch. Le montagnard rprima un sourire. Lhorreur et la terreur qui imprgnaient les murs de cette pice taient absolument dlectables. Elles lexcitaient et lui asschaient la bouche de dsir. Bass se dirigea vers le mur de droite. Des chanes taient profondment scelles dans la pierre. Le garde au visage vrol en saisit une et fit bruyamment tinter ses maillons. Ces trucs-l sont assez solides pour immobiliser mme un taureau dans ton genre, dit-il Kral. Le montagnard lutta pour conserver une expression neutre et dissimuler le bouillonnement de la magie noire dans ses veines. Aucune lame ne forcera ma langue parler. Jakor lui enfona la pointe de son pe dans le flanc. Alors, mon couteau te dlestera de cet appendice inutile. Jai un chien qui adore que je lui rapporte des restes du travail. Kral se laissa pousser vers les fers. Il ne craignait pas les svices que ces deux-l pourraient lui infliger. Tout au fond de lui, il se souvenait stre tordu dans les flammes du feu obscur comme son matre lui confrait le pouvoir de Lgion dans les caves de la citadelle de Ruissombre. La plus tranchante des lames, le plus brlant des feux ne pouvaient rivaliser avec lagonie quil avait endure tandis que le Cur Noir reforgeait son esprit pour faire de lui son instrument. Adoss la pierre frache, Kral laissa les deux gardes lui attacher les poignets et les chevilles, puis le dbarrasser de ses fers prcdents. Cela fait, Jakor recula, et ses paules se dtendirent. Voir le prisonnier ainsi entrav le rassurait visiblement. Bass se dirigea vers une poulie et actionna vigoureusement la poigne. Les chanes de Kral se tendirent, longeant son corps contre le mur et lui tirant les poignets si haut que seul le bout de ses bottes uses continua toucher la grille ses pieds. Le montagnard baissa les yeux vers la gueule sombre du puits qui souvrait sous lui. Combien dmes tortures staient vides de leur sang dans ce trou ? Un frisson le parcourut, hrissant ses - 114 -

poils sur tout son corps. Le moment tait mal choisi pour sadonner cette plaisante rverie. Kral reporta son attention sur les gardes. Le soleil devait tre lev prsent, et il en avait fini de jouer avec ces deux crtins. Jakor commit lerreur de regarder le montagnard dans les yeux ce moment-l. Tel un cerf qui vient de se faire plaquer terre par un loup, il dut percevoir limminence de sa propre mort. Il ouvrit la bouche comme pour avertir son partenaire. Mais que pouvait-il bien dire ? Kral laissa ses paupires se fermer tandis quil se mordait la lvre infrieure pour faire couler son sang. La saveur cuivre du liquide explosa sur sa langue comme le plus fin des vins arthuriens. Alors, il projeta son pouvoir vers la pierre dbne qui le liait. Harmonis avec sa magie minrale, il sentait le mtal de sa hache. Il savait o elle tait cache : dans un dbarras voisin, avec le reste du butin rcolt par le guet cette nuit-l. Il sentait la peau de loup qui enveloppait sa lame souille. Personne ne stait donn la peine dexaminer une arme aussi commune. Loin des yeux de ses compagnons, Kral navait plus peur de rvler son secret. De sa langue ensanglante, il pronona les mots ncessaires pour invoquer sa magie. Bass dut lentendre. Que dit-il ? Les talons de Jakor raclrent le sol comme le garde aux cheveux noirs reculait. Je naime pas a du tout. Kral sourit. Non, il nallait pas du tout aimer la suite. Le sort embrasa le sang du montagnard ; les flammes firent fondre sa chair et ployrent ses os comme du mtal chauff blanc. Mre den haut ! hurla Bass. Kral sarracha ses fers et tomba quatre pattes, ses doigts raccourcissant et ses ongles se changeant en griffes. De la fourrure jaillit de ses pores cependant que sa barbe se rtractait dans ses joues et que ses mchoires sallongeaient. Les gardes avaient dj fui. Il slana sur leurs traces, se fiant dsormais plus son odorat qu sa vue. Les lambeaux de ses vtements le ralentirent jusqu ce quil arrache cuir et laine - 115 -

avec ses dents. La mtamorphose se poursuivit tandis quil courait. Les muscles de ses jambes sattachrent diffremment ses os. Sa gorge se contracta ; son larynx se dforma. Il ouvrit la gueule et annona le dbut de la chasse avec sa nouvelle voix. Son hurlement se rpercuta dans le couloir. Une fois de plus, il tait redevenu Lgion. Le monstre repra ses proies qui filaient un peu plus loin dans le passage. Il huma leur sang, entendit les battements affols de leur cur. Dune langue paisse, il testa la pointe de ses crocs avides de dchirer leur chair. Quelques instants plus tard, il tait sur les talons du garde au visage vrol. Il grogna et fit claquer ses mchoires, lui sectionnant les jarrets. Lhomme hurla de surprise et de douleur avant de scrouler. Un craquement dos ponctua sa chute. Mais Lgion ne sarrta pas. Laissant sa victime gmir et se tordre sur le sol, il lenjamba dun bond pour rattraper lautre. Il connaissait la volont de son matre. Aucun avertissement ne devait sortir de cette prison, car Lgion avait encore une proie bien plus importante y dbusquer : une crature qui partageait sa magie noire. Un autre malegarde, mais qui sinterposait entre lui et la piste de sa proie ultime, lenfant-sorcire Elena. Au dernier moment, le garde se retourna en brandissant de lacier. Mais, sous sa forme de loup, Lgion ne craignait aucune arme faite de mtal. Il bondit et sempala de lui-mme sur la courte lame. Lhomme plongea sur le ct avec son arme ensanglante, une expression triomphante sur le visage. Lgion ignora laffreuse blessure : dj, sa magie rparait les tissus dchiquets. Il pivota et sauta la gorge de lhomme. La terreur fleurit dans les yeux de sa proie. Le coin des babines de Lgion se retroussa en un sourire carnassier, exposant ses crocs redoutables. Puis le loup-dmon fut sur lhomme. Du sang chaud jaillit, emplissant sa gorge assoiffe. Un cri touff schappa des lvres du garde comme il mourait en se dbattant faiblement sous le poids de son agresseur. Rprimant une furieuse envie de lventrer pour se repatre de ses tendres organes, Lgion fit volte-face et retourna vers son autre proie blesse. Non, piti ! Par la Mre, non ! - 116 -

Le garde vrol leva un bras devant sa figure et hurla. Lgion lui sectionna le bras dun grand coup de crocs. Rien ne sinterposerait entre lui et la gorge de sa proie. Lhomme poussa un cri de terreur et de douleur qui se rpercuta le long du passage. Lgion lui arracha la figure sans se soucier de ce raffut. Des bruits largement aussi atroces devaient rsonner chaque jour dans cet endroit o lon corchait les prisonniers et o lon brlait leur chair. Comme la vie quittait le corps encore tide de sa proie, Lgion slana dans le couloir. Il arriva au bout et, dune patte, fit jouer le loquet de la porte. Il entra prudemment dans la salle de garde dserte. Humant lair de son museau dress, il capta une odeur distante de semence de corbeau et de magie noire. Il suivit la piste olfactive. Le loup-dmon filait dans les couloirs chichement clairs. Quelques lampes la mche rgle au plus bas ponctuaient les passages ; cela mis part, lobscurit tait une cape qui enveloppait Lgion. Des escaliers dfilrent toute allure sous ses pattes. Il passa furtivement devant une salle lentre dnue de porte, dont manaient des clats de voix et un tintamarre de casseroles. Le petit djeuner ne tarderait pas tre servi. Mais Lgion ignora les odeurs apptissantes. Sil voulait schapper avec logre et le mtamorphe, il ne pouvait pas se permettre dabandonner ce fichu malegarde derrire lui. Et puis, il se souvenait de la piqre paralysante du bec des corbeaux, et la soif de vengeance afftait ses apptits. Il ne mit gure de temps atteindre le coin nord-est de la forteresse. Sarrtant devant une porte, il en renifla le pied. De la semence de corbeau. Il avait atteint sa destination. De lgers ronflements lui firent dresser les oreilles. Dune patte, Lgion testa le loquet. Verrouill. Port Rawl, nul ne dormait derrire une porte ouverte, pas mme au cur de la garnison. Rejetant la tte en arrire, le loup-dmon poussa un hurlement qui fit trembler les pierres autour de lui et branla le battant de bois. De lautre ct de la porte, il entendit sa proie se rveiller avec un hoquet de surprise. travers toute la - 117 -

forteresse, des hommes ouvrirent les yeux, baigns de sueur froide : lobscurit dune fort profonde venait de sintroduire dans leur chambre. Le malegarde reconnatrait forcment la voix de son matre dans ce hurlement et il ne pourrait pas refuser dy rpondre. Lgion entendit approcher un bruit de pieds nus sur la pierre. La porte sentrouvrit. Un il mfiant apparut dans lentrebillement, puis un autre. Lgion nattendit pas quon linvite entrer. Il bondit lintrieur, repoussant le battant avec une violence qui fit tomber le seigneur Parak sur son chtif sant. Des corneilles et des corbeaux, perchs un peu partout dans la pice, senvolrent dans un nuage de plumes noires et de glapissements. Avant que le malegarde puisse ragir, les crocs de Lgion le tenaient dj par la gorge. Le seigneur Parak ralisa enfin quil avait affaire lun de ses semblables. Non, gmit-il. Nous servons le mme matre. Pour toute rponse, un grognement affam schappa de la gueule du loup-dmon. Puis, avec un hurlement qui dchira lair comme un coup de fouet, Lgion arracha la gorge du seigneur Parak. Et, pour la premire fois, il gota le sang noir dun autre malegarde. La magie de sa victime lemplit en mme temps que le liquide chaud. Il avait cru que sa soif ne pouvait pas tre plus dvorante que pendant une chasse mais il stait tromp ! Compar au pouvoir qui se dversait en lui tandis que ses crocs lacraient la chair du malegarde, mme le sang dune vierge tait une boisson bien fade. Enivr par cette nergie obscure, Lgion leva le museau de la gorge ravage de sa victime et hurla son extase de toute la force de ses robustes poumons. Le feu et le plaisir ravageaient son corps. Ses pattes se mirent trembler comme son sang absorbait la magie de lautre malegarde. Refltant cette transformation intrieure, la nue de corneilles et de corbeaux sabattit sur lui. Mais, au lieu datterrir sur son dos, les oiseaux plongrent dans sa chair, tels des cormorans disparaissant sous les flots pour y pcher leur subsistance. Et Lgion sentit quil devait en tre ainsi. De la mme faon que son sang avait absorb la magie du seigneur - 118 -

Parak, sa chair consumait les cratures de lautre malegarde. Lgion poussa un hurlement vibrant de faim et de pouvoir. prsent, il entrevoyait ce que ce serait de se repatre de la sorcire, de sapproprier lnergie qui coulait dans ses veines. Sur cette pense, il rebroussa chemin en bondissant. Rien ne lempcherait de connatre cette extase suprme. Tandis quil filait dans les couloirs de la garnison, tous ceux qui entendirent son cri scroulrent, inertes, sur le sol. La magie paralysante du seigneur Parak tait dsormais la disposition de Lgion. Avec un tel pouvoir, ce fut un jeu denfant de gagner le dbarras et de rcuprer le talisman de son matre. Ses crocs ensanglants arrachrent la peau de loup qui enveloppait la hache, mettant un terme au sort. Sa chair ondula, et son corps redevint celui dun homme nu. Se redressant sur la pierre froide, Kral saisit un des uniformes noir et dor suspendu une patre. Il tait trop petit pour lui, mais une cape permit de le dissimuler en grande partie. En revanche, le montagnard ne trouva pas de chaussures susceptibles de lui aller. Parmi la pile dobjets confisqus se trouvaient les sacoches de ses compagnons, qui navaient pas encore t fouilles. Il les jeta sur son paule, puis fixa sa hache sa ceinture. Satisfait, il sortit de la pice. Le chaos rgnait dans les couloirs de la garnison. On se serait cru dans une fourmilire retourne. Des hommes couraient dans tous les sens ; lun deux fona vers Kral. Attrape une pe ! Il y a une meute de loups en libert dans la forteresse ! Puis il sloigna au pas de charge. Dun pas vif, Kral se fraya un chemin travers la confusion ambiante. Il atteignit la prison. Par chance, aucun garde ntait venu remplacer les deux quil avait tus. Il saisit un trousseau de cls pendu un crochet et se dirigea vers la cellule de ses compagnons. Mogweed et Tolchuk taient tous les deux presss contre les barreaux. Le vacarme avait d les rveiller. Quand il reconnut limposant garde qui approchait, le mtamorphe carquilla les yeux. - 119 -

Kral ! Le montagnard introduisit une cl dans la serrure rouille et ouvrit la porte. Puis il dfit les fers de Tolchuk. Logre sortit de la cellule en titubant. Comment as-tu ? Je nai pas le temps de vous raconter, dit simplement Kral. Venez, pendant que la voie est libre. Il rendit Tolchuk la sacoche que logre portait toujours la cuisse, et Mogweed son encombrant paquetage. Logre ouvrit sa sacoche et, plongeant une main dedans, en sortit le morceau de sanguine cach dans une poche intrieure. Elle est toujours l. La chance est de notre ct, se rjouit Kral. (Du menton, il dsigna la pierre rouge.) Tu es sr quelle peut nous conduire Elena ? Tolchuk leva le Cur de son peuple. Sous les facettes du cristal, un clat carlate se dployait comme les ptales dune rose. Logre pivota lgrement vers lest, et la pierre flamboya comme un soleil de rubis miniature. Oui, dit Tolchuk en tendant un doigt dans la direction quelle indiquait. Elle nous guidera jusqu la sorcire. Kral sourit. Un got de sang et de pouvoir sattardait dans sa gorge. Parfait. Que la chasse commence.

- 120 -

Joach scarta prcipitamment du bastingage et brandit son bton devant lui. Moris ! Flint ! Nous sommes attaqus ! glapit-il. La brise matinale emporta sa voix. En contrebas, un rire moqueur fit cho son appel au secours. Tu protges toujours ta sur, ce que je vois. Lapparition souriante mergea des flots, porte par une tour deau solide. Quand cette dernire fut assez haute, Rockingham assassin et infme tratre enjamba le bastingage et prit pied sur le pont du Fend-les-Flots. Il portait un pantalon marron et une ample chemise de lin dboutonne. Le vent jouait avec les pans de celle-ci, rvlant la cicatrice noire irrgulire qui barrait sa poitrine ple. Moris accourait dj depuis le pont arrire. Il tenait une pe longue dans une main et une massue dans lautre. Derrire lui, prs de la poupe, Flint bloquait le gouvernail pour la bataille venir. Des raclements de griffes montaient depuis les deux cts de la coque, accompagns par le sifflement de centaines de gorges gobelinodes. Les cratures taient sur le point denvahir le bord. Joach regarda Rockingham dans les yeux. Il sentait que la main de cet homme tait celle qui dirigeait les lgions drakil, que son poing tait celui qui cherchait dtruire sa sur. Il brandit son bton un peu plus haut. Rockingham dtailla le talisman de polbois, et la confusion lui fit froncer les sourcils. Cest la canne de Dismarum, non ? Tu veux dire, le bton de ton ancien matre ? Oui. Je lai vaincu, et jai arrach son arme ses doigts morts, se vanta - 121 -

Joach, esprant que son mensonge ferait hsiter le dmon et donnerait aux autres le temps de se prparer. Et, maintenant, cest toi que je vais terrasser. Il chuchota lincantation quil avait apprise dans son rve. Des flammes noires embrasrent la surface polie du bois. Moris simmobilisa prs de Joach dans une embarde, ajoutant son pe la flamboyante dfense du Fend-les-Flots. Ignorant leur posture menaante, Rockingham salua Moris dun calme hochement de tte. Derrire lui, des gobelins escaladrent le bastingage en sifflant et en trpignant ; de toute vidence, ils nattendaient que le signal de leur chef. Celui-ci reporta son attention sur Joach. Le mage noir Dismarum, Greshym, peu importe comment tu lappelles na jamais t mon matre. Laisse-moi te montrer mon vritable seigneur. Il empoigna les pans de sa chemise linstant o Flint se prcipitait vers ses compagnons. Ne regardez pas ! spoumona le vieil homme. Trop tard. Rockingham avait dj expos la cicatrice aux bords dchiquets qui fendait sa poitrine en deux. Sous les yeux de Joach, la plaie se rouvrit, telle la gueule dun requin, rvlant des bouts de ctes brises pareilles des crocs. Des tnbres huileuses schapprent de la cavit, tentacules dombre vivante accompagns par une puanteur de crypte. Voici mon vritable seigneur. Derrire le monstre, les gobelins se massaient toujours plus nombreux. Leurs griffes se plantaient dans les planches du pont ; leur queue sagitait avec un cliqutement dos. Mais ils demeuraient bonne distance, redoutant sans doute le pouvoir obscur de Joach et de Rockingham. Prends garde, grogna Moris Joach. Cet homme est un golem, une enveloppe vide. Seule la magie noire sustente sa chair. Le souffle coup par lhorreur, Joach strangla sur les paroles de son sort. Les flammes de son bton moururent. Il ne tenait plus quun morceau de polbois inerte une bien maigre protection contre le mal qui palpitait dans la poitrine de Rockingham. - 122 -

Dans les profondeurs de la cavit rsonnaient des hurlements desprits torturs ; de plus loin encore slevait le rire glacial de leur bourreau. Aprs la bataille contre les skaltum dans les landes audessus de Gelbourg, jai t laiss pour mort. Jai moisi dans ma tombe jusqu ce que des serviteurs du Cur Noir me sortent de la terre froide et me rendent la vie. Ce nest pas la vie quils vous ont rendue, contra Moris dune voix tonitruante. Cest un esprit inique qui vous possde, vous dissimule la vrit et touffe votre me. Rappelez-vous qui vous tiez autrefois ! Joach vit frmir le coin de lil gauche de Rockingham. Me souvenir de quoi ? Qui croyez-vous que jtais ? Entre-temps, Flint les avait rejoints, une hache la main. Ils taient dsormais trois face lennemi. Nous connaissons votre engeance, affirma le vieux loup de mer. Il y a trs longtemps, vous avez mis un terme votre existence. Les golems ne peuvent tre forgs qu partir de lme dsespre des suicids. En renonant la vie, vous avez galement renonc vos droits sur votre propre corps. Moris baissa sa lame de quelques pouces. Alors, le Seigneur Noir sest empar de ce que vous aviez abandonn, et il la rduit en esclavage, poursuivit-il sur un ton pressant et consolateur la fois. Mais souvenez-vous de cette autre vie ! Souvenez-vous de la douleur qui vous a plong dans un abysse si sombre que vous avez dcid de vous supprimer pour en sortir. Mme la magie la plus puissante ne saurait effacer un souvenir si aigu. Sondez vos rves veills. Souvenezvous ! Joach tudia leur adversaire. Il vit Rockingham tourner son regard vers lintrieur, cherchant, malgr sa mfiance, si les paroles des deux frres contenaient quelque parcelle de vrit. Le jeune garon foudroya le golem du regard. La magie noire mise part, quest-ce que ce dmon pouvait bien abriter en lui ? Pourtant, Rockingham trouva quelque chose Joach le vit son expression, au tressaillement des muscles de son visage tandis quil luttait pour ramener son pass oubli la surface. Des mots se dversrent en cascade de la bouche du golem. - 123 -

Je me souviens dun rve une falaise au-dessus de locan quelquun des cheveux couleur de soleil au znith et une odeur de lilas non, de chvrefeuille, ou de quelque chose dapprochant Soudain, les yeux de Rockingham scarquillrent, fixant lhorizon dun regard aveugle. Les doigts qui tenaient sa chemise ouverte lchrent le tissu. Mme sa plaie commena se refermer sur les tnbres mouvantes. Et un nom Linora ! Une voix dure sleva soudain derrire Joach, faisant sursauter tout le monde. Oui, moi aussi, je me souviens de ce nom, Rockingham. Tu las hurl la dernire fois que nous tavons tu. La fois o tu nous as tous trahis. Rockingham mergea brusquement de sa transe. Erril ! Les gobelins, qui arrivaient toujours plus nombreux, rugirent, faisant cho la colre de leur matre. Masse de griffes et de queues venimeuses, ils sifflrent et sagitrent derrire Rockingham, se bousculant et se grimpant les uns sur les autres dans leur frustration. Toujours au bon moment, grommela Flint en foudroyant Erril du regard. Mais le guerrier ignora ses compagnons. Il navait dyeux que pour Rockingham. Il savana, son pe magique la main, le visage empourpr et dform par la fureur. Nous tavons aid chapper aux skaltum, et tu nous as remercis en nous trahissant ! Quelque vie que tu aies pu mener jadis honorable ou inique , celle-ci est sur le point de sachever. Paroles bien arrogantes de la part de quelquun qui va enfin mourir au bout de cinq cents hivers, rtorqua Rockingham. Il arracha sa chemise de ses paules. La plaie de sa poitrine se rouvrit toute grande, telle une gueule bante dont se dversrent dabominables tnbres. Joach regarda fixement lobscurit ondulante, hypnotis. Depuis les profondeurs du golem, des yeux carlates, - 124 -

flamboyants de magie noire, lui rendirent son regard. Accompagn par le hurlement des gobelins, le Cur Noir tait venu assister au massacre. Elena tait baigne de lumire. Quelque part dans le lointain, elle entendait des clats de voix et les cris de btes tranges, mais elle-mme se tenait sur un lot de calme et de srnit. Le lger tintement dun carillon cristallin emplissait ses oreilles, et une odeur voquant celle des clous de girofle embaumait lair. O se trouvait-elle ? Elle avait du mal se souvenir comment et pourquoi elle tait venue ici. Prudemment, elle fit un pas en avant. Coucou ! lana-t-elle dans la clart radieuse. Il y a quelquun ? Une silhouette apparut face elle : une femme enveloppe de volutes de lumire, qui se manifesta comme si elle sortait juste du nant. Mycelle aurait d tapprendre mieux surveiller tes arrires, dit-elle svrement, tandis que ses traits se prcisaient et adoptaient une expression austre mais familire. Tante Fila ? Elena se prcipita vers sa tante morte pour ltreindre. Mais, quand elle latteignit, ses bras lui passrent au travers. Consterne, la jeune fille recula. Fila leva une main scintillante pour caresser la joue de sa nice. Seule une douce trane de chaleur marqua le passage de ses doigts spectraux. Tu ne devrais pas tre ici, mon enfant. Elena jeta un coup dil la ronde. Dans le pass, grce une amulette magique, elle avait parfois pu communiquer avec le fantme de sa tante. Mais que lui arrivait-il prsent ? Autour delle, la lumire aveuglante sadoucit, laissant entrevoir dautres dimensions et un tourbillon dimages. Des bribes de conversation lointaines parvinrent ses oreilles. O suis-je ? demanda-t-elle enfin. Tu as travers le pont des Esprits, mon enfant. Le poison du gobelin est en train de consumer ta vie. Tu es assez prs de la mort pour que ton me puisse se dplacer entre le monde des - 125 -

vivants et lau-del. Vais-je mourir ? Tante Fila navait jamais t porte sur les mensonges rconfortants. Cest possible. Des larmes montrent aux yeux dElena, troublant sa vision. Mais je dois sauver Alasa ! Elle leva ses mains pour montrer Fila les deux taches jumelles de pouvoir carlate. Hlas ! Sa peau tait redevenue ple et blanche. Sa magie avait disparu. Tu as utilis tout ton pouvoir pour te maintenir en vie, expliqua tante Fila. Mais naie crainte, mon enfant. Mme ici, tu peux rgnrer. Nimporte quelle lumire, ft-elle spectrale, peut rallumer le feu de la magie en toi. Souviens-toi de ton anctre Sisakofa : cest pour une bonne raison quon la surnomme sorcire de lesprit et de la pierre . Nanmoins, tu dois te dpcher. (Elle caressa de nouveau la joue de sa nice et, cette fois, Elena sentit le contact de ses doigts.) Maintenant que tu as puis ta magie, la mort se rapproche de toi, et tu te rapproches de moi. Horrifie, Elena fit un pas en arrire. Tu dois rgnrer, la pressa sa tante. Vite ! Levant son bras droit vers le ciel, la jeune fille pria pour quon lui rende sa magie et appela le pouvoir de tous ses vux. Face elle, le visage de tante Fila devenait de plus en plus distinct. De petits dtails quelle avait presque oublis la petite fossette sur le menton de sa tante, les fines rides au coin de ses yeux commenaient apparatre. Le temps pressait. Elena leva son bras un peu plus haut. Sa main disparut dans une bourrasque frache. Hte-toi, mon enfant ! lexhorta tante Fila. De cette lumire natra une nouvelle magie que tu rapporteras en ton monde. La lumire du soleil ta donn le feu ; la lumire de la lune ta donn la glace. La lumire spectrale te donnera Elena baissa le bras, et la dimension des esprits svanouit autour delle. Elle fut brutalement ramene dans un monde rsonnant de cris de douleur et dagonie. Levant son bras de la couverture sur laquelle il reposait, elle examina sa main. - 126 -

Lhorreur carquilla ses yeux. Son hurlement noya tous les autres. Non ! Sappuyant sur sa bquille, Mric clopina travers la rserve. Les deux femmes taient parties prparer leur sac et leur monture pour le voyage venir. Bien quen voie de gurison, les blessures de lelphe lempchaient de participer au transport des plantes et des onguents mdicinaux prlevs dans lofficine de Mama Freda. Il se dirigea vers les cages qui abritaient les diverses cratures dont la vieille gurisseuse se servait pour exercer son art. Trs vite, il ouvrit celle qui contenait un faucon-trille. Le plumage vert vif du rapace indiquait quil venait dune jungle lointaine. Mric avait lintention de lenvoyer encore plus loin que sa contre dorigine. Comme lelphe tendait la main vers lui, le faucon dploya ses ailes et mit un sifflement menaant. Mais Mric projeta une volute de magie lmentale qui alla senrouler autour de la crature sauvage. Li par son pouvoir, le faucon se calma et grimpa sur son poignet tendu. Mric boitilla jusqu la petite fentre ouverte de la rserve. Puis il modela sa magie lmentale autour de loiseau perch sur son bras. Les elphes taient les matres de lair et de toutes les cratures ailes. Aucune dentre elles ne pouvait rester sourde lappel dun seigneur elphe. Le faucon-trille pencha la tte sur le ct pour couter les instructions de Mric. Mycelle avait racont lelphe ce quil tait advenu dElena et des autres : la traverse des marais, la bataille contre le malegarde nain, la chute de Valloa. Il tait clair que le Seigneur Noir avait profondment plant ses griffes dans la cit enfouie, et que toute tentative pour rcuprer le Journal Sanglant tait voue lchec. Comment les autres pouvaient-ils seulement envisager dexposer Elena un tel pril ? Mric connaissait son devoir. Il protgerait la jeune fille, ftce au prix de la destruction dAlasa. En quoi la disparition ventuelle de ces contres concernait-elle son peuple ? Les elphes en avaient t bannis depuis fort longtemps. La seule chose qui comptait, ctait la mission que sa reine lui avait - 127 -

confie : ramener lhritire lgitime de leur roi. Il ne faillirait pas. Va, chuchota-t-il au faucon. Va Fort-Tempte. Trouve ma reine. Dis-lui que le temps presse. Elle doit librer ses Nuages Orageux et envoyer son armada. Puis il projeta loiseau par la fentre ouverte. Avec un glapissement aigu, le faucon tendit ses ailes pour se laisser porter par la brise marine. Il vira au-dessus des toits dardoise de Port Rawl et disparut dans la lumire du soleil. Mric le suivit de son regard bleu azur et souffla : Nous devons arrter Elena. Le cur lourd comme une pierre, Tolchuk suivit les autres dans les rues de Port Rawl tandis que le soleil grimpait vers son znith au-dessus de leur tte. Logre avait pass toute la nuit pleurer sa mre. Telle une chandelle, Mycelle avait brivement illumin sa vie, et stait teinte avant quil puisse goter la chaleur et la lumire vritables dune famille. Mais le temps ntait ni aux regrets ni la mlancolie. Tolchuk sendurcit contre le vide de son me afin de poursuivre la mission que lui avaient confie les anciens de son peuple. Ltape suivante de son voyage consistait fuir cette ignoble cit. Il en avait plus quassez de sa puanteur et des mes perdues qui se faufilaient dans ses ombres crasseuses. Envelopp des couleurs noir et or du guet de Port Rawl, Tolchuk se dplaait courb pour dissimuler sa taille et son visage monstrueux. Mais, dans un endroit pareil, il doutait que mme la prsence dun ogre des hautes terres suscite une raction autre que lestimation du prix de sa peau corche. Kral marchait en tte, sa hache bien en vidence. Mogweed se faufilait dans lombre de Tolchuk telle une souris flanquant un buf. Au bout dun moment, Kral sarrta au croisement de deux rues troites et regarda dans toutes les directions. Ici, les routes ntaient gure que des pistes boueuses, pleines de crottin de cheval et des ordures mnagres produites par les maisons qui les bordaient. Quelques femmes maussades taient accoudes leur - 128 -

fentre, au premier tage. Lune delles cracha sur le montagnard, qui sessuya la joue avec lourlet de sa cape. Virez votre cul dici, lana linsolente. On na pas besoin que le guet nous colle aux basques. On a pay notre dme la lune passe. Alors, fichez le camp de notre rue. Tolchuk tira sa capuche plus bas sur son front. De toute vidence, les citoyens de Port Rawl ne pensaient pas grand bien du corps charg de leur protection. Ignorant la femme, Kral jeta un coup dil logre pardessus son paule. Je crois que nous ne sommes plus trs loin de la porte sud, dit-il. Mais le doute perait dans sa voix. Mogweed savana prudemment, son regard fbrile faisant la navette entre louverture des ruelles sombres et les femmes qui les surplombaient. Et mon frre ? demanda-t-il. Fardale doit toujours tre avec les chevaux. Je sais, acquiesa Kral. Ma monture, Rorshaf, est loge dans la mme curie que le hongre de Mycelle. Mais la garnison est en alerte. Nous avons eu de la chance de lui filer entre les doigts. Il ne faudra pas longtemps pour que quelquun donne lordre de fermer les portes de la ville et de fouiller les rues une par une en qute des esclaves vads. Nous devons filer avant que cela se produise. Mais Fardale ? Cest un loup. La nuit, il naura pas de mal schapper. Il sait o se cache Elena ; il pourra facilement la rejoindre. Pour ce que nous en savons, il est peut-tre parti juste aprs notre capture. Tolchuk posa une main griffue sur lpaule de Mogweed. Je comprends que tu tinquites pour ton frre, mais Kral a raison. Un loup seul attirera moins lattention. Mogweed se dgagea en grommelant tout bas et fit signe Kral davancer. Mais le montagnard avait dj report son attention sur le croisement. Immobile, il se grattait la tte, hsitant sur le chemin prendre. cet instant, une vieille femme au dos vot, qui marchait - 129 -

en saidant dune canne presque aussi tordue quelle, franchit langle de la rue et faillit percuter la large poitrine de Kral. Elle recula dun pas, cartant quelques mches de cheveux gris pour jeter un regard souponneux lobstacle. Les sourcils froncs, elle agita sa canne sous le nez du montagnard. carte-toi de mon chemin, gros lard. Kral ne cilla pas face cette pitoyable menace. Grand-mre, dit-il poliment, je mcarterai volontiers si vous avez la gentillesse de nous indiquer o se trouve la porte sud. Vous quittez la ville, pas vrai ? (Tel un oiseau mfiant, la vieille femme pencha la tte sur le ct pour dvisager Tolchuk et Mogweed, puis elle pivota vers la rue de gauche et sy engagea en tranant les pieds.) Je connais un raccourci. Je vais vous le montrer, condition que vous fassiez le chemin avec moi. Jai une fille et un gendre qui habitent dans les parages, et je comptais leur rendre visite de toute faon. Kral tudia sa silhouette vote dun air dubitatif. Montrez-nous juste la direction, a suffira. Tolchuk donna un coup de coude au montagnard. Nous serons plus discrets si nous nous dplaons avec elle, dit-il tout bas. La garnison ne songera pas chercher une vielle femme et ses gardes du corps. Kral soupira, et les poils de sa barbe frmirent. Mais il embota le pas la vieillarde qui sloignait lentement. Tu pourrais peut-tre la porter, grommela-t-il entre ses dents ladresse de Tolchuk. Jai entendu ! claironna la vieille femme sans se retourner. Ce nest pas parce que la cataracte voile mes yeux que mes oreilles nentendent plus. Et mes jambes me portent depuis presque un sicle. Elles tiendront bien jusquaux portes de la ville. Les compagnons rglrent leur allure sur celle de la frle vieillarde qui enfilait les petites rues en sifflotant. De temps en temps, elle tournait la tte vers eux et les gratifiait dun sourire grimaant, presque dpourvu de dents. Tolchuk dtailla leur guide. Il la souponnait de navoir - 130 -

gure besoin de leur protection. Si faible et vulnrable soit-elle, mme le plus cupide des pirates de la cit aurait eu du mal trouver un objet de valeur sur elle. Sans doute avait-elle juste envie de compagnie, de gens avec lesquels bavarder. Si vous aimez les bonbons aux algues et le kaf, lana-telle Mogweed qui marchait prs delle, il y a une petite boutique qui en vend, pas loin dici. On pourrait sy arrter. Non, merci, rpondit le mtamorphe. Nous sommes assez presss, ajouta Kral, son impatience commenant transparatre sur son visage rocailleux. Oh, ce nest plus trs loin. Plus trs loin du tout, marmonna la vieille femme. Tournant au coin dune rue, elle sengagea dans un nouveau ddale sans cesser de siffloter. Ici, les maisons dcrpites taient plus hautes et plus rapproches. Pour ajouter limpression dexigut, leurs fondations taient tellement ronges par lge et le sel que certaines penchaient en avant, comme pour observer les passants, ou saffaissaient contre leurs voisines, tels des ivrognes. Kral grommela. La vieille femme nous a si profondment entrans dans les boyaux de la ville que le montagnard doit tre aussi perdu que moi, songea Tolchuk. Tu sais par o se trouve la porte sud ? chuchota logre son compagnon. Je suppose que je pourrais la trouver si javais du temps devant moi. Kral scrutait les portes cochres et les ruelles latrales comme sil sattendait tomber dans une embuscade tout moment. Bientt, le soleil fut leur aplomb, et la brise frache du matin svanouit. Pourtant, les compagnons ntaient toujours pas sortis du labyrinthe. Kral ne cessait de porter une main, puis lautre, sa hache. La chaleur de laprs-midi leur rappelait que lt rgnait encore dans les ruelles crasseuses et nausabondes de Port Rawl. La puanteur de poisson pourri le disputait aux relents dexcrments humains, comme si dinnombrables hivers staient couls sans quun seul souffle - 131 -

dair pur traverse ces rues. Assez ! aboya tout coup Kral. Les autres sarrtrent, et la vieille femme pivota vers lui en sappuyant lourdement sur sa canne. Quoi ? demanda-t-elle, irrite. Je croyais que vous connaissiez un raccourci vers la porte sud ! dit Kral sur un ton accusateur. Elle soupira bruyamment. Si vous voulez viter le guet, cest le chemin le plus sr. Tolchuk haussa ses sourcils broussailleux. Cette femme en savait plus que ce quelle ne voulait dire. Avant que lun des compagnons puisse ouvrir la bouche, elle poursuivit : Vous vous baladez dans des uniformes du guet qui ne vous vont pas du tout, et vous ignorez o se trouvent les portes de la ville. Me prenez-vous pour une imbcile ? Jai entendu dire quil y avait eu du grabuge la garnison ce matin. Je suppose que vous y tes pour quelque chose. Vieillarde, gronda Kral, toute gentillesse envole. Si tu envisages de nous trahir De vous trahir ? ricana leur guide. Sans moi, vous auriez dj t recapturs. La ville grouille de gens prts vous revendre au guet pour une vulgaire pice de cuivre ternie. Et quoi ai-je droit en remerciement de mon aide ? (Elle les foudroya du regard.) de la grossiret et des menaces. Tolchuk savana. Excusez-nous. Nous avons une dette envers vous, et nous ne voulions pas vous manquer de respect. Mais il est urgent que nous quittions la ville. La vieille femme lui tourna le dos. Alors, venez, dit-elle en sengageant dans une rue perpendiculaire. Les compagnons la suivirent. langle dune cordonnerie lpreuse, Tolchuk faillit trbucher de surprise. Limmense mur des Marais se dressait un jet de pierre peine, et ses portes taient grandes ouvertes. Nous y sommes, lcha Kral, stupfait. De la main, leur guide les pressa davancer. - 132 -

Si vous tenez vous enfuir, ne restez pas plants l. Ils lui embotrent le pas. Comme ils approchaient du but, leur impatience parut gagner la vieille femme, qui acclra soudain jusqu les prcder dune bonne longueur. Elle fut la premire atteindre la porte et saluer de la tte la sentinelle poste sur le chemin de ronde. Mais le jeune homme aux cheveux couleur de sable ne lui prta quune attention distraite. Son regard tait braqu vers le cur de la ville. Vous apportez des nouvelles ? demanda-t-il, les yeux brillants dexcitation, lorsquil avisa Kral et les autres. Que sestil pass la garnison ? Toujours vtu dor et de noir, Tolchuk ralisa que la sentinelle les prenait pour des collgues. Ce fut Kral qui se chargea de lui rpondre. a ne te regarde pas. Concentre-toi sur ton boulot, ordonna-t-il schement. Le chant grave dune corne se fit soudain entendre depuis la garnison, sa voix lugubre se rpercutant de manire caverneuse la surface de la baie toute proche. Trois longues notes se propagrent au-dessus des toits dardoise de la ville. Cest le signal de fermeture des portes, lcha le jeune homme, ahuri. (Il baissa les yeux vers le trio en uniforme.) Vous croyez quun autre bateau maudit vient de jeter lancre dans le port ? Kral jura. Tiens ton poste et occupe-toi de tes oignons. On nous a chargs de reconnatre les abords de la ville. Baisse la herse derrire nous et ne laisse personne je dis bien : personne franchir cette porte notre suite. Oui, monsieur ! Le jeune homme salua promptement et se dirigea vers son treuil. Drap dans sa cape, Tolchuk sengagea dans le tunnel qui passait sous le mur denceinte. Les autres limitrent. La vieille femme les attendait de lautre ct, appuye sur sa canne. Tolchuk la dvisagea, les sourcils froncs. Ne devriez-vous pas rentrer avant de vous retrouver - 133 -

enferme dehors ? Derrire lui, il entendait dj les leviers et les poulies abaisser la herse mtallique. La vieille femme haussa les paules et, de sa dmarche incertaine, sloigna en direction des bois qui bordaient la cte. Tolchuk se surprit la suivre comme il lavait dj fait toute la matine. Kral rattrapa logre. Par la Douce Mre, o cette vieille croulante croit-elle aller ? Leur guide pressa lallure. Arrive la lisire des arbres, elle se dbarrassa de sa canne. Son dos semblait se redresser chaque pas. On aurait dit quelle grandissait, que ses paules slargissaient comme si les annes fondaient en librant sa jeunesse enfouie sous les maux de lge. Je naime pas a, marmonna Mogweed, les yeux brillants dinquitude. Une fois labri des frondaisons, la vieille femme pivota vers le trio. Elle se tenait trs droite prsent. Arrachant son chle gristre, elle secoua une chevelure que le soleil filtrant travers le feuillage fit tinceler comme de lor pur. Dautres silhouettes remurent dans les ombres du sous-bois derrire elle. Un gros chien non, un loup contourna le tronc dun cyprs et vint sasseoir ses pieds. Cest impossible ! bredouilla Mogweed, sonn. Impossible ! rpta Kral tel un cho. Tolchuk fit un pas en avant. Et encore un autre. a ne pouvait tre quune illusion cruelle, un spectre revenu de laudel pour le tourmenter, songea-t-il, tremblant. La femme qui se tenait sous les branches du cyprs ntait pas une vieillarde, mais bel et bien Mycelle. Avec un large sourire, elle ouvrit les bras son fils. Ses yeux brillaient dune lueur ambre. Des mots se formrent dans lesprit de logre. Viens, mon fils. Contemple ton vritable hritage. Mre ? dit Tolchuk voix haute, trbuchant presque de stupfaction. Mycelle poussa un soupir, et lclat de ses yeux sestompa. - 134 -

Sans se dpartir de son sourire, elle lana voix haute : Viens ici, Tolchuk, et embrasse ta mre. Tandis que des bruits de bataille se rpercutaient travers le navire, Elena observa sa main droite, les yeux carquills dhorreur. Ses doigts et sa paume ntaient plus carlates comme dhabitude, mais mauve comme lhorizon au crpuscule. Cependant, ce changement de teinte ntait pas ce qui perturbait le plus la jeune fille. Ce qui enserrait son cur dans un tau glacial, cest que sa main semblait dsormais translucide. travers sa peau vitreuse, elle distinguait lantique sextant accroch au mur de la cabine. Sorcire de lesprit et de la pierre, marmonna-t-elle, se souvenant des paroles de sa tante Fila. Si thre que sa chair lui paraisse, Elena percevait la magie accumule lintrieur de sa main, une magie qui palpitait et chantait aussi fort que nimporte quelle nergie ne du soleil ou de la lune. Mais quel aspect revtait donc ce nouveau pouvoir ? Alors que les battements affols de son cur ralentissaient, des cris parvinrent aux oreilles dElena. Elle entendit la voix autoritaire dErril aboyer des ordres quelle ne put comprendre travers les parois de bois. Ses compagnons taient-ils toujours en train de combattre les drakil ? La jeune fille porta une main son ventre et palpa le bandage qui lui ceignait la taille. Soudain, elle se souvint du dard du gobelin, de la brlure du venin. Et elle sentit que son corps avait triomph du poison. Elena se redressa. De lautre ct du hublot, le soleil brillait dans le ciel. La bataille avait-elle fait rage toute la nuit ? La jeune fille se mit debout sur ses jambes cotonneuses, encore affaiblies par les effets rsiduels du venin. Prenant appui dune main sur le mur, elle se dirigea vers le hublot. Au-del de la vitre, elle ne voyait que locan et, dans le lointain, quelques les qui piquetaient lhorizon. Le Fend-lesFlots ntait plus quai ; il naviguait travers lArchipel ! Le fracas de la bataille ne diminuait pas. Affaiblie ou non, Elena devait aider ses amis. Elle regarda sa main droite spectrale, redoutant de conjurer une magie quelle ne - 135 -

comprenait pas. Mais on tait en plein jour ; elle navait qu rgnrer son feu de sorcire dans son autre main et chasser les immondes cratures qui avaient envahi le bateau. Levant sa main gauche, Elena la posa sur la vitre du hublot. Les rayons du soleil passrent entre ses doigts blancs. Elle pria la Mre den haut de lui envoyer du pouvoir, de faire rejaillir les flammes en elle. Ses paupires se fermrent demi tandis quelle souvrait pour le rituel de la rgnration. Aussi immobile quune pierre, elle attendit. Mais rien ne se produisit. Elena carquilla les yeux. Sa main gauche tait toujours pose sur le hublot dans la lumire vive du soleil aussi blanche que si elle navait jamais manipul la moindre magie. Fronant les sourcils, la jeune fille se concentra. Jusque-l, une bouffe de dsir avait suffi provoquer la transformation. Ses yeux semplirent de larmes, et son cur de dsespoir. Jamais elle navait autant voulu rgnrer quen ce moment ; alors, pourquoi cela ne marchait-il pas ? Elena continua attendre. Toujours rien. Au-dessus de sa tte, une bataille froce faisait rage. Le sifflement des gobelins samplifiait. Elle ne pouvait patienter plus longtemps. Tournant le dos au hublot, la jeune fille baissa son bras et tudia les motifs mauves qui tourbillonnaient la surface de sa main spectrale. Elle serra le poing. La sensation tait bien celle de la chair presse. Mais si elle se coupait, quel genre de magie librerait-elle ? Secouant la tte, Elena laissa retomber son bras. Il ny avait quun seul moyen de le dcouvrir. Elle se dirigea vers la porte. En dglutissant, elle actionna la poigne et poussa avec mille prcautions. Les gonds rouills grincrent, et les bruits de bataille envelopprent la jeune fille comme une prsence tangible. La puanteur du sang et de la peur frappa ses perceptions telle une bourrasque glaciale. son aplomb, Elena entendit un rire dment. Que se passait-il donc ? Fonant dans le couloir, elle poussa une porte sur sa gauche et sengouffra dans sa cabine. Elle fouilla rapidement son paquetage et en tira sa dague de sorcire. La lame dargent tincela dans la lumire du soleil qui pntrait par le hublot. - 136 -

Quelque magie quelle porte en elle, Elena tait bien dcide en faire usage contre les gobelins. En pivotant, la jeune fille aperut un mouvement dans un petit miroir accroch un clou, sur le mur den face. Elle hoqueta et simmobilisa. Ctait comme si ses vtements flottaient tout seuls au milieu de la pice. Elle brandit sa dague. Celle-ci parut se soulever dans les airs sans quaucune main la manipule. Elena se pencha vers le miroir et fit courir la pointe de la lame le long de sa joue. Le couteau parut sagiter dans le vide. La jeune fille se redressa en se palpant le visage. Elle observa ses mains. La gauche au moins lui paraissait normale, faite de chair palpable. Pourtant, elle ne se refltait pas dans le miroir. Ctait comme si elle tait devenue un fantme. Sorcire de lesprit et de la pierre, rpta-t-elle tout bas. tait-ce un aspect de son nouveau pouvoir ? Lui confrait-il le don dinvisibilit ? Elena se souvint de son incapacit rgnrer quelques minutes plus tt. Le contact du soleil sur sa peau tait ncessaire pour rallumer la flamme de sa magie. Avait-elle chou parce que sa chair ne possdait plus de substance ? Les implications de ce nouveau pouvoir taient claires. Elena se dshabilla, trancha ses bandages et les jeta dans un coin. prsent, elle se tenait nue devant le miroir, et elle ne voyait plus que sa dague qui flottait un mtre du sol. Agrippant larme dans sa main droite spectrale, Elena toucha la nouvelle magie niche en son cur. Elle la testa, la gota comme on dguste un bon vin, la laissa enfler entre ses doigts crisps. Pas trop vite, sexhorta-t-elle. Jamais elle ne laisserait son pouvoir la contrler. Comme la pression de lnergie mystique augmentait, une froide lumire violace jaillit de son poing, engloutissant sa dague. Et, sous ses yeux, le reflet de son arme sestompa lentement consum par sa magie. Dans le miroir, la cabine semblait dsormais vide. Les vtements dElena gisaient ses pieds, la manire des morceaux de coquille dun poussin frachement sorti de luf. La jeune fille les enjamba. Un sourire glacial se forma sur ses lvres. Elle ne tenta pas - 137 -

de le rprimer. Comme tout le monde, Elena avait un ct obscur assoiff de pouvoir, et le sien aspirait dchaner sa magie sauvage sans aucune retenue. Ce ct obscur, que la jeune fille avait nomm sorcire , faisait partie delle, tout autant que la femme qui temprait et contrlait ses apptits. Elle refusait de le rprimer. Elle avait appris que nier la dualit de sa nature ne faisait qualimenter les tnbres en elle. Aussi laissa-t-elle la magie galoper dans son sang tout en gardant une main ferme sur les rnes. Comme Elena sapprochait de la porte, lnergie pure qui coulait en elle hurla pour quelle la libre, pour quelle entaille sa peau laide de sa lame spectrale et laisse son pouvoir se dverser hors delle. Pas encore, rpondit la jeune fille. Elle neut pas de mal ignorer les suppliques de sa magie, car une voix beaucoup plus sourde venait de capter son attention. Le murmure de la sorcire la fascinait. Elle tendit loreille, mais ne russit capter que deux mots : feu spectral .

- 138 -

Accroupi sur le pont, les vtements et la peau lacrs par dinnombrables coups de griffes, Erril tudiait le mur de gobelins qui se dressait devant lui. Sa lame argente dgoulinait de sang ennemi ; il la brandit pour la centime fois en prvision de lassaut suivant. Ses compagnons et lui protgeaient lcoutille dfonce qui conduisait au gaillard davant. Nul ne devait franchir le seuil qui conduisait vers Elena. Elles sont combien, ces putains de bestioles ? ronchonna Flint, haletant entre ses dents serres. Chaque fois quon en achve une, deux autres enjambent le bastingage pour venir grossir leurs rangs. Tiens bon, grogna Erril. Mais lui aussi commenait fatiguer. Il regrettait de ne pas avoir pris la cl mtallique dans son sac avant de se prcipiter sur le pont. La force supplmentaire de son bras fantme naurait pas t de trop pour combattre leurs adversaires. Du regard, il balaya ses compagnons pour jauger leur tat. Flint et Moris gardaient son flanc droit, tandis que Joach prouvait que mme la magie noire pouvait parfois tre utile. Les lances dnergie obscure projetes par son bton avaient empch la horde dapprocher le flanc gauche dErril. prsent, une odeur de chair brle flottait autour de lui. Mon bton commence perdre son pouvoir, annona le jeune homme dune voix aussi blanche que son visage. Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai lutiliser. Erril hocha la tte. Fais de ton mieux. Quand sa magie sera puise, descends protger ta sur. Les yeux plisss, le guerrier continuait surveiller la horde qui lui faisait face. Ses compagnons et lui bnficirent dun bref - 139 -

rpit lorsque les gobelins se regrouprent, tranant leurs camarades morts ou grivement blesss vers le bastingage pour les jeter par-dessus bord. Des centaines dailerons de requins appts par lodeur du sang tournaient autour du bateau. Un tau comprimait la poitrine dErril, et sa paume en sueur glissait sur la poigne de son pe. Ses compagnons ne semblaient gure plus vaillants que lui. Le soleil approchait de son znith ; la fracheur de la matine avait cd la place une chaleur humide qui sapait encore davantage leurs forces. La horde drakil ne tarderait plus les submerger. Dun revers de poignet, Erril essuya le sang qui coulait sur sa joue. Pour linstant, ce ntait que celui de ses adversaires. Mais le guerrier savait que cela ne durerait pas. supposer que ses compagnons et lui parviennent repousser larme gobelinode, ils devraient encore affronter leur principal adversaire. Rockingham tait adoss au mt principal, torse nu. Des ombres se dversaient de sa plaie bante et, depuis lintrieur de la cavit, deux yeux carlates fixaient les compagnons. Erril se droba leur regard meurtrier, qui semblait ronger sa volont et obscurcir sa propre vision. Il commenait entrevoir le plan du dmon. Celui-ci sacrifiait les drakil. Il ne sattendait pas ce que la horde russisse ; simplement, il se servait delle pour affaiblir les protecteurs dElena, pour puiser leur bras et entamer leur dtermination. Erril dvisagea leur vritable ennemi. Les yeux flamboyants semblaient se rire de lui. Le dmon savait quErril comprenait la situation. Mais que pouvait bien faire lhomme des plaines ? Mme si les drakil ntaient que de la chair canon destine roder les dfenses du groupe, il ne pouvait pas les pargner. Il les aurait tous extermins jusquau dernier pour protger Elena. Le sifflement des gobelins enfla et prit une tonalit frntique signal dune nouvelle attaque imminente. Sur le pont, les cratures se massaient, plus nombreuses que jamais. Erril souponnait que ce serait lassaut final celui pendant lequel ses compagnons et lui triompheraient ou succomberaient. Tenez-vous prts, ordonna-t-il aux autres. - 140 -

Une norme crature mergea du grouillement en agitant sa queue venimeuse. Elle portait des bandes de corail poli autour de ses biceps, et un diadme de perles sur le front. Dans ses mains, elle tenait une lance termine par une dent de requin effile. De toute vidence, ctait lun des commandants de larme drakil. Sa queue se tortilla de plus belle tandis quelle poussait des gargouillis trangls. Puis-je vous prsenter la reine des drakil ? lana Rockingham dune voix forte pour couvrir le sifflement des gobelins. Elle vous explique de quelle faon ses enfants dvoreront votre corps, et comment elle se fera un tambour avec le crne et les tibias de la sorcire pour annoncer sa victoire tous les autres clans de gobelins. Au moins, nos cadavres ne se gaspilleront pas, marmonna Flint. Adressant un ultime signal son arme, la femelle massive brandit sa lance au-dessus de sa tte et poussa un hurlement de rage meurtrire. Erril se raidit, prt encaisser lassaut. Soudain, le hurlement sinterrompit, comme si quelquun venait de le trancher net ce qui tait exactement le cas, ralisa Erril, stupfait. En travers du cou de la reine drakil souvrait une plaie bante. Et ses fluides vitaux schappaient par ce sourire sanglant. Un instant, lnorme crature demeura debout. Un frisson la parcourut tandis que tous les regards se braquaient sur elle. Puis elle scroula. Un silence de mort sabattit sur les deux camps. On nentendait plus que les criaillements des golands affams qui se disputaient des miettes de viande. Que venait-il de se passer ? Erril jeta un coup dil Joach, qui secoua la tte. Ce ntait pas un nouveau tour de son bton. Au-del de la mare de sang noir qui grandissait sur le pont, la horde gobelinode se tenait fige, choque par la mort brutale de sa souveraine. Mme Rockingham stait redress, les yeux plisss de mfiance. Au fond de sa poitrine, les yeux carlates brillaient plus fort, comme si lentit qui animait le golem avait du mal croire ce quelle voyait. Des ombres paisses se - 141 -

dversrent de la plaie, formant un lac autour des pieds de Rockingham. Elena surplombait la carcasse de la reine drakil. Dans sa main tremblante, elle tenait toujours sa dague dont le manche violac gouttait de sang. Lnorme femelle gobelin tait la premire crature que la jeune fille tuait de sa propre main. Dans le pass, elle avait dj dtruit des sbires du Seigneur Noir laide de sa magie. Mais, cette fois, elle navait fait appel aucun de ses pouvoirs feu sorcier, feu glacial ou feu cleste. a avait t de la boucherie pure et simple. Quelques instants plus tt, Elena avait contourn Erril et les autres et stait dirige vers la reine drakil. Brandissant sa dague argente, elle avait plong son regard dans les yeux tincelants de fureur du monstre. Aucun talent particulier, ni dpiste ni de mage, ne lui avait t ncessaire. Tandis que la crature hurlait, elle avait tout btement tendu la main pour lui trancher la gorge. Seul le sang chaud qui avait gicl sur son bras et sa figure avait marqu le meurtre. prsent, Elena contemplait la silhouette effondre de la crature quelle venait de tuer. Comme celle-ci poussait son dernier souffle, une de ses pattes griffues agrippa son ventre. Alors, Elena remarqua le renflement caractristique de son abdomen. La reine drakil tait enceinte ! Oh, Douce Mre, quavait-elle fait ? Dun coup abject, elle venait dassassiner et la mre et son enfant innocent. Qutaitelle en train de devenir ? Elena pivota vers ses protecteurs. Elle tendit sa dague vers Erril, implorant silencieusement le guerrier de la prendre. Mais nul ne la vit. Tous les regards taient encore braqus sur le cadavre de la reine des drakil. Les jambes dElena se mirent trembler. Le chant de sa magie samplifia dans ses oreilles, noyant tous les autres bruits. Le choc caus par son geste sapa le peu de contrle quelle exerait sur son pouvoir. Profitant de sa faiblesse, la sorcire en elle brisa ses chanes et sengouffra dans son sang. Elena ne put rsister la noirceur de son esprit. Une partie delle navait - 142 -

mme pas envie de la combattre. Elle tomba genoux dans la mare de sang de gobelin et souvrit la sorcire, laissant cette part glaciale de son esprit apaiser sa honte et sa culpabilit brlantes. Enfin libre, la sorcire exulta. Un rire incontrlable schappa des lvres dElena mlange de triomphe et de folie. La mince frontire entre femme et sorcire se brouilla, Elena ralisa quelle se redressait. Une joie cruelle continuait se dverser de sa gorge comme le sang de la femelle gobelin assassine stait dvers de sa plaie bante. Elena lutta pour incorporer sa propre voix au son dment qui sortait de sa bouche. Elle cria son horreur et son regret, son chagrin et sa douleur ; elle implora que quelquun len dlivre. Mais sa voix ntait quun murmure dans un ouragan. La jubilation de la sorcire jaillissait de son cur mme, chantant la libert recouvre et la gloire du pouvoir. Elena ne pouvait pas larrter. Elle regarda sa main gauche empoigner sa dague et sapprter trancher sa paume mauve. La sorcire voulait dchaner la magie enferme dans sa main droite, laisser le feu spectral ravager le bateau. Non, gmit Elena. Il ne faut pas. Bien que recroqueville tout au fond de son cur et submerge par les remords, sa moiti femme tait encore assez lucide pour penser aux gens quelle aimait et qui se trouvaient bord du Fend-les-Flots : Erril, Joach, Flint et Moris. Ils allaient tous tre tus ! Elena lutta contre la sorcire. La dague trembla dans sa main. Mais ctait comme se battre contre un fleuve en crue. Elle ne parvenait pas progresser contre les courants imptueux qui dferlaient dans son sang. La sorcire refusait dabandonner le contrle. Pendant toute sa bataille intrieure, un rire dment continua se dverser de la bouche dElena. Et, derrire cette hilarit sinistre, personne nentendit lappel au secours de la jeune fille. Que se passe-t-il ? demanda Flint. Je nen suis pas certain, rpondit Erril en gardant un il - 143 -

sur la horde gobelinode. Quelques instants plus tt, ses compagnons et lui faisaient face aux cratures, de part et dautre du cadavre de la reine assassine. Les deux camps taient pareillement abasourdis ; personne ne bougeait ni ne pipait mot. Puis un rire cruel avait clat au milieu du pont, brisant le silence tendu. Dabord assez doux, il avait vite enfl. prsent, il se rpercutait contre les voiles et la surface de leau. Sa tonalit exprimait deux choses : de la folie, et une faim dvorante. Mais une faim de quoi ? La horde des drakil sagita et siffla face cet trange phnomne. Quelques gobelins reniflrent lair. Une poigne dentre eux senfuit et il nen fallut pas davantage. Larme tout entire battit en retraite. Les cratures taient si presses de quitter le bord quelles se grimpaient les unes sur les autres. Bientt, des bruits dclaboussures rsonnrent tout autour du bateau. Erril et les autres gardrent leur position. Mme si ltrange rire lui donnait la chair de poule et torturait ses oreilles, le guerrier savait que la bataille ntait pas finie, Rockingham et lesprit dmoniaque quil abritait se tenait toujours prs du mt principal. Dans leur fuite, les gobelins le dpassaient tel un torrent dferlant autour dun rocher. Mais ce ntait pas la prsence du golem qui empchait Erril de bouger. Lespace dun trs bref instant, il avait cru reconnatre une note familire dans la voix dsincarne. Joach, va jeter un coup dil ta sur, ordonna-t-il tout bas. Mais Le jeune homme avait toujours le regard fix sur la horde en fuite. Dun coup de coude, Erril le poussa vers lcoutille dfonce. Vas-y ! Joach hsita, puis pivota et, sengouffrant dans louverture, descendit rapidement les marches de bois. Les yeux plisss, Erril continua couter le rire dment qui semblait slever du pont mme pour se rpandre travers tout le navire. Quest-ce que cest ? senquit de nouveau Flint. - 144 -

Erril dglutit, mais ne rpondit pas. prsent, seuls les gobelins morts demeuraient bord du Fend-les-Flots. Mme les blesss staient trans jusquau bastingage et jets leau : ils prfraient tenter leur chance avec les requins plutt que risquer le courroux du spectre qui venait de tuer leur reine. Elena luttait frocement contre la sorcire, sefforant de reprendre le contrle de sa magie sauvage. Mais la pointe de la dague piquait dj sa paume droite. Autour delle, les gobelins semblaient avoir peru la menace. Ils staient parpills dans toutes les directions, nabandonnant que leurs morts derrire eux. Elena redoubla defforts. Puisque les drakil taient partis, elle navait nul besoin de dchaner son pouvoir. Elle ne russirait qu tuer ses compagnons. Pourtant, la jeune fille ne pouvait empcher ce qui tait sur le point de se produire. Un rire dment continuait schapper de sa gorge. Elle chercha de laide et la trouva au plus improbable des endroits. Plus loin sur le pont, debout prs dun des mts, se dressait une silhouette quElena avait peine remarque parmi le grouillement des gobelins. La magie noire lenveloppait comme de la brume. prsent que le pont tait dgag, la jeune fille la voyait plus clairement. Et elle la reconnaissait. Ses yeux scarquillrent dincrdulit, puis se plissrent. Cest impossible ! Et pourtant, elle ne pouvait nier lvidence. Rockingham ! Un feu depuis longtemps rduit des cendres froides se ralluma dans les entrailles dElena. Le monstre tait toujours vivant ! Un cri de rage jaillit de son cur et se rpandit dans ses veines. Le rire de la sorcire mourut brusquement dans sa gorge comme la femme en elle sembrasait de haine et de colre. La frontire entre les deux moitis de sa nature ntait plus brouille : elle avait cess dexister. Dans la forge de sa fureur incendiaire, la sorcire et la femme avaient fusionn. - 145 -

Un silence inquiet sabattit sur le pont. La dague toujours brandie au-dessus de sa paume, Elena avait repris le contrle de ses membres. Mais, prsent, elle ne voulait plus rsister lemprise glaciale de la sorcire : elle voulait sy abandonner. Le meurtrier de ses parents ne lui chapperait pas une nouvelle fois. Elena planta la pointe de sa dague dans sa paume. Le rire svanouit aussi brusquement quil avait retenti. Erril tendit loreille, mais un silence de mort rgnait dsormais sur le bateau. Mme les golands avaient fui. Rien ne bougeait jusquaux voiles que nagitait pas le moindre souffle dair, comme si le vent avait pris peur et dcid daller souffler un peu plus loin. Les deux camps Rockingham et les protecteurs de la sorcire sobservaient par-dessus le pont jonch de cadavres. Le golem navait pas bronch. Il se tenait toujours immobile au milieu dun lac de tnbres grandissantes, un rictus aux lvres. Maintenant que nous en avons fini avec ces enfantillages, lcha-t-il sur un ton dsinvolte, nous pourrions peut-tre revenir au sujet qui nous intresse : la sorcire. Il carta les bras, et ses yeux sembrasrent, prenant la mme teinte carlate que ceux qui flamboyaient lintrieur de sa poitrine. Son matre le possdait. Sa voix se fit glaciale. Assez jou. Prparez-vous mourir. Par la plaie aux bords dchiquets, des ombres bouillonnantes, semblables des nuages dorage, se dversaient comme de la gueule dun puits noir. En guise de foudre, elles taient accompagnes par des cris dmes tortures et des hurlements de dmons. Et elles vomissaient des tentacules de tnbres qui se dployrent dans toutes les directions : non vers Erril et ses compagnons, mais vers les dizaines de gobelins morts gisant sur le pont. Chaque fois que ces tentacules touchaient de la peau froide, les cadavres tressaillaient, comme dgots par limmonde caresse. Puis la chair fondait sur les os tandis que lobscurit aspirait la substance mme des corps. En lespace de quelques battements de cur, il ne resta des drakil que des squelettes - 146 -

desschs, tout en articulations saillantes. Leurs crocs et leurs griffes paraissaient plus prominents que jamais, dune blancheur dossements dans la lumire du soleil. Mais, trs vite, ce qui semblait tre une illusion doptique se rvla rel. Les crocs et les griffes des cadavres touchs par les tentacules dombre sallongrent, se changeant en faux plus longues quun avant-bras dhomme. Bientt, les gobelins morts ne furent plus que des appendices tranchants relis par des os et de la peau racornie. Et maintenant ? chuchota Flint. Ce fut Moris qui rpondit dune voix lugubre : Jai lu des textes sur ces cratures. Le golem cre de ravageurs des dmons du monde den dessous qui prennent possession de cadavres pour traquer les vivants. Comment pouvons-nous les combattre ? demanda Erril. Moris secoua la tte. Un bruit de pas prcipits interrompit cet change. Le visage effray de Joach rapparut dans lencadrement de lcoutille brise. Elena Elle a disparu ! dit trs vite le jeune homme, les joues rouges de panique. Jai trouv ses vtements dans sa cabine et a. Il tendit une poigne de bandages ensanglants. Erril prit une profonde inspiration, et sa main se crispa sur la poigne de son pe. Ainsi, il navait pas imagin cette note familire dans le rire dment. Elena Face eux, les cratures mortes-vivantes se dressrent sur leurs pattes griffues telles de monstrueuses araignes de corne et dmail. Elles firent claquer leurs dents en direction dErril et le guerrier eut limpression quun couteau lame dentele lui raclait la colonne vertbrale sur toute sa longueur. Des yeux le regardaient fixement ; une lueur jaune malsaine brillait lintrieur des orbites vides des gobelins, comme si leur crne tait rempli de champignons phosphorescents. Erril savait pourtant que les dmons taient le moindre de ses soucis. - 147 -

Elena, marmonna-t-il entre ses dents. Quas-tu fait ? Serrant son poing ensanglant contre sa poitrine, Elena saccroupit et regarda les ombres sinueuses se rpandre depuis la poitrine de Rockingham. Face elle, la chair de la reine des gobelins stait fltrie sur ses os ; ses dents et ses griffes avaient pouss comme des mauvaises herbes dans un champ abandonn. Tous les autres cadavres subissaient la mme transformation. Ils devenaient des ravageurs tel tait le nom quElena avait entendu Moris prononcer. Le corps de la reine drakil devint le plus norme de ces dmons. Ses crocs tranaient sur le pont. La possession acheve, la crature leva la tte. Ses yeux jaunes malfiques cherchrent lessence vitale de sa proie. Partout sur le pont, ses immondes semblables se redressrent et vinrent se masser autour delle. Tandis quils sifflaient et faisaient claquer leurs mchoires, le ravageur qui habitait le corps de la reine demeura aussi immobile et froid quune tombe. Elena sentit que ctait lui le chef de la meute, que la reine des drakil avait t possde par le roi des ravageurs. Le monstre braqua son regard affam sur la jeune fille. Il tait capable de la voir. Tant mieux, songea Elena. Quil contemple celle qui va tailler son esprit en morceaux et se repatre de son nergie. Elena tendit son poing droit devant elle et louvrit lentement, exposant lentaille sanglante en travers de sa paume. Des flammes argentes slevrent de la plaie, comme si son sang tait en feu. Dansant et tourbillonnant, elles remontrent le long de son bras nu. Elena devina quelles allaient consumer son sort dinvisibilit, mais elle ntait plus en tat de sen soucier. Dans son dos, elle entendit ses protecteurs hoqueter. Elle les ignora. La sorcire en elle sourit au roi des ravageurs, tirant les lvres dElena en un rictus cruel, semblable celui dun squelette. Que les dmons se combattent entre eux. Erril regarda lapparition ardente se matrialiser entre lui et - 148 -

les ravageurs masss sur le pont. Ce fut dabord une flamme argente, de la taille dune petite torche, qui jaillit dans les airs hauteur de taille. En un clin dil, cette graine de feu grandit et se mua en rideaux brlants. Reculez, hurla Flint en faisant signe ses compagnons de se replier vers lcoutille. Seul Erril refusa de bouger. Il se tenait face au brasier, son pe leve devant lui. Contrairement Flint, il savait que a ntait pas une nouvelle manifestation du pouvoir de Rockingham, mais quelque chose dautre. Comme les compagnons se rassemblaient derrire lhomme des plaines, les flammes montrent encore plus haut vers le ciel. Des reflets argent et azur miroitaient leur surface. Soudain, une silhouette naquit au cur du brasier. Elle mergea de la fournaise aussi nue quun bb ; pourtant, ce ntait pas un fragile nourrisson, mais une femme dune terrible beaut. Et ce ntait pas un vagissement qui montait de sa gorge, mais un rire dment. Erril sentit sa peau le picoter. Le son hallucin lui rongeait lesprit, sinsinuant lintrieur de son crne comme des vers dans la chair dun cadavre. Il recula dun pas. Son instinct lui recommandait de fuir. Au lieu de cela, il agrippa son pe un peu plus fort et refusa de cder davantage de terrain. Il savait que lapparition ntait pas entirement de ce monde, quelle venait de lobscurit qui spare les toiles. Mais, si trange quelle semblt, il reconnaissait la femme qui se cachait derrire cette magie sauvage et ce rire effrayant. Il pronona son nom. Elena. La femme lui jeta un bref coup dil. Puis elle fit un pas en avant. linstant o elle sortit du brasier, le feu qui lavait engendre se volatilisa, comme aspir par le vide dont il avait jailli. prsent, il ne restait plus que la femme sur le pont, nue lexception des flammes qui dgoulinaient le long de son corps comme de lhuile. Erril planta son regard dans celui de lapparition. La femme qui se tenait devant lui ntait pas Elena du moins, pas entirement. Sa silhouette familire semblait sculpte dans de la - 149 -

pierre de lune, comme si quelquun avait substitu une statue marmorenne la jeune fille quErril connaissait. Qui pouvait dire ce qui se cachait dsormais en elle ? Comme leurs regards se croisaient et que le rire dment se taisait, Erril vit la rponse sa question. Il hoqueta et tituba en arrire. Ctait comme sil scrutait lintrieur dun maelstrm dnergie sauvage, un tourbillon dont la violence inoue menaait darracher son me mme sa chair. Mais ce ntait pas le pire, pas la raison principale de sa consternation. Car Erril distinguait ce qui se tapissait au centre de ce vortex. Il ne sagissait pas dune intelligence dmoniaque issue dune autre dimension. La seule personne qui manipulait ces forces colossales, ctait Elena. Quas-tu fait, petite ? gmit le guerrier. Recule, Erril, ordonna lapparition, sa voix vibrant la fois de rage humaine et dun pouvoir aussi immense que le flux des mares. Ceci est mon combat. Elle pivota vers les ravageurs. Non ! Laisse-les ! protesta Erril. Ce nest pas ainsi quil faut les vaincre ! Elena lignora. Les flammes qui lenveloppaient grandirent encore tandis quelle faisait face aux dmons. Que se passe-t-il ? senquit Flint tout prs dErril. Le front du guerrier sassombrit comme un ciel dorage. La sorcire en Elena a bris ses chanes. Elle coule librement dans son sang. Joach se rapprocha, son bton la main. Quest-ce que a signifie ? a signifie que ta sur a cd une partie de son esprit la sorcire, rpondit Erril. Dsormais, cette partie delle est aussi puissante, aussi incontrlable et aussi dnue de cur quun cyclone. Comme pour dmontrer la vracit de ces propos, Elena projeta devant elle des flammes argentes qui firent reculer les ravageurs lexception du plus gros qui demeura immobile, ses griffes profondment plantes dans le pont au bois durci par les intempries. Lorsque Elena sapprocha de lui, ses yeux jaunes ne refltrent pas le feu de la sorcire, mais semblrent - 150 -

au contraire le consumer. Rejetant sa tte en arrire, il poussa un hurlement de dfi. Qui fut accueilli par un nouvel clat de rire dment. Prs du mt principal, Rockingham observait les deux adversaires. Les ravageurs apeurs se massaient autour de ses pieds envelopps dombre, et un sourire victorieux flottait sur ses lvres. Erril savait pourquoi le monstre se rjouissait. Mme si Elena triomphait des cratures du Seigneur Noir, une fraction de son esprit tait morte aujourdhui : elle navait pas t tue par le poison des drakil, mais avait librement cd une force trangre ce monde. Elena ntait plus tout fait humaine. Pour ses ennemis, cela constituait dj une victoire partielle. Erril sentit une gangue de glace lui emprisonner le cur. Si la sorcire parvenait prendre le contrle, tout serait perdu, Elena deviendrait aussi cruelle et impitoyable que le Seigneur Noir lui-mme. Le guerrier leva son pe. Moris le rejoignit. Elle marche en quilibre sur un fil tnu, dclara le frre la peau noire. Si elle ne rprime pas sa magie trs bientt Erril acquiesa sans dtacher son regard du sourire satisfait de Rockingham. Soudain, le plan de leur ennemi lui apparut clairement. Il comprenait pourquoi Rockingham avait t tir de sa tombe humide et ramen dans le monde des vivants. De la mme faon que le Seigneur Noir avait utilis le drakil pour saper les forces des protecteurs dElena, il utilisait maintenant le visage de lassassin de ses parents pour frapper o la jeune fille tait la plus vulnrable : au cur. Le Cur Noir voulait faire basculer Elena dans une fureur aveugle, linciter invoquer des forces si titanesques quelle serait consume par sa propre passion. la fin de la bataille, il ne resterait delle quune coquille vide, un corps dadolescente dbordant dune magie que plus aucune motion humaine ne viendrait temprer. Erril savait ce quil devait faire. Il fit signe aux autres dapprocher tandis quil contournait prudemment la silhouette enflamme dElena. Nous devons lempcher daffronter le golem, dit-il. - 151 -

Pourquoi ? stonna Joach. Elle seule dispose du pouvoir ncessaire pour le dtruire. Non. Cest exactement ce que souhaite le Cur Noir. Pour Elena, Rockingham est un dmon intrieur aussi bien que physique. En le combattant, elle risque de se faire autant de mal qu lui. Flint et Moris se placrent de lautre ct dErril. Que proposes-tu ? demanda le colosse la peau noire. Laissons-la attaquer les ravageurs pendant que nous nous chargerons de Rockingham. Comme si elles avaient entendu ces paroles, les cratures mortes-vivantes se tranrent vers Elena, irrsistiblement attires par les flammes qui enveloppaient la sorcire, tels des papillons se dirigeant vers la lumire. Ainsi la voie menant au golem se retrouva-t-elle dgage. Joach navait pas quitt sa sur des yeux. Ces monstres vont la submerger, protesta-t-il. Tant mieux, rpliqua Erril. (Choqus, tous ses compagnons braqurent leur regard vers lui.) Quils dtournent son attention du vritable dmon ici prsent. Mieux vaut quelle meure sous les coups des ravageurs plutt que de remettre son me entre les mains du Seigneur Noir. Abasourdis par la froideur de cette dclaration, les autres ne rpondirent pas. Le raclement de leurs bottes sur le pont avait fini par attirer lattention de Rockingham, toujours plant prs du mt principal. Ainsi, les rats esprent triompher du lion, lana-t-il sur un ton venimeux. Je te croyais plus sage que a, Erril. Mme le plus froce des lions a un point faible, rpliqua le guerrier en brandissant son pe. Un coup au cur peut le tuer aussi bien que nimporte quel autre animal. Cest possible, concda Rockingham. (Il se dbarrassa des lambeaux de sa chemise de lin, exposant la vue de tous le puits noir qui bait dans sa poitrine.) Mais, vois-tu, je nai pas de cur. Elena se laissa encercler par les plus petits des dmons. Le - 152 -

cliquetis de leurs griffes emplissait ses oreilles, mais elle les ignorait. Son regard demeurait fix sur la plus grosse des cratures le roi des ravageurs. Elle sentait quil tait le cur de la horde et que, sil tombait, il entranerait les autres dans sa chute. Des rideaux de flammes manaient du corps dElena en petites vagues, qui se propageaient sur le pont autour de ses pieds nus. Les ravageurs surveillaient leur progression avec mfiance ; ils se prcipitaient en avant chaque fois que la magie de la jeune fille refluait, puis battaient en retraite quand le feu argent revenait lassaut. Jusque-l, le roi des dmons avait tenu sa position, ses griffes profondment plantes dans le bois du pont. Il ne semblait gure affect par la dmonstration de pouvoir dElena. Un petit ravageur, plus agressif ou plus audacieux que les autres, fit claquer ses crocs et passa lattaque. Il bondit pardessus la mare de feu spectral et plongea vers la gorge dElena, ses griffes afftes tendues devant lui, tel un pige ours sur le point de se refermer. Ignorant la menace, Elena se dtourna. Elle savait que la sorcire protgerait ses arrires. Sa main droite se leva de son propre chef et se tendit vers le ravageur, lui intimant de sarrter. Une lance dnergie fusa de sa paume et frappa la crature en plein vol. Du coin de lil, Elena regarda son agresseur se faire consumer. Bientt, il ne resta du ravageur que sa silhouette dessine par des flammes argentes et un esprit tortur, mais captif du feu spectral. Puis la brlure se fit plus intense, plus profonde, et elle marqua lesprit du dmon comme au fer rouge. Elena entendit le ravageur hurler tandis que la sorcire prenait possession de lui et le pliait sa volont. Aucun esprit ne pouvait rsister lardeur du feu spectral. Elena sourit en voyant ses flammes recracher le dmon. Celui-ci scrasa sur le pont pour se relever aussitt, aussi scintillant quun fantme argent. Lesprit, toujours sous sa forme bestiale, pivota et attaqua un autre ravageur. Il plongea sur sa nouvelle proie, qui ne se doutait de rien, et saccrocha elle comme une sangsue. Puis, - 153 -

lentement, il senfona vers son cur et disparut lintrieur de sa victime. Le ravageur assailli se tordit de douleur. Ses griffes raclrent vainement le pont ; sa tte partit en arrire, et un hurlement atroce jaillit de sa gorge, expulsant lesprit envahisseur. Celui-ci roula sur le pont, se secoua et se redressa dun mouvement fluide. Il tait indemne. Lautre ravageur ne pouvait pas en dire autant. Il frissonnait et tremblait de tous ses membres dcharns. La lueur jauntre de ses yeux vira largent. Puis son propre esprit jaillit hors de sa coquille de chair dessche, crpitant de feu spectral. Derrire lui, son corps dsormais vacant seffondra en un pitoyable tas dos et de peau fltrie. Abandonnant son ancien calice, le fantme traversa le pont pour rejoindre son jumeau. Tous deux se mirent attaquer les autres ravageurs. Le contact ardent du feu spectral se propagea travers la horde, tel un incendie dans une plaine dj brle par le soleil. Bientt, ce fut toute une arme fantomatique qui se pressa autour dElena. La jeune fille ne leur prta aucune attention. Elle savait que ce ntait que loffensive initiale, que le plus gros de la bataille restait encore venir. Le roi des ravageurs lattendait de lautre ct du pont, bavant du sang noir. Lair nullement branl par le sort de ses troupes, il se contentait de la fixer. Elena souponnait quil ne se laisserait pas si facilement vaincre par le feu spectral. Ctait une crature forge dans les abysses les plus insondables de lau-del. La lave en fusion tait son lment ; ct de lui, les autres ravageurs faisaient figure de simples pions. Pour triompher de ce dmon-l, il faudrait bien davantage que le pouvoir ltat pur dune sorcire. Le roi des ravageurs tait un adversaire retors ; outre son pouvoir, Elena aurait besoin de toute sa sagesse pour le vaincre. Soudain, un ravageur solitaire sinterposa entre son roi et la jeune fille. Ses griffes esquissrent une chorgraphie de terreur tandis que la horde fantomatique se jetait sur lui, telle une meute de chiens sur un lapin effray. Quelques instants suffirent pour que son esprit rejoigne larme dElena. Il ne restait plus dautres ravageurs bord du Fend-les-Flots leur roi except. - 154 -

Satisfaite, Elena rappela sa magie, la rassemblant autour delle la manire de lourlet enflamm dune trs longue robe. Elle aurait besoin de tout le pouvoir qui lui restait pour la suite de la bataille. Dj, la teinte mauve de sa main droite avait considrablement pli. Elle ne pouvait en gaspiller davantage. Face elle, un de ses soldats sapprocha du roi des ravageurs. Ctait comme si les esprits flairaient leur dernire proie. Dans une conflagration de feu spectral, toute larme se jeta sur son roi pour lui arracher son esprit et le librer. Mais le roi des ravageurs tint bon. Il se dressa sur ses membres griffus au milieu de la horde, tel un rocher noir mergeant dun maelstrm argent. Ouvrant la gueule, il attaqua ses agresseurs grands coups de crocs tranchants comme des rasoirs. De la mme faon que ses yeux avaient repr Elena quand elle tait invisible, ses dents trouvaient prise l o elles auraient d se refermer sur du vide. Il tailla son arme en morceaux flamboyants. Puis une langue noire serpenta hors de sa gueule, et il lcha ces fragments desprits comme un chat affam. Tandis quil se nourrissait, le dmon grandissait et grossissait, utilisant la magie dElena pour augmenter sa propre masse. Des pattes articules et caparaonnes comme celles dune araigne jaillirent sous lui. Ses crocs sallongrent jusqu atteindre la taille dun bras humain. Ses yeux senfoncrent sous ses arcades de plus en plus prominentes, cependant que des pointes de corne luisante jaillissaient de sa peau la texture de cuir. Elena nattendit pas la fin de sa transformation. Elle tendit sa main, paume en avant, banda sa volont et projeta toute sa magie vers le roi des ravageurs. Des flammes argentes fusrent au-dessus du pont. Lorsquelles lenvelopprent, le dmon hurla pour la premire fois. Il lutta contre lemprise dElena, se tranant vers la jeune fille pour pitiner la source du feu spectral et teindre celui-ci. Mais Elena recula, le bras toujours tendu devant elle. Va-ten, dmon ! glapit-elle comme la magie quelle venait de librer chantait dans son sang. Retourne l do tu viens ! Hlas, le roi des ravageurs ne lui obit pas. L o ses sides - 155 -

avaient succomb rapidement, il continua lutter avec obstination. Quelque part derrire le brasier de feu spectral, un cri jaillit et parvint aux oreilles dElena. Tiens bon, El ! Je vais taider ! Le sourcil droit de la jeune fille se frona. Il lui fallut une demi-seconde pour reconnatre la voix de son frre. Enfin, elle remarqua quErril et les autres staient rassembls de lautre ct du pont, et quils menaaient Rockingham de leurs pes. Puis elle repra la silhouette dgingande de Joach qui, arm de son seul bton, fonait vers elle et vers le roi des ravageurs. Joach, non ! Elena lutta contre lemprise de la sorcire, cette partie froide et indiffrente de son esprit qui souhaitait juste que la bataille entre dmons se poursuive. La sorcire navait cure de lamour dune sur pour son frre : une telle motion navait pas sa place dans la danse de la magie. Pourtant, comme elle continuait projeter son pouvoir vers le dmon en difficult, drainant toute lnergie contenue dans le sang dElena, la jeune fille saperut que sa domination sur elle faiblissait, quelle pouvait de nouveau rflchir clairement. Elle se souvint de ce quelle avait ralis un peu plus tt. Pour vaincre le roi des ravageurs, le pouvoir brut ne suffirait pas. Elle avait frapp sans rflchir, et elle nen avait pas retir grand-chose : elle avait bless son adversaire, rien de plus. Tandis que sa magie se tarissait, Elena lutta pour reprendre le contrle la sorcire. Trs vite, elle tancha le flot de feu spectral, rabsorbant le peu de pouvoir qui lui restait avant que celui-ci soit dpens vainement. Face elle, le roi des ravageurs se tordait toujours lintrieur des flammes, mais celles-ci ne dureraient pas. Elena navait que quelques instants pour ragir. Elle baissa les yeux vers sa main ple. Que pouvait-elle faire ? Cet esprit dmoniaque semblait immunis contre le peu de pouvoir dont elle disposait encore. Recule, El ! hurla Joach de lautre ct du ravageur tortur. - 156 -

Il brandissait son bton au-dessus de sa tte comme sil avait lintention dassommer la crature avec. Elena observa larme de son frre. Une ide germa dans son esprit. Quand la magie a chou Soudain, elle se souvint de la leon de sa tante Mycelle, quelques jours plus tt : Quand la magie a chou, le fer peut encore prvaloir. Elena se redressa. Joach ! Ne fais pas a ! cria-t-elle. Mais elle savait que rien de ce quelle pourrait dire ne convaincrait le jeune homme de se tenir lcart. Son frre mourrait en la dfendant. Viens me rejoindre ! Tenant sa magie concentre dans son poing droit, elle contourna le dmon occup pitiner ses dernires flammes argentes. Frre et sur se prcipitrent lun vers lautre. Le mouvement nchappa pas au roi des ravageurs. Le monstre pivota sur ses pattes griffues, ouvrant de profondes ornires dans le bois du pont. Perplexe, il poussa un rugissement. Mais les deux jeunes gens ne se laissrent pas distraire. Joach sarrta prs de sa sur, brandissant son bton comme un bouclier entre Elena et le dmon. Le roi des ravageurs, qui stait recroquevill sous lassaut du feu spectral, se redressa de toute sa hauteur. Debout, il surplombait ses adversaires. Une odeur de chair calcine manait de lui, et ses yeux jaunes lanaient des clairs vengeurs. Achve-la ! hurla Rockingham sa cration. De lautre ct du pont, Erril abattit son pe sur la tte de Rockingham. Pour esquiver le coup, le golem fut forc de scarter du mt. Elena ! appela Erril. Va te rfugier le pont infrieur ! Utilise ce qui te reste de magie pour te dissimuler ! Ctait une tactique sense, songea Elena. Elle avait encore assez de pouvoir sa disposition pour se rendre invisible. Comme elle ne disait rien, Joach pivota demi vers elle. Fais-le, la pressa-t-il voix basse. Elena secoua la tte. Sa place tait ici avec ses compagnons. Tandis que le frre et la sur se communiquaient - 157 -

silencieusement leur dtermination et leur amour, le roi des ravageurs attaqua dans un tourbillon dappendices tranchants. Ses crocs firent mine de mordre Joach, tandis que ses griffes tentaient dempaler Elena. Sans frmir, la jeune fille tendit sa main droite ensanglante vers son frre et empoigna le bton de polbois. Comme dans le couloir du gaillard davant, magie noire et magie blanche entrrent en collision. La dflagration dnergie qui en rsulta fit reculer le dmon. Pour ne pas tre projete en arrire comme la fois prcdente, Elena verrouilla sa prise sur le bton et sy accrocha de toutes ses forces. Prs delle, Joach hoqueta en sentant le pouvoir enfler brusquement lorsque le talisman absorba le sang et la magie dElena. Les doigts crisps sur le bton, la jeune fille dversa toute son nergie dans le polbois avide. Elle avait limpression que celui-ci cherchait laspirer tout entire. La tte lui tourna. Un instant, elle fila le long des veinures du bois, sentit le contact de ses fibres, entendit mme lcho lointain du chant de la fort. Le talisman se nourrissait delle et pas seulement de sa magie. Il buvait aussi une partie de son essence vitale. Non, gmit Elena, comprenant soudain ce quon exigeait delle. Sous ses yeux, ses ongles sallongrent, se recourbrent et jaunirent. Le prix payer tait beaucoup trop lev ! Elena ! Attention ! Le ton paniqu de Joach ramena la jeune fille elle, lempchant de se perdre totalement dans le polbois. Son frre la poussa sur le ct, brisant son contact avec le bton. Le bras droit dElena retomba mollement. Non seulement sa magie stait consume, mais ses forces physiques en avaient fait autant. El, que Quas-tu fait mon bton ? balbutia Joach. Elena lutta pour focaliser sa vision. Le bois noir brillait dsormais dune lueur argente, comme celui dun rable des neiges. Mais sa puret toute neuve tait souille par des marbrures carlates liquides. On aurait dit que du sang suintait par tous ses pores. Utilise-le, ordonna Elena dune voix forte. - 158 -

Quoi, son pouvoir ? demanda Joach. Elena secoua la tte et saffaissa contre le bastingage. Juste avant de svanouir, elle poussa son frre vers le monstre. Utilise-le comme papa te la appris. Perplexe, Joach frona les sourcils. Mais il neut pas le temps de discuter. Sentant que sa proie tait affaiblie, le roi des ravageurs passa lattaque. Ses griffes fusrent vers le jeune homme pour lembrocher. Joach leva son bton. Il esprait juste bloquer le coup meurtrier, et fut aussi choqu que son adversaire par le rsultat de son geste. La patte du dmon explosa en une nue dchardes brlantes. Le roi des ravageurs ramena son moignon contre sa poitrine et recula dun pas en sifflant. Accroupi sur ses pattes caparaonnes, il tudia Joach de ses yeux jaunes. De toute vidence, il avait sous-estim sa proie. Tout en surveillant son adversaire du coin de lil, Joach examina le bton quil tenait dans sa main. Le blanc neigeux du bois luisait faiblement ; les veines rouges dessinaient comme un rseau de ruisselets sa surface. Soudain, Joach sursauta. Au lieu de se cantonner au bton, les marbrures gagnaient sa chair. travers sa peau ple, il les vit escalader ses jointures, remonter le long de son poignet et disparatre sous la manche de sa chemise. Que se passait-il ? Avant que le jeune homme puisse mettre une quelconque hypothse, un grognement sifflant ramena son attention sur le danger le plus immdiat. Il leva son bton imprgn de magie. Lpais morceau de bois tait devenu aussi lger quune branche de saule. Un subtil mouvement des doigts, un infime pivot du poignet suffisaient le faire tournoyer. Joach lui fit dcrire un arc vicieux, si rapide que ses yeux ne purent le suivre. Jadis, son pre lui avait expliqu quentre des mains expertes un simple bton de bois pouvait savrer plus meurtrier que la plus tranchante des pes. Sur le coup, Joach tait rest dubitatif. Mais prsent Il fit virevolter le talisman autour de son poignet et le rattrapa habilement, Jamais il navait prouv - 159 -

une telle impression de contrle ; jamais il navait si bien compris le pouvoir du polbois. Le bton tait devenu une extension de son bras, linstrument mortel de sa volont. Le talisman et lui ne faisaient plus quun. Le roi des ravageurs bondit, bien dcid les sparer. Dune simple pense, Joach imprima une demi-rotation son arme et propulsa une de ses extrmits dans la figure du dmon, Celuici fut arrt net. Les vibrations de limpact remontrent le long du bois et se communiqurent lpaule de Joach. En temps normal, le choc aurait engourdi les doigts du jeune homme et fait sauter le bton de sa main. Pourtant, Joach le sentit peine. Dun revers de poignet, il fit tournoyer le talisman et abattit son autre extrmit sur le crne du dmon. Des os craqurent. Le roi des ravageurs scroula sur le pont, brisant plusieurs planches sous lui. Le coup aurait t assez fort pour tuer un taureau mais le dmon vivait encore. Ses pattes griffues cherchrent des prises, dabord faiblement et ttons, puis avec une dtermination renouvele. Joach nattendit pas que la crature parvienne se redresser. Il slana et, utilisant son bton comme une perche, se propulsa par-dessus le tourbillon dappendices acrs. Il atterrit sur le dos de son adversaire. Sans marquer de pause, il empoigna son bton deux mains et positionna une de ses extrmits contre la colonne vertbrale du dmon. Puis, jetant tout son poids et toute sa volont dans la manuvre. Il poussa. Le bois traversa proprement la peau et les os de la crature avant de se planter dans le pont. Telle une araigne pingle sur du lige, le roi des ravageurs se tortilla dsesprment. Joach lutta pour conserver son quilibre, mais la menace des griffes et des crocs tait trop proche. Prenant appui sur son talisman fich dans le pont, le jeune homme se propulsa de nouveau par-dessus le monstre et se reut maladroitement deux mtres plus loin. Son lan lemporta jusquau bastingage, une longueur de bras dElena. Roulant sur lui-mme, il se tordit le cou pour observer le rsultat final de son attaque. Le roi des ravageurs saffaiblissait chacune de ses tentatives pour se librer. Le morceau de bois argent le clouait au pont. Ses griffes raclrent le bois une - 160 -

dernire fois, puis simmobilisrent. Avec un hurlement qui dchira les nuages et emporta un morceau de voile, lesprit dmoniaque senfuit. Un petit nuage de fume sleva autour du bton et disparut. Il ne laissa derrire lui que la carcasse vide, calcine et torture de la reine drakil. Sa magie blanche consume, le bton, toujours plant dans le pont, avait repris sa teinte sombre habituelle. Joach sassit et chercha ttons la silhouette vanouie de sa sur. Sa main se figea comme ses yeux se posaient sur elle. Douce Mre El Elena gisait inconsciente au pied du bastingage. Mme si elle respirait toujours, sa peau arborait la blancheur des premires neiges. Mais ce ntait pas son teint livide qui venait darracher un hoquet de stupfaction Joach. Les cheveux jadis coups court de sa sur stalaient maintenant sous sa tte, en un pais coussin de boucles flamboyantes. De la teinture noire dont Erril stait servi pour la dguiser, il ne restait que quelques traces sur les pointes. Trop choqu pour appeler les autres, Joach se trana quatre pattes vers sa sur. En approchant, il vit que les ongles dElena avaient connu la mme croissance miraculeuse, formant des tire-bouchons de corne qui senfonaient dans la paume de ses mains. Les cheveux et les ongles dElena ntaient pas les seules choses qui avaient pouss. Joach ne voulait pas jouer les voyeurs, mais la transformation tait si ahurissante quil avait du mal dtacher son regard de sa sur. Elena navait plus le corps dune adolescence en pleine pubert. Sa silhouette se parait dsormais des courbes voluptueuses dune jeune femme. Ctait comme si elle avait vieilli de quatre hivers en lespace de quelques battements de cur. Trs vite, Joach ta son paisse chemise de laine pour en draper la nudit de sa sur. Le vtement avait du mal couvrir Elena. Elle devait faire une bonne tte de plus que lui prsent. Le mouvement tira la jeune femme de son inconscience. J Joach ? marmonna-t-elle, les paupires papillotant de fatigue. - 161 -

Chut, El. Dors, chuchota Joach, ne sachant trop quoi dire. Tu es en scurit. Une voix sleva pour clamer le contraire. Tu ferais mieux de me la remettre, mon garon, lana Rockingham. Et peut-tre te laisserai-je vivre. Les yeux plisss, Joach se redressa et, grandes enjambes furieuses, se dirigea vers le bton plant dans la carcasse de la reine drakil sa seule arme. De lautre ct du pont, Erril et les autres encerclaient toujours Rockingham. Ils le menaaient de leurs pes, mais des ombres protectrices enveloppaient le golem. Flint les avait avertis de ne surtout pas pntrer ces tnbres surnaturelles. Tu peux envoyer tous les dmons de lau-del contre nous, espce de monstre, rpliqua Joach dune voix brlante de haine. Mais jamais tu ne toucheras Elena. Des paroles bien audacieuses venant de quelquun qui ne dispose plus de la magie de sa sur, ricana Rockingham. Nimporte quelle arme me conviendra pour taffronter, cracha Joach. Il tendit la main vers son bton. Lorsque ses doigts se refermrent sur le polbois, une violente secousse le parcourut. Ses genoux cdrent sous lui. Utilisant le bton comme une bquille, il parvint tout juste conserver son quilibre. Joach regarda sa main. lendroit o il tenait le talisman, les veines carlates qui marbraient sa chair se dversaient dans le bois. Sous lafflux de liquide rouge, celui-ci recommenait virer au blanc. Chaque battement du cur de Joach repoussait sa noirceur originelle. Le jeune homme carquilla les yeux, mais il ne pouvait nier ce quil ressentait. prsent, ctait son propre sang qui imprgnait le bois, qui nourrissait le talisman affam. Il avait cru que la magie dElena stait consume ; il ralisait quelle stait juste assoupie en attendant que son sang la rveille. Comme elle sembrasait de nouveau, il entendit un chur rsonner lintrieur de son crne : un bourdonnement qui exprimait une jubilation cruelle. Ses membres recouvrrent leur vigueur. El, quas-tu fait ? marmonna-t-il. - 162 -

Je navais pas le choix, rpondit une voix faible prs du bastingage. Joach jeta un coup dil sa sur et vit quelle avait rouvert les yeux. Fascine, elle observait le bton gorg de sang, redevenu blanc dune extrmit lautre. Javais besoin dune arme, expliqua-t-elle tristement, dune voix lasse. Alors, tu as forg ceci. Joach dgagea le bton du pont. Ce fut aussi facile que de retirer un couteau dune motte de beurre. Non, le dtrompa Elena. (Pour la premire fois, elle plongea son regard dans celui de son frre.) Je tai forg, toi. Erril garda son pe brandie entre Rockingham et la sorcire. Il entendait Joach et Elena parler tout bas derrire lui, mais il nosait pas leur jeter le moindre coup dil, de peur que le golem en profite pour amliorer sa position. Jusquici, Erril et les deux frres avaient prudemment jou au chat et la souris avec Rockingham. Aprs la cration des ravageurs, la magie qui manait du golem avait sembl saffaiblir. Rockingham stait repli sur une position dfensive, conjurant un cercle dombres protectrices autour de ses chevilles. Les pes des compagnons lempchaient datteindre Elena, mais ses tnbres empchaient les compagnons de latteindre, lui. La main dErril se crispa sur la poigne de son pe. Ombres protectrices ou pas, ses compagnons et lui devaient agir vite. Ils ne pouvaient pas laisser au monstre loccasion de rassembler ses forces pour lancer un nouvel assaut. Ce fut ce moment-l que la fatalit intervint. Un craquement rugissant dchira les entrailles du Fend-lesFlots. Le pont principal trembla sous les pieds des compagnons tandis quun hurlement de poutres et de planches tortures se rpercutait la surface de leau. Erril supposa dabord quil sagissait dun nouveau tour du golem. Lexpression surprise et vaguement inquite de Rockingham le dtrompa aussitt. Ce fut Flint qui fournit la solution du mystre. Un rcif ! hurla-t-il. - 163 -

Lindcision assombrit son visage burin. Il jeta un regard angoiss vers la poupe. De toute vidence, il craignait dabandonner la surveillance du dmon, mais savait que le bateau et ses passagers taient condamns si personne ne prenait la barre. Avant quil puisse ragir, le Fend-les-Flots se cabra, et un grondement sourd branla tout le navire. Les mts se mirent tanguer, comme ivres ; les voiles claqurent comme en signe de protestation. Nous sommes chous ! spoumona Flint. Le Fend-les-Flots simmobilisa dans un immense frisson. Surpris, Erril tomba en arrire linstant o les ombres meurtrires balayaient lendroit o il stait tenu une seconde plus tt. Rockingham, qui navait pas le pied plus marin que lhomme des plaines, venait de trbucher et de tomber genoux. Erril allait rouler sur lui-mme pour sloigner du golem quand il simmobilisa, horrifi. Habitu naviguer dans les eaux agites de lArchipel, Moris avait compens la brusque secousse en se retenant au mt dune main. Ainsi tait-il demeur sur la trajectoire de chute de Rockingham. Il ouvrit de grands yeux incrdules en voyant les ombres engloutir ses jambes. Flint fit un pas vers lui. Moris dut le voir. Non ! Va prendre la barre ! ordonna-t-il en levant la tte. (La douleur enrouait sa voix ; il brandit son pe.) Sauve le navire ! Je me charge de ce dmon ! Dj, les tnbres consumaient son corps. Lclat blanc de ses fmurs transparaissait entre les volutes dombre. Toujours genoux, Rockingham tenta de se traner un peu plus loin, mais le colosse la peau noire le surplombait. Comme les tnbres dvoraient ses jambes muscles, Moris bascula en avant, tel un arbre abattu par un bcheron. Il tenait son pe courte deux mains, et son visage ntait quun masque de douleur. Pourtant, mme les ombres meurtrires ne pouvaient saper son inbranlable volont. Il fit en sorte de tomber vers la silhouette prostre de Rockingham, orientant sa lame de faon - 164 -

atteindre un endroit bien prcis. Le golem poussa un cri et leva un bras pour se protger. En vain. Lpe de Moris lui transpera la poitrine, et le frre la peau noire scroula sur lui tandis que les ombres les submergeaient tous deux. Moris ! hurla Flint. Erril roula sur lui-mme et se redressa dans llan. Les tnbres huileuses formrent une spirale et se mirent tourbillonner de plus en plus serr sur elles-mmes, ainsi que de leau aspire par un siphon. Un cri strident jaillit du vortex et monta dans les aigus comme ce dernier rtrcissait. Linstant daprs, les ombres se volatilisrent. Joach rejoignit ses compagnons. Personne ne disait mot. Sur le pont gisait un grand squelette blanchi, qui tenait encore une pe courte dans ses phalanges. Moris. Lpuisement et le choc rduisaient les langues au silence. Dans le cur des compagnons, lhorreur du prix de la victoire le disputait au soulagement davoir vaincu le monstre. Ce fut Joach qui retrouva le premier lusage de la parole. Douce Mre, recueille lme de notre ami en ton sein, chuchota-t-il. Pris entre la rage et le chagrin, Erril ne vit rien ajouter cette prire. Combien de valeureux guerriers devraient encore mourir avant quAlasa recouvre sa libert ? Flint se pencha vers le squelette. Il toucha respectueusement son crne et ramassa quelque chose sur le pont. Puis il se releva et le tendit Joach. Erril regarda ltoile en argent niche dans la paume de Joach. Ctait la boucle doreille de Moris, le symbole de lordre auquel Flint et lui appartenaient. Il aurait voulu que tu laies, dclara Flint, la voix enroue par lmotion. Je serai honor de la porter, affirma Joach. Flint sessuya les yeux et redressa le dos. Il faut que je moccupe du bateau, dit-il Erril. Dj, le Fend-les-Flots commenait gter. Erril acquiesa. Il sentait que le vieil homme avait besoin de solitude pour pleurer lami trs cher quil venait de perdre. - 165 -

Lorsque Flint se fut loign, Joach dsigna le squelette de Moris. Et Rockingham ? demanda-t-il. O sont ses os ? Erril se souvint du hurlement tortur qui stait vanoui en mme temps que les tnbres. Je ne sais pas. Je crains quil ait, une fois de plus, chapp la mort, avoua-t-il, lair sombre. Dans ce cas, Moris sest sacrifi pour rien. Non. Mme sil na pas russi le tuer, il a chass le monstre de notre bord. Je ne crois pas que nous aurions pu endurer un assaut magique supplmentaire. Joach hocha la tte, le poing serr sur ltoile dargent. La prochaine fois, dit-il sur un ton si venimeux quErril leva brusquement les yeux vers lui, je lui arracherai le cur avec mes propres mains. Erril posa la main sur lpaule du jeune homme en un geste consolateur. Puis, pour la premire fois, il remarqua le bton blanc que Joach tenait dans son autre poing et les filets rouges qui coulaient la surface du bois. Fais-moi voir ton bton, rclama-t-il. Joach se dgagea en cartant le talisman dun air souponneux. Pourquoi ? Erril tudia le jeune homme et remarqua que les marbrures carlates le reliaient son bton. Laisse tomber. Tu viens de rpondre ma question. (Il fit mine de se dtourner et lana par-dessus son paule :) lavenir, quand tu ne seras pas en train de te battre avec, je te suggre de porter un gant pour manier ce bton. Tu nas quune quantit de sang limite dans les veines. Ignorant les sourcils froncs et lexpression perplexe de Joach, Erril traversa le pont. Il semblait chercher quelque chose du regard. Enfin, il aperut Elena, assise contre le bastingage. Les jambes replies contre la poitrine, la jeune fille avait enfoui son visage dans ses bras croiss autour de ses genoux. Aux secousses qui agitaient ses paules, Erril devina quelle pleurait. Il se dirigea vers elle, le cur lourd, remarquant au passage la crinire rousse qui cascadait dans son dos. Il tait tout aussi - 166 -

responsable quElena du geste imptueux de celle-ci et de ses consquences. Quelques jours plus tt, dans la cuisine de Flint, il aurait d lui dcrire le sort de manire plus dtaille. Mais il avait craint de leffrayer. Elle tait dj bien assez secoue En soupirant, il la rejoignit prs du bastingage. Elena dut entendre approcher Erril. Elle ne releva pas la tte pour autant, et ses mots parvinrent touffs au guerrier. Je suis dsole pour Moris. Je le connaissais peine, et il a donn sa vie pour me protger. Jaurais d Jaurais pu Non, coupa svrement Erril. Nous avons perdu un combattant valeureux aujourdhui, mais la responsabilit ne ten incombe pas. En te lappropriant, tu dshonorerais la mmoire de mon ami. Son sacrifice a t librement consenti ; accepte-le de bonne grce. Honore Moris en sachant quil ta sauve et que tu naurais rien pu faire pour len empcher. Les sanglots dElena redoublrent. Erril la laissa pleurer. Il avait encore beaucoup de choses lui dire, mais il ne pouvait pas le faire avant quelle soit en tat de lentendre. Lorsquelle se fut enfin calme, il reprit la parole. propos de Joach et du bton. Elena frmit comme si Erril lavait gifle. Elle parut se recroqueviller encore davantage sur elle-mme. Je croyais que je navais pas le choix, marmonna-t-elle sur un ton douloureux. Et ctait peut-tre le cas. Mais, en prenant ta dcision sans le consulter, tu as priv Joach du sien, fit valoir Erril. Elena garda le silence. Comprends-tu ce que tu as fait ? insista Erril. Sais-tu ce que tu viens de crer ? Le visage toujours enfoui dans ses bras, Elena acquiesa. Jai Jai forg une arme de sang. Comme les pes dont tu mas parl lautre jour. Et Et je lai lie Joach. Oui, dit Erril, soulag qu tout le moins la jeune fille ralise les implications de son geste. (Il avait craint un instant quelle ait agi sous lemprise de la sorcire.) Joach est solide, et tous les gens de ta famille ont une affinit avec la magie. Il est possible quil parvienne contrler le bton sans entranement. Mais il est aussi colrique et impulsif. Ces dfauts pourraient le - 167 -

faire tomber sous la coupe de la magie contenue dans le bton. Seul le temps nous le dira. Elena se roula en une boule encore plus serre. Je suis en train de dtruire ma famille. Erril sagenouilla prs delle. La libert se paie toujours cher. Mais faut-il que toute ma famille supporte cette dette ? geignit Elena. Erril lentoura de son bras et la serra contre lui. Je suis dsol, Elena, dit-il doucement. Cest un fardeau trs lourd, mais ta famille nest pas la seule le supporter. Tout Alasa saigne. Tremblante, la jeune fille se blottit contre sa poitrine. Je sais, chuchota-t-elle. Il y avait tant de dsespoir dans sa voix quErril aurait voulu la garder contre lui ternellement, ne plus jamais la lcher pour quelle demeure en scurit dans son treinte. Ils restrent ainsi lun contre lautre pendant quelques instants. Puis les tremblements dElena sapaisrent, et la jeune fille leva une main. Et a ? demanda-t-elle en dsignant du menton ses ongles dune longueur insense. Do est-ce que a vient. Quest-ce que a signifie ? Enfin, elle leva son visage vers Erril. Ses yeux taient bouffis de chagrin, ses joues blmes et stries de larmes. Mais, pour la premire fois, Erril vit la femme qui stait cache derrire les rondeurs enfantines de sa protge. Encadrs par ses boucles couleur de feu, les iris verts dElena taient dsormais piquets de paillettes dor qui lui donnaient un regard imprieux. Ses pommettes hautes appelaient la caresse dun doigt qui descendrait ensuite le long de sa mchoire bien dessine et de son cou gracieux, Ses lvres entrouvertes staient panouies comme les ptales dune rose. Erril ? Le guerrier cligna des yeux et scarta lgrement delle. Il se racla la gorge. Il connaissait le prix payer pour forger une arme de sang ; il savait quElena aurait subi des changements. Pourtant, il tait choqu par son apparence. Il ne stait pas - 168 -

attendu ce quune femme lui rende son regard. Percevant son brusque malaise, Elena baissa les yeux vers sa silhouette et tira sur lourlet de la chemise en laine de Joach. Que mest-il arriv ? Dglutissant, Erril se fora articuler : Pour forger une pe de sang, ou toute arme magique de ce type, le mage doit faire librement don dun morceau de luimme. Dune partie de sa vie. Elena frona les sourcils. Que veux-tu dire ? Erril voulait sexpliquer plus clairement, mais il avait du mal mettre de lordre dans ses penses. Son esprit tait trop occup enregistrer les changements survenus chez Elena. Des annes tont t voles et ont t donnes lartefact. Tu as vieilli, Elena. Dans linstant quil ta fallu pour crer le bton de sang de Joach, jestime que tu as pris quatre ou cinq hivers. La jeune femme porta les mains son visage comme si elle voulait prouver la vrit de ces paroles, mais ses ongles dmesurs lempchrent de palper sa figure. Mes cheveux Mes ongles Cest comme si tu avais dormi quatre hivers et que tu te rveillais peine. Elena plit encore davantage, et ses yeux se remplirent de nouveau de larmes. Avant quErril ou elle puissent ajouter quoi que ce soit, Joach interrompit leur conversation. Il les appela depuis lautre ct du pont, en agitant son bton pour les pousser se dpcher. Derrire lui, la silhouette grisonnante de Flint sextrayait de lcoutille. Le vieux loup de mer tait tremp de la tte aux pieds. Nous sommes compltement chous ! lana Joach. Leau de mer a envahi la cale. Il faut abandonner le navire ! ( bout de souffle, il rejoignit Erril et Elena ; son pantalon tait imbib deau de mer.) Nous devons rcuprer nos affaires et embarquer dans le canot. Comme pour souligner lurgence de la manuvre, le navire tangua soudain, et un craquement sinistre se rverbra travers - 169 -

les planches du pont. Erril aida Elena se relever et la confia Joach. La jeune femme chancelait. Erril se demanda dans quelle mesure ctait d la fatigue ou sa brusque pousse de croissance. Il lui faudrait du temps pour shabituer lallongement de ses jambes et aux autres transformations de son corps. Joach dtailla sa sur avant de lui prendre le bras. prsent, il devait lever les yeux vers elle, alors que a avait toujours t le contraire. Ladolescent de quatorze hivers se tenait ct dune jeune femme de dix-huit ou dix-neuf ans. Conduis-la au canot, ordonna Erril. Puis reviens maider rassembler nos affaires. Joach acquiesa et sloigna, entranant Elena. Erril se dirigea rapidement vers Flint, qui se tenait prs du gouvernail, une longue-vue colle sur lil. Combien de temps avant le naufrage ? senquit le guerrier. a dpend, rpondit Flint en tudiant locan alentour. Si le Fend-les-Flots sarrache au rocher sur lequel il est chou, il coulera en quelques secondes. Sil reste accroch l, il surnagera peut-tre jusquau coucher du soleil. Mais cest le dernier de nos soucis. Le vieil homme baissa sa longue-vue. Que veux-tu dire ? Un autre navire a repr nos mts qui penchaient. Il vient de changer de cap et se dirige vers nous. Erril frona les sourcils. Dans ces eaux Flint acheva sa phrase. a ne peut tre que des pirates en qute dune proie facile. Alors quil regardait approcher lautre btiment, le vieil homme secoua la tte. Quoi encore ? sinquita Erril. Je connais ces couleurs. Le capitaine de ce navire tait jadis mon ami. Cest plutt une bonne chose, non ? Flint eut une grimace amre. Jai dit jadis . Ce nest plus le cas maintenant. Vois-tu, ce navire est le chasseur de requins du capitaine Jarplin. - 170 -

Le capitaine Jarplin ? rpta Erril, qui ce nom tait vaguement familier. Je ten ai dj parl. Cest lui que jai vol le dragon de Sy-wen le trsor de toute une vie. Donc, a mtonnerait beaucoup quil soit content de me revoir. (Flint jeta un coup dil entendu Erril.) Ou de faire la connaissance de mes compagnons, qui quils soient. Avons-nous le temps de fuir bord du canot ? Pas dans ces courants. Une autre ide ? Erril savait que leur groupe tait trop puis par une journe de bataille contre des dmons pour affronter tout un quipage pirate. Elena, en particulier, tenait peine debout. Faire appel sa magie sans stre dment repose menacerait le contrle quelle exerait sur son pouvoir et, par ricochet, sa sant mentale. Erril dvisagea Flint, limplorant en silence de trouver une solution. Le vieux loup de mer hocha la tte et poussa un long soupir. Jai un plan. Il pivota pour observer le large. Pendant un moment, il ne dit rien. Puis il haussa les paules. Mais il va falloir donner au chasseur ce quil dsire.

- 171 -

LIVRE DEUXIME DANCIENNES DETTES

- 172 -

En silence, Mogweed senfonait dans la fort ctire la suite de ses compagnons. Sur une piste trace par des chevreuils, Mycelle les guidait vers lendroit o elle avait cach les chevaux et o Mric les attendait. Elle leur avait dj expliqu sa mystrieuse rsurrection, et annonc que Mama Freda se joignait eux pour le voyage. Mais Mogweed navait pas cout grand-chose : il tait trop choqu par la brusque dmonstration des capacits de mtamorphe de la sourcire. En tte du groupe, Tolchuk marchait ct de sa mre. Il ne la quittait pas dune semelle. De temps en temps, il tendait la main pour la toucher, comme sil craignait quelle svapore. Derrire Mogweed, Kral et Fardale protgeaient les arrires de leurs compagnons. Ils avaient laiss Port Rawl loin derrire eux, mais nombre de bandits frquentaient ces bois, aussi la prudence tait-elle de mise. Mogweed se retrouvait fort bien encadr ; pourtant, il sursautait chaque fois quune brindille craquait ou quun buisson bruissait. Sa nervosit ntait pas seulement due la peur. Dtranges sentiments lui tordaient lestomac alors quil regardait le dos de Mycelle. Aprs tant de saisons, il ne pouvait nier la joie qui faisait vibrer son sang la vue dune silura indemne, capable de contrler pleinement ses mtamorphoses. Mais, ct de cela, la colre et la frustration le rongeaient. Pourquoi elle ? Un rictus amer tordit la bouche de Mogweed. Ce ntait pas juste ! La guerrire avait choisi de se fixer dans sa forme humaine. Elle lavait fait de son plein gr contrairement Mogweed et son frre. Le pouvoir des jumeaux leur avait t retir parce quils avaient abus dun sort trs ancien. Cest pourquoi ils avaient quitt leur contre natale en qute dun - 173 -

remde. Depuis, ils avaient parcouru beaucoup de chemin et surmont maintes preuves. Si quelquun mritait dtre libr de cette maldiction, ctait bien eux. Comme sil avait senti les motions intenses et conflictuelles qui sagitaient dans la poitrine de son frre, Fardale le rejoignit. Il se dplaait parmi les fourrs sans faire le moindre bruit. Du bout du museau, il poussa le poing serr de Mogweed. Quest-ce que tu veux ? aboya Mogweed en lui jetant un coup dil furibond. Dans la pnombre grandissante de la fort, les yeux du loup mirent une lueur ambre. Une fleur qui pousse dans le sable du dsert. Un oisillon qui clt dans un nid abandonn. Un louveteau mort-n ressuscit par la langue chaude dune femelle. Des images dune vie nouvelle jaillissant dans ladversit. Mogweed savait ce que son frre tentait de lui communiquer. De lespoir. Si Mycelle avait pu rcuprer ses capacits, ils le pouvaient aussi. Mogweed saccrocha cette maigre possibilit. Il tendit la main pour caresser Fardale en guise de remerciement, mais le loup tait dj reparti : il avait fait demitour en silence pour rejoindre Kral. Laissant retomber sa main, Mogweed tenta de nourrir ltincelle de foi qui venait de natre en son cur. Mais celle-ci svanouit comme de la fume. Il se berait dillusions. Mycelle avait d mourir pour recouvrer ses capacits. tait-il prt aller jusque-l ? Tout au fond de lui, Mogweed connaissait la rponse cette question. La frustration et le dsespoir le submergrent. Il avait une raison encore bien plus importante de se sentir constern. Que ce soit de vive voix ou mentalement, Fardale avait toujours t un bon orateur. Mais le message quil venait denvoyer son frre tait des plus grossiers, compos dimages floues sur les bords. Peut-tre tait-ce d son excitation, mais Mogweed en doutait. Il avait peru quelque chose de plus sauvage dans les pupilles ambres de son frre, quelque chose qui ressemblait un hurlement assoiff de sang. Fardale commenait perdre ses capacits tlpathiques, devenir rellement la crature sylvestre dont il avait pris la forme. Le temps dont disposaient les jumeaux touchait son terme. - 174 -

Dans moins de trois lunes, la maldiction les consumerait tous les deux en les figeant jamais dans leur forme actuelle. Leurs yeux perdraient cette lueur ambre, et toute chance de recouvrer leur hritage silura serait perdue pour toujours. Fardale deviendrait un loup parmi tant dautres, et Mogweed un humain comme les autres. Ils oublieraient leurs origines. Les jambes de Mogweed flageolrent. Jamais ! Sil devait, pour viter ce sort atroce, trahir tous ses compagnons, son propre frre inclus, il le ferait. Il jeta un coup dil Mycelle, qui souriait affectueusement Tolchuk. Ses yeux se plissrent de dtermination. Un jour, moi aussi, je jouirai de nouveau de ma libert. Jen fais le serment. Occup se lamenter sur linjustice de son sort, Mogweed ne remarqua le mouvement sur la droite du chemin que lorsquil fut trop tard. Une silhouette mergea silencieusement dun bosquet voisin. Mogweed hoqueta et trbucha, surpris non seulement par cette brusque apparition, mais galement par laspect monstrueux de lhomme qui leur barrait le chemin. Une moiti de son visage ntait quune masse de tissu cicatriciel rose qui dvorait une de ses oreilles et la moiti de son crne hriss de cheveux noirs. pes et haches surgirent dans les mains des compagnons. Tolchuk se jeta sur lintrus avec une rapidit tonnante pour une crature aussi massive. la vue de logre qui lui fona il dessus, lhomme carquilla les yeux et battit en retraite dans les fourrs. Derrire lui, au cur de la vgtation, Mogweed avisa dautres silhouettes sombres et lclat dune lame dacier. Arrte ! cria soudain Mycelle. Sa voix autoritaire fendit lair telle une hache de lancer. Tolchuk simmobilisa dans une embarde. En appui sur ses jambes paisses et sur lun de ses normes poings, il regarda fixement lhomme en haletant et en dcouvrant ses crocs. Mycelle se hta de les rejoindre. Jouant des coudes pour se frayer un chemin jusqu eux, elle carta svrement la hache de Kral, puis se planta entre Tolchuk et linconnu. Cest un ami, dit-elle en foudroyant ses compagnons, du regard. Je lui avais laiss un message en ville pour quil nous retrouve ici. - 175 -

Qui est-ce ? gronda Kral. Les sourcils froncs, Mycelle ignora la question du montagnard. Elle se tourna vers lhomme et ltreignit avec chaleur. Comment va Cassa Dar ? demanda-t-elle en scartant de lui. Linconnu lui adressa un sourire rendu hideux par les replis de sa peau scarifie. Elle se repose Chteau Drakk. Lattaque de la dernire lune a sap ses forces, mais elle se remet lentement. (Soudain, il sursauta, dvisagea Mycelle et la tint bout de bras pour mieux ltudier.) Tes yeux Ils ont chang ! Que sest-il pass ? Mycelle baissa la tte et parut se recroqueviller sur ellemme. Mogweed ralisa que linconnu devait ignorer la vritable nature de la guerrire. Quand Mycelle se dcida rpondre, elle ne mentit pas, mais elle contourna soigneusement la vrit. Je suis morte, expliqua-t-elle en rvlant le serpent enroul autour de son bras. Une gurisseuse ma ramene laide de sa magie. Depuis, mes yeux sont comme a. Lhomme se pencha vers elle. Tes pupilles sont fendues comme celles dun reptile. Avant que la situation devienne encore plus embarrassante, Fardale savana, agitant vigoureusement sa queue. Linconnu le gratta derrire les oreilles et lui donna une tape amicale sur le flanc. Je vois que tes brlures sont en bonne voie de gurison, Fardale, se rjouit-il. Le loup acquiesa dun aboiement. Kral interrompit ces retrouvailles. Quelquun pourrait nous expliquer qui est cet homme ? Mycelle se tourna vers le montagnard. Il sappelle Jaston. Cest lui qui nous a servi de guide dans le marais. Elle rsuma brivement leur traverse des Terres Inondes. Donc, cette sorcire du marais est une naine, marmonna Kral, le regard brlant dune fureur que Mogweed navait encore jamais vue en lui. - 176 -

Oui, rpondit Mycelle. Je sais ce que vous pensez, mais Vous ignorez tout de ce que je pense, la coupa Kral sur un ton glacial. Vous ignorez comment son abominable engeance a chass les clans de leurs terres ancestrales, prs de Tor Amon. Ce sont les armes naines qui ont dtruit nos foyers, empal nos femmes et nos enfants sur leurs piques, et forc mon peuple devenir nomade. Cassa Dar nest pas comme a, insista Mycelle. Elle nous a sauv la vie dans le marais. Vous nauriez pas eu besoin quon vous sauve si elle navait pas maudit Elena pour vous forcer aller la voir. Monsieur, intervint froidement Jaston, dont le visage stait empourpr durant cet change. Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Cassa Dar ne mrite pas votre courroux. Pour apaiser la tension ambiante, Tolchuk marmonna son approbation : Si Erril et Elena lui ont fait confiance, nous pouvons en faire autant. Kral ne se laissa pas branler. Un nain restera toujours un nain, cracha-t-il, furieux. Puis il se dtourna et sloigna de quelques pas. Mycelle lobserva, les lvres pinces, et poussa un long soupir. Les hommes, grommela-t-elle en reportant son attention sur Jaston. Donc, on ta remis mon message ? laube. (Le visage de lhomme retrouva sa couleur normale comme son indignation refluait.) Jai russi mchapper de justesse avant que toutes les portes de la ville soient barricades. Et Brume ? senquit Mycelle. Elle va bien ? Jaston se rembrunit. Oui, mais je vous aurais rendu un grand service tous en la jetant un krocan affam. Cest la jument la plus entte, la plus fainante et la plus mal embouche que jaie jamais connue. (Il se mit compter sur ses doigts.) Pendant le voyage jusquici, elle a bfr tellement de marherbe quelle a chop la colique. Quand Sammers a voulu lui masser le ventre pour la soulager, elle lui a mordu le bras. Puis elle a dcoch une ruade - 177 -

ltalon de tte de notre attelage. Il en a boit pendant quinze jours. cause de a, nous avons d abandonner un des chariots et le quart de nos marchandises. Pour couronner le tout, la nuit dernire, elle a rong sa bride, et nous avons d la chercher dans les rues de Port Rawl. Nous lavons retrouve chez un vendeur de pommes. Elle avait dfonc son talage et bouff la moiti de sa marchandise. a ma cot une fortune pour le ddommager. Cette histoire arracha une grimace amuse Mycelle, et lombre dun sourire passa sur le visage difforme de Jaston, contribuant soulager la tension prcdente. Donc, jimagine que tu seras ravi de te dbarrasser delle, lana la guerrire. Jaston leva les yeux au ciel. Tu ne peux pas savoir comme jai t heureux de trouver ton message ce matin, au relais de la Ligne de partage des eaux. Il fit signe ses compagnons de sortir des bois. Un bruit de sabots et quelques chuchotements annoncrent lapproche dun petit groupe. Mogweed compta six hommes et une femme au visage dur. Ils menaient trois chevaux par la bride. Le plus gros tait un superbe talon au pelage tachet, dont la morphologie lapparentait clairement aux troupeaux sauvages des steppes du Nord. Le suivant tait un hongre au poil dor, la dmarche majestueuse et au regard brillant dintelligence. Mycelle tendit une main pour lui flatter le museau. Grisson, le salua-t-elle. De toute vidence, ce cheval tait le sien. Le hongre fourra son museau dans la paume ouverte de la guerrire et hennit doucement. Le dernier animal tait la petite jument grise dElena. Ses grands yeux bruns dtaillrent les compagnons avec indiffrence, et un de ses sabots gratta le sol comme pour manifester son irritation. Mogweed songea que son estomac semblait un peu plus renfl que celui des deux autres chevaux. Mycelle dut le remarquer aussi. Je vois que vous avez bien nourri Brume. Comme si nous avions eu le choix ! rpliqua Jaston. - 178 -

Mycelle passa une main sur le flanc de la jument. part a, elle a lair en forme. En fait (Jaston hsita) elle lest encore plus que tu ne limagines. Mais encore ? demanda Mycelle, intrigue. Jaston passa une main dans ses cheveux coups court, Son regard tait chagrin. Tu sais, cet talon auquel elle a donn une ruade ? Cest parce quil essayait de la saillir pour la deuxime fois. Apparemment, elle navait pas envie de remettre a. La main de Mycelle tait toujours pose sur le flanc de Brume. Elle palpa le ventre distendu de la jument. Ne me dis pas que Il la saillie pour la premire fois pendant la dernire lune. Je crois quelle est dj pleine, mais il est encore trop tt pour en tre sr, grimaa Jaston. Mycelle soupira et recula en dtaillant Brume. Puis elle haussa les paules. Cest pour a que je monte toujours un hongre. Viens, Grisson, dit-elle en prenant la bride du cheval la crinire dore. Nous avons encore une demi-lieue faire avant datteindre le camp. Jaston ne bougea pas. Il nous reste des marchandises vendre Port Rawl. Peut-tre vaut-il mieux que nous nous sparions ici, suggra-t-il en jetant un coup dil Kral. Mogweed remarqua lexpression blesse qui passa dans les yeux de Mycelle. Cest idiot, rpliqua la guerrire. Les portes de la cit sont dj barricades. Ils nous laisseront entrer. Le guet ne refuse jamais laccs de la ville aux Marachins. Dnez au moins avec nous. Jaston hsita avant de hocher lentement la tte. Je suppose quun moment de camaraderie ne sera pas du luxe avant daffronter les marchands de Port Rawl. Dans ce cas, cest rgl. Avant que quiconque puisse intervenir, Mycelle entrana - 179 -

Grisson lavant du groupe et se remit en marche. Peu de temps aprs, les compagnons mergrent dans une clairire au sommet dune falaise escarpe. labri des frondaisons, un petit feu brlait joyeusement dans la pnombre grandissante du crpuscule. Quelques chevaux taient attachs des arbres. La lumire des flammes dcoupait deux silhouettes frles qui faisaient face aux nouveaux venus, lair visiblement sur la dfensive. Mogweed reconnut le visage rid de la vieille gurisseuse, Mama Freda. Mric se tenait prs delle. Le seigneur elphe tait enfin suffisamment remis de lpreuve subie Ruissombre pour sortir de son lit. Mais, comme les compagnons traversaient la clairire, Mogweed remarqua que Mric sappuyait lourdement sur une paisse canne pour venir leur rencontre. Qui sont ces gens ? lana lelphe avec une mine renfrogne. De toute vidence, il tait mcontent que dautres personnes se soient jointes au groupe. Tolchuk le prit part et lui expliqua tout pendant que Mycelle distribuait ses instructions pour panser et attacher les chevaux. Mogweed se retrouva inactif, seul avec Fardale au milieu de cette agitation. Il se tourna vers son frre. Que penses-tu de ce Jaston ? Les yeux du loup brillrent. Une image dun vnement pass se forma dans lesprit de Mogweed. Fardale soulev par les tentacules blancs dune crature aile, dont le contact lui brlait le poil. Et Jaston bondissant dun petit bateau, un couteau entre les dents, pour sauver le loup. Mogweed hocha la tte. Il comprenait. Jaston avait sauv la vie de Fardale. Chez les silura, cela signifiait que le loup avait contract une dette de sang envers lhomme. Et, en tant que frre de Fardale, Mogweed partageait cette dette, que cela lui plaise ou non. Fardale poussa la main de son frre du museau, puis se dirigea vers le feu. Mogweed demeura en retrait. Il ne se sentait pas laise parmi tous ces humains surtout les nouveaux venus. Soudain, Kral apparut ct de lui, le faisant sursauter. - 180 -

Mogweed leva les yeux vers le colosse. Celui-ci contemplait le reste du groupe avec une expression maussade, comme sil partageait les rserves du mtamorphe au sujet des Marachins. Mogweed remarqua galement que son poing tait crisp sur le manche de sa hache. Au moins navait-il pas dgain son arme. Mogweed allait se dtourner lorsquune nouvelle bche sembrasa, rvlant la teinte violace du cuir qui enveloppait la hache de Kral. Le dgot retroussa le coin de ses lvres. En tant que silura, il navait aucun mal identifier lorigine de cette peau. Ctait celle dun renifleur, un des redoutables prdateurs qui chassaient dans les forts des contres du Couchant. Avant quil puisse commenter le choix de fourreau du montagnard, celui-ci dclara, dune voix aussi basse et vicieuse que le grondement dun renifleur : Je ne fais pas confiance ces gens, et surtout pas au type plein de cicatrices, Jaston. Kral jeta un coup dil Mogweed. Sous son regard intense, le mtamorphe ne put quacquiescer. Il frmit. Ce ntait peuttre que le souvenir de lattaque du renifleur, mais, lespace dun instant, il avait cru percevoir une menace intense dans les yeux de Kral, une faim aussi dvorante que celle des prdateurs. Il fut soulag quand le colosse se dtourna enfin et se dirigea vers le feu de camp. Aprs plusieurs inspirations tremblantes, Mogweed embota le pas Kral. Ses jambes taient comme engourdies. Jamais encore il navait dcel cette facette du montagnard. Il rejoignit les autres en prenant bien garde placer le feu entre lui et Kral. Dans la lumire dansante des flammes, les yeux du colosse brillaient dune lueur rouge, et son visage tait pareil un masque indchiffrable. Mogweed ltudia quelques instants, un sourcil fronc. Il regarda la main droite de Kral frotter la peau tanne qui dissimulait la lame de sa hache. Il aurait jur que le montagnard ne se rendait pas compte de la ferveur avec laquelle il caressait le cuir dun mouvement lent et avide, comme il aurait caress le sein dune amante. Mogweed dtourna la tte et dglutit. Un couteau de glace se planta dans ses entrailles. Comment Kral stait-il dbrouill - 181 -

pour les faire vader de la prison de Port Rawl ? Il ne le leur avait jamais expliqu. Mama Freda se trana jusquau mtamorphe, le tirant de ses penses. Dans ses mains, elle tenait un plat de gibier et doignons sauvages. Tikal, le tamrink apprivois, tait assis sur lpaule de la vieille femme ; tout en grignotant un petit oignon, il observait Mogweed de ses yeux immenses. Mama Freda offrit une fourchette Mogweed. Servez-vous, petit homme. Le mtamorphe lui fit signe quil ne voulait rien. Tout coup, la perspective dingrer quoi que ce soit lui donnait la nause. Vous devriez manger, insista Mama Freda. Nous avons une longue route devant nous. Merci, dit doucement Mogweed. Plus tard, peut-tre. Haussant les paules, la vieille femme sloigna comme Tolchuk venait sasseoir prs de Mogweed. Tu dois tre content de revoir ton frre sain et sauf, dit-il, agitant un cuissot de gibier en direction de Fardale qui reniflait le sol autour des chevaux. Les doigts de logre taient tout luisants de graisse. Du menton, Mogweed dsigna Mycelle, occupe bavarder avec Jaston. Rien de tel que la famille pour te remonter le moral, hein ? Tolchuk abattit sa grosse main sur lpaule du mtamorphe en un geste affectueux. Ma famille, ce nest pas seulement ma mre. Tu en fais partie toi aussi. Dans mon clan, jtais un btard. On me tolrait peine. Depuis que je suis parti de chez moi, jai trouv deux demi-frres peut-tre pas par le sang, mais par lesprit. Mogweed tudia logre pour voir sil plaisantait. Mais le visage de Tolchuk nexprimait que chaleur et sincrit tandis quil balayait le campement du regard. Fardale et toi, vous tes mon nouveau clan, acheva-t-il. Mogweed observa les flammes. Sans comprendre pourquoi, il se surprit sessuyer les yeux. Ctait srement la fume qui le faisait larmoyer Soudain, Tolchuk porta une main sa poitrine et poussa un - 182 -

grognement de douleur. Tolchuk ? Mogweed se leva dun bond et se pencha vers logre. Celui-ci se redressa et poussa un gros soupir. Son front luisait de sueur. a va aller. Cest juste que a navait encore jamais t aussi fort. Quy a-t-il ? senquit Mogweed. Tolchuk secoua la tte. Un problme, je crois. Depuis lendroit o il montait la garde, la lisire de la fort, Kral regardait les autres manger. Le temps quils sasseyent tous autour du feu et attaquent leur dner, le soleil commenait disparatre lhorizon, projetant les ombres allonges des arbres en travers de la clairire. Kral savourait lapproche de la nuit. Ses perceptions dj trs dveloppes avaient t encore afftes par la magie noire de son matre. Le manteau des tnbres ne lui dissimulait rien, et ses oreilles pouvaient capter les battements affols du cur dune proie une centaine de pas. Nanmoins, le brouhaha des conversations et les clats de rire occasionnels le distrayaient. Il dtestait les Marachins, avec leur odeur trange et leur regard vif. Comme lui, ces gens taient des chasseurs, et il ne leur faisait pas confiance. Non parce quil sattendait une quelconque trahison de leur part, mais parce quils taient une inconnue dans ses plans soigneusement labors. Aussi les surveillait-il de prs. Pour cette raison, il ne perut la prsence de lespion que lorsquune brindille craqua derrire lui. Il fit volte-face vers les bois. Qui va l ? aboya-t-il dune voix forte. Dans son dos, le silence se fit immdiatement autour du feu. Sa hache tait dj nue dans sa main mutile, les derniers rayons du soleil couchant se refltant sur la lame mtallique. Mais, face lui, il ny avait rien. Kral ne distinguait nul mouvement parmi les ombres de la fort. Plissant les yeux, il pencha la tte sur le ct et tendit loreille. Quelque part dans - 183 -

les profondeurs de la vgtation, sur sa gauche, il entendait les battements du cur dun chevreuil. Rien dautre. Ses doigts se dtendirent sur le manche de sa hache. Il ny avait personne dans la fort. Soudain, une petite voix sleva, quelques pas de lui. Jai faim. Kral carquilla les yeux en voyant un petit enfant nu contourner le tronc dun cyprs. Le garonnet se gratta derrire une oreille crasseuse et sapprocha timidement. Tu naurais pas du gteau ? Kral fut dcontenanc par sa subite apparition. Qui es-tu ? demanda-t-il dune voix dure. Il se sentait lgrement stupide de brandir une hache face un enfant qui lui arrivait tout juste aux genoux. Nanmoins, il sentait quil ne sagissait pas l dun vulgaire galopin. Il nentendait ni les battements de son cur, ni le flux de son sang. Tu es drlement grand, commenta lenfant en se tordant le cou pour mieux le voir. Il ne semblait gure impressionn par la hache du montagnard. Sapprochant de Kral, il lui tendit sa petite main. Mais, au lieu de la prendre, le colosse recula. Mycelle les avait rejoints. Rassure, elle rangea ses pes jumelles. Tout va bien, Kral. Le montagnard garda sa hache la main. Ce nest pas un petit garon ordinaire. Nayez crainte. Cest lun des enfants des marais de Cassa Dar, un construct magique de mousse, de boue et de marherbe, expliqua Mycelle. (Elle sagenouilla prs du garonnet.) Dismoi, mon petit, quest-ce qui tamne si loin de chez toi ? Le Marachin dfigur arriva son tour, bientt suivi par le reste des compagnons. Un pouce dans la bouche, lenfant balaya le groupe du regard. Quand il avisa Tolchuk, une expression effraye se peignit sur son visage. Il se rapprocha de Mycelle et dsigna logre. Un m monstre ! - 184 -

Mycelle sourit et le souleva dans ses bras. Il ny a pas de monstres ici. Visiblement peu convaincu, lenfant continua fixer Tolchuk. Kral suivit les autres tandis quils rebroussaient chemin. Quelques branches mortes supplmentaires furent jetes dans les flammes comme le soleil sabmait derrire lhorizon. Les compagnons se rassemblrent autour du feu. Quest-ce que a signifie ? demanda Mric en sappuyant des deux mains sur sa canne. Pourquoi est-il venu ? Jaston leva une main et se pencha vers le petit garon que Mycelle tenait dans ses bras. Cassa ? Lenfant lui tira la langue. Tes moche et tu pues ! Jaston ignora linsulte. Cassa, tu es l ? insista-t-il. Kral vit lenfant se tortiller et se raidir dans ltreinte de Mycelle. Puis son corps se dtendit et son regard se voila. prsent, ses yeux ne refltaient plus la lueur des flammes. Vous tes loin, chuchota-t-il dune voix qui semblait provenir dun autre monde. Jai eu beaucoup de mal vous retrouver. Le nez de Kral frmit. Le montagnard dut se retenir dapprocher discrtement pour renifler le petit garon. Ctait comme si quelquun dautre parlait par sa bouche. Pourquoi es-tu venue ? demanda Jaston. Je sens un grand flau se diriger vers Port Rawl. Je voulais vous mettre en garde. a a un rapport avec la petite. Lequel ? Elle porte toujours le Trysil. La magie du marteau de guerre agit comme un aimant sur mon sang nain. Depuis de nombreux jours, le Trysil restait la mme place, sur la cte. Mais, la nuit dernire, il est sorti de la porte de mon pouvoir. Comme sil avait t englouti par une magie aussi obscure que le cur dun garde noir. Je crains le pire. Pas seulement pour le Trysil, mais aussi pour la petite. Le sang de Kral bouillait dans ses veines. Il souponnait - 185 -

quelque subterfuge nain, une ruse conue pour le lancer sur une fausse piste et lui faire perdre la trace de sa proie. Bien que forg par le Cur Noir et incapable de se drober la volont de son matre, Kral restait un montagnard. Et les membres de son clan avaient la mmoire longue. Comme le malegarde de Port Rawl dont la malhonntet profonde navait pu tre totalement efface, Kral ne pouvait lutter contre linstinct qui le poussait venger les atrocits commises par les armes naines. Un jour ou lautre, il aurait sa revanche. La bte tapie dans son sang brlait de dchiqueter lenfant. Quand il en aurait termin avec Elena, Kral savait dj quelle serait sa prochaine proie. Mme les monstres des marais ne pourraient le tenir lcart de cette naine. Cassa, poursuivit Jaston, tu peux nous dire autre chose ? Juste que vous devez vous dpcher. Le flau se dirige vers Port Rawl. (Le petit garon se mit frissonner dans ltreinte de Mycelle.) Je ne peux pas tenir davantage. Je suis encore trop faible. Htez-vous ! Sur ces derniers mots, lenfant se mit briller dune lueur phosphorescente et disparut. sa place, il ne resta quune pile dalgues humides et de boue. Mycelle se redressa en poussetant ces dbris dun air dgot. Puis elle fit face aux autres. Il faut partir immdiatement. Le cottage de Flint se trouve encore une grosse journe de marche. Mais, si Elena est en danger, nous ne pouvons pas mnager nos montures. Nous chevaucherons toute cette nuit et toute la journe de demain. Non. (Tolchuk se releva son tour.) Nous ne devons pas aller l-bas. Ainsi, cette naine nous a menti ! sindigna Kral. Non, le dtrompa Tolchuk. Je pense quelle a dit la vrit, mais que nous interprtons mal ses paroles. Linquitude et limpatience durcissaient les traits de Mycelle. Parle, Tolchuk. Quessaies-tu de nous dire ? Logre ouvrit la sacoche quil portait la cuisse et en sortit le morceau de sanguine. la vue de la prcieuse pierre, les Marachins poussrent des exclamations merveilles. Tolchuk - 186 -

tendit la sanguine vers la lisire sud des bois. Les derniers rayons du couchant se refltrent sur sa surface terne. Il y a quelques instants, jai senti la traction que la pierre exerce sur moi changer de direction. Ctait comme si on mavait arrach le cur. La pierre ne peut pas se tromper. Ses instructions sont claires. Nous devons nous dpcher, ainsi que la sorcire des marais nous la enjoint. Mais ce nest pas vers le sud quil nous faut aller. Elena ne sy trouve plus. Mycelle frona les sourcils. Que veux-tu dire ? Elle fuit vers Port Rawl. Comment ? commena Kral, interloqu. Tolchuk pivota vers le nord, en direction de la cit des marais. La sanguine sembrasa instantanment. Son clat aveuglant aurait pu rivaliser avec celui du soleil. Kral leva une main pour se protger les yeux, et Tolchuk lui-mme hoqueta de douleur, comme si la radiance du cristal lui brlait la main. La pierre nous ordonne de retourner l-bas. Juche sur son hongre gris, Mycelle guidait la caravane vers les portes de la cit. Elle ne portait plus son habituel attirail de cuir et dacier. Comme les autres, elle avait revtu la tenue simple et pratique des Marachins : une tunique grossire, un pantalon de chanvre, un pardessus capuche en peau de reptile et des bottes de krocan qui lui montaient au-dessus du genou. Cette journe tait dcidment la mascarade. Machinalement, Mycelle porta la main son bras et caressa le petit serpent enroul autour de son poignet. La langue minuscule du pakagolo lui effleura le bout du doigt, comme pour la remercier de cette attention. Malgr elle, Mycelle se surprit sourire. Ctait trange quun geste aussi insignifiant puisse rchauffer son cur ce point La guerrire tira sa manche par-dessus le serpent pour le tenir au chaud. Puis elle leva les yeux vers la lune qui slevait dans le ciel, croissant argent se dcoupant au milieu des toiles demi masques par les nuages. Les compagnons progressaient bonne allure, mais cela suffirait-il ? Ils fonaient tte baisse vers un danger inconnu, en se fiant aux seules instructions - 187 -

dune pierre brillante. Mais Mycelle avait foi en laugure de son fils. Pour avoir vcu un certain temps parmi les tribus ogres, elle en tait venue respecter le cristal appel Cur des ogres . Puisque Tolchuk percevait une menace dirige contre Elena, elle acceptait de se laisser guider par la pierre mme si celle-ci les ramenait vers la cit malfame de Port Rawl. Sur sa droite, des jurons marmonns attirrent son attention. Jaston montait ltalon tachet dErril. Ou plutt, il se battait contre lui pour le diriger. La difficult manifeste quil prouvait tirer sur les rnes accrut le respect de Mycelle pour les talents de cavalier dErril. Achet Ruissombre, ltalon navait pos que peu de problmes lhomme des plaines durant le voyage jusquaux marais. Maudit soit ce canasson, grommela Jaston. Ltalon leva ses grands yeux noirs au ciel, puis secoua la tte en lchant un nuage de vapeur blanche dans latmosphre qui se rafrachissait. Laisse-lui la bride sur le cou, suggra Mycelle. Il est intelligent. Il ragira peut-tre mieux la douceur qu la force. Jai rencontr des krocan en rut qui mont pos moins de problmes, grogna Jaston. Mais il mit en pratique le conseil de la guerrire, et ltalon ragit comme prvu. Satisfaite, Mycelle pivota sur sa selle et se tordit le cou pour tudier la longue file de leur caravane. Tous ses compagnons montaient cheval lexception de Mric et de Mama Freda, qui conduisaient le chariot ouvert, et de Tolchuk et de Fardale, qui suivaient par leurs propres moyens. Mycelle soupira. Avec les Marachins de Jaston, ils taient quinze. Trop peu nombreux pour repousser un vritable assaut, mais il faudrait bien que cela suffise. La guerrire reporta son attention sur la route. Au dtour du virage suivant, le mur des Marais apparut devant elle. La veille, il tait plong dans lobscurit ; ce soir-l, des torches illuminaient ses portes. Mycelle fit ralentir son cheval et, dun signe de la main, ordonna au reste du groupe de limiter. Elle distinguait au - 188 -

moins une vingtaine de sentinelles sur le chemin de ronde. De toute vidence, lincident survenu la garnison avait affol les autorits. prsent, Port Rawl bourdonnait comme une ruche. Faites monter Tolchuk dans le chariot et cachez-le, siffla Mycelle par-dessus son paule. De simples vtements ne suffiraient pas dguiser son fils. Trop de citoyens de Port Rawl avaient d entendre parler du prisonnier ogre en fuite. Sa prsence veillerait forcment les soupons. Une fois Tolchuk recouvert dune bche, Mycelle saisit fermement ses rnes et se dirigea vers les portes illumines. La fume cre des torches lui piquait les yeux. Un peu plus loin, vers la cte, un pais brouillard montait de locan. Mycelle nota son approche avec satisfaction. Il ferait une parfaite couverture pour dissimuler les mouvements et le nombre des compagnons. Jaston talonna sa monture pour prendre la tte de la procession. Il vaut mieux que je me charge des pourparlers, dclara-til. Les caravanes de Marachins constituent le seul lien entre Port Rawl et les villes voisines lunique moyen de faire du commerce avec elles. Les gardes ne sont pas assez stupides pour nous barrer le passage. Mycelle hocha la tte. Elle se passerait volontiers dune nouvelle confrontation avec les hommes rudes qui gardaient les portes. Et puis, si elle ne changeait pas de forme, il y avait un risque non ngligeable pour que la sentinelle de la veille la reconnaisse. Or, Mycelle ne voulait utiliser ses capacits de silura quen cas dabsolue ncessit. Elle tait encore fatigue davoir pris lapparence dune vieille femme un peu plus tt. Des mtamorphoses trop frquentes sapaient les forces ; il y avait des limites ce que mme la chair dun silura pouvait endurer. Le corps avait besoin de temps pour rcuprer. Mais, puise ou pas, Mycelle ne pouvait nier la vritable raison pour laquelle elle rpugnait se transformer. Elle regarda Jaston se diriger vers les portes au petit trot. Elle stait bien garde de lui rvler ses capacits de mtamorphe. Elle stait dit quelle navait pas besoin de lui en parler et stait convaincue que moins de gens seraient au courant et mieux a - 189 -

vaudrait dautant que les silura ninspiraient que dgot la plupart des humains. Ctait une dcision purement logique. Pourtant, dans le plus profond de son cur, Mycelle avait honte : non pas de son hritage, mais du secret quelle dissimulait son ancien amant. Elle se souvenait de la peur et de la rpulsion que ses capacits avaient jadis provoques chez les hommes. Elle naurait pas support de lire la mme chose dans les yeux de Jaston. Irrite, elle talonna son hongre pour rattraper le Marachin. Celui-ci stait arrt face la lourde herse mtallique. Il repoussa la capuche de son pardessus, exposant son visage couvert de cicatrices la lumire des torches. Dsormais, il ne redoutait plus le regard dautrui. Les preuves du marcage et lamour dune sorcire lavaient guri de sa honte. Et celle de Mycelle crt encore face tant daudace tranquille. Hol ! Garde ! appela Jaston. Une silhouette se pencha par-dessus le muret du chemin de ronde. Qui va l ? glapit une voix stridente. Dun large geste, Jaston dsigna ses compagnons. votre avis ? Nous avons fait un long chemin pour amener nos marchandises jusquici. Ouvrez-nous. Nous sommes moulus de fatigue, et nous naspirons qu rincer la poussire de notre bouche avec la pisse de chat que vous osez appeler bire. Le garde gloussa. De la pisse de chat ? Ce nest pas parce que vos mres vous ont cram la langue avec le vitriol de la marbire que vous avez le droit dinsulter la bonne bire de nos tavernes. Alors, prouvez-nous que nous avons tort ! (Jaston tapota le petit tonneau attach derrire sa selle.) Jai justement apport un chantillon de marbire pour que vous puissiez goter une vraie boisson dhommes. Mycelle observa la crmonie familire sans intervenir : lchange dinsultes et de pots-de-vin (ou, en loccurrence, de tonneaux de bire) tait un rituel ancestral. Jaston savait ce quil faisait. Rien de tel que de lalcool gratuit pour huiler les gonds dune porte solidement verrouille. Dj, la herse se - 190 -

soulevait. Jaston remercia la sentinelle dun signe de la main et entrana ses compagnons vers louverture. Une fois lintrieur, il se dressa sur ses triers et se mit aboyer des ordres, haranguant ses compagnons comme laurait fait nimporte quel chef de caravane un peu autoritaire. Un jeune garde, peine sorti de lenfance, tenta de jeter un coup dil sous la bche au moment o le chariot passait devant lui. Jaston le rabroua. On ne touche pas la marchandise ! Si tu veux nous acheter quelque chose, passe aux Quatre Coins demain matin. Mycelle vit la sueur qui perlait sur le front du Marachin. Si Tolchuk tait dcouvert, tous leurs plans tomberaient leau. La guerrire porta discrtement la main la dague passe dans sa ceinture. Jai cru voir bouger quelque chose, couina ladolescent. Soudain, la tte dun norme serpent mergea de dessous la bche et siffla quelques centimtres de la figure du curieux, rvlant de longs crocs menaants. Le jeune garde blmit et fit un bond en arrire. Ses camarades sesclaffrent et laccablrent de leurs moqueries tandis quil battait prcipitamment en retraite. H, le bleu, le monsieur ta pourtant dit de ne pas mettre ton nez dans ses affaires, le rprimanda le chef du guet. Le chariot fut autoris passer sans que quiconque dautre tente de le fouiller. Lorsque toute la caravane leut dpass et se fut engage dans les rues sombres de la ville, Jaston trancha la corde qui attachait le tonnelet et laissa celui-ci tomber dans les mains de la sentinelle assoiffe. Avec les compliments des marchands dEau-Sche. Lhomme acquiesa. Nous lverons notre premire chope votre bonne fortune. Jaston ricana. Jespre bien que ce sera la premire. Noubliez pas : cest de la marbire. Le temps que vous la finissiez, vous aurez oubli jusqu votre propre nom. - 191 -

Au milieu des clats de rire qui salurent cette dclaration, il talonna son cheval pour rejoindre Mycelle la tte de la caravane. a na pas t si difficile, dit-il en essuyant la sueur de son front. Mycelle grimaa. Ce nest jamais difficile de passer la tte dans un nud coulant. La retirer, en revanche Jaston et elle entranrent leurs compagnons dans les artres troites qui conduisaient vers le cur de Port Rawl. La nervosit les contraignait au silence. Seuls le craquement des roues du chariot et le martlement des sabots des chevaux sur les pavs marquaient leur progression. Lorsquils furent assez loin des portes de la ville, Tolchuk sextirpa de la bche et remit linoffensif python des marais dans la cage o il lavait pris. Comme il la rejoignait lavant de la procession, Mycelle lui sourit. Bien jou, mon fils. prsent, je sais que tu nas pas seulement hrit de la prestance de ton pre : tu as aussi son intelligence. Tolchuk sessuya les mains sur les cuisses. Je dteste les serpents, dit-il en frissonnant. Mycelle exposa le bracelet quelle portait autour du poignet. Mme ce tout petit qui a sauv la vie de ta mre ? Ce nest plus un serpent, rpliqua Tolchuk. Cest une partie de toi. Je ne pourrai jamais le dtester. Mycelle toucha la joue de son fils, et ils partagrent un bref instant de chaleur familiale. Alors, o va-t-on maintenant ? senquit Jaston. Tolchuk sortit la sanguine de sa sacoche et pivota lentement sur lui-mme, jusqu ce que la pierre sembrase. Mycelle poussa un soupir exaspr. Quoi ? demanda Jaston. Elle indique la direction du port. Lexpression du Marachin sassombrit. Comme Mycelle, il connaissait bien la cit des marais. Le quartier du port tait le plus dangereux de tous, bourr de pirates en goguette. Mme les - 192 -

citoyens les plus retors hsitaient sy aventurer sans invitation, et aucune personne saine desprit ny serait alle en pleine nuit. Quallons-nous faire ? senquit Jaston. Du menton, Mycelle dsigna la pierre tincelante. Suivre la lumire, garder une main sur notre pe et prier.

- 193 -

Elena testa ses liens. Noues par des marins expriments, les cordes refusrent de bouger. En se dbattant, la jeune femme ne russit qu les resserrer davantage. Elle jeta un coup dil aux deux autres prisonniers avec qui elle partageait une cabine. lautre bout de ltroite pice, Erril gisait sur le ventre, son bras attach ses chevilles. Il avait reu un coup de massue sur la nuque et navait pas encore repris connaissance. Malgr la distance qui les sparait, Elena vit le sang qui suintait entre ses cheveux noirs et coulait le long de sa joue. Il naurait pas d rsister autant quand ils ont emmen Flint, dit Joach, remarquant la direction du regard de sa sur. Le jeune homme tait tout aussi bien saucissonn quElena : les chevilles attaches aux pieds dune chaise et les poignets derrire le dossier de celle-ci. Il voulait juste que a ait lair authentique. Ouais, et il sest pris un authentique coup de massue. Elena se mordit la lvre infrieure. Elle avait d faire appel toute sa volont pour ne pas carboniser le marin borgne qui avait frapp Erril. Mme un tour mineur aurait suffi brler les cordes et rduire la massue de lhomme en cendres. Mais Flint avait discrtement secou la tte en lui jetant un regard svre, et Elena stait retenue. Chacun deux devait jouer son rle sils voulaient que leur ruse porte ses fruits. Le plan de Flint tait le suivant. Erril et Elena devaient se faire passer pour un couple des hautes terres qui conduisait leur neveu boiteux, Joach, chez une gurisseuse rpute de Port Rawl. Aprs avoir rgnr son pouvoir, Elena avait coup ses ongles et ses cheveux et enfil des vtements dErril. Avec les transformations que son corps avait subies, personne ne la - 194 -

prendrait plus jamais pour un garon. Elle baissa les yeux vers lample renflement de sa poitrine. Non, aucune chance, songeat-elle. Mais le subterfuge avait fonctionn, dautant que le capitaine pirate avait eu lair plus intress par Flint que par ses passagers. Le but de la manuvre, ctait quil dpose les compagnons Port Rawl. Une fois terre, ils utiliseraient la magie dElena pour schapper. Soudain, Erril grogna et tenta de se redresser. Elena put respirer plus facilement. Mme si elle tait certaine que le coup navait pas t fatal, elle prfrait en avoir la confirmation. Douce Mre, ce type tait plus costaud quil nen avait lair, grommela Erril en roulant sur le flanc un mouvement difficile dans sa position. Je ne pensais pas quil taperait aussi fort. Tu es tomb comme un arbre abattu par la foudre, acquiesa Joach. Tu aurais d voir la tte de Flint ! Elena, tu vas bien ? Ils ne tont pas fait de mal ? Linquitude dErril semblait fort mal place, car, des trois compagnons, il tait le seul qui saignait. Jaurais bien aim quils essaient de me toucher, rpondit la jeune femme dun ton venimeux. Mais ils ne sintressaient qu Flint. Son regard noir fit sourire Erril. Maintenant, je sais pourquoi je tai pouse. Elena apprcia cette tentative dhumour. De toute vidence, Erril essayait de la dtendre, mais il ny parvint pas. Elle dtestait attendre, surtout sans savoir ce quil tait advenu de leur ami. O ont-ils emmen Flint ? senquit Erril. Elena baissa les yeux vers ses pieds. Ce fut Joach qui rpondit. Ils lont tran dans la cabine du capitaine pour une conversation en priv. Nous lavons entendu crier une fois, mais rien depuis. Ne vous en faites pas. Ces pirates ne le tueront pas. Pour eux, il est le seul savoir ce quil est advenu du dragon aquatique, argumenta Erril. - 195 -

moins quils pensent quil lait perdu, contra Elena en levant les yeux vers le guerrier. Jai entendu un marin dire que le dragon de Flint stait forcment chapp, parce que le prix de son sang aurait d suffire acheter toute une flotte. (Elle planta son regard dans celui dErril.) Si cest venu lesprit dun simple marin, a nchappera srement pas au capitaine Jarplin. Elle najouta rien. Le cri de Flint rsonnait encore ses oreilles. Aprs un moment de silence angoiss, Erril reprit la parole. Elena, tu peux te librer ? Pas normalement. Ces nuds sont trop serrs. Alors, utilise ta magie. Joach se redressa. Et notre plan ? Je nai pas autant confiance que Flint en la logique des pirates. (Erril se tortilla pour faire face Elena.) Libre-toi, puis dtache-nous. Mais conomise ta magie le plus possible. Elena acquiesa. Elle navait pas besoin quon la pousse davantage. Conjurant son pouvoir, elle le canalisa dans son poing droit. Ses mains taient gantes et attaches derrire son dos ; elle ne pouvait donc pas voir si son poing brillait, mais, au fond de son cur, elle savait que ctait le cas. Elle sentait sa magie se concentrer, la pression augmenter. La tte dun clou de cuivre dpassait du dossier de sa chaise. Remuant les doigts, Elena fit glisser son gant, puis corcha la chair tendre de son poignet sur le bord mtallique coupant. Une vive douleur remonta le long de son avant-bras. Mais, avant mme quelle puisse frmir, la brlure de sa plaie fut balaye par un flot de magie et de sang. Le chur du pouvoir rsonna ses oreilles. Doucement, Elena. La jeune femme se rembrunit. Personne navait donc confiance en elle ? Pendant dinnombrables nuits, elle stait entrane contrler son feu sorcier. Si elle se concentrait, elle tait capable dallumer une bougie neuve sans mme faire fondre la cire de sa mche. Usant de toute sa prcision, elle libra un minuscule - 196 -

filament de magie, le dirigea vers les cordes qui limmobilisaient et lentortilla autour de celles-ci. Puis elle lembrasa. Il y eut une petite explosion de lumire, et les cordes tombrent en cendres. Ignorant la protestation douloureuse de ses paules, Elena ramena ses bras devant elle et pousseta ses poignets. Tu vas bien ? sinquita Erril. Tu ne tes pas brle ? Les sourcils froncs, Elena secoua la tte. Elle leva son poing et libra un autre filament de magie. Son gant disparut dans un bref clair. Une petite pluie de cendres sabattit ses pieds tandis que la Rose de sa main fleurissait dans la pice, chassant la pnombre devant elle. Erril et Joach carquillrent les yeux. Ctait si simple. Elena examina les cordes qui attachaient ses jambes. Penchant la tte sur le ct, elle les incinra en un clin dil. Des volutes de fume sentortillrent autour de ses jambes. Elle se leva et tendit son poing vers Joach. Non ! sexclama Erril. Elena pivota vers lui. Pourquoi ? Dune certaine faon, la prcision requise par ce tour tait plus excitante que le dchanement aveugle de sa passion. Il ne sagissait pas de pouvoir ltat brut, mais dune force imptueuse quil lui appartenait de contrler. Ctait comme monter un talon sauvage, en harmonie avec le moindre de ses mouvements. Contente-toi de nous dtacher, ordonna Erril. Mais avec la magie, a irait plus vite, marmonna Elena, un peu essouffle. Obis. contrecur, elle se dirigea vers le guerrier et dfit rapidement les cordes qui le ligotaient. Erril se redressa sur les genoux en faisant jouer ses doigts pour rtablir la circulation sanguine. Avant quElena puisse librer Joach, il larrta en lui posant la main sur lpaule. coute-moi bien, petite. De mon temps, la modration tait lune des premires choses quun mage apprenait. Et aussi une des plus difficiles assimiler. En tant quhomme-lige de - 197 -

mon frre, javais le devoir de le mettre en garde contre lutilisation de ses pouvoirs quand il disposait de moyens normaux pour accomplir une tche donne. Gaspiller de la magie pour allumer un feu si lon a du bois sec et des silex sous la main, cest mal. La magie est un don qui doit tre employ avec prudence, et uniquement en labsence dautre solution. Elena acquiesa. Elle ravala son pouvoir et se dirigea vers Joach. Tout en dtachant son frre, elle mdita les paroles dErril. Et, quand elle eut termin, elle fit face au guerrier. Mais puisquun mage peut rgnrer son pouvoir, quimporte la frquence laquelle il lutilise ? Erril se leva et aida Joach se remettre debout. Nous aurons tout le temps den discuter plus tard. Pour linstant, sache juste quutiliser ta magie tort et travers ne fera que te rendre de plus en plus dpendante delle. Tu deviendras son instrument au lieu quelle reste le tien. Joach se massa les poignets et rajusta nerveusement la dent de dragon pendue son cou. Et maintenant ? Erril dsigna la porte du menton. Notre position ne me plat gure. Il est temps de nous procurer des armes. Joach ramassa son bton dans le coin o les pirates lavaient jet. De toute vidence, il stait montr assez convaincant dans son rle dinfirme pour quon le laisse garder sa canne. Parce quil portait ses gants, le bois demeura noir dans sa main. Jai dj la mienne, clama-t-il en brandissant lartefact. Elena regarda son frre allumer une trane de flammes noires le long du bton. Ils avaient dcouvert que tant que Joach empchait sa paume droite dentrer en contact avec le bois, le bton demeurait un instrument de magie noire. Mais, si le jeune homme tait son gant, le polbois aspirait son sang, et le bton devenait un instrument de magie blanche. Un simple bout de bois poli stait mu en arme double tranchant. Ils ont post un garde ? senquit Erril. Non, rpondit Elena. Sur ce point, Flint avait raison. Aprs nous avoir enferms, ils ne se sont plus soucis de nous. (Elle se dirigea vers la petite porte et colla son oreille au - 198 -

battant.) Je nentends personne dans le couloir non plus. Erril se rapprocha delle et se pencha pour couter lui aussi. Elena sentit le souffle chaud du guerrier sur sa joue. Tu pourrais faire fondre la serrure sans mettre le feu la porte ? demanda Erril. Repoussant une mche rousse qui lui tombait dans les yeux, Elena dvisagea le guerrier. a lui faisait bizarre dtre presque aussi grande que lui, prsent. Elle voyait bien quil la dtaillait quil la jaugeait, et pas seulement dun point de vue magique. Soudain, elle se sentit terriblement consciente des transformations de son corps : la courbe de ses hanches et de sa poitrine, la longueur de sa chevelure flamboyante Mme ses ractions vis--vis dErril avaient chang. Le regard de ses yeux gris, le contact de sa main, la simple caresse de son souffle quelques instants plus tt tout cela remuait quelque chose de trs profond en elle, lirradiait dune chaleur qui la revigorait et laffaiblissait en mme temps. En le regardant, elle sut quelle devait russir. Je crois que oui, murmura-t-elle doucement. Se passant la langue sur ses lvres sches, elle se tourna vers la porte et leva la main. Du bout de ses doigts, elle fit jaillir plusieurs filaments de magie incandescente quelle tressa entre eux pour en faire une cordelette plus paisse. Puis, dune pense, elle guida celle-ci lintrieur de la serrure. La froideur du mtal enveloppa son cur comme un linceul. Lespace dun instant, Elena crut quelle allait se noyer dans linertie trs ancienne du fer. Pour lutter contre la suffocation qui la menaait, son sang se mua en forge ardente. Quelque part lextrme limite de ses perceptions, elle entendit Joach hoqueter. a marche, marmonna Erril dune voix lointaine. chaque battement farouche de son cur, la magie dElena se dversait dans le mtal. Tel un amant rticent, celui-ci finit par se rchauffer et par cder sous ses attouchements. Tu as russi, Elena. (Erril lui agrippa lpaule.) Maintenant, ravale ta magie avant que le feu se propage. Elena cligna des yeux pour reprendre ses esprits. Le contact dErril la fit frissonner. Elle ferma le poing, rompant la - 199 -

cordelette qui la liait la serrure fondue. Du fer chauff au rouge coulait le long des planches de la porte, laissant des traces noircies et fumantes derrire lui. Ds que la magie dElena svanouit, il refroidit rapidement. Soyez prudents, recommanda Erril ses compagnons. partir dici, on ne se quitte pas dune semelle. Il fit signe Joach. Lentement, le jeune homme poussa la porte du bout de son bton. Le craquement des gonds rongs par le sel rsonna leurs oreilles comme un cri dagonie tandis quils retenaient leur souffle. Pli en deux, Erril sapprocha de lentrebillement en prenant bien garde ne pas marcher dans les flaques de mtal fondu. Il regarda dun ct, puis de lautre. Suivez-moi, souffla-t-il. Il entrana Joach et Elena dans un petit couloir sombre, clair par la minuscule flamme dune unique lanterne. Quelque part bord, des hommes chantaient tue-tte et affreusement faux. Des rires durs ponctuaient leur performance. Le bruit semblait venir dau-dessus de la tte dElena, qui frmit et se retint de se boucher les oreilles. Erril se faufila jusqu la seule autre pice qui donnait sur le couloir et jeta un coup dil lintrieur. Une pompe dasschement et des caisses, chuchota-t-il. Nous devons tre au plus profond des entrailles du navire. Et maintenant, o allons-nous ? demanda Joach, les yeux brillants de peur. Avant toute chose, il me faut une arme. Une pe, une hache, nimporte quoi. (Frustr, Erril serra le poing.) Ensuite, nous dlivrerons Flint. Protge par Joach, Elena suivit le guerrier vers lautre bout du couloir. Une troite chelle montait jusqu une coutille ferme. Cest par l que nous sommes descendus, affirma Elena. Il y a une cuisine juste au-dessus. Les braillements des marins staient tus, mais des murmures et des clats de rire rsonnaient encore de lautre ct de lcoutille. Erril simmobilisa au pied de lchelle, lair sombre. Elena pouvait pratiquement lire ses penses sur son - 200 -

visage. En schappant par l, ils se jetteraient tout droit dans les bras des pirates. Il doit y avoir un autre chemin, marmonna Joach. Erril frona les sourcils. Il rflchissait. Soudain, quelque chose chatouilla la cheville dElena. La jeune femme sursauta et fit un petit bond en arrire. Un norme rat poussa un couinement de protestation et dtala dans le couloir. Son pelage empestait le poisson pourri. Suivez-le, ordonna Erril sur un ton pressant. Ceci est un bateau de pche. Dune faon ou dune autre, sa cale doit communiquer avec le pont infrieur. Joach slana sur les traces du rat comme celui-ci disparaissait dans la salle de la pompe. Jai besoin de lumire ! Elena leva la main, prte conjurer une flamme. Mais Erril lui baissa le bras et saisit la lanterne suspendue un crochet. Il la brandit sous le nez de la jeune femme en regardant celle-ci dun air loquent, puis alla rejoindre Joach. En rougissant, Elena lui embota le pas. Lavertissement du guerrier rsonnait encore dans sa tte. Peut-tre tait-il bel et bien dangereux dutiliser sa magie sans discrimination. Chaque fois quil y avait de laction, sa premire impulsion tait de conjurer son pouvoir au lieu dexploiter son ingnuit et les ressources de son environnement. Or, se dfinir par sa seule magie, ctait limiter ses possibilits et sa valeur. Elena secoua la tte. Elle tait bien plus quun poing rouge, et elle avait lintention de le rester. Dans la cabine, elle trouva Joach agenouill prs dune grosse caisse. Erril le surplombait, la lanterne tendue bout de bras. Il a fil par l, dclara Joach. Erril se pencha pour clairer lespace rduit qui sparait la caisse du mur. carte-toi, petit. Joach obtempra. Je ne le vois pas, dit Erril au bout dun moment. Je suis certain quil est pass par l, insista Joach, en agitant son bton en direction du mur, comme pour dbusquer - 201 -

le rongeur de sa cachette. Erril lui fit signe de reculer et se redressa. Il confia la lanterne Elena, puis prit un des coins de la caisse. Aide-moi la dplacer, ordonna-t-il Joach. Le jeune homme utilisa son bton comme levier pour carter la caisse du mur tandis quErril la poussait avec son paule. Avec un raclement bougon, la caisse se dplaa sur les planches grossires du sol. Je me demande ce quil peut bien y avoir l-dedans, grommela Joach, les muscles bands. Une des lattes de pin dont tait faite la caisse se brisa sous la pression de son bton. Dsquilibr, Joach trbucha, se retint au mur et rentra la tte dans les paules en frmissant. Le craquement du bois avait rsonn comme un coup de tonnerre dans lespace exigu de la cabine. Les trois compagnons se figrent. Aucun deux ne bougea jusqu ce que les pirates entonnent un nouveau chant paillard au-dessus deux. Ils ne les avaient pas entendus. Soulage, Elena se rapprocha des deux autres en faisant un effort conscient pour respirer. Levant la lanterne, elle claira la partie brise de la caisse. Elle ntait pas tant curieuse den dcouvrir le contenu que de se distraire du pril tout proche. Comme son frre, elle avait entendu parler des monceaux de bijoux et de pices dor qutaient censs accumuler les pirates. Elena tendit le cou et plissa les yeux pour mieux voir. lintrieur de la caisse, il ny avait pas le moindre trsor. Juste une paire dyeux rouge sang qui la fixaient. Une gicle deau de mer glaciale ramena Flint lui. Le vieil homme hoqueta et strangla. Arquant le dos, il rejeta la tte en arrire et se cogna au dossier de la chaise laquelle il tait attach. Le sel brla la coupure quil arborait sous lil et mordit ses joues meurtries par les poings de ses geliers. Le capitaine Jarplin se pencha vers le visage tumfi de son prisonnier. Ctait un homme aux paules larges, aux cheveux argents et aux yeux verts. De nombreux hivers passs en mer lavaient rendu aussi dur quun roc. - 202 -

Jadis, Flint avait respect sa volont de fer. Jarplin tait un capitaine dur mais juste. Pourtant, quelque chose en lui avait chang. Extrieurement, il restait le mme le teint juste un peu plus ple que dans le souvenir de Flint. Le vieil homme ne pouvait cependant se dfendre contre limpression que quelque chose clochait srieusement en lui. Il lavait remarqu ds quon lavait tran dans la cabine du capitaine. Dordinaire, les quartiers de Jarplin taient toujours impeccablement rangs. L, des cartes maritimes taient parpilles travers la pice ; des vtements sales gisaient un peu partout sur le sol. De toute vidence, Jarplin ne sortait plus gure de sa cabine alors quautrefois il dormait pratiquement sur le pont. Flint lcha le sang qui coulait de sa lvre infrieure fendue. Le vol du dragon aquatique avait-il boulevers Jarplin ce point ? Non. Il sagissait dautre chose. Jamais il naurait d convaincre les autres de se laisser capturer. De lindex, Jarplin souleva le menton du prisonnier. Les poings de matre Vael tont-ils dli la langue ? demanda-t-il sur un ton moqueur, fort diffrent de celui dont Flint se souvenait. Le vieil homme cracha un peu de sang. Je vous baverai rien sur le dragon tant quon sera pas Rawl, rpondit-il en utilisant le mme argot que du temps o il tait le premier matre de la Bonite. Mais Jarplin ne se laissa pas abuser par son dguisement. Cesse de jouer les pauvres pcheurs avec moi, Flint. Tu nes pas celui pour lequel je te prenais jadis, et tu ne peux plus mabuser prsent. On ma ouvert les yeux. (Il clata de rire.) Oui, et bien ouvert. Flint remarqua la bave aux commissures des lvres de Jarplin. Qutait-il arriv lhomme quil connaissait, lhomme quil considrait autrefois comme son ami ? Jarplin se redressa et pivota vers son nouveau premier matre. Flint navait encore jamais rencontr matre Vael, mais, visiblement, celui-ci venait de contres fort lointaines. Son crne tait ras de prs et sa peau pareille du parchemin jauni. Ses yeux avaient une teinte trange, violace comme celle dune - 203 -

ecchymose. Mme leur blanc tait un peu mauve, comme si la couleur de ses pupilles dteignait. Du menton, Jarplin dsigna un coffret ouvrag. Peut-tre existe-t-il un autre moyen de dlier la langue de Flint. Pour toute rponse, matre Vael hocha imperceptiblement la tte, comme sil signifiait son accord au capitaine. Flint frona les sourcils. Lequel des deux commandait vraiment ? Jarplin prit la cl dargent pendue une chane autour de son cou et se dirigea vers la petite bote filigrane dor. Cest ma dernire, annona-t-il en introduisant la cl dans la serrure. Tu devrais te sentir honor que je la partage avec toi. Le large dos du capitaine empchait Flint de voir le contenu du coffret. Mais, quand le couvercle souvrit, il le sentit. Une puanteur dentrailles pourrissant au soleil estival envahit soudain la cabine. Et ce ntait pas le pire. Tous les poils de Flint se hrissrent sur son corps. Latmosphre mme semblait charge dlectricit. Quoi que puisse contenir cette bote, Flint navait aucune envie de le voir. Mais on ne lui laissa pas le choix. Jarplin fit volte-face. Dans sa main, il tenait une masse brune glatineuse. Flint songea dabord que cela ressemblait la gadoue qui saccumule dans les tuyaux de la pompe dasschement aprs usage. Puis Jarplin se rapprocha de lui, et il vit que la chose tait vivante. De fins tentacules sagitaient autour de son corps. Chacun deux se terminait par une bouche minuscule, qui aspirait avidement lair. Flint ne put se retenir. La douleur, la tension, lodeur et maintenant, cette horreur. La nause le saisit. Son estomac se convulsa, et il vomit de la bile dans son giron. Il devinait ce que Jarplin lui apportait. Il se souvenait des histoires quil avait entendues au sujet du bateau qui avait assailli Port Rawl, et des cratures retrouves lintrieur du crne des marins enrags. Oh, Douce Mre ! Pas ici ! Pas lui ! Une ternit parut scouler avant que les spasmes de son estomac sapaisent. La tte ballottant sur la poitrine, il aspira de grandes goules dair ftide. Jarplin clata de rire. - 204 -

Ah, Flint, tu nas rien craindre ! Cette petite chrie te fera voir la vie sous un jour nouveau. Levant la tte, Flint ralisa que vomir lui avait clairci les ides. Ctait comme si son corps avait eu besoin dexpulser tous les poisons qui sy taient accumuls depuis sa monte bord de la Bonite. Jarplin, dit-il, renonant tout subterfuge. Jignore ce qui vous est arriv. Mais coutez-moi ! Ce que vous faites est mal. Quelque part au fond de vous, vous devez vous en tendre compte. Quelque part au fond de moi ? (Le capitaine sagenouilla et carta les cheveux argents qui dissimulaient sa nuque, puis il se tordit le cou pour montrer la base de son crne Flint.) Pourquoi ne vrifies-tu pas toi-mme ce quil y a au fond de moi ? Un petit trou se dcoupait proprement dans la boite crnienne de Jarplin. Il ne saignait pas et prsentait laspect dune blessure ancienne, cicatrise. Soudain, un tentacule ple se faufila par louverture, sa bouche minuscule souvrant et se refermant tandis que la crature tapie dans la tte du capitaine respirait de lair frais. Que vous a-t-on fait ? souffla Flint, horrifi. Jarplin laissa retomber ses cheveux. Laisse-moi te montrer. (Il se tourna vers matre Vael.) Allez chercher la perceuse os. Flint reporta son attention sur le premier matre. Celui-ci stait dparti de son impassibilit. Ses lvres stirrent en une grimace avide, exposant de grandes dents tailles en pointes. Il ny avait absolument rien dhumain dans ce sourire. Elena hoqueta et fit un bond en arrire. De surprise, elle faillit lcher la lanterne. Erril fut immdiatement ct delle. Quy a-t-il ? Joach les rejoignit, brandissant nerveusement son bton contre la menace inconnue. Je Je nen suis pas certaine, marmonna Elena. Jai cru voir quelque chose. - 205 -

Elle stait attendue ce quun monstre aux yeux flamboyants jaillisse de la caisse pour lui sauter la gorge. Mais, comme rien ne stait produit, elle commenait douter du tmoignage de ses yeux. Elle porta une main son visage. Une paire dyeux rouges, prcisa-t-elle. Erril lui pressa le bras. Reste l. Il prit la lanterne des doigts tremblants de la jeune femme et sapprocha de la caisse. Sois prudent, chuchota Elena. Joach monta la garde auprs de sa sur. Tous deux regardrent Erril tendre la lanterne au-dessus de la partie brise de la caisse. Lui aussi parut sursauter lgrement. Mais, au lieu de battre en retraite, il se pencha vers louverture pour mieux en clairer le contenu. Alors ? Quest-ce que cest ? demanda Joach. Je ne sais pas, rpondit Erril, les yeux plisss. Un genre de sculpture. Je crois quelle a des rubis en guise dyeux. Joach sapprocha, suivi par Elena. Il se dressa sur la pointe des pieds pour regarder lintrieur de la caisse obscure. Il y a quelque chose Erril lui fit signe de scarter. Nous navons pas de temps perdre avec a. Attends, dit Joach en jetant un coup dil au guerrier pardessus son paule. Je sens du pouvoir maner de cette sculpture. Mon bton chauffe quand je len approche. On devrait au moins lexaminer de plus prs. Erril hsita, puis acquiesa. Daccord, mais vite. Nous ne pouvons pas prendre le risque dtre dcouverts par lquipage. Utilisant le bton de Joach, ils tentrent douvrir un ct de la caisse. Mais les planches taient si bien cloues quelles refusrent de bouger. Elena savana. Laissez-moi faire. Avant que ses compagnons puissent protester, elle projeta des rayons de feu sorcier vers la caisse. Joach et Erril scartrent prcipitamment : ils ne voulaient pas se faire - 206 -

toucher. Ils sinquitaient pour rien. Les filaments ardents taient comme des extensions de la pense dElena. Ils fusrent droit vers les clous, la manire de la limaille de fer vers un aimant. Dune simple pousse mentale, Elena fit fondre tous les lments mtalliques de la caisse. Le ct de celle-ci bascula. Erril et Joach le rattraprent avant quil tombe et le dposrent doucement sur le sol. Quand ils eurent fini, les trois compagnons se rassemblrent devant la caisse ouverte. Elena avait ramass la lanterne par terre. En silence, ils fixrent la sculpture quils venaient de mettre jour. On dirait un gros oiseau noir, commenta Joach au bout dun moment. La statue tait dexcellente facture, un peu plus haute quErril. Seul un artiste remarquablement dou avait pu sculpter lnorme bloc de pierre avec tant de dtails. Chaque plume se dtachait en relief ; le bec pointu semblait prt dchiqueter, et les yeux deux rubis jumeaux tincelaient avidement dans la lumire de la lanterne. Les griffes avaient lair plantes dans le bas de la caisse, comme si la crature venait juste de se poser. Non, ce nest pas un oiseau, contra Erril sur un ton chagrin. Elena ne le contredit pas. Malgr son plumage et ses ailes cette crature avait quelque chose de reptilien. Son cou tait un peu trop long, et les articulations de ses pattes pliaient dans le mauvais sens. Quest-ce que cest ? Lair sombre, Erril se tourna vers Joach. Cest une wyverne. La main du jeune homme se crispa sur son bton. Il recula dun pas. Comme dans mon cauchemar. De quoi parlez-vous ? demanda Elena. Pour toute rponse, Erril secoua la tte. Joach et lui se fixrent avec une expression trangement mfiante, comme si chacun deux dissimulait quelque chose lautre. - 207 -

Ce fut Joach qui finit par rompre le silence. Mais je nai pas rv dune statue. Dans mon cauchemar, la bte volait. Visiblement peu rconfort, Erril reporta son attention sur la crature de pierre. Son visage basan avait pli. Je naime pas a. Elena naimait pas a non plus. Elle avait vu trop de statues sanimer durant le long voyage qui lavait conduite jusque-l. Tu as parl de pouvoir , Joach, dit-elle sans russir empcher son inquitude de transparatre dans sa voix. Cette statue est peut-tre comme celle de Denal. Elle va peut-tre prendre vie. Marchant sur le ct de la caisse pos par terre, Joach se rapprocha de la sculpture et tendit la main vers elle. Recule ! aboya Erril. Les sourcils froncs, Joach laissa retomber son bras. Cette pierre est trange. Bien que polie, elle ne renvoie aucun reflet, fit-il remarquer. Erril et Elena sapprochrent leur tour, mais plus prudemment. Quen penses-tu ? demanda Joach au guerrier. Ce fut Elena qui rpondit. Nous devons la dtruire. Tout de suite. Pourquoi ? protesta Joach. Mon rve ntait pas prmonitoire. Moris et Flint lont dit. Cet oiseau ne va pas prendre vie. Il le tapota avec son bton. Dune mme voix, Erril et Elena sexclamrent : Non ! Mais rien ne se produisit. Seul un bruit sourd ponctua limpact du bois sur la pierre. La statue demeura inerte. Erril repoussa Joach. Tu es stupide ou quoi ? On ne joue pas avec la magie noire ! Quelle magie noire ? Ce nest que de la pierre ordinaire ! Non, contra Elena. (Elle venait didentifier le matriau quavait utilis le sculpteur.) Cest de lbne. (Elle dsigna les veines argentes qui couraient la surface de la statue.) Cette pierre boit le sang. - 208 -

Flint savait quil devait faire vite. Matre Vael tait parti chercher la perceuse os ; il ne tarderait pas revenir. Si le vieil homme voulait rester lui-mme, il navait pas de temps perdre. Son plan initial avait t dendurer la torture jusqu ce que la Bonite atteigne Port Rawl. Un nez cass, un peu de sang perdu ce ntait pas grand-chose compar la scurit dElena. Mais, en regardant le capitaine Jarplin caresser la crature love dans sa paume, Flint comprit quil devait jeter son plan initial aux orties. Un flau occupait ce navire, et mme le plus adroit des baratins ne suffirait pas les conduire indemnes bon port. Si le vieil homme succombait et devenait lesclave de cette immonde crature, le secret dElena claterait au grand jour. Il avait besoin dune nouvelle stratgie. Dont la premire tape consisterait se tirer de l le crne intact. Les bras attachs dans le dos, Flint tripota adroitement la manchette gauche de sa vareuse. Un couteau minuscule une simple lame dacier longue comme son pouce avait t cousu dans le tissu. Chez les pirates, il tait bon de toujours se promener avec une arme dissimule sur soi, dans un endroit o personne ne penserait la chercher. Flint poussa la pointe du couteau travers la laine use. La lame jaillit travers les fibres et, lespace dun instant atroce, faillit chapper ses doigts frntiques. Le vieil homme mordit sa lvre fendue, utilisant la douleur pour focaliser son attention. Si jamais il lchait son couteau, il tait perdu. Levant les yeux vers son ancien capitaine, Flint guetta un signe que celui-ci avait peru son geste. Jarplin avait toujours eu lil vif, et il tait trs difficile de le berner. Mme si un monstre se tapissait dsormais dans sa tte, Flint ne pouvait pas compter sur une dfaillance de son instinct. Il lcha le sang sur ses lvres. Alors, quand tes-vous devenu lesclave de cette crature ? demanda-t-il dans lespoir de distraire Jarplin pendant quil attaquait ses cordes. Depuis combien de temps est-elle votre - 209 -

matresse ? Comme il sy attendait, le visage de son gelier sempourpra, et ses yeux lancrent des clairs. Possd ou non, Jarplin conservait une grande partie de sa personnalit. Il tait le capitaine de sa propre flotte depuis douze hivers. Suggrer quil ne la contrlait plus tait la pire insulte quon puisse lui faire. Un instant, la colre le suffoqua, et il dut faire un effort visible pour cracher : Je suis et serai toujours le capitaine de ce navire ! (De sa main libre, il dsigna larrire de son crne.) Je ne suis pas lesclave de cette chose ; elle nest quun vulgaire outil. Elle me permet de voir la vie telle quelle est rellement : un jeu de pouvoir o il ne saurait y avoir quun seul gagnant. En fin de partie, jai bien lintention de me trouver du ct du vainqueur. Et o avez-vous dnich ce merveilleux outil ? Cest un cadeau. Je nen doute pas, rpliqua Flint dune voix dgoulinante de sarcasme. Jimagine que vous lavez accept avec empressement. Il vit la frustration dformer les traits de Jarplin. Malgr la sueur qui dgoulinait sur son front, il enfona la lame de ses mots plus loin dans la plaie. Alors, qui commandait quand on vous a fait a ? Matre Vael, peut-tre ? Cest lui qui tire les ficelles de la marionnette que vous tes devenue ? De colre, Jarplin sursauta et faillit lcher la crature quil tenait dans sa paume. Tu ne sais rien ! Tu ne peux pas comprendre Je sais que le capitaine que je respectais jadis excute dsormais les quatre volonts de son premier matre un putain dtranger qui a lair davoir la jaunisse, grina Flint. Jarplin avait toujours nourri de svres prjugs lgard des non-Alasens. Son visage tait violet de rage. Et, moins que Flint se mprenne, une certaine confusion commenait se faire jour dans son regard. Le vieil homme sacharna fivreusement sur ses cordes. Il navait plus beaucoup de temps. Les yeux pleins de doute, Jarplin cligna des paupires - 210 -

plusieurs reprises. Il porta une main hsitante sa nuque. Quai-je ? Soudain, il se plia de douleur. Un cri trangl schappa de sa gorge. Flint fut si surpris quil faillit sinterrompre. Une fois, durant une tempte monstrueuse, un harpon stait plant dans la cuisse de Jarplin. Mais celui-ci avait continu diriger son quipage jusqu laccalmie, arpentant le pont de long en large avec un norme crochet fich dans la jambe. Il navait pas pouss le moindre gmissement. Pour se laisser aller crier, il devait endurer une souffrance presque inimaginable. Capitaine ? appela Flint, inquiet, renonant aiguillonner son interlocuteur. Les genoux de Jarplin cdrent sous lui, et il tomba sur le bord de sa couchette. Il resta assis l, tte baisse, en proie de violentes convulsions. Flint remarqua nanmoins quil navait pas lch la crature que, malgr sa douleur, il la serrait contre sa poitrine tel un bb. Ce ntait pas bon du tout. Le vieil homme se battait toujours contre ses liens quand Jarplin releva la tte. Du sang dgoulinait de sa lvre infrieure l o il lavait mordue. Tu Tu comprendras bientt, balbutia-t-il. Cest un cadeau merveilleux. Flint carquilla les yeux non pas cause de labsurdit de ces propos, mais de ce quil voyait dans les prunelles de Jarplin. Il avait affront de nombreuses preuves avec son ancien capitaine, et il pensait bien le connatre. Non seulement Jarplin croyait dur comme fer ce quil disait, mais il exultait littralement. Mre den haut, quel genre de crature ou de magie noire peut obtenir de ses victimes un tel dvouement au terme dune telle torture ? Flint tait bien dcid ne jamais le dcouvrir. Il faillit hoqueter lorsque son couteau vint enfin bout des cordes qui attachaient ses mains. Trs vite, il referma ses doigts dessus pour les empcher de tomber par terre et de le trahir. Pas encore. Il devait attendre le bon moment. Le craquement de la porte fit sursauter Flint et son gelier. Matre Vael entra dans la cabine. Dans une main, il tenait une - 211 -

des longues mches utilises pour percer le crne des baleines un instrument des plus ordinaires bord dun bateau de pche. La partie mtallique semblait avoir dj beaucoup servi, et le manche luisait joyeusement dans la lumire de la lanterne. Jarplin adressa Flint un sourire presque chaleureux. Tu comprendras bientt, rpta-t-il. Flint ferma les yeux. Le temps qui lui tait imparti venait de sachever. Elena referma son poing rouge. Elle sentait presque la malveillance qui palpitait lintrieur de la statue dbne. Comment faire pour la dtruire ? demanda Joach. vue de nez, il faudrait des masses et plusieurs types costauds pour en venir bout. Elena frona les sourcils. Non, je doute que mme la pleine puissance de mon feu sorcier puisse gratigner sa surface. Alors, que faire ? On devrait peut-tre la laisser. Erril, qui observait la statue en silence, secoua la tte. Nous ne pouvons pas laisser cette chose derrire nous. Qui sait quelle menace couve en elle ? Abaissant leur lanterne, Elena se tourna vers le guerrier. Si le Trysil se trouve toujours dans lune de mes malles Erril acquiesa, et son expression se fit pensive. Le Trysil ? Quest-ce que cest ? senquit Joach en touchant le bras de sa sur. Cest le marteau sacr des clans nains, une arme couverte de runes dont le mtal a t forg par la foudre, expliqua Elena. Erril redressa les paules. Je sais que Cassa Dar vnre cette relique, mais nous ne sommes pas certains quelle pourra endommager la statue, fit-il remarquer. Elle a bien russi fendre larmure du garde noir que nous avons affront Chteau Drakk, lui rappela Elena. Ce ntait quune gangue dbne. Cette statue semble avoir t sculpte dans de la pierre massive. Certes, mais je ne vois pas dautre solution. Elle est immunise contre mon pouvoir, et jai peur de laisser Joach - 212 -

lattaquer avec sa magie noire. Erril jeta un coup dil au jeune homme. Il ne fit pas de commentaire, mais son regard dit assez clairement quil partageait lopinion dElena. Aprs que les pirates teurent assomm et emmen, je les ai vus transporter nos affaires dans la grande cale, dclara Joach. Dans ce cas, nous devons trouver un moyen de nous y rendre sans tre vus. Elena leva sa main gauche la peau encore ple. Si je pouvais rgnrer ma magie spectrale, je naurais pas de mal me faufiler jusque-l. Mais pour faire a, tu devrais dabord te projeter dans le monde des esprits, objecta Erril. Et jaimerais autant que tu tabstiennes de frler la mort une nouvelle fois. Elena acquiesa. la vrit, elle navait aucune envie de retourner l-bas. Joach avait contourn la caisse pour examiner lespace qui la sparait du mur. Noubliez pas le rat qui nous a attirs ici. Il ntait pas dans la caisse ; donc, il a d senfuir par quelque part. Bonne remarque, approuva Erril. Il empestait comme si sa tanire se trouvait prs de la cale poisson. Le suivre est peut-tre notre meilleure option. Le guerrier fit signe Joach de scarter. Puis il se glissa entre la caisse et le mur, sadossa ce dernier et poussa de toutes ses forces. Elena vit les muscles de ses cuisses gonfler et tendre le tissu de son pantalon. Joach fit mine de lui prter main-forte, mais Erril leva la main pour len empcher. Je ne veux pas que tu approches de cette maudite statue, ahana-t-il, les dents serres et le visage rougi par leffort. Il continua sacharner. Enfin, avec un hoquet trangl, il jeta tout le poids de son corps contre la caisse, et celle-ci glissa sur le plancher avec un raclement sourd. Haletant de fatigue, Erril se redressa sur ses jambes flageolantes, la main pose contre le mur pour ne pas tomber. Apporte la lanterne, ordonna-t-il Elena. La jeune femme obtempra. la base du mur souvrait un - 213 -

trou de la taille dune citrouille mre, dont les bords semblaient avoir t rongs. Elena sagenouilla pour mieux lclairer. Une puanteur atroce lassaillit. Elle cligna des yeux et frona le nez de dgot. a sentait les entrailles de poisson et le sel. Tu vois quelque chose ? senquit Erril. Non, mais je sens quelque chose, rpliqua Elena. Luttant pour rprimer sa nause, elle posa la lanterne prs delle, se mit quatre pattes et regarda lintrieur du trou. De lautre ct du mur, elle naperut gure que le bas de plusieurs tonneaux. Cependant, malgr la puanteur, elle sentit que la pice voisine tait trs grande. Un lger bruit de goutte goutte rsonnait comme de la pluie dans une caverne. Je crois que tu avais raison. Ce trou doit donner sur la cale poisson. Laisse-moi regarder, rclama Erril. Elena et lui changrent leurs places. Poisson et saumure, dclara le guerrier au bout de quelques instants. Ce nest pas la grande cale, mais a ne doit pas en tre loin. Alors, recule. De ses doigts tendus, Elena fit jaillir des rayons de feu sorcier. Erril scarta prcipitamment tandis que la jeune femme entreprenait de faire fondre les clous et les vis qui assuraient lintgrit de cette partie du mur. Des planches scrasrent avec fracas sur une range de tonneaux dans la pice voisine. Joach et Erril se htrent de rattraper les autres avant quelles tombent et alertent lquipage. Mre den haut, quelle infection ! strangla Joach. Ce nest que du poisson sal, contra Erril. Mais Elena remarqua que lui aussi plissait le nez. La puanteur semblait imprgner jusquaux pores de leur peau. Respire par la bouche, conseilla le guerrier. Avec laide de Joach, il fit basculer et rouler un baril dhuile sur le ct pour dgager un accs la cale. Les trois compagnons passrent dans la pice voisine et restrent un moment pelotonns dans lombre du mur. Erril ordonna Elena de baisser la mche de la lanterne au minimum. Ce ntait pas le moment de se faire reprer. - 214 -

Ils se dirigrent prudemment vers le centre de la pice. L, un puits souvrait dans le plancher. En se penchant, ils aperurent un ocan de poissons morts qui baignaient dans du gros sel. Lodeur piquante leur fit monter les larmes aux yeux. Erril fit signe Elena de lever la lanterne. Puisque nous sommes dans la cale poisson, lcoutille principale doit se trouver juste au-dessus de nous. Et nos affaires ? demanda Joach. Elles doivent tre incites quelque part ce niveau. Erril acquiesa. Vous deux, cherchez-les. Moi, je moccupe de localiser laccs aux ponts suprieurs. Elena navait aucune envie quils se sparent. La cale principale occupait tout le niveau mdian du bateau ; elle tait divise en un tas de box et de compartiments. Ses compagnons et elle se perdraient srement de vue durant leur exploration, et cela leffrayait davantage que toute une horde de ravageurs. Pourtant, elle ne protesta pas. Elle savait que le temps leur tait compt. Joach prit la main de sa sur tandis quErril rebroussait chemin vers le mur et que lombre lengloutissait. Commenons par jeter un coup dil du ct des provisions sches, chuchota-t-il. Et il lentrana le long du puits. Devant elle, Elena repra la section o des sacs de farine et de grain taient entasss comme des cordeaux de bois brler. Joach sengagea dans les alles troites. La jeune femme le suivit, sa lanterne brandie comme un bouclier. Ici, lodeur du seigle et du poivre masquait presque la puanteur du poisson, mais il ny avait aucun signe de leurs paquetages. Poussons un peu plus loin, dit Joach en promenant un regard nerveux la ronde. linstant o Elena hochait la tte, un sac remua prs de son bras, et le bruissement de la toile de jute rsonna aussi fort quun hurlement ses oreilles fbriles. Dans sa hte de scarter, elle faillit lcher la lanterne. Joach fut immdiatement ct delle. Que ? - 215 -

Dj, Elena braquait sa lanterne sur le sac qui venait de bouger, lutilisant la fois comme une arme et comme un moyen de rvler une menace ventuelle. De lautre ct du sac, au milieu de la pile de provisions dont il faisait partie, se blottissait une petite crature poil roux. Elena crut dabord que ctait un norme rat lov sur luimme. Un hoquet pareil un sanglot se chargea trs vite de la dtromper. Levant sa lanterne un peu plus haut, la jeune femme ralisa son erreur. Ce ntait pas un rongeur, mais le haut du crne de quelquun quelquun qui se dissimulait dans un chteau de farine. La tte dun jeune garon se dressa lentement dans la lumire. Son visage tait crasseux, ses joues stries de larmes, et il roulait de grands yeux terrifis. Me faites pas de mal, geignit-il. Qui es-tu ? demanda Joach sur un ton un peu dur, la voix trangle par sa propre angoisse. Elena posa une main sur le poignet de son frre. Ce nest quun enfant. Le jeune garon ne devait pas avoir plus de dix ou onze hivers. cartant la lanterne, elle se rapprocha de lui. Il frmit et eut un mouvement de recul. Naie pas peur, lui chuchota-t-elle gentiment. Que fais-tu ici ? Lenfant semblait au bord des larmes. Je me cache, gmit-il. Tout va bien, poursuivit Elena sur un ton apaisant. Nous sommes des amis. Pourquoi te caches-tu ici, dans le noir ? Cest le seul endroit sr. Lodeur empche les monstres de me sentir. Elena jeta un coup dil inquiet Joach. Elle naimait pas du tout ce que cette phrase impliquait. Dun geste, son frre lui enjoignit de continuer faire parler lenfant. Elle fit encore un pas en avant. Des monstres ? Le jeune garon acquiesa en frissonnant et en se tenant le ventre des deux bras, comme sil avait la colique. Je me cache ici depuis que matre Vael a ensorcel le - 216 -

bateau. Lui et les cratures qui laccompagnaient. Ils ont Ils ont (Soudain, il se mit sangloter et enfouit son visage dans ses mains.) Je me suis enfui et je suis venu me cacher au milieu des rats. Ils ne mont pas trouv. Elena posa sa lanterne par terre et tendit une main vers la joue de lenfant. Il tait glac. Nous ne permettrons pas quil tarrive quoi que ce soit, promit-elle. Elle fit signe Joach de dplacer quelques-uns des sacs qui dissimulaient le jeune garon. Comment tappelles-tu ? demanda-t-elle pendant que son frre obtemprait. Tok, rpondit lenfant en sessuyant les yeux. Jtais le mousse. Joach et Elena laidrent sextirper de sa cachette. Il portait des haillons dchirs et souills. Lorsquil se redressa, ses jambes tremblrent, et ses doigts tripotrent nerveusement sa chemise en lambeaux. Elena sagenouilla pour se mettre sa hauteur et prit ses mains tremblantes entre les siennes. Depuis combien de temps es-tu ici ? Presque une lune, rpondit Tok. Je me sers dans les provisions quand il ny a personne dans les parages. Jesprais quon finirait par arriver dans un port, et que je pourrais en profiter pour me sauver. prsent quil semblait plus calme, Elena aborda la question qui la proccupait entre toutes. Que sest-il pass ici ? Les yeux de Tok sarrondirent de frayeur. De toute vidence, le seul fait den parler le terrorisait. Mais Elena le cajola jusqu ce que sa langue se dlie. De lautre ct de lArchipel, le capitaine Jarplin repr une le quon navait encore jamais vue. Il a ordonn que la Bonite mette le cap dessus pour lexplorer. Elena jeta un coup dil entendu Joach. Valloa. Mais pendant quon faisait voile vers la terre, poursuivit Tok dune voix de plus en plus faible, une horrible tempte a clat. On aurait dit que la foudre nous poursuivait dans le ciel. - 217 -

On a bien cru quon allait tous y passer. Et puis un bateau a jailli des tnbres un bateau bizarre, tout illumin par des tincelles bleues et vertes qui crpitaient dans ses voiles, comme si ctait lorage qui le faisait avancer. On na pas pu schapper. Des cratures se sont jetes sur nous. Elles avaient des ailes osseuses et la peau tellement claire quon pouvait voir leurs boyaux au travers. Lenfant dvisagea Elena pour voir si elle le croyait. Des skaltum, chuchota la jeune femme son frre. Et puis, reprit Tok, il y avait un tranger avec lair malade et des dents aussi pointues que celles dun requin. Il sappelait Vael. Aprs ce quil a fait au capitaine et aux autres, Jarplin la nomm premier matre. Quest-il arriv lquipage, exactement ? senquit Joach. Tok secoua la tte et se mordit la lvre infrieure. Ctait affreux. (Il dgagea ses mains de celles dElena et se couvrit les yeux comme pour effacer les images qui dfilaient dans sa mmoire.) Ils ont fait monter tous les hommes sur le pont. Ils leur ont mis la tte sur le billot et ils leur ont creus un trou dans la nuque avec le foret baleine Si vous les aviez entendus hurler a a dur un jour et une nuit. Certains marins ont tent de sauter la mer, mais les monstres ails les ont repchs. (Tok laissa retomber ses mains ; son regard tait moiti fou.) Je les ai vus manger M. Fasson. Ils lont coup en deux et ils lont bouff alors quil criait encore. Elena prit lenfant dans ses bras. De violents sanglots secouaient son petit corps. Peut-tre naurait-elle pas d linciter parler si vite. Aprs avoir pris quelques inspirations frissonnantes, Tok repoussa la jeune femme. Mais ctait pas le pire. Aprs avoir fait un trou dans la tte des hommes, ils y mettaient des cratures qui ressemblaient des pieuvres sauf que jai jamais rien vu de pareil dans un filet de pche. Les hommes se sont tordus en gmissant sur le pont pendant presque une journe entire. Aprs a, ils ont fait tout ce que matre Vael leur demandait. Sur ses ordres, ils ont mme massacr ceux qui se rveillaient pas assez vite. Ils les ont coups en morceaux et ils les ont donns - 218 -

bouffer aux bestioles ailes. Lestomac dElena se rvulsa. Mre den haut, comment cet enfant avait-il pu survivre une horreur pareille ? Elle le serra trs fort dans ses bras comme il se remettait pleurer. Jai rien pu faire dautre que me cacher, gmit Tok contre sa poitrine. Je les ai vus vous capturer aussi, et jai mme pas essay de vous prvenir. Jaurais d vous dire de sauter leau et de vous noyer plutt que de monter bord de ce navire maudit. Je suis tellement lche ! Elena bera le jeune garon comme sa mre la berait autrefois quand elle venait de faire un cauchemar. Mais, cette fois, il ne sagissait pas dune simple terreur nocturne, et ses bras ne pouvaient effacer le souvenir des atrocits dont Tok avait t tmoin des atrocits qui auraient rendu fous la plupart des hommes adultes. Va chercher Erril, demanda-t-elle son frre par-dessus la tte de lenfant. Joach acquiesa et sloigna. Lorsquil fut parti, Elena chuchota loreille de Tok : Tu ne pouvais pas arrter ces monstres tout seul. Tu naurais russi qu te faire tuer. En te cachant, tu as pu survivre et nous prvenir. Le jeune garon releva la tte en ravalant ses larmes. Mais quest-ce que vous allez faire ? Ils sont si nombreux Elena lui posa un doigt sur les lvres. Chut. Il existe des moyens. (Une ide lui vint : si Tok avait assist leur capture) Tu ne saurais pas o ils ont mis nos affaires, par hasard ? Lenfant acquiesa. Par l-bas, dans le fond. Je peux vous y amener. Soudain, il se raidit dans ltreinte dElena. Alors, la jeune femme prit conscience dun bruit de pas qui se dirigeait vers eux. Tok se tortilla pour tenter de senfuir, mais elle le retint. Elle reconnaissait les voix basses qui accompagnaient ce martlement de bottes. Naie crainte. Cest juste mon frre qui revient avec un ami. Erril mergea des tnbres dans la minuscule flaque de - 219 -

lumire dispense par la lanterne. Il dtailla le jeune garon comme il et jaug un morceau de viande. Joach ma racont son histoire, dit-il sur un ton bourru. Et il sait o sont nos paquetages, ajouta Elena. Bien, approuva le guerrier. Avec un peu de chance, il pourra nous guider travers ce bateau. Elena reporta son attention sur lenfant pour linterroger, mais Tok hochait dj la tte. Je connais la Bonite comme ma poche. Erril sapprocha de lenfant. Elena crut quil voulait le rconforter ; au lieu de cela, il lui baissa la tte et lui palpa la nuque sans douceur. Son verdict tomba. Il na pas lair contamin. Le souffle dElena strangla dans sa gorge. Aprs tout ce que ce pauvre petit avait endur, comment Erril pouvait-il se montrer aussi indiffrent, aussi froid ? Dun autre ct, une partie de la jeune femme frmit en songeant quelle navait jamais considr Tok comme une menace. Elle avait pouss linconscience jusqu loigner Joach et rester seule avec cet enfant inconnu. lexpression colreuse dErril, elle devina que le guerrier avait suivi une ligne de raisonnement identique. Mme Joach avait les yeux baisss et lair penaud. Il avait d se faire passer un sacr savon pour avoir abandonn sa sur. Il ne faut pas traner davantage, lcha enfin Erril. Soudain, un cri perant traversa les cloisons du navire et se rpercuta dans la cale caverneuse. Tok gmit dans les bras dElena et se recroquevilla sur luimme. Non, pas encore ! Par-dessus la tte de lenfant, Elena observa Erril. Elle voyait dans son regard que lui aussi avait reconnu cette voix. Ctait celle de Flint.

- 220 -

10

Qui va l ? tonna une voix dans lobscurit. Le brouillard dissimulait la sentinelle poste sur le seuil de la taverne. Derrire elle, de lautre ct de la porte ferme, le roulement dun tambour et les notes aigrelettes dune lyre mal accorde se mlaient des rires gras. la Fourrure de loup, clamait, au-dessus du linteau, une pancarte dlave quclairait une unique lanterne. Nous venons parler Tyrus, lana Jaston. Mycelle se tenait au ct du Marachin. Ils avaient laiss le reste du groupe prs des quais, sous la protection de Tolchuk et de Kral. La sanguine de logre les avait conduits jusquau bord de leau ; l, son clat carlate les avait presss de continuer ce quils ne pouvaient pas faire sans bateau. Aprs une discussion anime, ils avaient dcid de contacter le matre de caste du port pour louer une embarcation et engager un quipage rduit. Mais le titre de matre de caste ntait quun mince vernis de respectabilit sous lequel se cachait le chef sanguinaire des pirates de Port Rawl. Et aucune transaction ne pouvait tre conclue sur les quais sans quune taxe approprie ait t verse ce brigand. Que lui voulez-vous, cette heure indue ? Mycelle ricana. Port Rawl, ctait sous le manteau des tnbres que tous les pirates ngociaient leurs accords, gnralement dans des tavernes enfumes comme celle-ci et devant maints pichets de bire. a ne vous regarde pas, rpliqua-t-elle froidement. Comme vous voudrez. Mais si vous ennuyez matre Tyrus avec des problmes qui ne le concernent pas, il vous coupera la langue pour vous apprendre ne pas le dranger inutilement. Croyez-moi, il vaut mieux ne pas vous le mettre dos. - 221 -

Nous apprcions votre avertissement, dit Mycelle, jetant une pice dargent dans lombre de la porte cochre. La pice disparut, mais elle ne lentendit pas retomber. Largent attirait toujours le regard et la main des pirates. Une srie de coups rsonna dans lobscurit : le bruit dun pommeau frappant du bois selon un code prtabli. Un petit judas souvrit dans le battant. Tyrus a des visiteurs, annona la sentinelle. Des trangers qui ont de largent. Le judas se referma, et la porte souvrit en grand. Des rires et de la musique schapprent depuis la grande salle de la taverne, ports par un nuage de fume de pipe et lodeur dune multitude de corps mal lavs. Entrez, ordonna la sentinelle. Dans la lumire des torches, Mycelle et Jaston purent voir leur interlocuteur pour la premire fois. Ctait un homme au teint basan et au visage peine moins abm que celui du Marachin. Comme Mycelle passait devant lui, il lui fit un clin dil salace. La guerrire lui sourit non dune manire amicale, mais pour lui rvler lacier dissimul derrire sa blondeur et ses traits avenants. Il dtourna trs vite les yeux et referma la porte derrire elle. Mycelle balaya la salle du regard. Celle-ci tait pleine craquer de tables grossires, qui semblaient avoir t fabriques avec des morceaux dpaves. Certaines arboraient mme le nom du bateau dont provenait leur bois : Chant du cygne, Esymethra, Aileron de requin. Mycelle souponna la mto de ne pas tre pour grand-chose dans leur naufrage. Ces tables ressemblaient des trophes, et la guerrire tait certaine quelles avaient une histoire sanglante. Les siges taient occups par des hommes au visage dur, originaires de toutes les contres dAlasa et de plus loin encore. Parmi eux, Mycelle repra des guerriers la peau noire du dsert de Sable, des hommes des steppes tatous au nez perc de plusieurs anneaux, des gants au front bas que lon trouvait dhabitude dans les Collines Effrites, ainsi que deux individus ples et maigres qui devaient appartenir aux tribus de - 222 -

Yunk, vivant dans les lointaines les de Kell. On aurait dit que la fange du monde entier tait venue schouer ici, Port Rawl. Si diverse que soit leur apparence, ces hommes avaient tous deux choses en commun : un regard dur et calculateur, mme quand leur bouche souriait, et un splendide assortiment de cicatrices. Mycelle ne vit pas un seul visage qui ne soit dfigur par une brlure ou un coup dpe, et certaines blessures paraissaient encore toutes fraches. Alors quelle louvoyait entre les tables derrire Jaston, la guerrire ralisa que la clientle de la Fourrure de loup ntait pas exclusivement masculine. Elle en fut si surprise quelle trbucha. Le pakagolo enroul autour de son poignet siffla, apeur par ce brusque mouvement. Dans un coin sombre, Mycelle venait de reprer un trio de femmes pareillement vtues de cuir noir et dune cape. Trois paires dpes jumelles reposaient sur la table entre leurs chopes de kaf fumant. Chacune delles avait des cheveux blonds tresss dans le dos. Mycelle aurait pu tre leur sur et, dune certaine faon, elle ltait. Ces femmes taient des mercenaires Dro venues de Chteau Mryl, o la guerrire avait appris manier lpe bien des annes auparavant. lpoque, pendant sa formation, elle avait chang de forme pour ressembler aux grandes femmes blondes des forts du Nord. Et comme cette apparence lui allait bien, elle lavait garde. Que faisaient trois Dro ici, parmi ces pirates ? Certes, en tant que mercenaires, les Dro louaient leurs services, mais uniquement des causes assez nobles pour tre considres dignes de leur entranement sacr. Pourquoi se seraient-elles abaisses prter leur force et leurs talents ces bandits ? Lune des femmes remarqua Mycelle. Ses yeux bleus scarquillrent lgrement ce qui, chez une Dro, quivalait un hurlement. Jaston se rapprocha de Mycelle et lui toucha le bras. On vient de me dire que Tyrus tait dans larrire-salle, annona-t-il. Nous avons de la chance : il accepte de nous recevoir immdiatement. Mycelle acquiesa. Elle tait si choque par sa dcouverte quelle navait pas remarqu labsence de Jaston. Linterlocuteur - 223 -

du Marachin se tenait toujours non loin deux. Ctait un individu frle, la mine empresse, qui portait un chapeau conique de scribe. Tapant du pied pour manifester son impatience, il agita un registre us afin dinviter Jaston et Mycelle se presser. Mycelle remarqua que ses doigts taient tachs dencre noire. De toute vidence, mme les pirates avaient besoin de comptabiliser leur butin. Mycelle laissa de ct le mystre de la prsence des Dro. Pour linstant, elle avait besoin de louer un bateau. Si Elena tait en danger, comme Cassa Dar le sentait et comme la pierre de Tolchuk semblait le confirmer, elle navait pas le temps de sinterroger sur les raisons qui avaient bien pu amener les trois guerrires jusque dans cette taverne malfame de Port Rawl. Allons le voir et fichons le camp dici, grommela-t-elle. Repoussant sous son chapeau les mches brunes qui ne cessaient de sen chapper, le scribe entrana les deux visiteurs vers le fond de la grande salle. De lautre ct dun rideau stendait un couloir priv, au bout duquel se dressait une petite porte. Le scribe toqua au battant. Entrez ! rugit quelquun lintrieur. Le scribe se retourna et adressa un sourire hypocrite Jaston et Mycelle avant douvrir la porte. Le seigneur Tyrus va vous recevoir. Jaston fut le premier entrer. Dun geste presque imperceptible un signal couramment utilis entre chasseurs les marais , il indiqua Mycelle que lendroit paraissait sr, mais que mieux valait quand mme rester sur le qui-vive. Mycelle sentait le poids de lacier quelle portait sur le dos. Elle tait surprise quon ne lui ait pas demand de se dfaire de ses pes Mme si aucune fouille, si mticuleuse soit-elle, naurait pu lempcher de garder une dague ou deux sur sa personne. Ce manque de prcautions lmentaires linquitait davantage que de se retrouver prive de toutes ses armes. Lhomme que Jaston et elle sapprtaient rencontrer devait tre un adversaire redoutable, ou avoir tout un bataillon de gardes du corps, raisonna-t-elle. Aussi fut-elle surprise de dcouvrir que le seigneur Tyrus tait assis une table, seul, une assiette moiti vide devant lui - 224 -

et un livre ouvert prs de son bras. Il ny avait pas le moindre garde dans la pice. Pourtant, Mycelle sentait que cet homme tait bien protg. Elle percevait le danger qui irradiait de lui comme la chaleur dune chemine. Malgr la perte de ses capacits de sourcire, elle devinait que le pouvoir de Tyrus ntait pas n de la magie noire, mais simplement de son talent et dun long entranement. Il tait son propre garde du corps, et il navait rien redouter de ses visiteurs. Passant la langue sur ses lvres sches, Mycelle ralisa que Tyrus, observait chacun de ses mouvements comme sil tentait dvaluer ses forces et ses faiblesses. Il lui sourit et hocha la tte ainsi quun guerrier qui reconnat une semblable. Elle lui rendit son salut. Dangereux ou pas, le plus surprenant chez Tyrus, ctait la sduction qui manait de sa personne. Il tait plus jeune que Mycelle limaginait une trentaine dhivers tout casser , avec des paules larges et un sourire plus large encore. Sous ses cheveux couleur de sable, gomins et coiffs en arrire, il arborait une moustache soigneusement taille et un petit bouc qui lui donnaient lallure dun prince alasen. Je vous en prie, asseyez-vous, dit-il poliment. Je me suis permis de commander une chope de marbire pour le monsieur, et il me semble que les Dro ont une prfrence pour le kaf. Vous navez aucune raison de craindre pour la scurit de vos amis rests sur les quais. Ils sont sous ma protection pendant que nous discutons. Jaston jeta un coup dil Mycelle. Cet homme en savait dj beaucoup sur eux. Se raclant la gorge, Mycelle remercia le seigneur Tyrus pour son accueil. Jaston et elle sassirent. Puisque vous tes si bien inform, vous devez galement savoir que nous cherchons un bateau louer. De fait. Pour sauver une jeune fille. Tyrus marqua une pause, les invitant remplir les blancs. Comme le silence se prolongeait, son sourire slargit. Alors, Mycelle remarqua un autre dtail perturbant chez ce sduisant roi des pirates. Il narborait aucune cicatrice. Comment tait-il arriv au sommet de la hirarchie informelle - 225 -

de Port Rawl sans rcolter quelques vilaines balafres au passage ? Il devait tre encore plus dou quelle ne le souponnait. Elle ne put sempcher de poser la question voix haute. O avez-vous appris vous battre si bien ? Le sourire de Tyrus se fltrit lgrement. Il ne sattendait pas a. Mais il se ressaisit trs vite. Ah, vous tes perspicace ! Mme si vous avez quitt Chteau Mryl depuis longtemps, vous continuez exercer vos facults dobservation. Un il exerc compte souvent davantage quune pe bien affte. Mycelle sursauta. Ctait un adage que lui avait appris son ancienne matresse darmes. Le seigneur Tyrus tendit la main vers son verre de vin rouge. Simultanment, une pe longue apparut dans son autre main. Mycelle recula dun bond, renversant sa chaise et dgainant ses deux lames. Trop tard. La pointe de lpe de Tyrus reposait dj au creux de la gorge de Jaston. Le Marachin navait mme pas eu le temps de lever un bras pour se protger. Le roi des pirates clata dun rire joyeux, presque bon enfant, et laissa retomber son arme. Je voulais juste voir si vous tiez rapide pour une Dro. Dsol, mais je nai pas pu rsister la tentation. Mycelle tremblait encore. Cet homme se mouvait avec la grce et la fulgurance dun serpent qui attaque. Elle dcida de ne pas rengainer ses pes. tre arme ne lempcherait pas de ngocier, et elle refusait de se laisser surprendre une nouvelle fois. Tyrus lui jeta un coup dil amus. Son regard navait rien de dur ni de calculateur. Lui non plus navait pas rang son pe. Il la posa sur la table. en juger par le lustre du mtal, ctait une arme trs ancienne, dont lacier avait d tre pli au moins une centaine de fois durant sa fabrication une pratique que les forgerons avaient abandonne depuis des sicles. Lun dans lautre, elle rivalisait de charme avec son porteur. Mycelle se demanda quel riche propritaire Tyrus avait drob une arme aussi exquise. La main du pirate lcha la poigne, exposant celle-ci pour la - 226 -

premire fois. Nul joyau ny tait incrust ; nulle dorure, nul filigrane nen ornait la surface. Ctait un simple arc dacier sculpt en forme de lopard des neiges. Mycelle en resta bouche be. Douce Mre ! Elle se souvint du trio de Dro dans la grande salle. Soudain, la lumire se fit dans son esprit. Elle tomba genoux et croisa ses pes devant elle, inclinant la tte entre les lames. Mycelle ? lana Jaston, perplexe. Votre Grce, dit la guerrire, ignorant la question du Marachin. Oh, piti, relevez-vous ! ordonna Tyrus. Je refuse que vous vous prosterniez devant moi. Vous ne me devez rien. Cest mon pre que vous avez jur allgeance, pas moi. Mycelle rengaina ses pes. laveuglette, elle ttonna derrire elle en qute de sa chaise et la redressa. Tout en se rasseyant, elle dtailla le visage amus de son interlocuteur. prsent, elle voyait la ressemblance avec son pre. La dernire fois quelle avait pos les yeux sur lui, Tyrus ntait encore quun petit garon. De vieux souvenirs resurgirent dans sa mmoire. Prince Tylamon Royston, dit-elle, lui donnant son nom vritable. Je vous en prie. Ici, tout le monde mappelle Tyrus . Une centaine de questions se bousculaient dans la tte de Mycelle. Que Que sest-il pass ? Que faites-vous ici ? Le mur du Nord sest croul. Chteau Mryl est tomb, rpondit simplement Tyrus. Quoi ? Mycelle naurait pas t plus choque sil lui avait annonc que le soleil ne se lverait pas le lendemain. Chteau Mryl surplombait le grand mur du Nord, une antique barricade de granit qui navait pas t construite par la main de lhomme ni de tout autre mortel, mais qui avait tout bonnement jailli de la Terre elle-mme. Haut dune lieue et long dun millier, le mur du Nord marquait la frontire septentrionale des contres du Couchant. Sa masse impntrable se dressait entre la verdure de ces dernires et les profondeurs obscures de la fort Noire. Mais - 227 -

sil stait croul Cest arriv il y a combien de temps ? senquit Mycelle, saisie par un vertige. Pour la premire fois, lexpression de Tyrus se fit grave. Presque dix ans. Mycelle plit. Et la fort Noire ? Mes espionnes Dro me font des rapports rguliers. Le Sinistre stend dsormais jusqu la pierre de Tor. Si loin, dj ? a reprsente un quart de la grande fort ! Tyrus regarda Mycelle sans rpondre pour lui laisser le temps dassimiler la nouvelle. Lesprit de la guerrire se tourna vers son peuple. Les contres du Couchant taient le foyer des silura, leur berceau de verdure. Si le Sinistre continuait tendre son inique emprise, bientt, les tribus de mtamorphes seraient condamnes fuir et mourraient probablement parmi les pics des Dents. C comment Chteau Mryl est-il tomb ? Depuis de nombreux hivers, les claireuses que nous envoyions dans la fort Noire revenaient avec des descriptions de lumires tranges et de cratures difformes qui arpentaient les hauteurs prs de Tor Amon et de la Citadelle, non loin des anciennes terres natales du peuple des montagnes. Puis, un hiver, elles ne revinrent pas. Les nains ? Mycelle ne put sempcher de jeter un coup dil Jaston, qui conserva son expression stoque. Tyrus acquiesa. Les armes naines retranches se tenaient tranquilles depuis si longtemps que nous ne savions plus quoi nous attendre de leur part. Du coup, mon pre rappela toutes ses guerrires Dro afin quelles reviennent honorer leur serment. Je nai jamais rien su de tout cela, dit Mycelle, les joues brlantes de honte. Tyrus lignora. Son regard semblait perdu dans le pass. Cet hiver-l, quelque chose descendit des montagnes quelque chose qui venait du cur noir de Tor Amon. Aliment - 228 -

et aiguillonn par la magie noire, le Sinistre crut rapidement en puissance. Les armes Dro de mon pre ne purent lui rsister, et mon pre lui-mme prit en dfendant la dernire tour du chteau. Ses yeux semplirent de larmes et de colre. Je suis dsole, dit Mycelle. (Mais ses mots sonnaient creux.) Votre pre tait un grand homme. Tyrus ne ragit toujours pas. Son histoire se dversait hors de lui tel un torrent sengouffrant dans un ravin assch. La nuit avant sa mort, il me renvoya avec les dernires Dro. Il savait quil prirait le lendemain, et il ne voulait pas que notre ligne disparaisse avec lui. Pour avoir une chance de reconqurir nos terres et de rparer le mur du Nord, un des hritiers du Sang devait survivre. Mycelle comprenait la ncessit de cette mesure. Le mur du Nord ntait pas une vulgaire crte de granit. Elle avait pos ses mains dessus pour jurer fidlit au Lopard des neiges, le pre de Tyrus. Tandis quelle prtait serment, la pierre avait chauff sous ses paumes jusqu la brler, ou presque. Le mur du Nord tait une crature vivante elle avait mme senti son cur avec ses capacits de sourcire. Il ne se trouvait pas dans la pierre, mais dans lhomme auquel elle venait doffrir son allgeance le roi de Chteau Mryl. Tous deux taient jamais lis : le Sang et la Pierre. Mycelle dvisagea Tyrus. Face elle se dressait le nouveau sang du Mur. Donc, jai fui, cracha-t-il, laissant mon pre mourir sous les racines du Sinistre. Jai couru aussi vite, aussi loin que jai pu et je suis arriv ici. Lorsque jai d marrter, ma colre a explos. Jai laiss mon sang bouillonnant se dverser dans ces rues et dans locan glac. Durant cette priode, je nai pas fait que des choses nobles et bonnes. Nul ne pouvait se dresser en travers de mon chemin. (Il clata dun rire dur, trs diffrent de celui quil avait fait entendre quelques minutes plus tt.) Au bout de deux annes de carnage, mon sang sest enfin apais, et jai dcouvert que jtais le roi de ces pirates. Il se tut. Rcuprant lpe antique de sa famille, il la remit au fourreau. Le silence planait dans la pice, telle une quatrime - 229 -

prsence. Jaurais d tre l, lcha enfin Mycelle. Non, rpondit simplement Tyrus. (Son regard ntait plus ni amus ni brlant : juste las.) Contrairement aux apparences, vous ntes pas une Dro. Ces paroles blessrent Mycelle. Mais elle ne pouvait pas en vouloir leur auteur. Mme si lappel du Lopard des neiges ne lui tait jamais parvenu, il lui semblait avoir trahi son serment. Pourquoi tes-vous venu Port Rawl ? demanda-t-elle. Parce que cest ici que mon pre mavait dit daller. Il tait le sang du Mur ; la Terre lui avait parl et lui avait dit de menvoyer ici, pour y languir pendant prs de dix ans parmi ces hommes sans cur. Pourquoi faire ? Attendre le retour de celle qui donnerait son sang pour sauver les contres du Couchant. Mycelle devina que Tyrus parlait dElena et de sa magie sanglante. Les prophties concernant la jeune fille semblaient se multiplier chaque jour, et elles provenaient des quatre coins dAlasa. Tournant un regard dur vers Mycelle, Tyrus pitina toutes ses suppositions. Je suis venu ici pour attendre celle qui tait Dro mais pas Dro, celle qui pouvait changer de visage aussi facilement que les saisons. (Le cur de Mycelle se glaa dans sa poitrine.) Je suis venu vous attendre. M mais cest impossible, bredouilla-t-elle. Vous tes silura, rpliqua Tyrus sans se soucier de son affolement. ct de Mycelle, Jaston sursauta sur sa chaise. Vous tes fou, protesta-t-il. Je connaissais dj Mycelle bien avant que La guerrire lui posa une main sur le bras et secoua la tte pour confirmer que Tyrus disait vrai. Dans les yeux de Jaston, elle ne vit pas lhorreur laquelle elle stait attendue juste de la confiance trahie. Je suis dsole, Jaston. Le Marachin se dgagea. - 230 -

Mycelle reporta son attention sur Tyrus. Quattendez-vous de moi ? Je veux que vous veniez avec moi que vous maccompagniez jusqu Chteau Mryl. Un bruissement de tissu se fit entendre derrire eux. Jaston se retourna, mais Mycelle ne broncha pas. Elle savait que le bruit avait t fait dessein pour signaler une prsence. Quand elles le dsiraient, les Dro pouvaient se mouvoir aussi silencieusement que des ombres. Les trois guerrires se tenaient sans doute l depuis le dbut de lentretien. Serment dallgeance ou pas, je ne peux pas abandonner Elena, rpondit-elle succinctement. Le sourire amus de Tyrus rapparut. Je crains que vous ne le deviez. Sans quoi, la sorcire que vous protgez mourra. (Le roi des pirates se leva, et Mycelle aperut le granit dans ses prunelles.) Ainsi la dclar le Mur. Tolchuk sinquitait pour Mycelle. Elle ntait pas partie depuis longtemps, et mme sil se doutait quil valait mieux ne pas brusquer les ngociations avec les pirates, logre ne pouvait empcher son cur de tressaillir. Il avait perdu sa mre quand il tait encore tout petit, et ne lavait retrouve que pour la voir mourir dans ses bras. prsent quil lavait rcupre, il rpugnait la laisser sloigner de lui, ft-ce pour quelques minutes ou pour la plus imprieuse des ncessits. Fardale, qui patrouillait le long de leur campement, sur les quais, revint vers Tolchuk. Ses yeux brillaient dune lueur ambre dans les tnbres brumeuses. Tout en approchant, il envoya une image floue logre : un louveteau blotti contre le ventre de sa mre. Il voulait juste exprimer labsence de danger, mais cette image ne fit quaccrotre langoisse de Tolchuk. Se dressant sur ses jambes, logre suivit Fardale qui continuait longer leur campement. Il avait besoin de bouger, de soccuper lesprit. Aussi se rjouit-il quand Mogweed sortit de lombre pour venir leur rencontre. Le frle mtamorphe salua son frre dun signe de tte, et le loup poursuivit sa ronde. Tolchuk demeura avec Mogweed. De toute vidence, celui-ci voulait lui parler. - 231 -

Je suis certain que Mycelle va bien, dclara Mogweed. Je sais, acquiesa Tolchuk. Elle est doue avec ses pes. Elle na rien craindre des pirates. Mogweed jeta un coup dil vers les ruelles envahies par la brume qui dbouchaient sur le port. Mais tu tinquites quand mme. Tolchuk garda le silence. Le silura avait le don de lui hrisser le poil, mais, une fois de temps en temps, il le surprenait en faisant preuve dune tonnante empathie. Tu nas pas ten faire pour elle, Tolchuk. Outre ses talents de bretteuse, Mycelle est une mtamorphe accomplie. Maintenant quelle a rcupr ses capacits, elle peut chapper nimporte quel pige en volant, si besoin est. La voix de Mogweed tait vibrante de regret. Tolchuk lui posa une main sur lpaule. Lespace dun instant, il ralisa combien le silura devait se sentir ltroit dans ce corps humain, prisonnier de cette forme physique. Alors, il voulut lui offrir un peu despoir. Si ma mre a pu rcuprer ses capacits Ce nest pas la mme chose, coupa amrement Mogweed. Pour me gurir je veux dire, pour nous gurir, Fardale et moi , il faudrait bien plus que la morsure dun serpent magique. Nous trouverons un moyen. Le mtamorphe tourna des yeux humides vers Tolchuk. Jai vraiment envie de te croire, mais il ne reste plus beaucoup de temps. Soudain, Fardale revint vers eux en courant. Les images quil projetait taient vagues et se succdaient toute vitesse, mais on ne pouvait se mprendre sur leur signification. Un groupe de gens approchait. Tolchuk suivit le loup jusqu une rue sombre qui senfonait vers le cur noir du quartier. Kral apparut ct de lui, la hache la main. Mric, Mama Freda et les autres demeurrent en retrait. Mogweed rebroussa chemin pour les rejoindre prs des chevaux et du chariot. Plusieurs silhouettes mergrent du brouillard. Dabord floues et spectrales, elles se prcisrent et gagnrent trs vite en substance. Tolchuk reconnut sa mre la tte du groupe. - 232 -

Mycelle tait flanque dun ct par Jaston et de lautre par un inconnu de haute taille. Elle salua ses compagnons dune main leve, paume en avant pour indiquer que les gens quelle ramenait avec elle ne leur voulaient aucun mal. Pourtant, Tolchuk nota que Kral ne rangeait pas sa hache. Mycelle avait lair grave. Elle apportait de bien funestes nouvelles. Par-dessus son paule, Tolchuk avisa un trio dombres quasi identiques : de grandes femmes aux cheveux dors et tresss comme ceux de sa mre, arborant les mmes pes croises dans le dos. Elles auraient pu tre les surs de Mycelle. Tolchuk remarqua une ressemblance similaire chez lhomme qui se tenait droite de Mycelle dont il aurait trs bien pu tre le jeune frre. Lui aussi portait des vtements de cuir noir us, mais, au lieu dpes jumelles entre les omoplates, il nexhibait quune pe longue pendue sa ceinture. Nous avons un bateau, annona Mycelle sur un ton dnu de satisfaction. Tolchuk se dsintressa des trangers pour reporter son attention sur sa mre. Et qui sont ces gens ? intervint Kral. Les marins et les guerriers qui vont vous ramener sains et saufs auprs dElena, rpondit Mycelle dune voix tendue. La nuance nchappa pas Tolchuk. Comment a, nous ramener ? demanda-t-il. Mycelle se droba son regard inquisiteur. Je nai pas lintention de vous accompagner. Je suis appele suivre un autre chemin. Le choc se propagea dans les rangs la vitesse de la foudre et avec la mme force. Quoi ? sexclama Tolchuk, bless. Linconnu blond fit un pas en avant. Nous avons fait affrter un petit sloop et runi un quipage de confiance. Il dsigna quatre hommes la peau noire qui se tenaient derrire lui. Les marins portaient des plumes dans les cheveux, et leurs yeux avaient le vert incisif du jade. Leur front tait couvert de cicatrices. Apparemment, celles-ci navaient pas t - 233 -

reues au combat, mais lors dun rituel quelconque, car elles traaient des motifs ples, diffrents pour chacun dentre eux, sur leur peau sombre. Des runes, songea Tolchuk. Linconnu blond poursuivit : Ils vous serviront bien durant le voyage. Les Zool sont des marins et des guerriers mrites, trs familiers avec les canaux de lArchipel. Et vous, qui tes-vous ? gronda Kral. Mycelle savana. Je vous prsente le seigneur Tyrus. Le chef des brigands de cette ville ? lcha Kral avec un mpris vident. Et aussi le prince de Chteau Mryl, ajouta Mycelle sur un ton entendu. Cette nouvelle eut pour effet de calmer instantanment le montagnard. Chteau Mryl ? En dessous de la fort Noire ? Oui, acquiesa Mycelle en vitant toujours le regard de Tolchuk. Vous devez en avoir entendu parler. Jadis, vos anctres sy sont rfugis quand ils ont fui devant les armes naines. Kral rangea enfin sa hache. Oui, pendant la dispersion de nos clans, acquiesa-t-il. Nous avons envers le sang du chteau une dette qui ne pourra jamais tre rembourse. Tyrus savana. Jamais , cest un terme beaucoup trop dfinitif, homme des montagnes. ces paroles sibyllines, Kral frona les sourcils, mais le dnomm Tyrus noffrit pas dautre prcision. Il se dtourna pour observer le reste de leur groupe tandis que Mycelle et Jaston procdaient leurs prparatifs de dpart. Tolchuk ne put que fixer sa mre sans ragir. Elle sen allait ? Logre navait pas encore tout fait assimil la nouvelle et il craignait ce qui se passerait lorsquil raliserait pour de bon. En soupirant, il saffaira charger le chariot et atteler les chevaux. Lorsque les compagnons furent prts, Tyrus et ses pirates les entranrent le long des quais, vers une jete au bout de laquelle - 234 -

tait amarr un sloop deux mts. Son nom, talon ple, tait peint en rouge sur le bois blond. Ce ntait pas un gros bateau, mais il suffirait transporter les voyageurs et leurs chevaux. Grce aux efforts de tous les bras valides, paquetages et provisions furent rapidement monts bord. Ltalon ple partirait avec la mare du matin. Dj, des oiseaux sagitaient dans leur nid sous les planches de la jete, saluant lapproche du jour de leurs ppiements. Tout le monde se rassembla au pied de la passerelle. Tolchuk remarqua que sa mre parlait avec Jaston. Comme elle lui tournait le dos, il se rapprocha discrtement pour entendre leur conversation. Jaurais d ten parler, disait-elle. Je suis dsole. Non, tu ne me dois pas dexcuses. Quand nous tions ensemble, je sentais bien que tu me cachais quelque chose, quune partie de toi me demeurait inaccessible et, cause de a, je savais que nous ne partagerions jamais vraiment nos vies. Tu prouvais une affection sincre pour moi, et ctait rciproque. Mais tu ne pouvais pas mouvrir ton cur comme laurait exig un amour vritable, capable de durer jusqu ce que nos cheveux deviennent gris. Mycelle avait des larmes plein les yeux. Et avec Cassa Dar, cest diffrent ? Jaston sourit et embrassa la guerrire sur la joue. Seul le temps le dira. Dune certaine faon, elle est tout aussi blesse que toi. Mycelle lui rendit son baiser. Quelque chose me dit que tu trouveras un moyen de la gurir. Jaston eut un sourire un peu triste et baissa la tte. Il faut que jaille moccuper du chariot et des chevaux. Mycelle acquiesa. Elle lui toucha le bras une dernire fois avant quil se dtourne et sloigne. Pendant quelques instants, elle le suivit des yeux. Puis elle fit volte-face et dcouvrit Tolchuk, plant derrire elle. Enfin, elle se dcida soutenir son regard. Sa douleur tait visible sur ses traits. Mais avant que la mre et le fils puissent changer le moindre mot, Tyrus sinterposa. - 235 -

Quelque chose cloche, affirma-t-il. Quoi ? aboya Mycelle, le prenant pour cible de tout son chagrin et de toute sa frustration. Tyrus carquilla les yeux, mais parut comprendre. Sa voix se radoucit. Votre groupe compte dautres mtamorphes, dit-il en dsignant Mogweed et Fardale du menton. Leurs yeux les trahissent. (Il examina de plus prs ceux de Tolchuk.) Quant ce grand gaillard, jignore ce quil en est de lui. Ce grand gaillard est mon fils. Un demi-ogre, rvla Mycelle sur un ton maussade. Quest-ce que a peut faire ? Les deux autres mtamorphes doivent venir avec nous, rpondit fermement Tyrus. Pourquoi ? Leur discussion avait d parvenir aux oreilles du loup, car Fardale et Mogweed se rapprochrent pour mieux couter la suite. Tyrus leur adressa un signe de tte. La prophtie de mon pre parlait de plusieurs autres personnes qui devaient galement venir Chteau Mryl. Je pensais que nous les rencontrerions pendant le voyage du retour, dans les contres du Couchant pas quelles seraient dj avec vous. Qui a ? Dabord, deux frres mtamorphes des jumeaux, je crois. Le sursaut de Mogweed rvla Tyrus quil ne stait pas tromp. Comment savez-vous ? Tyrus leur fit face. Des jumeaux figs par une maldiction. Mogweed se rapprocha de Tolchuk. Ctait la premire fois quune prophtie les mentionnait, son frre et lui. Et, de toute vidence, cela leffrayait. Un grondement sourd monta de la gorge de Fardale. Est-ce que votre prophtie parlait dun remde ? chuchota Mogweed dune voix trangle. Deux arriveront figs ; un repartira entier , rcita Tyrus. - 236 -

Les deux frres sentre-regardrent. Lespoir et la fatalit se mlaient dans cette phrase. Il semblait que seul lun des jumeaux survivrait la leve de la maldiction. Quelque chose passa silencieusement entre Fardale et Mogweed. Tolchuk capta une image mentale et comprit. Un seul, ctait toujours mieux quaucun des deux. Entre-temps, tout le groupe stait rassembl autour deux. Mogweed toucha lpaule de son frre. Fardale lui tourna le dos et sassit sur son sant, signifiant que la question tait rgle. Trs bien. Nous vous accompagnerons, dclara Mogweed. Cette dcision eut lair de contrarier Mycelle. Nous ne pouvons pas tous venir avec vous, Tyrus. Elena a besoin de leur force pour la protger. Tyrus haussa un sourcil dubitatif. Un gros chien et un gringalet ? Si le destin de la gamine repose sur leurs paules, elle est dj foutue, rpliqua-t-il sans ambages. (Il se dtourna.) Et puis, ils ont fait leur choix. Mycelle resta plante l, rouge de colre et de frustration. Plus calme que sa mre, Tolchuk lana au roi des pirates : Vous avez mentionn plusieurs personnes ; dabord deux frres mtamorphes Et ensuite ? Un troisime mtamorphe, rpondit Tyrus sans se retourner. Le cur de logre fit un bond dans sa poitrine. Tyrus voulait srement parler de lui. Mme Mycelle jeta un coup dil plein despoir son fils. Tolchuk frmit. Il ne pouvait pas laccompagner. En ce moment mme, la sanguine le poussait faire voile vers lArchipel. Ctait une pression sourde qui sexerait sur son cur et sur ses os, une pression laquelle il ne pourrait jamais se drober ft-ce pour rester avec sa mre. Quoi quil en soit, le choix ne lui fut pas prsent. Dun geste fluide, Tyrus dgaina son pe et, pivotant, en braqua la pointe vers la poitrine de Kral. Ce troisime mtamorphe, cest vous, homme des montagnes. Tous les regards se tournrent vers Kral. Celui-ci lutta pour - 237 -

ne pas manifester le choc quil prouvait. Bien que forg dans le feu obscur, il ne faisait toujours quun avec la Pierre. Ses traits conservrent une immobilit minrale. Vous avez trop forc sur la bouteille, pirate, gronda-t-il. Je ne suis pas plus mtamorphe que vous. Le montagnard dit la vrit, intervint Mycelle. Il na pas de sang silura. Mon fils Non, coupa Tyrus, ses yeux jetant des clairs. Le sang ne rvle pas toujours ses vritables couleurs. Je suis pirate et prince. Vous tes Dro et vous ne ltes pas. (Il dsigna Fardale et Mogweed.) Ils sont mtamorphes, et ils ne le sont pas. Dans la vie, peu de gens sont ce dont ils ont lair. Nous portons tous un masque. Pas moi, claironna Kral. Vraiment ? (Tyrus ne se dpartit pas de sa grimace condescendante.) Alors, dites-moi tes-vous un nomade des montagnes ou lun des hritiers du trne de Tor Amon ? Kral en fut stupfi. Au sein mme de son peuple, peu de gens se souvenaient que son clan, la flamme de Senta, avait jadis compos la maison royale, et que sa propre famille, les aDarvun, descendait en ligne directe du dernier occupant du trne. Ce secret faisait la fois la fiert et la honte des siens, car ctait un de leurs anctres qui, dix gnrations auparavant, avait capitul devant les armes naines et condamn lensemble des clans une vie nomade. Aujourdhui encore, ce souvenir enflammait le sang de Kral, faisant gronder en lui la bte assoiffe de vengeance. Tyrus dut lire dans ses penses. Votre cur brle-t-il toujours de reprendre les terres de votre peuple, de rallumer les foyers de vos clans dans les tours de garde de la Citadelle ? Ne me provoquez pas, petit homme, dit Kral dune voix brise. Do sortez-vous ces idioties ? Tyrus ferma demi les yeux et rcita de mmoire : Avec les jumeaux viendra un homme pareil une montagne qui arborera bien des visages, et une forme aussi changeante que des congres pendant une tempte de neige. Tu le reconnatras ses yeux durs et sa barbe aussi noire que son - 238 -

cur. Mais ne ty trompe pas. En lui, tu trouveras un roi qui ceindra son front dune couronne brise et sassoira de nouveau sur le trne de la Citadelle. Kral nosait esprer que les paroles du pirate contiennent la moindre vrit. Ctait un rve trop cruel. Aprs avoir t chasss par les hordes naines, les montagnards taient devenus des nomades non parce quils aimaient vivre sur les routes, mais parce quils refusaient de croire que leurs terres ne leur seraient pas rendues un jour. Kral pouvait-il concrtiser tous leurs espoirs mettre un terme lerrance de son peuple et le ramener chez lui ? Mycelle expliqua pourquoi ctait impossible. Il doit rejoindre Elena. La mention de la sorcire repoussa les rves royaux de Kral dans un coin de son esprit. Il ne pouvait se drober la volont de son matre. Si le montagnard retourne auprs de votre protge, il la tuera, dit simplement Tyrus. Personne ne bougea. Tous les regards taient fixs sur Kral. en juger par leur expression inquite, les compagnons sattendaient ce que le sang coule en rponse linsulte faite au colosse. Ils ne pouvaient pas deviner combien Tyrus avait vu juste. Le pirate lui-mme ne pouvait sen rendre compte. Je ne veux pas dire que Kral trahirait votre jeune amie et la tuerait avec sa hache, poursuivit Tyrus, rvlant les limites de son savoir. Mais sil ne vient pas avec nous, elle mourra tout aussi srement. Mon pre a t formel sur ce point. Trois doivent venir, sans quoi, la sorcire prira. Il rengaina son pe et croisa les bras sur sa poitrine. Mycelle se tourna vers Kral. Le mur du Nord est riche en magie lmentale ; cest une source de pouvoir ltat pur, en provenance directe du cur de la Terre. Jusqu ce que je perde mes capacits de sourcire, elle agissait sur moi comme un aimant. Cest elle qui ma attire dans le Nord, o jai fini par apprendre le maniement de lpe Chteau Mryl. Jy ai galement dcouvert que le roi Ry possdait un don de voyance quand il se liait la Pierre. Les prophties du vieil homme taient rares, mais jamais fausses. - 239 -

(Elle jeta un coup dil Tyrus.) Parfois, en revanche, leur interprtation ltait. Aussi, ne vous appuyez pas seulement sur ces paroles pour prendre votre dcision, homme des montagnes. Kral se sentait tiraill entre deux dsirs imprieux et contradictoires. La partie de son esprit forge dans le feu obscur et soumise lemprise du Seigneur Noir refusait dabandonner sa qute de la sorcire. Mais en tout malegarde subsistait un fragment de son identit vritable, une tincelle du feu lmental qui alimentait le sort du Cur Noir. Et ce fragment didentit ne pouvait ignorer lappel de ses terres ancestrales. Il se sentait porteur de tous les espoirs de son clan. Chez nimporte qui dautre, cette lutte se serait acheve par une dfaite, car la marque du Seigneur Noir tait inflige pur une flamme si ardente que rien ne pouvait leffacer. Mais Kral ntait pas un homme ordinaire. Dans son sang coulait la magie qui imprgnait les racines granitiques des montagnes. Et le granit pouvait rsister mme la plus ardente des flammes. Si lme de Kral tait noircie par le feu obscur, la marque laisse par celui-ci ntait pas assez profonde pour lui faire ignorer les cris de plusieurs gnrations de nomades. Le trne de Glace tait le sige de sa famille, et il se rapproprierait son hritage ! Gare quiconque oserait se dresser sur son chemin ! Pivotant vers Tyrus, Kral se passa une main dans sa barbe broussailleuse et dvisagea le pirate. Je viens avec vous, grogna-t-il dune voix rauque. Tyrus sourit et hocha la tte, comme sil nen avait jamais dout. Le front de Kral sassombrit. La compulsion implante par le Seigneur Noir continuait sagiter en lui, affaiblissant sa dtermination. Mais il apaisa ses exigences brlantes avec une pense pareille un baume : aprs avoir rcupr son trne, il traquerait Elena et se repatrait de son jeune cur en guise de rcompense. Il noubliait pas ses devoirs envers son matre, il ne faisait que retarder leur accomplissement. Kral dissimula un sourire dur dans sa barbe. Rien ne serait refus Lgion ni son trne, ni mme le doux nectar des veines de la sorcire. - 240 -

Ltalon ple tait prt larguer les amarres. Le groupe se trouvait dsormais scind en deux : les compagnons qui souhaitaient un bon voyage aux autres depuis le quai, et ceux qui regardaient leurs amis sapprter retraverser la moiti dAlasa dans lautre sens. Personne ne se sentait de trs bonne humeur. Les visages taient maussades dans le meilleur des cas, bouleverss dans le pire. Mycelle fixait dans les yeux celui qui semblait le plus seul et le plus perdu de tous. Devant elle, Tolchuk se tenait au pied de la passerelle, lair ravag. La plupart des gens pensaient que les ogres taient des cratures stoques, capables de peu dmotions. Mais Mycelle reconnaissait les signes qui clamaient le contraire. Les coins de la bouche de Tolchuk taient tourns vers le bas, dissimulant ses crocs ; ses yeux avaient perdu leur subtil clat, et mme ses paules staient affaisses, comme des falaises aprs un tremblement de terre dvastateur. Tu pourrais venir avec moi, suggra Mycelle doucement, comme une supplique venue du cur. Tolchuk poussa un soupir pareil au grondement de rochers instables. Tu sais bien que non, rpliqua-t-il regret. Le Cur de mon peuple ne my autoriserait pas. Mycelle lui toucha la joue. Oui, je sais. Mais je voulais que tu comprennes une chose : pour rester avec toi, je serais prte priver Elena de ta force. prsent que je tai retrouv, je pourrais jeter ces contres en pture aux tnbres pour te garder prs de moi. Tolchuk eut un sourire triste. Tu mens bien, mre. Et je ne ten aime que davantage. Mycelle savana et posa ses mains sur les joues de logre. Elle le fora baisser la tte pour lembrasser. Ne sois pas si certain de ce que tu crois savoir, mon fils. Une voix simmisa dans leur intimit. Ctait Mric qui, pench par-dessus le bastingage du navire, criait : Le capitaine dit que nous devons partir avec la mare. Nous ne pouvons plus attendre. Mycelle agita la main pour signifier quelle avait entendu. - 241 -

Son devoir accompli, Mric sloigna en boitant et en sappuyant sur sa canne, suivi par Mama Freda et par son tamrink. bord du bateau, lquipage rduit se mit au travail, saffairant arrimer des bouts et hisser les voiles. Mycelle navait pas beaucoup de temps non plus, mais elle pouvait encore consacrer quelques instants son fils. Tyrus et elle avaient fini dorganiser leur groupe. Son hongre, Grisson, tait sell et bt. Mogweed et Fardale avaient pris place dans le petit chariot o se trouvait dj leur quipement, flanqus par Tyrus et par son trio de guerrires Dro cheval. Kral tait dj juch sur Rorshaf, son destrier noir ; cavalier et monture semblaient aussi impatients de partir lun que lautre. Les deux derniers chevaux ltalon des steppes dErril et la jument grise dElena avaient t parqus dans une petite cale btail bord du sloop. Il ne restait rien faire sinon changer un ultime adieu. Mycelle plongea son regard dans celui de Tolchuk. Aucun mot naurait pu apaiser cette douleur. La mre et le fils se tombrent tout simplement dans les bras. Mycelle eut limpression dtreindre un rocher, mais elle le serra de toutes ses forces contre elle. Elle voulait ne jamais oublier ce moment. Comme elle pressait Tolchuk contre sa poitrine, des souvenirs de lui bb brouillrent sa vision, et son hritage silura rpondit cet appel du pass. Mycelle sentit sa chair fondre, ses os se remodeler et, bientt, elle ralisa que ses bras faisaient tout le tour de logre. Elle se souvint du pre de Tolchuk, de la joie quils avaient jadis partage, et son corps continua se transformer. Cuir et tissu se dchirrent ; elle les entendit murmurer ses oreilles, mais les ignora. Ce ntait plus une femme et un ogre qui streignaient, mais une mre et son fils deux ogres. Percevant la mtamorphose de Mycelle, Tolchuk recula lgrement. Il la dvisagea, les yeux carquills et brillants de larmes. Mre ? Mycelle savait ce quil voyait. Une petite femelle ogre. Sa vritable mre. Elle lui adressa un sourire plein de crocs. Tu es mon fils, dit-elle dune voix pareille au grondement dune avalanche. Mon cur. Ne loublie jamais. Tu es ce que jai - 242 -

fait de mieux dans ma vie, ce dont je suis le plus fire. En te regardant, je sais que ma dure existence a servi quelque chose. Ils streignirent de nouveau tandis que les premires lueurs de laube rchauffaient lhorizon et que les golands criaient pour saluer le lever du jour. Mme les oiseaux semblaient partager la douleur de Mycelle car la guerrire savait que ctait la dernire fois quelle serrait son fils contre elle.

- 243 -

11

Flint haletait de douleur. Il savait quil naurait quune seule chance. Il avait besoin que matre Vael et le capitaine Jarplin se tiennent tous les deux prs de lui. Tandis que ses bourreaux prparaient la perceuse, il flchit discrtement les doigts pour rtablir la circulation sanguine dans ses mains dtaches. Des tincelles dagonie dansaient devant ses yeux. Il navait pouss quun seul cri pendant la premire tape du traitement. Quelques minutes plus tt, Jarplin stait approch de lui avec une dague. Flint avait crach et jur, feignant dtre toujours attach. Neutraliser le seul capitaine ne laurait avanc rien. Aussi avait-il laiss Jarplin lui entailler la peau la base du crne, en faisant racler cruellement la pointe du couteau contre ses vertbres. Il avait endur la douleur, mais navait pu retenir un cri. Lespace dun instant, sa vision avait vir au noir. Il avait lutt contre les tnbres qui menaaient de lengloutir en se mordant la lvre et en agrippant ses cordes. prsent, il sentait dpais filets de sang lui couler dans la nuque, et la pice se mettait tourner chaque fois quil remuait la tte trop vite. Jarplin, ne faites pas a, hoqueta-t-il. Redevenez vousmme ! Pour toute rponse, le capitaine lui sourit. Son premier matre au teint jauntre se tourna vers lui. Nous sommes prts. Sa voix sifflait lgrement entre ses dents pointues. Flint avait entendu parler des tribus qui peuplaient les les situes au large des ctes gulgothanes. Leurs membres se nourrissaient de la chair dautres hommes et se taillaient les dents en pointe pour mieux dchirer la viande crue. On racontait quils vnraient les skaltum les dmons ails du - 244 -

Seigneur Noir , et quils se comportaient ainsi pour leur ressembler. Flint souponnait le dnomm Vael dtre lun de ces affreux sauvages. Il avait dj remarqu que le premier matre narborait aucun trou larrire de son crne ras. Nulle crature ne le manipulait. Ctait de son propre chef quil perptrait toutes ces atrocits. Il tait donc le vritable ennemi de Flint. Jarplin dposa la crature ftide dans la main ouverte de matre Vael. Celui-ci sapprocha de Flint et essuya le sang qui dgoulinait dans sa nuque. Au contact des doigts glacs de son bourreau, le vieil homme frmit. Puis Vael baigna la crature dans son sang. Les tentacules sagitrent et se mlrent laveuglette aux doigts qui les caressaient. Prparez-le, ordonna Vael. Jarplin sapprocha son tour, la longue mche la main. prsent, les deux hommes encadraient Flint. Il ne pouvait plus attendre. Agrippant son petit couteau dans une main et les barreaux de la chaise en bois dans lautre, Flint passa lattaque. Avec un hurlement, il bondit sur ses pieds, souleva sa chaise et la projeta la figure de matre Vael. Le sauvage, qui tait plutt du genre maigrichon, vola en arrire. Sans marquer de temps darrt, Flint pivota vers le capitaine. Avant que celui-ci puisse brandir sa perceuse, il se jeta sur lui et lui dcocha un bon coup de poing. Limpact fit tourner Jarplin sur lui-mme, et Flint en profita pour lui sauter sur le dos. Les deux hommes scrasrent sur le plancher, dont une latte craqua sous leur poids. Flint saisit une poigne des cheveux gris de Jarplin et, haletant, cogna la figure de son ancien capitaine sur le sol encore et encore. Il devait neutraliser son adversaire trs vite, car il sentait que ses forces labandonnaient. Rendez-vous, Jarplin, lui cria-t-il loreille. Mais le capitaine refusa. Il lui donna un coup de coude qui atteignit Flint au menton et fit tournoyer des tincelles dans son champ de vision. Le vieil homme lcha les cheveux de son adversaire. Celui-ci sarc-bouta et parvint se redresser lgrement. prsent, Flint tait juch sur son dos comme sur un cheval. Si Jarplin parvenait le dsaronner - 245 -

Flint leva son autre bras. Un vieil instinct lavait pouss saccrocher son couteau. Il avait vcu trop longtemps parmi des pirates pour se laisser dsarmer durant un combat. Sans rflchir, il empoigna de nouveau les cheveux de Jarplin et tira vers le haut, exposant le trou la base du crne de son adversaire. Puis il planta la minuscule lame de son couteau dans louverture et poussa avec le talon de sa paume pour mieux lenfoncer. Une violente convulsion secoua Jarplin. Projet terre, Flint roula sur le plancher et simmobilisa prs dun petit bureau. Un second spasme parcourut Jarplin tandis que celui-ci essayait de se mettre quatre pattes. Des bulles de sang se formrent autour du manche du couteau. Une douleur atroce dformait les traits du capitaine. Puis, comme si une corde tendue fond venait de se rompre, Jarplin saffaissa mollement sur le sol, la tte tourne vers Flint. Son visage tortur se dtendit lapproche de la mort. Ses lvres remurent, mais aucun son nen sortit. Pourtant, Flint sut ce que lui disait son ancien capitaine : Je suis dsol. Au moins Jarplin pousserait-il son dernier souffle en homme libre. Flint tendait la main vers lui lorsque quelque chose sabattit sur sa tte. Il vit noir et bascula en avant. Lorsque sa vision sclaircit, matre Vael le contournait, une massue dans une main et la crature tentacules dans lautre. Non, gmit-il comme le sauvage ramassait la perceuse. Vael sagenouilla sur son dos, le clouant au sol. Tu seras mon nouveau chien, et moi ton matre, lui sifflat-il loreille. Quand jen aurai fini avec toi, tu me lcheras les bottes. Trop faible et tourdi pour rsister, Flint ne put que grogner en sentant la mche senfoncer dans le trou de sa nuque. Puisque tu vas recevoir le dernier uljinn du bord, tes amis me serviront dune autre manire. mon avis, la donzelle fera des rtis bien juteux, ricana Vael. Flint tenta de se dbattre, mais il tait encore trop sonn. Il sentit quon lui appuyait le front contre les lattes du plancher. Maintenant, tiens-toi tranquille, mon vieux chien grisonnant. - 246 -

Puis lacier mordit dans los, faisant voler en clats les dernires bribes de conscience de Flint. Le Trysil la main, Elena toisait le corps affaiss du cuisinier du bord. Son tablier couvert de taches tait dchir lendroit o Erril lavait empoign pour le projeter contre le mur. Lhomme grassouillet stait effondr comme un sac de patates. Aprs quoi, Erril et Joach staient faufils dans le couloir pour vrifier si la voie tait libre, laissant Elena monter la garde dans la cambuse. Si le cuisinier revenait lui, la jeune femme tait charge dy remdier avec son marteau. Tok se tenait prs de la porte, pressant un poing inquiet sur sa gorge. Gimli est mort ? La poitrine du cuisinier se soulevait et sabaissait rgulirement. Elena secoua la tte. Il en sera quitte pour une grosse bosse sur le crne. Elle caressa le marteau nain, faisant courir ses doigts sur les runes graves dans son long manche de ferrol. Si la situation la contraignait faire usage du Trysil, le cuisinier ne sen tirerait pas avec un simple mal de crne. Elle pria pour quil reste vanoui. Non loin de l, un ragot de poisson gargouillait dans un chaudron, sur le feu. Lestomac dElena ragit la bonne odeur. a faisait un moment que ses compagnons et elle navaient rien aval. Mais ils navaient pas le temps de se soucier dun problme aussi trivial : ils navaient rien entendu depuis lunique cri pouss par Flint un peu plus tt. Le silence qui tait retomb juste aprs leur avait tap sur les nerfs pendant que Tok les conduisait jusqu leurs affaires, puis les entranait vers la cambuse en les faisant ramper dans dtroits passages. Joach rapparut sur le seuil. La voie est libre, chuchota-t-il. Tok, conduis-nous la cabine du capitaine. Lenfant acquiesa, sarrachant la contemplation du cuisinier assomm. Ce nest pas trs loin. Il sloigna dans le couloir. Elena le suivit, flanque de Joach. - 247 -

Ils retrouvrent Erril un peu plus loin. Le guerrier tait agenouill prs du corps dun autre pirate mais celui-ci ne respirait plus. Elena comprit aussitt pourquoi : un petit poing de mtal sculpt serrait son cou maigre. Lhomme avait t trangl. lapproche des trois jeunes gens, les doigts de fer se dplirent et lchrent prise. Erril se redressa ; le poing sleva dans les airs dun mme mouvement. Alors que le guerrier pivotait vers eux, Elena le vit flchir les doigts mtalliques comme si ctaient les siens ce qui, dune certaine faon, tait le cas. Habit par lesprit du jeune mage Denal, le talisman tait li Erril. En cas de grand besoin, et condition de se concentrer, le guerrier pouvait lutiliser comme sa vritable main. Il a surgi au dtour dun couloir et sest jet sur moi, expliqua Erril avec un haussement dpaules. Il ma surpris. Jai ragi plus violemment que je ne laurais d. Cest Samel, murmura Tok, fixant le cadavre de ses yeux carquills. Il partageait toujours son dessert avec moi. Je suis dsole, souffla Elena. Tok secoua la tte. Aprs quils lu lui ont mis cette chose dans la tte, je lai vu tuer Jeffers. Il lui a tranch la gorge sans hsiter, alors que ctait son meilleur ami autrefois. (Le jeune garon pivota vers Erril.) a vaut peut-tre mieux quil soit mort. Je crois pas quil supporterait ce quil a fait. Soudain, un spasme agita le corps de Samel. Une masse ple et glatineuse sextirpa de dessous sa tte, tranant des tentacules derrire elle. Elle rampait sur les planches, telle une limace. Avec un rictus de dgot, Erril abattit le talon de sa botte sur la crature et lcrasa rageusement. Ses appendices se tordirent comme des serpents, cherchant une prise et nen trouvant aucune sur le cuir us. Enfin, ils saffaissrent. Une odeur de viande pourrie emplit le couloir. Erril jeta un coup dil Tok. Conduis-nous la cabine du capitaine. Tok enjamba le cadavre en faisant bien attention ne pas le - 248 -

regarder. Par ici. Son marteau la main, Elena le suivit. Joach resta ct de sa sur dans ltroit passage, le poing crisp sur son bton. Aprs avoir mont une courte chelle et tourn dans un autre couloir, ils sarrtrent devant une double porte. Tok articula : L-dedans. Erril acquiesa. Il balaya les autres du regard pour sassurer quils taient prts, puis leva le poing et toqua au battant. Les coups rsonnrent dans lespace exigu du couloir. Fichez le camp ! aboya une voix lintrieur. Jai ordonn quon ne nous drange pas ! Cest matre Vael, chuchota Tok. Erril leva la voix. Matre Vael, monsieur ! Nous avons captur un clandestin ! Vous feriez mieux de venir voir ! Allez tous au diable ! Jai presque fini ; je ne tarderai pas remonter sur le pont. En attendant, mettez le prisonnier avec les autres. Oui, monsieur. Erril fit signe Elena. La jeune femme savana et brandit le Trysil. Grce la magie qui imprgnait son manche, larme tait aussi lgre quun balai. Elena labattit de toutes ses forces sur le battant de chne. Le bois se fendit et explosa. Erril fona dans louverture ainsi mnage avant mme quElena ait ramen le marteau vers elle. Joach suivit le guerrier de prs. Elena enjamba les dbris de la porte, Tok sur ses talons. lintrieur, elle vit beaucoup trop de sang. Le capitaine gisait, face contre terre, dans une mare rouge sombre. Ltrange premier matre tait accroupi sur le dos de Flint, une perceuse la main et le front luisant de sueur. Il leva des yeux carquills de surprise vers les intrus. Avant mme quil ait pu battre des paupires, Erril lui plaqua son pe sur la gorge. Un mot, et tu goteras lacier de ma lame, gronda-t-il. Maintenant, lche mon ami. Elena se prcipita vers Flint. Le vieil homme respirait - 249 -

encore, mais il avait perdu tant de sang La blessure dans sa nuque continuait saigner abondamment. Elena tendit sa main gante pour arrter lhmorragie. cet instant, un serpent trs fin et trs ple mergea de la plaie, ouvrant sa gueule comme pour respirer. Horrifie, la jeune femme retira trs vite sa main. Vous arrivez trop tard, dit le premier matre au teint jauntre, avec un sourire qui rvla ses dents limes en pointe. Luljinn a dj pris racine. Cet homme mappartient. Si je meurs, il me suivra dans la tombe. Tout comme le reste de lquipage. Quil en soit ainsi, rpliqua Erril. Son visage tait un masque de rsolution implacable. Il se prpara empaler le laquais du Seigneur Noir. Attends ! hurla Joach. Il sait peut-tre quelque chose quelque chose qui pourrait nous servir. Vael cracha. Je ne vous dirai rien. Le bras dErril tremblait ; la pointe de son pe dessinait une ligne rouge en travers de la gorge de Vael. Elena devinait sans peine le dilemme dont il tait la proie. Il voulait dsesprment tuer le dmon qui avait tortur son ami, mais ne pouvait nier la sagesse des paroles de Joach. Tant quils dtiendraient Vael, le reste de lquipage ne les menacerait pas. Et si le monstre la peau jaune disait la vrit, lui trancher la gorge tuerait lensemble des pirates. Joach, attache les bras de ce salaud derrire son dos, ordonna enfin Erril. Et serre bien. Et Flint ? senquit Elena. Le vieux loup de mer navait pas boug. Il tait aussi immobile quun cadavre. Dans sa nuque, le tentacule de la bte sagitait entre ses cheveux grisonnants, tel un ver de terre aveugle. Ce fut Tok qui rpondit. La ch chose met une demi-journe prendre le contrle. Quand elle aura fini, il sera pris de convulsions. Et, si a ne le tue pas, il se rveillera. Elena leva sa main gante. Erril ? - 250 -

Lhomme des plaines savait ce quelle lui demandait. Il acquiesa. Quel mal y avait-il utiliser la magie pour essayer de soigner Flint ? Elena ta son gant, rvlant la souillure carlate de sa main. cette vue, Vael siffla et se dbattit. Mais Joach lavait dj soigneusement ligot, et Erril lui plaquait toujours son pe sur la gorge. Toi ! cria Vael. Cest toi la sorcire ! Elena lignora et se tourna vers Flint. Mon matre ma ordonn de chercher une gamine aux cheveux courts et teints en noir, poursuivit Vael, hbt. Pas une femme. Sil dcouvre que jai failli ma mission Elena se rjouit dapprendre que les ressources du Cur Noir ntaient pas illimites. Mais cette supercherie ne pourrait fonctionner quune fois. Si Rockingham avait survcu la bataille du Fend-les-Flots, le Gulgotha serait bientt inform de la transformation de la sorcire. Elena secoua la tte. Elle sinquiterait de a plus tard. Posant le Trysil, elle sortit sa petite dague en argent, sentailla le pouce et mit ses proccupations de ct. Elle avait un ami sauver. Elle tint son pouce ensanglant au-dessus de la plaie dans la nuque de Flint. Une grosse goutte carlate se dtacha de son doigt et tomba sur lappendice du monstre. Celui-ci se tortilla comme si on venait de le brler, puis battit prcipitamment en retraite dans le crne de son hte. Satisfaite, Elena pina les lvres. Ainsi, la magie rsiduelle contenue dans une goutte de son sang suffisait blesser cette crature. Pas si vite, mon petit bonhomme, marmonna-t-elle eu conjurant son pouvoir. prsent, elle tait certaine de pouvoir tuer le monstre tapi lintrieur de Flint. Mais y parviendrait-elle sans tuer galement son ami ? Dtruire le premier sans affecter le second requerrait la plus grande prcision. Elena enchana sa magie sa volont. Des langues de feu dardrent de son pouce entaill et se tendirent vers Flint. Doucement, les exhorta-t-elle. Les yeux demi clos, elle utilisa son pouvoir pour sonder les - 251 -

bords de la plaie. Aux endroits o elle les touchait, les tissus dchirs gurissaient. Elle sentit le flux de son sang se tarir. Avec la plus grande prudence, elle projeta un filament enflamm lintrieur de la plaie. Elena devait maintenant sen remettre son seul instinct. Elle projeta ses perceptions le long du filament, telle une araigne courant sur sa toile vers une mouche dissimule. Retenant son souffle, elle ferma les yeux pour bloquer toutes les distractions extrieures. Autour delle, mme le bruissement des habits de ses compagnons sestompa. Elle navait plus conscience que dun camaeu de lumire et dobscurit. Elle venait dentrer dans un monde de tide phosphorescence, et elle savait que ctait lessence de Flint. Elle savait aussi quen temps normal cette essence brillait plus fort : lassaut subi et linvasion subsquente avaient terni son clat. Le filament de magie flamboyait la manire dune torche carlate. Elena devait faire attention ce que sa brillance ne submerge pas la lueur alentour ; sinon, elle risquait de brler tout ce qui faisait lidentit de son ami, et de ne laisser derrire elle quune coquille vide. Cette horrible pense laida affiner son instrument pour le changer en une simple tincelle. Elena senfona dans ce monde trange, brandissant sa magie devant elle pour clairer sa route. Elle ne tarda pas reprer lennemi : une souillure noire se dtachant sur la douce lueur qui manait de Flint. Luljinn tait recroquevill sur luimme, enchevtrement de tnbres pareil un amas de racines plonges dans un terreau luminescent. Dj, des tentacules trs fins se dployaient en toile pour contaminer tout ltre de Flint. Cette ignoble vision raviva la colre dans le cur dElena. Ces tnbres taient malsaines. Non seulement elles reprsentaient une menace envers son ami, mais elles semblaient mettre en pril la notion mme de vie. Leur proximit lui donnait la nause. Un dsir brlant de les incinrer fit vaciller le contrle de la jeune femme. Sa torche de feu sorcier flamboya plus vivement. Non ! Elena lutta pour diminuer lintensit de sa magie. Elle ne - 252 -

laisserait pas cette immonde crature prendre le contrle de ses actions. De nouveau, elle concentra son pouvoir en une tincelle vive et fondit vers lintrus. Elle ralisa alors que toutes les racines de tnbres ne sachevaient pas la lisire de lesprit de Flint : deux dentre elles se poursuivaient au-del. Et Elena sentait un pouvoir vigoureux couler en elles. Elle se rapprocha. Ces racines irradiaient le danger et le mal. Prise de nause, elle les trancha avec un clair de feu sorcier. Ce faisant, elle remarqua deux choses. Elle perut que lune des racines tait lie un esprit pervers, quelle devina tre celui de Vael. Sa haine envers le sauvage crut encore. Il tait si corrompu que le simple fait davoir effleur son essence donnait Elena lenvie de se frotter la peau jusquau sang. Mais ce bref contact avec Vael ntait rien compar limpression quelle eut en sectionnant la seconde racine. Ce fut comme si elle se noyait dans un ocan de mal. Un esprit incommensurablement cruel tenta de submerger le sien. Elena se rebella, sa magie flamboyant de plus belle. Par chance, lassaut cessa aussi vite quil avait commenc. Mais Elena eut le temps de sentir une paire dyeux rouges et malveillants la regarder fixement des yeux sculpts dans du rubis. Les yeux de la wyverne. Alors elle comprit la prsence de la statue bord. Se rejetant en arrire, Elena regarda les racines se fltrir et se racornir. Malgr langoisse et la panique qui enserraient son cur, elle ne perdit pas le contrle de son pouvoir. Elle se tourna vers la masse de tnbres restante et, dune brusque pousse, dploya un filet de feu sorcier dont elle se servit pour envelopper luljinn. En quelques instants, elle consuma toute trace dobscurit de lesprit de Flint. Elle ne sattarda pas pour admirer son uvre. Une bataille de plus grande envergure devait encore tre livre avant quaucun de ses compagnons puisse se considrer comme libre. Elena retira son feu sorcier, et sa conscience suivit. Clignant des yeux, elle mit quelques instants reprendre pied dans le monde rel. Une fois totalement dgage de lesprit de Flint, elle libra sa magie contenue et son poing senflamma. Les autres - 253 -

reculrent prcipitamment. Sans se soucier de la peur quelle venait de leur faire, elle se redressa et marcha sur Vael, quErril tenait toujours sous la menace de son pe. Est-ce que Flint ? lana la petite voix de Tok derrire Elena. Est-ce quil va vivre ? Luljinn est parti, rpondit-elle sur un ton glacial. Quy a-t-il, Elena ? demanda Erril. Il la connaissait trop bien. En guise de rponse, la jeune femme saisit Vael la gorge de sa main enflamme. Le premier matre hurla tandis quune odeur de chair brle se rpandait dans la pice. aurait t si simple de carboniser son cou maigre et, lespace dun instant, Elena lenvisagea srieusement. Vael dut le sentir. Non, croassa-t-il. Pourquoi ? siffla la jeune femme. Pourquoi as-tu fait a ? Le regard terroris de Vael dit clairement quil comprenait la question. Il savait quElena ne se proccupait ni des uljinn ni des pirates rduits en esclavage. Tout cela ntait rien compar la menace tapie dans les entrailles du navire. Vael se mit trembler sous la main dElena. La jeune femme le souleva par la gorge : la magie lui donnait la force de dix hommes. Rponds-moi ! rugit-elle. Lpe inerte au bout de son bras ballant, Erril regarda sa protge secouer Vael comme un chien let fait avec un lapin. Les yeux verts dElena flamboyaient de fureur. Jamais encore il ne lavait vue dans une telle rage. Pourquoi las-tu amene ici ? gronda la jeune femme en se penchant vers Vael. De la fume montait depuis le cou du premier matre, et des larmes dgoulinaient sur ses joues. Le serviteur du matre des Tnbres Celui qui vit dans la tour Le Praetor Il la exig. Erril savait de qui parlait Vael. Il se rapprocha. Mon frre. Elena leva sa main libre pour lui intimer le silence. Puis elle - 254 -

reprit son interrogatoire. O lemmenais-tu ? Port Rawl ? Suspendu dans ltreinte brlante de la sorcire, Vael tenta dacquiescer. Oui, et ensuite, vers lintrieur des terres avec une barge fluviale. Erril ne pouvait plus attendre. Elena, quas-tu dcouvert ? (Il dsigna Joach et Tok qui montaient la garde prs de la porte.) Parle. Les autres pirates ne tarderont pas constater notre vasion. Pour toute rponse, Elena projeta le sauvage fluet travers la cabine. Vael heurta le mur du fond et retomba en tas sur le sol. Voyant les flammes de la sorcire remonter le long de son bras, il se recroquevilla sur lui-mme dun air terroris. Mais Elena lignora et se tourna vers Erril. La statue dans la cale Ce nest pas seulement de lbne. Pendant que jtais dans lesprit de Flint, jai peru son lien avec luljinn et entrevu sa vritable nature le noir secret tapi en son cur. Elle se mit trembler de fureur. Joach fit un pas vers sa sur. De quoi sagit-il, El ? La statue est une matrice. Son ventre abrite un flau si abominable que la plus minuscule manation de son esprit a failli teindre le mien. (Elena traversa la cabine et alla ramasser le Trysil ; tenant le manche sculpt de runes dans sa main, elle fit de nouveau face Vael.) Mme si le marteau parvenait briser la gangue de pierre, je crains que la chose quelle contient soit dj trop puissante pour moi. Si nous la librions maintenant, elle nous dtruirait tous. Mais de quel genre de crature sagit-il ? insista Joach, la gorge sche. Elena secoua la tte et saccroupit prs de Vael, toujours roul en boule contre le mur du fond. Lui, il le sait. Vael tenta de se fondre dans le mur. Levant sa main carlate, Elena fit jaillir de nouvelles flammes du bout de ses doigts recourbs. Puis elle les tendit vers le premier matre, telles des - 255 -

griffes de feu. Dis-nous ce qui se tapit lintrieur de la statue dbne. Je Je ne sais pas, bredouilla Vael. Je vous le jure ! Le serviteur du Seigneur Noir a li mon sang son pouvoir pour que je puisse contrler les uljinn. Je devais conduire la statue Port Rawl, puis dans les montagnes. On ne ma rien dit dautre. Elena rappela sa magie elle. Sa colre svanouissait sous leffet de sa fatigue grandissante. De profondes rides creusaient son visage las. Il dit la vrit, lcha-t-elle sur un ton morose. Pas tout fait, contra Erril. Il omet plus de choses quil nen rvle. Le guerrier saccroupit prs de Vael. Ltranger la peau jaune empestait la peur et le sang sch. De la pointe de son pe, Erril lui leva le menton pour le forcer le regarder dans les yeux. quel endroit prcis des montagnes devais-tu livrer cette matrice de pierre ? Vael frmit sous la menace de lpe et le regard intense de son porteur. Dans une petite ville Prs des hautes terres. Son nom ? Gelbourg. Elena et Joach hoquetrent. Erril se contenta de fixer Vael en sinterrogeant sur ce choix de destination. Pourquoi la ville o Elena avait grandi ? Un grognement arracha les compagnons leur stupeur. Tous les regards se tournrent vers Flint. Trop faible pour se redresser, le vieil homme roula sur le flanc. Erril garda son pe braque sur Vael tandis que Joach aidait Flint sasseoir. Le vieil homme balaya la pice de ses yeux rougis et larmoyants. Il parut saisir trs vite la situation. Instinctivement, il porta une main sa nuque. Naie crainte, le rassura Joach. Elena ta dbarrass de la bte. Flint grogna de nouveau. Jai quand mme limpression quon ma fendu la caboche en deux. - 256 -

Erril reporta son attention sur Vael. La statue que devais-tu en faire une fois Gelbourg ? Le premier matre rentra la tte dans les paules. La porter jusqu des ruines et ly laisser. Cest tout ce que je sais. Flint lutta pour se redresser dans les bras de Joach. Quelle statue ? Joach lui expliqua la dcouverte de la sculpture dbne et les plans que le Seigneur Noir avait conus pour elle. Le visage de Flint sassombrit. Erril lui laissa quelques instants pour digrer ces rvlations : il avait confiance en lintelligence de son vieil ami. Je dois la voir, dclara enfin Flint. (Repoussant Joach, il se leva maladroitement et fit face Elena.) Tu peux nous ouvrir un chemin jusqu la cale ? La jeune femme acquiesa lentement. Soudain, la voix de Tok sleva depuis le seuil de la cabine. Quelquun arrive ! siffla le jeune garon. Il fit un pas dans le couloir, puis battit trs vite en retraite. Une cloche se mit sonner frntiquement sur le pont principal. Ils se sont rendu compte que vous vous tiez vads ! Elena ? appela Flint. Tu veux que je touvre un chemin ? (La jeune femme tourna son regard vers Vael.) Il a dit lui-mme que lquipage ne lui survivrait pas. Avant que quiconque ait pu ragir, elle leva le bras, et un torrent de flammes se dversa de sa main. Erril plongea sur le ct et sentit le souffle du feu sorcier contre sa joue. Affol, Vael recula le long du mur pour tenter dchapper aux flammes. En vain. Lextrmit de la lance de flammes se dploya tel un filet incendiaire dont les mailles emprisonnrent le premier matre aussi srement quune toile daraigne immobilise une mouche. Vael se tordit en hurlant tandis que ses vtements se consumaient et que sa chair fumait. Joach avait rejoint Tok prs de la porte. Il y a au moins cinq hommes au bout du couloir, rapportat-il. Ils ont des pes et des torches. Et il en arrive dautres. Ils doivent savoir que nous nous cachons ici. - 257 -

Elena, que fais-tu ? sexclama Erril. Cet homme nous a dit tout ce quil savait. Je le sens avec ma magie, rpondit la jeune femme dune voix morne. (Ce fut sans la moindre passion quelle guida les filaments enflamms lintrieur de la bouche grande ouverte de Vael.) Et tant donn quil est li tous les uljinn du bord Le bras tendu, elle ferma le poing et tourna son poignet. Une secousse agita Vael, comme si on venait de lui briser le cou, et son corps saffaissa. Si tu coupes la tte dun serpent, ses anneaux deviennent inoffensifs, marmonna Elena. Elle baissa la main. Le feu sorcier steignit comme une chandelle quon vient de souffler. Erril se dirigea vers Vael. Un peu de fume slevait encore de sa chair noircie. Elena lavait tu. Horrifi, Erril pivota vers la jeune femme. Celle-ci le regarda en silence pendant quelques secondes, puis lcha : Tu nas pas touch son esprit. Moi, si. Et elle se dtourna. Tous les pirates viennent de scrouler dans le couloir, sexclama Joach, stupfait, depuis le seuil de la cabine. Flint acquiesa. Vael tait le lien de sang. Les uljinn sont morts avec lui. Tok, qui stait faufil dehors en reconnaissance, revint en courant, le visage rouge de panique. Leurs torches et leurs lanternes sont tombes par terre ! Elles sont en train de mettre le feu ! La moiti du couloir brle dj ! Erril se redressa et se prcipita vers la porte dfonce. La Bonite tait un vieux bateau, dont le bois bien sec flamberait merveille. Un incendie vigoureux ne mettrait que quelques minutes le rduire en cendres jusqu la ligne de flottaison. Joach prta son paule Flint pour sortir. Tok sattarda dans la cabine, dtaillant le cadavre de Vael. Soudain, il courut vers lui et lui donna un coup de pied. Ctait ma famille ! hurla-t-il, les joues dgoulinantes de larmes. Erril sapprocha du jeune garon et lui passa le bras autour - 258 -

des paules. Tok saccrocha lui comme sil tait en train de se noyer. Ils navaient pas de temps perdre en lamentations ou en paroles rconfortantes. Pourtant, Erril rengaina son pe et souleva lenfant de terre. Comme il se dirigeait vers la porte, Tok blotti contre sa poitrine, Erril surprit Elena en train de le fixer depuis le seuil de la pice. Le chagrin et limpuissance se mlangeaient dans lexpression de la jeune femme. Si Erril avait eu un deuxime bras, il le lui aurait volontiers prt pour quelle sappuie dessus. Mais il ne put que la presser dune voix douce. Il faut nous dpcher. Elena acquiesa. Son regard se posa sur le jeune garon sanglotant, et son air perdu cda de nouveau la place une dtermination de fer. Elle embota le pas Erril en marmonnant quelque chose. Erril fit semblant de ne pas comprendre. Mais, en vrit, il avait trs bien entendu ce quelle venait de dire ou plutt, de rpter. Ctaient les paroles quil lui avait dites un peu plus tt : Tout Alasa saigne. Elena mergea des couloirs envahis par la fume la suite de ses compagnons. Derrire eux, des flammes slanaient dj vers le ciel, ajoutant leur clat celui du jour naissant. Le pont principal tait jonch de corps pars, semblables des poupes de chiffon abandonnes. Trois hommes pendaient au bout de drisses emmles ; ils avaient d tomber pendant quils travaillaient dans le grement. Sous les yeux dElena, une langue de flammes toucha la misaine. Avec un chuchotement avide, le feu remonta le long de la toile, huile jusquaux cordes et aux mts qui la soutenaient. Des cendres brlantes plurent sur les compagnons. Elena dtourna la tte lorsque lun des corps, qui se balanait audessus de sa tte telle une lanterne, sembrasa en un clin dil. Prs delle, Erril posa Tok sur le pont. Nous devons abandonner le navire, dclara-t-il. Tout de suite. Lincendie se propage toute allure. Comme pour donner plus de poids ses propos, une explosion retentit dans les profondeurs de la Bonite. Un - 259 -

tonneau dhuile enflamme jaillit travers les planches du pont et dcrivit un arc de cercle au-dessus de leau, laissant derrire lui une trane fumante. La tte rentre dans les paules, Elena suivit Erril vers la poupe. Et la statue dbne ? demanda-t-elle. On ne peut pas la laisser l. Tout en faisant signe Flint et Joach de les rejoindre, Erril rpondit : Quelque flau quelle abrite en son ventre, cest la mer quil appartient dsormais. Nous ne pouvons pas faire mieux. Elena ntait pas convaincue. Tant de mal ne se noierait pas aussi facilement, ft-ce dans un bateau en flammes. Le marteau la main, elle jeta un coup dil vers lcoutille principale. Erril dut lire dans ses penses. Non, Elena. Jignore ce que le Seigneur Noir esprait en faisant transporter la statue Gelbourg, mais, au moins, nous avons djou cette partie de son plan. Flint se trana jusqu eux. Il avait le teint gris et sappuyait toujours lourdement sur Joach. Avant de parler, il toussa pour expulser la fume et les cendres qui encombraient ses poumons. On a un problme, haleta-t-il. Il ny a aucun moyen de descendre de ce bateau, sinon en se jetant par-dessus bord. Erril se rembrunit et scruta locan travers la fume. Elena limita. Ils taient trs loin du continent, et encore plus loin de la premire des les de lArchipel. Flint tendit un doigt vers la cte. L-bas. Vous voyez ces lumires ? Elena plissa les yeux. O ? commena-t-elle. Puis elle repra les lampes parses qui clairaient le rivage rocailleux au nord de leur position. Cest Port Rawl, rvla Flint, sinterrompant pour laisser passer une quinte de toux. Ici, les courants sont forts, mais en nous accrochant des morceaux de lpave, nous parviendrons peut-tre nous propulser jusqu la terre ferme et gagner la ville. Erril dvisagea ses compagnons. Elena savait quil jaugeait - 260 -

leurs forces par rapport au froid de leau et la puissance des courants marins. Lpuisement quil lisait sur leur visage lui fit froncer les sourcils. Il ntait pourtant pas en meilleur tat queux. Nous naurons peut-tre mme pas besoin de nager jusquau rivage, insista Flint. Nous sommes assez prs de Port Rawl pour quils reprent lincendie et envoient des charognards. Encore des pirates ? senquit Joach. Flint haussa les paules et porta la main sa nuque. Tant que ce sont des pirates ordinaires, je suis prt leur baiser les pieds. Soudain, la grand-voile senflamma, illuminant le nuage de fume qui enveloppait le navire. Elena sentit de la chaleur traverser les semelles de ses bottes comme lincendie du pont infrieur commenait cuire les planches. Nous navons pas beaucoup de temps, fit remarquer Flint. Restez ici, ordonna Erril. Se couvrant le nez et la bouche avec un morceau de toile, il slana travers le pont envahi par la fume. Flint et Tok se positionnrent prs du bastingage, prts sauter. Joach se rapprocha de sa sur. Elena prit la main quil lui tendait. Cest toujours la mme chose, grommela le jeune homme. Quoi ? Il grimaa. Chaque fois quon est quelque part ensemble, on doit fuir devant un incendie. Elena lui rendit un sourire las. Elle savait quil faisait rfrence au feu qui les avait chasss de leur verger natal. Il avait raison, songea-t-elle. Son chemin tait toujours trac par des flammes. Soudain, Erril jaillit de la fume en toussant. Sous son bras, il tenait une petite porte de bois. On pourra lutiliser pour se maintenir flot, dit-il en la posant contre le bastingage. (Il se dtourna.) Je vais chercher autre chose. Jai repr une table casse dans la cambuse. Avant que quiconque puisse protester, il disparut de - 261 -

nouveau dans la fume. Sur le pont, personne ne disait mot. Tous les regards exprimaient la mme angoisse. Elena tudia les vagues qui clapotaient contre la coque du navire. Russirait-elle nager sur une si grande distance ? Elle scruta leau en qute de nageoires de requins ou toute autre menace similaire. Quelque part dans le lointain, un cor mugit dabord doucement, puis de plus en plus fort. Le son se rpercuta la surface de locan. On aurait dit la plainte dune crature aquatique agonisante. Les gens de Port Rawl nous ont reprs, commenta Flint avec un mlange de soulagement et dinquitude. Ils donnent lalarme. Si nous parvenons Soudain, une violente secousse agita le pont. Tok tomba genoux. Un rugissement jaillit des profondeurs du navire comme si celui-ci exhalait son dernier souffle. La vergue du mt, demi carbonise, scrasa au milieu du pont en dfonant une partie du bastingage. La Bonite gta et tangua, un sifflement montant des endroits o leau sale teignait les flammes. Flint rejoignit Elena et Joach dun bond. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, le pressa-til. Nous devons abandonner le navire. Tout de suite. Il est en train de se dsagrger ! (Le vieux loup de mer poussa Elena vers la porte ramene par Erril.) Reste avec ton frre. Je moccupe du gamin. Nagez vers la cte et, si vous voyez un bateau, signalez-vous. Mais Et Erril ? protesta Elena. Elle fit un pas dans la direction o le guerrier avait disparu. Flint lui agrippa lpaule dune poigne de fer pour la retenir. Il se dbrouillera. Il sest dj tir de situations bien pires que celle-ci. Joach se planta devant sa sur pour lui barrer le chemin. Frre Flint a raison, El. Aide-moi jeter cette porte leau. Elena frona les sourcils, mais obtempra. Les deux jeunes gens firent passer leur radeau improvis par-dessus bord. Le battant de bois gifla leau, sombra demi, remonta la surface et commena aussitt sloigner. Le courant tait vraiment - 262 -

fort. Flint avait russi arracher un morceau de bastingage cass. Tok et lui sapprtaient sauter en le tenant dans leurs bras. Vite ! Aboya-t-il. Joach aida sa sur enjamber le bastingage. Va y, hurla-t-il Flint. On sen sortira ! La peur figea le visage de Tok, mais Flint lui pressa le bras pour lencourager, et ils sautrent. son tour, Joach escalada le bastingage et se tourna vers Elena. Prte ? Oui, rpondit la jeune femme en le poussant dans le vide. Joach heurta violemment la surface de leau. Les vagues lengloutirent, mais il mergea trs vite, toussant et crachant. Penche vers lui, Elena lui dsigna la porte qui flottait non loin. Va la chercher et attends-moi ! ordonna-t-elle. Je ne partirai pas sans Erril ! Elena ! Non ! Protesta Joach. Mais la jeune femme ne lcouta pas. Elle enjamba le bastingage en sens inverse et sloigna. Elle refusait dabandonner Erril. Le bateau tombait en morceaux autour deux. Le guerrier tait peut-tre coinc sous des dbris, et, grce sa magie, elle pourrait facilement le librer. Elena fona vers lcoutille du gaillard darrire. Erril avait dit quelque chose propos de la cambuse. Un bras repli devant le bas de son visage, la jeune femme sengouffra dans louverture. Les cendres lui piquaient les yeux ; des larmes dgoulinaient sur ses joues. Elle dvala lescalier en pente raide, risquant de se cogner la tte lorsquune marche cda sous son poids. Sans saccorder de temps pour se ressaisir, elle fona vers la cambuse. travers la fume, elle repra un corps inerte. Elle se prcipita vers lui, le cur dans la gorge, et dcouvrit que ctait juste le cuisinier. Elena se redressa. La cambuse ntait pas grande, mais la fume lempchait den distinguer tous les recoins dautant que les larmes brouillaient sa vision. Cest pourquoi elle ne repra la trappe bante que lorsquelle faillit tomber dedans. Elle saccroupit et scruta lobscurit. Une chelle claire par - 263 -

une vague lueur rougetre senfonait dans les entrailles du navire. Elena savait o elle conduisait. Un peu plus tt, Erril, Joach et elle staient tenus quelques mtres plus bas, coutant brailler les pirates. Ctait dans cette cale quils avaient t emprisonns dans cette cale que se trouvait la statue de la wyverne. Erril ! hurla Elena dans louverture. Tu mentends ? Elle attendit en retenant son souffle. Pas de rponse. Sans se laisser le temps de rflchir, elle empoigna les montants de lchelle et commena descendre dans les boyaux du navire. La lueur, ralisa-t-elle, ne provenait pas dune lanterne mais dun feu qui couvait au fond du petit couloir. Et la chaleur lui brlait les poumons chaque inspiration. Il fallait quelle se dpche. Dun pas prudent mais rapide, Elena savana dans le couloir. Plus elle se rapprochait du feu, plus la chaleur devenait infernale. Mais en cinq pas, elle eut atteint la porte du rduit qui abritait la pompe dasschement. Elle entra, un poing dress devant elle et dj embras par sa magie sanglante. Ce quelle dcouvrit la stupfia au point de la paralyser. Au centre de la pice gisaient les dbris de la caisse morceaux de planches brises et noircies. Rien dautre. La statue avait disparu. en juger par lparpillement des dbris, la caisse devait avoir implos. Elena promena un regard la ronde, comme si elle sattendait voir la wyverne tapie dans un coin ou suspendue au plafond. Mais il ne restait pas le moindre signe de la crature dbne. Elena fit un pas en avant. Le bout de sa botte heurta un objet qui roula sur les lattes du plancher. Le mouvement attira son attention, et un hoquet schappa de sa gorge comme elle reconnaissait lobjet. Elle se prcipita pour le ramasser. Ctait le poing de fer la cl de Valloa. Donc, Erril tait venu ici ! Essuyant ses larmes et la sueur qui lui coulait dans les yeux, Elena se mit quatre pattes pour mieux chercher. Elle trouva larme dErril, lpe dargent que lui avait confie Denal. Horrifie, elle ralisa que les bouts de tissu parpills autour appartenaient la chemise et au pantalon dErril. Les - 264 -

vtements du guerrier avaient t taills en pices. Puis Elena avisa le lien de cuir qui avait servi attacher ses cheveux. Il tait compltement noirci. Sous le choc, la jeune femme se releva. Elle tremblait de tous ses membres. Son horreur et son chagrin taient trop grands pour quelle puisse pleinement les apprhender. Non, gmit-elle enfin. Elena recula vers la sortie, ne sarrtant que pour ramasser le poing de fer et lpe dargent. Arrive dans le couloir, elle fit volte-face et slana vers lchelle. Entre le choc quelle venait de subir et les reliques dont elle stait encombre, la remonte sannonait dlicate. Mais Elena serait morte asphyxie plutt que dabandonner les affaires dErril. Elle lutta pour grimper les barreaux tandis que ses vtements et sa peau commenaient brler sous leffet de la chaleur. Enfin, elle sextirpa de la trappe ouverte et stala sur le plancher. Au sortir de la cale, chaude comme un four, la cambuse paraissait presque frache. Elena ferma les yeux. Elle voulait juste se reposer un instant, mais bascula aussitt dans une somnolence hbte. Quand elle reprit connaissance, la jeune femme tait entoure par un pais nuage de fume suffocante. En toussant, elle se redressa. Les flammes la cernaient. Au-dessus de sa tte, des planches se brisrent dans un grand craquement. Elena se tordit le cou. Une silhouette noire monstrueuse tendait sa patte vers elle. Non, geignit-elle, trop accable pour rsister. Des griffes acres se refermrent sur elle linstant o sa vision sobscurcissait. Au-del de tout espoir et de toute conscience, les tnbres lengloutirent.

- 265 -

12

Elena revint lentement elle. Elle se dbattit contre les liens qui limmobilisaient, puis ralisa que ctaient juste de grosses couvertures troitement bordes autour delle. Du calme, mon enfant. Tu es en scurit. Elena tourna la tte. Une femme saffairait dans la petite pice o elle tait couche. Comme la frle silhouette se retournait, elle poussa un hoquet de surprise. Entre le front et le nez de linconnue, il ny avait que de la peau sombre. Pas dyeux. Cette vision la fit frissonner. Qui ? O ? balbutia Elena. Elle lutta pour se redresser. Le roulis de son estomac lui disait quelle devait tre bord dun navire. Elle promena un regard la ronde. Un coffre, une table et le lit. Il ny avait mme pas de hublot. Elena tenta de parler, mais une brusque quinte de toux len empcha. Elle prit plusieurs inspirations trangles et ructa, faisant remonter une glaire noire de sa gorge. Les yeux pleins de larmes, elle saffaissa dans ldredon en duvet doie, trop faible pour opposer la moindre rsistance. La vieille femme, dont les cheveux gris taient attachs en chignon au sommet de son crne, sapprocha en touillant le contenu dune chope fumante avec une brindille de saule. Le breuvage sentait la cannelle et les plantes mdicinales. Bois a, dit-elle en tendant la chope Elena. Je sais que ta magie finira par te gurir, mais toute aide est toujours bonne prendre. Mfiante, Elena scarta. Et ce faisant, elle sentit quelque chose remuer au pied de son lit. Elle replia vivement les jambes. Un petit visage encadr par une crinire de feu jaillit de dessous les couvertures. Ses immenses yeux noirs fixrent Elena - 266 -

en cillant. Puis il dgagea une queue annele dor et de brun. Tikal Tikal Vilain garon, chantonna-t-il tristement. Une odeur cre parvint aux narines dElena depuis lautre extrmit du lit. La crature avait adopt une posture penaude : la tte baisse et la queue enroule autour de son cou. La vieille femme la rprimanda et la chassa. Je suis navre, ma chrie, dit-elle en sasseyant au bord du lit. (Elle tenait toujours la chope quElena navait pas prise.) Tikal est perturb par ce voyage en mer. Dhabitude, il utilise un pot de chambre. Jirai chercher des draps propres dans un instant. Elle adressa une grimace froce son familier, qui fila se percher sur la table sans demander son reste. Puis elle reporta son attention sur Elena. Cest normal quil soit nerveux, dit-elle en guise dexcuse. La dernire fois que lui et moi nous sommes trouvs bord dun bateau, cest quand nous avons t capturs par les esclavagistes. Aucune menace nmanait de cette femme, mais, parce quelle tait nue sous les couvertures, Elena se sentait vulnrable. Moi aussi, je suis prisonnire de ces esclavagistes ? demanda-t-elle, la gorge vif. La vieille dame lui sourit. Tu ne te souviens vraiment de rien ? (Elle eut un petit rire amical.) Nous tavons sauve du bateau en flammes. Du moins, Tolchuk ta sauve. Il ta trouve pratiquement inconsciente sur le pont infrieur. Par chance, les ogres y voient bien dans la pnombre, et la pierre qui le guide lui a permis de te localiser rapidement. Sans a, tu serais morte asphyxie. Elena se souvint de la silhouette sombre qui stait penche sur elle et lavait saisie dune patte griffue, dans la cambuse de la Bonite. Tolchuk ? Oui. (La vieille femme tapota le genou dElena travers les couvertures.) Nous faisions dj voile vers le large quand nous avons repr la fume de votre navire, ce qui nous a donn une bonne longueur davance sur tous les autres bateaux envoys - 267 -

par Port Rawl. Maintenant, bois cette dcoction dmonde et de racerbe. a nettoiera ta poitrine de toute la fume que tu as avale. Ta toux risque dempirer pendant la prochaine heure, mais les herbes liqufieront le mucus pour que tu puisses lexpulser. (Avec un gentil sourire, elle tendit de nouveau la chope Elena.) part a, tu as juste besoin de repos. Cette fois, Elena prit la chope. La pierre tait dune tideur apaisante entre ses mains moites. Elle pouvait presque sentir les vertus curatives du breuvage au travers. Mon frre ? demanda-t-elle craintivement. Nous avons repch tout le monde, lexception de Des coups frapps la porte les interrompirent. Entrez ! rpondit la vieille femme. Une silhouette familire pntra dans la pice. Ces membres dlis, ce nez recourb Malgr sa chevelure rduite un duvet argent, Elena ne pouvait que reconnatre Mric. Jai apport une autre casserole deau chaude, commena lelphe. ( la vue dElena, il carquilla les yeux.) Tu es rveille ! sexclama-t-il sur un ton ravi. Il tait rare que cet homme hautain manifeste une telle motion. Comme Mric sapprochait delle, Elena remarqua quil se dplaait dsormais avec une canne, et quil tranait les pieds. Je vois que tu as dj fait la connaissance de Mama Freda, dit lelphe en sappuyant contre le pied du lit. Sans ces dons de gurisseuse, ni toi ni moi ne serions encore l. Que test-il arriv, Mric ? demanda Elena en remarquant les cicatrices sur son visage. Lelphe ouvrit la bouche pour rpondre, mais Mama Freda linterrompit. Vous aurez tout le temps de vous raconter des histoires plus tard. Pour linstant, je voudrais que la petite se lve et marche un peu. Elle est couche depuis prs dune journe. Sans compter quun peu dair frais lui fera le plus grand bien. Mric acquiesa, mais ne bougea pas. Il fixait toujours Elena. Mama Freda soupira. Un peu dintimit serait la bienvenue, monsieur. - 268 -

Lelphe carquilla les yeux. Oh, bien sr ! Dsol, marmonna-t-il en se redressant. Cest juste que Elle a tellement chang ! Flint nous avait prvenus, mais cest encore plus flagrant maintenant quelle est rveille. Mama Freda le chassa comme elle let fait dun animal domestique importun. Laissez-la finir son lixir en paix. Mric jeta un dernier coup dil Elena avant de sortir de la cabine. Elle pourrait aussi bien tre la fille ane du vieux Roi Dresdin, marmonna-t-il entre ses dents. La ressemblance avec les tapisseries est stupfiante. Lorsquil fut parti, Mama Freda alla prendre une paisse robe de chambre dans le coffre. Quand tu auras fini de boire, je temmnerai sur le pont. Elena acquiesa. Elle sirota lentement son th. Le got de la cannelle ne parvenait pas masquer compltement lamertume des plantes mdicinales. Mais le breuvage tait chaud, et il apaisait sa gorge vif. Fermant les yeux pour se remplir de son odeur, Elena tenta de ne pas penser Erril et ce quelle avait dcouvert dans la cale de la Bonite. Le souvenir tait encore trop rcent. Aucun lixir au monde ne pouvait apaiser cette douleurl. a va ? senquit Mama Freda sur un ton plein de sollicitude. Cest trop chaud, peut-tre ? Elena rouvrit les yeux et ralisa que des larmes brouillaient sa vision. Non, cest parfait, murmura-t-elle. Comment une aveugle avait-elle pu remarquer quelle pleurait ? Laissant ce mystre de ct, Elena soupira et finit le contenu de sa chope. Jai fini, annona-t-elle. Mais, dj, la vieille gurisseuse tendait la main pour rcuprer la chope vide. Dans ce cas, allons te faire prendre lair. Elle aida Elena se lever et enfiler la robe de chambre. Puis elle ltreignit brivement et lui chuchota loreille : - 269 -

Le temps est le meilleur remde pour gurir certaines blessures. Elena comprit que laveugle sentait son chagrin. Elle lui rendit son treinte. Je prie pour que vous ayez raison, chuchota-t-elle. Mama Freda lui posa une main tide sur la joue avant de se dtourner pour la guider vers la sortie. Tikal tait perch sur lpaule de la gurisseuse. Elena se rjouit que la canne de la vieille femme lempche de marcher trop vite : ses propres jambes lui semblaient aussi faibles et mal assures que celles dun nourrisson. Par chance, il ny avait pas loin aller : il suffisait de longer un petit couloir et de monter une vole de marches incroyablement raides. Tenant lcoutille ouverte, Mama Freda aida Elena merger sur le pont principal, dans la clart dune fin de matine. Une brise frache sengouffra dans les poumons de la jeune femme. Celle-ci resta immobile quelques instants, savourant la douceur du soleil et du vent. Elle sentait dj la vigueur de ses membres lui revenir. Tu as lair daller beaucoup mieux, gronda une voix rocailleuse derrire elle. Elena pivota. Tolchuk se tenait prs du bastingage, arborant un sourire gn qui dcouvrait ses crocs jaunis. La jeune femme se dirigea vers lui et ltreignit. Merci davoir risqu ta vie pour me sauver. Aprs quelle leut lch, Tolchuk tapota la sacoche quil portait autour de la cuisse. La pierre ne ma pas laiss le choix. Et puis il faudrait plus que quelques misrables flammes pour entamer la peau paisse dun ogre. Attendrie par son humilit, Elena lui pressa affectueusement le bras. Merci quand mme. (Elle regarda autour delle.) O est Mycelle ? Une ombre passa sur le visage de Tolchuk. Partie. Le cur dElena se serra. Elle ne supporterait pas de perdre encore un de ses proches. - 270 -

Elle est morte ? demanda-t-elle dune voix trangle. Tolchuk leva une patte griffue en signe dexcuse et se hta de rectifier : Non, non. Cest moi qui me suis mal exprim. Elle est partie avec Kral et les mtamorphes pour arrter les armes du Seigneur Noir dans le Nord. Elle ta laiss une lettre dans laquelle elle texplique tout. Elena poussa un soupir de soulagement. Ses amis taient vivants, et elle avait lesprit encore trop embrum pour saisir les implications de leur dpart. Elle y rflchirait plus tard, Pour linstant, elle ne voulait rien ressentir. Son cur tait trop meurtri. Une autre voix familire lui parvint depuis la poupe, Regardant par-dessus son paule, Elena aperut Flint en compagnie de quelques marins la peau noire. Le vieux loup de mer avait les joues rouges et lair agit, comme sil tait en train de se disputer avec eux. Il agita la main pour saluer Elena et retourna sa discussion. El ! (Joach, qui tait en train de sentraner au maniement du bton avec Tok, se prcipita vers sa sur.) Tu es debout ! Elena se laissa treindre. Elle se rjouissait de voir que ses compagnons taient indemnes, mais toute cette attention commenait la fatiguer. Joach se redressa. Si tu me pousses encore par-dessus bord, dit-il sur un ton faussement menaant. (Puis un sourire fleurit sur ses lvres.) Enfin, tu es saine et sauve la Mre en soit remercie. Mama Freda dut sentir lpuisement dElena. Allons, laisse-la tranquille, rprimanda-t-elle Joach. Elle agita sa canne pour forcer le jeune homme reculer tandis que, sur son paule, Tikal poussait des couinements dsapprobateurs. Lorsque Joach eut capitul, elle reporta son attention sur Elena. Marchons un peu. Puis je te ramnerai en bas. Elena acquiesa. Elle traversa le pont en toussotant de temps autre. Mama Freda lui tta le front et hocha la tte, rassure. Les deux femmes sarrtrent prs du bastingage pour contempler locan. Des les vertes, bordes de falaises - 271 -

abruptes, jaillissaient des flots tout autour du navire. Celui-ci avait d pntrer dans lArchipel pendant son sommeil, se dit Elena. Elle balaya lhorizon du regard. Pas une seule volute de fume noire en vue. Votre bateau a coul trs vite, expliqua Mama Freda. Nous avons fouill les environs pendant une demi-journe sans en retrouver la moindre trace. De toute faon, il tait dj parti, marmonna Elena. Mama Freda ne dit rien. Elle se contenta de poser une main sur celle de la jeune femme. Dans le ciel, les golands sinterpellaient. Elena les couta, fixant les ondulations des vagues sans les voir vraiment. Soudain, le familier de Mama Freda, qui babillait tout bas en essayant de dfaire le chignon de sa matresse, se mit pousser des glapissements aigus. Elena leva les yeux linstant o les golands sindignaient leur tour. Le nez en lair et les yeux carquills par la frayeur, Tikal agrippa le cou mince de la gurisseuse. Quest-ce quil a ? senquit Elena, intrigue. Mama Freda avait elle aussi tourn son visage vers le ciel. Je vois ce que voit Tikal, dit-elle sur un ton inquiet. Il a une vision plus perante que celle dun humain. Un trange oiseau se dirige vers nous. La wyverne. (Elena scruta le ciel en qute dune tache noire.) Elle a d revenir. Cest bizarre, marmonna la gurisseuse. Puis Elena la vit. La crature jaillit de lclat du soleil, comme si elle venait juste de natre de ses feux. Son plumage flamboya tandis quelle filait travers lazur et disparaissait par intermittences derrire des nuages blancs. Comme elle piquait droit vers les deux femmes, celles-ci battirent prcipitamment en retraite. Elena trbucha sur la canne de Mama Freda et tomba. Des cris rsonnrent derrire elles, signalant que leurs compagnons avaient eux aussi repr lagresseur, mais le regard de la jeune femme tait riv sur le prdateur ail. Celui-ci tait beaucoup trop petit pour tre la wyverne. Alors, de quoi pouvait-il bien sagir ? Elena leva sa main rouge, ttonnant autour delle en qute - 272 -

dun objet sur lequel se blesser pour librer sa magie. Puis ce fut trop tard. Loiseau dploya ses larges ailes tincelantes. Croyant quil allait lattaquer, Elena hoqueta et rentra instinctivement la tte dans les paules. Mais loiseau se contenta de se poser gracieusement sur le bastingage. Il resta perch l, le bec ouvert et les ailes cartes pour se rafrachir. La brillance de son plumage sestompa juste assez pour rvler sa blancheur neigeuse. La tte penche sur le ct, il tudia Elena de ses yeux ronds et noirs. Le faucon de soleil, lcha Mric sur un ton respectueux. Elena se releva avec prudence. Elle ne voulait pas faire de mouvement brusque face lnorme rapace, qui devait mesurer quatre pieds de haut. Le faucon de soleil ? rpta-t-elle. Elle se souvenait du petit faucon de lune qui avait conduit Mric elle, si longtemps auparavant. Cest loiseau de la reine Tratal, rpondit lelphe. Le hraut de la maison toile-du-Matin. Flint les avait rejoints. Perplexe, il demanda : Mais que fait-il ici ? Mric se tourna vers ses compagnons. Elle arrive. La reine en personne a quitt Fort-Tempte. Mais pourquoi ? stonna Elena. Linquitude voila le regard de Mric. Elle vient reprendre les terres dont nos anctres ont t bannis. (De la main, il dsigna le rapace.) Son faucon de soleil annonce le dbut imminent dune guerre. Ses sensations lui revinrent tel un vieux cauchemar. Ce fut dabord un murmure sur sa peau, une caresse si glaciale quelle le brla presque. Puis des sons : un chur de hurlements la fois lointains et proches, comme le souffle dune amante. Ils se rpercutrent lintrieur de sa tte, limplorant de se laisser de nouveau sombrer dans loubli. Mais il lutta contre la tentation et sarracha lobscurit liquide dans laquelle il tait en train de se noyer. En rcompense de ses efforts, il fut assailli par une puanteur de - 273 -

mort qui le suffoqua, puis par une explosion de lumire blanche qui fit voler les tnbres en clats. Il se rveille, annona une voix au-del de la clart aveuglante. Se dbattant dans un ocan de sensations, le noy fit enfin surface. Des fragments dimages sassemblrent comme les pices dun puzzle. Il gisait sur le dos, sur une dalle de pierre aussi dure et froide que le marbre dune crypte. La caresse glaciale sur sa peau rvlait quil tait nu. Comme sa tte basculait mollement sur le ct, il dcouvrit des murs faits de blocs de granit empils. En hauteur, des meurtrires laissaient entrer trs peu de soleil et beaucoup de vent froid. De nouveau, la voix rauque rsonna derrire lui. Il rsiste. Une autre voix rpondit. Elle lui parut trangement familire un murmure exhal par un pass mort et enfoui depuis longtemps. Sa magie le protge toujours. Il ne se laissera pas convertir par les arts obscurs. Le dormeur luttait pour comprendre ces paroles. Mais, pour linstant, il ne vivait que dans ses sensations. Peu lui importait qui taient ces gens. Son esprit embrum ne se demandait mme pas qui il tait, lui. Alors, que faisons-nous de lui ? Il aurait d mourir quand il a pntr dans le Weir. Cest cause de son poing de fer, rpondit la voix dans la familiarit perturbait le dormeur. Le talisman avait le pouvoir de louvrir. Pour ce qui est davoir survcu ce sombre chemin L encore, la magie du Journal Sanglant la protg. Tandis que le dormeur poursuivait son ascension vers la conscience, son esprit se mit relever des informations autres que les odeurs ambiantes et les frissons qui lagitaient. Il commena se focaliser sur des sujets plus importants. Qui taient ces gens ? Il porta sa main sa figure et fit courir un doigt sur ses lvres. Et moi, qui suis-je ? Oublie ton nouveau plan. On devrait le tuer, un point cest tout, affirma la voix rauque. - 274 -

Rauque parce que durcie par de nombreux hivers, ralisa le dormeur. Elle devait appartenir un homme g. Non, rpondit lautre dune voix beaucoup plus jeune et plus vigoureuse. Pourquoi ? Quelle diffrence cela fait-il ? La sorcire le croit dj mort. Et elle viendra quand mme. Quelle vienne ou non, cela ninfluera en rien sur ma dcision. Mais Elena devrait Autour du dormeur, la pice et les voix sestomprent. Un seul mot demeura, aussi flamboyant quune torche, la surface de sa conscience. Elena . Une image spanouit dans la clart : celle dune jeune femme aux yeux dun vert pntrant, au cou gracieux et aux cheveux couleur de flammes. Ce souvenir libra tous les autres. Au dbut, ce ne furent que quelques bribes parses qui resurgirent dans sa mmoire. Un poing de fer dress vers une sculpture noire. La ralit qui se dchire lorsque la statue se change en vortex dnergie malfique. Son corps irrsistiblement attir par la gueule noire du vortex. Et puis des tnbres si anciennes et si abyssales quil nexistait pas de mot pour les dcrire. Frissonnant, il repoussa ce souvenir. Alors, dautres images sengouffrrent dans son esprit un torrent de visages et dhistoires. Cinq sicles de vie remplirent presque instantanment le vide bant de sa conscience. Mre den haut, quavait-il fait ? Erril hoqueta. Ses penses taient enfin redevenues siennes. Sa peau nue brlant de colre et de douleur, il lutta pour sasseoir. Elena, marmonna-t-il en guise dexcuse. Deux silhouettes entrrent dans son champ de vision : une de chaque ct de lui. Il connaissait bien le vieillard en robe noire, aux yeux vitreux et au visage ravag par le temps. Greshym. Le mage noir inclina la tte dun air moqueur et leva le moignon de son poignet droit en un salut grossier. - 275 -

Ainsi, ton esprit aussi est rveill, constata-t-il. Erril lignora et se tourna vers le deuxime homme. L o Greshym avait le dos courb et les jambes arques, son compagnon tait grand, large dpaules et se tenait trs droit. Sous ses cheveux noirs soigneusement coups, des yeux du mme gris que ceux dErril soutinrent le regard du guerrier. Leurs iris avaient la teinte dun matin dhiver neigeux la marque dun vritable homme des plaines de Standi. Pourtant, ils nirradiaient aucune chaleur fraternelle : juste de la froideur et des tnbres. Erril avait limpression de scruter une tombe ouverte. Le choc le priva de lusage de la parole. Lhomme qui lui faisait face ne semblait, lui, nullement incommod. Bienvenue, mon cher frre, dit-il. a faisait longtemps. Shorkan, put enfin articuler Erril. Le sourire de son cadet nexprimait aucune joie : juste une promesse de douleur. Il tait temps quon se retrouve. Erril lui cracha la figure. Tu nes pas mon frre juste un monstre qui arbore son visage. Shorkan ne prit pas la peine dessuyer la salive qui coulait sur sa joue. Tu rapprendras maimer, soupira-t-il. Je te le promets. Jamais ! gronda Erril. Shorkan leva une main. En rponse ce signal, un troisime individu savana un espion qui, jusque-l, tait rest cach derrire Erril. sa vue, le guerrier manqua dfaillir de nouveau. Non ! sexclama-t-il, se souvenant de la nuit o, cinq sicles plus tt, il lui avait pass son pe au travers du corps. Je tai tu ! Lenfant haussa les paules. Une lueur meurtrire brillait dans ses yeux. Ne tinquite pas, homme des plaines. Je ne ten tiens pas grief. Il faudrait bien plus quune lame ordinaire pour trancher ce qui me lie ce monde. - 276 -

Ctait le jeune mage Denal, dernier membre du trio qui avait forg le Journal Sanglant un demi-millnaire auparavant. Ou, du moins, ctait ce qui restait de lui le mal libr par le sort. lpoque, Erril avait cru avoir tu sa moiti malfique. De toute vidence, il stait tromp. Shorkan fit un pas vers lui. prsent que tous les protagonistes de cette fameuse nuit dhiver Gelbourg sont de nouveau runis, nous pouvons commencer. Erril regarda les trois mages. Je ne vous laisserai pas faire de mal Elena. Tu te mprends sur mes intentions, mon frre. Puisque te voil enfin parmi nous, la sorcire ne compte plus. Si nous russissons, elle deviendra un vulgaire jouet pour notre matre. Si vous russissez quoi faire ? Ce fut Greshym qui rpondit de sa voix raille : corriger notre erreur. Erril dtailla les trois visages lexpression dure et au regard impitoyable. Shorkan se chargea dachever lexplication. Ensemble, avec ton aide, nous allons lancer le sort une seconde fois et dlier le livre. Ainsi le Journal Sanglant sera-t-il dtruit jamais.

- 277 -

LIVRE TROISIME FRRES DES DRAGONS

- 278 -

13

Dans les profondeurs de lestomac du Lviathan, Kast se sentait prisonnier cern par des murs vivants. Il suivait Sywen le long dun couloir tortueux, laissant courir une main sur la paroi. La peau de la crature aquatique tait tendue entre des traverses osseuses. Sous sa paume, Kast sentait les vibrations du cur du Lviathan. Avec un lger frisson, il retira sa main. Habiter lintrieur dun tre vivant tait un concept si tranger son esprit drerendi quil avait du mal le concevoir, et encore plus laccepter. Locan et lair libre taient le vritable foyer des Sanguinaires pas cette succession de passages exigus et de cellules minuscules tapis sous la peau dune bte gigantesque qui nageait plusieurs lieues de profondeur. Sy-wen parut sentir le malaise du jeune homme. Elle lui jeta un coup dil par-dessus son paule mince et, repoussant ses longs cheveux verts en arrire, dit : Nous ne sommes plus trs loin. La chambre du Conseil est au bout du couloir. Mais la tension de sa bouche trahissait son inquitude. Kast acquiesa, peu rconfort, et continua suivre la merai. Autour de lui, les murs irradiaient une douce phosphorescence perptuelle mais, en labsence dautre lumire, ses yeux commenaient lui faire mal. Sous ses pieds nus, le plancher vivant senfonait chacun de ses pas, ajoutant sa dsorientation. Marcher sur un sol aussi spongieux rclamait un certain entranement. Comme il se concentrait sur sa dmarche, Kast remarqua que mme lair clochait. Il tait trop humide. Le Sanguinaire avait appris que les Lviathans filtraient lair prsent dans locan et sen servaient pour remplir les cavits corporelles - 279 -

quils partageaient avec les merai. Frissonnant de nouveau, il pressa le pas pour se rapprocher de Sy-wen. Il ne voulait plus penser au lieu rpugnant dans lequel il se trouvait. Crois-tu que ta mre acceptera ton plan ? demanda-t-il en rejoignant la jeune fille. Sy-wen haussa les paules. Peu importe. Les anciens sont cinq. Il nous faut leur accord tous. Mais si nous russissons convaincre ta mre, les quatre autres se rangeront peut-tre son avis, fit valoir Kast. Elle reprsente notre meilleur espoir de mettre le conseil dans notre poche sur ce point. Sy-wen ralentit. Je crains que ma mre soit celle qui nous donnera le plus de fil retordre, avoua-t-elle. Aprs que jeus pratiquement tu Crite Elle nacheva pas sa phrase. Au final, tu as sauv la vie de son dragon, lui rappela Kast. Non. Cest le sang de Ragnark qui a guri ses blessures. (Sy-wen sarrta et se tourna vers le Sanguinaire.) Depuis mon retour de Valloa, ma mre ne ma pas regarde une seule fois dans les yeux, et encore moins adress la parole. Elle prouve une haine froce envers toutes les choses associes aux terrestres. Et, maintenant, je fais partie du lot. Elle craint que jappartienne dsormais au monde de pierre et de poussire. Alors, compte pas trop sur nos liens de sang pour influencer son opinion. Pourtant, le conseil a accept de nous aider durant la bataille venir. Oui, pour honorer lancienne dette de notre peuple envers les mages de Valloa qui nous ont aids chapper au Gulgotha pas par loyaut ou compassion vis--vis des peuples dAlasa. (Sy-wen se dtourna et se remit en marche dans ltroit couloir.) Ma mre nest pas lamie des terrestres. Ils poursuivirent leur trajet en silence. Kast ne savait pas comment remdier lhumeur maussade de Sy-wen. Depuis quils avaient quitt la cte pour se mettre en qute des Sanguinaires et de leurs navires de guerre, la jeune fille avait - 280 -

sombr dans une profonde mlancolie, dont rien ne parvenait la tirer. Kast pouvait mettre sa propre morosit sur le compte de son environnement : il navait pas vu le ciel depuis presque une lune, et son anxit grandissait un peu plus chaque jour. Mais le Lviathan tait le foyer de Sy-wen. tre l aurait d la rconforter. Tout en suivant la jeune fille, Kast dtailla la courbe de son dos nu et les rondeurs soulignes par le pantalon en peau de requin qui moulait ses jambes. Il avait encore du mal accepter lide que cette merai et lui taient lis. Portant une main sa joue, il effleura le tatouage de magie et dencres empoisonnes qui courait depuis son cou jusqu son oreille. Il savait ce que ce motif dissimulait : un norme reptile aux cailles noires et aux yeux rouges, le dragon aquatique Ragnark. Ctait lui, le vritable Li de Sy-wen le monstre tapi sous sa peau. Comme ses doigts caressaient machinalement le tatouage, Kast sentit une lgre chaleur affluer la surface de sa chair. Des motions conflictuelles sagitaient en son sein. Une partie de lui enrageait contre la maldiction dont il tait victime, celle qui le condamnait jamais tre mi-homme, mi-dragon. Une autre partie voulait juste que Sy-wen le regarde dans les yeux et lui touche la joue, voulait juste sentir de nouveau la brlure et lextase de ce contact puis redevenir vritablement le Li de la merai. Mais tait-ce son souhait lui ou le rve du dragon Ragnark, qui naspirait qu recouvrer sa libert ? Kast secoua la tte. Dragon ou pas, il tait avant tout un homme. Et, dans le tumulte de ses penses, une chose a dtachait clairement. Depuis leur premire rencontre, Sy-wen faisait bouillir son sang. Pas cause dune vieille dette ou dun lien magique ; ctait comme si la jeune fille remplissait un trou dans son cur, un vide dont il navait jamais eu conscience auparavant. Il savait que, dune certaine faon, Sy-wen le compltait. De l naissait le ressentiment quil prouvait envers sa maldiction. Il ne voulait pas partager sa bien-aime avec le dragon cach en lui. Et cela suscitait dautres questions, dautres inquitudes qui le tenaient veill jusquau milieu de la nuit. qui Sy-wen tait-elle rellement lie : Kast ou Ragnark ? Et, en labsence du dragon, sintressait-elle encore au Sanguinaire ? - 281 -

Kast sentait que Sy-wen tait en proie aux mmes interrogations. Souvent, il la surprenait lui jeter un regard en biais quand elle pensait quil ne faisait pas attention elle. Ses yeux dargent le jaugeaient. Et, dans ses prunelles, Kast dcelait de la confusion. Il tait clair quelle se mfiait de ses propres sentiments. Quelle part de son dsir tait commande par la magie, et quelle part venait de son propre cur ? Kast aurait aim connatre les rponses. Mais, depuis les preuves quils avaient traverses ensemble sur Valloa, Sy-wen se montrait distante. Elle refusait de discuter de a avec lui, ntait pas encore prte explorer les ramifications de leur lien. Nous sommes arrivs, dclara la jeune fille, une pointe danxit dans la voix. (Elle stait arrte et tendait un doigt vers le bout du couloir.) La chambre du Conseil. Un garde merai se tenait, trs raide, devant un rideau. Comme Sy-wen, il ne portait quun pantalon en peau de requin. Sa poitrine huile et glabre scintillait presque dans la douce lueur des murs. Une longue crinire vert clair aux reflets cuivrs pendait librement jusqu sa taille. Dans sa main, il tenait une lance termine par une dent de requin. Matresse Sy-wen, bienvenue, lana-t-il lapproche des deux visiteurs. Votre mre et les autres vous attendent. Il ne jeta pas le moindre coup dil Kast. Le Sanguinaire avait eu le temps de shabituer ce genre daffront : les merai nprouvaient que ddain pour ceux qui vivaient en surface. Dans leur bouche, le mot terrestre tait la pire des insultes. Mais Sy-wen se hrissait chaque fois que lon manquait de respect son compagnon. Ses joues sempourprrent, et elle regarda svrement le garde, refusant de rpondre son salut tant quil naurait pas remdi sa grossiret. Et bien sr, matre Kast, finit par ajouter lhomme, les dents serres. Le conseil vous attend tous les deux. Sy-wen acquiesa froidement. Merci, Bridlyn. Si vous voulez bien nous annoncer aux anciens nous annoncer tous les deux Le garde sinclina et posa une main au centre du rideau. Au lieu de scarter ou de pivoter tel un battant sur ses gonds, celuici souvrit comme une bouche, ses tissus se rtractant pour se - 282 -

replier le long des murs. Bien que courant, ce phnomne mettait toujours Kast mal laise. Impossible de se croire dans un endroit normal quand les portes souvraient de cette faon. Le garde franchit le seuil et pntra dans la pice au-del. Il les prsenta de manire crmonieuse, mais Kast tait trop stupfait par la vision qui soffrait lui pour lentendre. Bien que relativement petite, la chambre du Conseil paraissait immense : une illusion cre par le mur de droite, o la peau du Lviathan tait transparente comme du verre souffl. Le bleu profond de locan semblait stendre linfini. Autour et au-dessus, des bancs de poissons et des amas dalgues ondulantes dpassaient le trs lent et trs imposant mastodonte. En dessous, le fond de roche et de corail tait festonn danmones pareilles des joyaux vivants, dont certaines irradiaient leur propre lumire intrieure. Au loin, Kast remarqua plusieurs patrouilles de merai monts sur des dragons aquatiques de toutes les couleurs : jade, albtre, cuivre ou or. Le spectacle coupa le souffle Kast. Le Sanguinaire ne ralisa pas quil stait arrt jusqu ce que Sy-wen lui touche le bras et lentrane vers un petit escalier dos qui descendait, Mme alors, il ne put que suivre la jeune fille, les yeux carquills et lair hbt. Lorsquil arriva au bas des marches, sa stupfaction initiale se mua en simple merveillement. Il put de nouveau se concentrer sur les conversations autour de lui. Bridlyn battait dj en retraite vers le haut de lescalier. La vue de sa grimace ddaigneuse aida Kast se ressaisir tout fait. Il ne voulait pas se comporter comme un enfant qui dcouvre le monde. Tournant le dos la baie transparente, le Sanguinaire dtailla le reste de la chambre. Les cinq anciens taient assis derrire une table incurve en corail poli. Parmi eux, Kast reconnut une femme au port de tte majestueux dont les traits lui rappelaient Sy-wen. Cependant, la chaleur du regard de la jeune fille stait depuis longtemps change en cendres dans le regard de sa mre. Cest la mort de mon pre, avait expliqu la jeune fille Kast un peu plus tt. a a tu quelque chose en elle aussi. - 283 -

Mme la prsence de sa fille ne suffisait pas rallumer la moindre tincelle dans les yeux froids de cette femme. Sy-wen se tenait face la table. la faon dont elle votait lgrement les paules et tordait ses mains dans son dos, Kast devina quelle tait blesse par lattitude de sa mre. Au lieu de sadresser directement celle-ci, elle se tourna vers le plus g des membres du Conseil, matre Edyll. Nous venons vous soumettre une requte, dit-elle sans prambule. Cest ce quil semblerait, mon enfant, acquiesa le vieil homme. Matre Edyll tait trs g pour un merai. Ses cheveux avaient vir largent, mais on ne pouvait se mprendre sur lintelligence qui brillait dans ses yeux, ni sur la douceur de son sourire. Pourquoi tant de raideur et de formalit ? ajouta-t-il. Astu dj oubli quil ny a pas si longtemps je te faisais sauter sur mes genoux ? Bien sr que non, oncle matre Edyll. Kast rejoignit la jeune fille, qui avait rougi, et lui posa une main sur lpaule. Puis-je prendre la parole ? demanda-t-il en voyant quelle hsitait continuer. Un peu de la bonne humeur dEdyll svapora mais pas la totalit. Nous vous coutons, matre Kast. Sy-wen et moi sollicitons la permission de quitter le Lviathan. Dans quel but ? Les lgions merai fouillent les Rcifs depuis prs dune lune ; pourtant, les Sanguinaires continuent nous chapper. Le temps presse. Et avez-vous une ide de lendroit o les vtres pourraient se cacher ? senquit Edyll. Kast se passa la langue sur ses lvres sches. Non, monsieur. Mais les merai se dplacent trop lentement dans ces eaux. Des murmures indigns slevrent de la table du Conseil. - 284 -

Les merai naimaient pas quon leur rappelle leurs limitations. Seuls Edyll et la mre de Sy-wen gardrent le silence. Une fois de plus, matre Kast, que proposez-vous ? demanda le vieil homme aprs que les autres se furent calms. Je propose que Sy-wen libre Ragnark. Sa capacit voler facilitera grandement nos recherches, et Pour la premire fois, la mre de Sy-wen prit la parole. Non. Nous en avons dj discut au moment de quitter la cte. Ce nest pas prudent. Un dragon seul ne peut rien face la flotte drerendi. moins dtre devenus trs ngligents, les Sanguinaires nauront pas de mal remarquer une grosse tache noire en train de les survoler. Et mme si vous chappez leurs flches, vous trahirez notre prsence. Or, pour avoir une chance de coincer les Drerendi et de les soumettre notre volont Ce fut au tour de Kast de se hrisser. De les soumettre votre volont ? Vous prenez-vous toujours pour les matres, et nous pour vos esclaves ? Les Drerendi ont rougi ces eaux de leur sang afin que les merai puissent schapper dans les Profondeurs. Ce sont nos navires qui ont retenu les forces du Gulgotha pour vous permettre de vous enfuir. Et vous voudriez revenir pour nous rduite de nouveau en esclavage ? Nous avons pay notre libert au prix du sang ! Lexpression glaciale de la mre de Sy-wen ne changea pas dun iota. Nous connaissons lhistoire de nos deux peuples. Nous savons galement que les Drerendi ont plus dune dette payer avant de pouvoir tre vritablement libres. (Elle dsigna sa propre joue.) Continuez-vous marquer vos fils avec leffigie du faucon des mers ? Oui. Nous navons pas oubli nos anciens serments. Mais savez-vous pourquoi nous vous avions demand de le faire ? Kast se souvint du moment o Sy-wen stait lie lui. Pendant le sort, ils avaient partag une vision du pass, un accord conclu bord dun navire la proue en forme de dragon. Lanctre de Kast avait accept de marquer chaque enfant mle parvenu maturit avec un faucon des mers tatou lencre de - 285 -

poisson-lune et de poulpe des rcifs. Les doigts du Sanguinaire effleurrent sa joue et son cou. Jadis, un faucon des mers stait bel et bien dtach sur sa peau cet endroit. Et la premire fois que Sy-wen lavait touch avant que le dragon sempare de lui et change son tatouage elle lavait soumis sa volont, rduit en esclavage pour la dure de ce contact. Kast balaya le Conseil du regard. Pourquoi ? demanda-t-il sur un ton dur. Que voulez-vous encore de mon peuple ? Je suis sr que les Drerendi accepteront librement de combattre le Gulgotha. Vous naurez, pas besoin de les y forcer. Vous vous mprenez, matre Kast, dclara Edyll. Sur quel point ? Un sourire amus releva les coins de la bouche du vieil homme. Ne vous en tes-vous jamais dout ? (Comme Kast gardait le silence, il poursuivit :) Dans la langue de jadis, votre nom mme rvle votre secret. Drerendi signifie Frres des dragons . Edyll attendit que Kast ralise. Mais le Sanguinaire secoua la tte. Le vieil homme soupira. Le tatouage nest pas destin rduire les Drerendi en esclavage, matre Kast, mais les ramener chez eux. Nos deux peuples doivent tre runis. Le Sanguinaire avait du mal respirer. Que voulez-vous dire ? Que vous et les vtres tes des merai, matre Kast. Debout prs du beaupr, Pinorr diRa, le vieux chaman de lperon de dragon, observait locan dsert. La brise matinale agitait ses longs cheveux blancs. Il repoussa les mches qui lui tombaient dans les yeux. Jadis quand sa chevelure tait encore noire, il la portait tresse, la manire des guerriers. Mais ctait il y a bien longtemps, avant que le rajor maga sempare de lui. Les dieux de la mer avaient rclam ses services. On lui avait pris son pe ; il avait d - 286 -

dfaire sa tresse et enfiler des robes de chaman. Ce jour-l il avait connu simultanment la honte et les honneurs. ce souvenir, il pina les lvres. Puisse-t-il ne jamais souffrir une autre journe comme celle-l. En soupirant, Pinorr tudia les vagues. Depuis son rveil, la mer lappelait et cet appel se manifestait par une douleur sourde lintrieur de son crne. son ge, il connaissait bien ce phnomne. Que veux-tu ? murmura-t-il limmense tendue deau qui se dployait devant lui. Ne peux-tu laisser un vieillard son lit douillet et ses rves du pass ? Mais il connaissait la rponse cette question. Nul ne pouvait se drober la volont de locan. Fermant les yeux, Pinorr projeta ses perceptions. Il mit de ct le parfum de liode et ignora la caresse de la brise sur ses joues rases. Il fouilla beaucoup plus loin que sa propre peau. Dployant ses perceptions jusqu lhorizon, il trouva enfin ce quil cherchait : un soupon dlectricit dans lair, un gmissement lointain. Il connaissait les signes avant-coureurs. Une tempte froce se prparait dans le sud. Les sourcils froncs, Pinorr rouvrit les yeux. La journe tait claire et le ciel bleu ; pourtant, dici la tombe de la nuit, locan rugirait et le vent hurlerait. Ces orages mridionaux taient les pires : ils fouettaient les nuages venus des tropiques, les envoyant dverser leur chargement de pluie et de foudre sur les bateaux qui naviguaient dans les Rcifs. Les oreilles emplies du grondement du tonnerre, Pinorr fixa lendroit o locan et le ciel se rejoignaient. Ce qui couvait lhorizon tait lune des pires temptes possible : une naufrageuse. Sale nouvelle pour la flotte. Pinorr cracha dans la mer, ajoutant son eau et son sel aux siens afin de remercier les dieux den dessous pour leur avertissement. Papa, dit une petite voix prs de son genou. Ils arrivent. Pinorr continua fixer lhorizon. Lenfant assise ses pieds ntait pas sa fille, mais celle de son fils an, dont lesprit tait retourn aux vagues avant mme la naissance du bb. Et, parce que sa mre tait morte en couches, Sheeshon navait pas connu - 287 -

dautre gardien que Pinorr. Au dbut, le vieil homme avait tent de lui faire comprendre quil ntait pas son pre. Mais la pauvre enfant tait simple desprit, incapable de saisir la diffrence. Il avait fini par la laisser croire ce quelle voulait. Qui arrive, Sheeshon ? demanda-t-il dune voix douce, entrant dans le jeu de la fillette. Il sagenouilla prs delle. Sheeshon avait presque dix hivers, mais elle tait toujours aussi nave quune enfant de trois ou quatre ans. Quand sa mre tait morte dans les bras de la sagefemme, on avait d lui ouvrir le ventre pour extirper le bb de son corps qui refroidissait dj. Malheureusement, les gurisseurs navaient pas t assez rapides. Lesprit de la fillette avait t endommag par ce contact prmatur avec la mort. De la manche de sa robe, Pinorr essuya la bave qui coulait sur le menton de lenfant et lissa ses longs cheveux noirs en arrire. Bien quinnocent, son visage ne pourrait jamais tre considr comme joli. La paupire de son il gauche tait demi affaisse, et elle ne contrlait que partiellement sa bouche du mme ct. Ctait comme si la moiti de son visage avait fondu ainsi que de la cire. Pinorr lui toucha la joue. Qui soccupera de toi quand je ne serai plus l ? songea-t-il tristement. Sheeshon ignora sa caresse comme elle avait ignor sa question. Elle tait concentre sur le morceau dos de baleine quelle sculptait laide dun petit couteau. Jai presque fini, papa. Le srieux de son expression fit sourire Pinorr. Bien que simple desprit, Sheeshon tait trs habile de ses mains. Ses doigts agiles palpaient los, le creusaient, le lissaient. Une enfant aussi doue aurait facilement pu devenir lapprentie dun matre sculpteur ; hlas, linfirmit de Sheeshon lui rendait ce rve inaccessible. Pinorr se pencha vers elle. Quest-ce que tu sculptes, ma chrie ? Lenfant le repoussa. Ne regarde pas ! Je dois me dpcher. Ils arrivent ! Ses sourcils froncs et ses traits crisps trahissaient une intense dtermination. Viens, ma chrie, je dois aller voir le matre de quille. Une - 288 -

tempte approche. Pinorr voulut prendre lenfant par lpaule. Non ! sexclama Sheeshon en le piquant avec son petit couteau pour lloigner. Je dois finir ! Pinorr frotta lgratignure quelle venait de lui faire sur le dos de la main. Il se rembrunit non de colre, mais de surprise. En temps normal, Sheeshon tait extrmement docile, trs facile diriger. Ce comportement inhabituel inquitait Pinorr. Pour y faire face, il prit sa voix la plus cinglante, celle qui avait fait et faisait encore trembler maints matres de quille. Sheeshon, tu reprendras ta sculpture aprs le djeuner. Jai du travail. Tu veux que je te laisse avec Mader Geel ? Les doigts de lenfant se figrent. Enfin, elle leva vers lui un visage aux yeux tristes et aux joues baignes de larmes. Non, papa. Pinorr se sentit instantanment plus minable quun cafard. En soupirant, il se pencha vers Sheeshon et lui prit les mains dans ses grands doigts osseux. Les menottes de la fillette taient pareilles deux braises dans ses paumes. Elle devait avoir de la fivre. tait-ce la raison de sa brusque imptuosit ? Pinorr regretta encore davantage de lui avoir parl durement. Je suis dsol, Sheeshon, mon petit cur. Il la prit dans ses bras et lembrassa sur le dessus de la tte. Lenfant marmonna quelque chose contre sa poitrine. Il lcarta doucement de lui et demanda : Quest-ce que tu dis, ma chrie ? Ils sont presque l, rpta Sheeshon en se drobant son regard. Elle tenait toujours la figurine quelle tait en train de sculpter, mais nessayait plus de la terminer. Je peux voir ? demanda Pinorr en la dsignant du menton. Sheeshon hsita, puis dplia lentement ses doigts crisps. Je nai pas fini, dit-elle avec une moue boudeuse. Je ne vois pas bien ce que a va donner tant que je nai pas fini. Ce nest pas grave. Tu auras tout le temps aprs le repas du znith. Pinorr prit le morceau dos de baleine que la fillette lui tendait et se rassit sur ses talons en le levant dans la lumire du - 289 -

soleil. Stupfait, il cligna des yeux. Ctait une figurine magnifique et dire que Sheeshon la considrait inacheve ! La finesse des dtails, lesthtique des courbes, la symtrie des ailes fragiles, tout tait absolument parfait. Pinorr fit pivoter la sculpture pour lexaminer sous tous les angles. aurait pu tre luvre dun matre artisan. Je voulais peindre le dragon en noir, papa. Il doit tre noir ! (Sheeshon tapa du poing sur les planches du pont ; la frustration faisait trembler sa voix.) Et les cheveux de la fille doivent tre verts comme les algues ! Quelle fille ? demanda Pinorr. Puis il ralisa quune frle silhouette tait juche sur le dos du dragon, si minuscule par rapport lnorme crature quil ne lavait pas remarque jusque-l. Qui est-ce ? demanda-t-il Sheeshon. Lenfant fit une grimace en coin, lun des cts de sa bouche demeurant flasque. Papa, cest la fille qui arrive ! Tu mcoutes, oui ou non ? Son imagination fit sourire Pinorr. Ah, donc, son dragon et elle viennent te rendre visite. (Il lui rendit la petite sculpture.) Do viennent-ils ? Serrant la figurine contre sa poitrine, Sheeshon promena un regard la ronde pour sassurer que personne ne les coutait. Le pont tait dsert. Satisfaite, elle tourna des yeux carquills vers Pinorr. De dessous les vagues. Ah, donc, cest un dragon aquatique, comme dans les histoires sur les merai. Mais en plus de nager, celui-ci peut voler dans le ciel, prcisa Sheeshon. Elle leva la figurine et la fit piquer puis redresser dans les airs. Je vois, acquiesa Pinorr sans la contrarier. Tu crois quils temmneront avec eux dans leurs grandes aventures ? Sheeshon simmobilisa et planta son regard dans celui du vieil homme. Elle avait lair choqu. Oh non, papa ! Ils vont nous tuer. - 290 -

Puis elle se remit jouer. Assis sur ses talons, Pinorr observa la malheureuse enfant de son fils. Il se frotta les mains comme pour chasser la poussire dos de baleine incruste dans sa peau. Et aussi surtout pour chasser le froid qui venait de lenvahir. Ce ne sont que les divagations dun esprit malade, se raisonna-t-il en se levant. Mais, dans ses oreilles, il entendait encore le grondement lointain de lorage venir. Il regarda locan paisible tandis que la foudre et le tonnerre se rpercutaient dans sa tte. prsent, il en tait certain. Que ce soit sur les ailes dune tempte ou sur celles dun dragon, leur fin tous se prcipitait vers eux. Sy-wen regarda le Sanguinaire lexpression stupfaite. Elle tait tout aussi choque que lui. Comment Kast pouvait-il tre un merai ? Le jeune homme scarta de la table de corail, comme pour chapper aux paroles de lancien. Tout le sang avait reflu de son visage, faisant ressortir le tatouage de Ragnark, la manire dune flamme noire sur sa joue et dans son cou. a na pas de sens, marmonna-t-il. Sy-wen fit face au Conseil. Matre Edyll devait srement plaisanter aux dpens du pauvre Sanguinaire. Kast ne possdait aucune des caractristiques de son peuple : il navait ni doigts palms ni paupires internes. Mme son teint bronz contrastait avec la peau des merai, si ple quelle en devenait luminescente. Ctaient ces diffrences qui avaient tout dabord attir Sywen vers lui. Aujourdhui encore, voir Kast suffisait lui remuer le cur. Ses traits endurcis par les intempries, sa peau hle, ses cheveux noirs comme locan minuit le dmarquaient radicalement des merai. Il tait pareil une le de granit au milieu dune mer tide. Percevant la confusion de Sy-wen, matre Edyll resta assis en silence, lombre dun sourire aux lvres. ct de lui, la mre de Sy-wen tait aussi immobile quune statue. Les autres membres du Conseil marmonnaient entre eux, visiblement perturbs par - 291 -

la rvlation de leur an. Matresse Rupeli, une petite femme arrogante qui se maquillait les joues avec des couleurs criardes, pivota dans son sige pour faire face Edyll. Vous parlez trop, le prvint-elle. Vous tes peut-tre le chef du Conseil, mais a ne vous donne pas le droit de rvler les secrets des merai ce cet tranger. Ce nest pas un tranger, contra Edyll. Cest un homme de la mer, comme tous les Drerendi. Et surtout, que cela vous plaise ou non, cest aussi un merai. Sy-wen ne put se contenir plus longtemps. Mais Kast ne nous ressemble en rien ! protesta-t-elle. Regardez-le ! Comment pouvez-vous dire que cest un merai ? Elle sentit le Sanguinaire tourner la tte vers elle. Son regard lui brla les joues. Elle navait pas voulu formuler son objection de manire aussi hautaine, comme sil tait indign dtre qualifi de merai. En lui adressant une petite grimace dexcuse, elle vit dans ses yeux combien il tait bless. Jamais elle naurait d parler sans rflchir. Depuis quelques jours, elle sentait que Kast nourrissait des sentiments pour elle. Mais, faute de savoir o elle en tait, elle faisait semblant de ne pas sen rendre compte. Le Sanguinaire attendait un mot delle, un signe indiquant quelle partageait ses sentiments. Et voil comment elle rcompensait sa patience et sa gentillesse : par du ddain. Trs raide, Kast reporta son attention sur le Conseil. Sy-wen a raison. (Il leva ses mains, doigts carts pour mettre en vidence labsence de membrane entre eux.) Aucun de mes frres ne prsente les caractristiques des merai. Vous vous trompez. Matre Edyll se rembrunit. Puisque vous tes si certain de vos origines, racontez-moi une histoire. Do viennent les Drerendi ? Dans quelle contre vos clans ont-ils vu le jour ? Sy-wen observa Kast, attendant sa rponse. Le Sanguinaire se dandina dun pied sur lautre. Nous navons pas de patrie, dit-il enfin. On raconte que nous sommes ns de la mer elle-mme et que, par jalousie, la - 292 -

Terre nous a maudits transforms en hommes ordinaires afin que nous ne puissions jamais regagner notre foyer aquatique. Exils du sein de notre gnitrice, nous chevauchons les vagues en cherchant un moyen de rentrer chez nous. Le sourire de matre Edyll rapparut. Ce nest quune de ces histoires quon raconte le soir au coin du feu, grogna Kast en le foudroyant du regard. Un mythe. Mais je vois ce que vous pensez. Selon vous, a signifie que nos deux peuples partagent le mme hritage. Je vous le rpte : vous vous trompez. Nous ne partageons rien avec vous, sinon notre relation passe de matres et desclaves. Vous avez tout faux, mme sur ce point, affirma calmement Edyll. Expliquez-vous, vieil homme, exigea Kast, une lueur inquite dans le regard. Au lieu de cela, Edyll se tourna vers Sy-wen. Je suis navr, ma chrie. lexception de quelques rudits et des membres du Conseil, personne nest au courant de ce que tu tapprtes entendre. Je dois te demander de garder le secret. Sy-wen jeta un coup dil sa mre, mais celle-ci tait toujours aussi distante, et elle refusa de soutenir son regard. En dglutissant, la jeune fille reporta son attention sur matre Edyll et acquiesa. Qu-quel secret ? La vritable histoire de notre peuple. Sy-wen plissa le front. Mais je la connais dj. Tu ne connais que ce que nous tavons enseign. La honte peut pousser les gens faire des choses stupides mentir, y compris eux-mmes. Edyll jeta un regard entendu aux autres membres du Conseil. Je ne comprends pas, dit Sy-wen. Dabord, je te demande de mcouter sans ides prconues. (Edyll dtailla le Sanguinaire qui se tenait prs delle.) Vous aussi, matre Kast. Ensuite, vous jugerez si je raconte vraiment des sornettes. - 293 -

Kast se contenta de hocher la tte, le visage dur et les bras croiss sur la poitrine. Edyll se laissa aller dans son fauteuil. Il y a trs longtemps, avant mme que les contres dAlasa soient colonises par lhomme, les merai taient des pcheurs. Nous vivions dans des les au large du Grand Ocan. Sy-wen linterrompit. Vous voulez dire que nous vivions dans la mer, prs de ces les. Non, ma chrie : sur les les mmes, la dtrompa Edyll, Jadis, nous tions des terrestres. Le choc fut norme pour Sy-wen. Bien quelle ait pass du temps parmi les gens qui habitaient le long de la cte, bien quelle ait dcouvert leur noblesse et leur courage, cette ide lui donnait la nause. Elle leva les mains, exposant ses doigts palms comme pour rfuter la thorie dEdyll, et protesta : Cest impossible ! Et pourtant, rpliqua sereinement le vieil homme. Du moins, cest ce quaffirment les textes anciens, intervint le plus jeune membre du Conseil, qui stait tu jusquel. (Matre Serre portait des morceaux de nacre et de corail poli dans ses cheveux vert ple ; tout en parlant, il tripota une mche tresse de perles qui pendait sur son paule.) Nous ne sommes pas tous daccord pour admettre quils disent vrai. Matresse Rupeli acquiesa. Certains dentre nous savent que ces vieilles histoires sont de pures inventions. Pour ma part, je naccepte pas vos suppositions, matre Edyll. Mes suppositions ? Tous les rudits se sont entendus sur la validit de ces crits. Les rudits peuvent se tromper, affirma Serre, rejetant sa tresse en arrire. Mme si ces textes ont bel et bien t rdigs du temps de nos origines, rien ne prouve quils racontent la vrit, renchrit Rupeli. Je propose que nous Assez ! tonna le dernier membre du Conseil, le sombre matre Hron. (Pour plus demphase, il tapa du poing sur la table.) Le pass est le pass, dit-il aigrement, son dbut de - 294 -

calvitie luisant dans la phosphorescence des murs. Nous perdons notre temps avec ces sornettes. Quimportent nos origines ? Cest de la situation actuelle que nous devons nous proccuper. Le Gulgotha occupe Valloa, et les sbires du Seigneur Noir arpentent locan. Il ne leur faudra pas longtemps pour nous dbusquer et tenter de nous soumettre, comme ils lont fait avec les peuples dAlasa. Voil de quoi nous devrions nous proccuper. Pendant cette tirade, Sy-wen avait observ matre Edyll. Le vieil homme tait rest assis sans rien dire, les mains croises dans son giron. Quand les autres se turent, il reprit la parole. Cet homme a le droit de savoir, dit-il doucement. (Il agita deux doigts en direction de Kast.) Vous ne pouvez nier lvidence qui se tient devant vous. Tous les anciens reportrent leur attention sur le Sanguinaire. Quoi ? aboya Kast, ses lvres pinces et ses yeux plisss exprimant clairement son irritation. Les anciens lignorrent. La mre de Sy-wen se tourna vers Edyll. Continue. Finis ta lamentable histoire et passons autre chose. En ce qui me concerne, je nai pas envie de mattarder ldessus plus longtemps que ncessaire. Matre Edyll inclina lgrement la tte. Comme je le disais, reprit-il en observant Sy-wen et Kast, ces les taient jadis notre foyer. Mais elles navaient rien didyllique. Au contraire. Au fil du temps, leurs eaux agites endurcirent notre peuple. Nous devnmes une nation de sauvages, qui attaquaient les tribus voisines et rgnaient sur elles en tyrans. Nous sacrifiions des enfants nos dieux et buvions dans le crne des vaincus. Le cur de nos anctres tait aussi froid que les icebergs du Nord. Cest impossible, gmit Sy-wen. Jamais encore elle navait entendu ces histoires. Comme elle scrutait le visage des anciens, elle crut dceler une trace de compassion dans les yeux de sa mre. Les autres membres du Conseil gardaient la tte baisse en une attitude o se mlaient honte et colre. - 295 -

Un hiver, un homme apparut au sein de notre peuple. Certains disent quil tait n dans une des tribus que nous avions soumises ; dautres, que ctait le fils btard de notre roi. Quoi quil en soit, il dcrta que nos murs taient mauvaises et pronona des paroles de paix. Attirs par sa douceur et sa compassion, tous les indigents se rassemblrent autour de lui. Il voyagea travers nos les, suivi par une foule de plus en plus nombreuse et passionne. Le souverain merai de lpoque, le roi Raff, ordonna ses guerriers de massacrer ses fidles et de lui rapporter la tte de cet homme. Qui tait-ce ? demanda Sy-wen. Matre Edyll but une gorge de th de varech. Il avait plusieurs surnoms : Frre des dragons , l Esprit qui marche , le Porte-Paix . Mais son vritable nom sest perdu dans les mandres de lhistoire. Une preuve supplmentaire que a nest quun mythe, ricana matre Serre. Sy-wen ne voulait pas quils recommencent se disputer. Quest-il arriv cet homme ? demanda-t-elle. Le regard dEdyll se fit vague, comme perdu dans le pass. La poursuite fut longue et pique. Plusieurs les virent leur population radique. On raconte que la mer resta rouge pendant une lune entire. Finalement, lhomme se rendit de son propre chef. lapoge du massacre, il se prsenta dans la salle du trne. Je veux que a sarrte , dit-il. Et il se livra aux gardes du roi Raff. Ceux-ci le torturrent pendant sept jours et sept nuits. Ils laveuglrent avec des fers chauffs au rouge, lui broyrent les mains et les pieds et, pour finir, ils lamputrent de sa virilit. Sy-wen frmit. Comment cette histoire atroce pouvait-elle tre vraie ? Comment son peuple avait-il pu se rendre coupable dune telle barbarie ? Puis ils ligotrent son corps bris et ensanglant, mais toujours vivant, sur un radeau pour lenvoyer aux requins, poursuivit matre Edyll sur le mme ton. Tandis que les vagues lemportaient vers le large, lhomme se mit chanter. Et ce ntait pas un appel la vengeance ou la haine, mais au pardon. Ceux de ses fidles qui avaient survcu, et beaucoup de - 296 -

gens qui lentendaient pour la premire fois, entrrent dans les flots afin de le suivre. Parmi eux se trouvait la propre fille du roi. Certains racontent quelle tait son amante ; dautres quelle avait juste t touche par sa chanson. Dans un cas comme dans lautre, une chose tait claire : elle portait la magie dans sa voix. Comme elle savanait dans leau, elle mla son chant celui de lhomme. Alors, les puissants dragons jaillirent des flots en rponse son appel. Ils repchrent les exils et les emmenrent en scurit. Edyll marqua une pause et tendit une main tremblante vers sa tasse de th. De toute vidence, son rcit le fatiguait. Ainsi naquirent les merai, acheva Kast la place du vieil homme. (Sa bouche avait un pli amer.) Dragons aquatiques et merai unis. Quelle noble histoire Non, le dtrompa Edyll en secouant la tte. Vous ncoutez pas assez attentivement. Lhistoire nest pas termine. (Il laissa passer quelques secondes avant de reprendre :) Aprs le sauvetage des exils, le roi Raff envoya des bateaux la poursuite de ses sujets en fuite. Il voulait tous les massacrer, dragons y compris. Mais, une fois de plus, lhomme bris sy opposa. Juch sur un grand dragon blanc, il se porta la rencontre de larmada royale et demanda que cesse le carnage. Prenez ma vie en change de leur libert , cria-t-il. Son corps tortur tait peine capable de tenir assis sur le dos de sa monture. Le roi Raff lui clata de rire au nez et ordonna ses guerriers de lancer leurs pieux et leurs harpons. Lhomme et le dragon furent transpercs par une centaine de lames. Mourants, ils senfoncrent sous les flots, o leur sang se mla leau sale. (Le ton de matre Edyll devint funeste.) Mais ce meurtre brutal avait plong les fidles de lhomme dans une rage pouvantable. Aids par les dragons, ils attaqurent larmada du roi Raff et inondrent le pont de ses navires avec le sang des marins. Ils npargnrent personne. La propre fille du roi planta la tte de son pre sur une pique au-dessus de la proue du vaisseau amiral. Puis les exils mirent le cap sur leurs les natales. On raconte que pas un seul insulaire nchappa leur fureur. Avant de succomber, leurs victimes eurent le temps de les maudire et - 297 -

de les surnommer Frres des dragons ou, dans la langue de jadis, Drerendi . Mon peuple, lcha Kast sur un ton horrifi. Oui, acquiesa Edyll. Guid par son premier chef. Kast carquilla les yeux. La reine guerrire Raffel. Sy-wen voyait bien que la lumire venait de se faire dans lesprit du Sanguinaire. Raff-el. Fille de Raff, prcisa matre Edyll. Elles ne font quune seule et mme personne. Il y eut un silence choqu, que Sy-wen brisa en demandant : Mais comment cela a-t-il donn naissance notre peuple ? Matre Edyll soupira. Nous naqumes tandis que le sang des victimes teintait locan de rouge. Lhomme qui prchait la paix, celui qui tait tomb sous les coups dune centaine dpieux, ne mourut pas et son grand dragon blanc non plus. Pendant trois jours, sous les vagues, leur sang se mla au sel de locan. Et, au cur de ce mlange, les proprits curatives du sang draconique commencrent muter. La magie brouilla la frontire entre homme et dragon. Tous deux se retrouvrent mlangs, lis jamais. Ainsi, le martyr devint le premier vritable merai, dit Sywen, une pointe dmerveillement dans la voix. Matre Edyll acquiesa. Une fois rtabli, il jaillit des flots sur le dos de sa monture. Ses cheveux noirs avaient vir au blanc, comme les cailles du dragon ; ses doigts et ses orteils taient palms comme les pattes du dragon. Dsormais, son dragon et lui pouvaient communiquer entre eux comme des frres. Mais, malgr tous les changements quelle avait provoqus en lui, la magie avait pargn un aspect de lhomme : son cur. Lorsquil vit le massacre perptr en son nom, il hurla la face des cieux cruels et dtourna jamais son regard de ce monde de terre et de soleil. Avant de disparatre, il alla trouver ses fidles bord de leurs navires sanglants et leur ordonna de renoncer leurs murs barbares. Les Drerendi sinclinrent devant ce miracle et implorrent la permission de se joindre lui. Pas - 298 -

avant que vos mains soient laves de tout ce sang, rpondit-il. Servez les enfants des dragons venir. Protgez-les bien, et, un jour, je vous rappellerai moi. Sur ces mots, il sen fut, emmenant les dragons aquatiques avec lui. Kast se racla la gorge. Mais comment un homme seul a-t-il pu engendrer vos clans ? Notre anctre ntait plus seulement un homme. Il tait partiellement devenu un dragon. (Edyll regarda le Sanguinaire dans les yeux.) Et sa monture tait une femelle. De leur union naquirent les clans de merai. Ce fut Sy-wen de ne pas en croire ses oreilles. Vous voulez dire que nous descendons des dragons euxmmes ? Que, jadis, nous nous sommes reproduits avec eux ? Il y a trs longtemps, oui. Bien que nous ne puissions plus le faire dsormais, nous partageons toujours avec eux un lien qui remonte cette poque. Au fil des hivers, dautres hommes et dautres femmes originaires de maintes contres ont ajout leur sang notre ligne, et nos clans se sont multiplis. Puis le Gulgotha est arriv, et nous avons du fuir quitter jamais la terre de la cte. Tout en achevant sa phrase, matre Edyll jeta un coup dil entendu la mre de Sy-wen. Celle-ci dtourna la tte comme si elle avait honte mais sa fille eut le temps dapercevoir la douleur et le chagrin qui brillaient dans ses yeux. Kast se rembrunit. Et vous voudriez que je croie cette fable ? Edyll reporta son attention sur le Sanguinaire. Croyez ce que vous voulez, mais une chose est certaine : le sort de nos deux peuples est li. Et vous avez une preuve de ce que vous avancez ? Matre Serre prit le vieil homme de vitesse : Juste des reliques poussireuses, auxquelles il accorde beaucoup trop de crdit. Edyll se tourna vers son jeune collgue. Jamais Sy-wen navait vu ses yeux flamboyer avec tant de frocit. Cest vos risques et prils que vous mprisez le pass. Vous avez vcu trop peu dhivers pour vous rendre compte de la - 299 -

vitesse laquelle il peut vous mordre par-derrire si vous vous bornez regarder vers lavenir. Matre Serre grogna quelque chose, mais ne put soutenir le regard furieux de son an. Toutes ces disputes commenaient agacer Kast. Alors, quelle est cette fameuse preuve ? Edyll pivota vers le Sanguinaire en haussant les sourcils. Mais cest vous, matre Kast. Que voulez-vous dire ? Il est temps que vous dcouvriez qui vous tes vraiment. Le vieil homme fit un geste, et un pan de mur glissa sur le ct, rvlant un tableau accroch derrire la table du Conseil. La toile montrait un homme aux cheveux blancs juch sur un norme dragon aux cailles couleur de perle. Frre des dragons, le nomma matre Edyll. Notre anctre. Sy-wen hoqueta et fit un pas vers le tableau. Malgr ltrange chevelure de lhomme, elle ne pouvait se mprendre sur ses traits familiers. Ctait le jumeau de Kast jusquau dragon tatou sur la peau de sa gorge. Vous tes la rincarnation de notre anctre, affirma Edyll dans le silence stupfait des deux compagnons. Lhomme et le dragon de nouveau runis par la magie. Cest impossible, murmura Kast, les yeux fixs sur le tableau. Tandis que le soleil approchait de son znith dans le ciel bleu, Pinorr attendait patiemment que le matre de quille de lperon de dragon finisse de donner le fouet lun des marins. Chaque claquement des lanires de cuir tait aussitt suivi par un cri dchirant. Dix coups, ctait la punition habituelle pour quiconque sendormait pendant son tour de garde. Le reste de lquipage vaquait ses occupations comme si les hurlements de douleur du malheureux ne diffraient en rien du glapissement des mouettes. Pinorr avait dcouvert que ce genre de raffut tait monnaie courante bord dun navire dirig par un matre de quille svre. Pourtant, alors quil regardait Ulster tremper les lanires de cuir dans leau sale, il remarqua la lueur avide dans les yeux du jeune homme. Tous les matres de - 300 -

quille nemployaient pas cette mthode pour augmenter la brlure du fouet. Mais celui-ci le faisait systmatiquement. Ulster surprit le regard de Pinorr pos sur lui. Du sel sur une plaie pour graver plus profondment le souvenir de la faute et de son chtiment , dit-il, rcitant le code antique des Drerendi pour justifier la cruaut de la punition. Mais son rictus dmentait cette excuse. La vrit, cest quil aimait faire souffrir. Rprimant le dgot que lui inspirait Ulster, Pinorr se contenta de hocher la tte. Il ne lui appartenait pas de discuter la faon dont le matre de quille grait son quipage. Et puis, Ulster noccupait sa position que depuis peu. Pour avoir servi bord de maints navires et sous les ordres de maints matres de quille, Pinorr savait que beaucoup de jeunes capitaines tentaient dasseoir leur autorit en brutalisant leur quipage. Seul le passage de nombreux hivers leur enseignait que la terreur nengendrait pas le respect, que lquit et la compassion taient la vritable cl de la loyaut des marins. Nanmoins, Pinorr souponnait que le manque dexprience ntait pas lunique raison de la cruaut dont Ulster faisait preuve. En maniant le fouet, le jeune homme rvlait sa nature profonde. Il tait mme, nota Pinorr, oblig de se tortiller dans son pantalon pour ne pas rvler combien cette punition lexcitait. Alors quUlster se dtournait pour porter son dernier coup, la grimace dsapprobatrice que rprimait Pinorr fit brivement surface, et fut aussitt remplace par lhabituelle expression placide du vieil homme. Pinorr dtestait ce jeune chef et pas seulement cause de son sadisme. Tout en lui le hrissait, depuis sa mine arrogante jusqu son habitude de tresser ses cheveux de la manire rserve aux survivants de grandes batailles. Sans oublier quil ne devait pas son statut ses propres mrites, mais au respect que les Drerendi prouvaient pour son dfunt pre. Le pre dUlster avait t le haut matre de quille de la flotte pendant prs de deux dcennies. Ctait grce lui que les Drerendi rgnaient actuellement en matres sur les Rcifs. Durant cette poque glorieuse, Pinorr avait t son chaman - 301 -

bord du redoutable Cur de dragon. Plus quun chef, le pre dUlster tait pour lui un ami trs proche. Ensemble, ils avaient savour bien des triomphes et surmont bien des tragdies : la mort de lpouse chrie de Pinorr, la noyade du fils an de son chef durant une tempte, la victoire de la flotte sur les Spectres Sanglants. Avec tant de vcu en commun, Pinorr ne pouvait rien refuser son ami. Sur son lit de mort, lempennage dune flche jaillissant de sa poitrine ensanglante, le haut matre de quille navait rclam que deux choses. Dabord, avant de trpasser, il voulait voir son fils cadet recevoir la dent de dragon qui le dsignerait comme capitaine dun navire. Et, ensuite, il voulait que Pinorr serve son fils en tant que chaman. Nul ne pouvait dshonorer le mourant par un refus. Ce jour-l, avant le coucher du soleil, Ulster tait devenu le matre de quille de lperon de dragon, et Pinorr lavait suivi bord de ce navire plus petit que le Cur de dragon. Un cri dchirant arracha Pinorr ses souvenirs. Le vieil homme regarda le marin fouett scrouler dans ses fers. Des traces ensanglantes zbraient son dos. Les plaies taient profondes ; travers lune delles, on devinait le blanc dun os. Pinorr blmit. Ulster navait aucune excuse pour employer une telle violence. Le fouet tait cens punir et dcourager des manquements ultrieurs la discipline pas tuer. Tenant la main le seau deau de mer dans lequel il avait tremp son fouet, Ulster se dirigea vers lhomme prostr. Celuici gmit et tenta de se rouler en boule comme sil redoutait un nouveau coup. La douleur lui avait fait perdre le compte ; il ne savait pas si son chtiment tait fini ou non. Il ntait plus quun animal lagonie. Ulster se planta prs de lui et, lentement, versa le contenu du seau sur son dos lacr. Le marin se remit hurler, ses cris envahissant le pont et se propageant la surface de locan. Pinorr rprima un frisson. Il seffora de demeurer impassible tandis quUlster lchait enfin le seau vide et se tournait vers lui. Dans les yeux du jeune homme se lisait une intense satisfaction. Pinorr serra les poings derrire son dos et garda le silence. - 302 -

Comment cette crature rpugnante pouvait-elle tre le fruit des entrailles dun homme aussi admirable que lancien haut matre de quille ? Essuyant ses mains trempes, Ulster se rapprocha de Pinorr. Quelles nouvelles mapportes-tu, chaman ? Le vieillard lutta pour adopter un ton gal et respectueux. Je sens une tempte approcher depuis le sud. Une grosse. Ulster jeta un coup dil vers le ciel dgag. Le scepticisme clairement inscrit sur sa figure donna Pinorr envie de ltrangler. Nul ne mettait en doute la parole dun chaman, surtout dun chaman aussi respect que Pinorr diRa. Tous savaient que son rajor maga le sixime sens avec lequel il percevait les humeurs de locan tait aussi dvelopp que prcis. Les dieux de la mer staient montrs gnreux avec Pinorr. En souponnant le chaman de se tromper, ce misrable mettait en doute la sagacit des dieux eux-mmes. Ctait une insulte que seul le tranchant dune pe pourrait laver dans le sang. Pourtant, Pinorr garda le silence. Ulster tait le fils de son ami, et il honorerait la mmoire du dfunt en servant cet imbcile de son mieux. Alors, que devons-nous faire ? demanda Ulster en reportant son attention sur le chaman. La tempte frappera la tombe de la nuit, rpondit Pinorr. Il faut envoyer un avertissement aux autres vaisseaux de la flotte et chercher Ulster interrompit le vieil homme dun geste impatient. Bien sr, bien sr. Je les ferai prvenir avant le crpuscule. Quas-tu dautre me dire ? Mon repas est en train de refroidir. Pinorr inclina lgrement la tte. Je mexcuse de ne pas mtre montr plus clair ds le dbut, matre de quille. Ce qui se dirige vers nous nest pas une tempte ordinaire, de celles qui ncessitent seulement quon prenne des ris, quon mouille lancre et quon condamne les coutilles. Cette tempte-l vient du Sud profond. Cest une naufrageuse. Nouveau regard sceptique dUlster. - 303 -

Que veux-tu dire ? Je veux dire, rpondit froidement Pinorr, en laissant transparatre juste une pointe de colre dans sa voix, que le reste de la flotte doit tre alert maintenant. Pour que la flotte en rchappe saine et sauve, nous devons trouver un endroit o nous mettre labri avant le dbut de la tempte. Ulster se raidit et secoua la tte. Les vaisseaux drerendi ne fuient pas devant les temptes comme de vulgaires navires marchands la coque renfle. Nos quilles sont capables dessuyer nimporte quel grain. Pinorr renona tout simulacre de dfrence. Vous vous trompez, Ulster. Vous tes trop jeune pour connatre ce que le Sud peut nous envoyer de pire. Jai vu des temptes capables de couper un bateau en deux, des vagues si hautes quelles faisaient littralement culbuter des galions, de la foudre si dchane quelle changeait la nuit en jour. Et ce qui approche de nous est pire que tout ce quoi jai dj t confront. (Il se pencha vers Ulster.) Transmettez mon avertissement ou mourez au coucher du soleil. vous de choisir, matre de quille, cracha-t-il, comme si les trois derniers mots taient une insulte plutt quun titre honorifique. Ulster stait empourpr, et sa colre faisait flamboyer le faucon des mers tatou sur sa joue. Tu outrepasses tes prrogatives, chaman. Ne compte pas sur ton amiti avec mon dfunt pre pour te protger de mon fouet. Pinorr ne flancha pas pas devant ce rampeboue. Transmettez mon avertissement, Ulster, ou je priverai ce navire de la bndiction des dieux, et aucun chaman ne voudra plus jamais fouler son pont maudit. Alors, vous verrez combien de marins vous parviendrez garder bord ! Toute couleur dserta les joues dUlster. Tu oses me menacer ? Vous tes un matre de quille, Ulster, pas un dieu. Lordre des chamans ne souffrira aucun manque de respect, pas mme de la part du haut matre de quille en personne. En ignorant ma vision, vous insultez les dieux de la mer qui nous ont envoy cet avertissement. Je ne le tolrerai pas. Je ne laisserai pas un - 304 -

imbcile dans votre genre attirer la colre divine sur les Drerendi. Durant laltercation, plusieurs marins staient approchs, feignant denrouler des cordes, de nettoyer le pont sec ou de rparer des filets intacts. Ils sentaient la tempte qui couvait bord, et ils taient venus observer le spectacle du tonnerre. Ulster avait conscience de leur regard. Il redressa le dos et carra les paules. Je ninsulterai pas les dieux, dit-il avec raideur. Mais je ne te laisserai pas minsulter pour autant. Tu connais la loi : le chaman conseille, mais le matre de quille conduit. Alors, coutez mes conseils, matre de quille. Transmettez mon avertissement et conduisez notre flotte en scurit avant quil soit trop tard. Les deux hommes se tenaient presque nez nez. Aucun deux ntait prt reculer. Dans lhaleine dUlster, Pinorr capta un lger parfum de gaillardine, lherbe qui augmentait le plaisir masculin pendant les rapports. Une preuve supplmentaire de limbcillit du matre de quille. Non seulement la gaillardine moussait lintelligence et altrait le jugement, mais un usage prolong pouvait entraner une accoutumance. Alors, lenvie de gaillardine devenait plus forte que le dsir sexuel. Seul un idiot aurait consomm une substance aussi dangereuse. Soudain, une cloche retentit dans les entrailles du bateau, annonant le repas du znith. Ulster cda son appel. Je ferai envoyer un signal aux autres navires, capitula-t-il, une froide promesse de vengeance dans la voix. Mais seulement aprs avoir got le poisson-pot grill du chef. Pinorr savait que ce dlai tait une tentative pour apaiser la fiert blesse dUlster, un moyen de sopposer au chaman sans avoir lair de ddaigner sa vision. Il lui accorda cette minuscule victoire. Que lui importait le dcompte des points tant que le matre de quille transmettait son avertissement ? Il ne placerait pas son honneur au-dessus de la scurit de la flotte. Inclinant la tte, Pinorr recula dun pas. Quil en soit ainsi, dit-il dune voix redevenue placide. Puissent les dieux vous accorder des vents vigoureux. Ulster acquiesa et se dtourna, rejetant victorieusement sa - 305 -

tresse de guerrier par-dessus son paule. Pinorr le regarda sloigner en secouant la tte. Cette andouille navait mme pas capt linsulte contenue dans sa dernire phrase. La citation tait extraite dune ancienne prire chamanique implorant les dieux daider un homme incapable de rester assez dur pour honorer une femme. Les lvres pinces, Pinorr se dtourna. Il laissa la colre se dissiper de son sang et passa un long moment observer le ciel en direction du sud. Tandis quil tudiait lhorizon lointain, il perut de nouveau la tempte en prparation plus proche, cette fois. Il sentit de la pluie, de la foudre et un murmure dautre chose quil ne put identifier. Il porta une main au faucon des mers dessin dans son cou. Quelle que soit la source de cette odeur trange, ses relents mme tnus suffisaient faire brler le tatouage comme une torche. Pinorr tait en train de suivre le contour des ailes du faucon avec son index lorsquil se souvint de la figurine en os de baleine et de la minuscule cavalire qui montait le dragon. Ils arrivent , avait dclar Sheeshon. Mais qui ? Les visions de la fillette taient-elles autre chose que les hallucinations dun esprit malade ? Sheeshon avait-elle hrit le don du rajor maga ? Ses paroles contenaient-elles quelque vrit ? Soudain, une voix rauque et pressante sleva derrire Pinorr. Chaman Pinorr, il faut que vous veniez. Le vieil homme sarracha sa rverie. Il fut surpris de raliser combien le soleil tait bas dans le ciel. Combien de temps tait-il rest en transe ? En se retournant, il dcouvrit la silhouette vote de Mader Geel derrire lui. Les cheveux argents de la vieille femme, attachs en une longue tresse, tmoignaient quelle avait jadis t une matresse de lpe. Quy a-t-il ? demanda Pinorr, irrit. Cest Sheeshon, siffla Mader en lui faisant signe de la suivre. Que sest-il pass ? Le matre de quille Ulster sest lass de lentendre - 306 -

marmonner dans les cuisines, et Le cur de Pinorr se serra dans sa poitrine. Quest-ce quil lui a fait ? Il a juste lanc sa figurine contre le mur, o elle sest brise en mille morceaux, rpondit Mader en lentranant le long du pont. La petite a hurl, et elle sest jete sur lui, lcume aux lvres. Elle lui a mme coup la main avec son petit couteau. Je lai fait sortir avant que a dgnre. Elle est indemne, mais je narrive pas la calmer. Et je crains la raction dUlster. Pinorr dpassa la vieille femme et se mit courir en direction de sa cabine. La haine trcissait son champ de vision. Cette fois, Ulster tait all trop loin. Sheeshon tait la dernire survivante de la famille de Pinorr ; il ne la laisserait pas devenir la cible de la cruaut du matre de quille. Avec une force surprenante pour son ge, il ouvrit la vole lcoutille qui conduisait vers le pont infrieur. Ulster voulait la guerre ? Il allait lavoir. Tout en fonant vers sa cabine, Pinorr fit une promesse aux dieux de la mer : avant le prochain lever de soleil, Ulster ou lui aurait succomb.

- 307 -

14

Kast repoussa le plat de palourdes cuites la vapeur. Il navait pas faim. Son esprit peinait encore digrer tout ce quil avait appris le matin mme. En face de lui, Sy-wen faisait rouler un morceau de tubercule marin dans son assiette. De toute vidence, la nourriture lintressait aussi peu que lui. Les deux jeunes gens se dvisagrent par-dessus la table. Aucun deux ne dit mot. Aprs la rvlation du tableau, le Conseil avait suspendu laudience le temps du djeuner. Le garde Bridlyn avait emmen Sy-wen et Kast dans une salle manger prive. La pice tait confortablement meuble, avec une petite table de corail poli et des siges aux coussins de mousse. Les murs sornaient de tapisseries dalgues dpeignant des vues marines. Pourtant, Kast se sentait ltroit comme dans une cellule dautant quil venait de passer la matine dans la chambre du Conseil, depuis laquelle il avait joui dune vue unique sur le vaste ocan. Le fait que Bridlyn se soit ostensiblement post devant la porte narrangeait rien. Kast frotta son menton mal ras. Il devait rompre le silence grandissant avant que celui-ci les submerge tous les deux. Dsignant le mur du menton, il posa la question qui le taraudait depuis son arrive. Comment avez-vous fait pour que les Lviathans acceptent daccueillir vos clans ? Sy-wen haussa les paules. Les dragons peuvent communiquer avec eux. Les Lviathans leur fournissent une source dair frais ; en change, les dragons les aident se protger et se nourrir. Les merai se sont juste intgrs cette relation. Les Lviathans nous abritent ; en contrepartie, nous veillons ce quils restent - 308 -

toujours propres et en bonne sant. (La jeune fille eut un petit sourire.) Mais qui sait ? Si a se trouve, nos anctres se sont galement accoupls avec eux. Qui peut dire ce qui faisait bander ton arrire-grand-pre ? Tant de crudit fit rougir Kast. Le Frre des dragons ntait pas mon anctre, se dfenditil. Peut-tre pas directement, mais admets que la ressemblance Comme la dit matre Serre, cest sans doute une simple concidence. La plupart des Drerendi ont des traits similaires. Y compris le tatouage en forme de dragon ? Kast ne voyait pas quoi rpondre cet argument-l. Les mles de son peuple taient toujours marqus laide dun faucon des mers, pas dun dragon. Dans les entrailles de Valloa, la magie de Ragnark avait transform le tatouage du Sanguinaire, changeant le rapace en un dragon noir lov sur luimme le jumeau de celui quarborait lhomme du tableau. a navait pas de sens. Sy-wen parut sentir que Kast tait mal laise. Elle passa un autre sujet ou plutt, revint sur celui qui les avait conduits dans la chambre du Conseil le matin mme. Quelle que soit la vrit historique, on devrait peut-tre laisser a de ct pour le moment et se concentrer sur notre ide de partir la recherche de ton peuple. Nous avons rendez-vous avec les autres dans six jours peine. Mme si nous partions maintenant, il nous faudrait deux jours rien que pour gagner lendroit des Marasmes o nous sommes censs les rejoindre. Le temps joue contre nous. Je ne vois aucun moyen de remplir notre mission, moins de chercher par nous-mmes. (Elle jeta un coup dil la porte ferme.) Avec ou sans la permission du Conseil. Tu dfierais tes anciens ? stonna Kast. Tu irais lencontre des vux de ta mre ? Sy-wen regarda le Sanguinaire. ton avis, dans quelles circonstances tai-je rencontr ? Crois-tu quon mavait autorise me rendre dans les les avec Crite, ou poursuivre la flotte qui venait de le capturer ? Et - 309 -

puis, au fil du temps, ma mre et moi avons dvelopp un arrangement. Elle me donne des ordres, et je nobis qu ceux qui me conviennent. Je vois. Kast eut beaucoup de mal rprimer un sourire identique celui qui flottait sur les lvres de la jeune fille. Les yeux argents de Sy-wen ptillaient de malice. Bref, reprit-il. Dune faon ou dune autre, tu veux quon regagne la surface. Sy-wen haussa les sourcils. Et pourquoi pas ? Tu nen as pas marre de respirer latmosphre croupie du Lviathan ? Je suppose quun peu dair frais ne me ferait pas de mal, concda Kast en grimaant. Il adorerait sentir de nouveau le vent dans ses cheveux et de lcume sur son visage. a faisait trop longtemps quil tait confin dans le ventre de ce mastodonte marin. Il se redressa sur son sige. Quand tu seras prte, je naurai aucune objection menvoler loin dici. Bien au contraire. La joie fit tinceler les yeux de Sy-wen. Jimagine que Ragnark sera ravi de se dgourdir les ailes. la mention du dragon, le sourire de Kast se fltrit. Il avait oubli que a ne serait pas lui qui fuirait avec Sy-wen, mais Ragnark. Mme si tous deux schappaient du ventre du Lviathan, Kast serait toujours prisonnier cette fois, des cailles dun monstrueux dragon noir. Comme si elle avait peru son changement dhumeur, Sywen tendit une main et toucha le bras de Kast. Le Sanguinaire se droba son regard. Je ne suis pas comme mon anctre, dit doucement Sywen. Cest--dire ? grommela Kast. Cest--dire que je ne partage pas son attirance pour les dragons. (Elle lui pressa le poignet.) Quand je me choisirai un poux, il naura ni ailes ni cailles. Kast leva les yeux vers la jeune fille. Mais tu es lie Ragnark ! - 310 -

Et alors ? a ne signifie pas que mon cur lui appartient. Si tu veux tout savoir, je suis plus attache Crite, le dragon de ma mre, qu Ragnark. Sur beaucoup de points, le dragon qui est en toi meffraie. Il a un ct sauvage qui ne pourra jamais tre apprivois, et encore moins dompt mme par moi. Mais Ragnark et son ct sauvage feront toujours partie de moi. Sy-wen eut un sourire triste. Je tai bien observ, Sanguinaire. Tu abrites peut-tre un dragon en toi, mais ton cur reste tien. a, jen suis sre. Pourquoi ? demanda Kast dune voix raille. Sy-wen lui toucha la joue celle sur laquelle il ne portait pas de tatouage. Parce que je connais ton cur, Sanguinaire. Kast aurait aim que la rciproque soit vraie. Sy-wen essayait-elle juste de le consoler, ou ses paroles avaient-elles un sens plus profond ? Il osa sabandonner la caresse de la jeune fille et laissa sa paume lui rchauffer la joue. Mais Sy-wen scarta alors que des murmures slevaient dans le couloir. La porte souvrit, et matre Edyll apparut sur le seuil. Jespre que je ne vous drange pas, dit-il en congdiant Bridlyn dun geste. N non, mon oncle, rpondit Sy-wen. Kast lui jeta un coup dil, mais, une fois de plus, il ne put lire en elle. tait-ce le soulagement ou lembarras qui la faisait bafouiller ? Matre Edyll referma la porte et se dirigea vers la table. Kast se leva pour lui tirer une chaise, et ne se rassit quaprs que lancien eut pris place ct de lui. Merci, matre Kast, dit le vieil homme en tapotant le poignet du Sanguinaire. (Pendant quelques instants, il dvisagea les deux jeunes gens en silence, puis il lana :) Alors, comme a, vous voulez partir ? Kast jeta un coup dil nerveux Sy-wen, qui sut conserver son calme. Que voulez-vous dire, mon oncle ? Jaimerais discuter en priv des raisons pour lesquelles vous avez sollicit une audience avec le Conseil ce matin. - 311 -

Kast expira lentement. Lespace dune seconde, il avait cru que lancien tait au courant de leur plan secret. Ne devrions-nous pas en parler devant lensemble du Conseil ? Matre Edyll grimaa et secoua la tte. Dans trois jours, mes chers collgues seront encore en train de rouspter parce que je vous ai rvl les origines des merai. Pour des gens soi-disant convaincus que ma version des faits est fausse, ils semportent drlement chaque fois quon voque le sujet. Mais pourquoi dissimuler la vrit ? senquit Sy-wen. Matre Edyll soupira. Cest ce que souhaitait le Frre des dragons. Tel fut son premier dit. Aprs stre rfugi sous les flots et avoir donn naissance aux clans de merai, il interdit tout contact avec les habitants de la surface. Il voulait crer une socit idyllique et, pour cela, il lui semblait prfrable que son peuple pense avoir toujours vcu dans locan. Le vieil homme ricana. Et o sest-il fourvoy ? demanda Kast. Ah, vous aussi, vous avez remarqu que son plan a lamentablement chou ? gloussa Edyll. (Puis son expression se fit pensive et son regard douloureux.) Dune certaine faon, notre anctre tait un imbcile. Sy-wen resta bouche be face un tel manque de respect. Le vieil homme garda le silence quelques instants avant de reprendre : Il pensait fuir son hritage en se rfugiant dans les profondeurs de locan. Mais ce nest jamais aussi simple. Sans le vouloir, il emmena notre violence inne avec lui. Bien quil tentt de le cacher, il descendait dun peuple au temprament de feu. Ses enfants, puis les enfants de ses enfants, manifestrent la mme imptuosit, la mme mfiance lgard dautrui que ses anctres. Et le sang de dragon qui, dsormais, se mlait celui des insulaires dans leurs veines ne fit qualimenter les flammes de leur arrogance. Bientt, ils en vinrent se considrer comme le peuple rgnant de locan infiniment suprieur aux terrestres. Sans cela, pourquoi - 312 -

auraient-ils vit tout contact avec eux ? (Matre Edyll secoua la tte et frissonna.) Avant mme de fuir la cte, nous avions pris lhabitude de bannir ceux qui enfreignaient nos rgles. Ctait un acte cruel. Loin des dragons, la magie de la mer abandonnait ces pauvres hres. Ils se remettaient marcher comme des hommes ordinaires ; leurs caractristiques de merai sestompaient, les empchant jamais de regagner locan. Tel tait le chtiment suprme que nous infligions aux ntres. Kast vit lexpression horrifie de Sy-wen. Il ne pouvait quimaginer la signification de cette peine pour des gens qui vivaient dans une telle promiscuit et un tel isolement vis--vis du reste du monde. Matre Edyll laissa les jeunes gens assimiler ce quil venait de dire. Quand il reprit la parole, ce fut dune voix dure comme du granit. Je vous raconte tout cela titre davertissement. Faites bien attention ce que vous mijotez. Depuis que nous avons fui le Gulgotha, nous avons cess de bannir les ntres pour ne pas rvler notre existence au Seigneur Noir, mais a ne signifie pas que nous soyons devenus plus indulgents. Nous continuons punir trs svrement ceux qui enfreignent nos rgles, dit-il en regardant dabord Sy-wen, puis Kast. Maintenant, vous les tuez, semporta la jeune fille. Matre Edyll sursauta, et son visage blafard sempourpra. Tu es dj au courant ? En discutant avec les gens de la cte, jai appris que jtais la premire merai sortir de locan depuis plus de cinq sicles. De toute vidence, les histoires de bannissement servaient dissimuler une vrit encore plus atroce. Les mensonges sont souvent moins douloureux que la vrit. Comme les origines relles de notre peuple, marmonna Sy-wen. Je viens de te le dire : nous navons pas pu nous dfaire de notre hritage. Quand tu ignores le pass, il finit toujours par ltrangler. Le silence retomba sur la pice. Finalement, matre Edyll se leva en poussant un petit - 313 -

grognement et en massant ses vieux genoux. Assez parl. Il est temps de nous mettre en route. Par respect envers lancien, Kast se leva automatiquement. Sy-wen demeura assise, le visage ferm. Mais elle ne parvint pas masquer totalement sa colre. Jen ai marre des runions du Conseil. Edyll acquiesa. Moi aussi, certains jours. Tu as de la chance : ce nest pas l que nous allons. Sy-wen leva les yeux. O, alors ? demanda-t-elle dun air mfiant. Je vais vous aider vous enfuir. Kast, qui se dirigeait vers la porte, en trbucha de surprise. Quoi ? Le Conseil a dj repris sa sance et rejet votre requte. Il vous interdit de quitter le Lviathan. Bien entendu, je ntais pas daccord. (Edyll haussa les paules.) Cest pourquoi nous devons nous dpcher de vous faire sortir dici. Sy-wen se leva et rejoignit les deux hommes. Mais, mon oncle, vous tes un ancien ! Non, je ne suis quun vieillard un vieillard snile, diraient certains. Mais, en loccurrence, la dcision du Conseil est motive par la peur de linconnu. Mes chers collgues prfrent se cacher au fond de locan plutt que de prendre le risque de changer. Que sommes-nous censs faire ? senquit Kast comme matre Edyll se tournait vers la porte. Le vieil homme lui jeta un regard las. Trouvez votre peuple. Achevez la ralisation du rve de notre anctre. Comment ? Une priode de massacre se prpare, comme durant le rgne du roi Raff. (Matre Edyll posa une main sur le bras de Kast.) Mais dans votre corps de guerrier bat le cur dun homme pacifique. Librez notre peuple, nos deux peuples, de leur hritage de haine et de guerre. Montrez-nous la voie dune paix durable. Sur ces mots, le vieillard ouvrit la porte. - 314 -

Comme ils le suivaient dans le couloir, Sy-wen rattrapa Kast et, pour la premire fois, lui prit la main. Apparemment, je ne suis pas la seule connatre le fond de ton cur, murmura-t-elle. Kast fixa la petite main la peau veloute qui reposait dans sa poigne de granit. Il tait choqu et stupfait. Lespace dun instant, il imagina que limprobable devenait possible. Mme lamour. Pinorr trouva Sheeshon sur son lit. Les bras enveloppant ses genoux replis, la fillette se balanait davant en arrire. Il se dirigea vers elle, sassit au bord de la couchette et la serra contre lui. Des mots schappaient de la bouche de Sheeshon en un torrent chaotique. Ctaient tantt des phrases comprhensibles et senses, comme si elle dialoguait avec un interlocuteur invisible, tantt une suite de marmonnements inintelligibles. Parfois mme, sa voix changeait brusquement ; elle devenait beaucoup trop basse et trop grave pour sortir de la gorge dune enfant. Pinorr savait dexprience quil ny avait rien faire, sinon laisser passer la crise. Ami, la petite-fille de Mader Geel, se tenait immobile dans un coin de la cabine. Les yeux carquills de frayeur, elle regardait Sheeshon sans ciller. Mader Geel entra son tour et lentoura de son bras. Indiquant Ami du menton, Pinorr foudroya la vieille femme du regard. La pauvre enfant naurait pas d veiller seule sur Sheeshon pendant que sa grand-mre allait chercher le chaman. Les crises de Sheeshon avaient de quoi foutre la trouille mme un adulte. Mais Mader Geel ne sexcusa pas. Je refuse de dissimuler Ami les dures ralits de la vie, dit-elle, le visage dur. La folie fait partie de ces ralits. Pinorr plissa les yeux. Sheeshon nest pas folle, rpliqua-t-il en passant ses doigts dans les cheveux de la fillette. Juste un peu simple desprit. (Il baissa la voix.) Je souponne mme que si ses crises ont empir ces derniers temps, cest parce que parce quelle approche dune lvation. - 315 -

Ltonnement brisa le masque de pierre de Mader Geel. Sa folie doit tre contagieuse, lcha la vieille femme sur un ton ddaigneux. Pourquoi les dieux lveraient-ils une enfant infirme jusquau rajor maga ? Je ne prtends pas comprendre les sept dieux de la mer. Leurs voies ont toujours t impntrables. Jignore comment ils choisissent qui attribuer leur bndiction. Les caresses et la voix de Pinorr semblaient apaiser Sheeshon. La fillette cessa de se balancer, et son babil dsordonn se calma progressivement. Quest-ce qui vous fait croire quelle a le don de vue ? insista Mader Geel. Vous avez vu ses sculptures. Le visage de la vieille femme sassombrit. Elle est doue, je vous laccorde, admit-elle contrecur. Mais beaucoup de fous, y compris ceux que lon doit se rsoudre noyer un jour, possdent un talent unique. Jadis, jen ai connu un capable de se dplacer dans le grement dun navire sans utiliser ses mains. Mme par temps de tempte, il marchait sur les cordes comme sur de la terre ferme. (Elle eut un geste insouciant.) Mais, au-del de ce talent unique, tous ces pauvres diables restent des infirmes. Le don de Sheeshon pour la sculpture ne signifie pas quelle ait t choisie par les dieux. Il ne sagit pas seulement de a, sobstina Pinorr. (Pour une raison indfinissable, il avait besoin de partager avec quelquun la dcouverte quil venait de faire.) Moi-mme, jusqu ce matin, je navais jamais souponn que son don puisse tre li au rajor maga. Mais, prsent, je sais ! Mader Geel poussa Ami vers les jouets entasss dans un coin de la pice. La plupart taient des figurines dos sculptes par Sheeshon. Ami sassit par terre et ramassa la minuscule effigie dune sduisante jeune femme dont Sheeshon avait insist pour peindre les mains en rouge. Sa petite-fille ainsi occupe, Mader Geel contourna le lit et sassit du ct oppos celui de Pinorr. Je sais que vous avez peur pour elle Sa tentative de compassion ne fit quexacerber lirritation de Pinorr. - 316 -

Nous devrions tous avoir peur pour elle, cracha-t-il. Un danger approche de la flotte. Il chevauche une tempte qui frappera cette nuit. Et je crois que Sheeshon est la cl qui nous permettra de le comprendre. Que voulez-vous dire ? Avez-vous jamais dout de la vracit de mes visions ? Mader Geel eut un mouvement de recul. Jamais ! Noubliez pas que jai servi sous le pre dUlster, le haut matre de quille. Je sais que votre don nous a permis de remporter maintes batailles. Alors, sachez galement ceci. En sculptant le dragon, Sheeshon ma parl dune menace imminente qui provoquerait notre fin tous, rvla Pinorr. Ce ne sont que des inventions de gosse, affirma la vieille femme. Mais une hsitation perait dans sa voix. Cest aussi ce que jai cru. Javais dj peru une norme tempte qui se dirigeait vers nous depuis le sud, et je navais pas la patience dcouter ses lucubrations. Mais, aprs ma discussion avec Ulster, jai de nouveau sond locan. Et jai senti quelque chose de nouveau dans la brise. Marquant une pause, Pinorr serra Sheeshon contre lui. Lenfant mergeait lentement de sa transe. Le pouce dans la bouche, elle promena un regard la ronde, puis se blottit dans les bras de son grand-pre pour y puiser chaleur et rconfort. Quoi ? demanda enfin Mader Geel. Quavez-vous senti ? Des dragons. Lhorreur se peignit sur le visage de la vieille femme. Peut-tre avez-vous t plus influenc que vous ne le pensiez par les divagations de Sheeshon. Pinorr la fixa par-dessus la tte de lenfant. Donc, vous mettez mes capacits en doute. Mader Geel garda le silence. Le dilemme dont elle tait la proie se refltait sur ses traits. Elle ne voulait pas croire ce que disait Pinorr, mais ne pouvait nier lacuit de son rajor maga. Vous en tes sr ? chuchota-t-elle enfin. Le vieil homme acquiesa simplement. Sheeshon la vu la premire, puis moi. Les merai viennent - 317 -

vers nous. Nos anciens matres esclavagistes, marmonna Mader Geel. Depuis que Pinorr la connaissait, jamais cette femme dure navait donn le moindre signe de faiblesse y compris durant des batailles qui avaient sembl perdues davance. Mais, prsent, la peur brillait dans ses yeux. Ami tait toujours occupe jouer dans son coin. Sans lever les yeux, elle lana sur un ton indiffrent : Sheeshie dit quon va tous mourir. Mader Geel et Pinorr jetrent un coup dil la fillette, puis sentre-regardrent. Sheeshon est la cl, rpta Pinorr en caressant les cheveux de lenfant. Le savoir ncessaire pour nous permettre dchapper la mort est enferm dans sa tte. Des coups retentissants branlrent la porte des quartiers de Pinorr. Les deux vieillards sursautrent. Ami leva les yeux, et Sheeshon poussa un gmissement. Ils arrivent, marmonna-t-elle contre la poitrine de Pinorr. Ouvrez la porte ! tonna une voix dans le couloir. Par ordre du matre de quille, la dnomme Sheeshon doit rpondre de lattaque perptre contre un membre de lquipage. Pinorr passa lenfant Mader Geel. Il ne faut pas quon lui fasse de mal, siffla-t-il. Vous comprenez ? Pas seulement pour moi, mais pour tous les Drerendi dont le sort est entre ses mains. Mader Geel le regarda, hsitante, puis hocha la tte. Je vous crois. Les coups retentirent de nouveau moins forts et plus nerveux cette fois. Mme si la porte ntait pas verrouille, Pinorr savait que les gardes noseraient pas entrer sans y avoir t invits. La crainte du courroux dun chaman les maintiendrait distance quelques instants de plus. Pinorr se tourna vers Mader Geel. Dans ce cas, vous savez ce qui nous reste faire. Nous battre. Malgr la peur qui lui serrait le cur, Pinorr ne put rprimer un sourire en entendant le feu dans la voix de Mader Geel. Ils - 318 -

taient deux vieillards grisonnants prts affronter tout un navire plein de combattants. Ulster croit que sa jeunesse et sa vigueur le rendent fort. Nous lui enseignerons que seul le passage des hivers forge un vritable guerrier. (Pinorr dsigna son front.) Loutil suprme de la victoire, cest la cervelle, pas lpe. Mader Geel acquiesa. Jai toujours dit que vous tiez un sage. Pinorr se leva et entreprit de rassembler les affaires dont Sheeshon aurait besoin. Ah oui ? Quand a ? Les yeux de la vieille femme ptillrent damusement. Pas devant vous, bien entendu. Il nest pas bon que le nez dun chaman slve trop au-dessus de lhorizon. Pinorr la foudroya du regard. Oh, assez de fausse humilit ! Vous avez toujours t ttu comme une mule, du genre vouloir imposer votre faon de voir les choses tout le monde. Mme le pre dUlster se demandait parfois qui dirigeait rellement la flotte. Quoi quil en soit, nous devons nous hter. Nouveaux coups, plus vigoureux que les prcdents. Ne nous forcez pas enfoncer votre porte, chaman ! rugit la voix dUlster. (La couardise de ses laquais avait d finir par nerver le matre de quille.) La fille de votre fils nest pas audessus de nos lois. Elle a pass dix hivers ; par consquent, elle doit rpondre de ses actes. Ouvrez immdiatement ! Pinorr savait que les paroles dUlster sadressaient davantage aux gardes qu lui. Une fois de plus, le matre de quille utilisait la loi pour justifier sa cruaut. Tout le monde savait que Sheeshon navait pas dix hivers dge mental, loin sen fallait. Ulster ne cherchait pas tant faire justice qu blesser Pinorr dans ce que le chaman avait de plus cher. Pourtant, si douteuses que soient ses motivations, nul ne pouvait lui dsobir bord. Secouant la tte, Pinorr reporta son attention sur Mader Geel, qui avait dj pris les deux fillettes par la main et les tenait serres contre elle. Il la rejoignit et lui chuchota trs vite son plan. Puis il lui remit les affaires de Sheeshon. Vous pourrez vous dbrouiller ? - 319 -

La vieille femme acquiesa avec un sourire dur. Je veillerai sur la petite. Personne ne lui fera de mal. Pinorr se dirigea vers la porte. Dans ce cas, que la bataille commence. Essouffle, Sy-wen entra la premire. Matre Edyll la suivit avec lassistance de Kast. Lorsquils furent tous lintrieur, Sywen scella la porte. O sommes-nous ? senquit Kast en jetant un coup dil mfiant la petite pice vide. Sy-wen se tourna vers le Sanguinaire. Dans une capsule, sous le ventre du Lviathan. Elle dsigna la seule chose qui rompait la monotonie des parois : un puits dans le plancher. Un peu plus bas dans ltroit conduit, Kast vit bouillonner leau de locan. Nous appelons a un obligatum , expliqua Sy-wen, sachant que ce mot ne signifiait rien pour Kast. Lorsque tous deux taient monts bord du Lviathan, lnorme crature avait dj fait surface, si bien que Ragnark avait pu se poser sur son large dos. Sy-wen avait saut bas du dragon, rompant leur contact physique et permettant Kast de reprendre sa forme humaine. partir de l, des gardes merai les avaient conduits lintrieur du Lviathan. Quitter celui-ci en secret ne sannonait pas aussi simple. Un obligatum ? rpta Kast en scrutant les profondeurs du puits. Sy-wen acquiesa. Cest ainsi que les merai entrent ou sortent dun Lviathan immerg. Un dragon immerg peut aussi passer le cou lintrieur pour respirer de lair sans devoir remonter jusqu la surface. (La jeune fille tudia le niveau deau dans le conduit.) La chance est avec nous. Le Lviathan ne nage pas trop profond aujourdhui. (Elle se tourna vers Kast.) Quand il plonge trs bas, la pression croissante fait monter leau dans lobligatum et emplit toute la chambre. Si tel tait le cas, nous ne pourrions pas fuir. Matre Edyll gloussa. La chance ny est pas pour grand-chose, ma chrie. - 320 -

Que voulez-vous dire, mon oncle ? Quand jai entendu dire que tu avais sollicit une audience auprs du Conseil, jai devin tes intentions et ordonn au Lviathan de rester dans les hauts-fonds aujourdhui. Sy-wen frona les sourcils. Lorsque mre lapprendra, elle saura que vous avez jou un rle dans notre vasion. Elle le souponnera seulement, corrigea Edyll. Sans preuve (Il haussa les paules.) Vois-tu, mes pauvres vieilles oreilles me faisaient mal. Javais besoin de soulager la pression sur mes tympans, alors, jai demand au Lviathan de remonter un peu. Je vois, grimaa Sy-wen. Maintenant, filez. Matre Edyll saisit une gourde en forme duf, suspendue au mur et prolonge par une tige. Il la tendit Kast, qui la retourna dans tous les sens. Quest-ce que cest ? Une capsule air, rpondit le vieil homme. Vous en aurez besoin pour respirer sous leau. Sy-wen devrait russir retenir son souffle assez longtemps. Il jeta un regard entendu sa nice. Assez longtemps pour quoi ? demanda Kast. Du menton, Sy-wen dsigna le puits. Matre Edyll a raison. Je ne peux pas conjurer Ragnark ici. Il est trop gros pour passer par l. Nous allons devoir sortir par nos propres moyens et conjurer le dragon une fois dans leau. Kast carquilla les yeux, mais ne protesta pas. Sy-wen vit quil luttait pour rester stoque face la perspective de seffacer de nouveau devant le dragon. Mme matre Edyll parut remarquer la tension du Sanguinaire. Il faut que jy aille. Si je mattarde trop, le Conseil va finir par se demander o je suis pass. Sy-wen treignit chaleureusement son oncle. Merci, lui dit-elle loreille. Edyll lui rendit son treinte. Puissent les mares te porter en scurit, chuchota-t-il. - 321 -

Ctait un vieil adieu merai. Ils se sparrent. Edyll salua Kast et sortit, scellant la porte derrire lui. Ds que Sy-wen et le Sanguinaire se retrouvrent seuls, une gne palpable sinstalla entre eux. Il y avait trop de choses dire, trop de choses admettre. Sy-wen avait limpression que le Lviathan nageait dsormais mille lieues de profondeur. Lair lui semblait pais, difficile respirer. Elle dvisagea Kast, mais ne put le regarder dans les yeux. Le jeune homme vitait aussi de la fixer. On devrait y aller, croassa-t-il enfin. Sy-wen acquiesa. Je vais descendre la premire. Je tattendrai lextrieur du Lviathan. Elle se rapprocha de Kast. En silence, elle lui montra comment casser lextrmit de la tige et respirer lair contenu dans la capsule. Je te conseille de te dshabiller quand je serai partie, ajouta-t-elle. Kast hocha la tte. La mtamorphose dchiquetait toujours ses vtements. Vas-y. Comme Sy-wen savanait pour ltreindre, il recula et saisit son ample chemise afin de lter. La jeune fille simmobilisa, les bras ouverts. Elle lavait dj vu nu, mais ne lavait jamais touch lorsquil ltait. Affreusement gn, Kast interrompit son geste. Sy-wen baissa les yeux et se dtourna. Je Je tattends dehors, bredouilla-t-elle. Je Jarrive tout de suite. La jeune fille se positionna au bord du puits en maudissant sa propre stupidit. Mais elle ne put se rsoudre sauter. Comme si Kast avait peru son hsitation, des bras puissants lencerclrent soudain par-derrire. Elle hoqueta de surprise et, lespace dun instant, se raidit dans ltreinte du Sanguinaire. Puis elle se laissa aller contre son corps tide. Les lvres de Kast effleurrent le creux de son cou. Aucun deux ne dit mot. Sy-wen nosa mme pas se retourner. En guise dau revoir, ils changrent des caresses timides et de douces paroles. - 322 -

Enfin, les bras de Kast retombrent, ses doigts frlant les bras nus de Sy-wen comme il reculait. La jeune fille trembla en sentant un souffle dair frais sur sa peau brlante. Sans un regard en arrire, elle plongea gracieusement dans le puits, et leau froide emporta les larmes qui commenaient couler sur ses joues. Une fois sortie du Lviathan, elle fila sous son ventre et se retourna pour faire face au puits. Ses paupires internes staient dj refermes, aussi y voyait-elle clairement travers leau cristalline. Tout en attendant, elle porta la main lendroit o les lvres de Kast lavaient touche. Malgr le froid de locan, ce souvenir lui chauffa le sang. Elle navait pas de mots pour dsigner le tourbillon dmotions qui agitait son cur. Laissant retomber sa main, Sy-wen poussa sur ses jambes pour se rapprocher de louverture dans le ventre du Lviathan. Elle ne devait pas laisser ses sentiments interfrer avec son devoir. Kast tait la rincarnation de lanctre des merai. Selon son oncle, le destin de leur peuple reposait sur les paules du Sanguinaire. Sy-wen remua les pieds et les mains pour demeurer stationnaire prs de lobligatum. Une ternit lui parut scouler avant quune explosion de bulles annonce la sortie de Kast. Dune ruade, elle rejoignit le Sanguinaire. Celui-ci se dbattait et se tortillait comme sil avait toutes les peines du monde sorienter. Une fois prs de lui, Sy-wen ralisa quil tait aveugle dans leau. Il ne possdait pas de secondes paupires pour protger ses yeux contre la morsure du sel et le brouillage de sa vision. Elle imaginait facilement la panique quil devait ressentir se retrouver ainsi projet dans un monde liquide et glacial, dans lequel il tait oblig de sen remettre elle pour survivre. Lorsquelle lui saisit la main, Kast se calma instantanment. Il ne chercha mme pas saccrocher elle : il la laissa venir lui, confiant. Sa poitrine tait nue, et seul un pagne de lin recouvrait sa virilit. Sy-wen avait beaucoup de mal le supporter. La simple vision des membres robustes du Sanguinaire lui faisait presque oublier de retenir son souffle. Elle se positionna face lui et lattira vers elle en se forant - 323 -

ne regarder que son visage. Pour les stabiliser tous les deux, elle dut enrouler ses jambes autour de la taille du jeune homme. Puis elle lui prit le menton et lui fit tourner la tte, exposant le tatouage sur sa joue. Kast se raidit. Il savait ce qui allait suivre. Lemblme de Ragnark, un dragon noir lov sur lui-mme, fixait Sy-wen de ses yeux rouge flamboyant. La jeune fille sentait presque la bte captive limplorer de la librer. Elle lcha le menton de Kast. Le Sanguinaire tourna de nouveau la tte vers elle, mais leau sale continuait laveugler. ttons, il leva la main et toucha la joue de Sy-wen pour lui indiquer quil tait prt. Sy-wen tendit une main vers lui mais pas vers son tatouage. Avec douceur, elle ta de sa bouche la tige qui permettait au Sanguinaire de respirer. Kast ne rsista pas. Il avait toujours confiance en elle. Sy-wen se dbarrassa de la capsule air, attira le jeune homme vers elle et pressa ses lvres sur les siennes. son contact, Kast sursauta lgrement. Puis il la serra plus fort contre lui. Les deux jeunes gens senlacrent avidement, partageant leur souffle par leurs bouches scelles. Le temps suspendit son vol. Mais, si leurs curs se faisaient des promesses dternit, leurs poumons ne pouvaient tenir aussi longtemps sans air. contrecur, Sy-wen finit par toucher le tatouage de Kast avant quils se noient. Au revoir, Kast, lui dit-elle silencieusement. Et, pour la premire fois, elle sautorisa ajouter ce que son cur savait depuis le dbut. Je taime. Alors, locan seffaa devant un tourbillon de griffes et dcailles. Un rugissement emplit les oreilles et lesprit de Sywen comme le dragon tapi lintrieur de Kast jaillissait de sa prison de chair. Avant que les remous sapaisent, Sy-wen se retrouva assise sur le dos dune monstrueuse crature dont les ailes se dployaient comme des voiles de chaque ct delle, et dont le cou se tendait trs loin dans les profondeurs bleues de locan. Ragnark tourna la tte vers sa cavalire. Ses yeux de rubis brillrent, et ses crocs argents scintillrent dans la lumire rfracte. Sy-wen, ronronna-t-il mentalement. Ma Lie. Sa - 324 -

jubilation dtre de nouveau libre submergea la jeune fille. Mais, sous le ravissement du dragon, Sy-wen percevait aussi sa faim, pareille un puits sans fond. Elle effleura le cou pais de Ragnark, glissant ses doigts sous les cailles rigides du dragon pour gratter la chair tendre que celles-ci recouvraient. Nourris-toi, lui enjoignit-elle par la pense. Nous avons une longue route faire. Tendant la main, elle libra le minuscule siphon qui lui permettait de partager lair de Ragnark. La premire goule chassa les tincelles minuscules que le manque doxygne commenait faire danser devant ses yeux. Cest bon de respirer de nouveau, songea Sy-wen. Mais une douleur sourde sattardait encore en sa poitrine, et tout lair frais du monde naurait pas suffi dissoudre le chagrin qui alourdissait son cur. Ragnark renouvela sa provision dair en passant brivement la tte dans lun des obligatum du Lviathan. Lorsque ses poumons furent pleins, il se dtourna et se mit en chasse. Sy-wen se cramponna sa monture. O Kast tait-il pass ? Entre ses cuisses, elle sentait les battements du cur du dragon, pareils des coups de tonnerre. Elle simagina que ctaient ceux du Sanguinaire. Se penchant sur lchine de Ragnark, elle posa une main sur lune des veines qui pulsaient dans son cou. Puis elle laissa ses paupires externes se fermer demi tandis que le dragon fendait les flots, gobant des scalaires et des albacores au passage. Le plaisir que lui procurait ce festin se mlangea, dans lesprit de la jeune fille, au souvenir des lvres de Kast sur sa peau. Monture et cavalire glissaient au-dessus de rcifs semblables des chanes de montagnes. Au loin, Sy-wen voyait dautres dragons aquatiques piquer vers les profondeurs, tels des joyaux en train de couler. Derrire elle, lnorme masse du Lviathan sestompait entre deux eaux. Sy-wen ferma les yeux. Elle se laissa driver dans un brouillard de chagrin et de plaisir mls jusqu ce que les penses de Ragnark fassent irruption dans sa rverie. Mon estomac est plein. O allons-nous maintenant ? Se redressant, elle glissa ses pieds dans les replis de peau la base - 325 -

du cou du dragon. Vers le haut, rpondit-elle. Vers la surface. Un frisson dexcitation parcourut monture et cavalire. Aprs avoir resserr les plis de sa peau pour bloquer les pieds de Sy-wen, Ragnark dploya ses ailes et plongea, puis dcrivit un arc serr afin de prendre de llan. Sy-wen dut sagripper une crte osseuse pour lutter contre la pression qui la poussait en arrire. linstant o elle allait se faire dsaronner, la longue queue du dragon se dtendit comme la corde dun arc. Ragnark fusa la verticale, plaquant ses ailes le long de ses flancs tandis quil filait vers la lumire diffuse de la surface. Sy-wen saccrocha de toutes ses forces. Un rugissement emplit ses oreilles lorsque Ragnark jaillit des flots. De leau de mer cascada le long de son corps, tentant de la renverser. Mais les cailles du dragon enserraient fermement ses pieds, et ses doigts taient plants dans la chair de sa monture comme des griffes. Soudain, ce fut termin. Ragnark se redressa sous elle, et Sywen put se dtendre. Elle rouvrit les yeux. Le dragon survolait les vagues, et le vent schait dj les cheveux verts de la jeune fille. Sy-wen scruta la courbure lointaine du monde lhorizon. Devant elle, locan stendait, plaine immense et monotone. Le disque tincelant du soleil se cachait derrire des nuages blancs moutonneux, confrant leau laspect de largent martel. Les cieux sont en colre, dit Ragnark. Quoi ? cria Sy-wen pour couvrir le souffle du vent. Une dtonation retentit dans son dos. En tournant la tte, la jeune fille comprit ce que Ragnark avait voulu dire. Derrire elle, une courte distance, le monde entier ntait que nuages noirs, trombes de pluie et clairs menaants. Un nouveau grondement de tonnerre rsonna la manire du rugissement dune bte froce. Fuis, ordonna Sy-wen Ragnark. Nous ne devons pas tre pris dans cette tempte. Le dragon fit face aux cieux dchans. Ouvrant sa gueule noire, il poussa son propre rugissement de dfi. Puis il vira sur laile et sloigna en rasant leau. - 326 -

Dpche-toi, le pressa Sy-wen. Le craquement du tonnerre et le hurlement du vent samplifiaient ses oreilles. Elle se plaqua sur lchine de Ragnark. Le dragon acclra, et Sy-wen sentit un feu couver sous son sige comme il luttait pour prendre la tempte de vitesse. Alors, elle ralisa que Kast et elle avaient peut-tre t imprudents de partir seuls la recherche des Drerendi. Elle aurait d couter les conseils de sa mre. Lide de rebrousser chemin leffleura, mais elle la repoussa fermement et se concentra sur locan qui dfilait en contrebas. Peut-tre pourraient-ils se rfugier sous leau et laisser passer la tempte, bien labri dans le ventre de locan Non, songea-t-elle farouchement. Et elle implora le dragon dacclrer encore. Ils navaient dj que trop tard. Sy-wen nosait pas prendre le risque de perdre une journe supplmentaire en sabritant contre la tempte. Non seulement ils iraient plus vite en volant quen nageant, mais, en surface, ils pouvaient scruter le paysage dun bord lautre de lhorizon. Ils navaient pas le choix. Sils voulaient trouver les Drerendi temps, ils devaient chapper la tempte. Comme pour narguer Sy-wen, une monstrueuse cascade de foudre se dversa du ciel derrire eux, projetant lombre du dragon la surface de locan. Les flots devinrent immobiles et vitreux alors que la tempte froce engloutissait la maigre lumire du soleil. Les crocs du ciel sont sur nous, dclara Ragnark. Sur cette pense, les nuages noirs rattraprent les deux compagnons et dcochrent une nouvelle vole dclairs pareils des flches dchiquetes. Le grondement du tonnerre assaillit les tympans de Sy-wen tandis que le vent hurlant menaait de prcipiter monture et cavalire dans les flots en contrebas. Ils avaient perdu la course. La tempte les tenait dans sa gueule. Le mess de lperon de dragon tait bond. La moiti de lquipage stait rassemble l pour assister la bataille entre le chaman et le matre de quille. En temps ordinaire, la grande - 327 -

pice servait de cantine aux marins, mais, pour loccasion, les bancs tachs de bire avaient t pousss le long des murs afin de dgager un espace devant la plus longue des tables. Malgr lodeur de poisson bouilli qui imprgnait encore les murs, le mess faisait office de tribunal maritime. Pinorr tudia ses juges. Jabib et Gylt avaient pris place derrire la grande table. Ctaient le premier et le second matres du navire et accessoirement, les compres dUlster. Pinorr les dtailla avec dgot. Jabib tait un gant aussi maigre que grand, avec un nez difforme qui saillait de son visage vrol tel un chaland bris. Par contraste, Gylt tait petit et trapu, avec une expression perptuellement renfrogne. Sheeshon ne trouverait nulle misricorde chez ces deux-l. en juger par lexpression minemment satisfaite dUlster, debout ct de Pinorr, le sort de la fillette avait dj t dcid. En thorie, un matre de quille tait lgal de nimporte quel autre membre dquipage en cas de conflit bord. En pratique, les sourires peine voils quUlster changeait avec les juges ne pouvaient chapper Pinorr. Ce jour-l, la justice serait aussi aveugle quun rampeboue. Tandis que Pinorr, maussade, sinterrogeait sur ses chances de russite, Ulster savana pour commencer la procdure. Comme le voulait la coutume, il sinclina profondment devant chacun des deux juges. Lorsque vint son tour, Pinorr ninclina que la tte et une seule fois. Son insulte provoqua un marmonnement de la foule derrire lui. Le premier et le second matres sempourprrent face un tel manque de dfrence. Jabib ouvrit la bouche pour rprimander Pinorr, mais Ulster linterrompit, prouvant par l qui dirigeait rellement laudience. Chaman, la fille de ton fils devrait tre prsente devant ce tribunal. Pinorr se tourna vers le matre de quille et rpondit sur un ton respectueux : Je la reprsente, comme la loi my autorise. Par consquent, je mexprime en son nom. Nanmoins, elle devrait se trouver dans cette pice, insista Ulster. - 328 -

Mader Geel veille sur elle dans mes quartiers. Vos gardes les ont bien en main toutes les deux. moins que vous craigniez quune vieille femme et une enfant puissent neutraliser vos hommes. Si tel est le cas, je peux faire venir Sheeshon pour vous tranquilliser. Ulster sempourpra son tour et bafouilla quelque chose dinintelligible. Je pensais quil valait mieux viter de vous mettre de nouveau en prsence dune guerrire aussi dangereuse, dautant quelle vous a dj vaincu une fois, poursuivit Pinorr, implacable, en dsignant la main bande du jeune homme. Les marins gloussrent mais en se dtournant pour ne pas quUlster voie lesquels dentre eux riaient des paroles du chaman. Pinorr conserva son srieux. Trs bien, cracha Ulster. Quelle reste dans tes quartiers. Je ne voudrais surtout pas quon me taxe dinjustice. Pinorr ravala un ricanement. Dans ce cas, nous pouvons procder. Ulster se racla la gorge et fit un pas en avant. Jaccuse Sheeshon diRa davoir attaqu un autre membre dquipage sans lui jeter un dfi au pralable. Jabib acquiesa dun air sombre, comme sil mditait les paroles du matre de quille, puis se tourna vers Pinorr. Quavez-vous rpondre ? Pinorr resta o il tait. Ceci est une mascarade. La fille de mon fils ne pourrait en aucun cas dclarer un tekra, un dfi au sang, pour la bonne raison que ce mot ne signifie rien pour elle. Comme toutes les personnes ici prsentes le savent, Sheeshon est attarde mentale. Cest un bb dans un corps de petite fille. La faire comparatre devant ce tribunal au mme titre quun membre dquipage est pure lchet. Derrire Pinorr, la foule poussa des exclamations de stupeur. Ulster haussa la voix pour couvrir le brouhaha. Tu te trompes, chaman. Je nai jamais affirm que la gamine tait un membre dquipage. a, cest aux juges den dcider. Je ne fais que suivre le code drerendi. Elle a pass dix - 329 -

hivers et elle vient denfreindre nos lois. Le code est trs clair. Elle doit comparatre devant le tribunal, qui dcidera ce qui est juste en la matire. Le tumulte se rduisit de simples murmures. Pinorr vit les juges ltudier dun air amus. Il aurait du mal combattre la lettre du code drerendi. Ulster avait trouv un point faible exploiter ; il tait certain de sa victoire. Mais Pinorr ne savouait pas vaincu pour autant. Il savait que, bien souvent, on ne peut combattre le feu que par le feu. Vous parlez beaucoup du code, lana-t-il. Mais vous navez pas d remonter assez loin pour lire un de ses dcrets les plus anciens : Qui est accus peut lancer un jakra qui laccuse. Un duel au sang ? (Ulster plit, puis se ressaisit trs vite et partit dun rire dur.) Dcidment, vieillard, tu deviens snile. La folie du rajor maga taurait-elle enfin gagn, comme elle gagne tous les chamans tt ou tard ? Je ne suis pas encore aveugl par la main des dieux de locan. Mon esprit mappartient toujours. Et, en tant que reprsentant de Sheeshon, je peux rclamer un jakra en son nom. (Pinorr tendit un index vers le matre de quille, qui faisait le double de son poids et avait la moiti de son ge.) Je vous dfie en duel au sang contre Sheeshon. Sur le visage dUlster, le choc avait balay toute trace darrogance. Pinorr voyait les rouages de son esprit tourner, tentant de rsoudre lnigme qui se prsentait lui. Dans la tempte de cette audience, le matre de quille ne distinguait pas le cap adopt par le chaman. Aucune personne saine desprit naurait opt pour la voie du jakra. Ce dcret archaque navait pas t invoqu depuis plus dun sicle. Tous savaient quil valait bien mieux accepter la sentence dun tribunal, si svre soit-elle, plutt que de sexposer un duel au sang. Les probabilits taient toujours contre celui qui lanait le dfi : il devait affronter son adversaire mains nues, tandis que ce dernier pouvait utiliser nimporte quelle arme disponible. Dans la longue histoire des Drerendi, aucun accus navait jamais survcu au jakra. quoi joues-tu ? siffla Ulster. Relverez-vous le dfi vous-mme, matre de quille ? Ou - 330 -

souhaitez-vous dsigner quelquun pour prendre votre place dans le cercle ? prsent que Pinorr lavait trait de lche, Ulster ne pouvait se drober sans perdre la face devant son quipage. Je relve le dfi moi-mme, rpondit-il avec mfiance. Et qui sera assez fou pour maffronter mains nues au nom de Sheeshon ? Pinorr haussa les paules. Moi. La foule hoqueta. Les chamans navaient pas le droit de se battre. Une fois que les dieux de la mer leur avaient confr le don du rajor maga, ils devaient dfaire leur tresse de guerrier et ne plus arborer que les robes de leur office. Ils ne pouvaient mme plus porter dpe. Un chaman qui se battait tait la pire insulte possible envers les dieux de la mer et un moyen trs sr dattirer leurs foudres sur son navire. Tu ne peux pas entrer dans le cercle, protesta Ulster. Cest interdit. Dsigne quelquun dautre pour reprsenter Sheeshon. Le code est limpide, contra Pinorr. Celui qui invoque le jakra peut choisir nimporte quel volontaire pour le reprsenter chaman ou pas. Telle est la loi. Ulster fulminait. Le taciturne Gylt prit la parole pour la premire fois. Si vous vous battez, vous attirerez le courroux des dieux sur notre proue, bredouilla-t-il. Jabib se contenta de foudroyer Pinorr du regard. Mais la foule fit cho aux craintes de Gylt, et Ulster fut bien forc de ragir la panique grandissante de son quipage. Si tu meurs, gronda-t-il, Sheeshon mourra aussi par le fouet et par la hache. Le code du jakra est formel : le reprsent subit le mme sort que son reprsentant. Je prfre la savoir morte plutt que vivante sur un bateau maudit par les dieux, rpliqua Pinorr. Et il tourna le dos Ulster, laissant le matre de quille rflchir au dilemme qui se prsentait lui. Sa raction disproportionne lattaque de Sheeshon menaait dsormais dattirer la colre divine sur son navire, et, quand bien mme il serait prt laccepter, tel ntait visiblement pas le cas de son - 331 -

quipage. En sobstinant vouloir punir Sheeshon, il forcerait un chaman se battre et se retrouverait seul bord. Aucun Sanguinaire ne mettrait les pieds sur un vaisseau maudit. Pinorr attendit quelques instants pour permettre Ulster datteindre cette conclusion. Puis il pivota de nouveau vers lui. La seule alternative qui soffre vous, cest dabandonner le chef daccusation et de mettre un terme immdiat cette audience. Fou de colre, Ulster serra les poings. Il savait quil tait vaincu, neutralis par le code mme avec lequel il esprait piger Pinorr. La frustration tordait ses traits ; sous ses sourcils froncs, ses yeux lanaient des clairs. Trs bien, tu as gagn, cracha-t-il. Je Attendez, coupa Jabib. Avant de prendre une dcision, nous devrions amener Sheeshon devant le tribunal. Ulster fit un geste qui signifiait en substance : Laisse tomber. Mais Jabib se leva. Il avait toujours t le cerveau du trio quil formait avec Ulster et Gylt. Comploter tait une seconde nature pour lui. Pinorr devina quun plan venait de germer dans son esprit mais lequel ? Le premier matre leva une main. Le tribunal a le droit de demander Sheeshon qui elle dsire prendre comme champion. Voyons si elle souhaite vraiment que son grand-pre meure pour elle. La vision de Pinorr sassombrit. Il ne comprenait que trop bien les intentions de Jabib. Il avait charg Mader Geel de faire la leon Sheeshon, afin que celle-ci nomme son grand-pre au cas o on lui demanderait de dsigner un reprsentant. Mais, de toute vidence, Jabib comptait user dintimidation pour dissuader la fillette. Sil ny parvenait pas, Ulster pourrait toujours retirer sa plainte, et on en resterait l. Sil y parvenait, en revanche Sheeshon tait perdue. Le dfi avait t lanc, et Pinorr ne pouvait plus le retirer. Seul Ulster pouvait encore annuler le duel en abandonnant le chef daccusation. Faute de quoi, Sheeshon devrait dsigner un champion prt affronter le matre de quille mains nues ce que personne naccepterait de faire. Pinorr blmit, et son sang se glaa dans ses veines. Par ses - 332 -

propres paroles, il venait sans doute de condamner sa petitefille. Il stait laiss aveugler par son orgueil et sa confiance en lui. Ulster avait d parvenir la mme conclusion, car il arborait un large sourire. Deux gardes partirent chercher Sheeshon. Pinorr se racla la gorge. Ce nest pas ncessaire, protesta-t-il sans grand espoir. Elle ma dj dsign, et jai accept. Cest au tribunal den juger, pas vous, rpliqua svrement Jabib. Selon le code, les juges ont le droit dinterroger laccuse et de lui demander de nommer elle-mme son champion. Pinorr savait quil serait vain de discuter. Tout en attendant, il pria les dieux de protger sa petite-fille. Sheeshon ne mritait pas ce chtiment. Les yeux clos, il lui souhaita la force ncessaire pour affronter la tempte venir. Aprs ce qui lui parut une ternit, les marins qui marmonnaient entre eux et prenaient dj des paris sur lissue de laudience sagitrent de plus belle lorsque les gardes poussrent Sheeshon travers la foule. Hommes et femmes continuaient affluer dans le mess ; ctait maintenant les trois quarts de lquipage qui se pressaient dans le tribunal improvis. Sheeshon fut conduite devant la longue table. Mader Geel laccompagnait. Du menton, Jabib dsigna la vieille femme. Nous navons plus besoin de vous. Mais Mader Geel jeta un coup dil Pinorr et ne bougea pas. Es-tu sourde ? aboya Ulster. Le tribunal vient de te donner un ordre ! Il fit signe aux gardes, qui sapprochrent de la vieille femme contrecur. La petite a peur, se justifia Mader Geel en prenant la main de Sheeshon. Les yeux carquills et la lvre infrieure tremblante, Sheeshon regarda autour delle. Le ct paralys de son visage semblait encore plus affaiss que dhabitude. Mader Geel fut emmene de force, et lenfant se retrouva seule devant la table. - 333 -

Elle voulut rejoindre Pinorr, mais un garde la retint en lui posant une main sur lpaule. Jabib avait contourn la table. Souriant, il sagenouilla devant Sheeshon et se mit lui parler tout bas. Lenfant lcouta en jetant des coups dil nerveux Pinorr. Lorsquil fut certain davoir capt son attention, Jabib haussa la voix afin que tout le monde puisse lentendre. Ma petite chrie, sais-tu pourquoi tu es l ? Sheeshon secoua la tte. Elle voulut porter son pouce sa bouche, mais Jabib lui prit le poignet pour len empcher. Tu dois te choisir un champion. Tu sais ce que a signifie ? Mader a dit que je devais montrer papa, chuchota la fillette. Ah ! Donc, tu veux faire mourir ton papa, susurra Jabib. Les yeux de Sheeshon semplirent de larmes. Faire mourir mon papa ? Jabib acquiesa et la fit pivoter vers Ulster. Si tu choisis ton papa, ce grand gaillard lui ouvrira le ventre avec sa mchante pe. Tu veux vraiment choisir ton papa ? Des larmes ruisselrent sur les joues de Sheeshon. Non, rpondit-elle dune voix trangle. Je ne veux pas quon ouvre le ventre de papa. Ctait plus que Pinorr nen pouvait supporter. Son cur saignait pour la fillette. Laissez-la tranquille. Je vous en prie. Jabib se releva en tapotant la tte de Sheeshon. Sa voix rsonna clairement par-dessus les murmures de la foule. Vous avez tous entendu laccuse. Elle ne veut pas du chaman comme champion. Ulster fit un pas en avant. Le jakra a t dclar. Elle doit choisir un autre champion ou maffronter elle-mme en duel. Finissons-en, Ulster. Tuez-moi si vous le dsirez, mais laissez la pauvre Sheeshon lcart de notre querelle, rclama Pinorr. En te tuant, jattirerais la maldiction des dieux sur mon bateau. Je ne crois pas que mon quipage laccepterait. - 334 -

Alors, vous prfrez assassiner une enfant innocente Devant tous vos hommes ? Ce nest pas moi qui en ai dcid ainsi, se dfendit Ulster. Je voulais juste quelle soit punie. Deux coups de fouet me paraissaient un chtiment appropri pour vous enseigner une leon tous les deux. Cest toi qui as rclam un duel au sang. Pinorr grimaa. Mais il ne pouvait pas contredire Ulster. Dire quil stait flicit de sa sagesse acquise au fil des hivers ! Il stait cru si malin ! Si vous menlevez Sheeshon, je trouverai un moyen de vous dtruire, gronda-t-il. Jen fais le serment. Ulster haussa les paules. Mader Geel fut autorise revenir pour consoler Sheeshon. Elle serra la fillette contre elle et murmura des paroles apaisantes son oreille minuscule. Pinorr savait quil avait perdu. Il voulut rejoindre sa petitefille, mais les gardes len empchrent. Jabib sagenouilla de nouveau prs de Sheeshon. Tu dois choisir quelquun, ma chrie. Quelquun qui se battra ta place. Pinorr ncoutait plus. Ctait fini. Personne naccepterait. Sheeshon se dgagea de ltreinte de Mader Geel. Ses yeux taient vitreux, son regard lointain. La peur lavait pousse se retrancher en elle-mme. Elle leva le nez vers les poutres du plafond. Ils sont l, marmonna-t-elle. Soudain, un craquement sinistre se rverbra travers les planches du bateau, comme si la quille venait de se briser net. Tout le monde sursauta. Jabib toucha lpaule de Sheeshon. Choisis, la pressa-t-il. Dans les affres de ses crises de dmence, Sheeshon avait la force dun homme adulte. Elle se dgagea et se dirigea vers la foule en titubant. Les marins scartrent devant elle, baissant les yeux pour ne pas croiser son regard. Nul ne voulait tre forc de lui refuser son aide. Jabib embota le pas Sheeshon. La fillette se mit courir. Pinorr et Ulster slancrent sur les talons de Jabib ; la foule - 335 -

scarta pour les laisser passer. Sheeshon jaillit hors du mess et se rua vers lescalier du pont principal. Comme elle grimpait les marches deux deux, les marins sengouffrrent dans le couloir la suite de ses poursuivants. Le pont infrieur tait exigu, et il y rgnait une atmosphre touffante. Lorsque Pinorr mergea lair libre, il reut la gifle de lair froid comme une douche glaciale. Il y eut un nouveau grondement de tonnerre. Au sud, le ciel ntait plus quun mur de nuages noirs compacts qui montait jusquau firmament. Le soleil, en train de se coucher louest, se faisait dj grignoter par la lisire de la tempte. Certes, locan tait calme autour du bateau mais dun calme surnaturel. Les vagues plates avaient une couleur mtallique. Au loin, des signaux lumineux indiquaient la position des autres navires de la flotte. Les marins arisaient les voiles, et des ordres tonitruants se rpercutaient la surface immobile de leau. Pinorr se tourna vers Ulster. Vous navez jamais sonn lalarme. Au moins Ulster eut-il la bonne grce de prendre un air coupable. Mais son regard demeura fix sur le mur orageux. Pinorr savait pourtant quil ne pouvait rejeter toute la faute sur le matre de quille. Proccup par le sort de Sheeshon, il avait lui aussi oubli lavertissement des dieux. Ils staient tous deux conduits comme des imbciles et maintenant, la flotte entire tait en danger. Debout prs du bastingage, Sheeshon tudiait la tempte venir. Jabib se tenait ct delle. Ulster et Pinorr les rejoignirent. Jabib jeta un coup dil au matre de quille. Il faut affaler les voiles et condamner toutes les coutilles. Nous ne parviendrons pas prendre la tempte de vitesse. Notre seul espoir, cest dattendre quelle passe en priant pour que le navire reste flots. Ulster acquiesa en silence. Ctait la premire fois quil se trouvait confront une naufrageuse, et lapprhension le rendait muet. Pinorr voulut en profiter. - 336 -

Seuls les dieux de la mer pourront nous protger cette nuit. Dispensez Sheeshon du jakra, et je leur demanderai une faveur de sang. Refusez ma requte, et toutes vos prires resteront vaines. Les dieux de la mer sont peu enclins couter les hommes ordinaires ; vous le dcouvrirez vos dpens. Ulster fit volte-face. Tout a, cest votre faute ! gronda-t-il, la terreur allumant un brasier dans sa poitrine. Cest vous qui avez attir ce flau sur nous ! Jabib voulut poser une main sur le bras du matre de quille, mais celui-ci le repoussa si violemment quil tituba en arrire et heurta le bastingage. Nous aurons besoin des prires du chaman, dclara-t-il pourtant avec force. Ulster saisit brutalement Sheeshon par lpaule. Pinorr nous a maudits, cracha-t-il, fou de rage. Avant que la tempte frappe, je poignarderai ce tratre lendroit o il est le plus vulnrable. (Il voulut entraner Sheeshon, mais la fillette saccrochait au bastingage comme une moule son rocher.) Les dieux de la mer sauront que je respecte lancien code, et ils nous protgeront. Jabib se rapprocha du matre de quille. Pinorr devinait trs bien ce quil pensait. Ce quUlster se proposait de faire tait pure folie. Verser du sang sur le pont dun navire juste avant une tempte portait malheur, parce que le sang appelait le sang. Lquipage ne le tolrerait pas. Jexige que le duel au sang ait lieu immdiatement ! spoumona Ulster. Dune secousse vicieuse, il fit enfin lcher prise Sheeshon. Lenfant poussa un couinement apeur lorsquil la fora pivoter vers lui. Papa ? cria-t-elle, tendant les bras vers Pinorr. Le vieil homme se planta face Ulster. Il voyait la tempte imminente se reflter dans les yeux du matre de quille. Non pas la surface de ses prunelles, mais lintrieur. Parfois, lapproche dune naufrageuse brisait la raison des marins, qui avaient baptis ce phnomne fivre des temptes . Il faut dabord quelle choisisse, Ulster, dclara fermement - 337 -

Pinorr. Selon le code, elle a jusquau coucher du soleil pour dsigner un champion comme vous avez jusquau coucher du soleil pour retirer votre plainte et mettre un terme cette absurdit. Sur ces mots, les nuages noirs commencrent dvorer le soleil, induisant un crpuscule prcoce. Ulster eut un grand geste brusque. Voyez ! Mme les cieux nous disent quil est temps. Ils noient le soleil avant lheure afin que le jakra puisse avoir lieu sur-le-champ. Jabib vint se planter face Pinorr, son paule touchant celle dUlster. Il faut quand mme quelle choisisse, matre de quille, ditil sur un ton ferme. La frustration et la fureur assombrirent le visage dUlster. Tremblant de rage, il saisit Sheeshon par ses deux bras raidis et la souleva hauteur de son visage. Choisis ! lui hurla-t-il la figure. Lenfant gmit et se dbattit. Lchez ma petite-fille, exigea froidement Pinorr, ou je vous passe une pe au travers du corps sans attendre. Tu oses me menacer ! Ulster laissa tomber Sheeshon. Lenfant scroula ses pieds telle une poupe dsarticule, puis rampa vers Pinorr. Jabib spara le chaman et le matre de quille. Il les surplombait tous deux dune bonne tte. Assez ! tonna-t-il. (Il sadressa dabord Pinorr.) Vous avez vous-mme rclam le jakra. (Puis il se tourna vers Ulster.) Et jusqu ce que cette affaire soit rgle, jen suis toujours le juge. Par consquent, ou vous vous inclinez devant mon autorit, ou je demande au haut matre de quille de vous dchoir de votre rang ! Ces mots parurent apaiser la flamme dans les yeux dUlster. Dans ce cas, force-la choisir, dit-il en reculant dun pas. Pinorr baissa les yeux vers Sheeshon. De nouveau, le regard vacant de la fillette tait fix sur les cieux. Elle ne comprenait rien ce qui se passait autour delle. Du doigt, elle dsigna les nuages noirs au-dessus de leur tte. - 338 -

Ils sont l. Pinorr ne put sempcher de scruter la direction quelle indiquait. Soudain, une brche souvrit dans le plafond orageux, et un morceau de tnbres dgringola vers eux telle une feuille morte. La foudre le poursuivit dans le ciel tandis que le tonnerre grondait sa colre. Sheeshon ntait pas la seule lavoir remarqu. Quest-ce que cest ? demanda Jabib, perplexe. Pinorr retint son souffle. Ses perceptions de chaman hurlaient en lui. Sous leur regard anxieux, le fragment de tnbres grandit tandis quil zigzaguait entre les clairs. Ses contours se prcisrent. Ctait une norme crature aux ailes dployes comme celles dun goland ou dune mouette. Mais Pinorr ne risquait pas de la confondre avec un oiseau ordinaire. Il avait vu la figurine de Sheeshon. Reculez ! sgosilla-t-il. Alors quil tentait de lentraner, Sheeshon se dgagea et se mit danser, la tte rejete en arrire et les bras tendus vers le ciel. Ils sont l ! Ils sont l ! chantonna-t-elle en tournoyant sur elle-mme. Ulster avait port la main son pe. Elle invoque un dmon ! Tous les marins prsents sur le pont avaient interrompu leurs manuvres htives pour prparer le navire essuyer la tempte. Tous les yeux suivaient la descente de la monstrueuse crature noire. Ce nest pas un dmon, dclara Pinorr. Cest encore pire. Quoi donc ? Un dragon. Le tonnerre noya les voix des deux hommes et fit trembler le grement. Quelques instants plus tard, tous purent constater que le chaman avait vu juste. Lnorme crature survola le sommet des mts. Ses cailles noires refltaient la foudre comme de lhuile rpandue la surface de locan. - 339 -

Soudain, elle ralentit et vira sur laile. Dans ses yeux rouges couvait toute la fureur de la tempte. Des cris de terreur retentirent travers le pont du navire. Un homme paniqu sauta mme leau. Aux harpons ! glapit Jabib dune voix aigu. Puis le dragon plongea, se laissant tomber sur eux tel un rocher. Pinorr carquilla les yeux. La crature visait le centre du pont principal lendroit o Sheeshon se tenait seule, comme hypnotise par son apparition. Sheeshon ! hurla le vieil homme en se prcipitant vers lenfant. Trop tard. Le dragon scrasa sur le pont, freinant avec ses ailes et ouvrant sillons dans les planches avec ses griffes. Il simmobilisa pesamment. Dans lair froid, son souffle formait un nuage de vapeur devant sa gueule haletante. Ses yeux rouges balayrent les marins qui staient figs leur poste. Ses dents argentes, longues comme lavant-bras dun homme, tincelaient dans les derniers rayons du soleil. Soudain, il tendit son cou vers les voiles affales et rugit la face du ciel. Partout sur le pont, les marins tombrent genoux en gmissant et en implorant sa piti. Dautres se prcipitrent vers les coutilles. Quelques-uns furent assez courageux pour empoigner des pes et des lances. Pinorr leur fit signe de reculer. Sheeshon tait toujours en danger. Il savana, les mains leves et ouvertes pour montrer quil ne constituait pas une menace. Inclinant la tte, le dragon tudia le vieillard qui sapprochait de lui. Pinorr ignora la menace qui brillait dans ses yeux rouges : il voulait juste voir si Sheeshon tait indemne. Lorsquil fut assez prs, il aperut une jeune fille moiti affaisse sur lchine du dragon. Elle avait des cheveux verts tremps et un teint livide, lgrement cendreux. Sa poitrine sabaissait et se soulevait encore, mais elle semblait aux portes de la mort. Que se passait-il donc ? Soudain, Sheeshon jaillit de dessous laile du dragon. Surpris, celui-ci sursauta. Il siffla et replia ses ailes. Ulster et Jabib avancrent prudemment sur les talons de Pinorr. Le tonnerre stait tu, comme si la nature retenait son - 340 -

souffle. Avec un sourire qui ne releva quun seul coin de sa bouche, Sheeshon dsigna le monstre qui la surplombait. Cest lui que je choisis, lana-t-elle dune voix trs claire, qui rsonna travers tout le pont. Pinorr se tourna vers le matre de quille. Cest ce que vous vouliez, non ? grimaa-t-il. Sheeshon a dsign son champion.

- 341 -

15

Sy-wen entendait des voix et un accent rauque familier. Kast. Elle sagita dans les tnbres pour regagner un monde de pluie et de vent glacial. O tait-elle ? Tournant la tte sur le ct, elle vit des images floues, comme dilues par de leau. Des silhouettes sombres se mouvaient autour delle. Puis un clair fendit la nuit et le tonnerre gronda, faisant resurgir ses souvenirs. Sy-wen gmit en se remmorant le hurlement de la tempte et la fuite du dragon travers des forteresses de nuages noirs. Elle saccrocha convulsivement sa monture. Le ciel bant dversait des trombes deau sur elle, mais, sous elle, la chaleur de Ragnark tait pareille celle dun brasier. Lie, appela mentalement le dragon. Sa faim tait une pulsation douloureuse dans le ventre de Sywen. Comme Ragnark, la merai sentait la chair et le sang frais qui les entouraient. Elle se redressa, se forant dplier ses doigts crisps sur une crte cailleuse. La pluie cinglait son dos nu, et limpact de chacune de ses gouttes lui faisait leffet dune morsure. La peau du dragon fumait sous laverse, crant un mince brouillard qui slevait autour de Sy-wen. La jeune fille promena un regard la ronde. Sa vision stait suffisamment claircie pour lui montrer que Ragnark et elle se trouvaient sur le pont dun bateau. Au-dessus de sa tte, une voile scurise trop htivement avait fait sauter le cabillot qui retenait ses drisses ; elle ondulait et claquait au vent. Mais toute lattention de Sy-wen tait mobilise par les gens qui lentouraient. Des hommes et des femmes laspect dangereux avaient form un cercle une distance prudente. Certains taient genoux, dautres brandissaient des armes. Les - 342 -

lanternes suspendues au bastingage et aux vergues clairaient leur visage burin. Tous partageaient une caractristique : un faucon des mers tatou sur la joue et dans le cou. Des Sanguinaires, marmonna Sy-wen. Le peuple de Kast. Un homme savana. Il portait une robe bleue trempe, qui collait son grand corps maigre. Ses cheveux taient aussi blancs que ceux de matre Edyll. Il dtailla Sy-wen dun regard qui ne trahissait nulle peur : juste un respect merveill. Puis il tendit la main, et une petite fille jaillit de dessous laile de Ragnark. Il est norme, papa ! sexclama-t-elle en carquillant les yeux comme le vieillard lattirait contre lui et passait ses bras autour delle en un geste protecteur. Lhomme en robe observait toujours Sy-wen. Vous tes une merai. Sy-wen acquiesa. Jai faim, se plaignit vainement Ragnark. Sy-wen sentait la brlure de son estomac. Le dragon se pencha vers les deux humains les plus proches le vieillard et la fillette , quil renifla avidement. Il ny a pas grand-chose manger l-dessus, mais a devrait tre de la bonne viande. Non, contra silencieusement Sy-wen. Tu ne mangeras personne ici. Ce sont les gens que nous cherchions. Ceux dont nous esprons nous faire des allis. Nous navons pas besoin dallis, mais dun estomac plein, protesta le dragon. Pourtant, Sy-wen sentit quil capitulait. Elle se racla la gorge, tentant dimiter lattitude et le ton autoritaire de sa mre. Je suis venue parler aux Drerendi, lana-t-elle dune voix forte, et leur rappeler leur promesse de nous servir une dernire fois. La dignit quelle sefforait de conjurer fut balaye par une violente bourrasque qui faillit la dsaronner. Sy-wen eut tout juste le temps de se retenir au dragon. Elle se redressa et repoussa en arrire les cheveux dtremps qui lui tombaient devant la figure. En vrit, elle navait pas limpression dtre un - 343 -

hraut de son peuple plutt un bb phoque rejet par la mare. Je suis Pinorr, le chaman de ce navire. Je vous souhaite la bienvenue bord de lperon de dragon, dit le vieil homme, lombre dun sourire aux lvres. Peut-tre tait-ce cause de sa ressemblance avec matre Edyll, mais il fut immdiatement sympathique Sy-wen. Deux autres hommes savancrent, flanquant le chaman. Voici le premier matre Jabib et le matre de quille Ulster, les prsenta Pinorr. Sy-wen dtailla le dnomm Ulster. Son visage tait de pierre, mais ses yeux brillaient de mfiance. Sa main tait pose sur la poigne dune pe pendue sa ceinture. Que faites-vous ici ? demanda-t-il dune voix colreuse. La petite fille, toujours accroche la robe du chaman, rpondit la place de Sy-wen. Ils sont venus nous tuer, affirma-t-elle joyeusement. Sy-wen cligna des yeux. Pinorr tapota la tte de lenfant. Toutes mes excuses, matresse des merai, mais Sheeshon est un peu simple desprit. Elle ne sait pas toujours ce quelle dit. Sy-wen acquiesa. Mais peut-tre en sait-elle davantage que vous ne le souponnez. Car ce que je mapprte vous demander pourrait bien entraner votre mort. De quoi parlez-vous ? aboya le matre de quille. Un nouveau coup de tonnerre couvrit toutes les paroles qui auraient pu tre prononces par la suite. Le vent et la pluie se dchanrent de plus belle. Pinorr serra lenfant contre lui pour la protger. Lorsque les rafales sapaisrent quelque peu, il leva les yeux vers Sy-wen et hurla : Jignore si votre dragon peut endurer la tempte dcouvert sur le pont, mais nous en sommes incapables. Le pire reste encore venir. Je suggre que nous poursuivions cette conversation labri. Sy-wen se mordit la lvre infrieure. Juche sur le dos de - 344 -

Ragnark, elle ne se sentait gure menace. En revanche, il lui rpugnait de se retrouver enferme avec les Sanguinaires mme avec Kast son ct. Lquipage devait compter au moins cinquante marins. Comme pour pulvriser ses rticences, la foudre frappa le sommet du mt de misaine avec un craquement explosif. Ragnark poussa un rugissement furieux. Des clairs bleus crpitrent le long du grement. Sy-wen tudia le ciel. Aucun quipage, si nombreux et si redoutable soit-il, ne pouvait tre plus dangereux que la tempte qui approchait toute allure. Sy-wen reporta son attention sur Pinorr et ses compagnons. Les yeux plisss du matre de quille faillirent la faire changer davis. Cet homme ne lui inspirait pas confiance. Le chaman reprit la parole. Vous navez rien craindre de nous. Je vous offre ma protection, et une totale libert de mouvement bord de ce navire. (Il jeta un coup dil Ulster, comme si ses paroles taient destines au matre de quille plutt qu Sy-wen.) Personne ne vous fera de mal. Un tic nerveux agita le coin de lil dUlster, mais celui-ci ta la main de son pe et croisa les bras sur sa poitrine. Puissent notre foyer et notre quille vous garder en scurit, dit-il sur un ton dont la froideur dmentait la cordialit de la formule. Satisfait, Pinorr se tourna de nouveau vers Sy-wen. Aussi ne vit-il pas la haine tinceler dans les yeux du jeune matre de quille. La naufrageuse venue du sud ntait apparemment pas la seule tempte qui menaait ce bateau. Venez, dit le chaman en tendant la main. Allons nous mettre labri sur le pont infrieur. Sy-wen savait quelle devait rallier ces gens sa cause un exploit quelle naccomplirait jamais depuis le dos dun dragon. Et puis, elle devinait que lapparition de Kast ferait beaucoup pour gagner la confiance des marins. Aprs tout, il tait lun des leurs. Passant une jambe par-dessus lencolure de Ragnark, Sywen se laissa glisser terre. Ses jambes affaiblies par sa folle chevauche faillirent cder sous elle comme elle touchait les - 345 -

planches dtrempes et glissantes. Pourtant, elle russit garder une main sur le dragon. Elle ne voulait pas rompre le contact, pas encore. Elle fit remonter sa main le long du cou de Ragnark jusqu sa tte massive. Le dragon la renifla. Lie, ton odeur est douce mes naseaux. Sy-wen frotta la crte osseuse entre les narines de Ragnark. Le dragon lui effleura la paume de sa langue paisse et plongea ses yeux tincelants dans ceux de la merai. Je ne veux pas retourner en prison, songea-t-il tristement, et ses penses rsonnrent comme un gmissement dans lesprit de Sy-wen. Le cur de la merai saignait pour la majestueuse crature. Ragnark avait des plaisirs simples et aucune notion de moralit. Elle ltreignit avec chaleur. Merci de mavoir emmene saine et sauve jusquici, chuchota-t-elle. Mais je dois te renvoyer pour linstant. Jai besoin de Kast. Ce petit homme faible ? ricana mentalement Ragnark. Je suis bien plus fort que lui. Je sais. Mais toutes les batailles ne peuvent tre livres coups de griffes et de crocs. Je te rappellerai bientt, et nous chasserons de nouveau ensemble. Un sentiment de plaisir et de confiance se rpandit en elle. Tu es ma Lie. Vas-y. En attendant, je rverai de toi et de poissons. De plein de gros poissons. Un rire silencieux rsonna dans la tte de Sy-wen. Elle sourit au dragon. Au revoir, Ragnark. Dors bien, mon Li. Puis elle ta sa main des cailles noires trempes et recula de quelques pas. Comme elle sy attendait, une fois le contact rompu, Ragnark parut se replier sur lui-mme. Les marins hoquetrent et battirent prcipitamment en retraite. Trs vite, le tourbillon de griffes, de crocs et dcailles se dissipa, rvlant un homme nu debout sur le pont. Le dragon tatou dans son cou brilla dune lueur carlate pendant quelques secondes, puis redevint normal. Lexpression habituellement maussade de Kast sassombrit - 346 -

encore comme le Sanguinaire tentait de sorienter. Sy-wen se rapprocha de lui en tentant de ne pas remarquer sa nudit. Le Sanguinaire lui prit la main pendant quil tudiait les gens masss sur le pont. Tu as trouv les Drerendi, marmonna-t-il, estomaqu. Sy-wen acquiesa. Ils offrent de nous abriter contre la tempte. Pinorr savana, bouche be et muet de stupfaction. La petite fille qui laccompagnait, en revanche, ne semblait pas trouble le moins du monde. Papa, le monsieur na pas dhabits, lcha-t-elle sur un ton dsinvolte. Chut, Sheeshon. (Pinorr sarrta face eux, les yeux rivs sur Kast.) Comment ? bredouilla-t-il. Comment est-ce possible ? Sy-wen tenta de lui expliquer. Sur lle de Valloa, nous avons trouv Mais Kast pressa la main de la jeune fille pour lui intimer le silence. Les deux hommes se fixrent un moment avant que Kast demande : Comment va mon pre, Pinorr ? Surprise, Sy-wen leva les yeux vers Kast. Ainsi, ils se connaissaient ! Ton pre nous a quitts voici trois hivers. (La voix de Pinorr se fit colreuse.) Il ta rclam sur son lit de mort. Kast garda le silence. Sy-wen sentit sa main trembler dans la sienne. Mais le jeune homme se ressaisit trs vite. Je Je lignorais. Tu naurais jamais d partir, Kast. Quand tu tes enfui avec ce chaman fou la poursuite de tes rves, quelque chose sest bris en ton pre. Et mon petit frre ? Il tait cens veiller sur lui. Avant que Pinorr puisse rpondre, le matre de quille sinterposa entre les deux hommes. Il avait battu en retraite contre le bastingage lorsque le dragon stait transform. prsent, sa main reposait de nouveau sur la poigne de son pe. Il dtailla Kast dun air mcontent, puis mit les poings sur ses hanches en une attitude de dfi. - 347 -

Quest-ce que tu fiches ici, Kast ? Un coup de tonnerre clata au-dessus de leur tte comme la tempte rattrapait enfin le navire. La pluie dgoulinant le long des artes saillantes de son visage, Kast tudia lhomme plus petit qui lui faisait face. Alors, Ulster ? Aprs dix hivers dabsence, cest comme a que tu accueilles ton grand frre ? Assis sur le bord de son lit, Pinorr coutait le rcit de Kast en secouant la tte. Le Sanguinaire et sa protge staient rfugis dans la cabine du vieil homme pendant quUlster et le reste de lquipage calfeutraient le navire contre la tempte. Dans un coin de la pice, Sheeshon jouait tranquillement avec ses figurines dos. La tte penche sur le ct, Pinorr tudia le tatouage de Kast. Donc, ce Ragnark fait partie de toi maintenant ? Sywen peut le conjurer nimporte quand, dun simple contact ? Kast acquiesa en continuant dvorer son repas de pain dur et de ragot de poisson. Les merai souhaitent combiner leur puissance celle des Drerendi pour lancer un assaut sur Valloa, expliqua-t-il, la bouche pleine. Si nous voulons chasser le Gulgotha de nos eaux, nous devons aider la sorcire atteindre lancienne forteresse des mages. (Avec la crote de son pain, le jeune homme essuya la sauce dans son cuelle il stait dj resservi deux fois.) Il en reste encore ? Sy-wen, assise sa gauche et vtue dhabits secs, poussa sa propre cuelle vers lui. Tiens, prends la mienne. De toute vidence, la jeune amie de Kast ne partageait pas son enthousiasme pour la nourriture des Sanguinaires. Elle stait contente de grignoter un morceau de pain. Au moins ses joues avaient-elles repris un peu de couleur depuis quelle tait au chaud et au sec. Pourtant, elle semblait nerveuse et effraye. Chaque coup de tonnerre, chaque vague qui scrasait sur le pont la faisait sursauter. Pinorr capta son regard et, du menton, indiqua le pont suprieur au-dessus deux. Ulster est peut-tre antipathique, mais lquipage ne - 348 -

manque pas dexprience. Nous endurerons la tempte, promitil. Sy-wen dtourna les yeux. Sous la mer, chuchota-t-elle, les temptes ne nous atteignent pas. Ce qui se passe en surface naffecte jamais les Lviathans. Nous nous contentons de plonger plus profondment et dattendre que le calme revienne. Ainsi les merai ont-ils toujours agi, acquiesa Pinorr. Et pas seulement face aux colres du ciel. Lorsque le Seigneur Noir est arriv en Alasa, ils ont fui cet ouragan-l comme les autres. Et, en protgeant vos arrires, la moiti de notre flotte a t dtruite par les forces du Gulgotha. Des milliers de Drerendi ont pri afin que quelques centaines de merai puissent schapper. travers nos lgendes et nos chansons, nous nous souvenons de nos morts, et je ne peux pas dire que nous chrissions la mmoire de votre peuple nos anciens matres esclavagistes. Vous aurez du mal convaincre les autres de se rallier votre bannire aujourdhui. Kast toussa, expulsant une crote de pain qui stait coince en travers de sa gorge. Ce ne sont pas les merai qui ont massacr les ntres. Cest le Gulgotha et cest le Gulgotha que nous avons lintention de combattre. Voil ce que nous devons faire comprendre aux Drerendi. Pinorr sallongea en appui sur un coude. Le Seigneur Noir na pas attaqu notre flotte depuis des sicles. Tant que nous restons dans les Rcifs Ravags, ses forces nous laissent en paix. Et tu nous demandes dexposer de nouveau nos gorges aux crocs de ces monstres ? Pour quoi faire pour quune gamine puisse rcuprer un bouquin ? (Pinorr regarda Kast, qui avait enfin repouss son cuelle.) Je crains que ta qute savre infructueuse, Kast. Je doute que le haut matre de quille mette sa flotte ta disposition. Et si je parviens convaincre Ulster ? Son statut nous aidera peut-tre influencer les autres matres de quille. Pinorr se rembrunit et dtourna les yeux. Ulster ne taidera pas. Il nest plus le jeune garon que tu as laiss derrire toi, Kast. - 349 -

Que veux-tu dire ? Aprs ton dpart, cest sur lui quest retombe la colre de ton pre. En tant que seul fils restant et hritier de votre nom, Ulster a d trimer deux fois plus dur. Ton pre la pouss sans relche, et il lui a farci la tte de rves de gloire. Il naurait tolr aucun chec de sa part. la fin, quelque chose sest bris en Ulster. Il est devenu un homme dur, dnu de compassion et port sur la cruaut facile. Aujourdhui, ce nest plus ton frre. Tche de ne pas loublier. Je narrive pas y croire, protesta Kast. Pinorr vit la merai glisser sa petite main dans celle du jeune homme pour le rconforter. De toute vidence, la magie ntait pas le seul lien qui existait entre ces deux-l. Je suis dsol, Kast. Jai fait de mon mieux pour guider Ulster aprs la mort de ton pre, pour lui apprendre diriger un quipage et un navire. Mais je crains que ce qui sest bris en lui ne puisse tre rpar. Dsormais, il refuse dcouter mes conseils et retourne contre moi tout le ressentiment quil prouvait lgard de ton pre. Pinorr raconta de quelle faon Ulster avait attaqu Sheeshon un peu plus tt. Lorsquil se tut, Kast tait rouge de colre. Comment mon frre a-t-il pu devenir un tel misrable ? Pinorr secoua tristement la tte. Laisse tomber. Cest fini. Puisque Sheeshon a choisi Ragnark comme champion, je doute fort quUlster insiste pour avoir son duel au sang. Il sera ravi doublier sa plainte. Pour linstant, dit Kast sur un ton funeste. Mais plus tard ? Nous nous proccuperons de ces eaux agites lorsque le vent nous aura pousss jusqu elles, rpliqua Pinorr avec un geste insouciant. Si je tai racont a, cest uniquement pour que tu comprennes. Il est trs peu probable que les Drerendi accdent ta requte. Tu auras dj de la chance sils acceptent de tcouter. Mais votre peuple a prt serment, intervint Sy-wen en dsignant le tatouage sur la joue de Pinorr. En change de votre libert, vous avez promis de nous servir une dernire fois. Le moment est venu dhonorer votre promesse. Nous rclamons le remboursement de votre dette. - 350 -

Vous parlez dune promesse trs ancienne, qui sest estompe de nos mmoires comme mon tatouage dans mon vieux cou rid. Elle na plus aucune emprise sur nous. Le feu intrieur de Kast continuait rougir ses joues. Tu te trompes, Pinorr. Les Drerendi nont pas le choix. (Le jeune homme lui parla de la magie dont lencre de leurs tatouages tait imprgne, et de la faon dont Sy-wen lavait pli ses dsirs.) Nos tatouages nous lient aux merai, conclut-il. Si nos anciens matres ont besoin de nous, nous serons forcs de les servir. Fais-moi confiance : je suis bien plac pour le savoir. Les yeux carquills, Pinorr passa la main sur le faucon des mers dessin dans son cou. Donc, ils sont prts nous rduire de nouveau en esclavage. Tel nest pas notre dsir, le dtrompa Sy-wen. Je ne pense mme pas que ce soit possible. Chaque merai ne peut se lier qu un seul Sanguinaire. tant lie Kast, je ne puis en commander aucun autre. Par consquent, jamais nous ne pourrons asservir la totalit de votre peuple : vous tes dix fois plus nombreux que nous ! Les merai prfrent avoir les Drerendi comme allis que comme esclaves, renchrit Kast. Aujourdhui, ils sintressent aussi peu nous que nous eux. Ils nous demandent juste dhonorer la promesse de nos anctres et de les aider combattre un adversaire commun. Aprs quoi, lardoise sera efface, et nos deux peuples pourront se sparer pour de bon. Du moins, sil reste des survivants, marmonna Pinorr, se souvenant de la prophtie de Sheeshon. Kast se pencha vers le vieil homme. Il doit y avoir un moyen de convaincre les ntres, de faire en sorte quils mcoutent. Pinorr soupira et rflchit ce quil venait dapprendre. Avec ses yeux flamboyants et son front farouche, Kast ressemblait son pre. La flamme du dfunt haut matre de quille brlait toujours dans lme de son fils an. Et Pinorr navait jamais rien pu refuser son vieil ami surtout quand le sang de celuici tait en feu. Le chaman se frotta le menton en grommelant : - 351 -

Il y en a peut-tre un, oui. Il sentait quil tait sur le point de trahir son peuple, de le pousser sa perte. Pourtant, son cur lui disait de faire confiance Kast. Lequel ? Nous aurons besoin du dragon Ragnark. Es-tu prt teffacer de nouveau devant lui ? Sil le faut. Pinorr se tourna vers Sy-wen. Ce que je vais vous demander est bien pire. (Il lui expliqua ce quil attendait delle.) Seule votre main peut accomplir ce geste. La jeune fille carquilla des yeux horrifis, mais hocha la tte. Vous devez atteindre le vaisseau amiral avant le matin, acheva Pinorr. Sans a, la flotte se regroupera aprs la fin de la tempte, et vous devrez affronter tout le conseil des matres de quille. Or, beaucoup dentre eux ressemblent Ulster et rejetteront immdiatement votre requte. Le haut matre de quille, en revanche, est un homme juste. Si vous russissez lui parler seul seul, il vous coutera. Montrez-vous convaincants. Faites-lui comprendre la vracit de lhistoire partage de nos deux peuples, et vous aurez gagn la bataille. Et la tempte ? demanda Kast tandis que le grondement du tonnerre se rverbrait travers les planches du navire, faisant trembler les cuelles sur la table. Pour a, nous devrons nous en remettre aux dieux de la mer, rpondit Pinorr. Sy-wen semblait dubitative. Vous placez trop de foi en vos dieux et vos vieilles histoires de dragons. (Elle jeta un coup dil la fillette qui jouait dans un coin ; de la salive coulait du coin flasque de sa bouche.) Sil savre que vous vous trompez Pinorr se leva. Je connais les risques. Il se dirigea vers Sheeshon et la prit dans ses bras. La fille de son fils leva vers lui un visage radieux. O tu memmnes, papa ? - 352 -

Tu vas voler, ma chrie. Voler sur le dos dun dragon. Ulster tait assis dans la cambuse avec Jabib et Gylt. La tempte balanait les lanternes au bout de leur crochet, projetant de longues ombres sur les murs. Le tonnerre grondait en continu ; de temps autre, une dtonation assourdissante faisait vibrer les chopes de kaf tulusien dans les mains des trois hommes. Chaque fois, Gylt rentrait la tte dans les paules et jetait un coup dil inquiet vers le plafond, comme sil sattendait tre frapp par la foudre. Puissent les dieux de la mer nous protger, marmonnaitil. Puis il attendait nerveusement que lcho se taise. Ulster navait que mpris envers son attitude craintive. Les dieux ne protgent pas les imbciles. Seuls les navires lquipage comptent rchapperont de cette tempte. (Il reporta son attention sur son premier matre.) Qui as-tu assign au pilotage, Jabib ? Biggin, monsieur. Il sest dj attach la barre. Il se dbrouille bien par grosse mer. Et Hrendal ? Jabib secoua la tte. Cest un meilleur navigateur, mais il na pas linstinct de Biggin. Ulster hocha la tte, satisfait par le jugement de son premier matre. Jabib connaissait mieux que lui les forces et les faiblesses de chacun des marins. Bien. Le grement est scuris, le pont dgag On devrait passer au travers de la tempte sans trop de dommages. Jabib ne semblait pas aussi confiant. Quest-ce qui ne va pas ? Cest lquipage, monsieur. Jai entendu les hommes marmonner. Ils disent que cest votre querelle avec Pinorr qui a attir la tempte sur nous. Ils croient que le dragon a t engendr par les cieux pour punir ce navire, et quil est dirig par lesprit de votre frre mort. Ulster ricana. Cest ridicule. Kast nest jamais mort. Il sest juste enfui. - 353 -

Le dragon et la fille font partie de son plan pour rintgrer la flotte, voil tout. Nous nous occuperons de lui et de sa catin cheveux verts quand le calme sera revenu. Jabib haussa les paules. Je ne fais que vous rpter ce que jai entendu. Les hommes sont effrays par lampleur de la tempte, et les choses tranges quils ont vues tout lheure sur le pont ne font rien pour les rassurer. Les rumeurs vont bon train. Certains parlent mme de jeter le chaman la mer pour apaiser les dieux a, ce nest pas une mauvaise ide, grommela Ulster. Mais dautres envisagent de faire la mme chose avec vous et votre frre, rvla Jabib. Ulster tapa de son poing gant sur la table. Quoi ? Es-tu en train de me dire quils veulent se mutiner ? Ce ne sont que des paroles, monsieur. Nanmoins, un petit coup dclat ne serait peut-tre pas superflu, suggra Jabib. Ulster rflchit. Que proposes-tu ? Une dmonstration de votre amour pour les dieux. (Jabib regarda autour de lui et se pencha vers Ulster.) Un sacrifice effectu de votre propre main. Tu crois vraiment quune gicle de sang de chvre apaisera les langues et les esprits ? Non, mais quelque chose de plus symbolique y parviendra peut-tre. La gamine du chaman, avec ses dlires et sa gueule de travers Elle met lquipage mal laise. Mader Geel est la seule qui accepte de la surveiller. (Jabib regarda Ulster dun air entendu.) Elle ne manquera personne. Dans le silence qui suivit, Gylt prit la parole dune voix raille par la peur. Elle est maudite. Tout le monde le sait, mais personne nose le dire devant le chaman Pinorr. On raconte quelle est ne dun ventre mort. Il suffit de regarder sa figure moiti paralyse pour savoir que les dieux lont rejete. Jabib acquiesa. Si vous dbarrassez le navire de cette gamine, lquipage - 354 -

verra combien vous tes fort, et il saura que vous respectez les dieux. a coupera court toutes les vellits de mutinerie. Ulster hsita. Et Pinorr ? Jabib se rapprocha encore du matre de quille. Pendant une tempte, il y a parfois des accidents, chuchota-t-il avec un sourire en coin. Kast se faufilait discrtement le long du couloir. Le pont tanguait sous lui, sefforant de le dsquilibrer. Mais il avanait souplement sur ses pieds nus. Trs vite, il atteignit le garde stationn prs de lcoutille qui conduisait au pont principal. Les nombreux hivers passs en mer avec les pirates de Port Rawl lui avaient tout appris sur lart de lassassinat. Sa proie avait dautant moins de chances de lui chapper quelle lui tournait le dos : un il coll contre le judas, elle observait les premiers assauts de la tempte contre le navire. De lautre ct de lcoutille, les vents hurlaient, tels des mes tortures. Ils couvrirent le bruit des derniers pas de Kast. Sans hsiter, celui-ci frappa le garde dans le cou avec le tranchant calleux de sa main. Lhomme scroula ses pieds. Il le soulagea de son pe, puis rebroussa chemin et fit signe ses compagnons que la voie tait libre. Les yeux carquills par la peur, Sy-wen le rejoignit htivement. Pinorr tenait Sheeshon dans ses bras ; le visage du vieil homme tait rouge de fatigue et danxit. Nous navons pas beaucoup de temps, dclara-t-il. Vous devez vous dpcher. Kast acquiesa. La tempte est froce. Ne vous loignez pas. Pivotant vers lcoutille, il sapprtait louvrir, mais une bourrasque sen chargea sa place et lui arracha le battant des mains. Le vent dchan tenta daspirer les compagnons par louverture ; Kast dut se planter sur ses jambes cartes et sagripper au chambranle pour rsister la traction. Seule sa force empcha les autres daller rouler sur le pont. Derrire lui, accroche son bras droit, Sy-wen scruta la tempte en plissant les yeux. Sa joue touchait lpaule de Kast, - 355 -

et son souffle tait pareil une trane de feu dans le cou du Sanguinaire. Je Je ne crois pas en tre capable. La pluie le vent Il le faut, dit simplement Pinorr. Une norme vague scrasa par-dessus le bastingage la manire dun monstre dcume tourbillonnante. Elle arracha les attaches dune pile de tonneaux et les parpilla travers le pont. Kast frona les sourcils devant linsuffisance des prcautions prises par les marins. Il attendit que leau svacue et que le bateau se redresse. Maintenant ! hurla-t-il. Et il bondit dehors en tenant fermement la main de Sy-wen. La pluie aiguillonne par le vent sabattit sur eux telle une nue de grlons minuscules, bien dtermine les renverser. Kast plaqua Sy-wen contre sa poitrine et courba le dos pour labriter de son mieux. Face aux lments en furie, la frle merai risquait dtre souffle comme un vulgaire ftu de paille. Pinorr tait rest sur le seuil, Sheeshon dans ses bras. Dpchez-vous ! les pressa-t-il. Lorsquil eut atteint un espace dgag, Kast fit pivoter Sywen vers lui. Appelle le dragon ! glapit-il. Le vent arracha les mots de sa bouche et les emporta au loin. Sy-wen semblait paralyse par la frocit de la tempte. La foudre dessinait des zigzags blouissants sous le ventre des nuages noirs, et le tonnerre se rpercutait jusque dans les ctes de la jeune fille. Nous ne pouvons pas voler par ce Malgr sa rsistance, Kast lui prit la main et la leva vers sa joue. Ragnark le peut, affirma-t-il. Lui et moi ne faisons quun. Nous nchouerons pas. Fais-moi confiance. Fais confiance au cur du dragon. Sy-wen leva vers lui des yeux humides et pas seulement cause de la pluie. Je fais confiance mon Li, dit-elle, le vent changeant ses paroles en un simple murmure. mes deux Lis. Elle plongea son regard dans celui de Kast et, lespace dun - 356 -

instant, le tumulte alentour svanouit. Ce fut comme sils se retrouvaient seuls sur le pont. Dans le silence qui sparait les grondements du tonnerre, Sy-wen posa sa paume sur la joue de Kast et se pencha vers lui, effleurant loreille du Sanguinaire de ses lvres. Jai besoin de toi. Et, sur cette invocation, le monde disparut autour de Kast. Ragnark sveilla en pleine tempte. Il planta ses griffes argentes dans les planches du pont et rugit la face du ciel. Sywen savait quaucune bourrasque, aucune lame de fond ne parviendrait le dloger. Le dragon tourna sa tte massive vers la merai juche sur son dos. Ses yeux rouges tincelrent. Un nouveau vol ? demanda-t-il mentalement. Oui. Nous devons rejoindre le vaisseau amiral de la flotte, rpondit Sy-wen. Dune vague de tideur, Ragnark lui communiqua sa loyaut et sa dtermination la servir. Ses penses dissiprent le froid de la tempte. Il sapprta dployer ses ailes. Attends, ordonna Sy-wen. Nous devons emmener quelquun. Lirritation du dragon lenvahit. Seuls les Lis partagent le vent. Je sais, mais mon besoin est grand et la distance courte, argua Sy-wen. Un grondement monta de la poitrine de Ragnark lquivalent draconique dun soupir. Lnorme crature replia ses ailes. Sy-wen leva le bras en direction de lcoutille, dans lencadrement de laquelle sabritaient Pinorr et Sheeshon. Dun geste, elle leur fit signe dapprocher. Ce fut sans manifester la moindre peur que Pinorr traversa lespace qui le sparait du dragon. cause du roulis, il faillit glisser et tomber sur le pont dtremp. Mais, bientt, il se retrouva accroupi aux pieds du dragon, dont la masse le protgeait contre le plus gros de la tempte. Vous arriverez vous en sortir ? hurla-t-il Sy-wen. - 357 -

La merai acquiesa. Ragnark veillera sur nous deux ! Elle se pencha pour prendre lenfant que lui tendait Pinorr. Sheeshon sanglotait de frayeur pas cause du dragon, mais de la fureur du ciel. Elle observait les clairs de ses yeux carquills. Sy-wen la dposa devant elle sur lchine de Ragnark et lentoura de ses deux bras. Du calme. Tu es en scurit, lui dit-elle sur un ton apaisant. Mais, au fond de son cur, elle nen tait pas si sre. Les pieds coincs dans les plis de peau du dragon, elle naurait que la force de ses bras pour retenir Sheeshon. La fillette tourna la tte vers elle. De toute vidence, elle faisait de gros efforts pour se montrer courageuse. Ton dragon a un drle de nom, renifla-t-elle. Cest vrai, concda Sy-wen. Il va me manger, dit calmement Sheeshon. Choque, Sy-wen fixa la fillette tandis que celle-ci se dtournait et tapotait gaiement le cou cailleux du dragon. Le contraste entre ses paroles et son geste tait si incongru ! Je ne la mangerai pas, dclara Ragnark. Elle est trop petite. Je sais, mon Li. Ignore-la. Elle est simple desprit. Pourtant, Sy-wen frissonna. Lenfant stait exprime avec une telle certitude Soudain, les nuages bouillonnants relchrent leur fardeau. Une averse de grle sabattit depuis le ciel noir, martelant le pont avec fracas. Sy-wen frmit sous la morsure des grlons. Par-dessus lpaule du dragon, elle se pencha vers Pinorr qui navait pas boug. Nayez crainte, chaman. Jemmnerai Sheeshon saine et sauve jusquau Cur de dragon. Kast et moi russirons convaincre le haut matre de quille. Le visage du vieillard trahissait son angoisse. Mais il se contenta de rpondre : Vous savez ce que vous avez faire. Sy-wen acquiesa et se redressa en pinant les lvres. Elle - 358 -

resserra son treinte sur lenfant. Douce Mre, pardonne-moi, mais Oui, je le sais. Pinorr recula, courb en deux pour se protger contre la grle. Il courut vers lcoutille, agitant un bras en guise dau revoir. Sy-wen reporta son attention sur la mer dchane. Vole, ordonna-t-elle au dragon. Ragnark obit. Comme il dpliait ses ailes, le vent sengouffra lintrieur de celles-ci, tendant brutalement leur membrane. Ds que le dragon rtracta ses griffes, la tempte sempara de lui et lemporta par-dessus le bastingage. Autour du navire jaillissaient des vagues gigantesques, qui se tendaient vers Ragnark comme pour larracher au ciel et le prcipiter dans locan. Certaines taient aussi hautes que des falaises. Mais le dragon prit assez daltitude pour se maintenir hors de leur porte. La foudre le poursuivit dans les cieux. Alors quil zigzaguait pour viter les clairs, Sy-wen envisagea de lui ordonner de plonger pour chapper la fureur des lments. Mais le temps pressait. Voler tait plus rapide que nager et, surtout, Sheeshon risquait de paniquer sous leau. La fillette pourrait facilement se noyer ce qui tait inenvisageable, car la russite de leur mission reposait sur elle. Sy-wen continua tenir fermement lenfant tremblante. Sheeshon marmonnait quelque chose entre ses dents, quelque chose de rythmique et de rptitif comme une psalmodie ou une comptine. Le vent emportait la plupart de ses mots, mais quelques bribes de phrase parvenaient parfois aux oreilles de Sy-wen, qui reconstitua le tout dans sa tte. Dragon de tnbres, dragon de lumire, Seul le sang brisera la pierre. Cur et os de dragon noir, Seule la douleur emportera la victoire. Sy-wen se redressa en rflchissant. Quest-ce que a signifiait ? Les paroles de la comptine lui picotaient la peau. Comme avec le tatouage de Kast, elle percevait la magie luvre dans la ritournelle de Sheeshon. Elle toucha la joue de la fillette pour attirer son attention. - 359 -

Quest-ce que tu ? Soudain, le monde explosa. Le temps se figea. Une douleur brlante lacra le flanc gauche de Sy-wen. Lespace dune dure indfinissable, la jeune fille se retrouva aveugle et sourde. Quand ses perceptions recommencrent fonctionner, un hurlement lui dchira les tympans. Il lui fallut quelques secondes pour raliser que le son venait de sa propre gorge. Horrifie, elle regarda la mer dchane se prcipiter leur rencontre. Sous elle, Ragnark dgringolait en vrille, sa tte ballottant au bout de son cou flasque. Sy-wen serrait toujours Sheeshon contre elle. Lenfant dgagea un de ses bras et le tendit vers la gauche. Jetant un coup dil dans la direction quelle indiquait, Sy-wen vit une dchirure fumante dans laile du dragon. Mre den haut, Ragnark a d se faire toucher par la foudre ! Dautres clairs continuaient poursuivre la crature blesse, comme pour lachever. Sy-wen se concentra. Ragnark, rveille-toi ! Jai besoin de toi ! Elle sentit quelque chose de trs lointain sagiter lgrement. Projetant ses perceptions, elle tenta de communiquer au dragon lurgence de la situation. Rveille-toi ! Aide-nous ! Une pense diffuse lui parvint. Sy-wen ? La jeune fille savait que ce ntait pas le dragon. Mais elle navait pas le loisir de sinterroger sur ce miracle. Kast ! Il faut que tu rveilles Ragnark ! Le corps du dragon sengouffra dans une troue entre deux gigantesques murs deau cumante. Linstinct maintenait ses ailes tendues, lui permettant de planer dans la valle forme par les vagues hautes comme des collines. Mais, dici quelques instants, il heurterait la surface de locan. Sy-wen sentit Kast se dmener. Je ne sais pas comment Fais le ncessaire ! Sinon, Sheeshon et moi allons mourir ! Soudain, le dragon fit une embarde. La jeune fille fut - 360 -

presque jecte de son dos. Handicape par son aile blesse, lnorme crature oscilla et tangua dangereusement. Puis son cou aux cailles dtrempes se tendit, et sa tte pivota de gauche droite pour valuer la situation. Une tour deau malmene par le vent menaait de scrouler sur eux. Ragnark arqua le dos, vira sur son aile valide et lutta pour sarracher la troue. Dpche-toi ! le pressa Sy-wen, regardant la crte de la vague basculer vers eux. Des muscles ondulrent sous elle tandis que les ailes de Ragnark bataillaient contre le vent et la pluie. Comme le dragon propulsait son norme masse vers le ciel, un rugissement de rage monta de sa gueule. Sy-wen se tordit le cou pour regarder la vague les poursuivre. La lame de fond agaait et mordillait la queue du dragon. Puis ce fut termin. Dune dernire pousse, Ragnark sleva au-dessus de la vague monstrueuse. Celle-ci scrasa en dessous de lui, hurlant sa frustration et manquant le dragon de quelques pouces peine. Sy-wen saffaissa sur la fillette. Elle sanglotait de soulagement. On a russi, hoqueta-t-elle. Dune main tremblante, elle flatta lencolure du dragon. Merci, Ragnark. Le dragon na pas fait a tout seul. Kast ? Je nai pas pu le rveiller. (Sy-wen perut limmense fatigue du Sanguinaire.) Il tait trop sonn par le choc et la douleur. Je nai pu accder qu ses penses les plus basiques ses instincts. Mais a a suffi. Pendant que ses rflexes mouvaient son corps, ma volont la pilot. Comment ? Ragnark piqua du nez, puis redressa. Trop dur de parler comme a et de contrler le dragon en mme temps. Surveille la petite. Sy-wen adressa des remerciements silencieux Kast. Autour delle, la fureur de la tempte ne cessait de crotre. Les grondements du tonnerre taient de plus en plus nombreux - 361 -

et rapprochs. Le vent redoubla dardeur, forant Sy-wen se pencher sur lencolure de Ragnark en abritant Sheeshon sous elle. Soudain, un vaisseau apparut dans les tnbres ruisselantes. Dot de trois mts et dune proue sculpte en forme de dragon, il se battait si rageusement contre les vagues quon laurait dit vivant. la description de Pinorr, Sy-wen le reconnut. Ctait le vaisseau amiral de la flotte, le Cur de dragon. Ragnark dut le reprer en mme temps quelle. Il inclina la tte et son corps suivit, plongeant vers le navire. Sy-wen agrippa la fillette comme le bateau grossissait en contrebas. Cette manuvre navait quun lointain rapport avec les plongeons fluides et gracieux que Ragnark effectuait quand il contrlait pleinement son corps. Kast devait batailler pour guider lnorme masse du dragon. Ses ailes battaient de manire dsordonne pour freiner la descente tout en visant le pont du bateau. Ctait une lutte pre, lissue incertaine. Et le navire ballott par les vagues faisait un partenaire peu coopratif : son pont tanguait en tous sens, tandis que ses trois mts fouettaient lair la faon de lances menaantes. Ragnark devait virer sans cesse pour suivre le mouvement. Il poussa un rugissement de frustration. Comme le pont du navire fonait leur rencontre, Sy-wen ferma les yeux. Regarder ne servait rien. Le cur dans la gorge, elle se plaqua contre lchine de Ragnark, clouant Sheeshon sous elle et saccrochant de toutes ses forces au cou du dragon. Tu dois russir, Kast. En guise de rponse, il ny eut quun choc violent, qui se rpercuta jusque dans la moelle de ses os. Sy-wen lutta pour conserver sa prise, mais en vain. Ses pieds sarrachrent des plis de peau de Ragnark, et Sheeshon et elle glissrent le long du cou du dragon. Haletante, elle agita bras et jambes pour tenter de se raccrocher quelque chose. Le crissement des griffes de Ragnark parut stirer linfini tandis que le dragon glissait sur le pont mouill. Sy-wen attendit la collision avec le bastingage, le craquement du bois et le - 362 -

plongeon final. Mais rien de tout cela ne se produisit. Ragnark simmobilisa maladroitement sous elle. Les paupires toujours closes, Sy-wen adressa des remerciements muets tous les dieux du monde. Lentement, elle ouvrit les yeux. Le bout du museau de Ragnark touchait le bastingage. Ctait pass prs trop prs. Lnorme crature gisait tendue sur le pont, trop puise pour se redresser. De grandes inspirations laborieuses soulevaient sa poitrine, et son souffle fumait dans lair froid. Derrire elle, Sy-wen avisa les sillons que ses griffes avaient creuss dans le pont. Des morceaux de corne argente ponctuaient ses traces. Sheeshon regarda autour delle. Ce nest pas le bateau de papa, constata-t-elle avec une pointe de frayeur dans la voix. Sy-wen lui posa une main sur la joue. Tout va bien, Sheeshon, tu seras en scurit ici jusqu ce que ton papa nous rejoigne. Un bruit mat rsonna sur leur gauche comme une coutille souvrait la vole. Des marins se rurent dehors, brandissant lances et pes. Quand ils virent quoi ils avaient affaire, ils simmobilisrent, les yeux carquills deffroi et dmerveillement. Sy-wen savait quil valait mieux laisser la parole Kast. Elle dposa Sheeshon sur le pont. Reste prs du dragon, lui recommanda-t-elle. Puis, consciente que tous les regards taient braqus sur elle, elle se laissa glisser terre en prenant bien garde maintenir un contact avec Ragnark. Une fois debout sur le pont, elle prit la main de Sheeshon dans la sienne et pivota vers la petite foule qui les observait, bouche be. Mme la fureur de la tempte ne parvenait pas chasser les marins. Un homme joua des coudes pour se frayer un chemin parmi les autres. Sy-wen nen avait encore jamais vu de si grand. Vieux mais encore trs muscl, il tait presque aussi large que haut. La jeune fille capta quelques murmures parmi la foule dont un titre qui revenait sans cesse : haut matre de - 363 -

quille . Arriv au premier rang de la foule, lhomme sarrta. Il dtailla le dragon prostr et ses deux cavalires. Son expression tait sombre et dure ; nulle trace de bienveillance nadoucissait ses traits, et la mfiance voilait son regard. Sy-wen dglutit. Oui, Kast saurait mieux quelle comment sadresser cet homme. La jeune fille fit un pas en avant, rompant le contact avec le dragon et mettant fin lenchantement. Elle rentra la tte dans les paules en prvision du tourbillon venir mais rien ne se produisit. Sy-wen jeta un coup dil par-dessus son paule. Le dragon tait toujours affal sur le pont ruisselant. Seul le nuage de vapeur devant ses naseaux indiquait quil tait vivant. Une voix claqua comme un coup de fouet, forant Sy-wen reporter son attention sur les marins. Le haut matre de quille la foudroyait dun regard qui semblait lui promettre mille douleurs. Quel genre de dmons des temptes tes-vous ? Ce fut les entrailles ronges par langoisse que Pinorr rebroussa chemin vers sa cabine. prsent que son plan tait en cours dexcution, le chaman ne se sentait plus aussi confiant quant son issue. Trop de choses dpendaient de la vracit de vieilles lgendes. Sil se trompait, non seulement les espoirs de Sy-wen et de Kast seraient rduits nant, mais Sheeshon y laisserait sans doute la vie. Le tonnerre grondait ses oreilles ; les lanternes projetaient des ombres dmentes sur les murs. Pinorr tendit la main vers la poigne de sa porte. Ce fut alors quune brusque accalmie lui sauva la vie. la faveur du silence momentan, il entendit le raclement dun talon de botte sur du bois. Cela suffit pour lui faire tourner la tte. Gylt le trapu se tenait un peu plus loin dans le couloir, les paules votes et une lame souille la main. Son attitude furtive et la lueur de culpabilit dans ses yeux disaient assez clairement quil voulait du mal Pinorr. Aprs avoir scrut le reste du passage, le chaman lui fit face. Ainsi, tu es venu commettre un meurtre la place - 364 -

dUlster ? lana-t-il. Le second matre resta fig quelques pas de lui, hsitant. Tu es prt attirer le courroux des dieux de la mer sur toi pour pargner Ulster. Cest trs loyal de ta part de te damner sa place. (Pinorr plissa les yeux ; il commenait comprendre le plan du jeune matre de quille.) Vous pourrez peut-tre berner le reste de lquipage et lui faire croire un accident, mais ne crois pas que les dieux de la mer seront dupes. Ils sauront trs bien quelle main a mani lpe. En ce moment mme, ils te regardent travers mes yeux. Ils sondent ton cur. Un brusque coup de tonnerre inclina le pont sous leurs pieds. Gylt hoqueta et fit un pas en arrire. Pinorr savait que le second matre tait facile manipuler, surtout quand il avait peur. Il se pencha vers lui. coute-les ! Ils rclament dj ton sang. Lhorreur carquilla les yeux de Gylt, et son pe trembla dans sa main. Je Je ntais pas cens vous tuer, chaman. Je vous le jure ! J je devais juste vrifier que vous retourniez bien votre cabine. Pinorr frona les sourcils. Il percevait la sincrit de Gylt. La porte de sa cabine souvrit la vole derrire lui. Or, il avait laiss la pice vide. De toute vidence, il tait tomb dans une embuscade. Il naurait pas cru Ulster capable de sabaisser un acte aussi mprisable du moins, pas si vite. Face Pinorr, une ombre projete par les lanternes de sa cabine se dcoupa sur le mur du couloir : un homme brandissant une pe. La lame sabattit dans son dos. Pinorr neut pas le temps de se retourner, juste de plonger sur le ct en levant un bras. Larme rata sa poitrine dun cheveu. La pointe accrocha le tissu bleu de sa robe, et il la vit darder sous son aisselle. cet instant, ses vieux instincts lui revinrent en masse. Sous sa robe de chaman battait toujours le cur dun Sanguinaire. Mme sil avait dfait sa tresse de guerrier de nombreux hivers auparavant, une partie de lui navait rien oubli. Pinorr poussa un cri de guerre et baissa le bras dun coup sec, emprisonnant le plat de la lame contre son torse Puis il - 365 -

pivota. Comme il sy attendait, son agresseur avait t lgrement dsquilibr par lchec de son attaque. Le mouvement lui arracha larme des doigts. Sans interrompre sa rotation, Pinorr saisit la poigne de sa main libre. Ctait la premire fois depuis quarante hivers quil touchait une pe. Il fit face son agresseur. La rage faisait bouillonner son sang et trcissait sa vision. Sur sa gauche, il entendit Gylt bredouiller : Vous ne devez pas porter darme ! Vous tes un chaman ! Ignorant les protestations du second matre, Pinorr dtailla lhomme qui esprait lassassiner. Il ne fut gure surpris de reconnatre Jabib le toutou dUlster. Le premier matre voulut dgainer une dague, mais Pinorr fut plus rapide. Lpe transpera la poitrine de Jabib. Pinorr lenfona plus profondment, se rapprochant du premier matre jusqu ce que tous deux se retrouvent nez nez, la poigne de larme coince entre leurs torses. Du sang chaud dgoulina sur la main du chaman. Puissent les dieux de la mer donner ton me bouffer leurs vers, cracha Pinorr, tremblant de fureur. Puis il scarta et dgagea lpe en lui imprimant une rotation. Jabib hoqueta de douleur et tomba genoux. Du sang jaillit de sa bouche et se dversa sur le devant de sa chemise. Avant quil puisse scrouler tout fait, Pinorr lempoigna par les cheveux. Jabib leva un regard horrifi vers lui. Je tenvoie rejoindre les dieux sans honneur, dit froidement Pinorr. Et, dun coup dpe, il sectionna sa tresse. Jabib bascula en avant et scrasa sur le pont avec fracas. Dj, une mare de sang se formait sous lui. Pinorr fit volte-face, lpe dans une main et la tresse de Jabib dans lautre. Livide, Gylt lcha son arme. Vous nous avez maudits ! cria-t-il. Vous vous tes souill avec le sang dun autre ! Vous vous tes maudits tout seuls, rpliqua le chaman. Les dieux de la mer mont averti de votre trahison ; ils mont protg. Ils ont fait taire la tempte pour que je tentende - 366 -

approcher. Ils ont projet lombre de Jabib sur le mur pour que je puisse esquiver son attaque tratresse. Par cette nuit de tempte, ils me bnissent afin que je puisse perptrer leur vengeance lgard de ceux qui complotent contre eux. Gylt secoua violemment la tte. Il tomba genoux devant Pinorr. Non, non, gmit-il. Le vieil homme savana et le toisa. Si, lcha-t-il sur un ton aussi impitoyable que la tempte qui faisait rage dehors. Gylt dut comprendre ce qui lattendait. Il plongea vers son arme, mais trop tard. Pinorr abattit son pe avec toute la rage qui imprgnait ses os. Du sang claboussa ses avant-bras. Quand il enjamba le corps de Gylt, la tte du second matre ballottait encore. La tresse de Jabib pendant au bout de son bras, Pinorr senfona dans le ventre du navire. a faisait trop longtemps quil autorisait la corruption gangrener lperon de dragon. Il en tait conscient depuis le dbut, mais la peur quil prouvait pour Sheeshon avait retenu sa main jusque-l. prsent, la fille de son fils tait partie. Il tait temps dagir. Cette nuit, les courants rassemblaient tous les acteurs de la prophtie. Nul ne pourrait chapper son destin. Au matin, les Drerendi auraient accept leur ultime objectif servir darme contre le Gulgotha ou ils sabmeraient sous les flots. Au final, le sort de son peuple dpendrait de lpe maudite dun chaman et du cur dune enfant.

- 367 -

16

Alors que des clairs zbraient le ciel et que la pluie crpitait rythmiquement sur le pont, Sy-wen fit face au haut matre de quille. La petite foule masse derrire celui-ci tait hrisse de lances et dpes. Mais Sy-wen ignora les autres marins. Tout ce qui comptait, ctait le colosse qui se tenait devant elle. Il tait le chef, celui que Kast et elle avaient pour mission de convaincre. Hlas ! rien ne se passait comme Pinorr lavait prvu. En tant que Sanguinaire, cest Kast qui aurait d plaider leur cause pas elle. Jetant un coup dil au dragon inerte, Sy-wen comprit quelle devait modifier leur plan de toute urgence. Mais elle narrivait pas rflchir clairement. Elle sinquitait trop pour Ragnark et pour Kast. Que stait-il pass ? Pourquoi lenchantement ne stait-il pas invers ? cause de la foudre ? Kast tait-il prisonnier jamais du corps du dragon ? Les implications potentielles faisaient tourner la tte de Sy-wen. Une petite main serra la sienne. Sheeshon tira sur le bras de la merai. Le monsieur est plus costaud que papa, commenta-t-elle en dsignant le haut matre de quille. La fillette trempe frissonnait de tout son corps. Sy-wen la serra contre elle pour lui tenir chaud et pivota. Malgr les quelques pas qui les sparaient, elle devait se tordre le cou pour dvisager son interlocuteur. Lhomme avait des yeux pareils des clats dacier bleut. Sa longue tresse noire se parait de reflets argents signe quil commenait accumuler les hivers. Dans son poing droit, il tenait un harpon baleine plus haut que lui. Son regard faisait la navette entre Sywen et lnorme dragon noir, qui, malgr son immobilit, lui inspirait une certaine prudence. - 368 -

Je rpte : quel genre de dmons tes-vous ? Sy-wen se dcida enfin rpondre. Elle ne convaincrait personne en gardant le silence. Je ne suis pas un dmon, haut matre de quille des Drerendi, rpondit-elle solennellement, inclinant la tte pour le saluer. Je suis Sy-wen, missaire des merai. Cest le chaman Pinorr qui menvoie vous parler. Les marins taient trop bien dresss pour intervenir sans y avoir t invits, mais Sy-wen les vit changer des coups dil furtifs. Tout dans leur posture nerveuse trahissait le scepticisme et la colre. Ainsi, Pinorr ne stait pas tromp en pensant que la mention des merai ne susciterait quhostilit chez ses semblables. Le haut matre de quille mit un moment ragir. Quand il reprit la parole, sa voix tait lgrement raille par le choc quil venait de recevoir. Mais, trs vite, son ton redevint autoritaire. As-tu une preuve de ce que tu avances ? De sa main libre, Sy-wen dsigna le dragon. Si cela ne vous suffit pas, dit-elle en tirant Sheeshon devant elle, le chaman Pinorr ma confi sa seule parente. Pour la premire fois, le haut matre de quille parut remarquer lenfant. Il la dtailla en plissant les yeux. Je connais cette gamine Un autre homme savana, contournant le colosse. Il portait la robe bleue des chamans, mais, si Pinorr tait plutt maigre et sec, cet homme-l arborait une ample panse sur laquelle reposait une de ses mains. Il jeta un coup dil anxieux au ciel. Nous devrions emmener les prisonnires sur le pont infrieur, suggra-t-il dune voix qui zzayait lgrement. Je crains que cette accalmie ne soit que momentane, et que le pire de la tempte reste encore venir. (Il reporta son attention sur le dragon.) Le vent mapporte toujours de mauvais augures, ajouta-t-il, lair effray. Le haut matre de quille acquiesa. Il fit signe deux gardes, qui savancrent pour encadrer les filles. Lclat de la foudre se refltait sur la lame incurve de leur pe. Si vous ntes pas des dmons, venez avec nous. Raconteznous ce que vous faites ici et pourquoi mon vieil ami vous - 369 -

envoie. Ce ntait pas une requte mais un ordre comme en tmoignaient les lames nues des deux gardes. Pourtant, Sy-wen hocha la tte. Nous apprcions votre offre de nous mettre labri. (Du menton, elle indiqua Ragnark.) Mais ma monture a subi une grave blessure. Je dois dabord solliciter une faveur. Le tonnerre se remit enfler autour deux. Laquelle ? simpatienta le haut matre de quille. Mon dragon a besoin de soins. Le colosse dsigna lhomme en robe bleue. Bilatus est notre gurisseur, mais il exerce son art sur les humains, pas sur les dragons. Le chaman ventripotent acquiesa vigoureusement, les yeux rivs sur la masse fumante dcailles noires et de griffes argentes. Je ne dispose daucun onguent adapt ce genre de crature. Je risquerais de lui faire plus de mal que de bien. Le cur de Sy-wen se serra lide de laisser le dragon vanoui seul sur le pont. Et si une vague lemportait par-dessus bord ? Elle jeta un coup dil son norme compagnon. Deux filets de vapeur blanche schappaient de ses naseaux, mais ses paupires taient toujours closes. Une main se posa sur lpaule de Sy-wen, la faisant sursauter. Ctait le haut matre de quille ; il stait approch si discrtement quelle ne lavait pas entendu. Naie crainte. Ton dragon est en scurit, Sy-wen des merai. Je lui offre mon hospitalit comme vous deux, Jusqu ce que cette affaire ait t juge, aucun de mes hommes nosera porter la main sur vous. Nous allons attacha ta monture aux mts et au bastingage avec les cordes les plus solides dont nous disposons. moins que le bateau coule, il ne lui arrivera rien. Merci. Le haut matre de quille sapprocha du dragon et tendit la main pour le toucher. Soyez prudent ! lana Bilatus. Ignorant son conseil, le colosse posa sa paume sur le pli dune aile cailleuse et trempe. - 370 -

Jamais je naurais cru voir une telle merveille un jour. Il secoua la tte et laissa retomber son bras. Comme il retournait vers ses hommes, Sy-wen crut dceler lombre dun sourire sur son visage. Viens, lui dit-il au passage. Cette fois, la jeune fille obit. Cet homme lui inspirait une pointe de respect. Elle commenait comprendre pourquoi Pinorr plaait une telle foi en lui. Il ne faisait aucun doute que de lacier coulait dans ses veines et quune curiosit aigu brillait dans ses yeux. Sheeshon saccrochant elle, Sy-wen embota le pas au colosse. Le chaman Bilatus marchait ct de son chef ; il ne cessait de regarder les deux filles par-dessus son paule. La petite procession franchit une coutille et descendit les quelques marches qui conduisaient au pont infrieur. Arriv au bout dun large couloir, le haut matre de quille poussa une porte et pntra dans une pice tout en longueur. Des lanternes suspendues au plafond se balanaient au rythme du roulis. Tout lespace tait occup par des tables et des bancs. Le colosse fit face son quipage, qui lavait suivi jusque-l. Vous avez tous un poste et une mission, tonna-t-il. Il est hors de question que mon bateau coule pendant cette tempte cause dun ramassis de curieux et de fainants ! Allez, ouste ! (Il fit signe un homme sduisant, qui culminait presque aussi haut que lui.) Hunt, tu nous accompagnes. Oui, haut matre de quille, rpondit le dnomm Hunt, les yeux brillants dexcitation. Sy-wen remarqua lair de famille qui existait entre les deux hommes. Cest votre fils ? demanda-t-elle. Et le premier matre du Cur de dragon, rpondit firement le haut matre de quille. Venez. Nous allons nous retirer dans ma cabine et parler de tout ceci en priv. Sy-wen acquiesa. Son hte lentrana dans une pice spacieuse, latmosphre tide et douillette. Le long dun mur se dressaient des tagres recouvertes de parchemins froisss et de livres la couverture use, ainsi quun bureau sur lequel reposait un gros volume ouvert. De lautre ct de la cabine, - 371 -

deux fauteuils rembourrs taient disposs devant un tre de pierre. Une solide grille de fer forg empchait les bches de schapper la faveur de la tempte. Le haut matre de quille dsigna lun des fauteuils Sy-wen. Ravie de pouvoir se rapprocher du feu, la jeune fille accepta son invitation. Elle tait glace jusqu la moelle. Ses vtements drerendi, tremps, lui collaient la peau. Elle regrettait de ne pas avoir gard son pantalon en peau de requin. Une fois assise, elle attira Sheeshon sur ses genoux. Lenfant tendit les jambes pour rchauffer la plante de ses pieds nus. Bilatus se vit offrir le second fauteuil. Le haut matre de quille et son fils restrent debout, respectivement gauche et droite de la chemine. Cte cte, leurs similarits taient encore plus flagrantes : ils avaient le mme regard vif, les mmes petites rides au coin des yeux, la mme fossette au menton, les mmes mchoires bien dessines et la mme bouche faite pour sourire. Ils poussaient la ressemblance jusqu se tenir de la mme faon, leurs larges paules bien droites. Ils inspiraient une confiance instinctive Sy-wen, qui se laissa aller dans les coussins moelleux avec dlice. Raconte-nous ton histoire, rclama le haut matre de quille. La jeune fille se racla la gorge et sexcuta. Elle annona aux trois hommes lassaut imminent sur Valloa, expliqua comment les forces du Gulgotha fortifiaient lle et rvla lexistence dune sorcire en qui reposaient les espoirs de tout Alasa. Elle leur dit tout ce quelle avait dj racont Pinorr, omettant juste de mentionner le secret de Kast et du dragon. Elle souponnait quils ne la croiraient pas et, pour linstant, elle avait besoin de toute la confiance quelle pouvait leur inspirer. Donc, je suis venue vous demander dengager vos bateaux et vos hommes dans la bataille nos cts, conclut-elle. Le haut matre de quille ne lavait pas interrompue une seule fois durant son rcit. Il mit encore quelques instants briser son silence. Sy-wen des merai, je pense que ton cur est noble et ta cause juste. Les Drerendi nont pas daffection pour le Gulgotha mais, en toute honntet, ils ne sont pas non plus - 372 -

les amis des merai. Pourquoi nous allier nos anciens ennemis pour en combattre de nouveaux ? Que nous importe que le Gulgotha tourmente les terrestres ? Sy-wen se redressa dans son fauteuil. Le Seigneur Noir ne se satisfera pas de rgner uniquement sur la terre. Pour linstant, son attention est fixe sur la cte, mais ds quil sera parvenu la conqurir, il tournera son regard vers le large vers vous. Alors, qui restera-t-il pour vous venir en aide ? Les Drerendi sont un peuple libre. Nous navons pas de territoire. Si le Gulgotha nous chasse, nous partirons. Tant quil restera des ocans sur lesquels naviguer, nous ne tomberons jamais sous le joug de personne. (Le haut matre de quille jeta un regard entendu Sy-wen.) Nous ne nous souvenons que trop bien de lpoque o nous nous inclinions devant lpe dautrui. Nous avons conquis notre libert au prix de notre sang, et nous entendons la conserver. Pourquoi devrions-nous prendre part cette bataille et nous attirer linimiti du Gulgotha ? Parce que son inimiti vous est dj acquise. De son point de vue, tous ceux qui ne le servent pas sont ses adversaires. (Sywen dglutit et se lana.) Fuir devant le Gulgotha, vous appelez a la libert ? Il vous force vous dplacer comme du btail ! Vous laisser faire, cest de la pure lchet ! Bilatus hoqueta. Hunt porta la main la poigne de son pe. Les joues du haut matre de quille sempourprrent. Puis il clata de rire. Au moins, on ne pourra pas taccuser dhypocrisie ! Sy-wen rougit. Je ne voulais pas vous offenser. Le haut matre de quille sesclaffa de plus belle. Pre, intervint Hunt, furieux. Vas-tu laisser cette donzelle insulter les Drerendi de la sorte ? Insulter ? Elle na fait que dire ce quelle pensait. Jaimerais que tout le monde soit aussi franc. (Le colosse sourit Sy-wen.) Daccord. Je vois ce que tu veux dire. Les Drerendi devraient naviguer o le vent les porte et non pas o le Gulgotha le dcide. Si nous nous contentons de lviter, nous sommes effectivement des lches. - 373 -

Cette confession fit scarquiller les yeux de Bilatus. Les dieux de la mer nous protgent. Nous navons pas craindre le Gulgotha ! Le haut matre de quille secoua la tte, et toute bonne humeur dserta son visage. a, cest parl en bon chaman. Mais jai appris que les dieux de la mer protgent ceux qui se protgent eux-mmes. (Il tapota son pe.) Telle est notre seule vritable dfense. Sy-wen nen croyait pas sa chance. Le haut matre de quille tait sensible sa cause. Donc, vous allez nous accorder le soutien de vos forces ? Le colosse lobserva en silence le temps de trois longues inspirations. Puis il lcha : Non. Sy-wen reut son refus comme une gifle. Mais pourquoi ? couina-t-elle. Cest notre meilleure chance de porter un coup significatif au Seigneur Noir. Peut-tre, concda le haut matre de quille. Mais les Drerendi ne combattront jamais au ct des merai. La dernire fois que nous avons affront le Gulgotha, votre peuple sest enfui, nous laissant seuls face aux haches et aux crocs de lennemi. Mais ce nest pas comme si nous vous avions trahis ! Vous avez spontanment offert de nous aider nous chapper ! Nanmoins, a prouve bien que la lchet des merai surpasse de loin la ntre. Ce fut au tour de Sy-wen de se hrisser. Et votre serment ? (Elle dsigna le tatouage du colosse.) Reviendrez-vous sur une promesse librement consentie ? Vous aviez jur de venir notre aide une dernire fois quand nous le rclamerions ! Le haut matre de quille garda le silence. Bilatus se chargea de rpondre sa place. Ctait il y a bien longtemps. Depuis, nous nous sommes mis vnrer les sept dieux de la mer. Dsormais, cest eux que nos curs et nos esprits sont lis pas aux merai. Nous ne sommes plus vos esclaves. Le haut matre de quille secoua lentement la tte. - 374 -

Quelque dette que nous ayons eue jadis envers ton peuple, le temps sest charg de leffacer. Sy-wen aurait voulu lui montrer combien la magie du tatouage demeurait puissante, mais elle stait dj lie Kast et ne pouvait donc pas conjurer le pouvoir du tatouage dun autre Sanguinaire. Elle soupira. Il ne leur restait quune seule chance le plan suggr par Pinorr. Sy-wen baissa les yeux vers Sheeshon, qui stait assoupie sur ses genoux. Son cur se serra. Elle avait tant espr que les choses nen arrivent pas l ! Si Kast avait t son ct, peuttre Secouant la tte, elle leva les yeux vers le haut matre de quille. Vous fondez votre position sur les diffrences entre nos deux peuples les merai et les Drerendi. Le colosse haussa les paules. La voix de Sy-wen se fit plus ferme. Je vais vous dvoiler un secret, une chose que mme la plupart des merai ignorent. Je lai dj rvl au chaman Pinorr ; cest pourquoi il ma confi sa petite-fille pour prouver non seulement que jai son soutien, mais que ce que je mapprte vous dire est la stricte vrit. la mention de lautre chaman, Bilatus se redressa lgrement. Le haut matre de quille plissa les yeux. Je tcoute. Nous ne sommes pas deux peuples diffrents, articula Sywen en plantant son regard dans celui du colosse. En ralit, les merai et les Drerendi descendent de la mme tribu. Le choc provoqu par cette rvlation empcha la jeune fille de poursuivre. Bilatus fit un bruit grossier avec ses lvres flasques. Impossible. Sy-wen posa une main sur la tte de Sheeshon endormie. Pourtant, la preuve est l. Le haut matre de quille jeta un coup dil lenfant, puis reporta son attention sur Sy-wen. Je ne vois pas de preuve, juste une gamine attarde avec la figure moiti paralyse. - 375 -

Oh, vous allez en voir une. Sy-wen serra le poing, esprant quelle ne savanait pas trop. Tournant la tte vers Hunt, elle dsigna Sheeshon. Vous pouvez la porter ? lui demanda-t-elle. Aprs que son pre lui eut signifi son assentiment, le jeune Sanguinaire souleva Sheeshon. Lenfant endormie gmit un peu, puis passa les bras autour de son cou. Sy-wen se leva. Pour vous montrer, je vais avoir besoin dun peu de sang du dragon. Bilatus dut sy reprendre deux fois pour sextraire de son fauteuil. Comment te proposes-tu de ? Sy-wen sortit la longue dague quelle portait dans un fourreau de poignet. Avec a. La soudaine apparition de deux pes croises contre sa gorge lui fit comprendre lidiotie de son geste. Sy-wen navait mme pas eu le temps de voir bouger le haut matre de quille et son fils ; pourtant, la pointe de leur arme reposait dans le creux de ses clavicules. Elle dut dglutir avant darticuler : Je ne vous veux pas de mal. Jai juste besoin de ce couteau pour tirer le sang de ma monture. (Elle attrapa la dague par sa lame et prsenta le manche au haut matre de quille.) Gardez-la, si a peut vous tranquilliser. Je vous autorise mme entailler le dragon ma place. Le colosse la dvisagea, les yeux plisss comme sil tentait de lire ses vritables intentions. Sy-wen soutint son regard sans ciller, mais la main qui tenait la dague se mit trembler lgrement. Enfin, le chef des Drerendi baissa son pe et fit signe son fils de limiter. Non, Sy-wen des merai. Si quelquun doit piquer la crature endormie sur le pont de mon navire, il vaut mieux que ce soit toi. De nouveau, lombre dun sourire passa sur ses lvres. En soupirant, Sy-wen rangea la dague dans son fourreau. Je mexcuse de vous avoir fait peur. Je nai pas rflchi - 376 -

avant de dgainer mon arme. Je voulais juste vous montrer ce que je mapprtais faire. Le haut matre de quille rengaina son pe son tour. Et que tapprtes-tu faire exactement ? Sy-wen frmit. Aprs la raction quils avaient eue en la voyant sortir son couteau, peut-tre vaudrait-il mieux ne pas leur exposer la thorie de Pinorr. Mais les trois hommes la regardaient fixement Des coups prcipits lui pargnrent la peine de rpondre. Bilatus alla ouvrir la porte. Un marin trs excit entra, tant son chapeau de pluie dgoulinant. Haut matre de quille, monsieur ! Cest lperon de dragon. On nous a envoy un signal. La foudre a frapp son mt. On peut voir ses voiles flamber dici ! Hunt jeta un coup dil son pre. Cest le bateau du chaman Pinorr. Tous les regards se braqurent de nouveau sur Sy-wen et pour la centime fois, la jeune fille regretta que Kast ne soit pas avec elle. Des cris dalarme rsonnaient dans le couloir, mlange de glapissements effrays et dordres aboys. Pinorr les ignora et continua longer les troits couloirs du pont infrieur en direction de la poupe. Les corps de Jabib et de Gylt avaient d tre dcouverts. Le vieil homme pressa le pas ; il savait que sil ralentissait le feu de son sang steindrait. Or, la nuit ntait ni la temprance ni la sagesse. Seules les flammes pouvaient venir bout de la gangrne qui infestait le bord. Soudain, comme si les dieux avaient entendu les penses de Pinorr, une paisse fume sengouffra dans le couloir par une coutille ouverte, quelque part derrire lui. Le vieil homme se mit tousser. Il sentit une odeur de bois brl et entendit de nouveaux rugissements. Intrigu, il sarrta et se retourna. Audel du nuage gris, une coutille se referma la vole tandis que retentissaient des appels au secours frntiques. Et, au-dessus de la tte de Pinorr, un bruit de pas prcipits lui signala que les marins fuyaient le mess. Tout lquipage semblait sur le pied de guerre. Pinorr humait - 377 -

presque le dsespoir de ses camarades sous lodeur de la fume. Il y avait un problme un problme encore plus grave que deux marins assassins. Pinorr baissa les yeux vers son pe ensanglante et la tresse qui pendait dans sa main gauche. Ce branle-bas tait-il d une nouvelle ruse dUlster ? Sagissait-il dune distraction conue pour occuper les hommes pendant que Jabib et Gylt se dbarrassaient du chaman ? Pinorr agrippa son pe un peu plus fort. Ctait bon de sentir de nouveau la poigne dune arme dans sa main. Quelle que soit la raison de cette mobilisation gnrale, a ne le concernait plus. Il ntait plus le chaman de lperon de dragon, ni mme un de ses guerriers. Cette nuit, il tait la vengeance divine faite homme et acier. Il continua marcher vers lunique cabine qui occupait la section avant de la poupe. Sil ne stait pas tromp au sujet dUlster, il trouverait le misrable barricad dans ses propres quartiers. Ses doigts se crisprent sur la poigne de son pe. Il allait se dlecter de lexpression du matre de quille lorsque celui-ci raliserait que ses assassins avaient chou mme si cette vision serait sans doute la dernire. Car, justifies ou non, Pinorr savait que ses attaques lui coteraient la vie. Il tait interdit au chaman dun bateau de toucher de lacier, et faire couler le sang tait passible de mort pour lui. Pourtant, Pinorr connaissait son devoir. Le destin spirituel du navire reposait entre ses mains. Il ne pouvait plus laisser Ulster souiller le pont de lperon de dragon. Enfin, le vieil homme atteignit sa destination. Il sarrta devant une large porte barde et cloute de fer. Prenant une profonde inspiration, il leva son pe et cogna au battant avec la poigne. Je suis au courant pour le feu ! aboya une voix lintrieur. Jarrive ! Pinorr cligna des yeux. Le feu ? Quel feu ? Avant quil ait pu sinterroger sur ce mystre, la porte souvrit la vole. Ulster luttait pour enfiler un pourpoint. Il simmobilisa en dcouvrant qui se tenait sur le seuil de sa cabine. - 378 -

Lespace de plusieurs battements de cur laborieux, aucun des deux hommes ne bougea ni ne pipa mot. Puis Pinorr jeta la tresse de Jabib sur les bottes dUlster. Ctait loffrande dun guerrier son chef, le trophe que lon prlevait sur un cadavre aprs avoir tu pour protger un navire. La tresse sanglante gifla les planches telle une algue trempe. Je crois que ceci tappartient, dit froidement Pinorr. Ulster jeta un coup dil la tresse et reporta trs vite son attention sur lpe du vieil homme. De toute vidence, il tait plus choqu de voir un chaman arm quinquiet pour son premier matre. Quas-tu fait, chaman ? demanda-t-il, horrifi. Ce que jaurais d faire depuis longtemps. Jai amput un membre infect avant que la gangrne puisse stendre au reste du navire. Ulster recula. Dans sa prcipitation, il avait oubli de ceindre son fourreau. Celui-ci et lpe quil contenait tait accroch sur le dossier dune chaise, au fond de sa cabine. Pinorr suivit Ulster pas pas, tandis que les mots enferms dans son cur depuis trois hivers se dversaient de sa bouche en cascade. Jaimais ton pre. Seul son souvenir a retenu ma main si longtemps. Cest le retour de Kast qui ma fait raliser combien tu avais peu du sang de ton pre dans les veines. Ulster clata dun rire dur. Et tu crois que je vais prendre a comme une insulte ? En vrit, je lui ressemble bien plus que tu ne pourrais limaginer. tais-tu l quand il ma fouett au sang aprs que jeus perdu un duel lpe contre le fils de Zinbathi ? Et la fois o on a band mes ctes brises aprs une des racles quil minfligeait rgulirement ? As-tu seulement remarqu les brlures sur mes bras, celles qui ont pel et suint pendant une lune entire ? ( prsent, le jeune homme crachait autant de bile que Pinorr.) Le visage des hommes que tu crois connatre change derrire une porte close, chaman. Moi seul ai contempl la vritable nature de mon pre, celle quil dissimulait au reste de lquipage. Ce mensonge hont fit vaciller Pinorr. - 379 -

Comment oses-tu souiller la mmoire de ton pre ! Tu as toujours t aveugle, chaman. Tu as peut-tre reu le don de percevoir les humeurs de la mer, mais le cur de mon pre ttait impntrable. (Ulster plissa les yeux.) moins que tu aies eu trop peur pour essayer de le sonder. moins que tu aies souponn ce que tu pourrais y voir, mais prfr lignorer pour ne pas perdre un chef talentueux. Pinorr cessa de poursuivre Ulster travers la cabine. Il aurait bien voulu rfuter ces accusations, mais la duret avec laquelle son vieil ami traitait son propre fils cadet ne lui avait pas chapp. Toutefois, jamais il naurait cru que a puisse aller si loin. Ton frre, protesta-t-il. Kast ? ricana Ulster. Ce btard sest enfui avant le pire, me laissant seul pour affronter le courroux de notre pre. (Le feu qui brlait en lui parut steindre dun coup, comme une chandelle souffle par un courant dair ; ses paules saffaissrent.) Je ne le lui pardonnerai jamais. Pinorr dut lutter pour ne pas laisser mourir les flammes de sa propre colre. Que ton histoire soit vraie ou non, je ne vois pas le rapport avec les brutalits que tu exerces lencontre de ma famille. Il y en a pourtant un, rpliqua Ulster en le regardant dans les yeux. Tu avais le pouvoir darrter mon pre. Il taurait cout, Pinorr. (La voix du jeune homme se brisa, puis se durcit de nouveau.) Mais tu as prfr tourner ton regard vers la gloire de lhorizon plutt que vers le mal qui se tenait prs de toi. Alors, ne compte pas sur ma sympathie. Il pivota pour saisir son pe. Pinorr tait si choqu quil ne fit rien pour len empcher. Jen ai fini de te laisser ignorer la cruaut de mon pre, reprit Ulster. (Il dgaina et fit de nouveau face au vieil homme.) Maintenant, tu vas affronter ce quil a forg. Et sur ces mots, il plongea. Pinorr eut tout juste le temps de bloquer lattaque. Par chance, la main dUlster tait davantage guide par sa colre que par son adresse. Le chaman recula nanmoins sous lassaut : son adversaire tait beaucoup plus jeune et plus - 380 -

vigoureux que lui. Seul son instinct de guerrier, assoupi pendant tous ces hivers, lui vita de se faire embrocher. Pinorr se dfendit avec lnergie du dsespoir. Le feu qui avait embras son sang un peu plus tt stait rduit de simples braises. Comment pouvait-il mpriser ce quil avait luimme contribu forger par son aveuglement ? Il battit en retraite. Son pied gauche glissa sur la tresse de Jabib, abandonne par terre. Il partit la renverse, et son pe lui chappa comme il heurtait rudement le sol. Ulster le toisa en brandissant son pe. Ses yeux flamboyaient de rage, et il avait le souffle court. Pinorr se dressa sur les genoux pour attendre sa mort. Le jeune matre de quille planta son regard dans celui du vieil homme. Tu aurais d entendre mes cris, chaman. Pinorr acquiesa brivement. Tu as raison, Ulster. Je suis dsol. Ulster tressaillit. Sur son visage, la confusion remplaa la colre, et le bras qui tenait son pe trembla. Pinorr leva la tte vers lui. Mais je ne suis pas ton pre, dit-il doucement. Le jeune homme secoua la tte et scarta, les sourcils froncs, le regard troubl. Je sais que tu nes pas mon pre ! Il nest pas trop tard pour rparer les dgts quil ta infligs, insista Pinorr. (Tout dans la posture dUlster trahissait sa douleur.) Je peux taider gurir. Alors, Ulster clata de rire et, carquillant des yeux fous, braqua son pe sur le chaman. Tu crois que tu peux maider ? Si tu savais tout, tu me maudirais aussi fort que mon pre pendant ses crises de rage. Non, contra Pinorr, sincre. (Il voulait absolument atteindre le jeune homme pour sauver, non sa propre vie, mais ce quil restait de bon en Ulster.) Me laisseras-tu essayer ? Ulster baissa lgrement son pe et dvisagea le vieillard en plissant les yeux. Sais-tu comment ton fils est mort le pre de Sheeshon ? Pinorr frmit. Le matre de quille touchait l une blessure - 381 -

qui ne stait jamais compltement referme. Il Il a t tu durant les rixes kurtiennes. Dun coup de hache dans le front. Ctait un souvenir que Pinorr ne voulait pas voquer. Un pigeon noir lui avait apport la nouvelle depuis la cte pendant que la mre de Sheeshon tait en train daccoucher. En apprenant la disparition de son poux, la malheureuse avait pouss un hurlement terrible. Quelque chose stait bris en elle. Du sang avait inond ses cuisses. Elle avait succomb peu de temps aprs, risquant dentraner sa fille dans la mort avec elle. P pourquoi me demandes-tu a, Ulster ? Le jeune matre de quille se pencha vers Pinorr. Parce que la main qui a abattu cette hache sur son crne tait la mienne. Pinorr carquilla les yeux. Non ! Ulster grimaa. Ce fut trs facile. Je nai mme pas eu besoin de rflchir. Pendant une escarmouche bord du Croc bris, je me suis retrouv seul avec ton fils. Il sest tourn vers moi, le visage clabouss de sang, un sourire aux lvres et les yeux brillants dexcitation. Il avait lair si fier de lui ! Je nai pas pu supporter son arrogance. Alors, je lui ai fendu le crne. Mais, quand il sest croul, il souriait encore. Lhorreur devait se lire sur les traits de Pinorr. Comment Comment as-tu pu ? Ulster se pencha vers lui. Maintenant que tu connais la vrit, dsires-tu toujours me sauver, chaman ? lcha-t-il sur un ton ddaigneux. Un grognement de douleur explosa de la bouche de Pinorr. Le vieillard se jeta sur Ulster, dviant sa lame et plaquant le jeune homme terre. La tte dUlster heurta le plancher avec un bruit mat. Sonn, le matre de quille hoqueta et lcha son pe. Pinorr nattendit pas. Il ramassa larme et, lempoignant deux mains, la plongea dans la poitrine dUlster. La lame passa entre les ctes du jeune homme sans rencontrer de rsistance. Lorsquelle atteignit les planches en dessous, Pinorr poussa - 382 -

encore plus fort, les bras tremblants dpuisement. Il continua sacharner jusqu ce que la poigne de lpe soit enfonce dans le plexus dUlster, et que la cuvette de chair ainsi forme se trouve remplie de sang noir. Puis, incapable daller plus loin, il scroula sur le corps de son adversaire, tel un amant vid. Comment as-tu pu ? hurla-t-il loreille dUlster, la vision brouille par ses larmes. Il tait comme ton frre ! Ulster tait en train de strangler avec son propre sang ; pourtant, il lutta pour rpondre : Cest justement pour a que je lai tu, chaman. (Ses prunelles se voilrent.) Il tait comme mon frre : aussi heureux, aussi fier. Je ne supportais pas de voir cette lumire dans les yeux dun autre. Pinorr tremblait de chagrin et de rage. Son vieux corps secou de sanglots, il roula lcart dUlster. La tte du jeune homme bascula sur le ct. Je ne supportais pas de voir ce quon mavait drob, articula-t-il de ses lvres sanglantes. (Sa voix faiblissait, mais son regard vitreux continuait fixer Pinorr.) Tu aurais d juger mon pre aussi svrement que tu me jugeais, moi. Tu aurais d couter les cris quun jeune garon poussait derrire une porte close. Il se tut. Pinorr mit un moment raliser quil tait mort. Tendant une main tremblante, il lui ferma les yeux. Tu as raison, Ulster. Le vieillard se releva lentement et dtailla lhomme quil venait de tuer. Ses jambes taient tout engourdies. Je pleurerai lenfant que tu tais autrefois, mais je ne pleurerai pas ce que tu tais devenu. Je ne regretterai pas ta mort. Pinorr se dtourna avec limpression de ntre quune enveloppe de chair creuse et vide. En titubant, il sortit de la cabine. Il referma la porte derrire lui et rebroussa chemin vers le pont principal. Quand on dcouvrirait les cadavres dUlster et de ses seconds, il mettrait leur mort sur le compte dune mutinerie. Tout le monde le croirait. Personne noserait mettre en doute la parole dun chaman. Personne noserait fouiller trop profondment. La ccit, venait dapprendre Pinorr, tait - 383 -

souvent un mal que lon sinfligeait soi-mme, une protection contre ce que lon ne voulait pas voir. Le vieil homme longea les couloirs en essuyant le sang de ses mains sur sa chemise en frottant rythmiquement ses paumes contre le tissu. Lorsquil poussa lcoutille la plus proche, il trouva le pont principal illumin par les flammes. Le mt avant brlait comme une torche dans lobscurit orageuse. Des marins arms de haches sefforaient de labattre. Enfin, le mt bascula dans locan, mettant un sifflement furieux et un nuage de vapeur. Puis les vagues engloutirent le bois noirci qui fumait encore. Les hommes et les femmes rassembls sur le pont poussrent des vivats. Ils venaient de sauver leur bateau dune fin certaine, damputer le danger qui les menaait et de le jeter la mer. Quelquun repra Pinorr. Mader Geel se dirigea vers lui, ses cheveux grisonnants pleins de cendres. Je crois que le plus gros de la tempte est pass. Mais nous avons eu chaud. Le feu a bien failli emporter le navire. Cela dit Ctait une vision glorieuse, grimaa-t-elle. Toutes ces flammes qui bondissaient et qui dansaient sous la pluie Pinorr acquiesa lentement. Oui. Le mal porte souvent un masque sduisant. Sy-wen se tenait prs du bastingage du Cur de dragon. Sur sa gauche, le haut matre de quille sentretenait avec son fils. Sur sa droite, Bilatus agrippait la rambarde dune main aux jointures livides et serrait frileusement le col de sa robe de lautre. Le vent tait toujours aussi mordant, et chaque goutte de pluie piquait la chair nue comme une aiguille. On sent la fume dici, dclara Hunt. Il portait toujours Sheeshon dans ses bras. Lenfant saccrochait son cou. Du moins ont-ils russi teindre le feu, remarqua le haut matre de quille. (Il se tourna vers un marin.) Ordonne au pilote de changer de cap. Je veux voir dans quel tat est lperon de dragon. Lhomme acquiesa et slana sur les planches dtrempes. Par chance, la fureur de la tempte semblait retomber. La - 384 -

foudre ne zbrait plus le ciel qu lhorizon, et le rugissement du tonnerre sestompait peu peu. Tournant le dos au vent, Sy-wen vit que Ragnark gisait toujours immobile sur le pont. Dpaisses cordes huiles lattachaient des taquets et au mt le plus proche. Le cur de la jeune fille saigna la vue dune crature aussi majestueuse ainsi saucissonne. Le haut matre de quille surprit son regard. Tu as dit tout lheure que le sang du dragon nous rvlerait la ressemblance entre nos deux peuples ? Ce nest pas juste une ressemblance, marmonna Sy-wen. Les merai et les Drerendi ne font quune seule et mme tribu. Bilatus souffla : Impossible. Regarde-toi, avec tes doigts et tes orteils palms ! Il secoua la tte, incrdule. Sy-wen dvisagea les trois hommes. Jesprais que vous honoreriez spontanment vos anciennes promesses. Mais le chaman Pinorr avait raison. Il savait que vous douteriez de moi, que je devrais vous montrer une preuve formelle pour vous convaincre. De quelle preuve parles-tu, la fin ? simpatienta Hunt. Sy-wen se mordilla les lvres. Une petite dmonstration vaut mieux quun long discours. La jeune fille se dirigea vers le dragon vanoui et sortit sa dague de son fourreau de poignet. Elle fit courir sa main libre le long dune aile replie, adressant des excuses silencieuses sa monture et lhomme tapi dans le corps de celle-ci. Puis, avant que la peur retienne sa main, elle plongea sa dague dans le flanc de Ragnark. Une lgre brlure piqueta son propre flanc. Sy-wen hoqueta. Mais elle savait que ce ntait quune douleur fantme, un cho des perceptions quelle partageait avec le dragon. Les autres staient placs en demi-cercle derrire elle, une distance prudente. Seul le haut matre de quille osa faire un pas en avant. Tu es blesse ? demanda-t-il sur un ton sincrement inquiet en voyant la grimace de la jeune fille. - 385 -

Sy-wen secoua la tte et retira sa dague. Du sang de dragon maculait la lame. En frmissant, elle plaqua la lame sur son flanc. La brlure svanouit rapidement. Alors, la merai pivota face aux autres et brandit son couteau souill. Ton dragon saigne comme un homme. En quoi cela constitue-t-il une preuve ? senquit Hunt. a nen est pas une, rpliqua Sy-wen. Pas en soi. La confusion se lisait sur le visage des trois hommes. Sy-wen fut saisie par un froid glacial. Ce que Pinorr lui avait demand de faire la rvoltait. La dague trembla dans sa main ; un peu de sang goutta de la pointe et tomba ses pieds. Mais la jeune fille savait quelle ne pouvait pas se permettre dhsiter. Trop de choses dpendaient delle. Elle leva les yeux vers Hunt. Pour ma dmonstration, je vais avoir besoin de la petitefille du chaman Pinorr. Le premier matre du Cur de dragon jeta un coup dil son pre. Celui-ci acquiesa. Avec dlicatesse, Hunt dcrocha les bras que Sheeshon avait passs autour de son cou. Puis il se dirigea vers Sy-wen et sagenouilla devant elle, tenant toujours la fillette contre lui. quoi va-t-elle te servir ? Le chaman Pinorr la envoye comme preuve de son soutien. (Sy-wen leva sa dague et la planta dans la poitrine de Sheeshon.) Et comme sacrifice. Un spasme agita le petit corps de la fillette, qui hurla. Hunt fit un bond en arrire, se relevant et dgageant Sheeshon. Avant que Sy-wen puisse ragir, une pe se plaqua sur sa gorge. La merai lcha sa dague, qui heurta bruyamment le pont. Son rle achev, toute force labandonna. Elle se laissa tomber genoux. Je Je nai pas eu le choix. Lpe du haut matre de quille avait suivi le mouvement. Quelle abomination est-ce l ? rugit le colosse. Tu viens nous rclamer une faveur, et tu penses nous rallier ta cause en tuant une innocente ? Sy-wen leva la tte, les joues ruisselantes de larmes. Ctait lide du chaman Pinorr. Elle regarda Hunt dposer prudemment Sheeshon sur le - 386 -

pont. Lenfant tait livide, et elle ne bougeait plus. Bilatus saccroupit prs delle. Tu mens ! aboya le haut matre de quille. Pinorr naurait srement pas ordonn une chose pareille. Les lgendes ont toujours dpeint ton peuple comme cruel, mais jamais je naurais souponn la profondeur de votre dpravation ! Pre ! appela Hunt. La fillette est vivante ! Le premier matre tait agenouill prs de Sheeshon, dont il avait dchir la chemise. Avec un morceau de tissu, il essuya le sang sur sa poitrine ple. Dessous, la peau tait intacte. Il ny a pas de plaie ! Sy-wen se mit sangloter de soulagement. Cest le sang de dragon. Bilatus acquiesa. Le sang de dragon est rput pour ses vertus curatives. Mais les Drerendi nont pas le droit dutiliser cette substance maudite. Cest lun de nos plus vieux dits. Les dieux de la mer nous linterdisent. Hunt frotta les poignets de lenfant. Sheeshon gisait toujours inerte devant lui. Mais si elle est indemne, pourquoi ne se rveille-t-elle pas ? sinquita-t-il. Tous les regards se tournrent vers Sy-wen. Le haut matre de quille baissa son pe. Il ne la tuerait pas sans lui laisser une chance de sexpliquer, mais ce fut dune voix toujours brlante quil demanda : Quas-tu fait ? Je vous lai dj dit. Ctait le plan du chaman Pinorr. Il savait quune lame trempe dans du sang de dragon ne tuerait pas sa petite-fille, que la magie la protgerait contre une blessure mortelle. Mais je ne comprends pas (Sy-wen dsigna lenfant inerte.) Elle devrait tre en pleine forme. Jignore pourquoi elle ne reprend pas connaissance. Qutait-il cens se passer ? demanda le haut matre de quille. Sourde ses paroles, Sy-wen continua fixer la fillette livide. Pinorr a plac trop de confiance dans le rcit que se transmettent nos anciens lhistoire de la naissance de notre - 387 -

peuple. Le premier merai, notre anctre, aurait t forg par un mlange de sang draconique et drerendi. ce jour, la magie draconique est toujours ncessaire pour maintenir notre forme. (Sy-wen carta ses doigts palms.) Les merai bannis de locan finissent par perdre leurs caractristiques raciales et par redevenir des hommes ou des femmes ordinaires. Je ne comprends pas, protesta Hunt. O veux-tu en venir ? Avant que Sy-wen puisse rpondre, un hoquet schappa de la bouche de Sheeshon. Lenfant sagita faiblement, levant les bras comme pour repousser une menace invisible. Elle cligna des paupires et ouvrit les yeux. Hunt laida sasseoir. Sheeshon regarda les gens qui staient rassembls autour delle, puis baissa les yeux vers sa poitrine. Elle frotta lendroit o le couteau lavait frappe. a chatouille, dit-elle. Sy-wen poussa un norme soupir de soulagement. Sheeshon ! La Douce Mre en soit remercie ! La fillette porta une main son visage. L aussi, a chatouille. Elle fit courir ses doigts de son il gauche jusqu ses lvres. Puis elle eut un sourire ravi et parfaitement symtrique. Le ct flasque et tombant de sa figure tait revenu la vie guri, lui aussi, par le sang du dragon. Sheeshon avait d sentir la transformation. Elle posa ses mains sur ses joues, les yeux brillants dmerveillement. Une brusque rafale balaya le pont. Plus vite encore quun oiseau ne bat des ailes, des paupires internes transparentes se refermrent sur les yeux de Sheeshon pour les protger contre les piqres de la pluie. Sy-wen hoqueta. Elle seule prtait suffisamment attention au visage de la fillette pour avoir vu ce qui venait de se passer. Quy a-t-il ? senquit le haut matre de quille, notant sa raction. Sy-wen se trana genoux jusqu Sheeshon. Elle tait trop choque pour rpondre, trop abasourdie pour esprer. Hunt fit mine de brandir son pe ; de toute vidence, il craignait que la merai attaque lenfant une seconde fois. Mais - 388 -

son pre lui fit signe de scarter. Lorsquelle atteignit Sheeshon, Sy-wen lui prit tendrement la main. Pinorr avait raison, chuchota-t-elle. Raison propos de quoi ? demanda le haut matre de quille. Sy-wen souleva la menotte de lenfant et lui carta les doigts. De petites membranes reliaient dsormais ceux-ci les uns aux autres. Le sang du dragon ! Il a fait delle une merai. (Sy-wen pivota vers le colosse.) Voici la preuve de notre hritage commun. La magie draconique peut toujours transformer les Drerendi en merai. Nous sommes un seul et mme peuple ! Pas tonnant que les dieux nous interdisent de toucher du sang de dragon, commenta Bilatus, souffl. Sy-wen se releva et dsigna la fillette, qui jouait avec ses pieds palms en gloussant. Pouvez-vous encore rfuter lvidence ? Pouvez-vous encore nier que nous sommes frres ? Le regard du haut matre de quille faisait la navette entre Sheeshon et le dragon. a a pourrait tre un subterfuge, dit-il, hsitant. Sy-wen frmit. Que pouvait-elle faire de plus pour le convaincre ? Au-dessus deux, les nuages scartrent tandis que la tempte sloignait de la flotte. La lune apparut, presque aussi brillante que le soleil aprs la pnombre orageuse. Tous levrent la tte pour baigner leur visage dans sa lueur argente. Soudain, Hunt poussa un gmissement. Sy-wen et le haut matre de quille pivotrent. Hunt tait toujours genoux prs de Sheeshon, mais la fillette avait pos ses doigts menus sur sa joue, et le faucon des mers tatou dans la chair du Drerendi semblait luire son contact. De nouveau, Hunt gmit. Sheeshon marmonna des mots que Sy-wen connaissait bien ceux du serment de sang. Jai besoin de toi. Hunt se leva, portant lenfant dans ses bras. - 389 -

Ordonne, et jobirai. Bilatus eut un mouvement de recul. Cest le sort de jadis, celui qui lie nos deux peuples ! Hunt se dirigea vers le bastingage. Le haut matre de quille voulut lintercepter. Hunt, que fais-tu ? Je dois ramener Sheeshon son papa, rpondit le jeune homme dune voix voile par la magie. Elle me la demand. Sy-wen toucha le bras du haut matre de quille. Nessayez pas de larrter. Une fois li, il na pas dautre choix que daccomplir sa mission. Quand Sheeshon aura retrouv le chaman, le sort se brisera, et votre fils sera de nouveau libre. (La jeune fille se souvint de sa propre exprience avec Kast.) Mais, lavenir, je suggre que Hunt couvre son tatouage en prsence de Sheeshon. Sinon, il passera le plus clair de son temps satisfaire les caprices de la petite. Le haut matre de quille acquiesa, perplexe. Faites prparer un canot pour Hunt. La mer tait toujours agite, mais la hauteur et la frocit des vagues avaient beaucoup diminu. Jetant un coup dil tribord, Sy-wen vit que le Cur de dragon avait dj rejoint lperon de dragon demi ravag par les flammes. Malgr la distance qui les sparait de lautre navire, Sy-wen repra la robe bleue de Pinorr. Elle reporta son attention sur le haut matre de quille. Et maintenant, vous me croyez ? Le colosse la regarda durement. Tu ne me laisses gure le choix. Sy-wen poussa un soupir de soulagement. Donc, vous allez revenir sur votre refus daider les merai durant la bataille venir ? Le haut matre de quille garda le silence. Du regard, il balaya les nombreux autres navires de sa flotte. Le clair de lune changeait les vagues en argent liquide. Nous sommes de la mme tribu, dit-il tout bas, dune voix enroue par la stupfaction. Comment pourrais-je tourner le dos mes frres et surs ? Ce nest pas dans les habitudes des Drerendi. - 390 -

Pivotant vers Sy-wen, il posa une main sur lpaule de la jeune fille, et ce fut sur un ton solennel quil annona : Nous nous joindrons vous, Sy-wen des merai. Nous honorerons nos anciennes dettes. Kast se dmenait dans les tnbres pour regagner la lumire. Lclat aveuglant du soleil lui fit cligner des yeux. Le got de lair, lodeur du vent combien de temps tait-il rest endormi ? Bien plus dune seule nuit, sentait-il confusment. Prs de lendroit o il gisait, quelquun cria un avertissement. Kast perut un regain dactivit autour de lui. Grimaant cause du bruit, il se dressa sur un coude. O taitil ? Comme sa vision saccoutumait la clart, il vit quil tait nu, drap de cordes trempes mais lches. Il se dgagea sans peine. Au-dessus de lui, des voiles gonfles ondulaient doucement. Le parfum iod de la mer acheva de lui claircir les ides. Kast sassit. Il mit un moment conjurer son dernier souvenir : le vol suicidaire travers un ciel orageux, sa lutte dsespre pour contrler le dragon. La dernire chose dont il se souvenait, ctait davoir dgringol et de stre cras sur le pont du Cur de dragon. Mais et Sy-wen ? Comme en rponse la plus grande peur de son cur, une porte souvrit non loin de lui. Sy-wen savana sur le pont. Une main pose sur sa gorge, elle observa le Sanguinaire. Des sillons dinquitude et de fatigue creusaient son visage. Le vent sempara de sa chevelure et la dploya autour de sa tte, telle une voile verte. Le soulagement faillit suffoquer Kast. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle tait saine et sauve. Sy-wen se prcipita vers lui. Tu es indemne, la Mre en soit remercie ! scria-t-elle. Et, sans se proccuper de la nudit du Sanguinaire, elle se jeta dans ses bras. Qu que sest-il pass ? Deux autres silhouettes mergrent par lcoutille. La premire, vtue dune robe bleue, tait celle de Pinorr. La seconde appartenait un homme tout aussi g et grisonnant que le chaman. - 391 -

Matre Edyll ? hoqueta Kast, choqu. Vous me raconterez ce que vous voudrez, je ne trouve pas a naturel de marcher sur des surfaces dures, grommela le vieil homme. Son pas tait incertain, mais, comme il se rapprochait deux, Kast vit un sourire amus sur ses lvres. Pinorr tudia le Sanguinaire en penchant la tte dun ct, puis de lautre. Il semble que vous ayez eu raison, commenta-t-il. Le sang dun autre dragon a fini par gurir Ragnark et par dbloquer le sort. Matre Edyll acquiesa. Mais je ne pensais pas que a prendrait si longtemps. Un autre dragon ? (Kast frona les sourcils.) Je ne comprends pas. Sy-wen se dgagea de son treinte, mais garda une main pose sur son paule comme si elle craignait quil disparaisse, linstar du dragon. Ragnark et toi tiez blesss. Vous ne vous rveilliez pas. Alors, nous avons administr une pinte de sang du dragon de ma mre, Crite, Ragnark. Ses plaies ont guri, mais nous ne parvenions toujours pas vous atteindre ni rompre le sort. (La voix de la jeune fille se brisa.) Jai cru que je tavais perdu pour toujours. (Elle retomba dans les bras de Kast, mais non sans lui avoir donn un bon coup de poing dans lpaule.) Ne me refais jamais a ! Kast la serra trs fort contre lui. Si les dieux le permettent, je ne te quitterai plus jamais. Mais o sommes-nous, au juste ? Avec laide de Sy-wen, il se mit debout. Quelquun lui jeta une couverture ; ce fut tout juste sil prit la peine de la rattraper. Il tait tellement stupfi par ce quil dcouvrait autour de lui Des dizaines de voiles blanches festonnaient locan dun horizon lautre. Toute la flotte drerendi se trouvait l. Ctait dj assez impressionnant, mais le vritable miracle ne rsidait pas l. Entre les navires, des centaines de dragons fendaient les flots, tels des joyaux pars la surface de locan. Et, au loin, le dos bossu de plusieurs Lviathans mergeait de leau comme - 392 -

autant dles vivantes. Nous ne sommes plus qu deux jours des Marasmes, commenta doucement Sy-wen. Nous devrions arriver juste temps pour notre rendez-vous avec la sorcire. Tu as russi, souffla Kast sans dtacher son regard du spectacle inou qui soffrait lui. Tu as runi nos deux peuples. Les Drerendi et les merai. Sy-wen les enveloppa tous deux de la couverture et se lova contre le jeune homme pour partager sa chaleur. Oui, mais ce qui me rjouit le plus, cest davoir runi ce Drerendi-l et cette merai-l. Kast baissa les yeux vers elle et sourit. la vue de la passion qui brlait dans les yeux de la jeune fille, son expression se fit grave. Il se pencha vers elle. Jai besoin de toi, murmura-t-il. Puis il lembrassa comme sil voulait se fondre en elle.

- 393 -

LIVRE QUATRIME LA SARGASSE

- 394 -

17

Elena sagenouilla dans le foin. Dans la pnombre de la cale, la jument grise ressemblait davantage un fantme qu une crature de chair et de sang. Aprs six jours passs en mer, elle tait toujours nerveuse et refusait de se laisser approcher par qui que ce soit. Elena lui tendit une tranche de pomme. Allez, Brume. Gentille fille, murmura-t-elle sur un ton encourageant. Mais la jument fit la sourde oreille. Dcourage, Elena se laissa tomber dans la paille. Elle savait pourquoi Brume se mfiait delle. Depuis leur sparation, elle avait grandi dune tte, et sa silhouette avait bien chang. Elle ntait plus ladolescente qui avait bross et pans Brume depuis sa naissance. Ajoute ltranget du bateau, sa brusque transformation perturbait la petite jument. Celle-ci paniquait chaque fois quElena sapprochait delle. Elle ne reconnaissait mme plus son odeur. Dans le box voisin, le cheval dErril ltalon des steppes au pelage tachet soufflait et raclait la paille avec ses sabots. Plus robuste que Brume, il stait rapidement adapt au roulis. Et il savait que toute pomme refuse par Brume finissait dans sa propre mangeoire. Aussi tait-il ravi devoir Elena chouer une fois de plus. Jen ai assez pour vous deux, leur lana tristement la jeune femme. Sa voix fit reculer Brume. Elena soupira. a faisait dj six matins que la petite jument ignorait toutes ses avances. Mme si elle comprenait sa rserve, cela la bouleversait. Brume faisait partie de sa famille. Elle tait profondment blesse que la jument la rejette. Jusquici, Brume avait toujours t l pour la rconforter quand elle souffrait. - 395 -

Or, Elena avait plus que jamais besoin de rconfort. La perte dErril tait toujours aussi lancinante que le jour o elle stait rveille bord du navire, avec dans le cur une douleur qui ternissait lclat du soleil et affadissait toute nourriture. Les autres avaient essay de laider, mais ils ne comprenaient pas. Les mots taient impuissants soulager Elena. Ses compagnons considraient Erril comme son protecteur, un chevalier qui se rsumait son pe. Ils pensaient quelle avait juste perdu une arme pas un homme qui partageait son cur. Et puis, ils taient tous trop occups pour lui tmoigner une relle compassion. Flint passait son temps diriger le navire et superviser les marins, les guerriers zool la peau noire. Mric semblait absent depuis lapparition du faucon de soleil de sa reine. Il dtaillait constamment lhorizon, et lorsque Elena sollicitait son attention, il se montrait toujours extrmement distant avec elle. Mme Joach sintressait davantage la magie de son bton qu la souffrance de sa sur. Seuls Tolchuk et Mama Freda offraient une vritable chaleur la jeune femme mais ils nappartenaient pas sa famille. Si seulement tante My ntait pas partie effectuer sa propre qute Elena aurait eu grand besoin de linbranlable bon sens de la guerrire. Tante My savait toujours quoi dire. Pour la millime fois, Elena se demanda ce que devenaient les autres : Fardale, Mogweed, Kral prsent quErril ntait plus l, il lui semblait que tout le monde labandonnait. Elle regarda tristement Brume. Un raclement de pieds lui fit tourner la tte. Un homme de petite taille se tenait de lautre ct de la porte du box. Ses yeux brillaient dans la lumire de lunique lanterne accroche un poteau. Un frisson parcourut Elena, et ses poils se hrissrent sur ses bras. Ctait lun des pirates zool que leur chef de guilde avait assigns ce bateau. Torse nu, lhomme ne portait quun pantalon court qui lui arrivait aux genoux. Je peux vous aider ? demanda Elena sur un ton sec, destin masquer sa nervosit. Les deux chevaux mis part, elle tait seule dans la cale. Sans quelle ly ait invit, le marin ouvrit la porte du box, entra et referma derrire lui. Elena entendit cliqueter le pne. - 396 -

Elle se releva trs vite, poussetant la paille de ses genoux. Ayant rgnr le pouvoir de ses deux mains la droite grce au soleil, la gauche grce la lune , elle navait pas grand-chose craindre de cet homme. Elle effleura sa magie ; cela lui donna la force de redresser les paules et de faire face lintrus. V vous tes venu changer la paille des chevaux ? Lhsitation dans sa propre voix lui fit froncer les sourcils. Le marin tendit une main, paume ouverte vers le haut. Elena recula dun pas. Brume rencla. Elena observa lhomme. Les marins zool comprenaient sa langue, mais ne parlaient que trs rarement. Celui-ci se tenait face elle, immobile, comme sil attendait quelque chose. Il avait le crne ras, lexception dune mche de cheveux noirs qui partait du haut de sa tte et descendait le long de son dos. Des plumes roses et bleues taient tresses dedans. Ses yeux avaient le vert profond du jade. Mais, le plus frappant chez lui, ctaient les cicatrices ples qui ornaient la peau sombre de son front. Les quatre Zool du bord arboraient chacun un motif diffrent, dont eux seuls connaissaient la signification. Fascine, Elena fixa les scarifications de lhomme. Elles semblaient dessiner le bord dun soleil pointant lhorizon, ou peut-tre un il en train de souvrir. Puis un mouvement attira lattention de la jeune femme vers le bras lev du marin. Une pomme rouge vif reposait dsormais dans la paume du Zool. Elena cligna des yeux. Do lavait-il sortie ? Le visage toujours dnu dexpression, le marin savana vers Elena. La jeune femme scarta prudemment. Il la dposa sans lui adresser le moindre coup dil et sapprocha de la jument, nerveuse, en sifflotant. Brume racla le foin de son sabot, comme si elle tait prte dtaler. Le marin continua approcher, un peu plus lentement mais sans cesser de siffler. Les oreilles de Brume frmirent, et elle pencha la tte sur le ct, comme si elle coutait. Lorsque le marin atteignit la jument, il lui offrit la pomme. Brume renifla le fruit, puis retroussa ses babines paisses pour le grignoter. Elena eut du mal en croire ses yeux. Jusque-l, - 397 -

personne navait pu approcher la petite jument. Les muscles du cou de Brume se dtendirent, et sa queue, qui fouettait nerveusement lair, adopta un balancement plus paisible. Le marin gratta la jument entre les yeux. Puis il fit signe Elena de le rejoindre. La jeune femme hsita pas parce que le Zool lui faisait peur, mais parce quelle craignait deffrayer Brume. Les sourcils froncs, le marin ritra son geste. Elena sapprocha prudemment. Un des yeux de Brume roula dans sa direction, mais la jument ne fit pas mine de bouger. Le marin pivota vers Elena, et, par pure gourmandise Brume suivit le mouvement. Il dposa la pomme demi mange dans la main de la jeune femme, et Brume poursuivit tranquillement son repas. Prenant la main libre dElena, il la guida ensuite vers le museau de la jument pour quelle le gratte sa place. Une fois quElena leut remplac, le Zool recula. La pomme me ne fit pas long feu : Brume lengloutit, trognon compris. Puis la jument renifla les doigts gants dElena, comme si elle en esprait davantage. Elena jeta un coup dil au marin. Celui-ci lui fit signe dter son gant. Elle obtempra. Les lvres de Brume lui chatouillrent la paume, et la jument parut se raidir. Elena se prpara ce quelle dtale ; au lieu de quoi, Brume enfouit plus fermement son museau dans sa main. Un doux hennissement monta de sa gorge. Elle se rapprocha dElena, frottant sa tte contre la poitrine de la jeune femme. Elle rclamait un clin. Des larmes dgoulinant de ses yeux carquills, Elena laissa chapper un petit rire. Elle passa ses bras autour du cou de la jument et la serra trs fort, une joue plaque contre son pelage. Brume avait enfin reconnu sa matresse. Elle se souvenait delle. En sanglotant, Elena saccrocha la jument. Ses jambes coupes par lmotion la soutenaient peine. Lodeur de la jument et celle du foin lui emplissaient les narines, et, lespace dun moment, elle se retrouva chez elle, dans la ferme de ses parents. Elle caressa Brume et lui chuchota des mots doux, mi-chemin entre le rire et les larmes. Son cur lignait toujours de ce quelle avait rcemment perdu, mais il commenait gurir un peu. Elle pouvait partager sa douleur avec la jument, se perdre dans la tideur de Brume et le souvenir de sa famille, - 398 -

de son foyer. Elena se tourna vers le marin zool pour le remercier. Mais le box tait vide. Lhomme avait disparu. Accroupi la proue du navire, Tolchuk jeta un coup dil au soleil qui approchait de son znith. De lcume sale claboussait logre tandis que ltalon ple fendait les vagues. Une fois de plus, il leva sa sanguine vers lhorizon. Le cristal refltait la clart radieuse du soleil et pas grand-chose de plus. Les sourcils froncs, Tolchuk montra les crocs et se releva, en appui sur lun de ses longs bras. Il pivota lentement sur luimme, la sanguine tendue dans sa main libre. Mais le cristal ne fit rien dautre que continuer scintiller dans la lumire du jour. Logre se laissa retomber sur le pont et tudia les facettes du Cur de son peuple. Depuis quelle lavait conduit Elena, dans le bateau en flammes, la sanguine tait inerte, presque morte. Tolchuk sentait toujours le pouvoir lmental tapi lintrieur, la manire du frmissement de la roche prs dun torrent souterrain. Par le pass, le Cur lavait toujours guid, dune faon ou dune autre. Mais, prsent, il demeurait terne et muet. Faisant rouler le cristal dans ses mains, Tolchuk pria ses anctres de lui envoyer un signe. Pourquoi la pierre stait-elle tue alors que le danger le cernait de toutes parts ? En secouant la tte, il ouvrit sa sacoche et fit mine dy ranger le Cur. Je peux voir votre joyau, sil vous plat ? lana une voix dans son dos. Tolchuk se tordit le cou. La gurisseuse de Port Rawl se tenait derrire lui. Elle sappuyait lourdement sur une canne. De toute vidence, lhumidit maritime ne faisait pas de bien ses articulations. La petite femme aux cheveux gris restait gnralement dans sa cabine, pelotonne sous des couvertures chaudes, et ne saventurait sur le pont que lorsque le temps tait chaud et ensoleill comme aujourdhui. Mais, en vrit, son isolement ntait pas aussi grand quil y paraissait. Son familier, le tamrink nomm Tikal , passait le plus clair de son temps batifoler dans le grement en narguant les marins avec ses grimaces. Tolchuk savait que Mama Freda voyait et coutait par - 399 -

les yeux et les oreilles de la crature. Je peux voir votre joyau, sil vous plat ? rpta la vieille femme. Juste un instant. Ce nest quun caillou pour vous, rpondit Tolchuk avec une pointe dirritation. Que voulez-vous en faire ? Mama Freda savana, face lui. Les poils du dos de Tolchuk se hrissrent. Shabituerait-il un jour ce visage sans yeux ? Il reporta son attention sur le tamrink. Celui-ci tait perch sur lpaule de sa matresse, sa queue troitement enroule autour du cou de la vieille femme. Sa fourrure flamboyante encadrait deux yeux dun brun profond. Il soutint le regard de logre en clignant des paupires. Biscuit ? couina-t-il en se rcurant loreille dun doigt. Chut, Tikal, le rprimanda Mama Freda. Tu as dj mang. (Elle reporta son attention sur Tolchuk.) Jaimerais examiner votre pierre. Je sens une corruption lintrieur. En tant que gurisseuse, elle mattire irrsistiblement. Tolchuk hsita, puis tendit le Cur la vieille femme. Peuttre dcouvrirait-elle un moyen de dbarrasser la sanguine du ver noir qui la rongeait. Il lui expliqua lhistoire de la pierre et sa propre mission, qui tait de guider lesprit des dfunts de sa tribu vers lau-del. Mais le Cur a t souill par une maldiction que nous nommons le Flau un ver qui emprisonne lme des ntres et la dvore pour se sustenter. Jai entrepris ce voyage pour trouver un moyen de lever la maldiction en purgeant la pierre du Flau. Jusqu ce que je sauve Elena du bateau en flammes, le Cur de mon peuple me guidait ; il me disait o je devais aller. Maintenant Mama Freda avait cout en silence, retournant la pierre dans ses mains. Tikal se pencha pour renifler et examiner le cristal. Maintenant ? demanda la vieille femme. Maintenant, elle se tait, acheva Tolchuk. Elle ne me guide plus. La vieille femme acquiesa tristement et lui rendit le Cur. a ne mtonne pas. Tolchuk leva les yeux. Ses traits se durcirent. - 400 -

Que voulez-vous dire ? Mama Freda lui tapota la cuisse et ne rpondit pas tout de suite. Je perois des traces de force vitale lintrieur de votre pierre, lcha-t-elle enfin. Mais elles sont extrmement tnues. La corruption ce que vous appelez le Flau remplit presque tout le cristal. (La vieille femme se dtourna et secoua la tte.) Je crains que les esprits de vos dfunts soient presque teints. Quoi ? La main de Tolchuk se crispa sur la pierre tandis que son cur se serrait. Soudain, il avait du mal respirer. Il leva la sanguine et la dtailla en carquillant des yeux incrdules, mais, au fond de lui, il savait que la gurisseuse avait dit vrai. Dune certaine faon, il sen doutait dj. Ctait la raison pour laquelle il ne cessait de monter sur le pont et de tendre le cristal dans toutes les directions. Les paroles de Mama Freda lobligrent admettre que lattraction exerce par la pierre avait graduellement faibli au cours de la dernire lune depuis les vnements de Ruissombre. Il ne pouvait plus nier lvidence. La puissance du Flau grandissait. Tolchuk scruta les profondeurs du cristal. Son propre pre faisait partie des mes emprisonnes lintrieur. Si la vieille femme avait vu juste, il tait en train de se faire consumer avec les autres dfunts de leur peuple. Bientt, il ne resterait plus rien de lui. Mama Freda se tourna de nouveau vers Tolchuk. Je ne pensais pas vous annoncer une nouvelle aussi terrible, dit-elle dune voix basse, chagrine. Tikal tendit une petite patte et toucha la joue de Tolchuk. Biscuit, soupira-t-il sur un ton lugubre. Mauvais biscuit. Puis il retira sa patte, fourra son pouce dans sa bouche et se lova dans le creux du cou de sa matresse. Mama Freda leva une main vers Tolchuk, mais quelque chose dans lexpression de logre dut lavertir quaucun geste au monde ne pourrait le rconforter. Je suis dsole, dit-elle. Et elle sloigna sans rien ajouter. Tolchuk demeura sur le pont, courb au-dessus de sa pierre - 401 -

sous un soleil clatant. Si les esprits disparaissaient, qui le guiderait dsormais ? Il jeta un coup dil vers lhorizon. Lui restait-il seulement une raison de poursuivre son voyage ? quoi bon, puisque le Flau avait presque triomph ? Tolchuk leva la tte vers le soleil impitoyable. Ses yeux se remplirent de larmes. Son cur tait presque aussi vide que sa pierre. En silence, il maudit la Triade les trois anciens qui lavaient charg de cette mission futile. N btard, souill par la faute de son anctre le Parjure, navait-il pas dj assez souffert ? Devait-il assumer galement lextinction des mes dfuntes de son peuple ? Tolchuk leva la sanguine dans la lumire du jour et scruta ses profondeurs obscures. Derrire les facettes scintillantes du cristal, il distinguait la source de tous ses tourments : le ver noir aux lentes reptations. Poussant un grognement venu de ses entrailles, il serra la pierre jusqu ce que les artes coupantes lui entaillent la paume. Du sang coula le long de ses griffes et de son bras, claboussant le pont humide. Mme si le Cur de son peuple ne le guidait plus, Tolchuk ne rebrousserait pas chemin. Il ne parviendrait peut-tre pas sauver lesprit de ses anctres, mais il se promettait une chose : avant de mourir, il trouverait un moyen de dtruire le Flau. Il le jurait sur son propre sang. Nous devrions atteindre les Marasmes demain matin, annona Flint. Promenant un regard la ronde, il tudia le visage de ses compagnons rassembls autour de la table, dans la petite cambuse. Tous les soirs, ils se runissaient l pour laborer des plans et discuter de ce quils feraient le lendemain. ce stade, je pensais que jaurais reu des nouvelles de Sy-wen et de Kast. Nous ne pouvons quesprer quils sont en route vers le point de rendez-vous avec les navires drerendi. Joach jeta un coup dil sa sur, assise sa droite, puis reporta son attention sur Flint. Et si les Sanguinaires ne viennent pas ? Alors, nous attaquerons Valloa avec laide des seuls - 402 -

merai. (Le vieillard posa ses deux poings sur la table.) Nous ne pouvons pas attendre. Nous devons rcuprer le Journal Sanglant avant que le Seigneur Noir lve des forces supplmentaires. Elena prit la parole. Mais seul Erril sait euh, savait o le Grimoire tait cach. Pas exactement, la dtrompa Flint. Tous les membres de la secte dHifai savaient que le livre se trouve dans les catacombes de la grande crypte, sous la protection dun sort de glace noire impossible lever sans la cl adquate. Cest la nature de cette cl que seul Erril connaissait. (Le vieil homme braqua son regard sur le poing de fer pos au milieu de la table.) Mais jimagine que nous pouvons deviner son secret. Erril tenait beaucoup ce talisman. Sa magie doit tre la cl dont nous aurons besoin. Vous le pensez, mais vous ne pouvez pas en tre sr, intervint Mric sur un ton ddaigneux depuis lautre bout de la table. Je suggre dattendre que larmada de ma reine arrive de Fort-Tempte. Avec les navires de guerre elphiques Votre reine arrivera trop tard, coupa Flint. Notre meilleure chance de russir, cest dagir vite. Nous ne pouvons pas laisser passer une lune supplmentaire, sans quoi lennemi consolidera sa position au point de devenir indlogeable. (Il tapa du poing sur la table.) Que nous ayons le soutien des Sanguinaires ou pas, nous devons attaquer maintenant ou renoncer jamais. Assis face Elena et Joach, Tolchuk grogna son approbation. Ctait la premire fois quil sexprimait ce soir-l. Quel est votre plan, frre ? Il est trs simple. Les merai et leurs dragons assigeront lle et distrairont les mages noirs pendant quune petite quipe franchira les dfenses ennemies en douce. Il existe un accs secret aux catacombes, un passage dont seule ma secte connaissait lexistence. Si les dieux le veulent, il ne sera pas gard. (Flint dvisagea ses compagnons.) Ce soir, nous devons dcider qui nous accompagnera sur lle, Elena et moi. Je ne vois pas pourquoi nous aurions besoin de quiconque - 403 -

dautre, dclara la jeune femme. Tu me guideras, et ma magie nous protgera. Moins nous serons nombreux, mieux a vaudra. Je viens, dclara brusquement Joach. (Il se tourna vers sa sur.) Pre ma dit de veiller sur toi, et je ne te laisserai pas taventurer dans ce nid de vipres sans mon bton pour te protger. Elena secoua la tte. Cest le bton de Greshym. Le mage noir risque de percevoir sa prsence, surtout si tu invoques son pouvoir de tnbres. Tu attireras les mages nous comme un aimant de la limaille de fer. Je peux le transformer en bton de sang avant notre dpart, argumenta Joach. Et ta magie de sorcire dissimulera son ct obscur. Flint vit bien quElena cherchait dautres arguments pour justifier son refus. Il trancha sa place. Joach devrait nous accompagner. Sa magie nous aidera peut-tre nous frayer un chemin jusquau Grimoire ou nous enfuir aprs coup. Je nose limiter notre arsenal. Pour la mme raison, je viendrai avec vous, annona Mric. Je ne laisserai pas la ligne de notre roi steindre avec Elena. Mes pouvoirs de manipulation du vent la garderont en scurit. Tout comme la force de mes bras, ajouta Tolchuk. Elena secoua la tte. Non. Trop nombreux, nous risquons dattirer lattention. Quatre gardiens, a ne sera pas trop, contra doucement Flint. Il voyait la peur dans les yeux de la jeune femme non pour sa propre vie, mais pour celle de ses compagnons. Il reconnaissait la lueur de dsespoir dans ses prunelles. Elena ne se remettait pas de la mort dErril. Flint se frotta les yeux. Que lhomme des plaines soit maudit pour avoir affaibli la sorcire au moment o sa force tait plus ncessaire que jamais. Quest-ce qui lui avait pris de dfier cette fichue statue ? En soupirant, le vieil homme se leva, contourna la table et alla sagenouiller prs dElena. - 404 -

Ce nest pas toi que nous offrons nos vies, mais Alasa. Tu nas pas le droit de nous demander de rester assis sur nos pes pendant que dautres luttent pour nous librer du joug du Gulgotha. Quatre, a ne sera pas trop. Et cinq non plus, dclara une voix raille par lge. (Tous les regards se tournrent vers Mama Freda, qui se redressa sur sa chaise.) Mes talents de gurisseuse se rvleront peut-tre plus utiles que le tranchant dune pe. Flint sourit et tapota la main ride de la vieille femme. Japprcie votre offre, mais je vous ai vue marcher sur le pont avec votre canne. La vitesse sera cruciale la russite de cette expdition. Mama Freda pina les lvres. Ne me rabaissez pas, petit homme. bord de ce bateau, je mnage mes forces. Mais parmi mes potions se trouve un lixir quutilisent les guerriers de ma jungle natale afin daugmenter leur endurance et leurs rflexes une dcoction de vigherbe et de cigu, releve dune pince de flortie. Nayez crainte. Grce lui, je pourrai vous suivre partout. Les sourcils froncs, Flint acquiesa. Il se tourna vers Elena. Une gurisseuse nous serait bien utile. Elle pourrait sauver la vie dun des membres de notre quipe. Elena carta les bras en un geste de reddition, mais elle tait visiblement mcontente. Trs bien. Quelle vienne aussi. Flint se redressa. Cela tant rgl, nous devrions tous prendre une bonne nuit de sommeil. Demain sera une journe dcisive. Et prions, ajouta Joach en repoussant sa chaise, pour que Sy-wen et Kast aient russi trouver les Sanguinaires. Flint regarda les autres sortir en parlant entre eux voix basse. Seule Elena refusa de bouger. Elle resta assise sa place, le dos courb comme sous le poids dun immense fardeau. Flint ltudia en silence. Enfin, la jeune femme releva la tte. Avons-nous dj perdu ? Que veux-tu dire ? Les prophties affirment que cest Erril qui conduira la - 405 -

sorcire au Grimoire mais Erril nest plus. Comment pouvons-nous russir quand tout semble jouer contre nous ces derniers temps ? Flint sassit dans le sige vide ct dElena. Seuls les imbciles font une confiance aveugle aux prophties. Elena carquilla les yeux. Le vieil homme sourit. Je sais : a peut paratre trange dentendre a de la bouche dun membre de la secte dHifai. Mais cest la vrit. La plupart des prophties ne sont pas ciseles dans du granit. Souvent, elles ne sont que des ombres qui dansent sur les murs dune caverne, de vagues aperus de futurs possibles. Possibles, et pas certains. Lavenir est pareil de la glace. Il a lair fig, inbranlable ; pourtant, il suffit dun courant chaud pour quil se modifie et commence scouler dans une autre direction. (Flint prit la main dElena.) Nous avons toujours le choix. Ce sont nos actions qui forgeront lavenir, pas les paroles dun prophte mort depuis des sicles. Seul un imbcile courberait lchine devant le destin et laisserait la hache du bourreau sabattre sur sa nuque et toi, Elena Morinstal, tu nes pas une imbcile. Mais Erril Je sais, petite. Ctait mon ami aussi. Mais il a fait son propre choix en dcidant dexaminer la statue dbne. Ne laisse pas son erreur te priver de ton avenir. Tu es assez forte pour te tracer un chemin toute seule. Je ne me sens pas si forte que a, marmonna la jeune femme. Flint lui prit le menton et la fora soutenir son regard. Elena Il y a au plus profond de ton cur des choses auxquelles tu es aveugle, mais que dautres peroivent. Cest pour a quErril tait si attach toi. Il ne te considrait pas seulement comme quelquun protger. (Lexpression choque dElena arracha un sourire triste au vieillard.) Pour ceux qui savaient regarder, ses sentiments taient limpides tout comme les tiens, jeune demoiselle. Elena se dgagea. - 406 -

Je ne vois pas de quoi Ne nie pas ce que ton cur hurle si fort. Pour gurir de cette blessure, tu dois dabord admettre sa profondeur. (Flint tapota la main de la jeune femme et se leva.) Il est tard. Rflchis ce que je viens de te dire. Cest le moment de pleurer ce que tu as perdu, de contempler ton chagrin dans toute son ampleur. Alors seulement, ton cur pourra cicatriser ; alors seulement, tu seras prte aller de lavant. Pour forger lavenir, tu dois regarder devant toi et non derrire. Elena leva la tte vers le vieil homme. Des larmes brillaient dans ses yeux. Jessaierai. Je sais que je peux compter sur toi. Comme Erril, je perois ta force intrieure. Tu russiras. Sur ces mots, Flint sortit, laissant Elena seule avec son chagrin. La jeune femme se sentait tout engourdie, comme si son corps ne lui appartenait plus. Les paroles de Flint brlaient encore dans son esprit. Quest-ce quErril avait rellement t pour elle ? Par le pass, Elena avait refus dadmettre ses sentiments. Mme quand la prsence du guerrier embrasait son sang le contact de sa main, la vue de son sourire en coin, la caresse de son souffle sur sa joue , elle essayait de se convaincre que ctait une raction purile, sans importance. Comment pouvaitelle se considrer digne dun homme qui avait vcu cinq sicles ? Mais Flint avait raison : elle ne pouvait plus ignorer son propre cur. Dans le pass, elle avait considr laffection que lui inspirait Erril comme quasi familiale. Elle stait leurre. Lhomme des plaines tait bien plus quun grand frre ou un pre de substitution pour elle. Seule dans la petite pice, Elena regarda ses sentiments en face pour la premire fois. Je taimais, Erril. Sa voix se brisa en prononant le nom du disparu. Alors, la jeune femme craqua. Des larmes inondrent ses joues tandis que de gros sanglots secouaient tout son corps. Elle scroula - 407 -

sur la table, se couvrant le visage de ses deux mains gantes. Ctait comme si une digue venait de se rompre en elle. Les motions quElena avait si soigneusement contenues la submergrent tout coup. Chagrin de navoir pas prononc ces mots pendant quErril tait en vie, honte davoir t aussi lche, colre envers lhomme des plaines qui lavait quitte trop tt et, dominant le tout, une profonde tristesse. Elle pouvait bien ladmettre prsent : en mourant bord du bateau pirate, Erril avait emport avec lui tous les rves secrets de son cur. Comprenant enfin la nature de la douleur qui enserrait son cur tel un tau, Elena sautorisa pleurer pas seulement pour Erril, mais pour elle. Elle senveloppa de ses bras et se balana dans son sige en sanglotant perdument. Elle ne chercha pas rprimer ses larmes : pour une fois, elle sautorisa tre faible. Comme Elena sabandonnait son chagrin, le temps perdit toute signification pour elle. ttons, ses doigts se glissrent dans une poche et en sortirent une lanire rouge, celle dont le guerrier stait jadis servi pour attacher ses cheveux. Elle la porta ses lvres. Une odeur de fume imprgnait toujours le cuir, mais, sous cette rminiscence de la mort dErril, Elena captait encore un lger parfum de tourbe et celui, cre et sal, de la transpiration de lhomme des plaines. Lentement, elle noua la lanire dans sa propre chevelure flamboyante et confectionna une fine tresse avec celle-ci. Ctait sa faon de dire au revoir Erril en silence. Le moment tait venu de librer le fantme qui la hantait. Le cur toujours meurtri mais dsormais en voie de gurison, Elena essuya ses larmes. Elle avait perdu toute notion du temps. Il lui semblait que laube devait tre proche, mais elle nen tait pas sre. Petit petit, elle prit conscience dune douce musique qui flottait dans les airs et entrait par la porte ouverte derrire elle. Apparemment, cette musique provenait du pont principal. Ses accords mlancoliques parlaient lme dElena, un peu comme sils faisaient cho son chagrin. La jeune femme se redressa sur sa chaise tandis que la mlodie lenveloppait. Elle connaissait linstrument qui sexprimait avec une voix aussi poignante. Ctait le luth de - 408 -

Neelahn, sculpt dans le bois du dernier arbre des nyphai. Sa chanson rappela Elena les autres compagnons qui ne se trouvaient plus ses cts : Mycelle, Kral, Mogweed et Fardale. Inconsciemment, la jeune femme se leva. La musique lattirait comme une flamme attire les papillons. Dans la vibration des cordes et lcho du bois, Elena entendait le murmure de son amie dfunte. Comme tant dautres, Neelahn avait donn sa vie pour ramener la lumire en Alasa. Ce ntait pourtant pas de mort dont le fantme de la nyphai parlait travers son luth. Ctaient des merveilles de la vie, du cycle ternel de la nature mort, mais aussi rsurrection. Joie et tristesse se mlaient dans sa mlodie. Elena mergea dans la fracheur dune nuit estivale. Les toiles tincelaient dans le ciel, et les voiles claquaient lorsquune brise capricieuse sengouffrait brusquement dans leur toile. Le clair de lune nimbait le pont humide dune lueur argente. Mric tait assis prs de la proue, le luth dans les mains. Il jouait le nez en lair, fixant la lune. ses pieds, le jeune Tok semblait hypnotis par la musique de lelphe. Sous les cieux toils, le pouvoir des cordes et du bois se trouvait dmultipli. Elena sabma en lui avec dlectation. Ce rappel de la mort de Neelahn aurait d la chagriner, mais ctait exactement le contraire. La jeune femme sentit ses paupires salourdir. Elle laissa la musique apaiser les souffrances de son cur. La mort ntait pas une fin, chantait le luth, mais un commencement. Limage de graines donnant naissance une vgtation exubrante fleurit dans lesprit dElena. La musique guida les pieds de la jeune femme vers la proue du bateau. son approche, Tok marmonna quelque chose, mais sa voix ne put rompre lenchantement. Elena se trouva bientt accoude au bastingage, observant locan. Au loin, des arbres spectraux semblaient jaillir des vagues, comme si la musique avait conjur une fort en pleine mer. Cette vision fit sourire la jeune femme. Soudain, le pont trembla sous ses pieds, et une secousse brutale parcourut le bateau. Elena faillit passer par-dessus bord lorsque ltalon ple ralentit brusquement. Elle se raccrocha au bastingage avec un hoquet de frayeur. - 409 -

Lenchantement du luth se brisa lorsque Mric bond il sur ses pieds. Lelphe rejoignit Elena et scruta locan devant eux. Il serrait le luth par sa fragile hampe, le brandissant telle une arme. Tok apparut de lautre ct dElena. Que se passe-t-il ? Au loin, la fort spectrale navait pas disparu. Elena comprit quelle tait aussi relle et tangible que sa propre chair. Elle dtailla les grands troncs qui jaillissaient de locan. Leurs frondaisons sagitaient doucement dans la lueur argente de la lune. Des milliers darbres se massaient ainsi lhorizon. Ou aurait dit une immense fort noye. Tok escalada la petite rambarde et se pencha par-dessus la grande pour observer les flots sous la quille du navire. Regardez a ! sexclama-t-il en tendant un doigt vers le bas. Elena et Mric obtemprrent. Quest-ce que cest ? demanda lelphe. Elena secoua la tte. De chaque ct du bateau, leau tait envahie par une vgtation rouge qui semblait ltrangler. Des algues sargasses, rpondit Flint en rejoignant ses amis. Elles sont trs denses par ici, et elles emprisonnent la plupart des bateaux qui leur passent dessus. Cest pourquoi peu de marins saventurent dans cette rgion. Sils ne connaissent pas les canaux srs pour la traverser, ils sont perdus. Alors, que faisons-nous ici ? senquit Mric. Jetant un coup dil par-dessus son paule, Elena vit que Flint dtaillait la fort spectrale. Il semblait navoir pas entendu la question de lelphe. Droit devant nous stend la fort de sargasses, entonna-til dune voix lointaine. Seuls les inconscients bravent ses profondeurs. Elena plissa les yeux. O sommes-nous ? Dans les Marasmes. Alors quil faisait une pause dans le couloir, Greshym maudit la perte de son vieux bton pour la millime fois cette nuit-l. Le - 410 -

pouvoir de son nouveau talisman de polbois sur lequel il sappuyait lourdement tait encore faible. Il avait d le tremper dans du sang de vierge afin de le consacrer aux arts noirs. Pour linstant, le bton ne pouvait contenir que les sorts les plus rudimentaires. Loriginal, perdu quelque part dans les boyaux inonds de Valloa, avait t forg trois sicles durant jusqu devenir un instrument redoutable et une extension de Greshym lui-mme. Sa perte affectait profondment le mage, comme si on lui avait coup un bras ou une jambe. Pestant contre le destin, le vieillard au dos courb poursuivit son chemin vers le cur dcrpit de ldifice. Il se dplaait dans les niveaux infrieurs en faisant maints tours et dtours. En effet, il ne souhaitait pas que quiconque puisse espionner ses alles et venues nocturnes. Il dployait la plus grande prudence pour dissimuler sa vritable destination dventuels curieux. Mais il avait lhabitude de ce genre de mascarade. Une lune plus tt, Shorkan et lui portaient des robes blanches et prtendaient depuis des sicles servir la Fraternit qui occupait Valloa. Cette exprience devrait lui tre trs utile dans les ngociations quil sapprtait conduire. Avant le lever du soleil, Greshym avait deux allis rencontrer : lun qui tait dj acquis sa cause, et lautre qui aurait besoin dtre convaincu. Les articulations douloureuses et les tempes bourdonnantes, le vieillard atteignit enfin la double porte barre qui conduisait au donjon de ldifice. Il marqua une pause pour reprendre son souffle et en profita pour tudier le battant mtallique. Du temps o la Fraternit occupait lle, les cellules taient rarement utilises. Parfois, on y enfermait un marmiton saoul en attendant quil ait fini de cuver. Mais, depuis que le Praetor avait pris le contrle, le donjon avait retrouv sa gloire sanglante dantan. Shorkan avait captur tous les frres en robe blanche et les avait entasss dans les cellules. Puis il stait mis au travail. Les hurlements des prisonniers avaient retenti dans les couloirs obscurs pendant prs dune lune entire. Ceux qui navaient pu tre changs en malegardes ou plis la volont du Cur Noir avaient t jets en pture lengeance du dmon ou avaient servi de combustible pour alimenter la cration de sorts noirs. Il ny avait apparemment jamais assez de victimes pour - 411 -

tous les sorts que Shorkan voulait lancer. En soupirant, Greshym toqua la porte avec une extrmit de son bton. Un judas souvrit. Des yeux ltudirent. Il ne se donna pas la peine de parler. Les gardes affects aux postes cls de ldifice le connaissaient bien ; il avait fait le ncessaire dans ce sens. Il entendit quelquun tourner une cl dans une serrure et soulever des barres. La porte souvrit. Comme il passait devant le garde, Greshym lui agita une main sous le nez. Oublie tous ceux qui sont passs par ici. Personne nest entr dans le donjon cette nuit. Personne nest entr, rpta le garde dune voix morne. Le sort dinfluence lui ferait oublier quil avait vu Greshym. Ctait un enchantement grossier, mais le mage avait dj travaill lesprit des gardes afin quune toute petite pousse mentale lui suffise pour obtenir leur obissance absolue. Il descendit une vole de marches. Que Shorkan se concentre sur ses plans grandioses. Quil soccupe de rassembler des armes entires, de conjurer des cratures abominables et dutiliser sa magie noire pour prparer larrive de la sorcire. Pendant quil se dsintressait de lui, Greshym en profitait pour manigancer dans son coin. Dans quatre jours seulement, la lune serait de nouveau pleine, et le plan pour dlier le Journal Sanglant mis excution. Il devait russir avant que cela se produise. Lorsquil se trouvait en prsence de Shorkan ou de cet odieux gamin, Denal, il continuait feindre dtre impatient de dtruire le Grimoire. Il shumectait les lvres et complotait avec les deux autres. Mais, dans le coin le plus sombre de son cur, il savait quil devait les mettre en chec. Le Grimoire ne devait pas tre dtruit pas avant quil ait acquis la magie ncessaire pour lui rendre sa jeunesse. La colre enfla dans la poitrine du vieillard. Le gamin et le Praetor avaient tous deux reu la bndiction dune vitalit ternelle. Aucun deux ntait marqu par le passage des ans contrairement Greshym. Le mage ne pouvait pas mourir comme un homme ordinaire, mais sa chair se dcomposait sur ses os. Il vitait les miroirs pour ne pas devoir contempler sa - 412 -

dcrpitude. En vrit, il ntait rien de plus quun cadavre ambulant. Greshym secoua la tte. Seul le Journal Sanglant pouvait remdier cette injustice. laide du Grimoire maudit et dun sort quil avait appris dans un vieux parchemin, il pourrait restaurer la vigueur de son corps pourrissant. En revanche, si le Grimoire venait tre dli avant quil ait pu en faire usage Tout serait perdu. Il ne devait pas permettre une telle chose. Et tant pis si cela lobligeait trahir les deux autres. Cote que cote, il recouvrerait sa jeunesse. Enfin, Greshym atteignit le bas de lescalier et repra sa premire proie de la nuit. Un homme mince se tenait sous lunique lampe de la salle de garde dserte. Ses cheveux bruns qui pendouillaient et sa petite moustache taient familiers au mage ; en revanche, laspect caverneux de son regard lui tait tout fait nouveau. Le pauvre golem navait pas eu la vie facile, ces derniers temps. Greshym entra dans la pice. Rockingham, le salua-t-il. Vous navez pas eu de problmes pour venir jusquici sans vous faire reprer ? Non. Rockingham se dandina nerveusement. Il avait crois les bras sur sa poitrine, comme si cela pouvait empcher le Cur Noir davoir vent de la trahison qui se prparait l. Greshym savait que le golem tait lun des conduits sombres du seigneur de Noircastel. Autrefois, il transportait des cratures abominables dans ses entrailles, mais, aujourdhui, il servait de calice un mal encore plus abject. Dans sa poitrine creuse, son cur avait t remplac par un morceau dbne sanctifi laide de la magie du Weir. Ce portail tait trop petit pour livrer passage au Seigneur Noir en personne, mais assez large pour que son esprit de tnbres envahisse Rockingham et espionne par la plaie bante de sa cage thoracique. Sommes-nous seuls ? demanda Greshym en dsignant du menton la poitrine du golem. Il nest pas avec moi pour le moment. Bien. Maintenant, dites-moi ce que vous avez rapport - 413 -

Shorkan. Le visage blme de Rockingham plit encore dun ton. Vous Vous aviez promis de me donner un chantillon de ce que je rclamais. Quand vous maurez dit ce que vous savez. (Greshym se pencha avidement vers le golem ; un trsor trs simple lui avait suffi pour acheter sa loyaut.) Quavez-vous appris ? Les quelques gobelins des mers qui nont pas fui aprs la mort de leur reine ont russi suivre le bateau de la sorcire. Il a fait voile vers le sud de lArchipel. Pour senfuir ? Je lignore. Aprs avoir contourn les Rcifs Ravags, il a pntr dans des eaux o mme les drakil redoutent de saventurer, des eaux infestes par une vgtation flottante. Les Marasmes, oui, acquiesa Greshym. Sage dcision. Il sera trs difficile de le pister travers la fort de sargasses. Et les merai et leurs dragons ? Nous navons aucune nouvelle deux. Le vieillard se rembrunit. Si seulement la sorcire pouvait attaquer avant la pleine lune, grommela-t-il. Nimporte quelle distraction serait la bienvenue. (Il reporta son attention sur Rockingham.) Autre chose ? Juste une, mais qui devrait beaucoup vous intresser, rpondit le golem. Greshym plissa les yeux. Je vous coute. Rockingham tira nerveusement sur sa moustache, mais secoua la tte. Dabord, ce que vous mavez promis. Le poing de Greshym se crispa sur son bton. Aprs quil eut perdu le frre dElena, Shorkan lavait priv de tout accs leur principal flux dinformations. Le vieillard avait donc eu besoin dune oreille parmi ceux qui complotaient contre la sorcire. Son ancien compagnon Rockingham remplissait dsormais ce rle. Au dbut, le golem avait rechign partager ce quil savait, mais tout homme a un prix et le sien tait ridiculement bas. Greshym avait chang des informations contre dautres - 414 -

informations, une transaction parfaitement quitable. Il voulait connatre les mouvements de la sorcire, et Rockingham voulait quil remplisse les trous de sa mmoire. Depuis quelque temps, le golem tait assailli par des visions dun pass quil ne se rappelait pas. Cela le perturbait grandement. Dtranges odeurs, des bribes de conversations et autres fragments de souvenirs remontaient telles des bulles la surface de sa conscience. Il voulait que Greshym lui restitue le reste. Il voulait savoir qui il avait t autrefois. Dites-moi, supplia-t-il. Je vais vous donner un nouveau morceau de votre pass, mais jusqu ce que je tienne le Journal Sanglant dans mes mains, vous ne connatrez pas la totalit de votre histoire. Servez-moi fidlement, et je vous promets que tout deviendra clair. Dites-moi quelque chose Nimporte quoi. Greshym dut rprimer un clat de rire face tant de dsespoir. Je vais vous dire ceci, Rockingham. Ce nest pas par hasard que le Seigneur Noir vous a envoy comme missaire auprs des drakil. Vous ntes pas si diffrent deux que vous pourriez le croire. La perplexit plissa le front du golem. Je ne comprends pas Je vous demande des rponses, et vous me donnez une devinette. Greshym haussa les paules. Cest tout ce que vous obtiendrez de moi pour le moment. Apportez-moi des informations qui me conduiront au Journal Sanglant, et je vous raconterai lhistoire de votre vie dans son intgralit. Continuez mapporter des rognures, et vous naurez que des rognures en change. (Le vieillard braqua son bton sur Rockingham.) Maintenant, dites-moi ce que vous avez appris dautre. Rockingham parut hsiter. Vous navez donc pas envie dlucider le mystre de Linora ? susurra Greshym. Ce nom produisit leffet habituel. Rockingham sursauta. Ses yeux se remplirent de douleur ; ses poings se crisprent de - 415 -

frustration. Greshym attendit. Il savait que lemprise de cette femme sur le pauvre idiot navait pas faibli avec le temps. Lamour rendait vraiment aveugle. Mme lorsque les souvenirs taient physiquement bloqus, lmotion subsistait et continuait transpercer le cur des hommes de ses pines. Greshym sourit des souffrances de Rockingham. Finalement, les paules du golem saffaissrent. Il tait vaincu. Quavez-vous appris dautre ? rpta Greshym. Je ne vous le demanderai pas une troisime fois. Shorkan a avanc dun jour la date o il dliera le Grimoire, rvla Rockingham sur un ton morne. Quoi ? sexclama Greshym, choqu. Rockingham haussa les paules. En fouillant dans ses vieux bouquins, il a dtermin que les toiles prsenteraient un meilleur alignement le premier jour de la pleine lune. La vision de Greshym sobscurcit. Tous ses plans soigneusement chafauds auraient t rduits nant sil navait pas eu connaissance de cette information vitale. Un instant, il se demanda si Shorkan souponnait sa trahison. Puis sa vision sclaircit. Impossible. Shorkan tait trop occup ailleurs pour remarquer le vieux mage au dos courb. Ctait srement par ngligence, et non par malveillance, quil avait omis de le tenir au courant. Un exemple de plus du mpris dans lequel il tenait son compre. Un jour ou lautre, Greshym lui apprendrait que, parfois, la ccit tue. Se tournant vers Rockingham, il le congdia dun geste. Il lui restait moins dun jour pour ragir ; il navait pas de temps perdre avec le golem. Gardez les oreilles et les yeux ouverts, lui recommanda-til. Si vous avez dautres informations ngocier, vous savez comment me joindre. Rockingham resta plant devant lui, se tordant les mains comme sil voulait le supplier de lui en dire davantage. Finalement, il hocha la tte en silence, tourna les talons et disparut dans lescalier obscur. - 416 -

Greshym attendit que la porte dentre du donjon se referme derrire lui. Puis il pivota vers celle qui conduisait aux cellules. Il lui restait encore un entretien conduire ce matin-l, un alli se faire. Il ne sinquitait pas beaucoup : comme pour Rockingham, il connaissait le prix de cet homme. Traversant la salle de garde, Greshym alla ouvrir lpais battant de chne. Une puanteur de sang sch et dexcrments assaillit ses narines. Il prit un moment pour ravaler la bile qui montait dans sa gorge. Une fois prt, il entra dans le donjon proprement dit. Sur la gauche du passage se dcoupaient des portes si petites quil fallait saccroupir pour en franchir le seuil. Des gmissements et des sanglots filtraient au travers de certaines dentre elles. Ici, personne ne dormait jamais. La terreur maintenait les yeux des prisonniers ouverts. Comme Greshym passait devant une cellule, quelque chose de lourd percuta la porte, et un hurlement inhumain rsonna lintrieur. La bte avait senti son odeur. Des griffes raclrent le battant. Difficile de croire que loccupant de cette cellule avait jadis t un homme. Greshym secoua la tte. Shorkan avait fait beaucoup de progrs. Le mage sarrta devant la porte suivante. Il tait arriv. Avec un grognement de douleur, il se pencha et fit passer son bton dans le creux de son bras mutil pour librer son unique main. Puis il pointa un doigt vers la serrure et imprima un mouvement de rotation son poignet. Le loquet souvrit. Greshym sourit. Lui-mme ntait pas dpourvu de talents. Poussant la porte avec son bton, il se trana lintrieur de la cellule. Que faites-vous ici ? gronda une voix. Il se redressa et carta un rat dun coup de pied. Il semble que lhospitalit de ton frre laisse dsirer, mon pauvre Erril. Lhomme des plaines lui cracha dessus, mais ne put rien faire dautre. Nu lexception dun pagne souill, il tait enchan au mur du fond. Shorkan ne pouvait pas le tuer ; sa prsence tait cruciale au fonctionnement du sort qui dlierait le Grimoire. Mais, jusque-l, le Praetor se moquait bien que son - 417 -

frre souffre. Macrant dans ses propres djections, couvert decchymoses et empestant linfection aux endroits o les menottes avaient mordu dans ses chevilles et son poignet, le guerrier jadis si fier semblait enfin vaincu. Si Shorkan avait ordonn quon lattache, ctait essentiellement pour lempcher de se suicider. Il ne pouvait pas laisser une chose pareille se produire du moins, pas avant que le Journal Sanglant ait t dtruit. Posant son bton contre le mur, Greshym sortit une dague de sa robe. Pour sa part, il ntait pas tenu de telles prcautions. La mort dErril protgerait jamais le Grimoire contre les uvres de Shorkan. Il vit Erril fixer la lame des yeux avec ce qui ressemblait presque de lavidit, et se hta dtouffer les espoirs du guerrier dans luf. Ce nest pas pour toi, Erril. Mort, tu ne me servirais rien. Vous feriez mieux de me tuer tout de suite, dit lhomme des plaines dune voix rauque. Jamais je ne vous aiderai dlier le Grimoire. Greshym haussa les sourcils. Qui te dit que je le dsire ? Voir le Journal Sanglant dtruit mintresse encore moins que toi. En fait, je suis venu te faire une proposition. Erril plissa des yeux mfiants. Lorsquil parla, ses lvres se fendillrent, et du sang coula sur son menton. Quel genre de proposition, tratre ? Je toffre ta libert. (De sa dague, Greshym dsigna la cellule humide.) moins que tu te sois attach tes nouveaux appartements ? Ne jouez pas avec moi, immonde vieillard. Ce nest pas une offre en lair, Erril. Je veux mapproprier le Journal Sanglant, et tu es le seul qui connaisse le moyen de dverrouiller le sort qui le protge. Cest aussi simple que a. Va chercher le Grimoire, donne-le-moi, et je te laisserai partir. Pourquoi devrais-je faire confiance un tratre ? Parce que je suis ton seul espoir. Dans trois nuits, Shorkan dliera le Journal Sanglant et te tuera dans la foule. Tu peux en tre certain. Quas-tu perdre ? Mme si je te trahis, tu ne ten - 418 -

tireras pas plus mal quen refusant ma proposition. Et si je dis vrai, tu seras libre. Il va de soi que jempcherai Elena de mettre la main sur le Grimoire, mais tu pourras courir la retrouver. Qui sait ? Un jour, peut-tre, je me lasserai du Grimoire et je le lui donnerai. Je ne porte pas le Seigneur Noir dans mon cur. Que mimporte quelle le chasse de ces contres ! Erril frona les sourcils. Greshym savait que lhomme des plaines rpugnait conclure un march avec lennemi, mais il ntait pas non plus stupide. Risque ou non, ctait toujours une occasion dagir. Il avait vcu toute sa vie en guerrier ; comment aurait-il pu refuser loffre qui lui tait faite dchapper ses chanes et de tenter de se battre pour sa cause ? Greshym connaissait dj sa dcision avant que le regard du prisonnier la lui confirme. Que proposez-vous ? senquit Erril, une flamme se rallumant dans son regard. Greshym sourit. Tout homme avait un prix. Rcuprant son bton, il dtacha un copeau de polbois laide de sa dague. Laisse-moi te montrer.

- 419 -

18

laube, Elena et les autres se tenaient la proue du navire, appuys contre le bastingage. Ltalon ple drivait vers la fort de sargasses, fendant les algues rouges sur son passage. Elena plissa le nez. La vgtation marine empestait la saumure et la dcomposition, et, plus le bateau senfonait dans les Marasmes, plus la puanteur augmentait. Dans le lointain, audel de la ligne des arbres, des golands et des sternes criaient des mises en garde. Napprochez pas , semblaient-ils glapir. Sur lordre de Flint, les voiles avaient t arises. Le vieil homme avait affirm que les courants marins les propulseraient jusqu la fort. Apparemment, il ne stait pas tromp. Les algues ralentissaient la progression du bateau, mais Flint connaissait les endroits o elles taient un peu moins denses. Positionns tout autour du pont, les Zool se lanaient des instructions dans leur langue natale. Flint, qui pilotait, les coutait et avait lair de comprendre. Il modifiait alors lgrement la position de la barre. Aux alentours, des paves massives parsemaient leau comme autant davertissements. Ces mastodontes pourrissants, demi engloutis par les algues, taient visibles dun bout lautre de lhorizon. Non loin de ltalon ple, le sommet dun mt mergeait de la vgtation rouge. Le lambeau de voile pourrie qui y tait encore accroch remua sur le passage des compagnons comme pour implorer quon mette un terme ses souffrances. Cet endroit est hant, grommela Tolchuk. Mric acquiesa. Cest un cimetire labandon. Les voix des marins zool se turent mesure que les arbres grandissaient. Un silence inquiet sinstalla bord. Le soleil - 420 -

levant dissipa la brume spectrale qui planait sur la fort, permettant aux compagnons de mieux distinguer celle-ci. Les arbres devaient faire deux fois la hauteur des mts de ltalon ple, mais leurs troncs semblaient trop fins pour soutenir leurs paisses frondaisons. Regardez ! scria Joach en dsignant la masse vgtale. Contrairement aux forts terrestres, celle-ci arborait des feuilles aux couleurs de soleil couchant, depuis lorange brl jusquau mauve ple. Une brise lgre agitait la vgtation. Parmi le feuillage se nichaient des fleurs dlicates, dun rouge si sombre quelles paraissaient presque noires. Ce sont srement les fleurs dont Flint nous a parl, avana Joach. Celles que les Hifai cueillaient pour fabriquer de la poudre soporifique. Elena hocha la tte et continua scruter la fort, tandis que le bateau sengageait dans un troit chenal. Selon Flint, les grands vgtaux qui se dressaient devant eux ntaient pas exactement des arbres, mais les pousses individuelles de lnorme masse dalgues rouges, dresses hors de leau pour mieux capter la lumire du soleil. Elena les fixa dun air dubitatif. Ctait comme sils naviguaient le long dune rivire aux berges inondes, dont la crue avait englouti les racines des arbres alentour. Locan semblait aussi lointain que la rmanence dun rve. Le monde entier ntait plus quarbres et eau. Comme pour renforcer cette impression, des buttes dalgues rouges saillaient dans le lointain, si nombreuses quelles craient une illusion de terre ferme. Des plantes fleurs avaient pris racine sur certaines dentre elles. Une colline plus haute que les autres tait couverte de marguerites aux ptales jaunes. Elena aperut mme un petit animal poilu qui filait travers la vgtation, sa queue touffue dresse bien haut. Alors que ltalon ple passait devant lui, il escalada rapidement le tronc dun arbre et disparut dans le feuillage. Difficile de croire que nous sommes encore au milieu de locan, commenta Joach. Mama Freda acquiesa. a me rappelle certaines rgions de ma jungle natale, - 421 -

Yrendl. Les pluies y sont si frquentes et si torrentielles quelles les ont changes en marcage. Mais cet endroit est-il sr ? demanda Mric sur un ton lugubre. On pourrait facilement nous tendre une embuscade au milieu de tous ces arbres. Pourquoi le vieillard a-t-il donn rendez-vous la merai ici ? Il doit avoir ses raisons, rpondit Elena. La voix de Flint sleva soudain derrire eux, les faisant sursauter. Nayez crainte. (Attir par leur conversation, le vieil homme avait abandonn son gouvernail.) Pour ceux qui connaissent bien les Marasmes, il nest pas de meilleur endroit o dissimuler une force de bonne taille. Ce labyrinthe de canaux, dalgues et darbres possde des centaines daccs et dissues. Mais, pour ceux qui ne le connaissent pas, il peut tre un pige mortel. Et vous le connaissez bien ? demanda Tolchuk. Oui. La secte dHifai a cartographi cette rgion en dtail. Outre la poudre soporifique, cest une mine de trsors botaniques. (Flint promena un regard la ronde.) Mais javais une autre raison de choisir cet endroit comme lieu de rendezvous. Les autres attendirent une explication qui ne vint pas. Laquelle ? finit par simpatienter Mric. Flint dsigna la fort dun large geste. Ces arbres vous semblent peut-tre identiques ceux qui poussent sur terre, mais leur apparence est trompeuse. Chacun deux provient dune racine unique la sargasse. Ce qui vous entoure nest pas une fort darbres individuels mais une seule et mme plante, une immense entit vgtale dont les algues rouges que nous avons traverses pour arriver jusquici font galement partie. Une entit ? rpta Elena, perplexe. Flint acquiesa. sa faon, la sargasse est aussi intelligente que toi ou moi. Mais elle possde un mode de pense trs diffrent du ntre. Elle existait dj avant que quiconque prenne pied sur les rivages dAlasa. Elle mesure le temps en sicles comme nous le - 422 -

mesurons en jours. La vie dun homme ne reprsente quun instant pour elle. Nous ne sommes que des blattes face cette gante. Alors, que sommes-nous venus faire ici ? En quoi cela vat-il nous aider ? Il y a trs longtemps, bien avant larrive du Gulgotha en nos contres, un moine de lOrdre vert, frre Lassen, entra en contact avec lintelligence qui vit ici. Il discuta avec elle. Malheureusement, la fort rflchit et sexprime comme elle vit en termes dhivers plutt que de minutes. lui seul, lchange initial de salutations consuma une dcennie de la vie de frre Lassen. La conversation tout entire se composa de quatre phrases et stala sur six dcennies. Pendant tout ce temps, frre Lassen dut rester assis et silencieux au milieu des Marasmes. On lui apportait de la nourriture. Il dormait entre les syllabes de la gante. Le pauvre bougre mourut en disant au revoir la sargasse et en la remerciant. Et quel tait le sujet de cette conversation ? senquit Elena. Srement quelque chose de trs important pour quil y consacre sa vie. Flint secoua tristement la tte. Non. La sargasse et lui se sont borns discuter du temps quil faisait. Mric ricana. Quel gaspillage ! Peut-tre, mais la fort en a conu du respect pour cet homme. Il semble quelle ait peru le sacrifice consenti par frre Lassen dans le seul but de lui rendre hommage. Depuis lors, cette rgion est un sanctuaire pour tous les membres de la Fraternit. La sargasse a appris devenir plus ractive. Aujourdhui, elle est davantage notre coute ; elle nous protge et nous chrit. Il nest pas dendroit plus sr pour nous en ce monde. Comment savez-vous quelle nous protgera cette fois encore ? Flint tendit un doigt vers la poupe. Elle a entendu ma prire muette. En ce moment mme, elle est en train de dissimuler nos traces dventuels - 423 -

poursuivants. Elena pivota. Derrire le bateau, le chenal avait disparu. Les arbres et des tapis dalgues bloquaient le chemin que ltalon ple venait demprunter. Les compagnons taient dsormais cerns par la fort flottante, comme si celle-ci les avait avals. Elena senveloppa de ses bras et balaya le paysage du regard, sefforant dassimiler ce quelle venait dentendre. Ainsi, la fort tait une crature doue de raison, qui considrait toute vie humaine comme une vulgaire tincelle. Elena scruta les arbres. Ils semblaient stendre linfini. La jeune femme tait subjugue par limmensit et la longvit de la sargasse. Elle jeta un coup dil son frre. Joach arborait la mme expression. Si Flint avait voulu les tranquilliser avec ses rvlations, ctait rat. Rockingham tait aussi immobile quune statue. genoux dans ltude du Praetor, il tentait de se fondre dans le dcor tandis que les trois mages discutaient prement. La tte baisse, il se concentrait sur les motifs rouge et or de lpais tapis de laine sur lequel il se tenait. Il commenait avoir une crampe dans les mollets, mais il ntait pas assez fou pour se masser, ni mme pour rectifier sa position. Un spasme de douleur ntait rien compar au fait dattirer lattention du Praetor. Aussi restait-il fig, coutant les trois mages se disputer sur ce quils devaient faire de lui. Il venait de leur rapporter les nouvelles glanes par ses espions. Le bateau de la sorcire avait t vu pntrant dans la fort de sargasses une rgion inhospitalire mme pour les gobelins des mers. Les drakil avaient refus de ly suivre. Il nous faut dautres informations, dclara le plus jeune des trois mages dune voix aigu et geignarde. Denal, un petit garon aux cheveux couleur de sable donnait des coups de talon dans les pieds du fauteuil sur lequel il tait vautr. Denal a raison, approuva Greshym en grommelant. Nous savons quils ont rendez-vous avec les merai. Sils parviennent les rejoindre La sorcire ne cherche quune seule chose, coupa Shorkan - 424 -

sur un ton si glacial que ses mots parurent congeler lair autour de lui. Elle a besoin du Journal Sanglant Laissons-la sagiter et rassembler sa petite bande de fidles. Je les invite tous venir se fracasser les os sur nos rochers. Nul ne peut esprer forcer nos dfenses. Nous ramasserons le trophe du Cur Noir parmi les vestiges du carnage, et vivante ou morte, nous conduirons la fille au donjon de Noircastel. Depuis toujours, tu places trop de confiance en ton propre pouvoir, protesta Greshym. La sorcire na-t-elle pas dj prouv de quelle ruse ses compagnons et elle taient capables ? Ils ont vaincu une arme de drakil et de ravageurs dmoniaques. Il faudrait tre fou pour les sous-estimer ! Surveille ta langue, vieillard ! aboya Shorkan. Ce ntaient que des batailles mineures, destines ralentir la sorcire. Rockingham jeta un regard en coin aux trois mages. Le Praetor toisait Greshym de toute sa hauteur. Lorsquil rejeta sa capuche en arrire, de petites flammes de feu obscur dansrent sur le blanc immacul de sa robe. Impossible de se mprendre sur sa parent avec Erril : il avait le mme visage anguleux et dur, les mmes yeux gris au regard perant, les mmes cheveux aussi noirs quune nuit sans lune. Face sa jeunesse et sa vigueur, Greshym ressemblait un mendiant infirme. Pourtant, le vieux mage tint bon face au courroux du Praetor. Et le portail dbne quelle a empch de parvenir bon port ? Ctait un pur coup de chance. Qui aurait pu deviner que la magie du talisman dErril activerait le portail ? Chance ou pas, elle ta mis en chec. Elle ne nous a pas mis en chec, elle nous a juste retards. Nous avons encore tout le temps dtablir le portail du Weir Gelbourg. Ce nest quune nuisance mineure. Greshym sesclaffa. Une nuisance mineure ? Elle a bien failli venter le plan ultime du Seigneur Noir ! Elle et ses compagnons ne raliseront jamais du moins, pas avant quil soit trop tard. Et les autres portails du Weir ? intervint Denal. - 425 -

Shorkan parut se ressaisir. Il redressa les paules, et laura de feu obscur qui lenveloppait sestompa. Les portails du mur du Sud et du mur du Nord sont presque achevs. Une fois que nous aurons neutralis la sorcire, soit en la tuant, soit en dliant le Grimoire, plus personne naura la force de combattre le Weir. Possible. Mais ne tourne pas le dos cette sorcire si tu ne veux pas quelle te prenne la gorge, conseilla Greshym. Trs bien, capitula Shorkan. Que proposes-tu ? De lattaquer avant quelle ait pu rassembler ses forces. Hors de question. Pour le moment, elle est trop bien protge. La sargasse honorera la mmoire de frre Lassen en la dissimulant. La traquer dans ce labyrinthe aquatique serait un gaspillage de temps et dnergie. Peut-tre pas, contra Greshym. Shorkan le foudroya du regard. Mais le vieillard poursuivit : Nous pourrions envoyer un missaire capable de sattirer la sympathie de la fort quelquun qui la sargasse fera davantage confiance quaux compagnons de la sorcire. Si elle devenait notre allie, nous naurions aucun mal enfoncer les dfenses ennemies et capturer la sorcire. Greshym jeta un coup dil Rockingham. Le golem, toujours agenouill sur le tapis, frmit en comprenant les intentions du mage. Le fameux missaire, ce serait lui. Ses paules se mirent trembler. Que complotait encore ce maudit vieillard ? Shorkan devait se poser la mme question. Quel est ton plan ? Greshym parut se dlecter de lattention que lui accordaient soudain les deux autres mages. Si nous envoyons notre chien ici prsent avec un bton en guise doffrande une preuve de notre affection , la sargasse lcoutera peut-tre. Exprime-toi plus clairement, exigea Shorkan. Greshym inclina la tte avec une docilit feinte. Nous devons apprendre utiliser les ressources que nos anctres se sont donn la peine dentreposer sur cette le. Parmi les reliques poussireuses des bibliothques de ldifice, jai - 426 -

trouv divers objets de valeur plutt inhabituels. Par exemple ? demanda Denal sur le ton dun enfant qui rclame une friandise. Par exemple, le bton de frre Lassen, rpondit Greshym. Et il croisa les bras sur sa poitrine, comme si ctait une explication suffisante. Donc, tu te proposes denvoyer ton laquais dans la fort avec le vieux bton de frre Lassen en guise de trompette de hraut ? La sargasse se souviendra. Elle na pas la mme notion du temps que nous. Pour elle, les sicles couls depuis sa conversation avec le frre vert ne sont quune poigne de jours. Elle honorera lhomme qui se prsentera elle muni du bton de frre Lassen. Elle le servira. Cette ide semblait plaire Shorkan. Tournant le dos aux autres, le Praetor releva sa capuche tandis quil rflchissait. a vaut le coup dessayer, dcida-t-il enfin. Mais notre missaire aura besoin dun soutien plus important que celui dune poigne de gobelins des mers. Si nous tentons de frapper, que ce soit en force. Assez jou avec la sorcire. Cette fois, il faut mettre le paquet. (Il pivota de nouveau vers les deux autres.) Va chercher le bton de frre Lassen, ordonna-t-il Denal. (Puis il se tourna vers Greshym.) Quant toi, prpare ton laquais pour son rle. Greshym hocha la tte. Tout en se dirigeant vers Rockingham, il demanda : Et toi, que vas-tu faire, Shorkan ? Des flammes noires se remirent couler le long de la robe du Praetor, tels des ruisselets de feu obscur. Je vais assigner cette mission une lgion des skaltum qui dfendent lle. Nous agirons la tombe de la nuit. Un sourire cruel fleurit sur les lvres de Greshym, mais Rockingham frissonna. Soudain, il avait du mal respirer. Il redoutait les serviteurs ails du Seigneur Noir, avec leurs griffes empoisonnes et leurs crocs acrs. La perspective dtre accompagn par une centaine de ces dmons lemplissait dune terreur sans nom. Greshym atteignit Rockingham et le poussa avec son bton. - 427 -

Venez. Retirons-nous dans mes appartements. Rockingham se leva, les jambes engourdies, et suivit le mage dun pas chancelant. Les appartements du Praetor occupaient le dernier tage de la tour la plus louest de ldifice. La descente fut longue. Une fois hors de la pice et dans lescalier de la tour, Rockingham put de nouveau respirer. Denal, sur ses petites jambes vigoureuses, avait depuis longtemps disparu dans la pnombre en contrebas, laissant le vieux mage ngocier les marches abruptes sans son aide. Seul avec Greshym, Rockingham se sentit enfin libre de parler. Qu-quel est votre vritable plan ? Je sens que vous ne leur avez pas tout dit. Ne vous proccupez pas de mes plans, rpliqua Greshym dune voix sifflante. Obissez-moi, et vous obtiendrez ce que vous dsirez. Vous dcouvrirez votre pass. Ny a-t-il rien que vous consentiriez me dire maintenant ? demanda Rockingham. Greshym marqua une pause sur le palier suivant. Essouffl, il sappuya lourdement sur son bton. Je vais vous accorder une faveur. Une question laquelle rflchir, un indice sur votre vie antrieure. Rockingham savait que le vieux mage voulait lentendre supplier. Il sen moquait. Il avait depuis longtemps cess de se soucier de concepts aussi mineurs que la dignit. Une seule chose lempchait de se jeter du haut dune tour, et ctait la perspective dlucider le mystre de son pass. Je vous en prie, dites-moi ce que vous savez. Je vous en supplie. Greshym sourit. Aprs avoir eu affaire au ddaigneux Praetor, voir Rockingham shumilier devant lui tait un baume sur son orgueil bless. Dans ce cas, je vais vous faire un petit cadeau dadieu. Une nigme sur laquelle vous pourrez mditer pendant votre voyage vers les Marasmes. Nous avions une bonne raison de vous sortir de votre tombe aprs que la sorcire vous a eu vaincu la premire fois, une ide bien prcise en tte lorsque nous avons ranim votre cadavre et fait de vous notre espion le long de la - 428 -

cte. Toute la question est de savoir laquelle. Quest-ce qui nous a pousss vous utiliser, vous ? Quest-ce qui vous rend si spcial ? La rponse est lune des cls de votre ancienne vie. Rockingham dut se retenir dtrangler le vieillard. Tu parles dun indice ! Comment veut-il que je rsolve sa foutue nigme ? Les yeux de Greshym brillaient damusement. Cest dans la mer que vous trouverez la rponse, Rockingham. La mer est votre indice. Qu que voulez-vous dire ? Le vieillard tourna les talons et reprit sa descente. Venez. Il est dj presque midi. Dici le coucher du soleil, vous devez tre parti tendre un pige la sorcire. (Par-dessus son paule, il jeta un coup dil Rockingham, qui navait pas boug du palier.) Et qui sait ce que nous ramnerons dautre dans nos filets ? Parfois, on trouve les choses les plus tranges au fond de locan La rage couvant dans sa poitrine, Rockingham suivit le mage. Il porta une main la cicatrice de son sternum. Lombre corrompue tait tapie la lisire de sa conscience ; il la sentait. Il laissa retomber sa main. Peu importaient les exactions quil avait pu commettre jadis : cette punition tait un chtiment bien trop svre. Aucun homme naurait jamais d subir une telle horreur. Les pieds en plomb, Rockingham continua descendre en se faisant une promesse. Avant de quitter ce monde, il connatrait la vrit sur son pass. Il saurait pourquoi ce sort affreux lui tait chu, et il se vengerait de ceux qui ly avaient condamn. Il sen fit le serment. midi, Joach tait seul sur le pont principal avec les tranges marins la peau noire grce auxquels ltalon ple glissait languissamment travers linterminable fort rouge. Ses compagnons taient tous descendus sur le pont infrieur pour chapper lclat du soleil ou vaquer leurs occupations individuelles. Ainsi livr lui-mme, Joach navait que ses penses pour se distraire. Il tait assis en tailleur lombre du mt ; ses mains gantes tripotaient nerveusement le bton pos en travers de - 429 -

ses genoux. Il jeta un coup dil aux arbres qui dfilaient sur les cts. Depuis quil savait que la sargasse tait intelligente, il ne pouvait se dfendre contre limpression que la fort lobservait. Il shumecta les lvres. Ctait comme si des milliers dyeux scrutaient chacun de ses cheveux et chacun des pores de sa peau. Plus le bateau senfonait dans la fort, plus la sensation empirait. tait-ce la vritable raison pour laquelle les autres staient rfugis en bas ? Avaient-ils peru lincommensurable prsence qui les jaugeait ? Quelque chose toucha lpaule de Joach. Le jeune homme hoqueta et plongea sur le ct en levant son bton. Au-dessus de lui, il dcouvrit le visage dun des marins zool. La cicatrice ple qui se dtachait sur le front de lhomme avait la forme dun soleil levant. Le marin ne parut pas remarquer le bton que Joach brandissait dun air menaant. Il se contenta de fixer le jeune homme dans les yeux. Joach se sentit stupide. Il baissa son arme. Dsol. Vous mavez fait peur. Le marin hocha la tte et lui fit signe de le suivre vers le bastingage tribord. Joach ne comprenait pas ce quil attendait de lui, mais, craignant de linsulter davantage, il obtempra. Quy a-t-il ? demanda-t-il dans un murmure. Les Zool taient toujours si silencieux que sa propre voix lui paraissait criarde et grossire par comparaison. Le marin se tourna vers lui. Des yeux nous regardent, articula-t-il avec difficult. Joach en eut la chair de poule. Ainsi, les Zool sentaient lintelligence de la fort, eux aussi. Ce sont les arbres. Le marin acquiesa. Beaucoup dyeux Mais un seul cur. (Il se remit tudier la fort.) Il nous observe comme nous lobservons. Frre Flint dit que la sargasse ne nous veut pas de mal. Quelle se rend peine compte de notre prsence, fit valoir Joach. Le marin poussa un grognement. Elle sait, marmonna-t-il. Un long silence succda cette dclaration. Chacun des deux - 430 -

hommes sabma dans ses penses tandis que la vgtation devenait plus dense autour deux. Les frondaisons taient dsormais assez touffues pour bloquer le plus gros de la lumire du jour ; elles formaient une immense canope au-dessus de leur tte, comme si ltalon ple flottait dans la pnombre dun tunnel. Joach jeta un coup dil en biais son compagnon. Il ralisa que, mme sil se trouvait bord de ltalon ple depuis bien des jours, il ne connaissait toujours pas le nom dun seul membre de son quipage. Dordinaire, les Zool mangeaient et passaient leur temps libre ensemble, sans se mler aux passagers. Le marin se tourna vers lui. Les noms ont du pouvoir, dit-il simplement. Joach ne put dissimuler sa stupfaction. Ctait comme si lhomme avait lu dans ses penses. Non, affirma le marin en le regardant dans les yeux. (Dun doigt, il suivit le contour de la cicatrice qui se dtachait sur la peau sombre de son front.) Je suis un sage de ma tribu. Je ne vois que ce qui est crit sur le cur dun homme. (Il tendit la main et la posa sur la poitrine de Joach.) Je lis ce qui est ici, pas ce que tes penses obscurcissent. Joach frona les sourcils. Les motions. Vous voulez dire que vous percevez les motions dautrui. Le marin haussa les paules et leva sa main vers le visage de Joach. De lindex, il traa sur le front du jeune homme un symbole identique celui quil arborait lui-mme. Toi aussi, tu es un sage. Tu as le troisime il. Je le sens. Joach scarta en se frottant le front. Il sentait encore la trace du doigt du Zool. Il ralisa que la cicatrice de celui-ci ne reprsentait pas un lever de soleil, mais un il en train de souvrir. Le marin continuait le fixer comme sil attendait une rponse. Joach saperut quil ne pouvait pas nier. Il savait que le Zool verrait au travers de ses mensonges. Oui. Jai un talent comme vous. Je peux lire la vrit des rves et discerner le futur. - 431 -

Le marin acquiesa solennellement et garda le silence pendant quelques secondes. Joach vit ses lvres remuer comme en une prire muette. Lorsquil eut termin, le Zool releva la tte et carta les bras. Les sages sont tous frres. Ils peuvent partager leur nom. Jaimerais partager le mien avec toi. Joach inclina la tte. Ce serait un honneur. Pas un honneur, le dtrompa le marin. Une responsabilit. Prendre un nom, cest accepter un fardeau. (Glissant une main dans sa poche, il en sortit un petit objet.) En change du poids de mon nom, je toffre ceci. Il tendit sa main ouverte. Niche au creux de sa paume se trouvait une perle noire de la taille dun uf de rouge-gorge. Joach hsita accepter un cadeau aussi prcieux, mais le marin poussa sa main vers lui dun geste brusque, insistant, et il sentit que refuser loffenserait. Il prit la perle et referma son poing dessus. Jaccepte ton prsent et ton nom, dit-il sur un ton solennel. Le marin sinclina. Je mappelle Xin. linstant o il prononait son nom, la perle parut tidir dans la main de Joach mais ce ntait peut-tre que la nervosit du jeune homme qui lui jouait des tours. Joach sentit que, pour le Zool, un nom tait plus prcieux que tous les trsors de locan. Xin se redressa et attendit. Clignant des yeux, Joach ralisa quil devait lui offrir quelque chose en retour. Il tapota ses poches. Vides. Il jeta un coup dil son bton. Non, il tait li par le sang au talisman de polbois ; il ne pouvait pas sen sparer. Puis il se souvint. Empochant la perle, il porta une main sa gorge et ta la dent de dragon pendue son cou. Sy-wen la lui avait donne avant de partir en qute des Sanguinaires avec Kast. Il ne pensait pas que lchange la vexerait. Aprs tout, ctait une question dhonneur. Joach tendit la dent de dragon au marin. En change du poids de mon nom, dit-il. - 432 -

Xin acquiesa et prit le pendentif. Joach sinclina comme le Zool lavait fait. Je suis Joach, fils de Morinstal. Xin plaa le cordon autour de son cou, baisa la dent de dragon et la laissa retomber. Le morceau dmail finement cisel formait un contraste saisissant avec sa peau noire. On aurait dit que sa place avait toujours t l. prsent, nous sommes frres, dclara Xin. Chacun de nous porte le nom de lautre dans son cur. Les noms ont du pouvoir. Quand un cur a besoin de lautre, il doit venir. Joach tendit la main et serra celle du marin, comprenant quils venaient de prendre un engagement solennel. Nous sommes frres, rpta-t-il. Des clats de voix retentirent soudain la proue du navire. Joach et Xin pivotrent. Un des marins dsignait quelque chose en parlant toute allure dans sa langue tribale. Ils slancrent vers lui. Arriv la proue, Joach comprit la raison de lagitation du Zool. Droit devant eux, le canal bord par les arbres dbouchait sur une immense tendue deau ouverte. Le jeune homme crut dabord quils avaient travers toute la fort et sapprtaient regagner locan. Mais il ralisa trs vite son erreur. Ces eaux taient beaucoup trop calmes. Pas une seule vaguelette ne venait troubler leur surface vitreuse. Comme ils se rapprochaient, Joach distingua des arbres envelopps par la brume, de lautre ct de cette tendue deau immobile. Ce ntait pas locan. Ctait un lac intrieur. Ltalon ple mergea dcouvert. Le canal se referma derrire lui, et, bientt, il ne resta pas la moindre troue au milieu des algues rouges, pas le moindre chemin permettant datteindre le lac. Joach sentit quils venaient de pntrer au cur de la sargasse. Prs de lui, Xin fit signe ses congnres de descendre sur le pont infrieur pour aller chercher les autres. Joach leva les yeux vers le ciel. Aprs avoir pass le plus gros de la journe dans la pnombre des frondaisons, la lumire du soleil lui paraissait trop vive. Il se sentait expos, vulnrable. Un - 433 -

nud dangoisse se forma dans sa poitrine. Quelque chose approche, dclara Xin. Jetant un coup dil au marin, Joach vit que celui-ci aussi dtaillait le ciel. Il suivit la direction de son regard. Au dbut, il ne vit que des nuages effilochs. Puis lclat du soleil parut diminuer, et il repra un petit point sombre sur leur blancheur cotonneuse. Son bton ragit immdiatement. Des flammches noires sallumrent tout le long du talisman de polbois. Xin posa une main apaisante sur son paule. Je ne sens pas de menace, juste juste (Il secoua la tte.) Cest trop loin. Les autres commenaient se rassembler sur le pont. Flint se dirigea vers eux, flanqu par Elena. Joach dsigna la crature qui dcrivait lentement des cercles dans le ciel. Croisant le regard dElena, il vit dans les yeux de sa sur une inquitude qui refltait la sienne. Personne ne pipait mot. Flint porta une longue-vue son il et tudia la crature aile. La Douce Mre en soit remercie, dit-il, soulag. Cest le dragon. (Il se tourna vers lun des Zool.) Allumez le feu de signalisation. Faites-leur savoir que cest nous. Elena saisit la manche de chemise du vieil homme. Cest vraiment Ragnark ? Flint sourit. Et Sy-wen. Ils ont russi. Bien que soulag lui-mme, Joach ne pouvait se dfaire dun certain malaise. Tandis que le Zool allumait le feu rclam par Flint sous les vivats des autres occupants du bord le jeune homme demeura post la proue, observant les arbres qui encerclaient le lac. Xin resta ct de lui. Toi aussi, tu le sens, hein ? demanda Joach en lui glissant un regard en coin. Xin acquiesa. Beaucoup dyeux nous observent toujours. Au-dessus de leur tte, un rugissement se rverbra travers les cieux ensoleills. Ragnark avait repr leur feu de - 434 -

signalisation. Joach frmit. On aurait dit le grondement dune tempte imminente. Regardez ! sexclama Elena, tout excite. Joach sarracha la contemplation de la fort pour scruter leau. Tout autour de ltalon ple, de grosses grappes de bulles troublaient limmobilit du lac, comme si leau stait mise bouillir. La main de Joach se crispa sur son bton. Bientt, des centaines de ttes cailleuses jaillirent des flots sals. Des dragons aux couleurs de joyaux mergrent de leur cachette en rponse lappel de Ragnark. Le lac entier semplit de leurs cous sinueux et de leurs colonnes vertbrales saillantes. Perchs sur leur dos, des cavaliers agitrent la main pour saluer les occupants du bateau. Ragnark piqua vers ltalon ple. Un nouveau rugissement de bienvenue jaillit de sa gorge noire. Le dragon vira lentement au-dessus de larme rassemble en contrebas, et la lumire du soleil fit tinceler ses cailles nacres. Ctait une vision merveilleuse. Mais tout comme un visage sduisant peut soudain laisser entrevoir une me malfique, Joach aperut lhorreur tapie derrire cette jubilation. Il simmobilisa, le cur pris dans un tau. Xin perut sa dtresse. Il lui toucha le bras, mais Joach ne ragit pas. Il tait paralys par un pressentiment atroce. Je lis la peur dans ton cur, dit Xin. Joach navait pas de mots pour dcrire langoisse abominable qui lui serrait la gorge. Lespace dun instant, une image spectrale tait apparue devant ses yeux, se superposant la ralit. Il avait vu le lac virer lcarlate, les dragons se tordre dans les affres de lagonie, les cieux grouiller de dmons, leau cumer tandis que le carnage se poursuivait. La scne avait disparu en un clin dil, le laissant tourdi et dsempar. Joach ne parvenait plus faire la distinction entre ralit et fantasmes. Lapparition de Ragnark avait-elle dclench son talent de tisserand ? Cette vision atroce tait-elle prmonitoire ? Lorsquil dormait sous Valloa, Ragnark tait un puits de magie lmentale. Il conservait encore des vestiges de celle-ci assez pour lectriser le sang de Joach sur son passage. Mais, magie lmentale ou pas, le jeune homme se souvenait de son rve - 435 -

erron, celui durant lequel il stait vu combattre Erril au sommet dune tour. Il navait plus confiance en ses capacits prophtiques. Dsorient, il porta une main son front. Raconte-moi, mon frre, chuchota Xin. Partage ta peur pour diminuer son emprise. Linfluence apaisante du Zool aida Joach se ressaisir. Dune voix tremblante, le jeune homme expliqua : Je Jai vu un massacre. Je crois que nous avons t trahis. La tte penche sur le ct, Xin le dvisagea quelques instants. Puis il tendit la main et traa de nouveau le symbole de lil ouvert sur le front de Joach. Tu es un sage. Le regard perant du Zool dissipa la brume qui enveloppait lesprit de Joach, et le jeune homme perut soudain la vracit de sa vision. Il se tourna vers leurs compagnons masss contre le bastingage. Flint sest tromp, dit-il dune voix qui se raffermissait en mme temps que sa rsolution. Cet endroit est un pige. Les discussions allaient bon train autour de la table de la cambuse. Une main pose sur celle de Joach, Elena coutait de toutes ses oreilles. Jamais la sargasse ne trahirait un frre, insista Flint. Face lui, une grande femme au port de tte majestueux frona les sourcils. Son mcontentement englobait la fois Flint et Joach. Sa peau avait la couleur de livoire ; ses longs cheveux raides brillaient comme une cascade de soleil dans la lumire des torches. Elena remarqua la similitude de ses traits avec ceux de Sy-wen assise non loin de l en compagnie de Kast. Cette femme tait la mre de leur amie, a ne faisait pas le moindre doute. Jai amen la moiti de nos forces dans cette mer dalgues parce que vous maviez promis que ctait un endroit sr. Et maintenant, japprends que cest un pige ! semporta-t-elle. Rien nest certain, protesta Flint. Mme si la vision de Joach tait bien prophtique, un tissage ne montre quun futur possible. Les chemins de lavenir sont multiples. - 436 -

Elena entendit lexaspration dans la voix du vieil homme. La jubilation qui avait salu larrive des dragons et des merai stait brutalement vanouie quand Joach stait prcipit pour mettre Flint en garde contre une menace inconnue. Le jeune homme avait dcrit sa vision du massacre, et Flint lavait juge assez inquitante pour convoquer une assemble des chefs afin de discuter de la suite. En tant que membre du Conseil des anciens, la mre de Sywen avait t envoye dans la fort dalgues la tte du corps expditionnaire merai. Elle reprsenterait son peuple durant les ngociations venir. Quant aux Sanguinaires, leur dirigeant, le haut matre de quille, avait dsign Kast comme porte-parole. Parce que les navires drerendi taient trop nombreux et trop massifs pour traverser la sargasse, ils avaient jet lancre la lisire sud des Marasmes pour y attendre leurs allis. Jusquici, Kast ntait pas intervenu une seule fois dans la discussion. Il stait content dcouter, le visage pareil un masque de pierre, pendant que les autres se disputaient. Les avis taient partags. Flint avait suggr dattendre jusqu ce quil puisse tudier la vision de Joach pour juger de sa vracit. Mric avait affirm que la scurit dElena primait sur tout le reste, et quils devaient quitter la fort immdiatement. Mais mme la prudence de lelphe navait pas eu lair de trouver grce aux yeux de la merai. Celle-ci voulait non seulement partir au plus vite, mais renoncer compltement leur assaut sur Valloa. Elena avait limpression que tous leurs plans soigneusement conus tombaient en morceaux sous ses yeux. La jeune femme balaya du regard les visages inquiets et colreux de ses compagnons. Elle savait que le sort dAlasa dpendait de ce qui allait tre dcid dans cette pice. Sans une arme unie ses cts, jamais elle narracherait le Journal Sanglant aux griffes du Seigneur Noir. Et, sans le Journal Sanglant, Alasa navait aucun espoir. Elena navait pas le choix. Elle devait trouver un moyen dunir ce groupe. Kast prit enfin la parole, se raclant la gorge assez bruyamment pour attirer lattention gnrale. Comme il ne stait pas encore exprim, chacun lcouta attentivement, - 437 -

esprant que lavis du Sanguinaire ferait pencher la balance en sa faveur. Kast se pencha en avant. tes-vous tous aveugles ? Nous ne devons pas nous cacher ! (Il tourna la tte vers la mre de Sy-wen.) Navons-nous pas fui devant le Cur Noir du Gulgotha pendant des gnrations ? Nen avez-vous pas assez de courir la queue entre les jambes ? Si nous voulons recouvrer notre libert, un jour ou lautre, nous devrons nous battre. Oui, des hommes mourront. Et des dragons aussi. tes-vous venus ici en pensant faire une simple promenade de sant ? (Il braqua un doigt vers Joach.) Ce garon nous a communiqu un avertissement. Je rpte : un avertissement . (Il foudroya Flint du regard.) Peu mimporte que sa vision soit vraie ou non. Il nous a mis en garde contre une attaque. Au lieu de le tester, nous devrions nous prparer. Une embuscade ne fonctionne que si ses victimes ne sy attendent pas. Mais nous sommes prvenus. Nous pouvons arracher les crocs de cette bte et retourner son attaque contre elle. Pourquoi fuir ? Face tant de passion, Elena carquilla les yeux. Elle se retrouva debout sans stre rendu compte quelle stait leve. Enfin, elle tenait lalli dont elle avait besoin. Kast avait ouvert une brche ; elle de sy engouffrer. Elle ta ses gants. Kast a raison, dit-elle avant que quiconque puisse prendre la parole. (Elle sentit tous les regards se braquer sur elle.) Si nous fuyons, ce sera en aveugles. Ici, au moins, nous savons ce qui nous attend. Et si Joach se trompe ? lana Flint. Kast se leva son tour, comme pour soutenir physiquement Elena. Et alors ? Nous continuerons comme prvu. a ne cote rien de nous prparer repousser une attaque. Flint acquiesa pensivement. Elena enchana. Il y a une autre question que personne na souleve, ditelle en regardant plus particulirement la mre de Sy-wen. en juger par son expression, la merai navait gure t influence par les paroles de Kast. Elena dsigna le bton de - 438 -

polbois de son frre. Joach a dj t touch par la magie noire. Et si sa vision elle-mme tait un pige ? Que voulez-vous dire ? demanda lancienne sur un ton ddaigneux. Et si sa vision nous avait t envoye par lennemi pour nous pousser abandonner le sanctuaire de la sargasse ? Les serviteurs du Gulgotha pourraient trs bien savoir que nous sommes ici, et tenter de nous dloger en nous envoyant des images de mort. Joach se leva pour interrompre sa sur. Elena savait ce quil voulait dire : que ses visions venaient du plus profond de lui. Mais a ne ferait quaffaiblir ses arguments. Dun regard, elle lui intima le silence, et le jeune homme obit. La vision de Joach ne trace aucun chemin discernable, reprit Elena. La mort peut nous attendre aussi srement lextrieur qu lintrieur de la fort. Cest Kast qui propose la voie la plus sense : procder comme si on allait nous attaquer. Prendre lennemi son propre pige. Flint se leva. Elena na pas tort. Puisque le danger peut surgir de nimporte o, cet endroit est aussi valable quun autre pour laffronter. La mre de Sy-wen avait pli, mais elle ntait toujours pas convaincue. Il existe un endroit beaucoup plus sr que celui-ci. Sous les vagues. Dans limmensit des Profondeurs, le Gulgotha aura bien du mal dnicher les merai. Rouge dindignation, Sy-wen bondit sur ses pieds. Mre ! Vous proposez-vous de fuir une fois encore ? Voudriez-vous que ces braves gens se sacrifient pour nous permettre de sauver notre peau ? Sommes-nous condamns rpter notre honteuse histoire ? (Les paules de la jeune fille tremblaient ; elle agrippa la main de Kast.) Moi, je my refuse ! Fuyez si vous voulez, mais je reste ! Le rose de la colre ou de lembarras ? monta aux joues de lancienne. Nous aussi, nous restons, dit Elena en jetant un coup dil - 439 -

Mric et Tolchuk, qui staient galement levs. La gurisseuse de Port Rawl se redressa lentement. Si vous restez tous, je suppose que Tikal et moi nirons pas bien loin. Seule la mre de Sy-wen tait encore assise. Elle ne semblait gure impressionne par tous ces gens debout qui la toisaient. Elena sentait que la pression ne la ferait pas cder quelle risquait, au contraire, de renforcer sa rsistance. De la main, la jeune femme fit signe aux autres de se rasseoir. Des pieds de chaise raclrent le plancher comme ses compagnons obtempraient. Seule Elena demeura debout face lancienne. Elle ne voulait pas perdre le soutien des merai durant la bataille venir. Dune voix dont le feu stait vanoui, elle dit doucement : Jai vu mourir mes parents, des oncles, des tantes, des amis. Aussi ai-je le droit de vous demander ceci de le demander tous les merai. Joignez-vous nous. Contemplez la vision de mon frre et faites-la mentir. Lavenir nest pas grav dans la pierre. Aprs cinq sicles de domination, une petite chance se prsente nous de chasser le Gulgotha de ces rivages. Je vous supplie de ne pas vous drober aux choix difficiles qui doivent tre faits aujourdhui. Notre libert future repose entre les pattes de vos dragons. Je vous en prie, ne vous dtournez pas. La mre de Sy-wen lobserva en silence, les lvres pinces. Lentement, ses traits se dtendirent. Pour quelquun daussi jeune, vous parlez avec une grande audace et peut-tre trop de passion. Au fil des ans, jai appris que la passion fait commettre bien des erreurs. (Son regard parut se tourner en dedans.) Jai pay chrement ces erreurs, et jen ai tir la leon. Dsormais, je ne prends plus de dcision la lgre. Ce nest pas, commena Elena. La merai la fit taire dun doigt lev. Je nai pas fini. Outre votre passion, vous plaidez admirablement votre cause. Oserai-je dire que vous seriez de taille siger au Conseil des anciens ? (Elle inclina lgrement la tte en direction dElena.) Les merai resteront. Nous vous - 440 -

aiderons tendre ce pige. Il est temps que les dragons jaillissent de locan et fassent de nouveau entendre leur voix. Les genoux dElena flageolrent. Merci, murmura-t-elle. Tous ses compagnons la fixaient. Elle se rendit compte quils attendaient un discours. La veille, Flint lui avait dit quils ne staient pas rassembls pour elle, mais pour Alasa. En les dvisageant tour tour, Elena comprit que le vieil homme stait tromp. Que cela lui plaise ou non, elle incarnait Alasa leurs yeux. Ils taient bel et bien l pour elle. Quand jtais petite, commena-t-elle comme si elle se parlait elle-mme, mon oncle me racontait des histoires du pass dAlasa. Il me dcrivait des cits dont les tours enchantes touchaient les nuages, des rues paves dor et des terres dabondance o les cratures de tous horizons cohabitaient en paix. En lcoutant, je pensais que a ntait que des lgendes, des contes pour enfants. Comment tant de grce et de beaut auraient-elles pu exister en notre monde ? Les deux mains poses sur la table, elle balaya lassemble du regard. Ses yeux taient pleins de larmes. Mais, aujourdhui, je contemple cette grce et cette beaut et je sais quun tel monde est possible. Avant que quiconque ait pu ragir, la porte de la cambuse souvrit la vole. Tous sursautrent. Le jeune Tok fit irruption dans la pice. Il tait suivi de prs par un merai torse nu, encore dgoulinant deau de mer. Je lui ai dit que vous tiez en pleine runion, mais il apporte des nouvelles urgentes, annona lenfant. Le guerrier merai haletait. Quelque chose dans leau, hoqueta-t-il. a Bridlyn ! aboya la mre de Sy-wen. Exprime-toi clairement ! Lhomme saccorda quelques instants pour reprendre son souffle ; puis il dglutit. Le canal par lequel nous sommes arrivs. Il sest referm. Il ny a pas moyen de battre en retraite. De quoi parlez-vous ? demanda Flint. Ce fut Sy-wen qui rpondit. - 441 -

Pendant que Ragnark et moi survolions le lac, les autres dragons ont nag sous les algues flottantes. Ils sont remonts la surface par un passage dissimul sous le lac. Bridlyn acquiesa. Nous avions post des sentinelles prs de lentre du canal, de ce ct-ci. Au crpuscule, les algues ont resserr leur tau, et louverture sest referme. Les sourcils froncs, Flint leva une main. Calmez-vous ! Elles ont fait la mme chose notre arrive. La sargasse dissimule les traces de notre passage, cest tout. Bridlyn dvisagea le vieil homme avec des yeux horrifis. Elle a noy nos deux sentinelles ! Et leurs dragons avec ! Elle les a trangls !

- 442 -

19

Rockingham se tenait au sommet dune butte dalgues rouges baigne par le clair de lune. Ses pieds glacs pataugeaient lintrieur de ses bottes dtrempes, et lourlet de sa robe verte dgoulinait deau sale. Dune main, il resserra le col autour de son cou. Greshym avait insist pour quil porte ce lourd vtement luniforme de lancienne secte de la Fraternit qui communiait avec la nature. Dans son autre main, il tenait un long bton blanc dont le sommet sornait dune poigne de feuilles sculptes dans le bois : lantique bton de chne de frre Lassen. Il continua senfoncer dans ltrange fort noye, o les collines et les tapis dalgues flottantes menaaient de se drober sous ses pieds tout instant. Juste avant le coucher du soleil, un bateau rapide lavait dpos sans crmonie la lisire de la fort. L, Rockingham stait agenouill pour effectuer les rituels enseigns par Greshym. Il avait implor la sargasse de lcouter et de retenir la sorcire et ses compagnons. Mme sil navait pas entendu de rponse, il lavait sentie. Une pression semblable un courant dair lavait balay, et tait reste en suspens quelques instants au-dessus de son bton. Puis elle stait vanouie. Et Rockingham avait su que la prsence qui lenveloppait avait compris sa supplique. Il ne lui restait plus qu jouer le rle du frre vert, et arpenter cette rgion humide jusqu ce que les skaltum arrivent de Valloa. Greshym lui avait dit quil devrait suivre les traces de frre Lassen et savancer seul dans la fort, sans la protection daucune magie noire. Lutilisation des arts obscurs risquait de noyer les vestiges de lesprit de Lassen contenus dans le bton. Pour ne pas se trahir, Rockingham devrait sabstenir de recourir ses pouvoirs du moins, jusqu ce quil - 443 -

ait gagn la sargasse leur cause. Ensuite, une fois la sorcire et ses amis prisonniers des algues, une attaque rondement mene devrait dtruire les forces assembles dans les Marasmes avant mme que la fort ralise quelle avait t dupe. Levant le nez, Rockingham observa les toiles qui brillaient au travers des frondaisons. Il guettait un signe des skaltum. La lgion avait d prendre son envol au coucher du soleil. Dici peu, le ciel semplirait dailes ples et membraneuses. Rockingham reporta son attention sur la fort et continua senfoncer parmi les algues. travers le tissu de sa robe, il frotta la longue cicatrice qui lui barrait la poitrine. Le seul avantage de la ruse de Greshym, cest quelle obligeait le Seigneur Noir demeurer en retrait laisser le golem en paix. Mais Rockingham savait que ce rpit serait de courte dure. Ds la mascarade acheve, des nergies de tnbres enfleraient dans sa poitrine. Linique prsence du Cur Noir ferait clater sa cage thoracique, et il serait de nouveau submerg par limmensit du mal auquel il servait de portail. Des larmes aussi inattendues que surprenantes montrent aux yeux de Rockingham. Pour linstant, il sappartenait plus ou moins. Prenant appui sur son bton et sur le tronc des arbres alentour, il se frayait un chemin vers les profondeurs de la fort. Une partie de lui ne voulait rien tant que disparatre dans le calme liquide de cet endroit. Il serait ravi de se noyer dans ces eaux saumtres. Mais il savait que a ne serait pas une chappatoire. Il tait dj mort deux fois : la premire, de sa propre main, la seconde, en combattant la sorcire. Et, les deux fois, lau-del lavait rejet. Le golem tenta de se remmorer la raison de sa premire mort. Il se revoyait tombant dune haute falaise battue par les mares mais, avant a, il ne se souvenait de rien. Pourquoi ? lana-t-il la fort silencieuse. Pourquoi suisje condamn ne jamais connatre le repos ? Il ne reut aucune rponse. Maussade, il escalada une colline dalgues entremles. Il venait datteindre le sommet lorsquune vibration parcourut soudain son bton. De frayeur, il faillit lcher le talisman. Puis il ralisa o il se trouvait. Devant lui se dressait un petit pilier de - 444 -

granit. Ctait ici que, durant des dcennies, frre Lassen avait convers avec la sargasse. Et ctait ici quil avait fini par mourir. Accessoirement, ctait ici que Rockingham tait cens attendre les skaltum. Frmissant, le golem tenta de se ressaisir. Il regarda le pilier de pierre brute, monument rig la mmoire du frre vert. Il savait quil devait prononcer quelques mots pour saluer le site et honorer la mmoire du dfunt. Debout sur la tombe de frre Lassen, il grommela : Tu en as de la chance, espce de salaud. De nouveau, le bton vibra dans sa main. Rockingham sursauta. Contre sa volont, son bras se leva, tendant le bton vers la pierre. Lorsque les feuilles sculptes touchrent le granit dpourvu dornements, une explosion projeta Rockingham en arrire. Le golem se raccrocha aux algues pour ne pas dvaler le flanc de la colline. Se redressant sur ses genoux, il vit le bton en lvitation prs du pilier. Une brume blanche, lgrement phosphorescente, suintait de la pierre comme pour envelopper le talisman. Sous les yeux de Rockingham, le nuage se mit tourbillonner sur lui-mme. Il se compacta jusqu ce que la brume semble prendre substance. Sa phosphorescence sintensifia. Alors, la vapeur et la lumire donnrent naissance une silhouette. Ctait un homme en robe, qui tenait un bton dans sa main droite. Malgr sa capuche rabattue, Rockingham lidentifia tout de suite. Greshym lui avait montr des portraits pendant quil le prparait pour sa mission. Ctait frre Lassen. Qui mappelle ? demanda lapparition dune voix qui semblait provenir de trs loin. Rockingham resta genoux, fig, incapable de rpondre. Les yeux spectraux se plantrent dans les siens. Lapparition pointa son bton vers lui. Pourquoi me dranges-tu ? Je Telle ntait pas mon intention. (Rockingham leva les mains en un geste suppliant.) Pardonnez-moi, frre Lassen. Jignorais que votre esprit rsidait ici. - 445 -

La froideur des yeux du spectre se cristallisa. Je ne suis plus seulement frre Lassen. travers moi, tu tadresses galement la fort. Je communie avec la sargasse depuis si longtemps que la frontire entre nous sest brouille. Je suis elle, et rciproquement. Nous ne faisons plus quun. La fort me permet de voir le temps tel quil est rellement : un ocan infini. De mon ct, je lui permets de discerner la beaut des choses les plus brves, dapprcier le vol dun oiseau, de chrir la dure dune journe, de voir la vie travers des yeux humains. Chacun de nous fait un cadeau lautre le don de percevoir lternel et lphmre. Je Je suis dsol. Je ne voulais vous dranger ni lun ni lautre. Tu nes pas responsable. (Le spectre souleva le bton de chne pour lexaminer.) Je te sens dans le bois. Cest ta douleur qui ma tir de mon sommeil. Il est en toi une corruption qui ne saurait franchir ma tombe. Rockingham frmit, craignant que le frre vert soit sur le point dventer la ruse mise au point par les mages noirs. Il redoutait la colre de cette fort trange et de ce fantme plus trange encore. Mais lapparition poursuivit calmement : Naie crainte. Bien que je peroive la corruption en toi, je perois aussi que ton esprit se rebelle contre elle. Cest une bonne chose mme si, en vrit, a na pas dimportance pour moi. (Son regard brillant se posa de nouveau sur Rockingham.) Ce nest pas la soif de vengeance qui ma tir de ma tombe, ni la perspective dune guerre imminente. La sargasse et moi ne sommes plus proccups par les passions humaines. Ici, le temps est infini. Autour de nous, des cits naissent et des royaumes meurent. a fait partie du cycle de la vie. Si je suis venu toi, cest parce que nous partageons la mme nature. Je Je ne comprends pas, balbutia Rockingham. Parce que tu es aveugle. Que tu ten rendes compte ou non, nous sommes pareils, toi et moi des esprits prisonniers de la pierre. Qu quoi ? Lorsque jai abandonn mon corps, le laissant pourrir et alimenter les racines de la sargasse, mon esprit est demeur ici - 446 -

pour communier avec la fort. Et, lorsquon a rig un monument ma mmoire, je me suis li la pierre de mon plein gr. (Le spectre indiqua le pilier de granit.) Contrairement la chair humaine et la vgtation, la pierre ne pourrit pas. Elle ne participe pas au cycle de la vie et de la mort. Un esprit peut rsider en elle pour lternit. Quel rapport avec moi ? demanda trs vite Rockingham, avant que la peur le rduise au silence. Toi aussi, tu es li de la pierre mais je sens que tu ny as pas librement consenti, rpondit le spectre. Le lien a t forg contre ta volont. Cest ta douleur qui ma tir de ma tombe. Rockingham avait du mal respirer. Pour la premire fois depuis bien longtemps, il osa esprer. Comment ? Pourquoi ai-je t li ? Ma vision ne porte pas si loin. Je ne suis pas un dieu pour lire dans lesprit de ton bourreau. Mais je vois lhomme qui se tient devant moi en ce moment. Je vois ton cur, et je sais quil est en pierre : un morceau de roche noire issu des entrailles de la terre. De lbne, grogna Rockingham en portant une main sa poitrine couture. Cest l que ton esprit est enseveli jamais. Ny a-t-il aucun moyen de me dlivrer ? Ah (Le spectre grimaa tristement.) Tu viens de formuler ton vu le plus cher. Pouvez-vous y apporter une rponse ? Oui, mais cest tout ce que je suis en mesure de faire. Cest ce dsir, ce besoin qui ma arrach mon sommeil. Lorsque jy aurai rpondu, je ne pourrai pas demeurer ici. Je nappartiens plus ce monde. Comment ? Que dois-je faire pour me librer ? demanda Rockingham dune voix rauque. Le spectre eut un sourire presque paternel. Tu dois mourir. Ton esprit a dj t spar de ton corps ; jamais il ne pourra revenir lhabiter. Mais si tu romps le lien qui lattache la pierre, il sera libre de gagner lau-del. Peu mimporte de mourir, affirma Rockingham. Je veux juste chapper cet enfer. - 447 -

Trs bien. Pour cela, il te suffit de briser la pierre noire loge dans ta poitrine. Sur ces mots, le spectre commena se dissoudre lentement. Ses contours se brouillrent ; sa silhouette se dlita et redevint nuage de vapeur. Accabl par le dsespoir, Rockingham bascula en avant et se retint sur ses bras tendus. Mais lbne forge est incassable, gmit-il. Seul le Seigneur Noir en personne peut la briser. quatre pattes, il releva la tte comme pour implorer une rponse. Mais le pilier de granit continua rabsorber la brume blanche. Le bton de chne retomba parmi les algues spongieuses. Sil vous plat ! cria Rockingham. Alors, une voix provenant dune distance inimaginable murmura : Il existe un moyen, mon ami. Seul le temps est inaltrable. Connais-toi toi-mme, et un chemin souvrira. Puis le silence retomba sur la fort. Seul le pilier de granit demeura, comme pour railler Rockingham. Le golem tait pass tout prs de rsoudre le mystre de son existence, et, une fois de plus, il devait se contenter des nigmes quon daignait lui jeter en pture. Il se redressa. Au clair de lune, les algues qui lentouraient avaient la couleur du sang sch. Debout, il fixa le pilier. Connais-toi toi-mme, et un chemin souvrira , rptat-il amrement. Un conseil bien inutile pour un homme auquel on a drob son pass. Tournant le dos au monument de granit, il leva les yeux vers le ciel. Greshym avait promis de lui rendre ses souvenirs perdus sil menait sa mission bien. Dtruis la sorcire, et tu auras ce que tu dsires. Rockingham soupira. Si le spectre avait dit vrai, retrouver la mmoire laiderait peut-tre librer son esprit. Il mdita cette rvlation. tait-ce pour cela quon lavait priv de ses souvenirs : pour le garder prisonnier de la pierre jamais ? Mais quel mystre de son pass pouvait bien tre capable de briser de lbne ? - 448 -

Quelque part, enfouis dans un coin verrouill de sa mmoire, subsistaient un parfum de chvrefeuille et de doux murmures. Ctait comme une rose solitaire poussant dans un champ aride. Rockingham connaissait le nom de cette fleur : Linora. Mais il ne lui restait rien dautre, juste une impression fragile quil gardait tout prs de son cur pour la protger. Qui tait-elle ? cria-t-il en lui-mme. Rockingham secoua la tte. Se torturer les mninges ne servirait rien. Il nexistait quun moyen de rsoudre le mystre. Dtruis la sorcire, marmonna-t-il en levant les yeux vers le ciel. Comme si le firmament lavait entendu, les toiles situes au nord steignirent lune aprs lautre, englouties par la tempte qui approchait. Mais ce ntaient pas des nuages chargs de foudre et de pluie qui se dirigeaient vers Rockingham. Une silhouette aile se dcoupa contre le disque phosphorescent de la lune. sa vue, Rockingham sentit tous les poils de son corps se hrisser. Les skaltum arrivaient. Un craquement rsonna sur sa gauche. En pivotant, Rockingham vit des branches se briser et scraser sur le sol au moment o une crature massive forait le passage au travers de la fort dalgues. Il recula de quelques pas. Le museau ple dun skaltum jaillit du feuillage. Le monstre siffla, dcouvrant des crocs tincelants aussi pointus que des aiguilles. Une langue sinueuse lcha ses babines. Ses grandes oreilles frmissantes pivotrent des deux cts de son crne. Puis il se laissa tomber de son perchoir et atterrit lourdement sur la colline, renversant le pilier de granit qui marquait la tombe de frre Lassen et brisant le bton de chne sous ses pattes griffues. Il fit un pas en avant. travers sa peau translucide, on voyait battre ses deux curs noirs. Il marcha sur Rockingham en remuant ses larges ailes. Mais le golem ne se laissa pas intimider. Il est temps de laisser tomber nos masques, siffla le skaltum. - 449 -

Sa peau brlante fumait dans lair humide. Rockingham haussa les paules. Il savait quils navaient plus besoin de se cacher. La sargasse avait dj dclar sa neutralit travers le spectre de frre Lassen. partir dici, chacun des deux camps se battrait seul. Rockingham savana, ouvrant les bras limmonde crature qui avait reu lordre de lemporter jusquau bateau de la sorcire. Allons-y. Que dimpatience, siffla le skaltum en le soulevant de terre. Es-tu donc si press de voir couler le sang ? Comme le monstre dployait ses ailes pour prendre son envol, Rockingham rpondit sans hsiter : Oui. Jai soif de mort. Erril me manque plus que jamais, songea Elena. Seule contre le bastingage de ltalon ple, la jeune femme observait la surface immobile du lac baign par le clair de lune. Ce ntaient ni lpe ni la force du guerrier qui lui manquaient juste sa prsence. La faon dont, quand un danger les menaait, il se tenait son ct sans dire un mot, mais en lui envoyant une foule de messages. Son odeur lui parlait des plaines de Standi o il tait n, tandis que son souffle rgulier lui communiquait une puissance sereine et une vigueur sans bornes. chacun de ses mouvements, le frottement du cuir sur la laine, le raclement des semelles de ses bottes voquaient un talon qui teste son mors, prt slancer la plus petite traction sur ses rnes. Elena entendait tout cela et, tandis quErril veillait sur elle, une petite partie de lacier dans lequel son me semblait trempe se communiquait la jeune femme. Le guerrier lui donnait la force daffronter les pires horreurs. Avec Erril prs delle, rien ne lui semblait impossible. Mais ce temps-l tait rvolu. Par-dessus son paule, Elena jeta un coup dil au pont dsert. Elle soupira. Erril ntait pas le seul de ses compagnons qui manqut lappel. En cet instant, elle aurait eu bien besoin du calme granitique de Kral, des lames tincelantes de tante My - 450 -

et de limmense courage de Fardale. Mme la sagesse pragmatique de Mogweed aurait t la bienvenue. lautre bout du bateau, Flint dut percevoir la mlancolie de la jeune femme. Il acheva sa discussion avec les marins zool et se dirigea vers elle. Lun des quatre hommes la peau noire le suivit. Drles de nouvelles, grommela Flint en saccoudant au bastingage prs dElena. Le garde merai, Bridlyn, vient juste de mavertir que les algues avaient encore boug. Les canaux qui partent du lac viennent de se rouvrir. La sargasse a desserr son treinte suffocante sur le lac. Pour nous permettre de nous chapper, ou pour permettre lennemi de nous atteindre ? demanda Elena. Flint secoua la tte. la grande surprise dElena, ce fut le Zool qui rpondit : Ni lun ni lautre. La fort ne nous observe plus. Un moment, jai senti son ddain. Puis plus rien. Elle se dsintresse de nous. Mais pourquoi ? Le Zool haussa les paules et se dtourna, comme si la question navait aucun intrt pour lui. Du regard, il balaya la surface vitreuse de leau. Les dragons et leurs cavaliers avaient battu en retraite dans les profondeurs du lac. Tapis en embuscade, ils attendaient des agresseurs ventuels. Si quelquun cherchait espionner Elena et ses compagnons, il ne verrait que ltalon ple drivant seul au milieu du lac placide. Elena reporta son attention sur Flint. On devrait peut-tre en profiter pour partir, non ? Cest une occasion qui ne se Le Zool linterrompit. Sans se retourner, il tendit un doigt vers le ciel, en direction du nord. Un flau approche. Flint tendit le cou pour scruter lhorizon. part quelques nuages effilochs qui masquaient les toiles, le ciel tait vide. Appelle tous les autres leur poste ! ordonna Flint au marin. Que ? commena Elena. Puis elle lentendit aussi. On aurait dit le vrombissement - 451 -

colreux dun bourdon dont on vient de renverser le nid. Dabord lointain, le son ne tarda pas sintensifier et se dmultiplier. Quelque chose de vil fonait vers le lac dans le ciel nocturne. Elena jeta un coup dil Flint. Le marin zool tait parti donner lalarme. Dj, ses congnres allumaient des torches de signalisation dans le grement. Des bruits dclaboussures rsonnrent au loin lorsque les sentinelles merai, perches dans les arbres autour du lac, plongrent pour alerter le reste de leur arme. a commence, dit Flint, le nez en lair. Elena ta ses gants en peau dagneau et les laissa tomber sur le pont. Elle nen avait plus besoin. partir de maintenant, il tait inutile de dissimuler son hritage. La sorcire ne voulait plus se cacher. Le vent apporta un grondement de tambours aux oreilles dElena. peine plus fort quun murmure, le martlement rythmique se rverbra pourtant dans les os de la jeune femme, la glaant jusqu la moelle et lui donnant envie de dtaler. Flint lui agrippa le bras. Des Carnassires. Des skaltum, chuchota-t-il. Ils happent sur leurs tambours dos pour semer la panique chez leurs ennemis. ton avis, combien sont-ils ? senquit Elena. Flint tendit loreille avant de rpondre sur un ton inquiet : Au moins une lgion. Lcoutille du pont infrieur souvrit la vole. Tolchuk mergea lair libre, le Trysil la main. Mric et Joach le suivaient de prs. Le jeune homme tenait le bton de polbois au creux de son bras. Tout en se dirigeant vers sa sur, il ta lun de ses propres gants avec les dents et le cracha sur le pont. Mais avant quil ait pu saisir le talisman de sa main nue, Elena lui toucha le bras. Pas encore. Garde ton sang en rserve pour le moment o nous en aurons besoin. Les flammes dans les yeux de Joach lui disaient que la magie lappelait, et que celui-ci avait beaucoup de mal rsister. Joach planta le bton devant lui en le tenant de sa main - 452 -

toujours gante. Des flammches de feu obscur couraient le long du bois, aspirant la tideur de la nuit. Dois-je dabord essayer de frapper avec ma magie noire ? demanda le jeune homme en consultant Flint du regard. Non, rpondit le vieillard. Comme ta vision te la montr, ce sont des skaltum qui approchent. Les frapper avec de la magie noire ne ferait que renforcer leurs protections obscures. Tiens-ten ce dont nous avons discut. Change ton bton en arme de sang et utilise son pouvoir pour protger ta sur. Imprgn de la magie dElena, il devrait porter des coups capables de blesser les Carnassires courte distance. Mais comment allons-nous faire pour vaincre toute une arme de ces monstres ? Aie confiance en notre plan. Flint adressa un signe de tte Elena. La jeune femme avait dj sorti sa dague de sorcire en argent. Elle sentailla lgrement les deux paumes, puis se tourna vers Mric. Conjure les vents et plie-les ta volont, mais attends le signal de Flint. Lelphe acquiesa. Je resterai tes cts. Aucune de ces abominations ailes ne tapprochera. Elena lui pressa lpaule en signe de remerciement. Joach et Mric seraient ses gardes du corps : lelphe maintiendrait les skaltum distance pendant que Joach les frapperait avec son bton de sang. Tolchuk, Flint et les zool manuvreraient les filets lests le long du bastingage. Bien quimmuniss contre la plupart des attaques, les skaltum demeuraient des cratures mortelles. Ils pouvaient se noyer comme nimporte qui. Cette nuit-l, la meilleure arme de la sorcire et de ses compagnons ne serait ni la magie ni lacier, mais locan lui-mme. Au-dessus de la tte dElena, une petite voix chuchota : Tikal, gentil garon Veux biscuit Elena leva les yeux. Le familier de Mama Freda tait perch trs haut dans le grement, suspendu des cordes et moiti dissimul par le pli dune voile. Lui aussi observait le ciel de ses grands yeux sombres carquills. Mama Freda tait reste sur le pont infrieur. Avec laide de Tok, elle avait transform la - 453 -

cambuse en hpital de fortune et commenc prparer des onguents pour les futurs blesss. Tikal lui servirait dyeux et doreilles lextrieur. L ! rugit Tolchuk prs de la poupe. (Il tendit le marteau de guerre nain vers le ciel, au nord.) Les toiles disparaissent ! Tous les regards se tournrent vers le nuage noir qui balafrait le firmament. Douce Mre, gmit Elena. Lhorizon grouillait de monstres. Comment pouvaient-ils esprer survivre cette nuit ? Ne te laisse pas impressionner par leur masse, conseilla Flint. Les batailles ne se jouent pas grande chelle. Elles se gagnent ou se perdent la pointe dune pe, au bout de la trajectoire dune flche. Ne te proccupe que des adversaires qui se trouvent ta porte. Ignore les autres et laisse la bataille faire rage autour de toi. (Le vieux loup de mer scarta dElena et haussa la voix.) Tous vos postes ! La bataille commence ! Il adressa un rapide sourire la jeune femme. Dans ses yeux brlait une flamme qui ne devait rien la magie. Aprs tant de sicles dinactivit, la Fraternit tait de nouveau sur la brche. Ce fut dun pas vif que Flint alla prendre sa place prs de Tolchuk, derrire les filets. Elena reporta son attention sur Mric. Les yeux de lelphe taient mi-clos, et sa cape ondulait autour de lui malgr labsence de vent. Sous les yeux de sa protge, il sleva dans les airs, jusqu ce que seul le bout de ses pieds touche encore le pont. Je suis prt, annona-t-il. Il tendit une main vers les voiles affaisses. Elena sentit la caresse dun vent vif contre sa joue. Les voiles se gonflrent, et ltalon ple recula face la horde qui emplissait le ciel. Durant la bataille, Mric manuvrerait le bateau autour du lac pour le tenir lcart du plus gros des affrontements. Joach toucha lpaule de sa sur et lui jeta un regard interrogateur. Elena acquiesa. Le jeune homme empoigna son bton de sa main nue. Elena vit ses genoux flageoler tandis que le talisman aspirait son sang. De part et dautre de sa main, le polbois sombre vira au blanc immacul. chacun des - 454 -

battements de son cur, la noirceur battait en retraite vers les extrmits du bton. Des veines rouges pulsaient lintrieur du talisman, rattachant celui-ci son porteur. Une fois la transformation acheve, Joach se redressa. Son bton ntait plus un instrument de magie noire, mais une arme de sang soumise sa volont. Les lvres pinces, il le brandit et effectua quelques passes contre un adversaire imaginaire. Le bton remuait si vite que lil dElena ne parvenait pas le suivre. Satisfait, Joach sinterrompit. Son regard croisa celui de sa sur. Jaimerais tellement que papa voie a, dit-il tout bas. Il serait fier de toi, affirma Elena. Tous deux changrent un sourire triste pour leur famille perdue. Depuis son poste prs des filets, Flint fit signe Elena. La jeune femme dglutit et, se dtournant de ses gardes du corps, fit face au nuage de mort aile qui plongeait vers ltalon ple. Des flancs de tnbres se dployrent de part et dautre pour prendre la modeste embarcation en tenaille. Rengainant sa dague, Elena libra la magie enferme dans son cur. Ses paumes sembrasrent. Dans la droite spanouirent des flammes ardentes tandis que le bleu glacial de la lune enveloppait la gauche. Cest parti ! Elena carta les bras comme pour treindre la horde ennemie. Renversant la tte en arrire, elle poussa un hurlement alors que la magie sarrachait son squelette mme. Elle se sentit souleve du pont par le jaillissement de son pouvoir. Au-dessus de sa tte, deux lances de feu jumelles une rouge, une bleue transpercrent les tnbres nocturnes. L o elles frapprent, le nuage noir fut dchiquet. Elena lavait appris dans les rues de Gelbourg bien longtemps auparavant : les protections innes des skaltum ne faisaient pas barrage sa magie sanglante. Tout autour du bateau, des fragments dobscurit dgringolrent du ciel et scrasrent dans le lac. Mais mme un assaut aussi ravageur ne pouvait arrter totalement la horde dmoniaque. Les tambours continurent gronder aux oreilles dElena ; le vent siffla comme Mric luttait - 455 -

pour maintenir ltalon ple hors de porte des cratures, afin de gagner le plus de temps possible. Soudain, des voiles se dchirrent. Une vergue se brisa. Mric avait dj perdu la poursuite. Derrire elle, Elena entendit le bruit sourd de corps massifs heurtant le pont, suivi par des ordres hurls pleins poumons. Comme Flint le lui avait conseill, elle ignora le raffut et se concentra sur la masse des skaltum toujours en vol. Mais ses cibles taient loin dtre stupides. Trs vite, elles apprirent esquiver les lances de feu magique. Du coin de lil, Elena remarqua que le pont stait chang en champ de bataille. Mric avait renonc manuvrer le navire et stait mis attaquer les skaltum : pendant que ceuxci essayaient de se poser, il leur dcochait des rafales pour les projeter leau. Les cratures qui parvenaient quand mme atterrir se retrouvaient trs vite prisonnires des filets lests. Alors, Tolchuk les faisait passer par-dessus bord et les expdiait dans les profondeurs du lac. Le rugissement de logre rsonnait travers le pont, noyant jusquau grondement des tambours dos. Joach bondissait et tournoyait autour de sa sur, distribuant la mort avec son bton. Imprgn de la magie sanglante dElena, le talisman pntrait les sombres protections des skaltum et leur portait des coups meurtriers. Et la dextrit quil lui confrait faisait de Joach un adversaire encore plus redoutable. Mais mme la magie et la dextrit pouvaient faillir contre une supriorit numrique crasante. Elena voyait la blessure profonde qui zbrait lpaule de son frre. La plaie fumait, sans doute cause du poison dispens par les griffes des skaltum. Joach ne pourrait pas continuer danser de la sorte pendant trs longtemps. Elena continua pourtant projeter son pouvoir vers le ciel et dcimer la horde au-dessus delle. Elle savait quelle ne devait pas abandonner son poste, pas mme pour aider son frre sans quoi, tout serait perdu. Si elle sinterrompait, les cratures ailes submergeraient instantanment le navire. Elle tait tout ce qui se dressait entre la horde et ltalon ple, et elle en avait conscience. - 456 -

Enfin, Flint lui donna le signal attendu. Maintenant, Elena ! hurla-t-il. Ils sont tous au-dessus du lac ! Avec un soupir de soulagement, Elena souvrit compltement la sorcire en elle. Pour linstant, toutes deux ne devaient faire quune. Elle colla ses paumes lune contre lautre, mlant le feu glacial de sa main gauche et le feu sorcier de sa main droite tandis que femme et sorcire fusionnaient dans son cur. De ces deux unions meurtrires, Elena tira son arme ultime : le feu cleste. Un ouragan fusa dentre ses paumes. Des bourrasques de feu et des lances de foudre glaciale sarrachrent de son corps. Elena hoqueta alors quun tourbillon dnergie jaillissait delle pour envelopper la horde ennemie. De lautre ct du lac, le rugissement dun dragon fit cho au hurlement de sa magie. Lclat du feu cleste tait le signal quattendaient les merai pour frapper. Elena tomba genoux tandis que son pouvoir continuait fuser vers le ciel. Tout autour delle, sur le pont de ltalon ple, la bataille redoubla dintensit. Au-dessus de sa tte, la lune et les toiles taient toujours masques par les ailes de la horde dmoniaque. En si grand nombre que prissent les skaltum, leur flot semblait intarissable. Tout en les repoussant avec sa magie, Elena pria pour que les merai suffisent. Mais elle ne parvenait pas oublier la vision apocalyptique de Joach celle des dragons se noyant dans une mer de sang. Sy-wen saccrochait de toutes ses forces au dos de sa monture. Ragnark fonait vers le ventre de la horde en mugissant sa rage. Sur leur droite, une bourrasque de flammes percuta les dmons ails, illuminant ltalon ple en contrebas. Le bateau paraissait bien minuscule, sur la surface immobile du lac ; on aurait dit un jouet abandonn dans une flaque. Comment pouvaient-ils protger une cible aussi vulnrable contre cette horde apparemment infinie ? Il faut passer au-dessus des monstres ! ordonna mentalement Sy-wen Ragnark. - 457 -

Le dragon rugit son approbation, vira sur une aile et prit de laltitude. Bientt, ils plongrent au cur de la horde. Des ailes, des griffes et des crocs les assaillirent de toutes parts. Mais Ragnark ntait pas un dragon aquatique ordinaire : il tait le dragon de pierre de Valloa, un puits de magie lmentale. son rveil, il avait affront le Praetor en personne ; son rugissement avait souffl les flammes noires du lieutenant du Gulgotha, teignant son feu obscur et le privant de son pouvoir. Sy-wen esprait quil en irait de mme aujourdhui. Ragnark attaqua, dchiquetant les skaltum avec ses griffes argentes et ses crocs pareils des dagues. Son rugissement neutralisait les protections noires des cratures. Les ailes en lambeaux, celles-ci tombaient en chute libre, hurlant de douleur et luttant vainement pour redresser le cap avant de sabmer dans le lac. Lune delles parvint saisir Sy-wen dans ses pattes. Avant mme que la jeune fille puisse appeler laide, Ragnark intervint. Il tourna brusquement la tte, brisa la nuque du skaltum dun coup de crocs et recracha le monstre dsarticul au milieu du grouillement de ses congnres. Sale got, se plaignit-il. Comme les skaltum ralisaient le potentiel meurtrier du dragon, le chaos se rpandit parmi la horde. Une brche souvrit, et Ragnark plongea dedans. Si puissant soit-il, seul, il ne parviendrait pas infliger des dgts significatifs lennemi. Les dmons taient tout simplement trop nombreux. Chaque fois quil en tuait un, deux autres prenaient sa place. Mais le plan de Sy-wen ntait pas de lui faire exterminer la horde. Plus haut, rclama la jeune fille. Dun puissant battement dailes, Ragnark sarracha la horde. Quelques instants plus tard, il virait au-dessus de celleci. Sy-wen jeta un coup dil au ciel, savourant la vision des toiles retrouves. Lclat trs vif de la lune lui redonna espoir. Mais elle ne devait pas musarder. Jetant un coup dil vers le bas, la jeune fille se prpara effectuer un nouvel assaut. Le clair de lune se refltait sur la chair ple des monstres ; il dcoupait les ailes et les griffes de la - 458 -

horde qui recouvrait entirement le lac. Sy-wen se mordit la lvre. Leur cause semblait perdue davance. Cela ne lempcha pas de donner trois coups du plat de la main sur lchine de Ragnark le signal quelle utilisait jadis pour ordonner Crite de simmerger. Ragnark vira sur une aile et plongea vers la mer de cratures rpugnantes. Il poussa un rugissement. La horde effraye cda un peu daltitude pour chapper son courroux. Il continua la harceler, dcrivant des cercles au-dessus delle pour la forcer descendre vers la surface placide du lac. Quelques tranards tentrent de lattaquer ; leurs corps briss furent bientt rejets dans la masse ple et grouillante de leurs congnres. Parfois, Ragnark tendait ses griffes argentes pour cueillir un skaltum au hasard parmi ses frres. Il le taillait en pices, puis survolait la horde en brandissant sa carcasse sanglante et laissait dgouliner ses humeurs sur le reste des cratures en guise davertissement. Lentement mais srement, il rabattait la horde vers la surface du lac. Tel un chien de berger lch parmi un troupeau de moutons, il guidait les skaltum en faisant claquer ses mchoires sur leurs talons. Les monstres finiraient par se retrouver coincs au-dessus de leau ; ils nauraient alors pas dautre alternative que de se retourner contre lui. Mais, comme lavait prdit Flint, ils avaient pris lhabitude de se reposer sur leurs protections obscures et de ne craindre personne hormis leur matre. Confronts une menace relle, ils prfraient fuir plutt que de combattre. Leur lchet causerait leur perte. Estimant que la surface du lac tait assez proche, Sy-wen envoya un dernier message sa monture. Maintenant ! Ragnark tendit le cou. Un mugissement pareil une note de trompette jaillit de sa gorge, dchirant la nuit. son signal, le lac entier entra en ruption. Des centaines dnormes ttes reptiliennes jaillirent des profondeurs noires, les mchoires grandes ouvertes. Contrairement Ragnark, les dragons aquatiques ordinaires ntaient pas imprgns de magie, mais ils avaient leurs propres armes : leurs crocs et la - 459 -

mer. Dun bout lautre du lac, ils saisirent les pattes et les ailes des skaltum qui les surplombaient et entranrent ceux-ci dans leau. Le lac se mua en champ de bataille cumant. Les dragons rugissaient ; les merai hurlaient ; les monstres glapissaient. Bientt, il devint difficile de dire o sarrtait le ciel et o commenait la mer. Des sections de la horde tentrent de se soustraire lattaque des dragons en reprenant de laltitude. Mais Ragnark les attendait, prt les tailler en pices. Les quelques skaltum qui parvinrent franchir son barrage ne furent pas tirs daffaire pour autant. Ils tentrent de se regrouper un peu plus haut, mais un geyser de feu en provenance du bateau embrasa le ciel nocturne. Il ne leur restait nulle part o se rfugier. Le lac tait un pige sanglant ; un monstrueux dragon noir patrouillait audessus de leau, et des lances de flammes magiques transperaient le firmament. La horde ntait pas radique, loin sen fallait. Les dmons restaient assez nombreux pour prendre le bateau, mais la panique et le chaos avaient bris leurs rangs. Les survivants se dtournrent et filrent vers les arbres. Sy-wen observa la droute de larme ennemie sans ragir. Choque par la dbauche de sang, elle ne parvenait pas se rjouir. Un chur de hurlements vibrait encore dans lair. La bataille faisait toujours rage en contrebas. Sy-wen fit descendre Ragnark pour aider les merai achever les skaltum prisonniers du lac. Elle voyait driver beaucoup de dragons blesss, dans un tat si grave que mme le sang de leurs congnres ne pourrait plus rien pour eux. Leurs cavaliers nageaient ct deux pour leur offrir un soupon de rconfort dans leurs derniers instants. Le clair de lune auquel la horde avait cess de faire obstacle donnait la surface de leau lapparence du mtal fondu. Le sang des victimes faisait virer la mer au pourpre. Des larmes montrent aux yeux de Sy-wen. Le vent de sa course les emporta trs vite. Oh, Douce Mre ! gmit la jeune fille en dcouvrant ltendue du carnage. Tant de victimes

- 460 -

Tolchuk projeta la crature frntique par-dessus le bastingage. Des griffes empoisonnes attaqurent le filet qui enveloppait le skaltum mais trop tard. Le monstre hurlant tomba dans le lac, et les pierres dont le filet tait lest lentranrent aussitt par le fond. Ramassant le marteau de guerre nain, Tolchuk se redressa et balaya les environs du regard. Il savait que leur pige avait bris les rangs des skaltum, mais il savait aussi que le moment le plus dangereux de la bataille restait venir. Avant de renoncer, les dmons allaient faire une dernire tentative pour semparer du bateau. Tolchuk jeta un coup dil Flint. Le vieux loup de mer haletait, presque cass en deux par lpuisement. De lautre ct du pont, les quatre Zool avaient magistralement rabattu et emprisonn un autre skaltum dans leur filet. Tandis quil semmlait dans les mailles de chanvre, le monstre poussa un vagissement pitoyable. Plus loin, Joach tenait deux cratures en respect dun moulinet de son bton. Mric montait toujours la garde prs dElena, repoussant les skaltum laide de ses rafales, mais il faiblissait vue dil. Quant la sorcire, elle semblait totalement immerge dans la bataille, le regard fix sur les cieux et sur son geyser de feu magique. Flint ramena lattention de Tolchuk vers lui en soulevant le bord dun nouveau filet. Cest le dernier, annona-t-il. son expression angoisse, Tolchuk devina que le vieil homme partageait son avis. Si la bataille tournait en leur faveur, elle ntait pas encore termine. Comme pour donner raison aux deux camarades, un rugissement furieux retentit au-dessus de leur tte. Quatre dmons enrags scrasrent sur le pont et se sparrent aussitt en deux binmes. Nous navions encore jamais got de viande dogre, siffla lun de ceux qui faisaient face Tolchuk. Un cri de douleur rsonna en provenance de lendroit o Flint affrontait les deux autres. Tolchuk vit le vieil homme trbucher, sa jambe gauche lacre et sanguinolente. Flint continua agiter son filet, se dmenant pour maintenir les - 461 -

cratures lcart dElena, mais il tait clair quil ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps. Tolchuk brandit le Trysil. Le mtal forg par la foudre brillait comme du sang frais au clair de lune. Le skaltum qui navait encore rien dit dtailla le marteau de guerre. Ignores-tu donc quun simple bton ne saurait nous faire de mal ? En rugissant, Tolchuk bondit et abattit son arme avec toute la force dun ogre. Avant mme que le sourire du skaltum puisse sestomper, la tte du marteau lui fendit le crne et senfona dans la matire molle que contenait celui-ci. Des morceaux de cervelle jaillirent. Du sang empoisonn claboussa la poitrine de Tolchuk avec un grsillement. Choqu, lautre skaltum simmobilisa. Tolchuk dgagea son arme. Ce nest pas un simple bton ! protesta-t-il. Et, en pivotant, il assena un bon coup de marteau dans la figure du monstre restant, qui scroula. Autour de lui, dautres skaltum se posaient plus ou moins lgamment sur le pont. Ctait la dernire vague, lassaut final. Tolchuk se dirigea vers les deux dmons qui harcelaient Flint. Ses yeux virrent au rouge comme un feu naissant lui chauffait le sang. grands coups de marteau, il se fraya un chemin jusquau vieil homme. Une fois dbarrass de ses deux adversaires, Flint sappuya sur un des marins zool et prvint Tolchuk : Nous navons plus de filets. Cest toi de maintenir ces monstres distance. Pour toute rponse, Tolchuk poussa un grognement. Il tait au-del des mots. Le ferengata la soif de sang des ogres stait empar de lui. Brandissant son marteau couvert de sang empoisonn et encore fumant, il traversa le pont en laissant derrire lui un sillage de mort. La culpabilit, la colre, le dsespoir suscits par lextinction prochaine de lesprit de ses anctres alimentaient sa rage et dcuplaient sa sauvagerie. Sans sen rendre compte, Tolchuk hurla le cri de guerre de son clan tandis quil ouvrait une brche sanglante dans les rangs ennemis. Un voile carlate sabattit devant ses yeux. Un - 462 -

skaltum lui griffa la poitrine, traant de longs sillons brlants dans sa peau paisse, mais il lignora et poursuivit sa marche meurtrire. Nul ne lempcherait de se venger. Il chantait la fureur que lui inspirait la cruaut du destin. Btard, orphelin, engeance maudite du Parjure prsent, les skaltum fuyaient devant lui ; ils bondissaient dans les airs et sloignaient tire-daile. Pourtant, Tolchuk continuait les massacrer coups de marteau et de griffes. Puisque son hritage le condamnait, pourquoi continuer nier ce quil tait ? Hurlant sa rage et sa soif de sang, il ouvrit son cur au monstre tapi en lui. Soudain, une petite silhouette se planta devant logre. Tolchuk frappa, mais lhomme plongea sur le ct. Le Trysil heurta le pont, et Tolchuk fut assez surpris pour raliser quil avait failli tuer lun des Zool. Une voix venue de sa droite pntra enfin le brouillard de sa fureur et de son chagrin. Tolchuk, arrte ! (Ctait Flint.) Pose ce marteau ! Logre leva des yeux rougis vers le vieil homme. Flint se rapprocha en boitillant et en sappuyant sur un autre Zool. Il ne restait que deux ou trois skaltum survivants sur le pont, et Joach et Mric soccupaient deux. Flint dsigna le marin qui se relevait prs de lendroit o limpact du marteau avait fait clater les planches. Il a senti que tu tais en train de perdre tout contrle, de devenir une menace pire encore que les dmons. Il a tent de tarrter. Le Trysil tomba des doigts gourds de Tolchuk et scrasa avec fracas sur le pont. Logre tomba genoux. Ses larmes se mirent couler, lavant la lueur rouge de ses yeux et teignant le feu de son sang. Son cur lui semblait aussi vide que la pierre dans sa sacoche. Repoussant le Zool, Flint sapprocha de Tolchuk et sagenouilla prs de lui. Ne dsespre pas, mon ami. Je sais do viennent cette rage et cette douleur. Oui, il y a du mal dans ce monde mais, crois-en un vieil homme, il ne rside pas en ton cur. Dune main griffue, Tolchuk saisit le poignet de Flint. - 463 -

Nen sois pas si sr. Alors quils survolaient le lac, un des yeux de Ragnark roula vers Sy-wen. Le clair de lune faisait tinceler lorbe noir. Pourtant, Sy-wen percevait la fatigue grandissante de sa monture. Mme la vigueur dun dragon avait ses limites. a faisait une ternit quils livraient escarmouche sur escarmouche, piquant vers les skaltum qui harcelaient les merai dans le lac, les taillant en pices et redressant avant de chercher un autre endroit o leur aide serait la bienvenue. Les petits dragons meurent courageusement, dit Ragnark Sy-wen. Pour une fois, ses penses taient dpourvues du mpris quil manifestait dordinaire envers ses semblables de taille plus modeste. Sy-wen perut la tristesse qui avait envahi son norme cur. Elle se pencha et appuya sa joue sur le cou cailleux du dragon. Elle partageait le chagrin de Ragnark. En contrebas, la bataille sachevait. Les skaltum taient sans dfense face la mer et la noyade qui les attendait dans ses profondeurs. Les cris de guerre svanouissaient, cdant la place aux ordres aboys par les merai et aux gmissements de douleur des dragons agonisants. Le petit vert est mort courageusement, lui aussi. Sy-wen continua frotter distraitement le cou de Ragnark. La dernire phrase du dragon mit quelques instants pntrer sa conscience. Alors, son cur se serra. Elle se redressa trs vite. Tu parles de Crite, le dragon de jade de ma mre ? Oui. Le vert minuscule avec lequel ma Lie tait amie. Le souffle de Sy-wen strangla dans sa gorge. Douce Mre, non ! Crite et sa mre ntaient pas censs prendre part la bataille, juste la diriger et la superviser. Crite tait trop vieux pour se battre. Ragnark devait se tromper. Le dragon noir tait infiniment courageux, mais il ne brillait pas par son intelligence. Il devait se tromper ! Emmne-moi l o tu as vu le vert minuscule, ordonna Sywen dune voix tremblante. Ragnark lui communiqua lquivalent mental dun - 464 -

haussement dpaules ; puis il vira sur laile et survola le carnage en contrebas. Beaucoup de merai levrent leur visage livide pour regarder passer le grand dragon noir. Quelques-uns agitrent le bras pour le saluer, mais la plupart taient aussi hagards que Sy-wen. Bientt, Ragnark se posa sur le lac, imprimant une lgre rotation ses ailes pour freiner et amortir leur atterrissage. La carcasse dun skaltum qui drivait heurta le genou de Sy-wen, et la jeune fille eut limpression que le monstre cherchait la saisir jusque dans la mort. Avec un glapissement de dgot, elle le repoussa dun coup de pied. Ragnark se fraya un chemin travers les eaux sanglantes. Droit devant eux, Sy-wen aperut la peau verte dun dragon de jade qui flottait mollement en surface. Sa grosse tte ballottait au bout de son cou inerte. Ce ntait pas Crite, Sy-wen en tait sre. Puis la jeune fille aperut sa mre dans leau, de lautre ct du dragon mort au cou duquel elle saccrochait. Comme Ragnark approchait, lancienne leva la tte. Sa froideur habituelle avait cd la place un masque de chagrin et de douleur. Ses cheveux tremps pendaient devant son visage. Ses yeux taient enfoncs dans leurs orbites, pleins dun dsespoir infini. Oh, mre, gmit Sy-wen. Non Il Il a essay de me protger. Le regard de sa mre revint vers le corps de Crite. Sy-wen narrivait pas croire que ce dragon mort soit son cher compagnon. O tait passe la gentillesse quil irradiait en permanence ? Qutait devenu lamour qui brillait doucement dans ses yeux ? Son esprit stait enfui. Cette masse dcailles vertes et de chair lacre ntait pas Crite. Pourtant, Sy-wen ne pouvait en dtacher son regard. Un des monstres a russi se librer, expliqua sa mre dune voix brise. Il sest dmen sous leau. (Elle leva des yeux paniqus vers Sy-wen.) Je nai pas eu le temps de menfuir. Il sest jet sur moi et ma attaque sauvagement. Mais o tait votre garde du corps ? O tait Bridlyn ? La mre de Sy-wen eut un geste las. - 465 -

Parti se battre. Mort. Je nen sais rien. Il ne restait que Crite. Il ma dfendue. De gros sanglots lempchrent de continuer. a suffit, mre. Nous en discuterons plus tard. Lancienne ne parut pas entendre sa fille. Mais ces abominations sont coriaces. Ni les griffes ni les crocs ne parviennent pntrer leur peau. Crite na pu que maintenir distance celle qui mattaquait. Et, pendant ce temps, la bte lui lacrait le cou. Ctait affreux. Il y avait tellement de sang Sy-wen voyait que sa mre tait pratiquement folle de chagrin et dhorreur. Mme aprs que le skaltum se fut noy, Crite sest accroch lui, craignant quil mattaque une nouvelle fois. Son sang coulait flots de ses plaies, mais il refusait de me laisser approcher. Il na lch prise que quand son grand cur a cd. (Lancienne leva vers sa fille des yeux noys de larmes.) P pourquoi a-t-il fait a ? Jaurais peut-tre pu le sauver. Si seulement javais t plus rapide Sy-wen dirigea Ragnark vers la merai sanglotante. Non, vous nauriez pas pu, la dtrompa-t-elle. Crite vous aimait. Vous le savez. Il est mort pour vous protger. Ctait le choix de son cur. (Elle tendit la main sa mre.) Venez. Nous devons retourner au bateau. Non. Que quelquun dautre prenne ma place. Je dois rester ici, contra lancienne en resserrant son treinte sur le cou du dragon de jade. Aprs avoir perdu leur Li, certains merai sombraient dans la prostration et lapathie. Sy-wen ne pouvait autoriser une chose pareille. Il fallait quelle loigne sa mre de Crite. Une tisane de sommerbe et un bon lit douillet, voil de quoi sa mre avait besoin. a, et lamour de sa fille. En silence, Sy-wen demanda Ragnark de senfoncer lgrement dans leau. Ainsi put-elle atteindre lpaule de sa mre. Une grande aile noire souleva la merai effondre, larrachant au corps de son dragon de jade. La mre de Sy-wen se dbattit, mais la douleur lavait rendue aussi faible quun nouveau-n. Laile de Ragnark la dposa dans ltreinte de sa - 466 -

fille. La retenant, Sy-wen installa sa mre en larmes sur le dos de Ragnark, juste devant elle. Jamais elle navait ralis combien lancienne tait petite et lgre comme si, en plus de la briser, le chagrin lavait rtrcie et prive de sa substance. Sy-wen pressa la tte de sa mre contre sa poitrine et la bera doucement. Je suis dsole, mre, chuchota-t-elle en balayant du regard le lac la surface jonche de morts et de blesss. Pour tout. Elle ordonna Ragnark de se diriger vers le bateau qui drivait, solitaire, au milieu du carnage. Des lances de flammes continuaient jaillir du pont. Perplexe, Sy-wen frona les sourcils. Contre qui ses amis se battaient-ils encore ? Ils avaient remport la bataille arienne. Sur le pont de ltalon ple, Elena tentait dteindre sa tempte de feu cleste. Derrire elle, ses compagnons taient occups repousser la dernire poigne de skaltum qui avaient atterri bord. Ce ntait plus dans les cieux, mais ici quon avait besoin de ses pouvoirs, la jeune femme le sentait. Tandis quelle luttait pour guider sa magie, lnergie sauvage commena chapper son contrle. La premire fois quelle avait conjur le feu cleste, dans les marais de la Faille, Elena navait plus que trs peu de pouvoir dpenser. Sitt allum, son feu stait teint faute de combustible. Mais, prsent, ses rserves taient presque pleines, et sa magie avait enfl au point de devenir quasi impossible matriser. Elena devait mobiliser les deux moitis de son esprit lumire de la femme et tnbres de la sorcire juste pour continuer la diriger vers le haut. Et elle savait que ce maigre contrle tait sur le point de voler en clats. Elle avait beau lutter pour retenir le feu cleste qui ruait et se cabrait tel un mustang sauvage, elle ne pouvait empcher ses paumes de scarter peu peu. Au lieu de diminuer lintensit de sa magie, cet cart en amplifia la porte et la rendit absolument impossible contenir. Ignorant les cris de ceux qui lentouraient, Elena banda sa volont. Comme son feu cleste se rpandait, une rafale brisa le - 467 -

sommet dun des mts. Celui-ci scrasa sur le pont prs de la poupe et chut dans le lac, entranant avec lui deux skaltum emmls dans ses drisses. Des larmes inondrent les joues dElena et pas seulement cause de leffort terrible quelle faisait. Un des marins zool tait tomb la mer avec les deux skaltum. Elle avait eu le temps de le voir rouler des yeux paniqus avant quil soit pass pardessus bord, un nud de chanvre autour du cou. Elena tomba genoux. Le chagrin sapait le peu de contrle quelle exerait encore sur sa magie. Des cris dalarme rsonnrent travers le pont lorsque les autres sentirent que son feu cleste tait sur le point de tailler le bateau en pices. Prs de son oreille, la voix de Joach aboya : Elena, on a gagn ! Arrte ! Quest-ce que jessaie de faire, ton avis ? Louragan de feu cleste avait pris des proportions telles quElena ne parvenait pas le rabsorber. Son seul espoir, ctait quil finisse par steindre de lui-mme. Et ctait un espoir futile. Perdue dans lil du cyclone, Elena le sentait : le puits de sa magie tait encore trop profond. Le bateau serait srement dtruit avant que la rage du feu cleste sapaise enfin. Dfaillante, la jeune femme chercha un moyen de rprimer sa magie. Comme en rponse ses suppliques, elle perut soudain une prsence non loin delle. Elle jeta un coup dil par-dessus son paule. Personne. Pourtant, une odeur tnue lui chatouilla les narines celle de la terre des plaines de Standi. Un bruissement de cuir rsonna ses oreilles. Au loin, elle crut entendre quelquun prononcer son nom. Elena Ctait la voix dErril et son ton tait clairement dsapprobateur. Le cur dElena se serra. Elle savait que a ntait pas un fantme qui lui rendait visite en cet instant dsespr. Ce ntait quun souvenir invoqu par sa mmoire. Parce que sa garde tait affaiblie, ses sentiments avaient pu faire surface. Elle avait cru ntre que femme et sorcire, mais elle ralisa que, durant son voyage, elle tait devenue quelque chose de plus. Dsormais, Erril aussi faisait partie delle-mme. Lacier avec lequel lhomme des plaines lavait dfendue par le pass ntait pas mort avec lui : il subsistait dans le cur dElena. - 468 -

La jeune femme se releva. Elle ne devait pas succomber. Elle ne laisserait pas cette tincelle dErril steindre jamais parce quelle tait trop fragile pour lalimenter. Le seul moyen de prserver le souvenir de lhomme des plaines, ctait de vivre. De nouveau debout, Elena lutta contre sa propre magie avec une passion forge pour moiti dans lacier dErril et pour moiti dans son propre esprit. Lentement, elle commena reprendre le contrle, rapprocher ses mains lune de lautre. Leffort lui arracha un hurlement. Au-dessus delle, le geyser dnergie se rduisit une lance meurtrire. Enfin, dun dernier soubresaut de sa volont, Elena plaqua ses paumes lune contre lautre et entrelaa ses doigts, tarissant le flot de magie. Le feu cleste steignit. Vide, la jeune femme saffaissa. Un des Zool la rattrapa avant quelle heurte le pont, et elle contempla la destruction qui lentourait. Non loin delle, lourdement appuy sur son bton au milieu des restes torturs de plusieurs skaltum, Joach la fixait dun regard inquiet. Flint tranait derrire lui sa jambe gauche en sang. Tolchuk soutenait le vieil homme, mais lui non plus ntait pas indemne : de profondes griffures lui balafraient la poitrine. Quant Mric, il arborait une expression hagarde qui devait beaucoup ressembler la sienne, imagina Elena. Une petite voix monta le long de la coque, tribord. Aidez-nous ! Joach se pencha par-dessus le bastingage. Cest Sy-wen et Ragnark. Ils amnent une blesse. Il fit signe aux autres de le rejoindre. Mais Flint ignora le jeune homme. Le nez en lair, il scrutait le ciel dans lequel les toiles brillaient de nouveau de mille feux. Cest fini. Non, chuchota le Zool le plus proche dElena, qui ne regardait pas le ciel mais la sombre fort alentour. a ne fait que commencer.

- 469 -

20

Depuis la fourche dun arbre, Rockingham observait le carnage dont le lac tait le thtre. Son visage nexprimait aucune motion. Son lieutenant skaltum ntait pas aussi calme. Perch sur une branche voisine, il sifflait en enfonant ses griffes dans lcorce avec une frustration non dguise. Il frmissait de rage, mais ses ordres taient trs clairs : il devait rester auprs du golem et suivre ses instructions. Rockingham jeta un coup dil la crature, qui frmit. Le golem tait torse nu, et des volutes de brume noire schappaient par la plaie de sa poitrine. Le Seigneur Noir en personne tait venu assister la bataille, et nul nosait lui dsobir. Satisfait, Rockingham reporta son attention sur larme mourante. Lannihilation de la horde skaltum ne le touchait pas. Il navait aucune affection pour ces cratures. En fait, il aurait voulu les voir toutes mortes. Nanmoins, la brutalit avec laquelle elles se faisaient massacrer aurait d le choquer ; la vue du lac ensanglant et des centaines de cadavres qui flottaient sa surface aurait d lui donner la nause. Mais la prsence de son matre moussait tous ses sentiments. Lorsque le portail de pierre souvrait dans son cur, lhomme nomm Rockingham se rduisait une minuscule tincelle, perdue dans lnormit de lesprit noir qui se dversait hors de lbne. Il ne contrlait plus ce qui se passait ni ce qui restait venir. Les ordres quil donnait manaient de lobscurit lintrieur de sa poitrine, dun tre tapi trs loin de l dans les entrailles volcaniques de Noircastel. Un chuchotement sleva de sa plaie brumeuse, un murmure pareil un poison qui rongeait son quilibre mental. Appelle-les. - 470 -

En acquiesant, Rockingham leva un bras. Il ne pouvait dsobir au Seigneur Noir. Tout autour du lac, un bruissement monta depuis la lisire des arbres. Un bon tiers de larme skaltum navait pas particip lassaut prcdent. Le matre avait envoy le gros de sa horde pour mousser les crocs ennemis. Et sa tactique avait fonctionn. La sorcire et ses compagnons se retrouveraient sans dfense face la vritable attaque. Maintenant, ordonna la voix depuis la cage thoracique de Rockingham. Le golem referma brusquement sa main leve pour en faire un poing. Des cratures ples slevrent depuis la cime des arbres, formant une couronne grouillante au-dessus de leurs frondaisons. Le lieutenant de Rockingham lui grimpa dessus et lui saisit les paules avec ses griffes postrieures. Portant le golem bout de pattes, il senvola dans le cliquetis de ses ailes osseuses. Rockingham survola le lac. Sa horde le flanquait, tel un nuage dpidmie se propageant au-dessus de leau, en direction du bateau solitaire. Il aurait d prouver la jubilation de la victoire imminente, la satisfaction dune vengeance bientt accomplie. Mais mme la stupeur atterre qui se peignit sur le visage des merai la vue des skaltum le laissa totalement froid. Lattaque fut si brusque et si inattendue quelle ne rencontra aucune rsistance. Alors que le ciel semplissait de nouveau de skaltum, les dragons et leurs cavaliers plongrent dans le lac. Tout en piquant vers le bateau, Rockingham regarda des hommes enjamber des carcasses dchiquetes et tenter de se rfugier sur le pont infrieur, comme si une simple coutille pouvait leur offrir la moindre protection. Il ne ressentait toujours rien. Son lieutenant dploya ses ailes pour freiner leur descente et le dposa sans douceur sur le pont principal. Tout autour de lui, des voiles se dchirrent et des drisses se dtachrent lorsquune nue de skaltum se percha dans le grement et sur le bastingage. Seule une petite section du bateau demeura dgage. Rockingham reconnaissait quelques-uns des gens qui se - 471 -

massaient devant lcoutille du pont infrieur. Il y avait l le frre de la sorcire, brandissant le bton du mage noir ; logre, un marteau de guerre ensanglant la main ; lelphe, lair toujours aussi arrogant mais bout de forces. Dautres lui taient totalement inconnus : une fille aux cheveux verts, une brute tatoue qui portait une pe encore plus longue que sa tresse noire, et un trio de petits hommes la peau sombre qui navaient que des rames brises en guise darmes. Mais aucun deux ne comptait. La vritable cible de Rockingham se tenait labri derrire ses compagnons mme si, en vrit, le golem avait du mal la reconnatre. Quelle trange magie avait transform la gamine des fois prcdentes en cette jeune femme la silhouette voluptueuse et aux traits durs ? Rockingham sentit sa curiosit sveiller, mais uniquement par mimtisme avec le Seigneur Noir. Son matre tait intrigu. Approche, ordonnrent les tnbres la sorcire. Tu ne peux pas gagner. Livre-toi de ton plein gr, et je laisserai partir les autres. Plutt mourir ! sexclama Joach. Involontairement, Rockingham haussa les paules. Si mes cratures doivent arracher la sorcire ce bateau, vous supplierez tous pour quon vous achve. Je peux dispenser des chtiments bien plus abominables que vos pires cauchemars. Tandis que les skaltum poussaient des sifflements ravis, Rockingham sentit le regard des compagnons se braquer sur lui. Il tait un parfait exemple de chtiment abominable. La plaie de sa poitrine slargit. Il vit les visages qui lui faisaient face blmir. Mais la sorcire se fraya un chemin parmi ses compagnons, repoussant les mains qui tentaient de la retenir. Vous vous cachez parmi une horde de charognards ails, cracha-t-elle. Vous vous tapissez dans la poitrine dun homme mort. Sortez et affrontez-moi ! Battons-nous et finissons-en ! Son dfi fut salu par un son qui ne pouvait tre dfini que comme la cruaut faite rire. Un flot dnergie obscure se dversa par la cage thoracique brise de Rockingham et forma ses pieds un puits noir duquel montrent des hurlements. - 472 -

Quil en soit ainsi ! dclara la voix. La sorcire savana, cartant les bras et plaquant ses mains lune contre lautre. Un geyser de flammes et de glace fusa vers lendroit o Rockingham se tenait. En temps normal, le golem laurait esquiv, mais il tait priv de ses instincts, mme les plus primaires. Trop rapidement pour que son regard puisse la suivre, lnergie noire se dploya devant lui, formant un bouclier qui arrta le flux ravageur. Au centre de la conflagration, Rockingham vit les flammes et la glace scraser sur le champ de force et se tortiller comme des serpents, cherchant un moyen de franchir le barrage. Mais en vain : le bouclier de tnbres tait impntrable. La sorcire poussa un cri de frustration. Son torrent de magie redoubla dintensit. Le rire du Seigneur Noir ponctua ses efforts futiles. Soudain, une voix panique mais autoritaire sexclama : Elena ! Refrne ta magie ! Il ne cherche qu vider tes rserves ! Le geyser se tarit instantanment. Par contrecoup, le bouclier noir disparut. Rockingham dtailla lhomme qui venait de parler. Ctait un vieillard grisonnant qui sappuyait sur une bquille ; sa jambe gauche tait bande de la cheville la cuisse. Un clou dargent brillait lune de ses oreilles. La douleur creusait des sillons profonds dans son visage, mais Rockingham souponnait quelle ntait pas entirement due son membre bless. La sorcire se tenait devant ses compagnons. Ses mains toujours leves taient ples et blanches. Trop tard, chuchota-t-elle. Une froideur glaciale envahit Rockingham. Malgr lemprise que son matre exerait sur lui, le golem frissonna. La noirceur de lnergie masse ses pieds sintensifia. Il devina quune plus grande partie de lessence inique du Gulgotha venait de franchir le portail dbne situ dans sa poitrine attire, sans doute, par le dsespoir de la sorcire et de ses compagnons. Elena jeta un coup dil la lune gibbeuse. Rgnre, sorcire, chuchota le Cur Noir. Ton feu glacial ne te servira rien. - 473 -

La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois. Elle leva son bras gauche vers le ciel, et sa main baigne par le clair de lune disparut. Lorsquelle baissa le bras quelques instants plus tard, sa main rapparut, de nouveau teinte de rouge. Faisant face Rockingham, elle lana sur un ton farouche : Peu importe. Je mourrai en vous combattant avec chaque parcelle dacier et de magie qui coule dans mes veines. Un sifflement amus monta du puits de tnbres. Ma proposition tient toujours. Soumets-toi, sorcire, et jpargnerai tes compagnons. Rockingham vit la fille hsiter et sa dtermination vaciller. Il ne reste personne pour te sauver, la pressa la voix, tentant dabattre ses ultimes dfenses. Alors, une silhouette se fraya un chemin parmi le petit groupe mass devant lcoutille : celle dune femme nue, aux cheveux tremps et aux yeux fous. La jeune fille aux cheveux verts tendit une main pour la retenir. Mre, non ! Mais la femme se dgagea et se prcipita vers Rockingham, les doigts recourbs comme des griffes. T tu as tu Crite, espce de monstre ! Rockingham simmobilisa. La vue de ce visage hystrique et baign de larmes mit le feu son esprit, oblitrant tout le reste. Il hoqueta et porta une main sa poitrine. Quelque chose venait de se briser au plus profond de lui. Un hurlement de rage sleva de sa plaie bante. Mais Rockingham lignora. De vieux souvenirs remontaient des profondeurs de sa mmoire, si rapidement et en si grand nombre quils menaaient de le submerger. Des motions embrasaient le noyau de son tre, balayant jusquaux chanes de tnbres qui lemprisonnaient. Une pierre noire de la taille dun poing jaillit de sa poitrine bante et scrasa sur le pont. Brusquement libr, Rockingham tituba. Il leva la tte et gmit le nom enfoui dans son cur depuis si longtemps, le nom de la femme qui venait dapparatre par lcoutille. Linora ! cet instant, il sentit ses jambes cder sous lui. Il tomba genoux. - 474 -

La femme sembla tout aussi choque que lui. Arrte net dans son lan, elle tomba quatre pattes sur le pont. Son regard braqu sur la poitrine de Rockingham remonta jusquau visage du golem. Une illumination dissipa les brumes de sa dmence. Elle se redressa sur ses genoux en se couvrant la figure de ses mains. Non ! Cest impossible ! La jeune fille aux cheveux verts savana. Mre ? Tu connais cette crature ? Cest ton pre, croassa Linora. Incrdule et horrifie, Sy-wen recula en levant une main. Non ! Kast la prit dans ses bras. La jeune fille se laissa aller dans ltreinte du Sanguinaire avec gratitude. Comment est-ce possible ? cria-t-elle. Depuis sa plus tendre enfance, elle se reprsentait le pre quelle navait jamais connu. Elle le voyait aussi grand que Kast et encore plus large dpaules, mais sans aucune des cicatrices quarborait le Sanguinaire. Elle limaginait toujours avec un grand sourire et des yeux rieurs. Bref, rien de commun avec ce cette crature cauchemardesque issue des donjons du Seigneur Noir. Le golem leva un bras en un geste suppliant. Linora ? Avant quil ait pu ajouter quoi que ce soit, un hurlement discordant jaillit de la pierre abandonne ses pieds. Le bruit dchira les tympans de Sy-wen et agita les voiles comme une bourrasque. Les skaltum perchs dans le grement sgaillrent tels des oiseaux effrays. Battant de leurs grandes ailes ples, ils sloignrent rapidement dans le ciel nocturne. Au milieu de ce chaos, Elena savana, les yeux rivs sur les cratures qui fuyaient et le poing flamboyant de feu glacial. Flint larrta en lui touchant le bras et en tendant un doigt vers le pont. Regarde ! Des clairs argents, semblables aux veines qui marbraient le morceau dbne, crpitaient la surface de la flaque dnergie - 475 -

noire autour de la pierre, donnant limpression que celle-ci tait en train de se liqufier. Sous le regard des compagnons, les tnbres battirent en retraite dans la pierre jusqu ce quil nen reste plus la moindre trace. Personne nosa approcher du morceau dbne, et encore moins le ramasser. Coup de son hte, le Seigneur Noir a fui, commenta Flint. Reportant son attention sur le golem, Sy-wen remarqua que seuls sa mre et Rockingham navaient pas observ la transformation de la pierre. Ils navaient dyeux que lun pour lautre. Je suis dsol, geignit Rockingham. Elena fit mine de sinterposer, mais, une fois de plus, Flint la retint. Laisse-les. Je ne suis pas un tisserand aussi dou que ton frre, mais je peux sentir quand un fil du destin doit se dvider sans interfrence. Les poings serrs, Elena recula lentement. Sy-wen voyait presque la haine qui irradiait delle en vagues. Elle connaissait lhistoire de la sorcire. Elle savait que Rockingham son pre avait jou un rle dans le meurtre de la famille dElena. Sourds tous ceux qui les entouraient, Linora et Rockingham taient agenouills face face. Que test-il arriv ? gmit la mre de Sy-wen. Elle leva une main vers le visage du golem, mais hsita le toucher. Rockingham dtourna les yeux. Tu aurais d me faire tuer, comme les autres. Je Je ne mritais pas ta misricorde. Linora lui caressa prudemment la joue. Je naurais pas pu vivre avec ce souvenir. Cest dj tout juste si jai survcu ton bannissement. Sans Crite et le bb Ton bb Sy-wen ralisa quils parlaient delle. Des motions conflictuelles sagitaient dans son cur. Le choc, la colre et la confusion lempchaient de faire le tri dans les sentiments que cette rvlation provoquait chez elle. Il ne peut pas tre mon pre Cest impossible Cet homme avait tu Crite ! Comment sa mre pouvait-elle le toucher affectueusement ? - 476 -

Comme sil avait lu dans les penses de Sy-wen, Kast se pencha vers elle et lui chuchota loreille : On ne choisit pas toujours avec qui on partage son sang. Ulster tait mon frre, mais nous ne nous ressemblions pas du tout. Mme si cette crature est ton pre, rien ne toblige laimer. Ne loublie pas. Les paroles du Sanguinaire donnrent Sy-wen la force de se dgager et de sapprocher des deux silhouettes genoux. Elle mritait de connatre enfin la vrit. Je ne comprends pas, dit-elle svrement. Que sest-il pass, mre ? Linora ne pouvait dtacher son regard de Rockingham. Nous nous sommes maris par un beau solstice dt. Nous avons jur de passer le reste de notre vie ensemble. Mais, un hiver, peu de temps aprs ta naissance, ton pre a tent de conclure un pacte avec des terrestres. Il a rompu le code de silence des merai. Un frmissement de colre passa sur les traits de lancienne. Je nai pas pu men empcher, expliqua Rockingham dune voix douce. Jtais las de notre isolement. Le monde qui stendait au-del des vagues tait si vaste, si vari Je voulais rapporter ces cadeaux aux merai ma fille nouveau-ne. Malgr elle, Sy-wen sentit son cur ragir aux paroles du golem. Elle aussi, elle avait toujours eu soif de nouveaux horizons, de nouvelles expriences. Elle se souvenait de lirrsistible attrait que la cte exerait sur elle jadis, de la faon dont Crite et elle se sauvaient rgulirement pour explorer lArchipel. Tenait-elle cet trange dsir de son pre ? Quest-ce qui a mal tourn ? demanda-t-elle. Rockingham baissa les yeux et ne rpondit pas. Ce fut Linora qui sen chargea. Les terrestres ne rsistrent pas lattrait du sang de dragon. Par pure convoitise, ils se mirent massacrer nos montures. Notre code tait trs clair sur le chtiment appliquer dans ces cas-l. Ton pre aurait d tre excut. (La voix de la merai se brisa, et des larmes se remirent couler sur ses joues.) Mais je ne pouvais me rsoudre le voir mourir. En tant quancienne, jai implor les autres membres du Conseil - 477 -

pour quil soit seulement banni des Profondeurs, comme au temps jadis. Rockingham prit la main de Linora entre les siennes. Mais cette commutation de peine navait rien de misricordieux. (Il leva les yeux vers Sy-wen.) Au dbut, jai tent daccepter ma punition. Jai arpent la cte et les les jusqu ce que les membranes de mes doigts et de mes orteils se desschent et tombent en morceaux. Bientt, jai su marcher comme nimporte quel terrestre. Et, au fil du temps, jai appris que je pouvais survivre sans les merai. (Reportant son attention sur Linora, il lui baisa les doigts.) Mais je ne pouvais pas survivre sans toi. Tu tais une douleur permanente qui consumait mon cur. Les vagues de locan me chuchotaient ton nom chaque nuit. Le crpitement de la pluie la surface de leau mapportait les chos de ton rire. Jaurais d mloigner de la cte, mais mon cur en tait prisonnier. Il sassit sur ses talons et posa la main de Linora sur ses cuisses. Sa voix se fit rauque. Un jour, alors que je contemplais la mer depuis le sommet dune falaise, la douleur ma submerg. Incapable de la supporter plus longtemps, jai voulu mettre un terme mon bannissement. (Des larmes ruisselrent sur ses joues tandis quil plongeait son regard dans celui de Linora.) Jai saut. Tu as essay de te suicider ? sexclama Sy-wen, choque. En silence, Linora attira Rockingham contre sa poitrine. Le golem clata en sanglots. Elle le bera jusqu ce que les spasmes qui agitaient son corps sapaisent quelque peu. Hoquetant, Rockingham reprit : Mais en secret, un flau avait dj infest la cte. Il perut mon dsespoir et fut attir par lui. En mettant un terme ma propre vie, je mouvris sa corruption. Il minfligea des tourments inimaginables. Son seul acte misricordieux fut de prserver dans la pierre mes souvenirs de toi. La douleur avait enfin disparu et, avec elle, lhomme que tu aimais. Je devins lombre de moi-mme. Ce que je fis aprs (Il se dgagea de ltreinte de Linora.) Pourras-tu me pardonner un jour ? La mre de Sy-wen lui tendit de nouveau les bras. Je ne peux que taimer. Cest le Flau qui est responsable - 478 -

des crimes que tu as commis, pas toi. (Elle lembrassa sur les lvres, puis se recula lgrement.) prsent que je tai retrouv, je ne te laisserai plus jamais repartir. Cette dclaration ne fit quaccrotre les souffrances de Rockingham. Hlas ! Cest impossible, mon amour. Je suis mort. Je le sais. Je le sens dans ma chair. (Du menton, il dsigna la pierre qui gisait sur le pont.) Seule la magie de lbne me retient encore ici. Dans ce cas, nous prserverons cet ignoble talisman, dcida Linora. Rockingham secoua la tte. Non. La pierre me lie galement au Flau. Le retour de mes souvenirs a bris son emprise maudite, mais, tant quelle perdurera, le Seigneur Noir pourra toujours me rduire en esclavage. Il faut la dtruire. Cest la seule faon pour moi de recouvrer ma libert. Non ! protesta Linora. Je ne le permettrai pas ! Rockingham sourit tristement et lui toucha la joue. Veux-tu me garder en vie nimporte quel prix, comme la dernire fois ? Sy-wen vit sa mre saffaisser. Elle sagenouilla prs delle et la prit dans ses bras. Linora tremblait de tout son corps. Mre, vous savez quil a raison. La dcision ntait pas aussi dure prendre pour elle. Elle ne se faisait pas lide que cet homme tait son pre. Kast avait raison : ses yeux, il restait un tranger. Elle leva la tte vers lui. Comment devons-nous nous y prendre pour dtruire cette pierre ? Je lignore, avoua Rockingham sur un ton dsespr. Moi, je sais ! La voix dElena attira tous les regards vers elle. Les yeux de la sorcire flamboyaient de haine. Pas plus que Sy-wen, elle navait t attendrie par les rvlations de Rockingham. En lui, elle ne voyait que lassassin de sa famille. Elle naurait aucun scrupule trancher les liens qui le rattachaient ce monde. Du menton, elle dsigna Tolchuk et son marteau de guerre. - 479 -

Le Trysil peut dtruire lbne. Rockingham se leva. De lespoir plein les yeux, il affronta le courroux de la sorcire. Je ne vois aucun moyen de rentrer dans tes bonnes grces. Mais, si cest en ton pouvoir, je te supplie de me librer. Sy-wen vit Elena hsiter. Sa haine tait-elle assez profonde pour quelle refuse daccorder Rockingham la faveur mme qui la dbarrasserait de lui ? Il faut faire vite, intervint Flint, qui se tenait ct de la sorcire. Les skaltum ont t effrays par lextinction de la prsence du Seigneur Noir, mais ils sont dj en train de se rassembler dans le ciel. mon avis, ils vont tenter un nouvel assaut. Rockingham fixait Elena dun regard implorant. Fais a pour moi, et si cest possible, je trouverai un moyen de vous aider sortir dici. En nous trahissant une fois de plus ? suggra froidement Elena. Bless, Rockingham baissa les yeux et ne rpondit pas. Sy-wen, qui tait toujours agenouille prs de sa mre, se tourna vers la sorcire. Laisse partir mon pre, Elena. Sil te plat. (Pivotant vers Rockingham, elle surprit le regard plein de gratitude du golem.) Comme toi, jignore sa vritable nature, mais je connais celle de ma mre. Laisse mourir en paix lhomme quelle a pous par un beau solstice dt. Elena observa la merai en hsitant. Puis ses paules se dtendirent. Elle fit signe Tolchuk. Vas-y. Rockingham parut rtrcir de soulagement. Linora se dgagea de ltreinte de sa fille et se leva. En sanglotant, elle prit son poux dans ses bras. Laisse-moi te serrer dans mes bras. Je te veux contre moi jusqu ton dernier souffle. Sans un mot, Rockingham lui rendit son treinte. Par-dessus lpaule de sa mre, Sy-wen croisa le regard du golem. Celui-ci lui sourit tristement. Pre et fille deux trangers. Des larmes montrent aux yeux de Sy-wen, et ses - 480 -

jambes flageolrent. Pre. Elle gmit ce mot si doucement que seul son cur lentendit. De chagrin, elle saffaissa sur le pont, mais Kast tait l pour la rattraper. Il tait toujours l. Avant que Sy-wen puisse sabandonner la tideur des bras du Sanguinaire, un craquement explosif rsonna non loin delle. En sursautant, elle jeta un coup dil Tolchuk. Logre frappa une deuxime fois, et le marteau de guerre nain rduisit le morceau dbne en poussire. Sy-wen reporta son attention sur sa mre. Linora serrait toujours Rockingham contre elle, mais, en juger par la faon dont la tte du golem gisait inerte sur son paule, la vie lavait dj quitt. Mre ? Soudain, Linora frissonna. Un petit nuage scintillant schappa de Rockingham et passa au travers de la merai. Celleci lcha le corps de son poux et pivota. La brume se condensa, dessinant une silhouette qui ressemblait vaguement celle du golem. Le spectre leva une main vers Linora comme pour lui caresser la joue, mais ses doigts taient dpourvus de substance. Adieu, mon amour, chuchota la merai. Le spectre la regarda encore quelques instants, puis se tourna vers la sorcire. Elena se rembrunit. La silhouette brumeuse du golem suffisait embraser son sang. Du feu glacial dansait autour de son poing imprgn dnergie ; les flammes bleues masquaient entirement la marque de la Rose. Comme le regard spectral de Rockingham se focalisait sur elle, les paules de la jeune femme se mirent trembler. Lorsque le fantme parla, ses mots parurent aussi intangibles que sa silhouette, des chuchotements venus de laudel. Merci, dit-il. Il nest pas darguments suffisants pour implorer ton pardon, ni dactes de contrition capables deffacer mes crimes. Mais comme je te lai promis, je vais chercher un alli pour taider durant la bataille venir. - 481 -

Je ne te demande rien, rpliqua Elena dune voix glaciale, sinon de quitter ce monde et de ne jamais y revenir. Le spectre acquiesa. Quil en soit ainsi. Mais avant de partir, je vais tout de mme appeler lesprit de cette fort aquatique et tenter de larracher son ternelle somnolence. Elena ne comprenait rien ces absurdits. Elle agita son poing enflamm dun air menaant, mais sa main passa au travers de Rockingham sans produire aucun effet. Alors, va-ten, ordonna-t-elle. Cesse de souiller ce pont de ta prsence. Le spectre inclina la tte. Sa silhouette commena se dissoudre, se dlitant en volutes de brume scintillante sur les bords. Puis, sans crier gare, il redevint solide lespace de quelques secondes. Une dernire chose, Elena. Entendre son nom dans la bouche de lassassin de ses parents fit frissonner Elena de dgot. Je tai dit de ficher le camp, dmon, cracha-t-elle. Mais le spectre insista. Sa voix ntait plus quun murmure doutre-tombe. Il faut que tu saches Lhomme des plaines, Erril Il est vivant. Elena hoqueta. Ses flammes bleues sintensifirent et moururent. Une partie delle tait atterre. La mort dErril lavait presque brise ; elle avait eu besoin de toutes ses forces pour accepter la disparition du guerrier et poursuivre sa qute sans lui. Elle ne supporterait pas de revivre a. Levant une main, elle tripota machinalement le lien de cuir rouge tress dans ses cheveux. V vivant ? Le spectre ondula devant elle. Il est prisonnier des mages de Valloa. Dans deux nuits, lorsque la lune sera pleine, ils utiliseront son sang pour dlier le Grimoire. Tu dois faire vite. De nouveau, Rockingham commena se dissoudre. Elena tendit les deux mains vers lui pour forcer la brume scintillante conserver sa forme. Il ne devait pas partir, pas avant de lui en - 482 -

avoir dit davantage ! Alors quelle sefforait de saisir le spectre, sa main droite toujours ple disparut. Elena retira vivement son bras, comme si elle venait de se piquer. Elle sattendait un dernier mauvais tour de la part du golem. Mais, en sortant du nuage, sa main rapparut, dsormais nimbe dune lueur mauve familire. Elena la leva devant elle. Sa paume et ses doigts taient aussi dnus de substance que le corps de Rockingham ; elle voyait ses compagnons au travers. Elle avait oubli la leon de tante Fila. La lumire spectrale ! La dernire fois quelle avait convers avec sa tante morte, Elena avait dclench ce mme pouvoir en saventurant trop prs du monde des esprits. Le feu spectral , marmonna-t-elle, nommant la magie dont sa main droite tait imprgne. (Elle leva sa main gauche toujours marque par le feu glacial et serra ses deux poings.) Esprit et pierre, dit-elle en les collant lun contre lautre. Si Erril tait toujours en vie, elle ferait crouler jusqu la dernire tour de Valloa pour le retrouver. Une voix trangle ramena son attention vers le pont. Elena ? Baissant les yeux, la jeune femme vit Joach la fixer, bouche be. Tolchuk et Mric, qui encadraient son frre, ne semblaient pas moins choqus. Elena regarda autour delle. Tout le monde la dtaillait dun air abasourdi. Joach fit un pas titubant vers sa sur. T tu nes plus l. Je vois tes vtements, mais ton corps a disparu. Elena baissa les yeux. Non, pas encore ! Elle se souvenait de la fois prcdente o elle avait touch de la lumire spectrale. Sa chair tait devenue invisible pour autrui. Flint sapprocha et se mit tourner lentement autour delle, lexaminant sous toutes les coutures. Simultanment, le vieil homme gardait un il sur le ciel. La horde des skaltum stait rassemble sur les bords du lac, mais, petit petit, elle revenait vers le bateau en dcrivant des cercles de plus en plus serrs. Il vaudrait peut-tre mieux que tu te dshabilles, Elena, suggra Flint. Invisible, tu auras une chance de survivre cette attaque. (Une note de dsespoir perait dans la voix du vieil - 483 -

homme.) Aprs coup, tu pourras peut-tre rejoindre la flotte drerendi au sud dici. Non ! Je ne resterai pas les bras ballants pendant que vous vous battrez et que vous mourrez ! Elena leva la main et tudia son poing droit intangible. Durant sa premire exprience avec le feu spectral, elle avait appris masquer une dague quelle tenait en faisant flamboyer son pouvoir. Et si le contraire tait galement vrai ? Elle se concentra pour rsorber la tache mauve au lieu de ltendre. Comme elle rduisait la magie de son feu spectral une minuscule braise vive au centre de sa paume, ses doigts redevinrent solides. Je te vois de nouveau, El ! sexclama Joach. Elena ignora son frre. Elle ne devait pas rompre sa concentration pas encore. Les dents serres, elle lia la source de feu spectral dans sa main et lenchana pour la garder en rserve jusqu ce quelle soit prte lutiliser. Quand elle eut fini, elle leva la tte vers ses compagnons. Elle savait quils pouvaient tous la voir. Les yeux flamboyants, elle soutint leur regard. Si le spectre avait dit vrai, si Erril tait toujours vivant, elle ne laisserait rien ni personne sinterposer entre elle et lhomme des plaines. Le grondement sourd des tambours dos se mua soudain en une cacophonie assourdissante. Les skaltum attaquent ! scria Flint depuis le bastingage tribord. Prparez-vous ! Les compagnons ne se le firent pas dire deux fois. Tolchuk hissa le marteau de guerre nain sur son paule et rejoignit Flint. Joach et Mric se postrent contre le bastingage oppos. Mme Mama Freda avait quitt la cambuse, abandonnant la surveillance de ses lixirs Tok. Dans ses mains, elle tenait une arme trange : un tuyau long et fin dans lequel elle introduisit une flchette garnie de plumes. Du poison de la jungle dYrendl, expliqua-t-elle. Il tuera mme ces immondes cratures si jarrive percer leur peau. Elena ne protesta pas. Ils auraient besoin de toutes les dfenses possibles contre la horde. Ils devaient tenir jusqu laube le moment o la lumire du soleil levant affaiblirait les - 484 -

protections obscures des dmons. Quelquun se racla la gorge. Tournant la tte, Elena dcouvrit Kast et Sy-wen debout prs delle. Devons-nous conjurer le dragon ? demanda le Sanguinaire. mon signal. Elena leva le bras. prsent, les skaltum encerclaient le bateau. Ils volaient bas, mais malheureusement pas assez pour que les dragons survivants puissent les atteindre. Autour dElena, le silence se fit bord de ltalon ple. Seul le grondement des tambours dos troublait la quitude nocturne. La jeune femme attendit. Elle voulait que la brusque apparition de Ragnark surprenne lavant-garde ennemie, quelle la dsorganise lespace de quelques secondes potentiellement critiques. Comme elle retenait son souffle, le bras en lair, Elena frmit la vue des forces considrables quils devaient affronter. Partout o se portait son regard, des skaltum piquaient vers leur petit bateau solitaire. Ctait une cause dsespre. Mme si la jeune femme survivait, combien de ses compagnons perdraitelle dans la bataille ? Soudain, un cri de rage jaillit des innombrables gorges dmoniaques qui les entouraient. Elena ne pouvait plus attendre. Que le massacre commence ! Elle fit mine de baisser le bras, mais un des Zool lui saisit le poignet, arrtant son geste. Attendez ! aboya-t-il. (Du menton, il dsigna le lac.) Quelque chose dautre arrive ! Elena se dgagea. Elle avait pourtant cru que la situation ne pouvait plus empirer. Levant les yeux, elle dtailla lavant-garde de la horde ennemie. Les skaltum ne se trouvaient plus qu un jet de pierre du bateau. Ce fut alors que le monde explosa autour deux. travers tout le lac, un norme enchevtrement dalgues jaillit hors de leau. Ses tentacules rouges se tendirent deux fois plus haut que les arbres alentour. Ondulant et se tortillant dans les airs, ils semparrent des skaltum et les entranrent par le fond. Plus prs du bateau, des racines pareilles de - 485 -

gigantesques fouets cinglrent les dmons qui menaaient de se poser bord. Quelques cratures parvinrent gagner le bastingage, mais furent rapidement arraches leur perchoir. Elena contemplait le carnage dun air abasourdi. Ltalon ple semblait pris dans un vortex dailes ples et dalgues dchanes. Cest la sargasse ! hurla Flint pour se faire entendre pardessus les hurlements des dmons. Un skaltum affol percuta une voile et semptra dans le grement. Il se dbattit avec lnergie du dsespoir et ne russit qu tomber leau dans le filet quil venait de se confectionner. Nul autre dmon ne russit de meilleur abordage. La bataille prit fin aussi vite quelle avait commenc. Le grouillement dalgues rouges se retira lentement, entranant les derniers skaltum avec lui. Aucune des cratures ailes navait chapp sa fureur. Bientt, les eaux du lac redevinrent claires. Mme les corps des dragons morts avaient t emports. Trop choqus pour parler, les compagnons regardrent autour deux. Quelques dragons et leurs cavaliers mergrent prudemment des profondeurs dans lesquelles ils staient rfugis un peu plus tt. La lumire des toiles et de la lune tait assez vive pour quElena distingue lexpression stupfaite des merai. lexception de ses voiles dchires mises part, ltalon ple ne portait pas une seule marque du carnage dont le lac venait dtre le thtre. Autour de lui, leau tait redevenue calme et limpide. Cest fini, soupira Elena. Flint se trana jusqu elle. Mais pourquoi la sargasse est-elle intervenue ? Au fond de son cur, Elena connaissait la rponse. Elle dvisagea tour tour chacun de ses compagnons. Ils verraient tous le soleil se lever. Elena se dtourna et posa ses deux mains sur le bastingage. Des larmes de soulagement jaillirent de ses yeux fatigus. Alors, elle chuchota des mots quelle ne se serait jamais cru capable de prononcer, des mots adresss au meurtrier de ses parents. - 486 -

Je te pardonne. Une nue de points lumineux, pareils des lucioles un soir de solstice dt, scintilla la surface du lac. Elena sentit une prsence prs delle. Linora lavait rejointe. La merai posa une main sur son bras. Merci, murmura-t-elle. Les tincelles de lumire spectrale steignirent doucement, jusqu ce que seules la lune et les toiles se refltent encore la surface du lac.

- 487 -

LIVRE CINQUIME LES FLUX ET LES REFLUX DE LA GUERRE

- 488 -

21

Erril se rveilla dans sa cellule obscure le dernier jour de sa vie. Malgr labsence de fentre par laquelle regarder au dehors, il savait que laube tait leve : au bout de cinq sicles dexistence, il ressentait le mouvement du soleil jusque dans la moelle de ses os. Avachi dans ses fers, Erril leva la tte. Des rats sagitaient dans la paille non loin de lui ; ils se disputaient les crotes moisies de son repas de la veille en poussant des couinements colreux. Sur les jambes nues du prisonnier, des traces sanglantes indiquaient les endroits o ces mmes rats avaient explor son corps endormi et got sa chair en prvision de sa mort prochaine. Il y eut un cri et un tintement de chanes dans la cellule voisine. Le hurlement trangl de la folie se rpercuta dans le couloir du donjon et lintrieur du crne dErril. Lhomme des plaines tenta de lignorer. Soudain, un raclement mtallique annona louverture dune serrure. Des gonds grincrent. Puis un lourd bruit de pas rsonna dans le couloir. Erril tendit loreille. Les visiteurs taient au moins quatre, estima-t-il. Trop nombreux pour apporter le gruau matinal. Se redressant sur sa couche de paille souille, Erril couta en sefforant de deviner leurs intentions. La crature de la cellule voisine stait tue. Elle savait quil valait mieux ne pas attirer lattention de quiconque saventurait en ce lieu maudit. travers le mortier fissur des murs, Erril nentendait plus quun gmissement touff, pareil celui dun chien qui sattend recevoir une racle. Mais la malheureuse navait pas de crainte avoir. Les pas sarrtrent devant la cellule dErril. - 489 -

Lhomme des plaines tta rapidement lcharde de bois plante dans sa nuque. Elle tait toujours sa place. Ses bourreaux ne lui ayant laiss que son pagne, Erril avait dcid que sa propre chair tait la meilleure cachette pour le cadeau de Greshym. Aussi avait-il enfonc le minuscule bout de bois sous sa peau, la limite de limplantation de ses cheveux, pour ly rcuprer quand il en aurait besoin. La petite porte souvrit la vole. Deux hommes vtus de luniforme noir et or des chiens de guerre se glissrent lintrieur. Une torche crpitait dans le poing de lun deux ; sa vive lumire fit cligner les yeux dErril. Les nouveaux venus dtaillrent le prisonnier en grimaant. a sent les gogues l-dedans, commenta le premier. Son camarade frona le nez de dgot. Il navait quun seul il ; une cicatrice en zigzag, dj trs ancienne, barrait son autre orbite. Faites passer les fers, rclama-t-il. Fichons le camp dici avant dtre contamins. Un jeu de chanes et de menottes fut jet lintrieur de la cellule. Le fracas mtallique fit dguerpir les rats, qui allrent se rfugier dans leurs trous. Mais, depuis leur cachette, de petits yeux rouges continurent fixer les gardes et les reliefs de nourriture quils avaient abandonns dans le foin pour mieux senfuir. Le garde borgne sapprocha dErril et lui donna un coup de pied dans le tibia. Debout. On doit temmener aux bains et te rcurer. (Il eut un sourire grimaant.) On dirait que le Praetor a des plans pour toi. (Du menton, il dsigna le mur de la cellule mitoyenne, dont loccupant continuait gmir.) Peut-tre quil a besoin dun nouveau familier. Nock, intervint lautre garde, arrte de lemmerder et filemoi un coup de main. En grommelant, le dnomm Nock donna un dernier coup de pied Erril, puis alla prendre une extrmit des fers qui gisait sur le sol. eux deux, les gardes eurent rapidement entrav les chevilles du prisonnier. Ils lui enroulrent la chane autour de la taille, puis dtachrent son bras du mur et le - 490 -

rattachrent lunique menotte fixe la chane. Lorsquils leurent saucissonn, ils lentranrent hors de sa cellule, toujours vtu de son seul pagne et lgrement rouge de fivre. Lair froid du couloir donna la chair de poule Erril. Ses anciens fers avaient laiss de profondes coupures violaces et infectes autour de son poignet et de ses chevilles. Incapable de marcher normalement, il clopina tant bien que mal derrire les deux gardes tandis que deux autres fermaient la marche en le poussant avec la pointe de leur lance quand il ralentissait trop. Bientt, Erril fut introduit dans une pice o il faisait meilleur. De la vapeur et une odeur de soude lui piqurent le nez. Face lui se dressait une baignoire mtallique. On lui ta ses fers et son pagne, puis on le poussa sans crmonie dans leau chaude. Il retint un cri comme le liquide fumant brlait ses plaies. Lave-toi et habille-toi, ordonna Nock en lui lanant du savon et une brosse. Et magne-toi. On na pas toute la matine. Les gardes reculrent et sortirent dans le couloir, mais laissrent la porte ouverte. Dans la petite pice, il ny avait rien hormis un miroir couvert de bue et un tabouret sur lequel taient poss des vtements propres. Erril sabandonna la chaleur de leau, quil laissa chasser les vestiges de sa fivre. Lorsque sa tte eut cess de lui faire mal, il commena par nettoyer ses blessures. Les dents serres, il frotta maladroitement la crasse et la paille sche incrustes dans ses plaies. Quand leau du bain fut rouge de son sang et que les entailles eurent enfin lair propres, il entreprit dtriller le reste de son corps. Tandis que leau refroidissait, il laissa ses penses driver vers Elena et les autres. Jusque-l, il avait dlibrment vit de penser eux, car cela ne pouvait que le conduire au dsespoir. Ses compagnons savaient-ils quil tait toujours en vie ? Sy-wen avait-elle russi rallier les Drerendi leur cause ? Ce soir, ce serait la pleine lune. Les mages noirs allaient essayer de dtruire le Grimoire minuit. Sils russissaient, toutes les sorcires et tous les Sanguinaires du monde ne pourraient plus rien contre eux. - 491 -

Erril se couvrit le visage de sa main non parce que cette perspective davenir lhorrifiait, mais au contraire parce quil se sentait trangement dtach, comme indiffrent au sort du Journal Sanglant et dAlasa. Il ferait de son mieux pour djouer le plan des mages noirs, mais, au fond, il ne se proccupait que dune seule chose. Son esprit conjura limage dElena parmi la vapeur de son bain. Quoi que puisse devenir le Grimoire, il fallait que la jeune femme vive. Si vous avez fini de faire trempette, Votre Altesse, aboya Nock depuis le seuil, vous pourriez peut-tre sortir votre cul maigrichon de l. laide de son unique bras, Erril sextirpa de la baignoire et prit pied sur les dalles glaces. Il se scha, pansa ses plaies avec les bandages quon lui avait fournis, puis enfila maladroitement un pagne de lin, un pantalon de drap gris et une ample chemise blanche. Cela fait, il sinspecta dans le miroir. Ses joues taient dcharnes, manges par une paisse barbe noire, ses yeux gris, deux flaques noires sur son visage. Mais, sil devait rencontrer son frre, il ne se prsenterait pas devant lui avec cette tte de vaincu. De ses doigts recourbs, il mit un peu dordre dans ses cheveux et dans sa barbe. Et, tandis quil saffairait se rendre prsentable, lacier de ses plaines natales refit surface dans ses prunelles. Nock et un autre soldat entrrent. Dun coup de pied, Nock propulsa les fers vers le prisonnier et lui ordonna de les remettre. Ce fut tout juste si Erril lentendit. Lhomme des plaines continuait sobserver dans le miroir. Il fit courir ses doigts le long de sa nuque. Effleurant lcharde qui saillait de sa peau, il sautorisa un instant despoir. De la magie noire pour combattre de la magie noire Tes sourd ou quoi ? simpatienta Nock. Remets a ! Erril fit face au garde. Borgne ou pas, celui-ci lut dans les yeux de lhomme des plaines quelque chose qui le fit blmir et reculer dun pas. Et que a saute, couina-t-il en jetant un coup dil son camarade pour quter son soutien. Secouant la tte dun air las, Erril se pencha, ramassa les - 492 -

fers et les referma sur ses chevilles. Nock fit signe son camarade, qui savana pour attacher la chane et la menotte du prisonnier. Pendant toute lopration, Erril fixa Nock sans ciller. Le garde tenta de soutenir son regard, mais finit par dtourner les yeux en grommelant. Le trajet jusqu la Flche du Praetor, situe lextrme ouest de ldifice, fut trs long. Erril marchait le dos droit, sans se presser. prsent quil tait propre et habill, les gardes ne le poussaient plus avec leur lance, comme sils comprenaient quun homme nouveau avait merg des vapeurs du bain un homme qui, mme enchan, ne tolrerait pas de telles vexations. Enfin, ils atteignirent lescalier en colimaon. Erril soupira : il navait pas fait un repas correct depuis fort longtemps, et lascension sannonait interminable. Sa vieille blessure la jambe lendroit o un gobelin des roches lavait griff, presque un an plus tt ne tarda pas se rveiller. Le temps que le petit groupe atteigne le palier du dernier tage, lhomme des plaines haletait entre ses dents serres. Nock se dirigea vers les deux gardes posts devant une norme double porte en chne bard de fer. Avant quil ait pu annoncer le prisonnier, les deux battants souvrirent. Les sentinelles ne ragirent mme pas ; elles continurent fixer un point droit devant elles. Mais Nock carquilla son unique il et sinclina face la prsence qui semblait maner de louverture. Des mots flottrent hors de la pice. Dites mon frre quil est le bienvenu. La froideur de la voix dmentait la cordialit de linvitation. Nock scarta, pivota vers Erril et lui fit signe davancer. Lhomme des plaines sentit la pointe dune lance lui piquer lgrement les reins. Apparemment, les gardes avaient plus hte que jamais de se dbarrasser de lui. Erril nhsita pas. Sil voulait empcher la destruction du Grimoire, il devait en passer par l. Sans un coup dil pour Nock, il entra dans les appartements de Shorkan. Un pais tapis touffa aussitt le cliquetis de ses fers. Au milieu de la pice, le jeune mage Denal tait vautr sur une bergre dont il martelait le cadre avec ses talons. Greshym, - 493 -

grimaant tel un chat qui vient de manger un pigeon, tait assis une petite table en bois de cerisier. Seul Shorkan, toujours vtu de la robe blanche de loffice quil avait usurp, tournait le dos Erril, indiquant en quel mpris il tenait lhomme des plaines. Il observait la cit engloutie et ses tours de guingois baignes par les premiers rayons du soleil. Au loin, Erril aperut le scintillement bleu de locan, et mme le relief de quelques les. Ils arrivent toutes voiles dehors, dit Shorkan, comme sil poursuivait une conversation que son frre venait grossirement dinterrompre. Les Sanguinaires et la sorcire seront nos portes avant la tombe de la nuit. Erril ne put rprimer un sourire. Ainsi, les Drerendi staient laisss convaincre de prter leur puissance lassaut contre Valloa ! Greshym prit la parole. Nous avons dj perdu une lgion de skaltum dans la sargasse. Comment se porte le reste de nos dfenses ? (Erril surprit le coup dil que lui jeta le vieillard, et le frmissement moqueur de ses lvres.) Tiendront-elles jusqu la crmonie, au lever de la lune ? Shorkan pivota. Les deux frres se toisrent, et, un instant, de vieux souvenirs assaillirent Erril. Il se revit courant travers champs, se bagarrant derrire la grange familiale, construisant des fortins de neige dans les plaines balayes par le vent. Puis il croisa le regard de Shorkan, et tout vestige de leur enfance partage svanouit dans un brouillard sanglant. Ces prunelles grises nabritaient plus rien du frre quil avait aim jadis. Elles ne dissimulaient quune prsence inhumaine, apparente des cratures venimeuses nes de la torture. Par chance, le Praetor reporta trs vite son attention sur Greshym. Tu veux savoir si nos dfenses tiendront ? Voyons Il nous reste deux lgions de skaltum sur lle, une flotte de plusieurs centaines de btiments manuvrs par des berserkers sous le contrle des uljinn, plus un millier de chiens de guerre posts dans les tours priphriques avec des arcs longs et de la poix enflamme. Je ne pense pas que tu doives ten faire pour ta - 494 -

peau, Greshym, railla-t-il. Ah Mais, puisque notre position est si forte, pourquoi avoir dispers deux cent nains arms de haches travers ldifice ? Simple prcaution. Je refuse que quiconque vienne perturber le rituel de ce soir dans les catacombes. Greshym inclina la tte, non sans avoir au pralable jet un coup dil entendu Erril. Il avait pouss le Praetor rciter la liste des dfenses de Valloa pour le bnfice du prisonnier parce quil voulait quErril connaisse toutes les donnes de la situation. Denal intervint dune voix aigu : la voix dun enfant, mais imprgne de lennui et de la malveillance dvelopps au fil des sicles. Et le golem Rockingham ? Il nest plus, rpondit Greshym. Jai senti son enchantement se dissoudre. Denal fit la moue. Mais je voulais encore jouer avec lui ! Peu importe, trancha Shorkan. La sorcire et son arme sont l ; il ne nous servait plus rien. Il les a retards assez longtemps pour nous permettre dorganiser nos dfenses. son arrive, la sorcire ralisera que cette le est imprenable et, dici demain matin, ses soldats iront nourrir les requins. Maintenant, assez parl delle. Nous avons des prparatifs finir avant le coucher du soleil. Il se tourna vers Erril. Il est temps dinverser les rles, mon cher frre. Il y a trs longtemps, notre sang a li le Grimoire. Pour le dlier, cest ton sang que le sort rclame cette fois. Tout ton sang, malheureusement. Erril haussa les paules. Face une raction aussi laconique, Shorkan frona les sourcils. a ne tmeut pas plus que a ? Le poids des sicles est-il devenu un fardeau si lourd que tu accueilleras la mort bras ouverts ? La mort ne meffraie pas. - 495 -

Et pourquoi a ? Parce quil y a un tratre parmi vous. Erril vit Greshym frmir. Mais Shorkan ne parut pas remarquer lapprhension du vieillard. Un tratre ? Et qui donc ? Erril grimaa. Si je te le disais, o serait le plaisir, mon cher frre ? bord de lperon de dragon, Kast se tenait prs de Pinorr qui tudiait lhorizon, les yeux mi-clos. Le jeune homme attendait patiemment, en caressant du bout du doigt le dragon tatou sur sa joue. Mieux valait ne pas dranger un chaman quand il invoquait son rajor maga. la poupe du bateau, la flotte drerendi se dployait dun bout lautre de lhorizon. Les voiles gonfles de plus dune centaine de navires ressemblaient aux nuages dun front orageux. Une quantit quivalente de dragons et de cavaliers merai se mlait aux bateaux. Un quart dentre eux avaient pri dans la fort de sargasses, mais la prsence des survivants enflammait lesprit des Sanguinaires. La veille, ces derniers avaient chant leur victoire sur les skaltum jusque fort tard dans la nuit. Kast reporta son attention sur lperon de dragon. Elena et Flint se tenaient non loin de lui. Tte baisse, le vieux loup de mer conversait voix basse avec le nouveau matre de quille : Hunt, affect l aprs la mutinerie survenue durant la tempte. Ulster avait t retrouv embroch par lpe de son premier matre. Plus tard, le premier et le second matres avaient galement t dcouverts morts. Ils avaient d se disputer et sentre-tuer. Lenqute subsquente navait mis jour aucun autre conspirateur. Mme si Ulster ntait plus son frre que de nom, Kast prouvait un pincement de colre en pensant sa mort. Son poing se crispa sur la poigne de son pe. Si dautres gens taient impliqus dans le meurtre dUlster Enfin, Pinorr redressa les paules et se racla la gorge. Cest inutile. Kast frona les sourcils. - 496 -

Ne peux-tu rien lire de ce qui nous attend ? Pinorr jeta un bref coup dil au jeune homme. Locan mest ferm pour le moment. Il tendit la main sa petite-fille, Sheeshon, qui tait assise ses pieds. Occupe jouer avec ses orteils palms, lenfant lignora. Kast ne put sempcher de fixer, lui aussi, les pieds de Sheeshon. Il avait encore du mal apprhender la transformation de la fillette et la ralit de son hritage partag avec les merai. Il reporta son attention sur Pinorr. Nous ne sommes plus qu une demi-journe de voyage de lArchipel. Le dmon retranch au cur des les rsiste-t-il tes capacits ? Pinorr poussa un grognement qui ne signifiait ni oui ni non. Kast lui posa une main sur le bras. Ne culpabilise pas. Si tu narrives pas lire dans le vent, alors personne ne peut le faire. Esprons que les claireurs merai nous rapporteront des informations suffisantes. Il pensa Sy-wen qui avait regagn le Lviathan en compagnie de sa mre. Lnorme crature suivait la flotte de prs, et Linora voulait consulter les autres anciens avant la bataille. Pinorr leva les yeux vers Kast et parut sur le point de dire quelque chose. Mais il se dtourna sans avoir ouvert la bouche. Un silence gn sinstalla entre les deux hommes. Elena sapprocha. Adressant un bref sourire Kast, elle sagenouilla prs de Sheeshon. Les autres compagnons de la sorcire taient rests bord de ltalon ple pendant quon rparait le mt et les voiles endommages de celui-ci. Ds que les les mridionales de Maunsk et de La Selle de Raib seraient en vue, Elena et Flint iraient les rejoindre. Durant la bataille, ils emmneraient leur petit sloop vers louest o, selon Flint, un chemin secret leur permettrait daccder Valloa. Les Sanguinaires et les merai se chargeraient de distraire le gros des forces ennemies pour faciliter leur incursion dans ldifice. Du moins, tel tait leur plan. Kast aurait juste voulu que Pinorr puisse les renseigner sur ce qui les attendait. Le soleil grimpait vers son znith ; ils arriveraient bientt en vue de - 497 -

Valloa et de sa cit engloutie. Vous ne sentez rien ? demanda Elena au chaman. Soudain, Sheeshon se leva et agita ses mains palmes. Regarde, papa ! Mes mains sont comme des oiseaux ! Pinorr sourit tristement et lui prit les poignets. Oui, ma chrie. Allons voir si Mader Geel a fini de prparer notre djeuner. La fillette se tortilla dans son treinte et parvint dgager un de ses bras. Du doigt, elle dsigna locan vide en direction du nord. Cette le, l-bas De gros oiseaux tournent autour. Ils sont blancs, ils ont des dents pointues et ils ne sont pas gentils. Elena et Kast changrent un regard. Encore des skaltum, marmonna le jeune homme. (Du menton, il indiqua Sheeshon.) La petite-fille de Pinorr partage son don de rajor maga. Comme lui, elle peroit la magie et les humeurs de la mer. (Il se pencha vers lenfant.) Tu vois dautres monstres autour de lle ? Sheeshon grimaa comme si elle avait mang quelque chose damer. Je naime pas cet endroit. Il sent le poisson pourri. Elle reporta son attention sur ses mains palmes. Pinorr lui tapota la tte. Elle ne comprend pas ce quelle voit. Mais, au moins, elle voit quelque chose, rpliqua Kast en fixant le vieil homme dun air entendu. Le rajor maga est un don capricieux. Le chaman fit mine de sloigner, mais Kast le retint en lui touchant lpaule. Ne serais-tu pas en train de nous cacher quelque chose, Pinorr ? Je te trouve bien silencieux depuis la nuit de la tempte. Peut-tre crains-tu de nous parler de ce que tu vois ? Si tu as la moindre ide de ce que nous rserve la journe venir, tu dois nous le dire ! Pinorr souleva Sheeshon dans ses bras. Locan mest ferm pour le moment. Je te lai dj dit. Mais pourquoi ? Il vaut mieux que certaines rponses soient tenues - 498 -

secrtes, marmonna le vieil homme en se dtournant. Kast le suivit des yeux tandis quil sloignait, le dos courb par un fardeau bien plus grand que le poids de sa petite-fille. Ces ombres lhorizon, lana Elena depuis le bastingage. Est-ce que ce sont des nuages orageux ? Kast pivota pour tudier la mer et le ciel. Non, pas des nuages. Quoi, alors ? Des les. Nous avons atteint la lisire sud de lArchipel. Flint les rejoignit. Lui aussi avait les yeux rivs sur lhorizon. On devrait regagner ltalon ple, dclara-t-il. Il est temps de suivre notre propre route. Combien de temps avant datteindre Valloa ? senquit Elena. Flint dsigna une des ombres au nord-est. Nous y sommes dj. Depuis le bastingage de ltalon ple, Elena observait lle laide dune longue-vue. Une brise frache sinsinua sous son charpe de laine et la fit frissonner. Il lui avait fallu presque une anne entire pour arriver ici, mais son objectif tait enfin en vue : Valloa. Pourtant, elle ne ressentait aucune jubilation, juste une angoisse glaciale qui lui tordait les entrailles. Comment un endroit si infest de tnbres pouvait-il paratre si lumineux dans la clart du soleil ? Compose de trois pics, lle avait plus ou moins la forme dun fer cheval. Ses deux bras semblaient se tendre vers Elena pour ltreindre et lui souhaiter la bienvenue. Grce sa longuevue, la jeune femme distinguait chacune des tours qui jaillissaient de la mer et escaladaient les pentes du pic central. Celui-ci tait coiff par un chteau massif, semblable une couronne sur la tte dun roi. Elena dtailla la forteresse. Quelque part derrire son mur denceinte reposaient le Journal Sanglant et le sort dAlasa. Mais, tandis que son regard balayait les remparts et les tourelles demi effondres, Elena pensait surtout lautre trophe que dissimulait cette faade dcrpite. Erril. Si Rockingham avait dit vrai, lhomme des plaines tait prisonnier dans le donjon de ldifice. la tombe de la nuit, quand la - 499 -

pleine lune se lverait, les mages noirs le sacrifieraient pour tenter de dlier le Grimoire. Elena baissa sa longue-vue. Elle ne permettrait pas quune telle chose se produise. Devant elle, les normes navires des Drerendi surplombaient ltalon ple, auquel ils donnaient lair dune vulgaire coque de noix. Ils emplissaient locan de leurs voiles et de leurs proues en forme de dragon. Le soleil avait atteint son znith, rvlant le vritable visage des les alentour : falaises rouges abruptes et immenses montagnes vertes. Je peux regarder ? demanda Joach en tendant la main. Sans un mot, Elena lui passa la longue-vue. Leurs compagnons staient rassembls sur le pont, tout autour du bastingage. Bientt, ltalon ple se dtacherait du reste de la flotte. Pendant que celle-ci contournerait La Selle de Raib, il mettrait le cap vers lle de Maunsk, louest. Flint connaissait lemplacement dun portail magique, similaire lArche de lArchipel, qui leur permettrait daccder discrtement Valloa, mais il avait refus den rvler davantage. Je vois des feux de surveillance dans la plupart des tours demi submerges qui entourent lle, annona Joach. Une centaine, au moins. Ils savent que nous venons. Flint prit la longue-vue des mains du jeune homme et la colla contre son il. Ils connaissent le moindre de nos mouvements depuis que nous avons pntr dans ces eaux, et, aujourdhui, nous allons retourner la situation notre avantage. La flotte et les merai mobiliseront leur attention. Nous en profiterons pour nous faufiler par la porte de derrire. Avec un peu de chance, nous ressortirons sans mme quils nous aient reprs. Les ogres ne comptent pas sur la chance, grommela Tolchuk. Elle peut aussi bien tre mauvaise que bonne. Flint lui tapota le bras. Cest pour a que nous accompagnons Elena. Je nai pas plus confiance en le hasard que toi, mon robuste ami. Mric se tenait non loin deux, flanqu par Mama Freda et appuy sur une canne. Lelphe se rtablissait peine des graves blessures subies Ruissombre ; lusage intensif de son pouvoir - 500 -

lmental lavait puis, mais dans ses prunelles bleues brlait un feu plus ardent que jamais. Au diable le hasard. Nous faisons courir Elena un risque inutile. Nous devrions la laisser sous la protection de la flotte et partir chercher le livre nous-mmes. Flint secoua la tte. Le Grimoire est protg par un sort de glace noire. Nous aurons probablement besoin du pouvoir de la cl et de la magie dElena pour le dgager. Je dois y aller, renchrit Elena. Si le Journal Sanglant mest rellement destin, cest moi de le rcuprer. Mric se rembrunit, mais ninsista pas. Il savait quil ne la ferait pas changer davis. Tikal tait perch sur lpaule de sa matresse. Si vous avez fini dadmirer lle et de comploter, lana Mama Freda en grattant son familier derrire une oreille, jai prpar un lixir qui aiguise les perceptions et maintient la fatigue distance. Nous devons nous reposer pour tre prts le moment venu. Flint acquiesa. Sagement parl. Les Zool soccuperont de la manuvre. Nous ne tarderons pas Soudain, une gerbe deau jaillit du ct tribord de ltalon ple. Tous les regards se tournrent vers lnorme dragon noir et sa cavalire aux cheveux verts. Recrachant lembout de son siphon air, Sy-wen leva un bras pour saluer ses amis. Je vous apporte des nouvelles des claireurs merai ! Une armada est poste en embuscade de lautre ct de lle, et des hordes dtranges cratures tentacules sont tapies dans les profondeurs, tout autour de la cit. Les Sanguinaires vont prendre lle en tenaille pendant que les merai plongeront afin daffronter les monstres aquatiques. Regardez ! sexclama Joach en tendant un doigt vers lle. Les bateaux drerendi les plus petits, surnomms chasseurs de requins, taient dj partis en avant. Comme ils approchaient de la cit engloutie, chevauchant les vagues toutes voiles dehors, une cascade de braises ardentes se dversa des tours demi submerges et sabattit sur eux. Quelques voiles - 501 -

prirent feu. Avant que les marins puissent arroser les flammes, les catapultes perches au sommet des tours projetrent une vole de boulets. Les sons portent la surface de locan, si bien que, malgr la distance, Elena et ses compagnons entendirent les impacts et le craquement explosif du bois qui se brisait. La jeune femme laissa chapper un hoquet de consternation. Mais elle ne fut pas la seule ragir. Au loin, le reste de la flotte drerendi se scinda en deux, et les plus gros navires fondirent sur Valloa telle une tempte. Ce fut le moment que des bateaux trangers de tous les types et de toutes les tailles choisirent pour merger de chaque ct de lle et engager lenvahisseur. Je vous laisse ! cria Sy-wen depuis le dos de son dragon qui fendait les vagues ct de ltalon ple. Ragnark et moi allons coordonner lattaque depuis les airs ! (Sur ces mots, elle fit faire demi-tour sa monture.) Vous devez y aller ! Maintenant ! On y va, rpondit Flint. Soyez prudents, et guettez notre feu de signalisation au sommet dune des tours, lapproche du crpuscule. Si nous parvenons rcuprer le Grimoire, nous aurons besoin quon vienne nous chercher. Sy-wen leva un bras pour signifier quelle avait compris. Nous sommes au courant. Nayez crainte, nous guetterons votre signal. Sur ces mots, les ailes de Ragnark se dployrent et giflrent leau. Le dragon sarracha locan. Ruisselant, il prit de laltitude et vira au-dessus de ltalon ple, dont les occupants sentirent le souffle de lair dplac par ses ailes massives. Puis, le soleil faisant tinceler ses cailles nacres, il sloigna en direction de lle. Flint rendit la longue-vue Elena. Nous ne devons pas tre pris dans la bataille. Faisant signe Tolchuk de le suivre, il se dirigea vers la barre. Elena porta de nouveau la longue-vue son il. Fascine et angoisse, elle suivit la trajectoire de Ragnark tandis que des cors de guerre mugissaient bord des navires Drerendi. Locan cumait sur le passage des btiments massifs dont la proue fendait les vagues la manire dune lame. Prs de la cit - 502 -

engloutie, la fume des bateaux en feu souillait lazur sans nuages tandis que des tentacules ples mergeaient des profondeurs pour agripper le bastingage des vaisseaux en dtresse. Alors, les dragons aquatiques firent surface pour dchiqueter les tranges cphalopodes. Certains se hissrent bord des navires drerendi pour en protger lquipage. Leurs cavaliers ntaient pas en reste, abattant les cratures ennemies grands moulinets dpe. Pour la premire fois depuis une ternit, merai et Sanguinaires luttaient cte cte. Prs de lle, un Lviathan creva soudain la surface de leau. Des merai jaillirent par les innombrables ouvertures de son ventre. Arms dpes et de dagues, ils se jetrent dans la bataille qui faisait rage la lisire de la cit, escaladant les tours demi englouties pour attaquer leurs occupants. Quelques-uns tombrent leau, le corps transperc par une lance, mais dautres vinrent aussitt les remplacer. Horrifie, Elena se couvrit la bouche tandis que des larmes brouillaient sa vision. Partout o elle braquait sa longue-vue, des hommes et des dragons succombaient. Les merai et les Drerendi scrasaient sur les dfenses ennemies tel le ressac venant mourir sur des brisants. Quelquun prit la longue-vue des mains dElena. La jeune femme ne rsista pas : elle en avait bien assez vu. Sans laide du verre grossissant, la bataille lui paraissait aussi lointaine quun cauchemar. Mais la rverbration de leau continuait lui apporter une cacophonie difficile ignorer : ordres hurls pleins poumons, mugissement des cors de guerre, rugissements des dragons blesss. Joach prit sa sur par le bras et tenta de lentraner. Il remit la longue-vue lun des Zool. Prends a, Xin. Surveille la bataille et tiens-nous informs. Tant de carnage, marmonna Elena. Tout a pour un bouquin maudit. Joach tenta de la raisonner. Pas juste pour un bouquin, El. Nos allis se battent pour la libert la leur, mais aussi celle de leurs enfants. Ils versent leur sang et donnent leur vie dans lespoir dune aube nouvelle. - 503 -

Une aube que tu es seule capable de leur apporter. partir de quand le prix payer devient-il trop lev, mme pour la libert ? Ce nest pas toi den juger. Cest chacun de le dcider en accord avec son cur. Jetant un coup dil vers lle autour de laquelle la bataille faisait rage, Elena tenta de sonder son propre cur. Quel prix tait-elle prte payer pour la libert dun autre ? Comme elle se reprsentait les yeux gris et les angles durs du visage dErril, la rponse simposa elle. La jeune femme tourna le dos la mort qui svissait la surface de locan. Certaines liberts valaient nimporte quel prix. Lorsquil ouvrit la porte de sa cabine, Mric fut accueilli par un bruissement dailes venant du perchoir dress prs de son lit. Le lger mouvement fit briller encore plus fort le plumage neigeux du faucon de soleil. Sans ciller, deux yeux noirs tudirent lelphe qui entrait dans la pice. Mais loiseau ne sagita pas davantage. Il connaissait bien Mric : depuis seize hivers, il passait ses journes au-dessus du trne de sa mre la reine. Sortant un morceau de buf sch dune de ses poches, Mric se dirigea vers le faucon. Loiseau tourna lun de ses yeux ronds vers la friandise et secoua ddaigneusement la tte. Mric se rembrunit. Il savait pourtant que le rapace aimait sa viande frache et sanguinolente, pas morte et sale. Fourrant le morceau de buf dans sa propre bouche, lelphe se dirigea vers le petit coffre sis au pied de son lit. Il devait se prparer pour la bataille venir. Il passa une main sur son visage coutur de cicatrices. Comme le souvenir des tortures subies menaait de le submerger, il rprima ces motions indsirables et endurcit son cur. Il ne faillirait pas son devoir envers sa mre. Celle-ci lavait envoy rcuprer la dernire descendante du roi des elphes ; il ne pouvait pas chouer. Il protgerait Elena avec son propre sang si ncessaire. Mentalement, il se reprsenta la sorcire. Depuis que sa magie lavait prmaturment change en jeune - 504 -

femme, il dcelait sans peine les signes subtils de son hritage elphique dans sa silhouette haute et mince, dans la courbe de ses oreilles, dans la forme en amande de ses yeux. Il ne pouvait se mprendre sur leur ascendance partage. Il devait pourtant admettre que son attachement envers Elena ntait plus seulement d au dsir de perptuer la ligne royale. De nouveau, il tta les cicatrices de ses joues. Pour avoir personnellement souffert du flau qui ravageait ces contres, il savait que la jeune femme se battait pour une juste cause. Durant leur long voyage jusqu Valloa, elle avait prouv que son cur tait aussi noble que son ascendance, et Mric ne voulait pas non plus faillir son devoir envers elle. Fort heureusement, pour lheure, son rle de protecteur dElena servait les deux femmes de sa vie la reine et la sorcire. Elena devait survivre, non seulement dans lintrt de la ligne royale, mais aussi pour le salut dAlasa. Tout en observant le faucon de soleil qui tait lemblme de sa reine, Mric se demanda nanmoins pendant combien de temps les objectifs des deux femmes convergeraient. Et, sils venaient diverger, quel chemin suivrait-il ? En soupirant, lelphe dcida de laisser cette question de ct pour le moment. Il ouvrit le coffre et en sortit une petite pierre. Frottant sa surface froide, il la porta ses lvres et souffla dessus. Une lueur radieuse naquit au cur de la roche. Satisfait, Mric dposa la pierre des vents sur son lit et saisit un autre objet rang dans le coffre : un long poignard la lame trs mince. Il effleura le tranchant du bout de lindex, et des tincelles argentes crpitrent sous son doigt. Comme le faucon de soleil, ce poignard faisait partie de lhritage de sa maison. Ctait une relique plutt quune vritable arme ; Mric esprait nanmoins quelle le servirait bien durant la bataille venir. Il dposa la dague des glaces prs de la pierre. Puis, des deux mains et avec une prudence presque tendre, il sortit le dernier objet que contenait le coffre la principale raison pour laquelle il avait regagn sa cabine. Mric cala le luth de Neelahn dans son giron. Il tudia les circonvolutions du grain du bois. Linstrument avait t taill - 505 -

dans le cur mourant de larbre de la nyphai. Avec beaucoup de douceur, les doigts de lelphe effleurrent ses cordes. Le luth mit une note pareille un soupir, une exhalation de soulagement la perspective de pouvoir de nouveau sexprimer. Cdant ses charmes, Mric joua quelques accords mineurs afin de prparer son cur la bataille imminente. Comme il se laissait bercer par la voix de linstrument, ses penses revinrent vers Elena et vers le dilemme qui pourrait bientt se poser lui. Pour quoi se battaient la sorcire et ses compagnons ? tait-ce pour la libert, ainsi que lavait affirm Joach ? Ou pour quelque chose de plus tangible ? Conjures par la musique du luth, des images du foyer de Mric le chteau de Fort-Tempte simposrent son esprit. Ces doux souvenirs lentranrent bien loin de la bataille et de la guerre, ft-ce lespace dun bref instant. Soudain, un raclement de semelles arracha lelphe sa rverie. Le bruit provenait du couloir, juste devant la porte de sa cabine. Mric sinterrompit. Il se leva en silence et, brandissant le luth comme une pe, se dirigea vers la porte. Mais il eut beau couter, il nentendit rien. Il percevait pourtant une prsence de lautre ct du battant. Saisissant la poigne, il ouvrit la porte la vole. Face lui, un petit garon frmit et rentra la tte dans les paules. Mric mit quelques secondes reconnatre le jeune Tok. Il baissa son luth. Quest-ce que tu fiches l, gamin ? Navions-nous pas convenu de tenvoyer bord dun des Lviathans ? Je Je me suis cach, bredouilla Tok, penaud. Avec les chevaux. Mric le fixa svrement. Mauvaise ide. Tu aurais t bien plus en scurit sous la mer. Je ne voulais pas partir avec les merai, monsieur, se justifia Tok. Je Je ne connais que vous au monde. Mric secoua la tte. Passager clandestin ou pas, peux-tu mexpliquer pourquoi tu tranais dans ce couloir ? L la musique. (Tok dsigna le luth dans la main de - 506 -

lelphe.) Je voulais lcouter. Elle me fait du bien. Mric se souvint que, chaque fois quil jouait, Tok tranait dans ses pattes avec un air presque hypnotis. Il alla se rasseoir sur son lit en posant linstrument sur ses genoux. Est-ce que la musique te rappelle ton chez toi ? Lenfant haussa les paules. Jai jamais eu de chez moi, monsieur. Mric frona les sourcils. Comment a ? Tok se dandina nerveusement sur le seuil, ne sachant pas sil tait invit entrer ou non. Jtais un orphelin des rues de Port Rawl, monsieur. Je me suis engag comme moussaillon pour gagner ma vie. La mer est le seul foyer que je connaisse. Mric tait incapable dimaginer ce que ce serait de ne pas connatre son pass, de navoir aucun endroit considrer comme chez lui. Il dsigna le coffre. Viens tasseoir. Les paules de Tok saffaissrent de soulagement. Le petit garon obtempra trs vite et en silence. Il carquilla les yeux la vue du faucon de soleil perch tout prs du lit. Mais, presque aussitt, son regard implorant revint vers le luth. Alors, quentends-tu dans la musique, Tok ? Quest-ce qui tattire en elle ? demanda Mric. Lenfant se tortilla, mal laise. Elle me fait chaud en dedans, finit-il par rpondre dans un chuchotement. Cest comme si elle memmenait dans un endroit o personne ne se moque de moi ni nessaie de me frapper. Je ferme les yeux, et, jusque dans mon ventre, je sens Je sens que jai une place quelque part. Des larmes brillaient dans ses yeux. Embarrass, Mric reporta son attention sur le luth. Sil vous plat, jouez quelque chose pour moi, supplia Tok. Juste un petit moment. Mric garda le silence quelques instants. Puis il tendit le luth au petit garon. Il est temps que tu apprennes jouer par toi-mme, Tok. Lenfant tint linstrument bout de bras, lair horrifi comme - 507 -

sil sagissait dun serpent venimeux. Je Je ne peux pas ! Pose-le sur tes genoux. Tu mas vu faire assez souvent. En dglutissant, Tok sexcuta. Attrape la hampe avec ta main gauche, ordonna Mric. Peu importe comment tu places tes doigts. Maintenant, effleure les cordes avec les ongles de ton autre main. Tok tremblait, mais il couta et obit. Il tmoignait au luth un respect confinant la vnration. Lorsque ses doigts caressrent les cordes pour la premire fois, le son parut le ttaniser. La note senvola telle une hirondelle effraye. Le luth de Neelahn stait toujours exprim avec sa propre voix plutt qu travers le talent de la personne qui en jouait. Tok leva un regard merveill vers Mric. Vas-y, joue, lencouragea lelphe. coute avec ton cur et laisse la musique mouvoir tes doigts. Je ne sais pas Fais-moi confiance, Tok. Et, pour une fois dans ta vie, faistoi confiance aussi. Lenfant se mordit la lvre infrieure et effleura de nouveau les cordes, avec une douceur presque contrite. Mais, bientt, ses paupires se fermrent, et il laissa la musique semparer de lui. Mric le regarda se transformer de petit vagabond en ange de grce. travers lui, la musique jaillissait du bois du luth et se dversait dans le monde. Mric sadossa au mur et couta. Tok jouait sans talent mais avec une passion empreinte dune solitude poignante. Sa chanson tait lultime lamentation de la fort condamne de Neelahn, la plainte dun enfant auquel on avait drob ses origines. Mric jeta un coup dil au faucon sur son perchoir. Dans sa posture raide et son regard hautain, il se vit lui-mme ou plutt, il vit celui quil tait en arrivant dans ces contres. Arrogant, persuad de son bon droit et de sa supriorit sur les autres. Mais, depuis, il avait chang. Il avait t tmoin dactes incroyablement courageux et immensment lches. Il avait vu des gueux se comporter avec la noblesse de rois, et des aristocrates ramper dans la boue pour satisfaire leurs instincts - 508 -

les plus vils. Reportant son attention sur Tok, Mric remarqua les larmes qui inondaient son petit visage tandis que lenfant conjurait un foyer jamais hors de son atteinte. Et, soudain, il comprit la chanson du luth. Ctait pour a que ses compagnons et lui devaient se battre pas pour restaurer lhonneur dun peuple banni ou prserver une ligne royale, mais pour la paix. Mric laissa jouer le petit garon, lui accordant son moment de chaleur et despoir. Et, dans sa musique, il puisa lui aussi la srnit. Il avait trouv une bonne raison de se battre. Soudain, le faucon de soleil poussa un glapissement perant. Mric se redressa, et le prcieux luth faillit chapper aux mains surprises de Tok. Lelphe et lenfant tournrent leur regard vers loiseau. Celui-ci avait tendu ses ailes, et son plumage neigeux brillait si fort que son clat blessait les yeux. Que se passe-t-il ? saffola Tok. Mric se leva dun bond et tendit un bras vers le faucon. Je nen suis pas certain. Loiseau sauta sur le poignet de lelphe. Ses griffes lui transpercrent la peau et se plantrent dans sa chair. La tte de Mric lui tourna comme des images envahissaient son esprit. Il vit des bateaux chevauchant des vents de tempte, des traves fendant les nuages. Douce Mre, pas maintenant ! Il pensait avoir beaucoup plus de temps ! Le faucon perch sur son bras, Mric sortit en trombe. Tok le suivit. Lelphe se hta de remonter sur le pont principal. Il ny trouva que Joach, Flint et les marins zool. Tous restrent bouche be la vue du faucon aux plumes ardentes. Mric leva son poignet. Loiseau senvola, rasant les voiles gonfles du navire et prenant trs vite de laltitude. Mric laissa retomber son bras et scruta locan. Ltalon ple avait dj dpass les premires les de lArchipel. Ses occupants ne pouvaient plus voir la flotte drerendi et la bataille qui faisait rage aux abords de Valloa ; peine pouvaient-ils apercevoir une trane noire lest et capter le mugissement touff des cors de guerre. Flint se dirigea vers Mric. Quest-ce que tu fabriques ? Ce maudit volatile risque de - 509 -

trahir notre position ! Mric regarda le faucon disparatre dans lclat du soleil. Il vient dtre rappel. Il semble que dautres parties soient attires par cette bataille comme des papillons par une flamme. De quoi parles-tu ? simpatienta Flint. Mric jeta un coup dil au vieux loup de mer. Si vous voulez le Journal Sanglant, nous devons nous dpcher. Les combats ne vont pas tarder sintensifier. Ma mre arrive la reine Tratal ! Lespoir fit hausser les sourcils Flint. Des allis supplmentaires ne seraient pas de trop. Si nous pouvions prvenir Sy-wen et Mric agrippa le bras du vieil homme. Tu ne comprends pas ! Elle ne vient pas apporter son soutien notre cause, mais lanantir ! Elle compte dtruire Valloa et tout ce quabrite cette le maudite ! Surpris, Flint cligna des yeux. Et elle en a les moyens ? Mric regarda le vieil homme sans rien dire. Son silence tait une rponse assez loquente. Mais et le Journal Sanglant ? sinquita Flint. Il est destin Elena. Pourquoi ta mre chercherait-elle nous mettre des btons dans les roues ? Mric se renfrogna et se dtourna. Parce que je le lui ai demand.

- 510 -

22

Le trio de mages traversait la grande cour de ldifice, entranant Erril sa suite. Deux gardes arms dpes longues fermaient la marche. Non quErril reprsentt une menace pour quiconque : enchan des paules aux chevilles, il se tranait avec difficult sur le chemin de pierre blanche, un cliquetis mtallique ponctuant chacun de ses pas minuscules. Lhomme des plaines leva le nez vers le ciel trs bleu. Aprs tant de jours passs dans lobscurit de sa cellule, la vive clart lui fit plisser les yeux. Le soleil descendait pourtant vers louest, plongeant dans lombre les jardins de la cour centrale. Seules les plus hautes branches du koakona, lantique emblme de Valloa, surplombaient les murs et baignaient encore dans la lumire du jour. Cette vision aurait d rjouir Erril, mais les cris de bataille qui rsonnaient lextrieur du chteau la teintaient de dsespoir. Les branches ressemblaient aux bras tendus dun noy se dbattant pour ne pas sombrer. Pour accentuer laspect sinistre de cette image, un groupe de mages en robe noire faisait cercle autour de larbre, parmi ses normes racines noueuses. Dix hommes muscls, appuys sur le manche de longues haches, se tenaient non loin de l, lair sombre. Erril sentait presque la menace qui manait deux. Ce ntait pas la seule chose quil sentait. De la fume lui piquait le nez et souillait le ciel tandis que, tout autour de la ville, des tambours grondaient et des cors mugissaient. Parfois, la bataille semblait faire rage aux portes du chteau ; parfois, les hurlements et le fracas des armes parvenaient touffs aux oreilles dErril, comme si la mle stait loigne. Lhomme des plaines savait que a ntait pas le cas. La mer dformait les sons. En ralit, les combats devaient avoir lieu tout autour de lle. - 511 -

Un peu plus tt, Erril avait contempl lassaut initial depuis le sommet de la Flche du Praetor. Il avait vu les navires des Sanguinaires et les dragons des merai engager les forces dfensives de Valloa. Des monstres avaient jailli de locan ; des bateaux manuvrs par des berserkers avaient fonc sur la flotte drerendi ; des voles de flches enflammes et de boulets de catapulte staient abattues sur les dragons et leurs cavaliers. Trs vite, les vagues staient teintes de rouge. Les coques noircies des btiments incendis taient venues schouer sur les rivages de lle. Des cadavres amis ou ennemis flottaient parmi les dbris. Quelques-unes des tours de la cit engloutie staient changes en fontaines ardentes lorsque les attaquants avaient mis le feu lhuile et la poix quelles contenaient. Partout o se portait le regard, locan ntait plus que sang et mort. Pendant tout ce temps, Shorkan tait rest plant face la fentre de son tude, observant le carnage en contrebas sans manifester la moindre motion. Puis, comme ragissant un signal connu de lui seul, il stait dtourn et avait dclar le moment venu de descendre dans les catacombes pour effectuer les derniers prparatifs du rituel. Il ne semblait gure intress par lpre bataille dont Valloa tait le thtre. Plus que toute autre chose, ctait cette indiffrence qui exasprait Erril. Celui-ci aurait encore prfr que le Praetor se rjouisse la vue de tant de destruction. Limpassibilit de Shorkan lui faisait raliser combien la crature qui habitait la peau de son frre tait inhumaine. Tandis quils traversaient les jardins, Erril tudia le dos de Shorkan. La seule raction quil avait russi lui soutirer, ctait un regard souponneux quand il avait suggr la prsence dun tratre parmi le cercle de ses proches. Mais, comme il avait refus den dire davantage, lintrt du Praetor stait rapidement vanoui. Nanmoins, Erril estimait avoir marqu un point. Mme si son pseudo-frre se complaisait dans le rle du demi-dieu stoque, il savait quune petite partie de lancien Shorkan se tapissait encore derrire ce masque de froideur. Oh, rien de noble ou de bon ! Juste les plus bas instincts que son frre avait - 512 -

jadis tenus en laisse. Lorsque Shorkan tait un tout jeune homme, son orgueil et son assurance obscurcissaient parfois son jugement. Il dtestait tre battu des jeux de stratgie. Cette rage infantile subsistait toujours sous sa robe blanche. Mme si son visage tait rest de marbre, Erril savait que son esprit et son sang devaient bouillonner de questions. Le guerrier avait plant une graine de suspicion ; il sen remettait la mfiance naturelle de son frre pour en faire une pomme de discorde. Un homme occup surveiller ceux qui le flanquent se rend vulnrable une attaque frontale Du moins Erril lesprait-il. Le frottement de ses fers irritait ses chevilles blesses ; aussi se rjouit-il datteindre enfin lautre bout de la grande cour. Dans le mur denceinte se dcoupait un portail richement ouvrag, dont les barreaux reprsentaient les branches dun rosier. Ctait lentre des catacombes o, depuis des sicles, on enterrait les frres dfunts. Les tunnels senfonaient profondment dans le cur volcanique de lle ; on racontait que la plupart dentre eux taient des passages naturels creuss par la lave lpoque de la formation de Valloa. Mais le frottement de milliers de pieds avait poli la roche noire jusqu ce quelle brille, et les premiers artisans de la cit avaient sculpt toutes sortes dornements sur les murs et au plafond. Pourtant, derrire ce lustre, Erril avait toujours peru la vibration originelle de la roche brute comme on sent battre le cur de son amante en posant la tte sur sa poitrine. Elle lui donnait une impression dternit. Sans doute tait-ce la raison pour laquelle la Fraternit avait choisi denterrer ses morts en ce lieu. En tout cas, ctait la raison pour laquelle Erril y avait enfoui le Journal Sanglant. Dans ces tunnels, le temps semblait navoir pas de signification. Ctait un endroit parfait pour prserver le pass et protger lavenir. La plainte grinante de gonds trs anciens ramena le guerrier dans le prsent. Erril cligna des yeux pour chasser ses souvenirs. Si prs de lentre des catacombes, les souterrains semblaient dj le soustraire la marche inflexible du temps. Verrouille le portail derrire nous, ordonna Shorkan au - 513 -

garde. Nous ne devons tre drangs sous aucun prtexte. Lhomme acquiesa. Mais, dj, Shorkan lavait dpass et senfonait dans la pnombre. Denal le suivit, tandis que Greshym fermait la marche derrire Erril. Au-del du portail, des marches descendaient jusquau premier niveau des catacombes. L taient enterrs la plupart des frres dfunts, dans dtroites cryptes scelles par des pierres tombales. Deux torches encadraient louverture. Denal en prit une. Shorkan se contenta de tendre la main ; un globe de feu argent sleva de sa paume et se mit flotter devant lui tandis quil ouvrait la voie. Les bruits de pas et le cliquetis des chanes dErril rsonnaient de manire sinistre dans les tunnels. Lombre des quatre silhouettes dansait sur les murs au rythme du crpitement de la torche. Greshym rglait son allure sur celle dErril. Il semblait vident quil voulait parler au guerrier sans que les autres lentendent. Et il semblait tout aussi vident que la fatigue lempchait de suivre les deux mages, plus jeunes et plus vigoureux. Lorsque Erril lui jeta un coup dil par-dessus son paule, il vit la douleur de ses rhumatismes creuser les traits du vieux mage, et il remarqua que lunique main de Greshym serrait son bton sen faire blanchir les jointures. Tiens-toi prt, souffla le vieillard dans un murmure plus furtif que celui dun amant secret. Erril acquiesa en silence. Le couloir principal formait une large spirale qui senfonait vers le cur de lle. Dautres passages le traversaient intervalles irrguliers. Ce serait facile de se perdre l-dedans, chuchota Greshym tandis que lcart se creusait entre eux et les deux autres mages. Ou de disparatre. Les catacombes nont jamais vraiment t cartographies Pas dupe, Erril grimaa. Greshym suggrait quil pourrait peut-tre senfuir. Mais, bien entendu, il ne lui en donnerait loccasion quaprs que lhomme des plaines lui eut remis le Journal Sanglant. Comme le quatuor poursuivait sa descente, les tombes se - 514 -

firent plus rcentes et leurs inscriptions plus lisibles. Bientt, ils passrent mme devant quelques niches ouvertes en attente de leur futur occupant. Penses-y, insista Greshym. Shorkan les entrana dans des tunnels si rarement emprunts que la roche y avait conserv sa rugosit naturelle. Les niveaux infrieurs des catacombes taient envahis par la mer, mais le Praetor navait pas lintention de saventurer si bas. Soudain, il quitta le passage principal pour sengager dans un couloir beaucoup plus troit. Il se dirigeait sans la moindre hsitation dans ce ddale de cavernes et de souterrains. Enfin, il pntra dans une petite grotte ne possdant pas dautre issue que le tunnel dont il venait dmerger. Sur les cts, les parois taient de roche nue, mais face lui se dressait un mur de glace noire qui montait du sol jusquau plafond. Sa surface semblait onduler, comme si la glace fondait et se solidifiait perptuellement. Shorkan sapprocha de lobstacle. claire par sa sphre argente, la surface lisse et brillante lui renvoya le reflet des quatre intrus. Il pivota vers ses compagnons, lair dgot. Le mage qui a lanc ce sort pour toi tait sacrment dou, dit-il Erril. a fait des sicles que je macharne dessus sans parvenir le briser. Lhomme des plaines haussa les paules. Il me devait une faveur. Ne te moque pas de moi, grina Shorkan. Pour btir ce tombeau, frre Kallon a utilis son dernier souffle de vie et la magie que te confrait le Grimoire. Il est mort le sort sur les lvres, emportant son secret dans lau-del. Erril clata de rire. Ne sois pas si mlodramatique. Il ny a pas de secret qui tienne. Frre Kallon tait tout simplement meilleur que toi. Tu le sais. Avant que le Grimoire soit forg, tu narrtais pas de te plaindre de son talent incommensurable, de la faon dont il ne cessait de te damer le pion. Cest pour a que je me suis adress lui quand jai pris conscience du danger que reprsentait le Grimoire. Shorkan demeura impassible, mais Erril remarqua que sa - 515 -

sphre flamboyait de plus belle. Frre Kallon tait peut-tre meilleur autrefois. Mais, durant ces derniers sicles, mon pouvoir a considrablement augment. Erril haussa les paules et, du menton, dsigna le mur de glace noire. Exact. Mais, visiblement, pas assez pour triompher de frre Kallon. Son sort tient toujours debout, attestant de sa supriorit, et il continue se rire de toi. Le masque de stocisme de Shorkan vola en clats. Une fureur sauvage emplit ses yeux ; ses lvres se retroussrent en un rictus meurtrier ; son front sassombrit comme un ciel orageux. Cette indignit est sur le point de prendre fin ! Ce soir, je pulvriserai le sort de frre Kallon, et sa mort naura servi rien. Le Grimoire et toi serez dtruits au lever de la lune. Erril ne se dpartit pas de son calme. a reste voir, mon cher frre, rpondit-il sur un ton entendu. Kallon ta dj vaincu par le pass et il te vaincra encore aujourdhui. Les yeux de Shorkan lancrent des clairs. Suffocant de rage, il se tourna vers Denal. Sors les couteaux et prpare un cercle de protection ! Lenfant alla dposer sa torche dans un porte-flambeau et revint rapidement vers le centre de la caverne. Accroupi par terre, il sortit deux couteaux des fourreaux quil portait le long de ses avant-bras et une longue bougie blanche dune de ses poches. Greshym le rejoignit. Il posa son bton sur le sol et saisit lun des couteaux. Puis il leva un regard inquiet vers Erril. Comme celui-ci demeurait de marbre, il continua aider Denal. Dun geste de sa main minuscule, le petit garon alluma la bougie et entreprit de tracer un large cercle de cire fondue devant le mur de glace noire. Les mages cherchaient recrer le dcor de la cration du Journal Sanglant, ralisa Erril. Tandis que Greshym et Denal saffairaient, Shorkan sapprocha de son frre. Je russirai, siffla-t-il. Je vaincrai frre Kallon en - 516 -

dtruisant tout ce quil cherchait prserver. Et, ce faisant, je regarderai ton cur se briser la vue de tes espoirs rduit, en miettes. Je savourerai ta dfaite ! (De sa propre manche, il sortit un couteau quil montra Erril.) Tu le reconnais ? Ce fut le tour du guerrier de feindre lindiffrence. Pourtant, son souffle strangla dans sa gorge. Le couteau de chasse de pre Shorkan ricana. Tu me las donn la nuit o le Grimoire a t forg, tu ten souviens ? Erril blmit. Trs longtemps auparavant, il avait prt le couteau son frre pour lui permettre de lancer le sort qui lierait le Grimoire. Il lavait cru perdu jamais. lide que ce legs de leur pre puisse servir une cause si abominable, il sentit sa dtermination faiblir. Shorkan se pencha vers lui. Je sais que notre pre comptait beaucoup pour toi, Erril. Je me dlecterai de voir son hritage aider dtruire tout ce qui test cher. Erril refusa de se laisser impressionner par la vhmence du monstre qui arborait le visage de son frre. Il lui dcocha ces mots comme des flches : Seulement si tu dcouvres dabord qui est le tratre parmi vous. Par rflexe, Shorkan jeta un coup dil aux deux mages toujours en pleins prparatifs. Erril se fora conserver une expression neutre. Ainsi, sa graine de mfiance avait bien t plante dans un sol fertile. Il haussa la voix. Si Shorkan comptait le dstabiliser en utilisant le couteau de leur pre, il nhsiterait pas lui rendre la pareille. Un tratre se tient prs de toi, mon frre dans cette caverne, en ce moment mme. Je te le jure sur la tombe et lme ternelle de notre pre. Le choc et la stupfaction sinscrivirent sur le visage du Praetor. Il restait en lui assez de lancien Shorkan pour savoir quErril naurait jamais fait un serment pareil si a ntait pas vrai. Alors, pourquoi me prvenir ? Quelle ruse est-ce l ? - 517 -

a nen est pas une. Je te le dis parce que a ne te servira rien de le savoir. Il est trop tard, mon frre. Tu es coinc. Si tu ne dmasques pas le tratre avant le lever de la lune, il fera chouer ton plan. Et si tu parviens le dtruire, il te manquera un lment cl pour dlier le Journal Sanglant. Dans un cas comme dans lautre, le Grimoire demeurera intact. Tu ne peux pas russir. Erril se pencha vers Shorkan comme pour retourner le couteau de ses mots dans la plaie. Une fois de plus, tu es vaincu par plus fort que toi, mon frre. Shorkan tremblait de rage. Non ! (Il brandit le couteau de leur pre et fit mine de labattre sur la gorge dErril.) Tu ne gagneras pas ! Arrte ! sexclama Greshym. Shorkan, si tu tues Erril, le sort ne fonctionnera jamais. Il ment. Ne lcoute pas ! Il essaie juste de te pousser commettre lirrparable ! La pointe du couteau simmobilisa dans le creux de la gorge dErril. Shorkan baissa son arme et fit face aux deux autres mages. Non, rpliqua-t-il sur un ton glacial. Erril dit la vrit. Il y a un tratre parmi nous. (Il tendit sa main libre vers Greshym.) Je nai menac Erril que pour le dmasquer. Greshym leva un bras pour se protger, mais Shorkan pivota vers Denal. Du feu obscur jaillit de sa main et submergea le petit garon. Le silence de Denal ma rvl ses vritables intentions. En tuant Erril, jaurais ananti toutes mes chances de dlier le Grimoire. Ton avertissement, Greshym, ma prouv ta loyaut. La magie du Praetor continuait se dverser de sa main tel un torrent. Dun mouvement du poignet, il en interrompit le flot. Denal se retrouva ligot de la tte aux pieds par des cordes de feu obscur, incapable de bouger ou de parler. On aurait dit une mouche prise dans une toile daraigne. Shorkan se tourna vers Erril. Ton plan comporte une faille, mon frre. Je nai pas besoin de la coopration de ce tratre, juste de son corps vivant. Immobilis, Denal pourra quand mme jouer son rle dans le - 518 -

lancement du sort. Et aprs, je vous tuerai tous les deux. (Il fit un pas vers le guerrier.) Tu vois au final, cest toi qui es vaincu. Erril se fora ne pas ragir. Jusque-l, tout se passait exactement comme prvu. Shorkan tait tomb dans son pige aussi facilement quun lapin aveugle. Pourtant, lhomme des plaines nosait pas encore esprer. La lune se lverait bientt, et il lui restait un dernier acte jouer. Elena retrouva les autres sur le pont de ltalon ple. Droit devant eux, les immenses falaises de lle de Maunsk barraient lhorizon, louest. Les pics jumeaux dissimulaient dj le soleil. Dans lombre des montagnes, ctait comme si le crpuscule venait de tomber. Locan virait au bleu marine et la vgtation sassombrissait. Seul lazur du ciel promettait encore tout le temps ncessaire avant le lever de la lune. Pourtant, Elena senveloppa de ses bras en rprimant un frisson. Le soir approchait beaucoup trop vite. Mric vint sappuyer au bastingage prs de la jeune femme. Je suis dsol, dit-il sur un ton chagrin. Incapable de le regarder en face, Elena lui jeta un coup dil en biais. Pourquoi as-tu fait a ? Pourquoi as-tu appel les forces de ta reine ? Je te faisais confiance ! Mric garda le silence un long moment. Lorsquil rpondit, ce fut dune voix tendue. Port Rawl, jai envoy un des petits oiseaux de Mama Freda ma mre, avec un message sollicitant son aide. Je croyais agir pour ta protection. Je ne voulais pas que tu te jettes dans le pige tendu par les mages de Valloa. Je pensais que, si lle tait dtruite, tu renoncerais jouer ton rle de sorcire et mettrais un terme ta guerre contre le Seigneur Noir. Libre de cette responsabilit, tu rentrerais Fort-Tempte pour prendre ta vritable place en ce monde. Tu sais trs bien que je ne ferai jamais a, rpliqua fermement Elena. Avec ou sans le Grimoire, je continuerai lutter contre le mal qui ravage Alasa. Mric acquiesa. - 519 -

Oui, jai fini par men rendre compte. Aprs les preuves subies Ruissombre, la fuite mapparaissait comme la meilleure solution. Puis jai entendu lhistoire des Drerendi et des merai, et jai su que je me trompais. Tu ne peux tourner le dos ce flau sans perdre une partie de toi, et mme si tu le faisais, il continuerait te poursuivre. (La voix de lelphe sadoucit.) Mais ce nest pas la seule raison pour laquelle jai compris que tu nabandonnerais pas. Elena se tourna vers lui et, sur un ton plus dur quelle ne laurait voulu, demanda : Pour quelle autre raison, alors ? Mric leva des yeux brillants vers elle. Quand nous tavons rejointe, Tolchuk et moi, jai vu combien tu avais chang et pas seulement de corps. Ctait quelque chose de plus profond, quelque chose qui ma frapp en plein cur. Jai enfin vu ce quil y avait delphique en toi. Alors, jai su que jamais tu ne tournerais le dos Alasa, et que je resterais toujours tes cts. (Il se dtourna.) Je suis dsol, dit-il tout bas. Jaurais d ten parler. Jesprais que nous aurions rcupr le Grimoire et dcamp avant son arrive. (Il se remit scruter le ciel.) Mais si le faucon de soleil sest envol, cest quelle nest pas loin. Ses navires de guerre seront bientt l. Elena sentit sa colre retomber quelque peu. Combien de temps nous reste-t-il ? Peut-tre une journe, rpondit Mric, penaud. Pas davantage. Dans ce cas, a na pas dimportance. Dici demain matin, ou bien nous aurons quitt lle avec le Grimoire, on bien nous serons morts. (Elena posa une main sur lpaule de lelphe.) Ne sois pas si svre envers toi-mme, Mric. Parfois, le fond de notre cur ne nous apparat que trop tard. (Elle songea Erril.) Je suis bien place pour le savoir. Mric lana un regard reconnaissant la jeune femme, et ses paules se redressrent, comme sil retrouvait un peu de sa vigueur habituelle. Elena lui toucha le bras en un geste de pardon silencieux, puis pivota pour balayer le pont du regard. Flint et les Zool taient occups manuvrer ltalon ple au - 520 -

travers des dangereux rcifs qui encerclaient lle de Maunsk. Ils se criaient des ordres et procdaient des ajustements continus de trajectoire. El, je peux te parler un instant ? Joach venait dmerger par lcoutille du pont infrieur. Tenant son bton dans sa main gante, il se dirigea vers sa sur. Quy a-t-il ? Cest propos dErril. Elena se retint de frmir. Elle ne voulait pas parler de lhomme des plaines, mais elle ne pouvait pas non plus ignorer linquitude visible de son frre. Oui ? Joach simmobilisa devant elle. De sa main libre, il caressa le duvet roux qui couvrait dsormais ses joues et son menton. Le cur dElena se serra. Ce simple geste lui rappelait tellement leur pre ! Bruxton Morinstal se frottait toujours la barbe quand il avait quelque chose de difficile dire. Pour la premire fois, Elena entrevit chez son frre an lhomme quil tait en train de devenir. Joach ntait plus le jeune garon de ferme qui courait avec elle dans le verger familial. La force et la svrit de leur pre brillaient dsormais dans ses yeux verts. Si Erril est toujours vivant, il a pass plus dun quart de lune aux mains des mages noirs. Je sais, rpliqua schement Elena. Joach soupira. Je veux juste dire que quil nest peut-tre plus lhomme que tu as connu. Je suis bien plac pour savoir de quelle faon leur magie peut briser la volont de quelquun et le soumettre leur volont. Erril ne se laissera pas faire, affirma Elena, esprant mettre un terme cette conversation qui risquait de raviver ses tourments intrieurs. Mais Joach insista. Jespre que tu as raison, El. Je lespre vraiment. Mais juste au cas o Si tu le rencontres sur lle, jaimerais que tu supposes le pire jusqu preuve du contraire. Elena fixa son frre sans rpondre. Il lui demandait de se - 521 -

mfier dErril. La raison dElena savait que ctait la conduite la plus sage suivre, mais son cur la poussait gifler Joach. Jamais Erril ne les trahirait ! Joach parut sentir la colre de sa sur. Sa voix sadoucit encore. Rflchis, El. Dabord, la statue de la wyverne. Ensuite, la capture dErril par les mages noirs. Cest comme si tous les lments de mon rve se mettaient en place. (Il brandit son bton, et des flammches de feu obscur coururent le long du bois.) Peut-tre tait-ce un vritable tissage. Nous en avons dj discut avec Flint et Moris. Pourquoi men reparles-tu ? Essaies-tu de me faire peur ? Le regard du jeune homme se durcit. Oui, El. Jessaie de te faire peur. Dun geste furibond, Elena le congdia et fit mine de se dtourner. Mais il la saisit par le bras. coute-moi, chuchota-t-il. Je ten parle maintenant parce que parce que (Il jeta un coup dil la ronde pour sassurer que personne dautre ne les coutait.) Parce qu linstant jtais en train de me reposer dans ma cabine et jai refait le mme rve. Le mme ! La wyverne qui attaquait, lclair qui jaillissait de mon bton, Erril qui nous enfermait au sommet de la tour et qui sapprochait de nous avec lintention de nous tuer Elena secoua la tte. Non Joach lui serra le bras un peu plus fort. Au moins, mfie-toi de lui ! Cest tout ce que je te demande. Et il la lcha. Tentant dchapper lavertissement de son frre, Elena faillit partir la renverse. Ce fut alors quun cri retentit la poupe du bateau. Debout la barre, Flint tendait un doigt vers lavant. Lentre de la grotte ! Nous y sommes presque ! Rassemblez vos affaires et tenez-vous prts dbarquer ! Elena voulut se diriger vers la proue pour observer leur approche, mais Joach larrta. El ? - 522 -

La jeune femme ne put soutenir le regard de son frre. Je sais, marmonna-t-elle. Je serai prudente. (Serrant les poings, elle tourna la tte vers le nuage de fume qui souillait le ciel au-dessus de Valloa.) Mais, si Erril a t corrompu, je le leur ferai payer tous autant quils sont. Je pulvriserai jusquaux fondations de cette le. Tant de vhmence fit reculer Joach. Elena ignora la mine consterne de son frre. Mme si a lui faisait mal de ladmettre, elle savait quil avait raison. Si Mric pouvait la trahir, pourquoi pas les autres ? Tante Mycelle ne stait-elle pas enfuie avec Kral et les mtamorphes ? Tout en pivotant, Elena balaya du regard les compagnons qui lui restaient. Sur qui pouvait-elle vraiment compter durant la bataille venir ? Tolchuk tait focalis sur ses propres problmes. Elle connaissait peine Mama Freda. Mme Flint, si sage et si fiable, ntait quun tre humain ; il pouvait tomber sous le contrle dun mage noir comme Joach tait tomb sous celui de Greshym. Et son propre frre Du coin de lil, Elena regarda Joach tenir le bton qui avait tu leurs parents. Quand la magie noire du talisman commencerait-elle laffecter ? Secouant la tte, Elena se dtourna. Elle se reprsenta le visage dErril, ses yeux gris si calmes. Dans sa poitrine, un petit morceau de son cur mourut. Elle ne pouvait plus tre cette enfant effraye qui sen remettait totalement aux autres. Pour mener sa mission bien, elle devait endurcir son esprit. Une dernire fois, elle contempla le nuage de fume qui marquait lemplacement de Valloa. Je suis dsole, Erril. Joach regarda sa sur sloigner. Il savait que ses paroles lavaient blesse, mais Elena avait besoin de les entendre. Elle devait tre prudente. Mme si elle ressemblait une adulte, Joach la souponnait dtre reste une adolescente nave dans son cur. Dsormais, ce ne serait plus le cas. Son innocence venait de senvoler. Son corps et son esprit taient enfin en accord. Joach dglutit. Un instant, il regretta davoir t aussi dur avec elle. Puis il se souvint de la faon dont Greshym lavait - 523 -

contrl jadis, emprisonn dans son propre cerveau et il sut quil avait bien agi. Erril pouvait se faire ensorceler tout aussi facilement que lui. Et, quoi quen disent les autres, il avait dsormais lintime conviction que son rve tait un tissage, un aperu du futur. Il ne pouvait pas faire autrement que den parler sa sur. Rassrn, Joach agrippa son bton et alla rejoindre les autres prs du bastingage. Ensemble, ils regardrent lle se rapprocher. Ltalon ple contourna Maunsk, et les falaises souvrirent devant eux. Un canal profond conduisait vers le cur de lle. Au-dessus de leur tte, les voiles claqurent quand le bateau vira vers la droite pour sy engager. Un lger frisson parcourut la coque, indiquant que la quille venait de racler sur un rocher. Ne vous inquitez pas ! lana Flint depuis la barre. Ce sont les derniers rcifs ! Et de fait, quelques instants plus tard, ltalon ple glissa il en douceur entre les parois abruptes du ravin. Le canal sincurvait dabord vers la gauche, puis vers la droite, avant de dboucher sur une large baie. Lorsquils atteignirent celle-ci, Flint ordonna aux Zool darriser les voiles. Le bateau ralentit. Joach regarda autour de lui, mais il ne vit aucun quai, aucune jete laquelle amarrer leur embarcation. Toute la baie tait cerne par des falaises identiques celles qui bordaient le canal. Vus de l, les deux pics jumeaux semblaient se pencher vers ltalon ple et ses occupants. Les sourcils froncs, Joach se dirigea vers le marin quil connaissait le mieux. Tu sais o on va, Xin ? Le Zool noua une coute, puis se redressa et haussa les paules. Mes hommes et moi devons rester bord. Le gamin, Tok, nous tiendra compagnie. Et nous, o est-ce quon va ? insista Joach. Du menton, Xin dsigna lautre ct de la baie. Une cascade troite dgringolait depuis les hauteurs et venait scraser au pied des falaises dans une grande gerbe dcume. L-bas, a dit le vieux frre. - 524 -

Jai jet lancre ! cria Flint. Tout le monde sur le pont, et apportez vos affaires ! Nous allons gagner le rivage la rame. En se retournant, Joach vit les deux autres Zool dfaire la bche du canot attach au flanc tribord de ltalon ple. Il voulut sloigner pour aller chercher son paquetage, mais Xin larrta en lui touchant le bras. Les yeux verts du Zool brillaient lgrement. Je perois la peur et linquitude dans ton cur, Joach, fils de Morinstal. (Levant un doigt, il toucha la cicatrice ple sur son front.) Elles sont nes de quelque chose que tu as vu avec ton il intrieur. Joach frona les sourcils. Mon rve ? Mais Xin ignora la question. Sache ceci : de la mme faon que les yeux ordinaires, lil spirituel du sage peut se laisser berner par une illusion. Tu dcouvres peine tes pouvoirs. Ne les laisse pas te contrler. (De lindex, le Zool toucha la poitrine de Joach.) Apprends regarder aussi avec a. Perplexe, Joach ne sut que rpondre. Je Jessaierai. Xin hocha la tte et sortit quelque chose de sa chemise. Ctait la dent de dragon que Joach lui avait donne. Il la serra dans son poing. Nous avons chang nos noms et li nos curs. Ne loublie pas. Si jamais tu as besoin de moi, serre la perle noire dans ta main, et je le saurai. Instinctivement, Joach porta une main la poche dans laquelle il avait rang la perle. tait-ce juste une superstition des Zool, ou y avait-il rellement du pouvoir dans leurs changes rituels de cadeaux ? Dans le doute, Joach acquiesa. Je noublierai pas. Satisfait, Xin retourna ses drisses. Joach se hta dobir aux ordres de Flint. Bientt, il rejoignit les autres prs du bastingage, son paquetage sur le dos et son bton la main. Le canot avait t mis la mer, dans les eaux calmes contre le flanc tribord du bateau. Une chelle de corde descendait jusqu lui. Tolchuk tait dj en bas ; il tenait - 525 -

lextrmit flottante de lchelle pour lempcher de bouger. Flint aida Mama Freda enjamber le bastingage. Quelques minutes plus tard, ils taient tous assis dans le canot. Au signal de Flint, les Zool remontrent lchelle. Puis Tok et eux agitrent le bras en guise dau revoir tandis que Tolchuk empoignait les rames. Grce au large dos et aux bras puissants de logre, le canot sloigna rapidement de ltalon ple. Il doit y avoir une petite plage gauche de la cascade, rvla Flint. Tolchuk grogna pour indiquer quil avait compris et tira de plus belle sur les rames. Comme ils approchaient de la cascade, le grondement de celle-ci enfla. Les compagnons sentirent mme de lcume leur clabousser la figure. Par-dessus son paule, Joach jeta un coup dil ltalon ple. Le petit bateau tait dj loin. Joach avait vcu si longtemps son bord quil sy sentait presque comme chez lui. Il glissa une main dans sa poche pour toucher la perle de Xin, puis reporta son attention droit devant lui. Tolchuk inflchit lgrement sa trajectoire. Encore quelques coups de rames et le canot racla le fond. De si prs, le rugissement de la cascade tait assourdissant. Tolchuk sauta dans leau peu profonde et tira la petite embarcation un peu plus haut sur la plage. Surpris par la puissance musculaire de logre, Joach cligna des yeux. Les compagnons dbarqurent. Lcume de la cascade eut tt fait de les tremper de la tte aux pieds. Suivez-moi ! hurla Flint pour se faire entendre. Restez groups ! Longeant ltroite bande de sable et de cailloux, il se dirigea vers la cascade. Il tendit un doigt pour indiquer une brche entre la falaise et les trombes deau qui se dversaient de son sommet. Lorsquils furent assez proches, ses compagnons distingurent une caverne qui se dcoupait dans la pierre. Flint leur fit signe de ly suivre. Ils durent se mettre les uns derrire les autres pour se faufiler entre la cascade et la paroi rocheuse. Mais, une fois lintrieur, ils purent de nouveau se regrouper. Joach promena - 526 -

un regard la ronde. La caverne ne faisait que quelques pas de profondeur, et il ny avait pas le moindre tunnel en vue. O va-t-on maintenant ? cria-t-il pour couvrir le rugissement de la cascade. Flint sortit le poing de fer dErril du morceau de peau de phoque dans lequel il lavait emball. Il le leva afin que tous puissent le voir. Tout comme lArche de lArchipel, ce site est riche en magie lmentale. Dici, la cl peut nous ouvrir un chemin vers la cit. Joach scruta la pierre noire de la caverne. a paraissait difficile croire. Mais Flint tendit un doigt vers la cascade. Cest par ici. Faites la chane. Histoire de donner lexemple, le vieil homme tendit sa main libre Elena. La jeune femme fit mine de la prendre. Il secoua la tte. Peau contre peau. Il va falloir que tu enlves tes gants. Elena acquiesa et sexcuta. Dans la pnombre de la caverne, ses deux mains luisaient comme des rubis. Elle prit celle de Flint et tendit lautre Joach. Encombr par son bton, le jeune homme fut forc de coincer le talisman sous les lanires de son paquetage avant dter ses propres gants. Une fois prt, il prit la main dElena. La froideur de sa chair lui donna limpression de toucher la lune mme. Pour rassurer sa sur, il lui pressa lgrement la paume. Elena lui rendit un sourire forc, aussi dnu de chaleur que sa main. Joach se dtourna et tendit son autre main Mric. Bientt, la chane fut complte Flint une extrmit et Tolchuk lautre. Le vieux loup de mer hocha la tte. Ne vous lchez surtout pas la main avant que nous soyons passs. Je ne sais pas exactement quel endroit de lle nous atterrirons. Seul un matre mage peut manipuler ces cls avec prcision. Alors, tenez-vous prts tout ! Pivotant face la cascade, il brandit le poing de fer et savana. Comme il approchait du rideau liquide, la surface de celui-ci se fit vitreuse. Puis elle devint aussi limpide que du cristal. De lautre ct, la baie et ltalon ple avaient disparu. - 527 -

Les compagnons ne voyaient que des btiments de brique blanche et des tours qui semblaient monter jusquaux nuages. La cit de Valloa ! Flint les entrana travers la cascade comme sil franchissait un portail ordinaire. Il passa le premier, suivi par Elena et par Joach. Le jeune homme sattendait tre douch, cras par le poids des trombes deau. Au lieu de a, il ne sentit quun lger picotement sur sa peau avant de se retrouver une fois de plus sur lle de Valloa. Mais, comme il mergeait lair libre, lillusion de silence se brisa. Ses oreilles furent assaillies par le fracas de la bataille. Joach frmit. De la fume lui piquait le nez, et le rugissement des dragons mourants se rverbrait sur les pierres cuites par le soleil tout autour de lui. En un pas, il venait de pntrer au cur dun maelstrm. Jetant un coup dil derrire lui, Joach vit Tolchuk merger du portail la suite de Mama Freda. Le rideau transparent scintilla et svanouit derrire eux. Ils se tenaient au milieu dune place quelconque, dans lun des niveaux suprieurs de la cit. Pas trs loin au-dessus deux, Joach apercevait les crneaux et les tours de son ancienne prison, limmense difice de Valloa. cette vue, son cur tressaillit. Comment ses compagnons et lui allaient-ils infiltrer cette forteresse massive ? Tandis quil la dtaillait, Joach eut limpression que quelque chose clochait. Il mit un moment raliser de quoi il sagissait. En frissonnant, il tendit un doigt. Larbre ! scria-t-il. Le koakona a disparu ! Les branches mortes du puissant emblme de Valloa auraient d stendre au-dessus de ldifice pour le coiffer telle une couronne. Mais, au-dessus de la cour centrale, il ny avait plus rien. Avant que Joach puisse raliser la porte de cette disparition, une voix aigu et sifflante sleva langle dune maison dcrpite. Vous en avez mis du temps ! Joach fit volte-face. Des skaltum jaillissaient de toutes les rues qui dbouchaient sur la place. Derrire les innombrables fentres des btiments alentour, des visages ples observaient - 528 -

les intrus, dvoilant leurs crocs effils en un sourire cruel. Les compagnons staient jets tout droit dans une embuscade. Un dmon norme savana. Joach nen avait encore jamais vu daussi gros. La crature dplia ses ailes, renversant un pilier antique qui se brisa en heurtant le sol. Puis elle se pencha vers ses proies. Vous ne pourrez vous en prendre qu vous si lattente a aiguis notre apptit. Le bras de Sy-wen la brlait, mais la jeune fille ignora la douleur. Ce ntait pas elle qui avait t blesse : ctait Ragnark. Elle jeta un coup dil laile droite de sa monture. Ils volaient un peu trop prs dune des tours de la cit quand celle-ci avait soudain explos dans une gerbe de flammes. La pluie de braises et de dbris avait pris le dragon par surprise. Seuls un plongeon et un virage serr les avaient prservs de lannihilation. prsent, la membrane de laile droite de Ragnark sornait de cloques sur une large bande. Dcrivant une longue courbe, le dragon sloigna de la cit afin de rejoindre la flotte drerendi. Des archers ennemis lui dcochrent des flches. Il volait trop haut au-dessus de leurs navires pour que les projectiles puissent latteindre, mais pour combien de temps encore ? Son aile blesse faiblissait, et il ne cessait de perdre de laltitude. En contrebas, le chaos stait empar de la flotte drerendi. Les navires de guerre des Sanguinaires se faisaient harceler par une nue de bateaux plus petits. Tels des rmoras accrochs des requins, ces derniers staient attachs leurs flancs au moyen de grappins et dchelles dabordage. Une bataille acharne faisait rage sur les ponts et dans les grements. Des cris et des ordres rsonnaient de toutes parts. Des flches filaient au-dessus des vagues certaines enflammes, dautres empoisonns. Tout ntait pourtant pas perdu. Entre les bateaux, locan tait hostile aux dfenseurs de Valloa. Les merai et leurs montures jaillissaient des flots pour semer la panique parmi eux. Les griffes et les crocs des dragons dchiquetaient bois et - 529 -

chair sans distinction. Partout, des coques prenaient leau, et les berserkers qui tombaient la mer finissaient dans lestomac des dragons. Mais mme les merai ntaient pas en scurit dans leur propre territoire. Des cratures tentacules semparaient des montures et des cavaliers imprudents. Le pire de la bataille sous-marine faisait rage aux abords de la cit engloutie. Un Lviathan pareil une montagne gisait au milieu dun grouillement de cphalopodes occups le tailler en pices. Leurs tentacules ples sacharnaient sur lui ; de loin, on aurait dit quil drivait dans un ocan de flammes blanches et clignotantes. Plusieurs dragons luttaient pour le librer, mais, malgr la distance qui les sparait, Sy-wen voyait bien que la mastodonte ne survivrait pas ses blessures. Les eaux de Valloa taient dsormais rouges de sang. paves et cadavres bouchaient les troits canaux de la cit engloutie. Se secouant pour chasser la douleur, Sy-wen envoya un message mental Ragnark. Il faut absolument regagner le Cur de dragon ! Le dragon tourna lgrement la tte pour la fixer dun il noir cristallin. Je ne te dcevrai pas, ma Lie. Handicap par son aile blesse, il donna un coup de reins pour reprendre de laltitude. Sy-wen se pencha sur son encolure et caressa ses muscles bands comme pour lui communiquer un peu de sa propre vigueur. Ils devaient rejoindre le haut matre de quille. Kast, chuchota Sy-wen. Si tu mentends, prte ta force Ragnark. Jai besoin de vous deux. Elle savait bien que le Sanguinaire navait plus conscience de rien quand il cdait sa place au dragon. Mais son cur brlait de lentendre. puise par une journe de vol et de combats, elle sautorisa fermer les yeux. Le sifflement du vent dans ses oreilles attnuait le tumulte de la bataille et le transformait en un grondement sourd et indistinct. Kast, entends-moi, implora-t-elle silencieusement. Et une rponse lui parvint. Sy-wen naurait su dire si elle venait delle-mme ou du dragon leurs esprits ne faisaient - 530 -

plus quun, lui semblait-il. Je suis l. De surprise, la jeune fille rouvrit les yeux. Kast ? Nous sommes l tous les deux, ma Lie. Ctait la voix mentale de Ragnark. Mais comment est-ce possible ? smerveilla Sy-wen. Je crois quaprs que lclair eut touch Ragnark la frontire entre nous deux sest brouille, rpondit Kast. Dsormais, je vois ce quil voit, mais un peu comme si ctait un rve. Et tu peux me parler ? Cest dur pour Ragnark de my autoriser. a amoindrit le contrle quil exerce sur son propre corps. Sy-wen perut la confirmation silencieuse, presque embarrasse, du dragon. Ragnark dtestait admettre ses faiblesses. Dans ce cas, nous devons mettre un terme cette conversation. Ragnark va avoir besoin de toutes ses forces pour atteindre le Cur de dragon. Nous devons parler au haut matre de quille. Je sais. Jai vu. Ragnark ne ma laiss prendre la parole que pour te redonner du courage. Il voulait que tu saches que ; moi aussi, jtais l. Il a peru ton dsespoir et il a cherch le soulager, ft-ce ses propres dpens. Sy-wen caressa le flanc de sa monture. Ragnark lui renvoya une sensation de chaleur. Vous tes vraiment mes Lis. Tous les deux. Je dois y aller. Que les dieux veillent sur vous. La flotte doit tre mise au courant de ce que vous savez. Sy-wen sentit Kast se retirer. Ragnark parut reprendre un peu de vigueur ; une chaleur intense manait de son corps. Il inflchit sa trajectoire vers la bataille en contrebas. Malgr la fume qui troublait sa vision, il apercevait les trois mts du Cur de dragon dans le lointain. Le navire amiral demeurait larrire de la flotte drerendi, que le haut matre de quille dirigeait laide dun cor et de pigeons. Pour linstant, lissue de laffrontement demeurait incertaine. - 531 -

Aucune des deux forces ne voulait cder de terrain. Mais les combattants des tnbres finiraient par triompher si Sy-wen ne parvenait pas atteindre le Cur de dragon. Sa reconnaissance des dfenses ennemies avait rvl deux lments cruciaux, des informations qui devaient absolument tre communiques aux Sanguinaires. Dabord, Ragnark avait dcouvert plusieurs nids de skaltum dans la cit dserte. Les cratures avaient t difficiles reprer, car elles fuyaient la lumire du jour. Mais lodorat aiguis du dragon avait fini par les dbusquer. Sy-wen estimait que deux, sinon trois autres lgions entires se tenaient en rserve sur lle. Elle serra les dents. Dire que ces monstres taient encore si nombreux ! Elle avait espr que la bataille dans la sargasse aurait rduit leur nombre de manire plus dramatique. Agir vite tait donc plus ncessaire que jamais. Les Drerendi devaient atteindre Valloa et dbarquer avant le coucher du soleil. Sils parvenaient prendre pied sur lle, ils pourraient utiliser les btiments dcrpits et les tours inclines pour se protger contre les skaltum. En mer, sur le pont dcouvert de leurs navires, ils seraient trop vulnrables une attaque des cratures ailes. Mais la prsence de plusieurs lgions de skaltum ntait pas la pire nouvelle que Sy-wen apportait au haut matre de quille. La jeune fille regarda le Cur de dragon se rapprocher. Ils devaient faire vite. Je dois descendre, dit Ragnark. La douleur pulsa plus fort dans le bras droit de Sy-wen. Se maintenir une telle altitude sapait les forces du dragon, dj bien entames par sa blessure et par la fatigue du vol. Peu importe, du moment que tu nous amnes destination. Finis la nage sil le faut. Comme ils plongeaient vers la scne de bataille, celle-ci parut se prcipiter vers eux. Bientt, les ailes de Ragnark frlrent le sommet des mts. Ils se trouvaient dsormais porte des flches ennemies, dont beaucoup visaient le ventre du dragon mais, par chance, rebondissaient sur ses cailles sans lui faire le moindre mal. En quelques puissants battements dailes, ils dpassrent le - 532 -

plus gros des deux flottes engages dans un corps corps meurtrier et, filant ras de leau, se dirigrent vers le Cur de dragon. Ragnark dut lutter afin de reprendre le peu daltitude ncessaire pour franchir le bastingage du navire. Il scrasa plus quil natterrit sur le pont. Ses griffes argentes mordirent dans les planches, et son aile droite blesse percuta un mt. Une lance de douleur transpera le bras de Sy-wen. Enfin, ils simmobilisrent. Tandis que Ragnark saffaissait lourdement, Sy-wen se redressa et appela : Du sang de dragon ! Apportez-en tout de suite ! Elle nosait pas inverser lenchantement et faire revenir Kast, pas alors que Ragnark tait aussi mal en point. Les marins qui avaient dtal pour ne pas se faire craser par le dragon sortirent de leur cachette. Depuis le pont arrire, le haut matre de quille leur ordonna dobir Sy-wen. Deux dentre eux firent htivement rouler un tonneau vers Ragnark. prsent quils ne volaient plus, Sy-wen captait lodeur de chair brle qui manait du dragon. Elle lutta pour ravaler sa nause. Lodeur disait clairement que les dgts taient profonds plus encore que la douleur. Sy-wen jeta un coup dil laile droite de Ragnark. L o les dbris enflamms avaient touch le dragon, ses cailles noires avaient vir au blanc, et un fluide jauntre suintait entre elles. Sy-wen apercevait mme du cartilage travers les tissus dchirs. Douce Mre, elle navait pas ralis que ctait si grave. Comment Ragnark avait-il russi parcourir une telle distance ? La rponse ne tarda pas venir. Pour toi, ma Lie Je ne pouvais pas te dcevoir. Sy-wen se pencha en avant et serra trs fort le cou de Ragnark. Puis elle se redressa. Les deux marins venaient de redresser le tonneau devant le museau du dragon. Le haut matre de quille en personne savana, une hache la main. Dun coup prcis, il fendit le couvercle. Bois ! Ragnark ne se le fit pas dire deux fois. Lodeur du sang - 533 -

lexcitait. En Sy-wen, la soif balaya presque la douleur. Ragnark inclina la tte et but avidement. Quelques instants plus tard, le tonneau tait vide. Les vertus curatives du sang de dragon firent effet aussitt. Les pulsations du bras de Sy-wen sestomprent comme si quelquun venait de jeter un seau deau froide sur la brlure. La jeune fille soupira de soulagement. Du museau, Ragnark repoussa le tonneau. Il ten faut encore ? demanda Sy-wen voix haute. Non. Ragnark est costaud. Le sang dun minuscule dragon lui a suffi. Sy-wen grimaa. Le dragon retrouvait son arrogance coutumire. Ctait bon signe. Dans ce cas, je dois aller mentretenir avec mes semblables, mon robuste Li. Ragnark lui envoya un ricanement mprisant, comme sil tait bien au-dessus de ces proccupations triviales. Avec un sourire amus, Sy-wen se laissa glisser terre. Ses jambes taient si engourdies par toute une journe de vol quelle faillit scrouler. Mais elle parvint se reprendre avec laide du haut matre de quille, qui lui tendit les bras pour la soutenir. Merci, lui chuchota-t-elle. La main toujours pose sur le flanc du dragon, elle pivota vers Ragnark. prsent, repose-toi, mon Li. Reviens vite. (Ragnark tourna la tte vers elle et la poussa gentiment du bout du museau.) Ton odeur me manquera. La tienne aussi, rpondit Sy-wen voix haute en tant sa main. Le haut matre de quille et elle reculrent tandis qui lenchantement sinversait. Il y eut une explosion de griffes argentes et dcailles noires, puis un tourbillon qui se rsorba jusqu ne laisser quun homme nu accroupi sur le pont. Kast se redressa et fit un pas chancelant. Son bras droit tait rouge vif de lpaule jusquau poignet. Mais, alors mme que Sywen se prcipitait vers lui, la brlure sestompa et vira au rose. La jeune fille tomba dans les bras du Sanguinaire pendant que le haut matre de quille faisait signe un marin dapporter une - 534 -

chemise et un pantalon. Sy-wen sentit la chaleur de la peau nue de Kast contre sa joue. Elle aurait voulu rester indfiniment dans ses bras, mais lurgence de la situation len empchait. Bien trop vite son got, elle se dgagea. Ton odeur ma manqu aussi, lui chuchota Kast loreille. Sy-wen leva les yeux vers lui, et ses joues senflammrent. Kast lui donna un baiser profond. Les genoux de la jeune fille cdrent sous elle, mais les bras robustes du Sanguinaire taient l pour la retenir. Puis un marin savana, des vtements dans les bras. Kast caressa une dernire fois la joue de Sy-wen avant de sarracher elle regret. Tout en enfilant son pantalon, il lana au haut matre de quille : Nous devons prvenir le reste de la flotte. Des lments nouveaux ne vont pas tarder entrer en jeu ; nous devons tre prts. Venez, ordonna le haut matre de quille lorsque Kast fut habill. Nous allons nous retirer dans ma cabine. Jaimerais que Bilatus entende ce que vous avez dire. Kast acquiesa. Il passa un bras autour des paules de Sywen, et, ensemble, les deux jeunes gens suivirent le haut matre de quille sur le pont infrieur. Sy-wen remarqua que la bataille semblait avoir rendu toute sa vigueur au colosse vieillissant ; celui-ci marchait dun pas presque bondissant, et ses yeux brillaient dexcitation. Dans sa cabine, ils trouvrent le chaman ventripotent pench sur des atlas et des cartes. Bilatus releva sa tte chauve. La chaleur de la pice lui rosissait les joues. Il repoussa sa chaise avec un petit grognement. Matre Kast, matresse Sy-wen, jignorais que vous tiez revenus. Le haut matre de quille se dirigea vers lui. Tu nas pas entendu le dragon scraser sur le pont et les ntres courir dans tous les sens ? Lair penaud, Bilatus dsigna la table qui disparaissait sous les documents. Quand jai le nez dans mes livres, le monde pourrait - 535 -

scrouler autour de moi sans que je men aperoive. Le haut matre de quille lui donna une tape bon enfant sur lpaule. Je ne voudrais pas quil en soit autrement. Tel est le rle du chaman. Tu toccupes de tes parchemins et tu nous laisses manier lpe. Il alla se percher sur un tabouret, faisant signe Kast et Sywen de prendre les deux fauteuils prs de ltre. Mais sitt les jeunes gens assis, il se releva dun bond et se mit faire les cent pas, comme si son nergie bouillonnante lui interdisait de rester immobile. Sy-wen sentit quil brlait de regagna le pont, de retrouver la fume et le fracas de la bataille. Alors, quelles nouvelles mapportez-vous ? Kast jeta un coup dil Sy-wen, qui lui fit signe de rpondre. Rapidement, il relata leur dcouverte des lgions de skaltum tapies dans les ruines de la cit. Au coucher du soleil, ils sortiront de leur cachette pour nous attaquer. Nous devons prendre lle avant quils puissent senvoler. Nous aurons besoin du couvert des btiments pour nous dfendre convenablement contre eux. Pendant que Kast parlait, le haut matre de quille avait ralenti. Lorsquil se tut, le colosse sarrta. La flamme dans ses yeux avait considrablement diminu. Ce sont de bien mauvaises nouvelles, commenta Bilatus depuis la table. Selon vous, pour survivre, nous devons donc concentrer toutes nos forces en un assaut frontal sur le port de Valloa. Le haut matre de quille serra les poings. Nous devons faire plus que survivre, grogna-t-il. Nous devons gagner. Le Seigneur Noir ne nous laissera pas rchapper dune semi-victoire. Si nous ne nous emparons pas de cette le, il ne restera plus un seul ocan sr pour les Drerendi. (Il se remit faire les cent pas.) Vous nous avez apport des informations vitales. Je dois prvenir les autres matres de quille et rorganiser nos forces. Il se dirigea vers la porte, mais Sy-wen larrta. Ce nest pas tout. Nous avons encore quelque chose vous dire. - 536 -

Le colosse pivota vers la merai. Ses yeux flamboyaient de plus belle. Sy-wen comprit quelle avait affaire un vritable guerrier, quelquun pour qui les mots et la stratgie comptaient bien moins que le tranchant dune lame. Quoi donc ? Sy-wen dglutit et dbita trs vite : Nous avons pris le risque de survoler la forteresse pour voir si lennemi tenait dautres surprises en rserve. Le grand arbre qui se dressait dans la cour centrale a t abattu ; des hommes taient en train de dbiter ses branches la hache. Et alors ? Ce fut Kast qui rpondit. Cet arbre a toujours t un puits dnergie magique. Je trouve a louche quils aient dcid de labattre justement aujourdhui. Sy-wen acquiesa. En outre, une jeune fille tait enchane sur la souche, les membres en toile. Des mages noirs faisaient cercle autour delle, et ils chantaient. Le feu mourut dans les yeux du haut matre de quille comme celui-ci ralisait o ses interlocuteurs voulaient en venir. Ils essaient dinvoquer quelque malfice pour nous mettre en chec. Oui. Il faut donc prendre le port, mais nous tenir prts repousser des attaques surprises. Je crains que le pire reste encore venir, dclara Kast. Le haut matre de quille hocha la tte, lair grave. Cette fois, quand il se dirigea vers la porte, ce fut avec plus de hte que dexcitation. Je dois alerter le reste de la flotte. Il tendait la main vers la poigne lorsque des coups frntiques retentirent depuis le couloir. Monsieur ! Vous devez monter sur le pont ! Il se passe quelque chose ! Le haut matre de quille jeta un coup dil Kast et Sy-wen par-dessus son paule. Dans ses yeux, linquitude avait remplac les flammes. Bilatus et les deux jeunes gens se levrent pour le suivre. Dans leur prcipitation, ils faillirent - 537 -

renverser le Sanguinaire qui tait descendu les prvenir. En mergeant sur le pont, Sy-wen comprit aussitt de quel ct venait la menace. Tous les marins regardaient lle et tendaient le doigt vers le nord de celle-ci. Sy-wen se rua vers le bastingage avec les autres. Un silence pesant tait tomb sur le champ de bataille, comme si les belligrants retenaient leur souffle. Au loin, le soleil couchant dcoupait nettement les contours de Valloa. Un norme faisceau noir slevait depuis la forteresse qui couronnait le pic central une colonne de tnbres qui ne ressemblait nullement de la fume. On aurait plutt dit un feu de signalisation, une lance de lumire malfique jaillie des profondeurs de quelque abysse infernal. Quest-ce que cest ? demanda le haut matre de quille. Personne ne rpondit. Sous leurs yeux, la colonne sinclina vers louest comme une tour sur le point de tomber. Douce Mre, non, gmit Sy-wen. Elle devinait que le sinistre pilier avait jailli de la souche du koakona, que les derniers vestiges de magie blanche de larbre avaient t pervertis afin de lui donner naissance. Le faisceau obscur continua basculer vers le soleil couchant. Ils ne peuvent pas dtenir un tel pouvoir, marmonna Kast, hagard. Quelques instants plus tard, lextrmit de la colonne spanouit telle une rose rpugnante et se mit dverser sur lhorizon ses tnbres pareilles de lencre. Un crpuscule surnaturel sabattit sur locan. Sy-wen navait vu ce genre de lumire quune seule fois, lors dune clipse de soleil survenue quand elle tait enfant. Ce ntait ni la nuit ni le jour, mais une sorte de pnombre qui accablait lesprit comme la pression des grands fonds accablait le corps. Ils nous drobent le soleil, constata Bilatus. Mais pourquoi ? Sy-wen le savait. Elle reporta son attention sur lle. Voil pourquoi, marmonna-t-elle en tendant un doigt. Kast, Bilatus et le haut matre de quille pivotrent pour - 538 -

regarder dans la direction quelle indiquait. Par-del les vagues de locan, une nouvelle menace venait dapparatre. Des hordes de cratures ailes slevaient au-dessus de la cit, tel un brouillard blme. Et elles se dirigeaient vers la flotte drerendi. Les skaltum ont pris leur envol, commenta Sy-wen. Dans ce cas, nous arrivons trop tard, dit le haut matre de quille.

- 539 -

23

Au cur de Valloa, Elena se tenait au centre dun maelstrm de pouvoir. La magie brute chantait dans son sang, mais ctait un air quelle connaissait. Sans se laisser troubler, elle pliait les filaments dnergie sa volont, projetant des lances de feu glacial dans toutes les directions. Les flammes bleues qui tourbillonnaient autour delle formaient un cran assez dissuasif. Personne nosait lapprocher. Ds que les skaltum avaient rvl leur prsence, Elena stait entaill les deux mains pour attaquer la premire. Ses compagnons avaient suivi son exemple. Pendant quelle dcochait des rafales de feu glacial, figeant et ralentissant les dmons, les autres avaient frapp, chacun sa faon. Son bton dj chang en arme de sang, Joach suivait avec aisance le rythme de sa sur. Tout skaltum congel par Elena se voyait aussitt fracass par le talisman du jeune homme. De son ct, Tolchuk maniait le Trysil comme une femme de chambre et mani un balai. Guid par Flint, il ouvrait une brche dans les rangs ennemis. Il ne faut pas rester ici ! hurla Flint en faisant tournoyer son pe. La nuit ntait pas encore tombe, si bien que les skaltum demeuraient vulnrables aux armes ordinaires. Mais leur force, leur rapidit et leurs griffes empoisonnes en faisaient tout de mme des adversaires redoutables. Mama Freda dansait dans lombre de logre. Grce au pouvoir de son lixir, la frle vieillarde stait change en tourbillon meurtrier. Aide par la vue perante de son familier, elle bombardait lennemi de flchettes empoisonnes. Mric se tenait de lautre ct dElena, faisant pendant la jeune femme avec son propre maelstrm de pouvoir. Ses - 540 -

bourrasques empchaient les skaltum dattaquer depuis les airs. De puissantes rafales semparaient des cratures ailes et les envoyaient heurter les tours voisines ou scraser sur la chausse de pierre. Pendant que les autres se battaient, Elena tudiait leurs adversaires depuis sa toile de magie. La fureur de leur assaut initial avait pris les skaltum par surprise. Mme si Elena tait certaine quon les avait prvenus de se mfier deux, ils navaient encore jamais eu affaire quiconque capable de leur donner du fil retordre. Ils avaient probablement compt sur leur nombre pour intimider les intrus. Leur arrogance allait leur coter trs cher. La premire fois quElena avait frapp avec sa magie, le chef du groupe avait fui, visiblement paniqu. Privs de ses instructions, les autres avaient continu se battre sans conviction ni coordination, et les compagnons dElena navaient pas eu trop de mal les maintenir distance. Mais lnorme skaltum tait en train de se ressaisir. Comme le choc initial sestompait, il se mit siffler des ordres pour rallier ses forces. Ctait maintenant que a devenait dangereux. Elena dtailla ce qui restait de la horde. Ses compagnons et elle avaient ouvert une troue de destruction, mais la place grouillait encore de cratures. Dautres attendaient, perches sur les fentres et les corniches des btiments alentour. Flanqu par ses subalternes, le chef se dirigea vers le minuscule groupe des intrus. Si quelque chose ne survenait pas trs vite pour renverser la situation, Elena et ses amis allaient se faire submerger. La jeune femme ntait pas la seule stre rendu compte que leur position tait dsespre. El, siffla Joach. Libre le sort spectral. Disparais et fuis. Elena savait que, si elle faisait cela, les skaltum massacreraient ses compagnons. Pas encore, rpondit-elle. Elle leva sa main droite, celle dont la Rose lui avait t confre par la lumire spectrale. Mme si elle refusait dutiliser son clat pour devenir invisible, il lui restait un autre pouvoir en rserve : celui du feu spectral. Elle navait pas encore conjur la magie des esprits parce quelle hsitait sur le meilleur usage en - 541 -

faire. Mais prsent Levant les yeux, Elena croisa le regard du chef de la horde. La grimace de celui-ci slargit. Une langue rouge sinueuse darda entre ses crocs et senroula sur elle-mme, tel un serpent affam. Soudain, trs haut au-dessus de la place, un pilier de tnbres jaillit du chteau qui couronnait le pic central de Valloa. Tous sentirent la brusque explosion de magie les hommes comme les dmons. On aurait dit que la foudre venait de frapper non loin. Un picotement lectrique hrissa les poils dElena sur ses avant-bras. Tous les regards, y compris celui du chef des skaltum, se tournrent vers le geyser dnergie obscure. Lorsque lnorme crature reporta son attention sur Elena et les autres, une lueur amuse brillait de nouveau dans ses yeux. Elle savana, ses griffes postrieures ouvrant des sillons dans la pierre de la chausse. Elena savait que ctait sa seule chance. Levant sa main gauche, elle tarit son flot de feu glacial et mergea de son cocon de flammes bleues. Intrigu par ce brusque changement de stratgie, le chef des skaltum ralentit. Elena fit un pas vers lui. Les cratures qui le flanquaient se dandinrent nerveusement. Elena leva sa main droite Comme elle se concentrait, des flammes argentes jaillirent de sa paume entaille pour danser le long de chacun de ses doigts. Le chef des skaltum parut peu impressionn. Toute la magie du monde ne suffira pas nous arrter, petite. Tu mourras, et je dvorerai personnellement ton cur. Faux, dmon. Cest moi qui dvorerai le tien, rpliqua froidement Elena. Elle tendit le bras. Du feu jaillit de ses doigts, formant des griffes dnergie argente qui transpercrent la poitrine du skaltum. Une expression choque sinscrivit sur le visage de lnorme dmon. Celui-ci baissa les yeux vers les griffes de flammes plantes dans son torse. Sa peau ne brlait pas. Renversant la tte en arrire, il clata de rire. Apparemment, ta magie ne peut rien contre moi, - 542 -

sesclaffa-t-il. Encore faux, dit calmement Elena. Et elle ferma sa main tendue pour en faire un poing. Un spasme parcourut le skaltum. Elena ramena vivement son bras en arrire, arrachant lesprit de la crature son corps. La carcasse du monstre scroula sur la chausse avec un cliquetis dossements. Ne resta debout quun fantme en forme de skaltum, dcoup par la lumire du feu spectral. Lesprit prisonnier se dbattit dans la poigne flamboyante de la magie dElena. Les skaltum les plus proches sparpillrent. Couinements apeurs et bruits de pas prcipits rsonnrent tout autour des compagnons. Au-dessus de leur tte, dautres cratures effrayes senvolrent de leur perchoir. Au bout de quelques instants, lesprit de leur chef cessa de se dbattre. La magie de la sorcire lavait pli sa volont. Propage mon influence, siffla Elena, imitant sa faon de parler. Elle ouvrit sa main. Des ailes de feu argent se dployrent dans le dos de la crature spectrale. Celle-ci pivota et bondit sur son plus proche voisin, plongeant une patte lintrieur de sa poitrine pour en arracher son esprit. prsent, deux fantmes anims par le feu dElena se tenaient sur la place. Ils se jetrent sur les autres skaltum. Face cette incomprhensible magie, les cratures prives de chef paniqurent. Certaines tentrent dattaquer, mais furent rapidement limines par les compagnons dElena. La plupart des autres se contentrent de fuir. Celles qui hsitrent trop longtemps succombrent au feu spectral, Comme avec les ravageurs, la magie dElena se propageait dans les rangs adverses ainsi quun incendie dans de lherbe brle par le soleil. Bientt, la place et les rues environnantes furent jonches de carcasses de skaltum. Des clairs de feu spectral jaillissaient encore dans le lointain, indiquant les endroits o les chiens de chasse dElena venaient de rattraper un de leurs frres vivants. Satisfaite, Elena rappela sa magie avant que les fantmes drainent trop de son pouvoir. Les quelques cratures argentes - 543 -

encore visibles svanouirent, telles les flammes de bougies entirement consumes. Les skaltum taient suffisamment affaiblis et parpills ; Elena avait moins besoin de son arme spectrale que de conserver des forces pour les autres batailles venir. Flint se dirigea vers elle. Beau travail. Cette fois, je croyais vraiment quon tait perdus. Elena ignora le compliment. Comment les skaltum ont-ils su que le portail souvrirait cet endroit prcis ? senquit-elle sur un ton souponneux. Je croyais que la destination tait alatoire Flint frona les sourcils. Erril ayant t captur, jimagine que le Seigneur Noir a eu vent de lexistence de notre cl. Il aura tendu un filet magique pour prendre notre portail dans ses rets et nous conduire tout droit vers ce nid de monstres. Contrarie, Elena leva les yeux vers le ciel. Elle dtestait penser quErril ait pu les trahir, ft-ce de cette faon. Elle aurait prfr croire que ctait Flint qui les avait dlibrment conduits dans un pige. Tandis quelle mditait les paroles du vieil homme, une colonne de tnbres se mit dvorer le soleil. Une pnombre malsaine se rpandit sur la cit. Quest-ce que cest ? demanda Elena. Flint se gratta la tte. Peut-tre un moyen daider protger le reste des skaltum. Dempcher la lumire du jour daffaiblir leurs protections. Comme pour lui donner raison, plusieurs lgions de skaltum senvolrent depuis leurs perchoirs travers toute la cit. Le nombre des cratures tait affolant. Joach rejoignit sa sur et Flint. Nous ne devrions pas rester dcouvert. Je nai aucune envie de ritrer cette bataille. Les autres marmonnrent leur assentiment. Lentre secrte des catacombes se trouve encore assez loin, rvla Flint. ltage suprieur de la cit, juste sous - 544 -

ldifice. Je pense que nous avons encore une bonne lieue de marche devant nous. Il faut nous dpcher. Il les entrana vive allure, leur faisant monter des escaliers et enfiler des ruelles troites. Le dcor urbain qui soffrait leurs yeux tait la fois grandiose et mlancolique. Partout se dressaient des statues aussi hautes que des tours. Certaines avaient rsist au passage du temps sans broncher ; dautres gisaient renverses et en miettes. un moment, les compagnons durent se faufiler sous les doigts de pierre dune main massive qui stait dtache et crase sur le sol. Ils longrent des zones o la mer sinfiltrait entre les pavs, changeant des quartiers entiers en marcage. Comme ils longeaient un de ces secteurs inonds, ils aperurent une norme crature caparaonne qui nageait dans leau saumtre envahie par les algues. Songeant au krocan rencontr dans les Terres Inondes, Elena frissonna. Les compagnons firent un large dtour. Mais, pour lessentiel, la cit se composait de maisons et de btiments obscurs, abandonns depuis belle lurette. Le vent sengouffrait dans les tours vides en gmissant tel un fantme. Elena avait du mal imaginer que cet endroit ait t habit jadis. Pourtant, Valloa avait d abriter plusieurs centaines de milliers de personnes. Des larmes montrent aux yeux de la jeune femme. a lui faisait mal de voir tout ce que son peuple avait perdu. Enfin, Flint prit la parole, rompant le charme trange qui stait abattu sur le groupe cette impression que le temps avait suspendu son vol. a a doit tre juste devant, haleta le vieil homme, essouffl par leur longue course travers la cit. droite au prochain Il venait de tourner au coin dun btiment en forme de tulipe quand il trbucha et simmobilisa. Ses compagnons le suivaient de trop prs pour sarrter aussi vite. Ils faillirent tous scrouler les uns sur les autres. Dans la rue perpendiculaire, une escouade de vingt cratures trapues montait la garde. Chacune delles portait une armure qui la recouvrait de la tte aux pieds et, bien que dune taille - 545 -

infrieure celle de Joach, devait peser aussi lourd que Tolchuk. Elena neut pas de mal les identifier. Des nains. De toute vidence, les soldats les attendaient : ils avaient baiss la visire de leur casque et tenaient dj leur hache la main. Ils laissrent les intrus approcher sans bouger. Aucun deux ne leva ft-ce le petit doigt, comme sils taient eux aussi des sculptures de bronze et dacier. Elena sentait quils ne paniqueraient pas aussi facilement que leurs allis ails. Leur regard froid, qui ne cillait pas, lui disait quils combattraient tous jusqu leur dernier souffle. Et, comme les nains possdaient deux curs, ils seraient difficiles tuer. cartant ses compagnons, Elena savana. Elle avait lintention de conjurer sa magie, mais Flint la retint. Non. Ils portent des armures contre-sorts. Tu vois comment elles brillent ? En observant les nains plus attentivement, Elena remarqua le scintillement huileux, aux teintes de larc-en-ciel, qui recouvrait leur plastron et leurs jambires. Maintenant que Flint avait attir son attention sur celles-ci, elle pouvait presque humer la magie qui en manait. Contre-sorts ? Cest--dire ? Jai lu pas mal de vieux rcits de batailles contre des nains. Apparemment, leurs armures sont forges laide de charmes de protection lmentaux. Fais bien attention ce que tu lances sur elles, Elena. Elles peuvent dissiper la magie ou la retourner lenvoyeur. Les sourcils froncs, Elena hsita. O se trouve lentre des catacombes ? demanda-t-elle Flint. Au bout de cette rue, rpondit le vieil homme. Elena plissa les yeux. Dcidment, les mages noirs, semblaient connatre tous leurs dplacements lavance. En tant quancien membre de la secte dHifai, il tait tout fait possible que Greshym se souvienne de cet accs aux catacombes et quil ait post des gardes devant. Pourtant, Elena ne pouvait lutter contre les soupons qui avaient envahi son esprit. - 546 -

Sans se retourner, elle sut que ses compagnons attendaient quelle agisse. Ils taient trop peu nombreux pour survivre une bataille de muscles et dacier contre une vingtaine de nains. Quel autre choix soffrait eux ? Tandis quelle tudiait leurs adversaires, Elena se remmora une ancienne leon, une chose quelle avait entendu son pre dire Joach autrefois : certaines batailles se remportent avec de lintelligence plutt quavec une lame ou avec les poings. Au vu des forces en prsence, cette bataille-ci devait faire partie du lot. Les compagnons navaient quun seul espoir. Si Elena parvenait affaiblir la noire dtermination de ces gardes, son groupe survivrait peut-tre la confrontation. Pour avoir rencontr Cassa Dar, la jeune femme savait que les nains taient jadis un peuple noble. Seul le contact corrupteur du Seigneur Noir avait empoisonn leur cur et pli leur esprit linique volont du Gulgotha. Le feu spectral dElena ne parviendrait peut-tre pas librer leur me souille comme il avait libr celle des skaltum, mais quelque chose dautre dtenait le mme pouvoir, une chose qui possdait sa propre magie : la mmoire. Sans quitter les nains du regard, Elena appela : Tolchuk, Mric, venez l. Ses deux compagnons savancrent. Elena toucha lpaule de Tolchuk. Lve le Trysil au-dessus de ta tte pour quils puissent le voir. Logre obtempra. Elena reporta alors son attention sur Mric. mon signal, pourras-tu conjurer un clair qui ira frapper le Trysil ? Oui, mais faute dune tempte naturelle, il va me falloir quelques instants de prparation. Alors, commence tout de suite. (Elena fit un pas vers les gardes et haussa la voix.) Je vous ordonne de dposer les armes. Oseriez-vous faire obstacle votre propre salut ? Comme elle sy attendait, elle ne reut pas de rponse. Elle fit signe Tolchuk de savancer. Ne reconnaissez-vous pas cette relique ? Avez-vous oubli - 547 -

votre hritage ? Levant le bras gauche, elle illumina le marteau grav de runes laide de son feu glacial. Larme semblait dsormais irradier. Quelques-uns des nains du premier rang sagitrent : lun deux baissa mme sa hache. Elena savait quils ne pouvaient pas manquer de reconnatre le Trysil le marteau de tonnerre de leur peuple, symbole chri de leur pass. Mais sa vue suffirait-elle affaiblir lemprise que le Seigneur Noir exerait sur eux ? Lapparition de Linora avait bris les chanes obscures de Rockingham et libr le golem. En irait-il de mme avec le Trysil et les gardes nains ? Le marteau de guerre tait-il un symbole assez puissant ? Et, dans le cas contraire, comment Elena pouvait-elle y remdier ? Un des gardes se dtacha de lescouade. Vous essayez de nous berner avec des illusions, lana-t-il dune voix dure. Le Trysil est perdu depuis des sicles. Non. En cette nuit, le pass revit. De son autre main, Elena fit signe Mric de savancer. Lelphe parut comprendre ce quelle attendait de lui. Il contourna la silhouette massive de Tolchuk, sa magie faisant onduler sa chemise et son large pantalon. Forg par les elphes, le Trysil fut offert en cadeau votre peuple. Le chef des nains recula, les yeux carquills derrire sa visire. Un chevaucheur de temptes ! Oui. Il en tait ainsi autrefois, et il en est ainsi aujourdhui. Souvenez-vous de qui vous tiez jadis ! Le marteau a le pouvoir de briser lbne et lemprise du Seigneur Noir ! Permettez-lui de vous librer de vos chanes ! Laissez-nous passer et ouvrez votre cur la possibilit que votre royaume retentisse de nouveau du rugissement de vos forges ! Rappelez-vous votre pass ! Elena adressa un signe de tte Mric. Un clair sabattit du ciel crpusculaire et alla frapper la tte du marteau brandi par Tolchuk. Un grondement de tonnerre se rpercuta dans la rue. blouie, Elena cligna des yeux tandis que le bruit sestompait et - 548 -

mourait. Doutez-vous encore du pouvoir de la relique de vos anctres ? Plusieurs des nains taient tombs genoux, mais les autres dont le chef restaient debout. Comment avez-vous ? O avez-vous trouv le Trysil ? Nous lavions perdu depuis des sicles. Elena sentit que si elle parvenait convaincre le chef, le reste de lescouade suivrait. Elle baissa la voix, sefforant dextirper la confiance tapie dans un cur dur comme de la pierre. Vous ne laviez pas perdu, seulement oubli. Lune des vtres a veill sur lui pendant tous ces hivers, en attendant que quelquun vienne le chercher pour le ramener chez vous. Cest moi qui ai t dsigne. Jai fait le serment de ramener le Trysil dans vos contres natales et je compte bien tenir parole ! La pr prophtie, balbutia le chef des nains. Il baissa sa hache. Souvenez-vous, chuchota Elena. Souvenez-vous de qui vous tiez jadis. Elle fit signe Tolchuk, qui lui passa le marteau. Tenant le manche sculpt de runes deux mains, elle se dirigea vers le chef des nains et brandit larme devant lui. Bien que vos curs aient t corrompus par le Gulgotha et vos mains souilles par le sang des innocents, le Trysil a le pouvoir de vous purifier. Le guerrier nain leva une main vers le Trysil. Ses doigts tremblaient, et, lespace dun instant, il ne put se rsoudre toucher la relique. Puis il ta son gant de maille et, trs prudemment, tendit lindex vers la tte du marteau. Ce minuscule contact avec lhistoire de son peuple suffit le terrasser. Il tomba genoux dans un grand fracas mtallique Arrachant son casque, il leva son visage rid vers le ciel. Un cri de douleur et de chagrin jaillit de sa gorge, comme sil expulsait son propre cur par sa bouche. Elena recula, lui laissant un peu dintimit pour affronta son pass perdu. Elle savait quaucune dmonstration ntait plus ncessaire. Pourtant, elle brandit le marteau au-dessus de sa tte. - 549 -

Voici votre salut, chuchota-t-elle aux autres nains. Et, leur tour, ceux-ci tombrent genoux. Baissant le Trysil, Elena observa leur chef. Les yeux de celuici taient deux puits de douleur insondable. Allez, souffla-t-il dune voix trangle. Librez notre peuple. Elena hocha la tte. Il en sera ainsi. Tenant toujours le marteau deux mains, elle fit signe ses compagnons de la suivre. Comme elle passait lentement entre les nains agenouills, des haches scrasrent sur les pavs, et des mains se tendirent pour toucher lultime symbole despoir de tout un peuple. Elena autorisa chacun des soldats cette brve connexion avec leur lointain pass ce fugace souvenir de leurs contres natales oublies. Puis elle se retrouva de lautre ct de lescouade, face une rue dserte. Flint la rejoignit. Par-dessus son paule, il jeta un coup dil merveill aux nains. Tu nous as fait traverser les flammes grce la seule force de ta parole, dit-il. Elena se dtourna. La seule force luvre ntait pas celle de ma parole, mais celle de leur histoire, rpliqua-t-elle. Les autres les rattraprent. Elena rendit le marteau Tolchuk. Et maintenant, o allons-nous ? chuchota Mric. Flint tendit un doigt. Par ici. Nous y sommes presque. Le vieil homme entrana ses compagnons vers une ruelle latrale. Comme Joach sengageait dans cette dernire, il leva la tte vers le ciel et faillit trbucher. Elena suivit la direction de son regard pour voir ce qui lavait surpris de la sorte. Deux structures flanquaient lentre de la ruelle. Celle de droite tait une tour de briques rouge orang, couleur de soleil couchant, coiffe par un haut parapet. Celle de gauche tait lune des statues massives que lon pouvait admirer partout dans la cit. Elle reprsentait une femme en robe, tenant un rameau en fleurs dans une main. - 550 -

Le regard de Joach croisa celui de sa sur. La Flche des Dfunts, dit le jeune homme en indiquant la tour, et la statue de dame Sylla. Elena haussa les paules. Elle ne voyait pas bien quelle importance a pouvait avoir. Cest ici que mon rve se droulait, au sommet de la flche des Dfunts, lui rappela Joach. Il brandit son bton de ses mains gantes. Priv du contact de sa peau, le polbois avait repris sa teinte sombre habituelle ; il tait redevenu un instrument de magie noire. Elena se souvenait du rve de Joach et du rle que le bton avait jou dans celui-ci de la faon dont sa magie avait repouss le monstre ail et abattu Erril. Tu en es sr ? demanda-t-elle. Joach se contenta dacquiescer, les yeux rivs au parapet qui culminait une hauteur vertigineuse. Flint, qui ne les avait pas entendus, leur fit signe davancer jusquau fond de la ruelle, o un mur de brique rouge leur barrait le chemin. Le vieil homme se mit compter les briques depuis le bas et le ct. Elena attendit en frissonnant. Ctait comme si le rve de son frre devenait ralit. Flint pressa successivement trois briques. Chacune dentre elles senfona dun pouce. Quand il appuya sur la dernire, le claquement dun loquet rsonna de lautre ct du mur. Satisfait, le vieil homme recula dun pas, posa ses deux paumes sur le mur et poussa. Une section triangulaire pivota sur un axe, rvlant lentre dun tunnel sombre. Avec une grimace triomphante, Flint seffaa pour laisser passer ses compagnons. Les catacombes senfoncent dans le cur du mont Orr, le pic sur lequel repose ldifice. Ce tunnel est lun des embranchements du quatrime niveau de la grande spirale. Pour rcuprer le Grimoire, nous devons atteindre le dixime niveau. Dans ce cas, dpchons-nous, dit Elena. Ils se pressrent tous lintrieur, et Flint saisit une torche huile dans un des porte-flambeaux fixs au mur. Ds quil leut allume avec son briquet silex, il referma la porte en la poussant de lpaule. Un escalier descendait : depuis le - 551 -

minuscule palier. Progressez en silence et le plus discrtement possible, ordonna Flint. Il se peut que nous croisions dautres piges ou dautres ennemis placs sur notre chemin pour noms arrter. Je suggre galement que nous laissions quelquun en faction ici pour garder cette issue. Personne ne se porta volontaire. Personne ne voulait abandonner Elena. Aussi la jeune femme fit-elle son choix. Elle toucha lpaule de Tolchuk. Si les nains se ravisent ou si des renforts se lancent notre poursuite, le Trysil sera peut-tre la seule chose capable de les dissuader. Logre acquiesa. Je protgerai vos arrires. La question ainsi rgle, Flint montra Tolchuk comment ouvrir et refermer la porte. Puis les compagnons sengagrent dans lescalier. Une centaine de marches les sparaient du niveau infrieur. Pendant toute la descente, nul ne pipa mot. Le long passage sinueux que leur fit emprunter Flint dbouchait sur un couloir beaucoup plus large. Ici, la roche tait si bien polie quelle brillait ; des pierres tombales et des basreliefs ornaient sa surface. Le quatrime niveau des catacombes, chuchota Flint en levant sa torche. Ils continurent suivre le couloir en spirale vers le bas. Mama Freda avait envoy Tikal en claireur pour reprer dventuelles embuscades. Mais, prive des yeux de son familier, elle ne pouvait plus se diriger. Mric devait la guider, et ils progressaient beaucoup trop lentement au got dElena. Mme si la pnombre qui rgnait en surface tait mensongre, le vritable crpuscule ne tarderait pas tomber. Soudain, Mama Freda siffla et fit arrter Mric. Quy a-t-il ? senquit Flint en rejoignant la gurisseuse. De la lumire, rpondit la vieille femme. travers les yeux de Tikal, je vois une lueur se reflter sur le mur courbe du tunnel, un peu plus loin. Flint frona les sourcils. Il doit y avoir quelquun dautre dans les parages. - 552 -

Vous pouvez demander Tikal de se rapprocher pour mieux voir ? suggra Elena. Je vais essayer, mais il nest toujours pas remis de sa frayeur aprs la bataille de tout lheure. Mama Freda sadossa au mur. Leffet de son lixir commenait se dissiper, et elle se fatiguait de plus en plus rapidement. Je vois Je vois un homme. Il est accroupi sur un ct du tunnel. La lumire vient de la petite lanterne quil tient. Il est seul ? demanda Elena. Apparemment, oui. trange, commenta Flint. quoi ressemble-t-il ? Il porte une robe blanche sale et dchire ; ses cheveux sont en bataille, comme sil ne stait pas lav depuis des mois. Mmmh. La robe blanche le dsigne comme lun de mes frres. Ces catacombes reclent de nombreux passages secrets et des tas dalcves dans lesquelles se dissimuler. Sil a russi chapper aux forces du mal jusquici, il pourra peut-tre nous fournir de prcieuses informations. (Flint se pencha vers Mama Freda.) Vous pouvez demander Tikal de se montrer ? La raction de lhomme nous clairera peut-tre sur ses intentions. Je vais essayer, marmonna la vieille femme, mais Tikal a peur des inconnus. Les compagnons attendirent en silence pendant que Mama Freda dirigeait les actions du tamrink travers le lien quils partageaient. Elena jeta un coup dil son frre, qui arborait une expression inquite. Elle dtailla galement Flint, mais ne lut aucune trace de duplicit sur son visage. Pourtant, ils taient dj tombs dans deux piges. Sagissait-il du troisime ? Soudain, Mama Freda sourit. Lhomme a lair relativement normal. Tikal la fait sursauter, mais, passe la frayeur initiale, il lui a fait signe dapprocher. (Elle gloussa.) Si dramatiques que soient les circonstances, mon petit ami ne rate jamais une occasion de qumander un biscuit un inconnu. En ce moment, il est perch sur lpaule de lhomme, o il grignote une crote de pain sec. Joach et Elena changrent un regard. - 553 -

Il vaut quand mme mieux nous mfier, dcida Flint. Tchons den dcouvrir davantage sur cet trange habitant des catacombes. Le vieil homme reprit la tte du groupe. Joach le suivit, flanqu par Elena. Mric et Mama Freda fermrent la marche. Il ne leur fallut par longtemps pour arriver en vue de la lueur repre par Tikal. Flint passa sa torche Mric. Laissez-moi y aller seul. Si cest un pige, je prfre quil nattrape que moi. Alors que le vieil homme sloignait, Elena donna un coup de coude son frre. Va avec lui. Joach frona les sourcils, mais quelque chose dans les yeux de sa sur lui fit ravaler ses protestations. Elena le regarda rattraper Flint. Si le vieillard tait un tratre, elle ne pouvait pas compter sur son seul tmoignage. Les deux hommes disparurent au dtour du passage. Elena retint son souffle. Lattente se prolongea beaucoup trop longtemps. Inquite, la jeune femme se mordit la lvre. Soudain, des bribes de conversation voix basse lui parvinrent depuis la direction dans laquelle Flint et Joach taient partis. Elena jeta un coup dil Mric, puis reporta son attention sur le tunnel. Joach rapparut brusquement devant elle. Souriant, il pressa ses compagnons de le suivre. Elena et les autres obtemprrent. Une fois la courbe du tunnel franchie, ils dcouvrirent Flint en train de chuchoter fivreusement avec un homme en haillons. La robe jadis blanche de linconnu avait vir au gris ; sa barbe rousse en bataille peinait dissimuler ses joues creuses. Par contraste avec son visage mang par les poils, son crne tait aussi chauve que celui dun nouveau-n. Qui est-ce ? demanda Elena. Frre Ewan, rpondit Joach dans un murmure excit. Cest un gurisseur. Cest lui qui nous a aids soigner Crite. Quand nous avons quitt lle, il est rest derrire nous pour voir sil pouvait aider la dfendre de lintrieur. Lui aussi appartient la secte dHifai, et il connat tous les passages secrets de ldifice. Il se cache dans ce ddale depuis une lune. - 554 -

Ce fut comme si on venait dter un immense fardeau du cur dElena. Savoir quon pouvait survivre proximit de tant de mal lui rendait quelque espoir. Nanmoins, ce fut avec prudence quelle sapprocha de linconnu. Flint lui fit signe. Je veux te prsenter quelquun, un ami qui connat plusieurs faons dentrer et de sortir des catacombes. Frre Ewan se redressa. Il semblait embarrass par son apparence. Dune main, il tenta de dfroisser sa robe pendant que de lautre il mettait un semblant dordre dans sa barbe. Tikal tait toujours perch sur son paule, o il mchait bruyamment une crote de pain. Alors, voici la fameuse sorcire Elena acquiesa. Ravie de vous rencontrer, dit-elle poliment. Frre Ewan grimaa et fit un pas vers elle. Le mouvement dsquilibra Tikal, qui tenta de se raccrocher lune des oreilles du moine. Le sourire de celui-ci slargit. Dsol, dit-il en rprimant un gloussement, mais je crains que cette petite boule de fourrure ne soit plus la bienvenue. Il saisit Tikal par la peau du cou et, dun geste vif, lui brisa la nuque avant de jeter son corps inerte au loin. Mama Freda hoqueta et saffaissa dans les bras de Mric. Tikal ! La grimace de frre Ewan se fit cruelle. prsent, laissez-moi voir cette sorcire de plus prs. Dbarrass de son fardeau, le moine tendit un bras vers Elena. La jeune femme tait si choque quelle ne chercha pas se drober. La mort brutale du tamrink avait engourdi son corps et son esprit. Mais Flint se jeta entre elle et frre Ewan, portant la main son pe. Trop tard. Le moine arracha le devant de sa robe. Des centaines de petites sangsues violettes taient colles sa poitrine. Avant que Flint puisse dgainer, il se jeta sur lui et lenveloppa de ses bras. Joach empoigna Elena et la tira en arrire. La jeune femme tait encore trop sonne pour ragir. - 555 -

Cest un malegarde, El ! Il faut nous enfuir ! Mric entrana Mama Freda, dsormais aveugle et brise par la mort de son familier, tandis que Joach faisait de mme avec Elena. Comme ils reculaient prcipitamment, Flint scroula. Il pivota sur lui-mme, et ses compagnons virent que son visage et son cou taient couverts de sangsues. En lespace dun seul battement de cur, les rpugnantes cratures enflrent jusqu atteindre la taille dun poing. Elles ne se contentaient pas daspirer le sang de leur victime : on aurait dit quelles drainaient sa substance mme. Flint heurta le sol. Limpact dlogea quelques-uns des parasites, rvlant le blanc de los travers les blessures quils venaient dinfliger au vieillard. Flint lutta pour se dbarrasser des autres. Une de ses mains se leva et retomba comme il exhalait son dernier soupir. La dernire chose que vit Elena fut frre Ewan enjambant le cadavre de Flint. Une nouvelle rcolte de sangsues violettes poussait dj sur le terrain fertile de sa poitrine nue. Puis Joach entrana sa sur au-del de la courbe du tunnel et ils se mirent courir. Leffort dissipa lemprise paralysante que lhorreur exerait sur Elena. De nouveau capable de rflchir, la jeune femme ralentit et sarrta. Joach lui tira sur le bras, mais elle laissa chapper un sanglot et le repoussa. Va-ten ! Fuis ! El ? Elena leva sa main droite et dlia le sort qui verrouillait la lumire spectrale. Une lueur mauve enveloppa sa main. Elena canalisa sa magie vers cette dernire et se concentra pour tendre la lueur. la faon dont Joach carquilla les yeux, elle comprit quelle avait russi : elle tait devenue invisible. Emmne Mama Freda et Mric, ordonna-t-elle. Rejoignez Tolchuk. Tu ne peux pas affronter le malegarde seule, protesta Joach. Fronant les sourcils, Elena se dshabilla rapidement. Je ne compte pas laffronter. Nous navons pas le temps. Mais je dois vrifier que Flint est bien mort et rcuprer la cl pendant que vous entranerez ce monstre loin de moi. Vous - 556 -

pouvez faire a ? Joach acquiesa. Quel est ton plan ? Je vais retrouver ce maudit bouquin ! Elena se dbarrassa de ses derniers vtements, ne conservant que sa dague de sorcire. Elle la brandit devant Joach et fit irradier la magie de son poing. Dans les yeux de son frre, elle vit la dague disparatre. Au bout de quelques instants, Joach regarda des deux cts du passage. El ? appela-t-il sur un ton hsitant. Elena garda le silence. La peur et la dfaite sinscrivirent sur le visage de son frre. Croyant quelle tait dj partie, Joach dtailla la pente du tunnel. Sois prudente, El, chuchota-t-il. (Et, avant de se dtourner, il ajouta :) Je taime. Elena ne fit rien pour rprimer les larmes qui lui montaient aux yeux. De toute faon, il ny avait personne pour les voir. Erril se tenait entre le mur de glace noire et le cercle de cire des mages. Ses chanes, dsormais attaches des anneaux mtalliques fixs dans le sol, lui interdisaient de faire plus dun pas dans nimporte quelle direction. On lui avait t sa chemise, et la pointe de la lame de Shorkan le couteau de chasse de leur pre avait grav treize runes de pouvoir obscur dans la chair de sa poitrine. Du sang chaud dgoulinait le long de son ventre et imprgnait son pantalon. Mais Erril ne se souciait gure de la douleur ; toute son attention tait concentre sur le rituel final qui se droulait actuellement lintrieur du cercle. demi nu, le bras entrav, il se sentait un tantinet vulnrable. Tous ses espoirs reposaient sur ce qui allait se produire durant les prochaines secondes. Denal se tenait dans le cercle, prisonnier de ses liens dnergie noire. Seuls ses yeux brillaient de terreur et de colre tandis que, comme Erril, il observait les prparatifs des deux autres mages, qui semblaient avoir oubli jusqu son existence. Je sens que le Fanal funeste a dj t allum, dit Greshym alors que Shorkan et lui traaient des symboles - 557 -

sanglants par terre, le long de la bordure intrieure du cercle de protection. Les skaltum doivent dj avoir pris leur envol. Peu importe, rpliqua Shorkan. Avec le nombre de piges que nous avons tendus autour et lintrieur de lle, nous navons aucune raison de craindre les intrus. Au lever de la lune, Valloa cessera de compter. Elle deviendra le domaine des fantmes et des espoirs perdus. Nous aurons dli le Journal Sanglant et remport la victoire. Un instant, le regard de Greshym croisa celui dErril, puis se dtourna. Ctait le signal convenu. Erril se racla la gorge. Tu te trompes, Shorkan. Tu vas chouer vaincu, une fois de plus, par le sort de frre Kallon. Shorkan continua saffairer sans lui prter la moindre attention. Cest ton sang qui a aliment ce sort, Erril. Et cest ton sang qui le brisera. En es-tu si certain, mon frre ? Moi, je dis quil te manque toujours une pice du puzzle. Laquelle ? Tu as raison. Le sort ncessite mon sang et une partie de la magie dternit confre par le Grimoire. Il a mme absorb une partie du pouvoir du livre. Mais il a consum un quatrime lment ce que tu nas jamais souponn. Cet lment manquant provoquera ta perte. Et je suppose que tu vas me rvler sa nature ? railla Shorkan en levant la tte vers lhomme des plaines. Erril plissa les yeux. Tu as peut-tre dmasqu mon complice, dit-il en dsignant Denal du menton. Mais jamais je ne te dvoilerai ce dernier secret pas mme pour sauver la sorcire. Shorkan haussa les paules et se remit peindre. Cest bien ce quil me semblait. Dans ce cas, je vais tenter ma chance et advienne que pourra. Si tu fais a, tu mourras sans espoir de retour, affirma Erril. Shorkan eut un geste agac. a suffit. Je sens grandir ton dsespoir. Tes protestations ne font que confirmer que je suis sur la bonne voie. - 558 -

Erril se rembrunit. Il fallait que Shorkan ragisse, quil interrompe ses prparatifs un instant. Greshym avait besoin dune distraction pour cimenter sa trahison. Dailleurs, le vieux mage le foudroya du regard. Le temps pressait. Lesprit dErril tait en bullition. Rflchis, Shorkan. tant donn le nombre de fois o tu as vainement tent de briser ce mur, tu dois ttre rendu compte quil y a quelque chose dinhabituel dans le sort de frre Kallon. Quelque chose qui te tient en chec. Shorkan frona les sourcils, mais finit par se lever. Il se dirigea vers Erril, tout en gardant le cercle de protection entre eux. Alors, dis-moi. ton avis, quest-ce qui manque mon sort ? En dpit du mal qui irradiait de Shorkan, Erril ne frmit pas. Il devait mobiliser lattention du monstre qui arborait le visage de son frre. Il nosait mme pas jeter un coup dil Greshym pour voir si celui-ci profitait de loccasion qui lui tait offerte. Et que gagnerais-je te le dire ? Je peux faire en sorte que tu survives cette nuit, insinua Shorkan. Et que je passe le reste de ma vie dans ton donjon ? ricana Erril. Tout dpendra de toi, mon frre. Maintenant Soudain, Shorkan fit volte-face. Erril reporta son attention sur Greshym. Le vieux mage au dos courb tait toujours genoux prs du bord du cercle. Quest-ce que tu fiches ? glapit Shorkan. Ce nest pas la bonne rune ! Pour toute rponse, Greshym se releva en sappuyant sur son bton et sortit du cercle. Shorkan fit mine de se jeter sur lui, mais Greshym tendit son bton lintrieur du cercle et tapota la dernire rune quil venait de tracer. Le symbole, qui reprsentait deux serpents enlacs, sembrasa dune lueur rouge. Si. La rune demprisonnement est la bonne rune pour servir mes intrts. - 559 -

Shorkan interrompit son plongeon tout net avant datteindre le bord du cercle. Il tituba en arrire. Toi ! fulmina-t-il en regardant Greshym avec une expression aussi sombre quun ciel dorage. Puis il jeta un coup dil Denal. Oui, le gamin a toujours t le plus loyal de nous deux, grimaa Greshym. Un bon petit chienchien son mamatre. Shorkan fit le tour du cercle grands pas, comme sil cherchait une brche qui lui permettrait de schapper. Tu connais le sort que jai lanc, poursuivit Greshym. Tu vivras tant que tu ne tenteras pas de traverser le cercle de protection. Shorkan fit face au vieillard de lautre ct de la mince barrire de cire fondue. Pourquoi ? Greshym se mit faire le tour du cercle en martelant le sol de son bton. Je ne pouvais pas te laisser dtruire le Journal Sanglant. Cest mon seul espoir de rendre leur vitalit mes pauvres vieux os. Leur vitalit ? Tu as dj la vie ternelle ! Que peux-tu bien dsirer de plus ? Ce fut au tour de Greshym de pivoter vers Shorkan en le foudroyant du regard. Je vais te dire ce que je peux bien dsirer de plus ! Tu le vois dans ton miroir chaque matin. La jeunesse ! quoi bon limmortalit si mon corps continue vieillir et se dcomposer ? Greshym voulut cracher sur Shorkan, mais sa salive heurta la barrire invisible au-dessus de la cire et svapora en grsillant dans les airs. Le vieillard poursuivit son tour du cercle jusqu ce quil ait rejoint Erril. Ton frre et moi avons conclu un march. Tu trahirais le matre pour un prix aussi ridicule ? strangla Shorkan. Le matre ? (Greshym mit un bruit grossier.) Que mimportent les machinations du Gulgotha ? Cest toi son - 560 -

favori, pas moi. Quant ce prix que tu juges ridicule, cest le moins que je mrite aprs avoir servi le Monstre Noir aussi longtemps. Tu paieras pour ce blasphme, Greshym, gronda Shorkan. Jen fais le serment. Ignorant le Praetor, Greshym se tourna vers Erril. Maintenant, pour ce qui est de notre march Calant son bton au creux de son bras, il tendit la main vers les menottes dErril. Il remua les doigts ; les menottes souvrirent, et le bras dErril fut enfin libre. Jignore o tu as cach lcharde de mon bton, Erril. Mais la magie quelle contient est dsormais active. Elle dverrouillera les fers de tes pieds, et elle ouvrira toute serrure qui sinterposera entre toi et le salut. Erril voulut porter la main sa nuque. Greshym lui saisit le poignet. Mais dabord, tu as promis de librer le Grimoire, lui rappela-t-il. Tu as dit que tu en avais le pouvoir. Erril acquiesa. Cest le cas. Il ignorait si la promesse de Greshym tait sincre ou non, mais il avait pris ses propres dispositions pour contrer une ventuelle trahison du mage noir. En vrit, tous deux jouaient un jeu trs dangereux. Erril se dirigea vers le mur de glace noire. Une nergie sans ge courait encore sa surface brillante. Erril voyait le reflet de la pice derrire lui ; il voyait lexpression avide de Greshym et les doigts du vieillard crisps sur son bton. Il leva sa main vers la barrire magique, mais un brusque mouvement aperu dans son dos arrta son geste. En se retournant, il vit Shorkan se jeter sur Denal et le renverser. La petite silhouette de lenfant tomba en travers du cercle de cire. La sanction fut immdiate. Les hurlements de Denal traversrent ses liens dnergie obscure tandis que son corps fluet se tordait sur le brasier. De la fume et une odeur de chair brle envahirent la caverne. Les liens de Denal furent trs vite rongs par le sort demprisonnement. En disparaissant, ils ne rvlrent quune - 561 -

coquille calcine. Pourtant, le petit garon continua se dbattre. Un cri dchirant jaillit de ses lvres craqueles et noircies et mourut avec lui. Shorkan ne perdit pas de temps. Utilisant le cadavre de Denal comme un pont, il bondit par-dessus le cercle de cire. Mais, mme si la barrire magique tait affaiblie cet endroit, il ne la traversa pas indemne. Un hurlement schappa de sa gorge alors quil atterrissait en tas de lautre ct. Sa robe blanche, dsormais rduite en cendres, lui collait au corps. Des ampoules jaunes et de larges brlures recouvraient sa peau. Mme ses cheveux et ses sourcils staient consums, lui donnant lair aussi dcrpit que Greshym. Mais il tait toujours vivant ! Lentement, il se redressa sur ses jambes encore fumantes. Il fit quelques pas titubants vers Erril et Greshym qui le regardaient, stupfaits. Je Je vous arrterai, croassa-t-il. Deux jets de feu obscur jaillirent de ses mains brles Greshym leva son bton pour les bloquer et y parvint de justesse. Erril vit le bras du vieillard trembler sous limpact. Dans sa main, le polbois se mit fumer. Erril scarta des combattants autant que le lui permettaient ses chanes. prsent, son dos nu touchait le mur de glace noire. Il observa laffrontement avec une expression choque. Que Shorkan soit toujours capable de conjurer une telle puissance dans son tat disait assez clairement la profondeur de la source laquelle il puisait. Les doigts dErril ttonnrent dans sa nuque et en extirprent lcharde du bton de Greshym. Pour aider le vieillard, il devait tre libre. Il agita le petit morceau de bois audessus des fers qui entravaient ses chevilles, mais rien ne se produisit. Il tenta de lutiliser comme un outil de crochetage en lenfonant dans la serrure. Sans rsultat. Les sourcils froncs, il se releva. Lcharde du bton ne contenait pas la moindre magie. En lui donnant quelque chose de concret en lequel placer ses espoirs, Greshym stait bien jou de lui. Erril laissa tomber le bout de bois inutile et donna un coup de pied rageur dans ses chanes. Non loin de lui, les jets de feu obscur faiblirent et se mirent - 562 -

crachoter, rvlant le fond du puits dnergie de Shorkan. Les bras du Praetor retombrent, et le flux sinterrompit. Utilisant les dernires gouttes de son pouvoir, Shorkan ouvrit un portail noir tourbillonnant sous ses pieds et tomba dedans, mais non sans avoir profr une ultime menace : Je Je me vengerai de vous deux ! Puis il disparut. Greshym brandissait toujours son bton devant lui en une attitude dfensive. Lorsquil fut certain que Shorkan tait bien parti, il saffaissa brusquement. Son bton tomba en cendres dans sa main. Erril ralisa que Shorkan tait pass un cheveu de vaincre le vieillard. bout de forces, celui-ci dut sappuyer contre le mur de glace pour se diriger vers Erril. Le Grimoire, chuchota-t-il. Nous devons nous dpcher. O Shorkan est-il all ? Greshym secoua la tte. Je ne sais pas. Il a d regagner sa tour. moins quil ait tout simplement fui. Il peut utiliser le portail du Weir qui ta amen ici pour se transporter Noircastel. Le portail du Weir ? rpta Erril sans comprendre. Greshym agita faiblement le bras. La statue dbne, celle qui reprsente une wyverne Cest un portail du Weir. Mais a na pas dimportance. Libre le Grimoire ! Erril savait quil tenait l sa seule chance de soutirer des informations au vieillard. Greshym tait faible, et il avait besoin de son aide. Cest quoi, le Weir ? Et pourquoi transportiez-vous la statue Gelbourg ? Le regard de Greshym se fit moins vague. Le mage plissa les yeux dun air souponneux. a na pas dimportance. Libre le Grimoire, rpta-t-il. Pas avant que vous ayez rpondu mes questions, rpliqua Erril, inflexible. Et, comme vous lavez fait remarquer, le temps presse. Greshym regarda lhomme des plaines avec colre. La rponse que tu rclames dcoule dune trs longue histoire. - 563 -

Contentez-vous de me dire ce que vous savez. Le vieillard soupira, et son haleine ftide caressa la joue dErril. Comme tu as d le dcouvrir au contact des malegardes, un petit morceau dbne a le pouvoir demprisonner et de corrompre les esprits. Je sais. Quel rapport avec le Weir et ses portails ? Cest compliqu. Lorsque les nains commencrent extraire lbne, ils sculptrent quatre gros morceaux de minerai pur leffigie de cratures monstrueuses : un griffon, une manticore, un basilic et une wyverne. Les statues savrrent receler un pouvoir immense : non seulement elles pouvaient emprisonner les esprits, mais dans le cas de personnes riches en magie lmentale, elles pouvaient emprisonner leur corps galement. Cest ce qui test arriv. La magie de ta cl a activ lbne, et tu as t aspir dans la dimension obscure du Weir. Je ne me souviens de rien de tout a. Le Weir produit toujours cet effet sur les gens, moins quils aient t prpars et entrans. Mme alors, il reprsente un danger pour eux. On peut facilement sy perdre. Personnellement, jamais je ne prendrai le risque de franchir un de ses portails. Mais, aprs que la statue teut aspir, Shorkan a peru ta prsence dans le Weir, et il a rappel la wyverne ici, afin quelle te livre nous. Pourquoi vouliez-vous la faire conduire Gelbourg en premier lieu ? demanda Erril. Greshym se rembrunit. cause dun nouveau plan du Seigneur Noir. Il a ordonn que trois des portails du Weir le basilic, le griffon et la wyverne soient envoys dans diffrentes rgions dAlasa. Mais il na pas daign mexpliquer pourquoi. Et personne ne questionne les ordres du Cur Noir. Shorkan souponnait que avait un rapport avec le renforcement du Weir. Vous ne cessez de mentionner ce Weir . Quest-ce que cest, au juste ? mon avis, mme Shorkan serait incapable de rpondre cette question. Tout ce que nous savons, cest quil y a trs - 564 -

longtemps quelque chose est tomb au travers dun des portails et est rest prisonnier du Weir. Mais ctait trop gros pour tre contenu par un seul portail. Alors, a sest propag aux quatre, les liant jamais entre eux et semprisonnant jusqu la fin des temps. Mais ce Weir , il fait quoi ? insista Erril. Greshym dvisagea le guerrier dun regard calculateur. Cet interrogatoire a assez dur. Je ne rpondrai ta dernire question que si tu me jures de librer le Grimoire ensuite. Erril frona les sourcils. Fais-moi confiance, la rponse tintressera, le pressa Greshym. Cest lun des secrets les mieux gards du Seigneur Noir. Erril shumecta les lvres. Il savait quil ne pourrait pas continuer faire parler le mage noir pendant trs longtemps. Une rponse de plus devrait suffire. Daccord. Je jure de librer le Grimoire. Alors, que fait le Weir ? Greshym se pencha vers lui. Cest le puits de pouvoir du Gulgotha, son unique source de magie noire. La gorge dErril se serra. Il venait dlucider le mystre dont la solution se drobait la Fraternit depuis des sicles : il savait do le Seigneur Noir tirait sa puissance. Si seulement la Fraternit lavait dcouvert quelques sicles plus tt, peut-tre aurait-elle trouv un moyen de couper le Gulgotha de la source de sa magie. Greshym navait pas menti. Cette information valait bien le prix du serment dErril. Maintenant, brise le sort et libre le Grimoire, simpatienta Greshym. Malgr son excitation, le vieillard tait toujours appuy contre le mur de glace. Il se fatiguait rapidement. Encore trop sonn pour parler, Erril se contenta de hocher la tte. Il pivota vers la barrire magique et, une fois de plus, fit courir sa main dessus. Il ne lui restait qu mettre la cl en place. En pivotant, il colla son paule ampute contre la glace noire et fit face Greshym. - 565 -

Jai dit Shorkan que le sort avait ncessit davantage que mon sang et de la magie. Oui, je me souviens de ta ruse. Ce ntait pas une ruse. Le prix payer fut lev. (Erril pressa fermement son moignon sur la serrure gele.) En plus de mon sang, le sort exigeait ma chair. Une douleur brlante transpera lpaule du guerrier tandis que muscles et os retrouvaient leur logement. La glace noire se mit fondre depuis les murs et le plafond, comme si la barrire se rsorbait autour de son point de contact avec Erril. Priv de son appui, Greshym tituba et tomba genoux. Alors que les derniers vestiges de magie fondaient, il leva des yeux carquills vers Erril. Depuis le dbut, ctait toi la cl ! Erril baissa les yeux vers son paule. lancien emplacement de son moignon tait dsormais rattach un bras de chair et de sang pas un membre fantme, mais son propre bras, sacrifi des sicles auparavant pour alimenter le sort de protection du Grimoire. Il le replia sur sa poitrine. Dans sa main, il tenait un ouvrage quil navait pas revu depuis un demimillnaire, un volume noir sur la couverture duquel se dtachait une rose rouge aux contours souligns dor. Le Journal Sanglant ! sexclama Greshym. Erril maintint le Grimoire hors de porte des doigts avides du mage. Nous avons conclu un march ! aboya Greshym. Tu as jur de me le remettre ! Jai jur de le librer, rectifia Erril. Et je lai fait. (Dans un cliquetis de chanes, il fit un pas sur le ct et, du bout du pied, expdia vers Greshym le bout de polbois quil avait laiss tomber un peu plus tt.) Il ny a pas de magie l-dedans. Vous avez essay de me trahir. (Il crasa lcharde sous son talon.) Donc, toutes les autres promesses que nous avons pu changer sont nulles et non avenues. Greshym lutta pour se redresser, mais, priv de son bton et affaibli par son combat contre Shorkan, il fut beaucoup trop lent. Erril posa le Grimoire contre sa poitrine ensanglante, - 566 -

lcartant encore davantage du vieillard. Au contact du livre, ses plaies se refermrent, et les ignobles runes traces mme sa chair disparurent. Vous avez oubli que le Journal Sanglant me protgeait et pas seulement en maccordant limmortalit. Autour des chevilles dErril, ses fers tombrent sur le sol avec fracas. Il se dbarrassa de ses chanes et recula. Enfin libre ! Greshym leva un bras, prt frapper le guerrier avec ce qui lui restait de magie, mais Erril brandit le Grimoire entre eux. Je pense que la magie du Journal Sanglant arrtera vos sorts, mais, si ce nest pas le cas, avant de matteindre vous dtruirez votre unique espoir de recouvrer votre jeunesse. Le vieux mage baissa lentement le bras. En outre, je vous suggre fortement de nous laisser le Grimoire. Elena et moi en aurons besoin pour neutraliser le Seigneur Noir. Vous feriez mieux de prier pour que nous russissions. Aprs votre trahison daujourdhui, a mtonnerait que le Gulgotha soit bien dispos envers vous. Greshym blmit en ralisant quErril disait vrai. Les sourcils froncs, il foudroya le guerrier du regard et ouvrit son propre portail. Tout en sy enfonant, il cracha un dernier avertissement : Ce nest pas termin, Erril. Avant que lhomme des plaines puisse rpondre, Greshym disparut. Erril dtailla le livre quil tenait devant lui. Il ne savait pas ce qui le choquait le plus, de la rcupration du Journal Sanglant ou de celle de son bras. Un frisson parcourut son dos nu, et ses poils se hrissrent. Aprs tant dannes, a lui faisait bizarre de ne plus tre manchot et, en mme temps, a lui semblait tout fait naturel. De vieux souvenirs lassaillirent, comme sils avaient t prisonniers de sa chair ampute et lui revenaient en mme temps quelle. Il se revit faire des balles de foin dans les champs, manier une faux deux mains, et mme treindre son pre pour lui dire au revoir la dernire fois quil tait parti avec Shorkan. Des souvenirs dune poque plus simple, dune vie plus sereine. - 567 -

Erril secoua la tte. Contrairement son bras manquant, son pass tait perdu jamais pour lui. Aucune magie ne pourrait le lui rendre. Le regard du guerrier se posa de nouveau sur le Grimoire. Tant de vies dtruites pour ce vieux bouquin us Il ouvrit la couverture et dchiffra lunique entre du journal, les mots qui taient apparus sur la premire page par cette nuit funeste, cinq sicles plus tt : Ainsi le Grimoire fut-il forg et tremp dans le sang dun innocent, minuit dans la valle de la Lune. Celui qui allait le porter lut les premiers mots. Alors, il pleura son frre et son insouciance perdue. Il ne devait jamais retrouver ni lun ni lautre. Erril referma le livre. Il songea Shorkan et au chemin long dun demi-millnaire qui lavait conduit dans cette caverne. son commencement aussi, il y avait eu un cercle de cire et le cadavre dun enfant. Secouant la tte, Erril saisit la torche accroche au mur et se dirigea vers la sortie. Le Journal Sanglant avait dit vrai. Elena sagenouilla prs de Flint. Nue lexception de sa dague de sorcire, elle se sentait particulirement expose et vulnrable, mme si personne ne pouvait la voir. Elle se pencha par-dessus le cadavre en dtournant les yeux. Le visage et le cou de Flint taient ravags, dforms par des dizaines de cratres exsangues. Elena lui toucha lpaule. Je suis dsole, chuchota-t-elle en ouvrant la sacoche de cuir quil portait la taille. Elle se faisait limpression dtre une pilleuse de tombes. De lintrieur de la sacoche, elle sortit le petit poing mtallique qui tait la cl de Valloa. Le fer rouge brillait comme du sang frais dans la lumire de la lanterne abandonne. Elena se redressa, le talisman dans une main et sa dague de sorcire dans lautre. Elle devait choisir lequel des deux emporter : elle ntait pas encore assez doue pour dissimuler deux objets simultanment. Selon les estimations de Flint, elle aurait besoin de la cl pour librer le Grimoire, mais elle rpugnait abandonner sa seule arme. - 568 -

Tandis quelle hsitait, un petit bruit la fit sursauter. De frayeur, sa main se crispa sur le manche de sa dague. Elle pivota en brandissant celle-ci. Mais il ny avait rien derrire elle. Puis le bruit se rpta. Ctait un gmissement si tnu quil en devenait presque inaudible. Il se prolongea assez longtemps pour quElena puisse localiser sa source. Au pied du mur, dans lombre, gisait le corps inerte de Tikal. Elena se trana jusquau tamrink. Celui-ci tait tomb sur le dos, le cou tordu selon un angle qui navait rien de naturel. Alors quelle lobservait, Elena vit sa poitrine frle se soulever et sabaisser. Elle le toucha du bout de lindex. Tikal gmit. Elena frmit. La petite crature tait toujours vivante. Jetant un coup dil la cl abandonne sur le sol, Elena songea quelle devait se dpcher, mais la douleur de Tikal lui remuait le cur. Elle ne savait pas quoi faire. Un instant, elle envisagea de mettre un terme aux souffrances du tamrink ; elle alla mme jusqu lever sa dague. Puis elle se ravisa. Elle ne pouvait pas faire a. Son cur stait endurci durant le voyage qui lavait mene jusqu Valloa, mais il ne stait pas endurci ce point. Elle avait vu trop de morts durant les derniers jours pour achever une crature blesse. Dun autre ct, elle ne pouvait pas laisser agoniser Tikal. Le tamrink ntait pas seulement un animal de compagnie : il tait les yeux de Mama Freda. Elena se mordit la lvre infrieure et prit sa dcision. Avec mille prcautions, elle souleva le corps du tamrink. La douceur de sa fourrure la surprit. Comme elle dplaait Tikal, celui-ci redoubla de gmissements. Elle serra les dents et lui redressa le cou. La voix du tamrink monta dans les aigus. Le bruit fit frmir Elena, mais ne lempcha pas de continuer. Pour survivre, il tait parfois ncessaire de souffrir. Ctait lune des leons que la jeune femme avait apprises ses dpens. Lorsque le cou de Tikal fut de nouveau droit, Elena bera la petite crature dans ses bras et entailla un de ses doigts minuscules. Puis elle fit de mme avec lun des siens. Elle se souvenait comment faire. Elle ne devait communiquer au bless quune infime quantit de sa magie. Prenant une inspiration pour se calmer, elle pressa le bout de son doigt contre celui de - 569 -

Tikal. Une goutte de son sang devrait suffire. linstant o les deux plaies se touchrent, les penses dElena et celles du tamrink se mlrent brivement. La jeune femme fusionna avec la crature ; elle sentit la douleur sourde dans son cou et sa conscience voile. Puis, en un clair, elle se retrouva ailleurs. Elle courait, trbuchant dans les bras de quelquun. Ses articulations lui faisaient mal, et elle ne voyait rien autour delle. Clignant des yeux, Elena retira son index. Elle tait de retour dans sa propre peau. Mais elle savait que, lespace de quelques secondes, elle avait voyag le long du lien qui unissait Tikal Mama Freda. Ce bref contact lui rappela ses devoirs. Ses compagnons fuyaient pour entraner le malegarde leurs trousses, et elle perdait son temps soigner un animal bless. Elle reposa Tikal par terre. La respiration du tamrink tait plus profonde prsent. Ses jambes commenaient remuer, et un de ses petits bras se leva pour tripoter une de ses oreilles. Elena ne pouvait rien faire de plus. Pour le reste, le tamrink devrait se dbrouiller seul. Elle revint vers le poing de fer et le ramassa. Cette fois, Elena neut aucun mal dcider quel objet garder. Posant sa dague prs du corps de Flint, elle prit le talisman dans sa main droite. Aprs avoir senti la terreur de Mama Freda, elle savait quelle pouvait affronter ses propres peurs sans sa dague. La cl tait plus importante. Dcide, Elena se redressa. Ce fut alors quelle entendit un frottement de semelles. En se retournant, elle ralisa que le bruit venait de plus bas dans les catacombes. Comme pour confirmer ses soupons, elle vit de la lumire briller dans la courbe descendante du passage. Quelquun venait ! Elena se plaqua contre le mur. Elle se reprsenta toutes sortes de dangers : des skaltum, des nains, des malegardes Quest-ce qui allait encore lui tomber dessus ? Tandis quelle retenait son souffle, la lumire grandit. Bientt, la flamme dune torche apparut au dtour du tunnel. Elena plissa les yeux pour distinguer son porteur. Celui-ci tenait la torche devant lui, si bien que lclat des flammes le - 570 -

dissimulait. Du moins tait-il seul. Nanmoins, Elena retint son souffle, craignant de trahir sa prsence lennemi. Mais, lorsquelle aperut enfin le visage du nouvel arrivant, un hoquet lui chappa. Elle ne pouvait se mprendre sur ces cheveux noirs, ce visage aux angles durs, ces yeux gris comme un ciel de tempte. Ctait Erril ! Elena scarta du mur. Bien entendu, le guerrier ne pouvait pas la voir. Son regard tait riv au cadavre que la lumire de sa lanterne venait de lui rvler. Il se prcipita vers lui. Elena leva une main et voulut lappeler. Ce fut alors quErril brandit sa torche plus haut et sessuya le front de son autre main. La jeune femme recula si prcipitamment quelle manqua trbucher sur le corps de Flint. Erril avait deux bras prsent ! Presque aveugle par le choc, Elena fit un pas sur le ct pour laisser passer lhomme des plaines. Lchant sa torche, Erril se laissa tomber genoux prs du cadavre. Il avana des mains hsitantes vers Flint, comme sil ne pouvait en croire ses yeux. Pour la premire fois, Elena vit quil tenait quelque chose dautre dans sa main droite : un livre la couverture use. Il le posa par terre. Elena fit un pas en avant. la vue de la rose rouge aux contours souligns dor, elle carquilla les yeux et se plaqua une main sur la bouche pour ne pas crier. Le Journal Sanglant ! Elle le reconnaissait daprs la description quErril lui en avait faite. Flint Elena reporta son attention sur le guerrier. Erril tourna prudemment la tte de Flint, exposant sa boucle doreille en forme dtoile. Puis il se couvrit le visage dune main aux doigts maculs de la suie de sa torche. Flint, tout a est ma faute. Cest Cest moi qui tai fait a. La culpabilit de lhomme des plaines plongea Elena dans la plus grande confusion. Erril semblait sincrement dsol, mais pourquoi ? En quoi tait-il blmer pour la mort de Flint ? Et comment se faisait-il quil ne soit plus manchot ? Elena se repassa le rve de Joach dans sa tte : Erril, avec ses deux bras, la pourchassait jusquen haut dune tour avec des intentions meurtrires. Oserait-elle lui faire confiance ? Aprs avoir si - 571 -

longtemps frquent Erril le manchot, cet homme lui semblait un tranger. Son deuxime bras modifiait toute son apparence physique dautant plus quil tait torse nu. Elena garda le silence. Elle serait en scurit tant quelle ne dirait rien et ne se montrerait pas. Pour linstant, elle allait suivre le conseil de Joach et jouer la carte de la prudence. Sous les yeux de la jeune femme, Erril rcupra le Grimoire et se redressa. Le bout de son pied heurta la dague de sorcire abandonne sur le sol. Il baissa les yeux. Se penchant pour ramasser larme, il la retourna dans ses mains et, bien entendu, il la reconnut. Il jeta un coup dil des deux cts du passage, comme sil cherchait une rponse. Flint, espce dimbcile, tu las amene ici ! Il leva la dague hauteur de ses yeux, puis la glissa sa ceinture. Elena, dit-il dune voix rauque. Si tu es ici, je te trouverai. Ses yeux tincelaient. Elena recula. Jamais encore elle navait vu de telles flammes dans le regard dErril. Par le pass, lhomme des plaines stait toujours montr chaleureux, prvenant et attentif envers elle. Mais ce feu-l manait de profondeurs insouponnes. Comme le second bras dErril, ctait quelque chose de tout fait nouveau et deffrayant pour Elena. Do venait cette soudaine ardeur ? tait-elle naturelle ou non ? Visait-elle la sauver ou la tuer ? Tandis quElena soupesait les paroles dErril, le guerrier ramassa la lanterne du malegarde. Avec un dernier regard pour Flint, il partit dun pas vif en direction de la surface. Elena appuya son front contre la pierre frache des catacombes. Puis elle poussa un long soupir et entreprit de suivre ce mystrieux tranger deux bras. Elle ne renoncerait pas esprer que lesprit dErril soit toujours pur. Elle ne le pouvait pas. Dautant plus quil portait le salut de Valloa : le Journal Sanglant.

- 572 -

24

Pinorr faisait les cent pas dans la cabine du matre de quille. En tant que chaman, tel tait son rle durant une bataille : prier les sept dieux de la mer et se tenir prt conseiller le capitaine du bateau. Mais pour lui, ctait un emprisonnement, une torture insupportable. Au-dessus de sa tte, la bataille faisait rage sur le pont principal de lperon de dragon. Des hommes luttaient et mouraient pendant quil restait terr sur le pont infrieur. On lavait inform du crpuscule magique et de lenvol des skaltum. En cet instant mme, il entendait le grondement de leurs tambours dos et leurs hurlements perants lorsque lun deux tait bless par un Sanguinaire. Pinorr serra les poings. Jamais il navait ressenti a, lors des batailles prcdentes. Il avait toujours accept de bonne grce sa position de chaman. Mais, aprs le carnage perptr la nuit de la tempte, il savait dsormais que son rle ntait quune mascarade, une insulte envers les dieux. Il navait qu baisser les yeux pour voir un rappel de son crime. Malgr tout le savon utilis et tous les efforts dploys, le sang dUlster souillait toujours les planches de son ancienne cabine. Une tache brune stalait sur le bois la vue de tous. Pinorr se couvrit les oreilles de ses poings. Ctait dj assez difficile de rester les bras ballants pendant que dautres hommes mouraient, mais pourquoi fallait-il quil attende ici ? Il aurait d tre dans sa propre cabine avec Sheeshon et Mader Geel. Pour la millime fois, il scruta la large tache sous ses pieds. Quelque chtiment que les dieux souhaitaient lui infliger, il le mritait. Il avait brandi une lame dacier et il avait pris trois vies. Selon les lois des dieux de la mer, il tait maudit jamais. Levant les yeux et les bras vers le plafond de la cabine, - 573 -

Pinorr pria : Ne punissez pas ce navire ! Mes mains seules ont bafou vos dons ! Punissez-moi, mais pargnez les autres occupants du bord. Ne leur infligez pas votre maldiction. Jaccepterai nimporte quel chtiment, nimporte quelle torture pour purifier lperon de dragon ! De brusques coups frapps la porte de la cabine firent sursauter Pinorr. Baissant les bras, le vieil homme se dpcha daller ouvrir. Il neut pas le temps de reculer quil faillit prendre le battant dans la figure. Il stait attendu voit Hunt, le nouveau matre de quille, mais ce fut Mader Geel qui se rua lintrieur. Je ne lui ai tourn le dos quune seconde, je le jure ! sexclama la vieille femme, visiblement panique. Pinorr la saisit par les paules. Elle roulait de grands yeux fous. Quest-ce qui se passe ? demanda-t-il, le cur serr dans un tau dangoisse. Cest Sheeshon ! Je me suis approche du hublot pour jeter un coup dil dehors et voir o en tait la bataille, Quand je me suis retourne, la porte de la cabine tait ouverte et la petite avait disparu ! Pinorr lcha Mader Geel. Il ne sentait plus ses jambes. Il leva de nouveau les yeux vers le plafond, comme sil pouvait voir les dieux se rire de lui dans le ciel. Non, pas a ! Ctait un prix bien trop lev ! Chaman ? appela Mader Geel, qui avait peru son tourment intrieur. Pinorr baissa les yeux, mais leva les mains et, avec des gestes mcaniques, se mit tresser ses cheveux blancs. Ses doigts navaient pas oubli comment confectionner la coiffure des guerriers. Je ne suis plus chaman, lcha-t-il froidement. Quoi ? Quest-ce que vous dites ? Quest-ce que vous faites ? saffola Mader Geel. Elle voulut lui prendre le poignet, mais Pinorr la repoussa. Maudits soient les sept dieux, cracha-t-il. Jen ai assez de me plier tous leurs caprices. Sils doivent punir quelquun, que - 574 -

ce soit moi et non Sheeshon. Vous tes fou ? Mader Geel recula. Pinorr acheva sa tresse et se dirigea vers le mur auquel Hunt avait accroch un assortiment darmes. Il prit celle qui ressemblait le plus sa favorite dautrefois, une pe longue la lame incurve. Non ! protesta Mader Geel. Ne la touchez pas ! Trop tard ! Pinorr empoigna lpe et la dgagea des crochets sur lesquels elle reposait. Il se tourna vers Mader Geel en brandissant larme. La vieille femme tomba genoux. Vous nous condamnez tous ! a, cest dj fait. Maintenant, je dois y remdier. Pinorr se dirigea vers la porte grandes enjambes. Dans le couloir, les bruits de bataille taient encore plus forts. Des ordres hurls filtraient depuis le pont principal, mls de cris de douleur et de rires sifflants. Des bottes martelaient les planches ; des griffes raflaient le bois. Pinorr slana vers lescalier. Il ne croisa personne : tous les marins taient sur le pont. Enfin, il dboula par lcoutille en plein dans lhorreur. Malgr la fureur qui le mouvait, il trbucha et sarrta. Le pont tait jonch de cadavres. Les voiles en lambeaux dgoulinaient de sang, de cervelle et dautres fluides. Des corps dchiquets se balanaient dans le grement. Et toute la scne tait baigne par la pnombre surnaturelle quon lui avait dcrite. Jetant un coup dil vers louest, Pinorr vit lnorme faisceau de tnbres qui masquait le soleil couchant. Il secoua la tte. Le monde ntait plus que chaos. Partout o se portait son regard, des hommes et des femmes combattaient les dmons ails, mais, en labsence de la lumire du jour, les cratures taient invulnrables. Les marins ne pouvaient que les tenir distance et les capturer dans des filets quils jetaient ensuite par-dessus bord. Prs de la poupe tait perch un dragon aquatique rouge dont les griffes senfonaient profondment dans le pont. Juche sur son dos, une petite merai criait des ordres aux Sanguinaires qui lentouraient. Elle les pressait de rabattre les - 575 -

skaltum vers elle afin que sa monture leur arrache les ailes et les jette leau. Mais, malgr la distance qui les sparait, Pinorr voyait bien que le dragon arborait dinnombrables entailles dues aux griffes et aux crocs des dmons. Une vapeur verte slevait de ses plaies la raction du poison de skaltum se mlant son sang. Lnorme bte ne tiendrait plus trs longtemps, et Pinorr souponnait que la peur qui carquillait les yeux de la merai tait pour sa monture plutt que pour elle. Soudain, la voix tonitruante de Hunt recouvrit le fracas de la bataille. Ragnark revient ! Sanguinaires, tenez-vous prts ! Dun bout lautre du pont, les marins levrent le poing pour indiquer quils avaient compris. Pinorr savana pour mieux voir ce qui se passait sur le gaillard davant. Prs de la proue, Hunt et cinq autres guerriers tenaient en respect un trio de skaltum. Le visage ensanglant et les yeux flamboyants, Hunt refusait de laisser son navire tomber entre les mains ennemies. Ctait un vritable matre de quille. Un instant, Pinorr se rjouit davoir tu Ulster. Sous le commandement de cet imbcile, lperon de dragon aurait dj t coul. Les ordres hurls par Hunt semblaient ragaillardir le cur et le bras des Sanguinaires. Partout bord, les hommes et les femmes se battaient frocement. Derrire le matre de quille, Pinorr repra les ailes noires de Ragnark. Le grand dragon vira vers eux. Il volait bas et vite trop vite pour se poser bord. Que fichaient donc Kast et Sywen ? Filant comme une flche, Ragnark rasa le sommet des mts. Son rugissement balaya le navire. Instinctivement, Pinorr esquiva le bruit pareil une attaque. Lorsquil se redressa, lquipage tait en train de massacrer les skaltum. La magie contenue dans la voix du dragon avait dissip les sombres protections des cratures. Haches et pes tranchaient dsormais de la chair immunise contre les lames quelques instants plut tt. Les hurlements des dmons agonisants poursuivirent Ragnark dans le ciel crpusculaire. Pinorr regarda le dragon virer de nouveau et plonger vers un navire voisin pour aider son quipage. - 576 -

Une voix flte lui fit tourner brusquement la tte. Jai besoin de toi ! Sur le gaillard davant surlev, Pinorr vit sa petite-fille contourner un tonneau quatre pattes et se remettre debout. Sheeshon se dirigea vers lendroit o Hunt et les autres marins affrontaient toujours le trio de skaltum. Aprs le passage de Ragnark, les monstres taient blesss mais pas encore morts. Le rugissement du dragon sestompant dans le lointain, leurs protections noires revenaient. Il semblait toutefois que les lames dsormais couvertes de leur sang pouvaient les franchir. La bataille nen restait pas moins rude ; pour chaque skaltum qui scroulait, deux autres apparaissaient. Sur le gaillard davant, un des dmons entendit la voix de Sheeshon et tourna sa tte hideuse vers elle. Pinorr se prcipita vers lchelle pour rejoindre sa petite-fille. Hunt avait galement compris le danger ; il redoubla dardeur pour se dbarrasser de ses adversaires. Mais aucun des deux hommes narriverait temps. Sheeshon continuait avancer vers le skaltum le plus proche. Jai besoin de toi, cria-t-elle de nouveau Hunt. Sheeshon ! Recule ! ordonna le matre de quille. Ses yeux taient pleins de douleur, mais il ne pouvait rien faire. Un de ses camarades tenta de se dsengager pour se porter au secours de lenfant ; il fut abattu par les griffes empoisonnes dun skaltum. Il se tordit par terre pendant quelques instants, puis simmobilisa. Pinorr avait russi monter sur le gaillard davant. Sheeshon ntait plus qu un pas du monstre. Jamais il ne latteindrait temps. Son regard croisa celui de Hunt. la vue de lpe que tenait le vieil homme, le matre de quille carquilla les yeux. Mais, au lieu de protester comme Mader Geel, il lencouragea. Sauve Sheeshon ! rugit-il. Tue tout ce qui se dressera sur ton chemin ! Que le matre de quille le soutienne au lieu de le rprimander aiguillonna Pinorr. Ce fut comme si un gros poids venait dtre t de son cur. Les instincts quil avait enfouis depuis si longtemps remontrent dun coup la surface. Il - 577 -

bondit et abattit son pe sur la patte tendue du skaltum. La lame ricocha sur la peau du monstre sans lui faire le moindre dgt, mais parvint carter ses griffes de Sheeshon. Pinorr plongea terre. De lpaule, il heurta sa petite-fille, lenvoyant rouler sur le ct. Il se releva aussitt. prsent, il se tenait entre Sheeshon et le skaltum. La crature dcouvrit ses crocs en une grimace meurtrire. Tu veux me priver de ma friandise, petit homme ? siffla-telle. Jamais tu ne la toucheras, dmon ! gronda Pinorr. Rapide comme lclair, le skaltum frappa. Pinorr eut tout juste le temps de faire un bond en arrire et un mouvement du poignet pour bloquer les griffes du monstre avec sa lame. Dj, lautre patte de la crature sabattait sur sa poitrine. Pinorr fut forc de reculer jusqu Sheeshon. Toujours terre, la fillette sanglotait. Le skaltum frappa de nouveau. Pinorr tissa une toile dacier tincelant devant lui. Les griffes du dmon rebondirent dessus sans le toucher. Penchant la tte sur le ct, le skaltum tudia son surprenant adversaire. Ainsi, lancien aux cheveux blancs se croit encore capable de mordre, mmmh ? Le feu du cur de Pinorr se consumait rapidement. Le vieillard tait essouffl, et son bras tremblait. Sentant quil faiblissait, le skaltum se jeta sur lui griffes et crocs en avant. Pinorr fit de son mieux pour le repousser grands moulinets dpe, mais il fatiguait de plus en plus. Une patte franchit ses dfenses et lacra sa robe sur sa poitrine. Puis une autre pe se joignit la sienne. Pinorr neut pas le temps de jeter un coup dil son sauveur, mais il sentit que ctait Hunt. Dos Sheeshon, les deux hommes affrontrent le skaltum ensemble. Le combat semblait ne jamais devoir se finir. Soudain, Hunt tonna de nouveau : Ragnark revient ! Tenez-vous prts ! (Plus bas, il ajouta :) Courage, vieil homme ! Plus que quelques instants tenir. Pinorr fit de son mieux pour obir au matre de quille. Mais le soulagement dapprendre que le dragon revenait teignit les - 578 -

dernires braises de son cur. Il ralentit. Puis le rugissement fut sur eux. terre ! rugit Hunt loreille de Pinorr. Le vieil homme sexcuta ; de toute faon, ses jambes taient sur le point de cder sous lui. Il regarda Hunt brandit son pe deux mains et dcapiter le skaltum. Spare de ses paules, la tte du monstre vola au-dessus du pont et retomba dans la mer. Le reste de son corps bascula en arrire tel un arbre abattu. Sheeshon rampa vers son grand-pre. Pinorr lcha son pe pour la serrer contre lui. Papa, dit la fillette en posant la tte sur sa poitrine Papa, je taime. Profitant dune brve accalmie dans la bataille, Hunt sagenouilla prs deux. Pinorr se redressa. Je suis dsol, marmonna-t-il en dsignant son pe du menton. Hunt haussa les paules. Ce nest pas comme si ctait la premire fois que tu reprenais les armes. Surpris, Pinorr cligna des yeux. Malgr le sang qui le recouvrait, la flamme de lautorit transparaissait encore sur le visage de Hunt. Tu as rendu un grand service la flotte en dbarrassant lperon de dragon dUlster. Pinorr hoqueta. Vous saviez ? Me prends-tu pour un crtin fini, vieil homme ? grimaa Hunt. Il y avait assez de preuves pour qui tait dispos les voir. Mais la plupart des gens ont prfr ne pas regarder. La voix de Pinorr se brisa. Jai rompu mon serment. Jai condamn le navire. Hunt se redressa lgrement pour garder un il sur le droulement de la bataille. En ces temps funestes, nous avons besoin de tous les guerriers chaman ou pas. (Il posa une main sur la poitrine de Pinorr.) Je ne crois pas aux maldictions divines, juste au courage des hommes. Cest dans nos curs que rside lespoir de la flotte. Aujourdhui, le monde va changer. Que a se - 579 -

termine bien ou mal, rien ne sera plus jamais pareil. Pinorr couvrit la main de Hunt avec la sienne. Merci. Hunt hocha la tte et retira sa main. Choqu, il regarda sa paume recouverte de sang. Pinorr ? Le vieil homme baissa les yeux vers Sheeshon, recroqueville sur ses genoux. Une fleur carlate dployait ses ptales travers le tissu de sa robe, au-dessus de son cur. Prenez soin delle, Hunt. Si le navire rchappe de cette bataille, les jours venir seront difficiles pour elle. Hunt saccroupit plus bas et toucha lpaule de Pinorr. Je sais. Nous sommes dj lis. Je pense quelle est monte sur le pont parce quelle a senti que jtais en danger. Nous veillerons lun sur lautre. Pinorr serra sa petite-fille contre lui et, dans cette treinte. Il mit lamour de toute une vie. Puis il plaa la petite main de Sheeshon dans celle de Hunt et leva les yeux vers le jeune matre de quille. En lui, il voyait de la force, du courage et du cur. Jai fait le bon choix. Hunt acquiesa et dit sur un ton crmonieux : Tu as bien servi la flotte, chaman Pinorr. Va en paix. Les joues inondes de larmes, Pinorr tendit la main pour toucher sa petite-fille une dernire fois tandis que la bataille faisait rage autour deux. Je taime, chuchota-t-il comme le poison du skaltum atteignait son cur. Sy-wen se pencha sur le cou de Ragnark pour mieux voir les deux flottes dployes en contrebas. Telle de la fume slevant dune eau bouillante, un fracas mtallique ponctu de hurlements montait jusqu la merai. Tout autour de Valloa, des navires coulaient, et des escouades de skaltum semaient le chaos sur leur passage. Sy-wen scruta lle en qute du feu dont lui avait parl Flint, ou de nimporte quel autre signal indiquant que les compagnons avaient retrouv le Journal Sanglant. Sils avaient russi, - 580 -

Ragnark et elle pourraient descendre les rcuprer, et la bataille sachverait enfin. Des larmes ruisselaient sur les joues de Sy-wen, mais le vent les schait aussitt. La jeune fille ne sentait plus ses doigts engourdis sur la crte cailleuse laquelle elle sagrippait. Il lui semblait que cette guerre faisait rage depuis plusieurs jours et pas juste depuis le dbut dun interminable aprs-midi. Lassaut des skaltum avait radicalement inflchi le cours de la bataille. Tous les plans des allis pour semparer de lle staient trouvs rduits en cendres. prsent, ils luttaient pour leur seule survie. Chaque navire tait pareil une le assige. Mme si les merai aidaient les Drerendi de leur mieux, ltrange crpuscule rendait les skaltum pratiquement impossibles vaincre. Sy-wen et Ragnark ntaient pas en reste : le dragon plongeait vers les bateaux les plus en difficult en rugissant pour dissiper les sombres protections des cratures. Mais leur devoir numro un restait la surveillance des tours de Valloa. Ils ne protgeaient la flotte quen attendant le signal de la sorcire. Par l ! cria Sy-wen. Mentalement, elle envoya Ragnark une image du bateau concern. Le dragon acquiesa, vira sur laile et entama un plongeon courbe vers un navire aux voiles lacres et au grement festonn de skaltum. Sy-wen lutta contre la pression du vent qui la poussait en arrire. La chaleur corporelle de Ragnark la prservait du froid ; pourtant, elle frissonnait. Tandis que le dragon survolait le navire en rugissant, la jeune fille ferma les yeux. Elle ne voulait pas voir le carnage sur le pont : le spectacle de tous ces cadavres lui sapait le moral. Laltitude avait au moins cet avantage quelle attnuait les dtails les plus macabres. Comme Ragnark achevait son passage, Sy-wen sentit sa gorge la gratter. Le rugissement du dragon devenait de plus en plus rauque. Bientt, il ne pourrait plus utiliser ce mode dattaque. Quelque part au fond de Sy-wen, une voix chuchota : Tant que nous respirons, il y a de lespoir. La jeune fille ouvrit les yeux et se redressa. Ctait Kast. Elle - 581 -

ne lavait pas entendu depuis quils avaient initi la transformation bord du Cur de dragon. Oh, Kast, tous ces morts Ces hurlements Ce sang, gmit-elle. Chut. Ragnark a eu raison de me laisser remonter la surface. Ne perds pas courage. Mais, Kast, nos deux peuples sont en train de se faire massacrer ! Je le vois, mon amour. Une chaleur qui navait rien voir avec celle dgage par le corps du dragon envahit brusquement Sy-wen. Ce fut comme si Kast lavait entoure de ses bras. Le Sanguinaire cherchait la conforter alors mme que ses propos faisaient tressaillir le cur de la jeune fille. Ce qui se passe en ce moment Cest un prix qui devait tre pay. Ton peuple comme le mien se sont drobs trop longtemps. Les merai ont fui dans les Profondeurs ; les Drerendi sont partis vers le sud sans regarder derrire eux. Pour redevenir nous-mmes, pour faire rejaillir notre nature profonde, nous avons besoin de cette flamme purificatrice. Nous mergeons dun exil qui a dur des sicles. Nous avons prt allgeance au futur dAlasa, et nous devons parapher notre serment ft-ce avec notre propre sang. Sy-wen se mit sangloter. Je veux juste que a sarrte. Dune faon ou dune autre, je veux que a sarrte. Viens moi. Quoi ? Ferme les yeux et concentre-toi sur moi. Je ne comprends pas Contente-toi de le faire. Aie confiance en nous. Sy-wen dglutit et fit ce que lui demandait Kast. Les paupires closes, elle projeta vers lui ses penses, son amour et son chagrin. La chaleur ressentie quelques instants plus tt sintensifia. Et, soudain, elle se changea en deux bras passs autour delle. La jeune fille sentit le corps de Kast press contre le sien. La frontire entre dragon, merai et Sanguinaire se brouilla. - 582 -

Lespace dun instant suspendu, tous trois ne firent plus quun. Ils nchangrent pas un mot. En silence, leurs esprits se rconfortrent dans une treinte pleine damour. Puis la voix de Kast rsonna de nouveau, comme si le jeune homme avait parl loreille de Sy-wen en lui chatouillant le cou avec son souffle. Cest pour a que nous nous battons. En guise de rponse, Sy-wen serra Kast et Ragnark un peu plus fort. Elle aurait voulu rester ainsi jamais, mais une pense rompit la plnitude de linstant. Quelque chose approche, rapporta Ragnark. Sy-wen rouvrit les yeux, et le moment prit fin. Elle sentit les bras tides se dissoudre autour delle et sut que Kast stait retir lintrieur de Ragnark. Le dragon aurait besoin de ses pleines facults pour affronter cette nouvelle menace. Ses ailes noires largement tendues, Ragnark fit demi-tour. Sy-wen tournait dsormais le dos Valloa. Le mur de tnbres liquides souillait toujours le ciel louest, masquant le soleil couchant. Le faisceau noir continuait alimenter lignoble construct. Sy-wen ne vit pas tout de suite ce qui avait alarm le dragon. Mais la vue de Ragnark tait plus perante que la sienne. Comme le dragon survolait larrire de la flotte drerendi, la jeune fille aperut enfin de curieuses anomalies dans le mur de tnbres. Son esprit mit un moment apprhender ce quelle contemplait. On aurait dit que dnormes nuages blancs crevaient la barrire. tait-ce un front orageux qui approchait ? Elle devinait que non. Des navires, dclara Ragnark. Des tas de navires. Les sourcils froncs de perplexit, Sy-wen ne comprit tout dabord pas lexcitation quirradiait sa monture. De quels navires parlait Ragnark ? Puis une chose trs trange se produisit. La vision de la merai bascula et devint celle du dragon. Soudain, elle se sentit plus proche de la tempte de quelques lieues. Le mur de tnbres grandit devant elle. Ce quelle avait pris pour des nuages tait en ralit des voiles gonfles. Elle secoua la tte. Comment tait-ce possible ? Ces navires voguaient dans les - 583 -

airs ! Pourtant, aucun doute ntait permis : les formes quelle distinguait sous les voiles taient bien des mts et des coques. Avec la vision de Ragnark, elle aperut mme de minuscules silhouettes qui saffairaient sur le pont de ces incroyables vaisseaux volants. Comme ceux-ci passaient au travers du mur, Sy-wen fut soudain aveugle. Telle une vole de flches transperant un rideau noir, des rayons de soleil jaillirent des tnbres, marquant lendroit o chaque navire avait crev lobstacle magique. La lumire du jour dcoupa le contour des vaisseaux volants. Sy-wen dnombra rapidement ceux-ci. Larmada arienne en comptait vingt ou trente. Le soleil les nimbait dor et semblait enflammer leurs voiles. Ragnark fona vers les nouveaux venus. Qui taient-ils, amis ou ennemis ? Les navires ariens volaient plus haut que le dragon, au moins un quart de lieue au-dessus de la mer. Comme ils approchaient, Sy-wen vit que leurs quilles taient faites dun mtal particulier, rouge vif et scintillant. Des tincelles dnergie argente dansaient sur toute leur longueur. Ragnark fit irruption au milieu de la stupfiante flotte. Il fila entre deux navires, conjurant toute sa vitesse au cas o les occupants de ceux-ci lattaqueraient. Mais nulle flche ne le pourchassa. Sy-wen eut le temps dapercevoir un grand homme ple debout la proue de chaque btiment, les bras tendus vers le ciel crpusculaire. Une chevelure argente plus longue quils ntaient hauts flottait derrire eux, tel un tendard. Tandis que Ragnark virait pour faire un autre passage, Sywen comprit soudain qui taient ces gens. Elle ne pouvait se mprendre sur la minceur de leur silhouette, lclat de leur chevelure, le bleu tincelant de leurs prunelles. Mme si les cheveux de Mric commenaient tout juste repousser, la ressemblance tait indniable. Sy-wen se souvint tout coup que quelquun avait mentionn devant elle larrive dun faucon de soleil, et le fait que le rapace tait cens prcder la flotte elphique. Ragnark revint vers larmada arienne, planant entre les faisceaux de lumire. Lardeur du soleil couchant rjouit le cur de Sy-wen - 584 -

et embrasa son sang. Jamais elle naurait pens que la flotte elphique les rejoindrait si vite ! Les yeux pleins de larmes, elle intima Ragnark de ralentir. Ctait le salut pour lequel elle avait pri toute la journe. Dj, les navires avaient crev le rideau de tnbres Du regard, Sywen suivit les rayons de soleil jusqu la flotte drerendi. Elle savait que tout skaltum pris dans leur faisceau se retrouverait vulnrable aux attaques des Sanguinaires. Ragnark redressa et calqua son allure sur celle du vaisseau le plus proche. Sy-wen haussa la voix pour hler les occupants du bord, mais aucun deux ne parut lentendre. Hommes et femmes continurent saffairer sur le pont. La jeune fille cria de nouveau, sans plus de rsultat. Le vent devait emporter sa voix, dcida-t-elle. Quelques-uns des membres dquipage jetrent un coup dil dans sa direction. Elle leva le poing pour les saluer. dfaut dautre chose, ils pouvaient au moins la voir. Mais ils lignorrent tout bonnement et retournrent leurs occupations. Les sourcils froncs, Sy-wen ordonna Ragnark dapprocher un autre navire. Le dragon obit, mais ils neurent pas plus de chance que la premire fois. Bientt, la flotte elphique et le dragon survolrent la bataille qui faisait rage la surface de locan. Mais les vaisseaux ariens ne ralentirent pas : ils continurent foncer vers lle toutes voiles dehors. Depuis le pont des navires drerendi, Sy-wen vit des Sanguinaires lever un visage bahi vers le ciel. Mme les skaltum marqurent une pause empreinte de mfiance. Il y eut une accalmie pendant que chacun sinterrogeait sur les intentions de cette troisime force. Mais aucun des dmons ne prit le risque de senvoler pour se renseigner. Enfin, Sy-wen remarqua que lun des navires ariens tait beaucoup plus gros que les autres deux fois plus, en fait. Sans doute sagissait-il du vaisseau amiral. Elle devait attirer lattention de ses occupants, leur demander daider les Drerendi assaillis de toutes parts. Le temps pressait. Dj, les trous du mur de tnbres se refermaient ainsi que des plaies. - 585 -

Le temps que Sy-wen approche le vaisseau amiral, larmada avait atteint Valloa. Elle se dploya pour encercler lle. Cinq vaisseaux se dtachrent des autres et savancrent au-dessus de la cit proprement dite, formant un cercle au-dessus de sa citadelle. Quel tait donc le but de cette manuvre ? Un instant, Sy-wen craignait de stre mprise sur la raison de la prsence des elphes. Peut-tre taient-ils venus en ennemis. Elle pressa Ragnark de suivre le vaisseau amiral, qui slevait plus haut que le reste de larmada. Incapable de monter la verticale, le dragon dut sloigner et revenir en prenant de laltitude. Le vaisseau amiral flottait dsormais au-dessus du cercle form par les cinq autres navires volants, ce qui le plaait directement laplomb de la forteresse ennemie. Lair tait rare cette altitude, et Ragnark luttait pour se maintenir la hauteur du vaisseau amiral. la proue de celui-ci se dressait non pas un homme, mais une femme. Elle portait une robe longue et ample, coupe dans un tissu si fin quon voyait les moindres dtails de sa silhouette au travers. Lclat de ses cheveux argents ne devait absolument rien au soleil. Elle se tourna vers Sy-wen. Comme son regard croisait celui de la merai par-del la distance, Sy-wen sentit lnergie quelle irradiait. Cette femme tait la foudre incarne. Ses lvres remurent, et Sy-wen entendit ses paroles aussi clairement que si elle avait t assise prs delle sur le dos de Ragnark. Allez-vous-en. Ce nest plus votre bataille. Puis lelphe se dtourna. Attendez ! appela Sy-wen. Mais la femme lignora, se contentant de lever un bras en direction du dragon. Soudain, le ciel se changea en tourbillon autour de Sy-wen et de Ragnark. Le dragon lutta pour rester la hauteur du navire, mais ses ailes semblaient dsormais incapables dattraper le vent. Ils dgringolrent en spirale. Sy-wen saccrochait Ragnark comme une toile de mer. Elle tait sre quils allaient scraser sur lle. Puis le tourbillon svanouit, et les immenses ailes du dragon retrouvrent leur prise sur les courants ariens. Ils sarrachrent leur spirale et se remirent voler normalement. - 586 -

Normalement, mais avec la plus grande prudence. Leur chute les avait amens parmi les tours des niveaux infrieurs de Valloa. Contournant la statue incline dun homme qui brandissait une pe, Ragnark reprit un peu daltitude et sarracha la cit. Sy-wen pivota et se tordit le cou pour observer le groupe de vaisseaux ariens. Ragnark se mit dcrire un large cercle autour de lle afin de garder larmada elphique en vue, mais il nosait plus approcher davantage. Et Sy-wen ne ly incita pas. Elle avait vu les yeux de la femme. Elle avait eu limpression de regarder lintrieur dun vide glacial. Dans le regard de lelphe, elle navait senti ni haine ni inimiti, juste une profonde indiffrence comme si Ragnark et elle taient trop insignifiants pour mriter son attention. Lelphe les avait chasss tel un moucheron importun. Poursuivant son balayage, Sy-wen vit le crpitement argent sintensifier le long de la quille des cinq navires volants. Le mtal dun rouge profond vira lcarlate trs vif, comme sil tait en train de chauffer. prsent, ce ntait plus des tincelles qui couraient sa surface, mais de petits clairs qui dardaient vers lextrieur, telles des lances zigzagantes. Ragnark passa trop prs dun des navires ; Sy-wen sentit ses cheveux se soulever autour de sa tte, crpitant de traces de pouvoir. Sa monture perut le danger et sloigna aussitt. Tandis que le dragon survolait la cit, Sy-wen observa les nergies dchanes qui allaient et venaient le long de chacune des cinq quilles. Elle devinait que ctait leur pouvoir qui propulsait les grands navires, mais que, pour linstant, ce pouvoir tait dirig vers un autre but. Malgr la distance, Sy-wen percevait llectricit dans lair. Les quilles des vaisseaux ariens flamboyaient et tincelaient. Les lances de foudre qui en jaillissaient sabattaient sur la forteresse tels des poignards, mais sans jamais latteindre. Soudain, ce fut comme si tout lair qui entourait le chteau avait t aspir. Sy-wen hoqueta et porta une main sa gorge. Le long des cinq quilles, des clairs fusrent depuis la poupe jusqu la proue et slancrent la verticale pour aller frapper la quille plus paisse du vaisseau amiral qui les surplombait. Un - 587 -

instant, une toile cinq branches dont le vaisseau amiral tait le centre embrasa le ciel crpusculaire. Puis ltoile svanouit en un clin dil, et Sy-wen put de nouveau respirer. Les cinq navires battirent en retraite, redescendant et scartant de la citadelle tels des amants bout de forces. Leur quille tait redevenue dun rouge terne. Plus aucune nergie ne crpitait sous leur ventre renfl. On ne pouvait pas en dire autant du puissant vaisseau amiral. Celui-ci planait toujours au-dessus du chteau, flamboyant dnergie argente. La terreur treignit le cur de Sy-wen. Que vont-ils ? Tout le pouvoir prisonnier de la quille du vaisseau amiral fut libr dun coup. Un clair aussi large quune des tours de la citadelle frappa la verticale. Ragnark et Sy-wen furent souffls en arrire. Linstant daprs, une dflagration les assourdit et les aveugla. Bien que sonn, Ragnark aida Sy-wen rester sur son dos en resserrant ses plis de peau autour des pieds de la jeune fille tandis quils partaient en vrille. Lorsque le dragon parvint enfin reprendre le contrle, ils se trouvaient de nouveau au-dessus de la mer. a va, ma Lie ? sinquita Ragnark. Oui, ne ten fais pas, rpondit Sy-wen. En vrit, elle tait toujours blouie par la dcharge dnergie. Elle narrivait pas en chasser la rmanence de ses yeux. Soudain, elle redressa le dos. Non, ce ntait pas lclat de la foudre qui lui avait brl les prunelles ! Se tordant le cou, elle promena un regard la ronde. Le soleil tait revenu ! lhorizon, les derniers lambeaux du rideau de tnbres svanouissaient, rvlant le soleil couchant. Sy-wen pivota vivement. Le faisceau dnergie noire avait disparu ! sa place, une colonne de fume slevait depuis le centre du chteau. Les tours semblaient toutes intactes, mais Sy-wen devina que la cour intrieure devait tre en ruine. Ils ont dtruit la source de la barrire noire ! se rjouit la merai. - 588 -

De nombreuses voix firent cho son exclamation de joie. Le soleil avait reparu et, mme sil tait sur le point de se coucher, il rendait les skaltum vulnrables. Des vivats, des cris de guerre et des rugissements froces montrent depuis les bateaux et la gorge des dragons. Le cours de la bataille venait de sinflchir. La victoire tait de nouveau envisageable. Avec un sourire las, Sy-wen reporta son attention sur lle et sur larmada qui flottait son aplomb. Elle voulait adresser un remerciement muet aux elphes, mais ce quelle vit figea son sourire sur ses lvres. Cinq autres navires venaient de se dtacher de larmada pour former un nouveau cercle au-dessous de leur vaisseau amiral. Douce Mre, ils allaient ritrer leur attaque ! Les compagnons de Sy-wen se trouvaient quelque part dans le chteau ou dans les rues de la cit. Si les vaisseaux ariens continuaient sacharner de la sorte, toute lle ne serait bientt plus quune ruine fumante ! Balayant du regard les centaines de tours qui composaient Valloa, Sy-wen pria pour reprer le signal de la sorcire. Mais elle ne vit rien dautre que de la fume et de la pierre froide. Ses amis pouvaient tre nimporte o. Peut-tre avaient-ils dj t tus. Sy-wen chassa cette dernire pense. Elle nabandonnerait pas tout espoir. Elle leva les yeux vers le vaisseau amiral et la femme glaciale qui se tenait sa proue. Ragnark, il faut les arrter ! cria-t-elle. La poussire ntait pas encore retombe lorsque Joach se releva. Il secoua la tte pour chasser le rugissement lintrieur de son crne. Par les dieux den haut, que stait-il pass ? Au moment de lexplosion, le jeune homme avait eu la certitude que lle allait tre pulvrise. Il ne stait pas attendu survivre. Prs de lui, Mric se remit debout en grognant. Lelphe arborait une grosse gratignure sanglante sur le front. Il y porta la main, puis lignora pour aider Mama Freda se redresser. Faute dyeux, lexpression de la vieille femme tait difficile dchiffrer. Mais Joach devinait ce quelle devait ressentir. Elle sagrippa au bras de Mric telle une noye. Joach vit ses lvres - 589 -

remuer, mais il nentendit rien lexception du rugissement dans ses oreilles. Il secoua la tte une nouvelle fois, et son oue revint la normale avec un sifflement douloureux. pass ? acheva Mama Freda. Mric regarda des deux cts du tunnel. Je lignore. Mais je suppose que ctait de la magie noire. Ou une secousse sismique, suggra la vieille femme sans lcher le bras de lelphe. Les les volcaniques de la rgion tremblent souvent. Mric se contenta de hausser les paules, mais Joach se rjouit dentendre la voix de la gurisseuse. Ctaient les premiers mots que celle-ci prononait depuis que leur groupe avait laiss Elena dans les catacombes. Lexplosion avait au moins eu le mrite de larracher la stupeur induite par la perte simultane de son familier et de sa vision. Joach se rapprocha de ses compagnons tandis que Mric ramassait la torche quil avait laiss tomber. Par chance, elle ne stait pas teinte. Personnellement, je ne mettrais pas a sur le compte dun volcan, dclara Joach. Ctait luvre dune magie quelconque. Il jeta un coup dil dans la direction do ses compagnons et lui arrivaient. Aucun signe du malegarde qui les poursuivait. Mais quelle distance le sparait encore deux ? Les penses de Joach revinrent vers sa sur. Lexplosion tait-elle le rsultat des efforts dElena pour librer le Grimoire ? Si oui, Elena avait-elle survcu ? Malgr son inquitude, il fit signe aux autres de continuer. Il ne faut pas traner ici. Devant eux souvrait le passage latral qui revenait vers lescalier en haut duquel Tolchuk tait post. Mric prit Mama Freda sous son bras et sy engagea. Ici, les parois taient rugueuses, mal dpolies. Les compagnons marchaient vite mais sans faire le moindre effort de discrtion. Sils ne voulaient pas se faire rattraper par le malegarde, ils ne voulaient pas non plus le semer. Bientt, lescalier apparut sur leur gauche. Mric marqua une pause pour laisser Mama Freda reprendre son souffle avant dattaquer labrupte monte. - 590 -

Quand nous aurons rejoint Tolchuk, nous devrons choisir : attendre le malegarde ici ou lentraner dehors, dans les rues ? Joach secoua la tte. Pas question de partir alors quElena est toujours quelque part l-dedans. De toute faon, il est trop tard, ajouta Mama Freda. Le malegarde est dj l. Joach et Mric pivotrent tous deux vers le tunnel. Le jeune homme brandit son bton tandis que lelphe sortait une longue dague de son fourreau de poignet. Mais, derrire eux, le passage tait toujours plong dans le noir. Je ne vois ni torche ni lanterne, chuchota Mric. Il se cache dans lobscurit, rpliqua Mama Freda. Un frisson parcourut lchine de Joach. Au-del de la lumire faiblarde de leur torche, le tunnel tait un mur de tnbres. Mais Joach avait entendu dire que la ccit dmultipliait les autres sens. Vous en tes sre ? La vieille femme se contenta de hocher la tte. Son visage ne trahissait aucune peur. Au contraire, un rictus de colre crispait ses lvres. Il nous coute en ce moment mme. Joach fit signe Mric. Emmne Mama Freda. Je retiendrai ce monstre pendant que vous irez chercher Tolchuk et son marteau. Tu ne peux pas retenir un malegarde tout seul pas si longtemps, protesta lelphe. Il a raison, Joach, dit Mama Freda en se dgageant de ltreinte de lelphe. Je vais rester et me battre tes cts. Joach ravala une rplique mordante. Comment cette vieille aveugle esprait-elle laider ? Elle serait une gne plutt quun soutien. Mric semblait du mme avis. Il jeta un coup dil dubitatif par-dessus lpaule de la gurisseuse. Puis il posa sa torche contre le mur et se tourna vers Mama Freda. Si vous tenez rester avec nous, vous aurez besoin dune arme. (Il lui tendit sa dague, dont la lame scintillait dans la - 591 -

lumire jauntre.) Cest une dague de glace forge par mes anctres, expliqua-t-il. Si vous frappez avec, tchez de la planter profondment. Elle tranche les os comme du beurre. Mama Freda prit larme si maladroitement quelle faillit se couper sur sa lame. Merci, dit-elle Mric. Ce sera parfait. Et elle fit face au tunnel obscur. Pourquoi ne sort-il pas ? demanda Joach. Mama Freda secoua lentement la tte. Il nous espionne dans lespoir que nous lui rvlerons o se trouve Elena. Comme sil avait entendu ces mots et compris que sa ruse tait vente, frre Ewan savana dans la lumire de leur torche. Vous avez bien raison, ma brave femme. Et, avant de tous vous tuer, jaurai ma rponse. O avez-vous cach la sorcire ? Tenant son bton devant lui, Joach fit un pas vers le malegarde. Ses lvres remurent en silence, et des flammches de feu obscur jaillirent sur toute la longueur du talisman. Recule ! ordonna-t-il. Frre Ewan avait baiss le haut de sa robe. Ses bras, sa poitrine et son cou taient couverts de milliers de minuscules vers violacs, couleur decchymose. Leur corps mince semblait se tendre vers le bton de Joach, comme si le feu obscur les appelait. Jeune homme, je vois que toi aussi tu as t touch par les arts obscurs. Pourquoi veux-tu me combattre alors que tu devrais te joindre moi ? Joach agita son bton devant lui pour empcher le malegarde dapprocher. Les sangsues ondulrent pour suivre le mouvement. La magie nest quune arme, rpliqua froidement Joach. Je la manie ; elle ne me contrle pas. Frre Ewan eut un geste insouciant. Quelques sangsues se dtachrent de ses doigts et allrent heurter le mur de pierre. Pure smantique. Touche les tnbres, et les tnbres te touchent aussi. Flint aurait d te lapprendre. Joach pouvait difficilement prtendre le contraire. De fait, - 592 -

Flint lavait mis en garde contre les risques quil prenait en utilisant le pouvoir du bton. Une pointe dinquitude lui piqua le cur, mais il la mit trs vite de ct. Il ne se laisserait pas corrompre. Les sourcils froncs, il foudroya son adversaire du regard. Seuls les faibles autorisent les tnbres clipser la lumire en eux comme vous lavez fait. Le visage blme de frre Ewan sempourpra. Le matre ne ma pas vaincu. Il ma fait un cadeau. (Le malegarde carta les bras pour mettre en vidence les parasites qui grouillaient sur son torse.) Les sangsues ont toujours t linstrument des gurisseurs. Mais aucun dentre nous navait jamais t bni par une telle moisson. Dun pas glissant, Mama Freda vint se placer droite de Joach, gardant une main sur le mur pour se reprer. Elle tenta de tourner son visage vers le malegarde et ny parvint pas tout fait. Je suis la seule gurisseuse ici prsente, frre Ewan. Vous, vous tes une maladie. Elle lana la dague de Mric vers lui. Consciente des limitations de sa ccit, elle nessaya pas de latteindre : elle se contenta de jeter larme ses pieds. Mais vous pouvez encore me prouver le contraire, repritelle. Amputez la corruption qui vous ronge. Son geste arracha un sourire frre Ewan. Le malegarde carta la dague du pied et agita un index rprobateur. Tss tss. Pour une gurisseuse aussi exprimente, vous venez de faire une terrible erreur de diagnostic. Cest vous qui tes la maladie et moi qui suis le remde. Joach recula en rprimant un grognement. Pourquoi la vieille femme avait-elle ainsi gaspill son unique arme son ultime dfense au cas o Joach et Mric ne parviendraient pas vaincre le malegarde ? Dun geste de colre, il repoussa la vieille femme derrire lui. Mama Freda ne rsista pas. Frre Ewan savana vers eux. Mric sinterposa entre Joach et le malegarde, si vite que le jeune homme ne le vit mme pas bouger. Dj, sa magie gonflait sa chemise. Il leva une main, et une rafale jaillit du bout de ses - 593 -

doigts. Frre Ewan ne se dpartit pas de son sourire. La bourrasque tourbillonnante le frappa sans le faire bouger dun pouce. Le bas de sa robe claqua derrire lui, et ses sangsues ondulrent mais, au lieu dtre arraches de sa peau, elles grossirent et sallongrent. Bientt, son torse ple fut drap de vers plus longs quun avant-bras dhomme. Au centre du tourbillon magique, frre Ewan clata de rire. Vas-y, elphe, envoie-moi encore un peu de ton pouvoir ! Mama Freda tira la manche de Mric par-derrire. Arrtez ! Je connais bien les malegardes. La magie lmentale alimente leurs tnbres. Vous ne faites que le rendre plus puissant. Vous devez arrter ! Mric obtempra et recula. Joach prit sa place. L o la magie lmentale avait chou, la magie noire pouvait encore prvaloir. Il leva son bton. Frre Ewan grimaa et tendit brusquement un bras. Joach bloqua avec son bton enflamm mais ralisa, trop tard, que ctait exactement ce quattendait son adversaire. Frre Ewan saisit lextrmit du talisman. Ses sangsues se dversrent le long du bois. Dgot, Joach dgagea vivement son bton. Il parvint larracher de la main du malegarde, mais pas dloger les sangsues. Les vers violacs saccrochaient au polbois ; ils se baignaient dans les flammes noires en se tortillant de plaisir. Joach tituba en arrire. Horrifi, il regarda les sangsues grossir encore et atteindre la taille de serpents des jungles tropicales en lespace dun battement de cur. Secoue-les ! cria Mama Freda. Tout de suite ! Elles se nourrissent aussi de ta magie ! Joach abattit le talisman sur le mur avec assez de force pour se faire mal la main. Les sangsues gantes tombrent enchevtres sur la pierre froide toutes, lexception dune crature tenace qui plongea vers sa main. Une lance de feu remonta le long de son bras. Il tomba genoux. Mama Freda et Mric empoignrent Joach par le col de sa chemise pour le tirer en arrire. Seule la rapidit de leur intervention sauva la vie du jeune homme. Aussi promptes que - 594 -

des vipres, dautres sangsues rampaient dj vers lui pour se coller sa peau. Mais celle qui tait colle sa main ne cessait denfler. La brlure empirait chaque seconde. La vision de Joach sobscurcit. Dun coup de pied, Mric lui arracha le bton de la main, projetant au loin la sangsue qui y tait toujours accroche. La brlure sestompa aussitt. Mais, en baissant les yeux, Joach vit que son petit doigt, son annulaire et une partie de sa paume avaient disparu. Du sang coulait gros bouillons de la plaie. Bouge ! aboya Mric. Si tu veux vivre, mon garon, aidenous ! Joach releva la tte juste temps pour voir dautres sangsues prtes lattaquer. Ignorant la douleur de sa main mutile, il recula quatre pattes. Mric et Mama Freda limitrent. Frre Ewan savana, maintenant une distance constante entre lui et ses adversaires qui battaient en retraite. Les sangsues tombes terre le suivirent. Pourquoi courir ? susurra-t-il. Dites-moi o se trouve la sorcire et je vous laisserai vivre ou gardez le silence et ne vous plaignez pas de lamertume du remde. Joach blmit. Comment repousser ce monstre si leur magie ne pouvait rien contre lui ? Quel espoir de survie leur restait-il ? Soudain, Mama Freda cessa de fuir. Elle se plaa devant Joach et cracha sur frre Ewan. Elle avait bien vis : sa salive atteignit le malegarde en pleine figure. Joach se redressa, serrant sa main blesse contre lui. Frre Ewan sessuya, et quelques vers violets restrent accrochs sa joue. Son rire steignit. Vous paierez pour a, dit-il froidement. Les sangsues gantes sagitrent de plus belle autour de ses chevilles. Mama Freda resta plante sans broncher face au malegarde. Je nen ai pas fini. Joach jeta un coup dil en biais Mric. Une ide venait de lui traverser lesprit. Mama Freda les avait mis en garde contre la croissance magique des sangsues ; elle lavait entran lcart des cratures et venait de cracher sur frre Ewan. Mama Freda ? - 595 -

La vieille femme ignora Joach. Jai encore un cadeau pour vous, frre Ewan. (Elle tendit un doigt vers le malegarde :) La mort ! Les lvres de frre Ewan stirrent en un rictus grimaant. Il sesclaffa et continua marcher vers ses proies. Soudain, il simmobilisa, un pied en lair. Son sourire cda la place une expression confuse, et son rire strangla dans sa gorge. Du sang coula de sa bouche. Il bascula en avant et scrasa face contre terre sur le sol rocheux. Un spasme le parcourut. Puis il simmobilisa. Mort. Le manche de la dague de Mric saillait au creux de ses reins. De petites tincelles argentes dansaient autour de la plaie et sur sa peau. Sous le regard incrdule de Joach, les sangsues se changrent en caillots de sang fumants. Comment ? Des questions se bousculaient dans lesprit de Joach. Leur rponse lui apparut sous la forme dune petite crature poilue, qui contourna les jambes de frre Ewan et slana vers Mama Freda. Tikal, gentil garon, dit la vieille femme avec chaleur. Elle se pencha pour attraper son familier, quelle percha sur son paule. Tikal enroula sa queue autour du cou de sa matresse et lui lcha le cou. Biscuit ? demanda-t-il dune voix raille. Mama Freda lui tapota la tte et le gratta derrire les oreilles. Aprs ce que tu viens de faire, tu mrites tous les biscuits de Port Rawl. Tikal ferma les yeux et se blottit au creux de lpaule de la vieille femme en lui serrant trs fort le cou. Mais il tait mort, balbutia Joach en tendant un doigt vers le tamrink. Du sang coula de sa main blesse. Il tourna de lil et scroula. Mama Freda se prcipita vers lui. Elle sagenouilla en fouillant ses poches, dont elle sortit des bandages et une fiole dlixir. Moi aussi, je pensais quil tait mort, expliqua-t-elle en prenant la main de Joach pour la panser. Quand jai - 596 -

recommenc recevoir des visions, jai cru que jhallucinais que mon esprit me jouait des tours en prenant mes dsirs pour la ralit. (Elle leva une main pour caresser son familier avec une affection visible.) Je sens la magie qui coule dans ses veines. Quelquun la soign. Elena ? suggra faiblement Joach. Qui dautre ? (Mama Freda appliqua un baume apaisant qui calma instantanment la douleur du jeune homme.) Tikal a son odeur sur lui. Elle a d le trouver quand elle est redescendue dans les catacombes. Sa magie lui a donn assez de force pour survivre et rebrousser chemin vers la sortie. Mais, comme toi, il aura besoin de temps pour gurir. Pourquoi ne nous en avez-vous pas parl ? demanda Mric, qui montait la garde prs du corps de frre Ewan. Mama Freda fit une grimace embarrasse. Je ntais pas sre que mes visions soient relles. Je nen ai eu la certitude que lorsque Tikal a rattrap le malegarde. ce moment-l, le dmon nous espionnait dj, alors jai gard le silence. Jesprais que la discrtion de Tikal nous serait utile. (Du menton, elle dsigna le manche de la dague.) Et jai eu raison. Joach fixa la vieille femme, les yeux carquills. Au fond de lui, il lavait toujours considre comme un fardeau. Mais il savait maintenant quil naurait pas d la juger sur son apparence. La gurisseuse aveugle venait de lui sauver la vie. Mama Freda acheva de lui confectionner un pansement bien serr. Du sang de dragon mlang de la racine dorme devrait sauver le reste de ta main. Joach leva le bras. Il avait presque peur de regarder. La vue de sa main mutile le fit frmir, mais, quand il flchit ses doigts restants, il nprouva nulle douleur. Il ny avait mme pas de sang sur le bandage comme si sa blessure tait vieille de plusieurs mois et non de quelques minutes. En dglutissant, il regarda la vieille femme. Merci, Mama Freda. Jai une dette envers vous. Si vous naviez pas Une explosion dchira soudain le monde autour deux. - 597 -

Soulevs dans les airs, Joach et Mama Freda retombrent rudement sur le sol. Un nuage de poussire se forma. La pierre du tunnel grogna tandis que la force de la concussion se rverbrait lintrieur du crne de Joach. Le jeune homme se redressa avant mme que le sol ait fini de gronder, il aida Mama Freda se remettre debout. Tikal tait toujours accroch au cou de sa matresse. Plus loin dans le passage, Mric roula lcart du corps du malegarde avec une grimace dgote. Soudain, une silhouette monstrueuse se dcoupa derrire lelphe. Joach ouvrait la bouche pour le prvenir quand une voix rocailleuse et familire demanda : Que sest-il pass ? Tolchuk mergea du nuage de poussire en agitant une main devant sa figure. Il jeta un coup dil au malegarde et se dirigea vers ses amis. Joach se redressa et aida Mama Freda en faire autant. Quest-ce que tu fiches ici ? Tu tais cens garder la porte. Logre balaya la scne du regard avant de rpondre. Dun air absent, il tendit un doigt vers le plafond. Lle est attaque par des bateaux qui naviguent dans les nuages. Je suis venu vous chercher avant que le chteau nous tombe sur la tte. O est Elena ? Partie rcuprer le Grimoire. (Joach ramassa son bton et lexamina en qute de dommages ventuels, mais nen trouva aucun.) Cest quoi, cette histoire de bateaux volants ? Mric blmit et demanda : Est-ce que leur quille brillait ? Tolchuk acquiesa. Et des clairs dansaient sous leur coque. Mric poussa un grognement. Ce sont les Nuages Orageux les navires de guerre de mon peuple. Ils sont arrivs plus vite que je ne le pensais. Ils ont d voir la bataille maritime et penser quils tombaient pic. Ils ne peuvent pas savoir que nous sommes l. Quessaient-ils de faire ? senquit Joach. Mric se couvrit le front dune main. Ils veulent dtruire lle. Et, si nous ne les arrtons pas, ils - 598 -

nous dtruiront avec elle. Joach secoua la tte. Ils avaient survcu aux skaltum, aux nains et un malegarde, tout a pour risquer de prir sous les coups dun de leurs allis. Mric, tu dois trouver un moyen de les arrter. Emmne Tolchuk et Mama Freda avec toi. Dbrouille-toi pour que ton peuple cesse le feu. Lelphe hocha la tte. Et toi, que vas-tu faire ? De son bton, Joach dsigna les profondeurs des catacombes. Puisque le malegarde nest plus un obstacle, je vais partir la recherche dElena. Si tu ne parviens pas arrter les navires de guerre de ton peuple, Grimoire ou pas, je dois la faire sortir dici. Mric posa une main sur lpaule de Joach et la serra trs fort. Sois prudent. Et fais vite. Joach lui rendit son treinte. Toi aussi. Tolchuk savana, flanqu par Mama Freda. Mric na pas besoin de nous, alors que deux paires dyeux supplmentaires dans ce ddale taideraient trouver ta sur plus rapidement. Joach toucha le bras de logre. Naie crainte, Tolchuk. Je la trouverai. Mais a ne servira pas grand-chose si les catacombes seffondrent sur nous. Va avec Mric. Protge-le contre les dangers qui doivent pulluler la surface. Il faut absolument quil arrte ces navires de guerre. (Le jeune homme se tourna vers Mama Freda.) Et vous, utilisez votre ruse et les yeux de Tikal pour leur dnicher un chemin sr. Tolchuk grommela. Il ntait pas entirement convaincu ; pourtant, il sinclina. Je ne laisserai pas chouer lelphe. Il se dtourna. Mama Freda, en revanche, demeura face Joach. Elle leva le menton comme pour examiner le jeune homme le long de son nez. Tu as une autre raison de tous nous renvoyer. Une raison - 599 -

que tu caches dans ton cur. Joach soupira. Il ne pouvait pas mentir la vieille femme. Ma destine passe par ici, dit-il tout bas. Et cest un chemin que je dois suivre seul. Apparemment satisfaite par sa sincrit, Mama Freda hocha la tte et rejoignit les autres. Bientt, Joach se retrouva seul dans les catacombes. Le bruit de pas de ses compagnons sestompa derrire lui tandis que, son bton la main, il senfonait dans les entrailles de lle. Son don de tisserand faisait frmir son sang dans ses veines. Il navait pas menti Mama Freda. Il percevait une culmination de forces, un enchanement de circonstances qui lentranaient irrsistiblement vers une destination une destine. La suite serait entre lui, Elena et un homme des plaines de Standi. Joach revit la tour couleur de soleil couchant, la Flche des Dfunts, et ses doigts se crisprent sur son bton. Durant cette ultime bataille, il ne faillirait pas ses devoirs envers sa sur.

- 600 -

25

Elena continuait suivre Erril et sa lanterne. Elle aurait bien voulu que le guerrier presse le pas, mais, aprs la seconde explosion survenue au dehors, Erril tait devenu encore plus prudent. Contrairement lui, Elena mourait denvie de slancer laveuglette vers la sortie. Son inquitude pour Joach et les autres mettait le feu aux poudres de sa peur. Ces explosions avaient-elles un rapport avec le malegarde ? Pourtant, elle se fora calquer son allure sur celle dErril. Elle ne pouvait pas labandonner, pas tant quil porterait le Journal Sanglant. Comme elle marchait en prenant bien garde o elle mettait les pieds, Elena se laissa hypnotiser par le jeu des ombres et de la lumire sur les muscles du dos dErril. Elle avait dj vu le guerrier torse nu, mais jamais avec deux bras. Au dbut, elle avait eu du mal rconcilier son apparence prsente avec limage quelle gardait de lui. Elle ntait pas habitue cette symtrie de sa silhouette. Son regard se porta vers lpaule laquelle tait rattach le bras tout neuf dErril. Aucune cicatrice ne sparait les deux ; pourtant, la dlimitation tait nette. Bien que bronz, le bras ltait beaucoup moins que lpaule et le reste du dos. La jonction entre lancien Erril et le nouveau tait parfaitement apparente. Elena shumecta les lvres. Sa bouche tait toute sche. Elle mourait denvie de laisser courir un doigt le long de la ligne de dmarcation, de dcouvrir si cet Erril tait bien celui quon lui avait enlev. Si seulement il pouvait lui donner une indication claire, quelque chose qui lautoriserait se jeter dans ses bras ! La jeune femme frissonna dans lair froid des catacombes. a faisait trop longtemps quelle navait pas senti la chaleur de la - 601 -

peau dErril contre sa joue. Je ten supplie, limplora-t-elle en silence. Donne-moi un indice sur ce que tu as dans le cur. Elena serra la cl de fer contre sa poitrine. La froideur du mtal lui rappela quelle devait rester mfiante. Ce ntait pas le moment de baisser sa garde. Mais lodeur de la transpiration dErril tranait derrire lui, rappelant la jeune femme toutes les fois o il lavait tenue contre lui. Les jointures dElena blanchirent sur la cl. Elle ntait plus une petite fille blouie par un chevalier. Le sort dAlasa dpendait de sa circonspection et de sa matrise delle-mme. Elle devait tenir bon. Soudain, Erril simmobilisa devant elle. Perdue dans ses penses, Elena faillit le percuter. Elle sarrta net, si prs de lui quelle sentit la chaleur de son corps et que sa poitrine nue toucha presque le dos nu du guerrier. Une rougeur remonta depuis ses jambes jusqu son visage. Lodeur dErril satura toutes ses perceptions. Elle se raidit, craignant de bouger et mme de respirer, de peur que lhomme des plaines lentende. Lentement, Erril saccroupit et sloigna, emmenant sa chaleur avec lui. Elena poussa un soupir la fois soulag et du. Mme si personne ne pouvait la voir, elle saccroupit elle aussi, son instinct la poussant imiter lhomme des plaines. Elle repra la cause de la soudaine prudence dErril. Un peu plus loin dans le tunnel principal, une lumire clignotante sourdait dun passage latral. Elena ralisa que ctait celui qui conduisait lescalier secret de Flint. Elle ne stait pas rendu compte quelle avait fait tant de chemin sur les talons dErril ; ses proccupations avaient boulevers sa perception du temps et des distances. Aprs en avoir rduit la flamme, Erril posa sa lanterne sur le sol et traversa rapidement le tunnel pour aller se blottir dans lombre du mur oppos. Passant une main dans son dos, il glissa le Journal Sanglant sous la ceinture de son pantalon, au creux de ses reins, afin de le dissimuler. Puis il empoigna la dague de sorcire dElena et la tint devant lui. Elena se retrouva momentanment hypnotise par la rose aux contours dors qui se dtachait sur la couverture du - 602 -

Grimoire. Les ptales de la fleur semblaient presque briller dans la maigre lumire de la lanterne. La jeune femme navait qu tendre le bras pour semparer du Journal Sanglant. Elle avana la main, puis se ravisa et serra le poing. Ctait peut-tre un pige. Laissant retomber son bras, elle se rapprocha dErril. Elle allait attendre de voir qui dautre se trouvait dans les catacombes. Sans le vouloir, Erril lui enseignait une leon trs claire : le seul moyen de rester en scurit, ctait de ne pas se faire voir. Tout en attendant, Elena couta la respiration de lhomme des plaines un loup sur les traces dun chevreuil. Bientt, un bruit de bottes samplifia dans le passage latral, et la lumire dune torche dcoupa une silhouette. Elena crut dabord que ctait le malegarde qui rebroussait chemin. Mais, comme la silhouette se rapprochait, elle ralisa que ctait son frre. De soulagement, elle faillit crier le nom de Joach. Elle se retint : aprs tre reste cache si longtemps, elle nallait pas tout gcher en une seconde. Si elle continuait observer et couter sans rvler sa prsence, peut-tre dcouvrirait-elle de quel ct penchait la loyaut dErril. Joach savana, son bton la main. Il navait pas conscience quun loup le guettait. Erril aurait facilement pu le tuer. Au lieu de a, lhomme des plaines se redressa et sortit de lombre. Surpris, Joach fit un bond en arrire. Erril ! Elena aperut le bandage qui enveloppait la main droite de son frre. Que lui tait-il arriv ? Et o taient passs les autres ? Joach, que fais-tu ici tout seul ? Cet endroit est dangereux, dit Erril en rangeant la dague dElena sa ceinture. Mais les yeux de Joach semblaient aveugles aux mouvements de lhomme des plaines. Erril aurait pu le poignarder sans quil ragisse. Son regard faisait la navette entre les deux mains du guerrier. Ton ton bras, balbutia-t-il enfin. Sarrachant la stupeur qui le paralysait, il brandit son bton. Des flammches noires coururent le long du bois. Sans se laisser impressionner, Erril leva son bras tout neuf. - 603 -

Naie pas peur. Ctait la cl qui verrouillait le sort de protection du Journal Sanglant. Il servait lalimenter ; quand jai dissip le sort, il ma t rendu. Maintenant, o est Elena ? Joach secoua la tte et recula dans le passage latral. Son regard tait voil, son visage, un masque dincrdulit. Elena savait que sa vision tait obscurcie par son rve rcurrent. Jamais je ne te le dirai ! Dabord, le malegarde a tent de le dcouvrir et il a chou. Maintenant, tu rapparais comme par enchantement. Je ne te laisserai pas approcher Elena ! Quel malegarde ? aboya Erril. De quoi parles-tu, Joach ? Pour toute rponse, le jeune homme brandit son bton plus haut. Alors, Erril ravala sa colre. Il prit une profonde inspiration et tenta de recommencer zro. Je sais de quoi a doit avoir lair, dit-il, levant les bras en un geste apaisant. Cest pour a que je tai encourag nous accompagner. Flint et Moris ont jug que ton rve ntait pas un tissage, parce quils croyaient impossible que je rcupre mon bras. Ils se trompaient, mais, pour prserver la scurit du Grimoire, je ne pouvais pas le leur dire. (La voix du guerrier tait calme et ferme.) Regarde-moi, Joach. Je ne suis pas corrompu. Jignore ce qui va se passer maintenant. Mais, croismoi, je ne veux pas de mal ta sur. Je Jai beaucoup daffection pour elle. Le souffle dElena strangla dans sa gorge. Elle ravala un sanglot. Elle mourait denvie de rvler sa prsence, de mettre un terme cette mascarade, mais la suite pouvait lui rvler si Erril tait sincre ou non. Joach baissa lgrement son bton. Les paroles dErril avaient dissip le voile qui troublait son regard. Comment puis-je te faire confiance, Erril ? Tu sais de quelle faon mon rve se terminait. Les rves peuvent se tromper les tissages aussi. Mais je sais que cette rponse ne suffira pas te convaincre. (Erril passa une main derrire son dos.) Ceci y parviendra peut-tre. Mfiant, Joach fit un pas en arrire. Erril sortit le Grimoire de sa ceinture et le prsenta au jeune homme. Voici le Journal Sanglant. - 604 -

Joach carquilla les yeux. Il est sous ma responsabilit depuis cinq cents hivers, poursuivit Erril. Mais jaimerais te le confier. Je sens que mon rle de gardien sachve ici. Si tu refuses de me laisser approcher ta sur, porte-lui le Grimoire. (Il savana pour dposer le petit volume us lentre du passage latral, puis recula.) Soulage-moi de ce fardeau. Elena fut choque par ce geste. Ctait une preuve irrfutable de la loyaut dErril. Jamais une crature du Cur Noir naurait renonc au Grimoire. La mme pense sembla traverser lesprit de Joach. Mais, si loffrande dErril avait tranquillis Elena, elle ne fit que raviver les soupons de son frre. Plissant les yeux, Joach posa sa torche et se rapprocha. Il se planta au-dessus du Grimoire, son bton lev, et dvisagea Erril avec une mfiance non dissimule. Puis il se pencha lentement, ramassa trs vite le livre et fit un bond en arrire pour scarter dErril. Lhomme des plaines nesquissa pas le moindre geste. Elena continuait fixer Erril. Lattitude de son frre lempchait de se montrer. Mme sil lui paraissait peu probable quun serviteur du Seigneur Noir et volontairement remis le Journal Sanglant Joach, elle savait que sa seule dfense tait le sort spectral qui la rendait invisible. Apporte-lui le Grimoire, Joach. Lengagement que jai pris il y a si longtemps sachve aujourdhui. Dsormais, Elena na plus besoin de moi. Tandis que lhomme des plaines prononait ces derniers mots, Elena le contourna prudemment. Dans ses yeux, elle vit un mlange de chagrin et de soulagement. Mais que signifiaient ces motions ? Elle se tenait face au guerrier, cherchant la rponse sur son visage ; elle naurait eu qu tendre le bras pour le toucher. Une larme solitaire roula sur la joue dErril. Instinctivement, Elena leva la main pour lessuyer. Son cur connaissait la vrit. Lhomme des plaines ntait pas corrompu. Ce fut alors que la voix de Joach sleva derrire elle. Ces pages sont toutes blanches. Elena laissa retomber sa main et, par-dessus son paule, jeta - 605 -

un coup dil son frre. Joach tenait le livre dune main et le feuilletait tant bien que mal. Malgr la distance qui la sparait de lui, Elena voyait que les pages taient effectivement vierges. Ce nest pas le Journal Sanglant, cracha Joach. Cest une ruse ! En se retournant, Elena vit les yeux dErril tinceler. Tel un incendie foudroyant, les flammes de sa colre consumrent le chagrin qui se lisait dans ses prunelles quelques instants plus tt. Elena scarta dun pas titubant. Elle se maudit davoir t aussi aveugle. Pourquoi navait-elle mme pas envisag que le Grimoire puisse tre un faux ? Ce nest pas une ruse, mon garon, dit Erril dune voix rauque. Joach tenait toujours le livre par sa couverture. Et je dois te croire sur parole ? Toi qui sors de mon rve avec deux bras ? Erril secoua la tte, et, dans ses yeux, les flammes se changrent en cendres. Crois ce que tu veux, Joach. Je ne peux rien faire de plus pour te prouver ma sincrit. (Il rebroussa chemin.) Apporte le Grimoire Elena, cest tout ce que je te demande. (Ramassant sa lanterne, il pivota vers la pente ascendante du tunnel principal.) Mon frre est quelque part l-haut. Affaibli. Je vais aller laffronter, puisque je ne suis plus daucune utilit Elena. Joach fit un bond en arrire au moment o le guerrier passait devant lentre du couloir latral. Ds quErril se fut loign, il glissa le livre lintrieur de sa chemise, empoigna sa torche et fona vers lescalier, comme sil avait hte de se soustraire la menace que lhomme des plaines constituait selon lui. Mais Elena attendit au croisement. Elle regarda la lumire de la torche de Joach sestomper dans le passage latral et celle de la lanterne dErril disparatre au dtour du tunnel principal. Elle tait cloue sur place, incapable de choisir une direction. Lequel de ses deux compagnons devait-elle suivre ? Elle pressa la cl mtallique contre son ventre, comme pour limplorer de lui envoyer un signe. - 606 -

Plus que jamais, elle regrettait labsence de tante My. Elle aurait eu bien besoin des sages conseils de la guerrire. Elena fit un pas vers le passage latral. Ctait sans doute la solution la plus sage. Mme si le Grimoire tait un faux, mieux valait quelle rejoigne Joach et les autres. Tante My aurait srement approuv le pragmatisme de cette dcision. Ou pas. Les pieds dElena se figrent sur le seuil du couloir. Bien longtemps auparavant, Ruissombre, Mycelle lui avait dit que si une femme, et non un homme, avait t choisie pour porter la bannire de la libert, ctait pour une bonne raison : parce quau final le sort dAlasa dpendrait non de la puissance de sa magie, mais de la force de son cur. Tandis quElena mditait les paroles de sa tante, les deux sources de lumire svanouirent. Les tnbres se refermrent sur elle. Dans lobscurit, elle revit la larme sur la joue dErril, scintillant comme de largent. Alors, elle se dtourna du passage latral et pivota vers les catacombes. Son esprit cherchait rationaliser sa dcision. Elle devait suivre Erril pour vrifier son allgeance. Pourtant, elle navait pas besoin de justification. Ses pieds remontaient dj la pente du tunnel en spirale de plus en plus vite. Son cur avait fait son choix. Il ne la laisserait pas sloigner dErril. Pour linstant, ctait une raison bien suffisante. Mric courait devant Tolchuk et Mama Freda. Autour deux, la cit tait en proie au chaos. Des colonnes de fume balafraient lhorizon. Des cris et des glapissements se rpercutaient sur les murs de pierre. La citadelle juche au sommet du mont Orr grondait toujours, tandis que des briques et des pans de murs dgringolaient depuis les hauteurs pour aller scraser dans les rues en contrebas. Les navires de guerre au ventre renfl demeuraient suspendus dans le ciel, tournant au-dessus de Valloa la manire de charognards. Sous le linceul de fume, lodeur cre de la foudre parfumait lair ; elle irradiait depuis les vaisseaux ariens et les ruines des deux attaques rcentes. Ils vont frapper une troisime fois ! cria Tolchuk Mric. - 607 -

Encore un coup, et le chteau scroulera ! Mric sarrta et leva les yeux au moment o une vingtaine de paires dailes frntiques le survolaient. Encore des skaltum en droute. Depuis quils taient ressortis des catacombes, les compagnons avaient aperu les lambeaux des lgions dmoniaques. Paniqus, les skaltum fuyaient devant larmada arienne. Jusquici, aucun deux navait tent dattaquer le trio. Mric les souponnait de navoir dyeux que pour ce qui se passait dans le ciel. Lorsque les skaltum les eurent dpasss, Mric vit que Tolchuk ne stait pas tromp. Cinq autres Nuages Orageux manuvraient pour former un cercle laplomb du pic. Le Traque-Soleil, le vaisseau amiral de sa mre, flottait toujours au-dessus des tours fumantes de la citadelle. sa vue, Mric frmit. Tout cela tait sa faute. Il faut aller plus vite ! cria-t-il pour se faire entendre pardessus le fracas de la bataille. Tolchuk le rejoignit. Le visage de logre tait pourpre dpuisement. Il avait port Mama Freda pendant la plus grande partie du chemin. Il tira le Trysil du fourreau attach dans son dos. Nous sommes assez prs. Trouvons une place dcouverte et essayons. Mric secoua la tte. Ils ne nous verront jamais. Pas moins que nous soyons juste sous leur nez. Tolchuk dsigna les navires ariens qui se mettaient en position. Cest maintenant ou jamais. Mric poussa un gros soupir. Il savait que leurs efforts seraient vains, mais logre avait raison. Ils devaient au moins essayer. Ils ne pouvaient pas laisser lespoir dAlasa se faire pulvriser sans tenter de hler la flotte, de demander aux navires de se retirer. Mric scruta le ciel en qute dune solution, dun moyen de rparer son erreur. Sa trahison lui faisait mal au cur. Tikal a trouv une place rectangulaire en haut sur notre gauche, annona Mama Freda. Nous pourrions y tre en - 608 -

quelques secondes. Allons-y. Mric slana. Tolchuk prit la gurisseuse sous lun de ses bras puissants et suivit lelphe. Mama Freda les guida de la voix. Bientt, ils dbouchrent dans un vaste espace dcouvert, situ quasiment au pied des falaises sur lesquelles trnait la citadelle. Tolchuk posa Mama Freda pour que la vieille femme puisse rcuprer son familier et se rfugier contre un mur. Puis il rejoignit Mric au centre de la place, que le soleil couchant plongeait dj dans lombre. Dpche-toi. Je sais ce que jai faire, logre, aboya lelphe. (La seconde daprs, son regard sexcusa de sa grossiret ; Tolchuk ne faisait quexprimer leur inquitude tous.) Lve le marteau le plus haut possible. Je vais faire de mon mieux pour que ce soit spectaculaire. Tolchuk obtempra en grognant. Mric conjura sa magie et appela les vents lui. Il mlangea courants dair sec et courants dair humide, provoquant un crpitement dnergie n de leur friction. Puis il continua drainer le pouvoir de latmosphre alentour. Grce aux vaisseaux ariens qui le surplombaient, lnergie disponible ne manquait pas. Bientt, ses vtements ondulrent et claqurent autour de lui tandis que des tincelles scintillantes dansaient la surface du tissu. Tiens-toi prt ! lana-t-il Tolchuk. Ne fais pas bouger le marteau ! Les bras levs vers le ciel, il rassembla de llectricit au bout de ses doigts. Une sphre de foudre brillante apparut entre ses mains cartes et se mit tourner lentement sur elle-mme dans lombre de la place. Mric savait toutefois que son clat serait insuffisant pour attirer lattention de larmada. Il lui fallait quelque chose de plus impressionnant. Il continua alimenter le construct jusqu ce que tous ses poils se mettent au garde--vous, que son visage et ses bras luisent de sueur et que son corps tremble du pouvoir quil contenait. La proximit de la sphre lui brlait le bout des doigts. Il voulut crier un dernier avertissement, mais il tait dj - 609 -

trop tard. Il jeta un coup dil Tolchuk. Logre soutint son regard. Dune dernire secousse physique et mentale, Mric projeta la foudre quil venait daccumuler vers le Trysil. La boule dnergie percuta le marteau nain. Celui-ci avait t forg par la foudre ; il pouvait encaisser le choc. Se souvenant de ses origines, il hurla la face du ciel. Un clair blanc-bleu blouissant fusa de la tte du Trysil vers les vaisseaux ariens. Un craquement de tonnerre rsonna travers la place. Tolchuk vola en arrire, les bras brls jusquaux coudes. Mric aussi fut repouss, mais, grce la protection de ses vents, il parvint garder lquilibre. Il regarda lclair jaillir entre deux navires de guerre au-dessus de lui. Remarquez-le, pria-t-il voix haute. Baissez les yeux vers nous. Tolchuk se redressa en grognant. Mama Freda tait dj prs de lui ; elle talait un baume apaisant sur sa peau noircie et fumante. Logre parut plus agac que rconfort par les soins quelle lui prodiguait. Alors, a a march ? demanda-t-il. Le nez en lair, Mric observait larmada. Rien ne laissait croire que son clair avait t identifi comme un signal. Il tait probablement pass inaperu au milieu de toute la foudre qui crpitait le long des quilles. Non, rpondit amrement Mric. Les elphes sont des cratures de lair et des nuages. Il faudrait davantage quune tincelle pour capter leur attention et leur faire regarder vers la terre. Tolchuk se remit pniblement debout. Recommenons. Mric secoua la tte. Jai utilis presque tout le pouvoir dont je disposais. Il faudrait que je me repose pendant au moins un quart de lune pour ritrer ne ft-ce que ce tour-l. Alors, cest sans espoir. Les yeux fatigus de logre se levrent vers les cinq Nuages Orageux occups former un cercle au-dessus de la citadelle. - 610 -

Nous devrions retourner dans les catacombes et essayer de faire sortir les autres, suggra Mric. Nous narriverons jamais Un brusque rugissement dchira lair dans leur dos. Ils firent volte-face juste temps pour voir une norme crature aile contourner une tour et plonger vers eux. La bte rugit de nouveau, tendant devant elle ses pattes noires munies de griffes argentes. Mric, Tolchuk et Mama Freda dtalrent. Dun claquement de ses ailes gigantesques, la crature freina sa descente et se posa dans un crissement aigu dongles sur de la pierre. Mric aperut la silhouette minuscule juche sur son dos. Sy-wen ! La frle merai semblait hagarde et vide, comme si les horreurs de la journe avaient pomp toute sa substance. La Douce Mre soit remercie ! Jai vu lclair et espr que ctait votre signal ! (Elle regarda autour delle.) O sont la sorcire et les autres ? Mric se prcipita vers le dragon. Celui-ci tourna sa grosse tte vers lui et le dtailla de ses grands yeux noirs. Mais lelphe ne lui accorda pas le moindre regard. Je nai pas le temps de texpliquer ! Peux-tu memmener jusqu ce gros navire, au-dessus du chteau ? Sy-wen se rembrunit. Jessaie de latteindre depuis larrive de larmada, pour convaincre vos semblables darrter leur attaque. Mais, entre la foudre et les vents de cette maudite femme, je ny suis pas parvenue. Mric baissa enfin les yeux vers le dragon. Si ta monture mautorise grimper sur son dos, je peux nous conduire l-bas. Sy-wen parut communiquer silencieusement avec lnorme crature. Ragnark vous donne sa permission. Mais nous devons nous dpcher. Elle fit un signe du menton. Mric regarda dans la direction quelle indiquait. Dj, la quille des cinq Nuages Orageux se chargeait de foudre. Quand il reporta son attention sur Sy-wen, - 611 -

lelphe vit que celle-ci lui tendait la main. Montez derrire moi. Remerciant dun hochement de tte le dragon qui le dtaillait toujours avec un ddain visible, Mric prit la main de la merai. Il ne lui fallut que quelques instants pour sinstaller sur le dos de Ragnark et passer ses bras autour de la taille de Sy-wen. Aussitt, le dragon dploya ses ailes et poussa sur ses robustes pattes. Accrochez-vous bien ! lana Sy-wen. Puis le monde parut se drober sous eux. Ragnark bondit dans les airs, faisant claquer ses ailes pour sarracher aux pavs de la place. En contrebas, Tolchuk rugit des vux de bonne chance dont lessentiel se perdit tandis que le dragon, encombr par ses deux cavaliers, luttait pour slever dans les airs. Arriv au-dessus des plus hautes tours, il vira vers louest et contourna les falaises qui couronnaient le mont Orr. Les vaisseaux de guerre flottaient peine plus haut. Mric sentait la foudre qui manait deux. Ragnark dcrivit une longue courbe pour prendre encore un peu daltitude. Lentement, trop lentement, il grimpa dans le ciel. Mric jeta un coup dil derrire lui. Les quilles des cinq Nuages Orageux semblaient sur le point dexploser. Vite, gmit Mric. Ragnark dut lentendre, car il effectua un brusque demi-tour en penchant dangereusement sur la pointe dune aile. Mric vit toute la cit et locan qui lentourait, loin en contrebas. Comme Ragnark revenait face larmada, il capta un courant ascendant trs vif qui le propulsa vers le haut telle une flche. Bientt, il se retrouva au-dessus de tous les vaisseaux elphiques lexception du Traque-Soleil, sur lequel il mit le cap. Sy-wen se pencha sur le cou du dragon, forant Mric suivre le mouvement. Ragnark acclra. Fais-nous grimper plus haut que le navire ! cria Mric dans loreille de la merai. Je me charge du reste ! Le dragon tait dsormais assez prs du Traque-Soleil pour que Mric distingue les membres de lquipage. la barre de poupe, il repra un homme dont la chevelure argente sornait dune caractristique mche cuivre. Ctait son frre an, - 612 -

Richald. La grande femme dont avait parl Sy-wen tait toujours plante la proue, sa longue chevelure tincelante de pouvoir. Mre, chuchota Mric. La reine Tratal parut lentendre. Elle jeta un coup dil au dragon, mais son expression navait rien damical. Malgr la distance qui les sparait, Mric vit flamboyer ses yeux. Elle fit dans leur direction un geste clairement irrit. Une bourrasque assaillit Ragnark et ses passagers. Elle fait a chaque fois quon sapproche ! cria Sy-wen tandis que le dragon luttait frocement pour maintenir sa position. Mric ta un de ses bras de la taille de la jeune fille et leva sa paume. Il projeta sa magie lencontre de celle de sa mre. La bourrasque faiblit, mais trs lgrement. Depuis le dos de Ragnark, Mric vit lexpression surprise de la reine Tratal. Il rappela sa magie lui. Vas-y ! ordonna-t-il Sy-wen. Ragnark profita de cette accalmie pour piquer vers le navire. Comme il rasait le sommet des mts, Mric lcha Sy-wen avec son autre bras et se laissa rouler en arrire. Tandis quil dgringolait vers le navire, il entendit la merai pousser un cri de surprise. Les cinq Nuages Orageux librrent soudain un flot dnergie qui dessina une toile flamboyante sous lui. Mric tombait vers le centre de ce construct ardent. tendant les bras, il poussa sa magie restante vers le bas afin de ralentir et de diriger sa chute. Son corps se redressa la verticale alors que des voiles et des grements dfilaient de chaque ct de lui. Il atterrit brutalement sur le pont du Traque-Soleil. Une lance de douleur remonta le long de sa jambe droite, qui cda sous lui. Mric tomba genoux, un morceau dos bris lui transperant la cuisse. Il ravala un cri : il avait de la chance dtre toujours en vie. Mais, quand il releva la tte, son visage tait creus par de profonds sillons de douleur. Dj, lquipage lencerclait. Un homme se fraya un chemin parmi les autres. Il brandissait une pe longue la lame trs fine, quil baissa en apercevant Mric. - 613 -

Frre, le salua-t-il avec un calme tonnement. Richald. Mric lui adressa un signe nonchalant du menton, comme si ctait une rencontre ordinaire par une belle journe ensoleille. Richald dtailla son frre de la tte aux pieds, et son nez se frona. Brl, couvert de cicatrices, et maintenant avec une jambe casse Mric savait quil ne ressemblait plus gure il un membre de leur royale maison. Tu dois arrter mre, dit-il pendant que son frre le jaugeait. Il ne faut pas quelle frappe une nouvelle fois ! Autour deux, ltoile clignota et steignit. Mric sentit que lnergie tait dsormais stocke sous la quille du TraqueSoleil ; elle faisait trembler le pont sous ses genoux. La foule des elphes souvrit devant Mric, et une femme nimbe dune aura tincelante savana vers lui depuis la proue. Sa peau scintillait, et ses yeux brillaient un peu trop fort. Elle stait lie avec la quille du Traque-Soleil et sa charge de pouvoir. Pourquoi devrais-je arrter, mon fils ? demanda-t-elle dune voix vibrante dnergie contenue. Nest-ce pas ce que tu mas demand ? Mric tenta de la regarder en face, mais son aura lblouissait. Jai eu tort, mre. Le sort de ces gens dpend de ce qui va se passer sur lle maintenant. Nous ne devons pas interfrer. Je me moque de ce quil adviendra de ces gens, rpliqua Tratal. Mric se racla la gorge. Mais moi pas, rpondit-il schement. Sa mre agita une main comme pour carter cette dclaration importune. Des tincelles dansaient le long de ses doigts. Tu marches dans la poussire depuis trop longtemps, mon fils. Cest vrai. Aussi suis-je le mieux plac pour dcider si ces gens valent la peine quon les sauve. Tratal baissa la main, mditant les paroles de son fils. Et notre ligne ? insista Mric. - 614 -

Sa mre pencha la tte sur le ct. Comment a, notre ligne ? Si vous ne vous souciez pas de ces gens, pensez au moins aux vtres. En ce moment mme, la dernire hritire de notre roi perdu lutte sur Valloa. Dtruisez lle, et vous dtruirez la moiti de lhritage elphique avec elle, fit valoir Mric. La reine Tratal ne parut gure mue. Mais elle tourna les talons et adressa un signe de tte Richald. Que le Traque-Soleil se retire. Nous allons dcharger notre cargaison dans la mer. Non ! Attendez ! cria Mric. Je sais o toute cette nergie sera la mieux employe. Sa mre lui jeta un coup dil par-dessus son paule, les prunelles flamboyantes. O a ? Au lieu de rpondre, Mric fit signe Richald de laider gagner le bastingage. Il touffa un cri lorsque son frre le releva. Au loin, il vit la silhouette massive de Ragnark virer et revenir vers le navire arien. Quand le dragon fut assez prs, Mric agita le bras pour attirer lattention de Sy-wen. Il lui parla dans le vent afin que la jeune fille puisse lentendre. Conduis-nous la bataille maritime ! Trouve les pires escarmouches encore en cours ! Il est temps de mettre un terme ce carnage ! Nous allons utiliser la puissance du Traque-Soleil pour anantir nos agresseurs ! Sy-wen lui fit signe quelle avait compris. Alors, Mric saffaissa contre le bastingage. La douleur de sa jambe brise et la fatigue de la journe le submergrent enfin. Sa mre sapprocha dun pas glissant. Tu te soucies ce point de ces gens de la terre ? demandat-elle avec son dtachement habituel. Mric tourna la tte vers elle, et, cette fois, il ne cilla pas sous son regard tincelant. Oui, mre. Je donnerais ma vie pour eux. La reine Tratal posa une main sur celle de son fils. Elle lui pressa affectueusement les doigts, puis leva son autre bras. son signal, le Traque-Soleil vira de bord pour suivre le dragon. Dans ce cas, finissons-en. - 615 -

Quelque part dans les dcombres des rues de Valloa, Greshym tait adoss au mur dune ancienne distillerie. Son souffle rauque, haletant, sifflait entre ses lvres pinces de douleur. La cration dun portail si peu de temps aprs son duel contre Shorkan avait sap les forces du vieux mage. En tant que crature sustente par la magie noire, il ne pouvait vider son puits de pouvoir sans spuiser aussi sur le plan physique. Et, pour lheure, il sentait le poids de chacun de ses cinq cents hivers. Lair lui-mme lui semblait trop pais respirer. Dans lombre du btiment dcrpit, il laissa aller sa tte contre la brique frache. Il navait pas pu se transporter plus loin que la cit. lapoge de ses forces, il aurait pu crer un portail assez puissant pour lexpdier Noircastel non quil et os le faire. Les derniers mots quErril lui avait adresss taient malheureusement vrais. Une fois que Shorkan rpandrait la nouvelle de sa trahison, il serait un homme condamn. Tous les molosses de lenfer se lanceraient ses trousses. Greshym leva les yeux vers ldifice, qui le surplombait. La seconde attaque des navires ariens avait fait crouler la tour la plus lest nomme la Flche Brise cause des craquelures de son parapet. prsent, ce ntait plus quun amas de pierres noircies. Il va falloir la rebaptiser Tas Fumant , songea Greshym avec amertume. Dommage que a nait pas t la tour de Shorkan, grommela-t-il tout haut. Si les vaisseaux ariens avaient dtruit la Flche du Praetor, la plupart des problmes du vieux mage se seraient trouvs rsolus. Personne naurait jamais appris ce quil avait fait dans les catacombes. Dcidment, les dieux refusaient de lui sourire ce jour-l. Non seulement ses plans soigneusement chafauds ne lui avaient pas permis de rcuprer le Grimoire, mais ils ne tarderaient pas provoquer sa perte. Scartant du mur, Greshym se remit descendre lavenue. Il devait schapper de cette le, mais, dabord, il avait besoin dune petite infusion de magie pour reconstituer ses rserves. O pouvait-il bien la prendre ? Arriv lendroit o la rue borde de tavernes abandonnes - 616 -

dbouchait sur une large place, le vieillard saccroupit pour guetter des skaltum. Des immenses lgions dmoniaques, il ne restait que quelques petits groupes de cratures paniques, dsorganises. Dans son tat de faiblesse, sans mme un bton pour se dfendre, Greshym serait une proie facile pour elles. Et, comme il faisait partie des mages noirs qui les avaient envoyes au casse-pipe, il ne pouvait pas sattendre la moindre indulgence de leur part. Prenant bien garde rester dans la plus paisse des ombres projetes par le soleil couchant, Greshym franchit langle de la place. Il pressait le pas quand il capta une odeur qui fit tressaillir son cur fltri. De surprise, il trbucha et se retint au mur avec son moignon. Oserait-il esprer ? Son imagination ntait-elle pas en train de lui jouer des tours ? Aprs avoir repris son souffle et calm les battements dsordonns de son cur, Greshym leva le nez tel un chien de chasse sur une piste. Ses yeux se fermrent de plaisir lorsquil huma de nouveau le piquant dans lair. Sil navait pas t dans un tel tat de manque, il aurait facilement pu le rater. Le vieillard renifla profondment. Il savait ce quil sentait De la magie noire ! Quelque part non loin de lui, quelque chose ou quelquun empestait le pouvoir brut. Il pensa Shorkan et rejeta aussitt cette possibilit. Non seulement le Praetor viterait les rues de Valloa, mais aprs leur duel, son niveau dnergie devait tre beaucoup plus bas que ce que captait Greshym. Alors, do provenaient ces dlectables effluves ? Ragaillardi, Greshym scarta du mur et se mit suivre la piste olfactive. chaque croisement, il sarrtait pour renifler et localiser la direction de la source de magie. Plus lodeur sintensifiait, plus ses vieilles jambes enfilaient rapidement les artres poussireuses. Sa vue dj basse en temps normal ne cessait de dcliner, mais il continuait avancer, irrsistiblement attir par le parfum du pouvoir. Son nez devint ses yeux et le guida vers la source de magie. Sa qute le conduisit jusqu une troite ruelle situe au niveau suprieur de la cit. Ici, la fume en provenance de ldifice souillait toujours latmosphre, mais elle ne pouvait masquer lodeur piquante de la magie. La source de celle-ci se - 617 -

trouvait dans la rue perpendiculaire. Et elle irradiait un pouvoir bien suffisant pour permettre Greshym de quitter cette le maudite. La prudence fit ralentir le vieillard. Plaqu contre le socle carr dune immense statue, il sapprocha du coin de celui-ci en catimini. Puis il ferma les yeux et se concentra en prenant une inspiration tremblante. Dabord, il devait dcouvrir ce qui lattendait de lautre ct. tirant son vieux cou le plus possible, Greshym passa la tte langle. Ce quil vit dans la ruelle voisine faillit le faire trbucha hors de sa cachette. Mais il parvint se rejeter en arrire, levain une main pour rprimer un cri de surprise et de ravissement. Ctait le gamin ! Son gamin ! Le frre de la sorcire ! Comment pouvait-il avoir autant de chance ? Les dieux lui souriaient peut-tre, en fin de compte. Limage aperue lespace dune seconde brlait toujours dans son esprit. Le gamin tait plant au milieu de la rue. Le nez en lair et lair pensif, il observait une tour. Mais ce ntait pas l ce qui donnait des palpitations Greshym. Dans sa main, le frre de la sorcire tenait un bton que le vieillard aurait reconnu entre mille. Ctait le sien. Il lavait cru perdu jamais, mais le gamin avait d le rcuprer. Fermant les yeux, Greshym se remplit les poumons du parfum de la magie noire dont le polbois tait imprgn. Il shumecta les lvres. Il allait le reprendre. Il allait tout reprendre : son bton, le gamin et son pouvoir. Mais, pour a, il lui fallait un plan. Diffrents scnarios dfilrent dans son esprit. Il ne pouvait pas btement arracher le bton au gamin : de toute vidence, le talisman stait li lui. Greshym avait vu les flammches de feu obscur qui dansaient sa surface. De frustration, il serra le poing. Il avait abandonn son bton. Pour le rcuprer, il fallait que son nouveau propritaire le lui cde de son plein gr. Mais comment ? Comment pouvait-il inciter le gamin lui rendre son talisman ? Le vieillard projeta ses penses dans la ruelle voisine et grimaa en dcouvrant que la trame de son sort de manipulation demeurait dans lesprit du gamin effiloche, - 618 -

mais toujours prsente. Ce petit imbcile ne lavait jamais fait retirer. Dun autre ct, comment laurait-il pu ? Il ne restait plus de mage possdant les comptences ncessaires en Alasa. Greshym naurait pas de mal renouer les fils et rduire de nouveau le gamin en esclavage. Mais mme cela ne laiderait pas beaucoup. Semparer du bton de cette manire quivaudrait larracher des mains de son nouveau propritaire. Pour que la magie conserve sa force, le talisman devait tre transmis librement. Sans a, il ntait pas plus utile quun bton ordinaire. Les sourcils froncs et les lvres pinces, Greshym retournait les pices du puzzle dans tous les sens. Il devait se dpcher de peur que dautres compagnons de la sorcire rejoignent le gamin. Mais comment pousser celui-ci lui faire confiance ? Soudain, telle laube surgissant aprs la plus noire des nuits, la rponse apparut au vieillard. Il ne pouvait pas contraindre le gamin en le rduisant en esclavage, mais il pouvait quand mme utiliser les fragments de magie incrusts dans son esprit. Greshym savait comment procder. La plus tnue des vibrations magiques suffirait pour actionner ces fils. Il ne pourrait peut-tre pas sen servir pour faire danser le gamin comme une marionnette, mais il pourrait tirer dessus assez fort pour lui manipuler le cur. Sa dcision prise, Greshym projeta les dernires gouttes de sa magie vers le gamin. Il tait si faible que le contrecoup lbranla autant que celui dun sort majeur. Dsquilibr, il trbucha et tomba au croisement des deux ruelles. Il neut pas se forcer pour gmir en heurtant les pavs. Joach entendit le bruit. Il fit volte-face, les yeux carquills. Les flammes qui dansaient sur son bton sintensifirent. Pour Greshym, la magie du talisman tait pareille la chaleur dun feu au milieu dune tempte hivernale. Puis les flammes diminurent, et Joach se prcipita vers Greshym. Il se laissa tomber genoux prs du vieux mage. Les yeux brillants dinquitude, il voulut laider se relever. Elena ! scria-t-il. Que test-il arriv ? Comment tes-tu retrouve ici ? Greshym sourit en tortillant les fils de son sort pour - 619 -

maintenir lillusion aux yeux du gamin. Je ne sais pas, dit-il faiblement. Il neut besoin de feindre ni lpuisement, ni la confusion. Il savait que sa voix devait rsonner comme celle de la sorcire aux oreilles de son frre. Il ne faut pas rester l, dit Joach en passant une main sous les aisselles du vieillard. Tu as raison. Mieux vaut nous cacher. Greshym autorisa le gamin le remettre sur pied et le soutenir pour marcher. Discrtement, ses doigts caressrent le polbois du bton. Bientt, songea-t-il. On dirait que Mric a russi convaincre la flotte elphique de se retirer, annona Joach. Il faut monter au sommet dune tour et leur envoyer un signal. Pour quils viennent nous chercher ? devina Greshym. Joach acquiesa et serra le vieillard un peu plus fort contre lui. conomise tes forces, El. Comme ils se tranaient vers la tour qui se dressait de lautre ct de la ruelle, le regard du gamin croisa celui de Greshym. Il semble que nous ne puissions pas chapper notre destin, grimaa-t-il en dsignant la porte du btiment. Nous devons monter l-haut. Perplexe, Greshym se tordit le cou pour observer le parapet qui surplombait la tour. Il frona les sourcils. Pourquoi le gamin pensait-il quils devaient grimper en haut de la Flche des Dfunts ? Le cur lourd de dsespoir, Erril poussa le portail de fer forg tout tordu qui marquait lentre des catacombes. Face lui, la cour centrale tait jonche de gravats et envahie par la fume. De petits feux brlaient encore, principalement parmi les dbris du koakona. la place de larbre vnrable, il ne restait plus quun cratre noirci dont la vue fit frmir le guerrier. Mais, comme lui, le koakona avait vcu plus longtemps que ncessaire. Tous deux ntaient que des vestiges antiques et inutiles de la gloire passe dAlasa. En librant le Journal Sanglant, Erril avait mis un terme son devoir ancestral. Le - 620 -

sort de ces contres reposait dsormais sur des paules bien plus jeunes que les siennes. Ctait Elena et ses compagnons quil appartiendrait de jeter le Seigneur Noir bas du sige de son pouvoir. Si la prophtie disait vrai, la sorcire et le Grimoire constituaient le seul espoir dAlasa. Erril leur prterait volontiers la force de ses bras, mais, pour ce qui tait de la destine, Elena devrait se dbrouiller seule partir de maintenant. cette pense, le cur dErril se serra. Le guerrier se frappa la poitrine du poing. Il aurait bien voulu attribuer cette douleur la fume suffocante et la chaleur qui lui brlait les poumons, mais il ntait pas dupe. Il en tait venu se considrer comme le chevalier dElena, et il savait quil ne partagerait plus jamais une telle intimit avec elle. Le Grimoire allait prendre sa place, remplir les fonctions quil assumait jusque-l. compter de ce jour, il serait peu prs aussi utile la jeune femme que les branches calcines du koakona. Erril fixa son bras retrouv en jurant intrieurement. Il avait si peu gagn et tant perdu En soupirant, il sexhorta continuer. Il scruta la cour centrale en qute de dangers ou dennemis ventuels. Dans le ciel, il vit un norme navire volant qui battait en retraite. De la foudre dansait le long de sa quille mtallique. Erril devina que telle tait la source de la destruction alentour. En silence, il remercia ces allis inconnus. Leur intervention avait permis de briser le contrle que les mages noirs exeraient sur lle. Ldifice lui-mme semblait dsormais dsert, labandon. Erril esprait juste que Shorkan navait pas encore disparu. Laissant derrire lui la pierre frache des catacombes, il savana dans la cour. Une chaleur infernale lenveloppa aussitt, et une pellicule de sueur jaillit sur sa peau nue tandis quil dtaillait la tour est en ruine. Par les fissures de la maonnerie, il apercevait les rues de la cit et locan au-del. Des navires rendus minuscules par la distance continuaient saffronter autour de lle. La bataille maritime faisait toujours rage. Erril ne pouvait rien faire dautre que souhaiter bonne chance aux Drerendi et aux merai. Son objectif lui tait bien - 621 -

plus proche. Il fit face la tour ouest, lantre de Shorkan. son sommet, il aperut une silhouette noire dcoupe par les derniers rayons du soleil couchant. Il crut dabord que ctait un monstre vivant. Puis il reconnut la statue dbne de la wyverne en croire Greshym, un des quatre portails du Weir qui ouvraient sur la source de pouvoir du Seigneur Noir. Erril ramassa une pe longue sur le corps carbonis dun des gardes des catacombes. Puis il traversa la cour. Mme sil ne trouvait pas Shorkan, il pourrait toujours jeter cette maudite statue bas de son perchoir. Une chute dune telle hauteur suffirait peut-tre la briser. Comme il longeait le bord du cratre fumant au centre de la cour, Erril vita plusieurs cadavres en robe qui gisaient sur les dalles couvertes de suie. Des disciples des mages noirs. Il leur jeta un regard svre. Soudain, il crut entendre un sanglot touff et le bruit de quelque chose heurtant le sol trois ou quatre pas derrire lui. Il fit volte-face dans une posture dfensive et scruta la pile de corps. Mais aucun deux ne remuait. Il se redressa. Le vent et la pierre effrite devaient jouer des tours ses oreilles. Jetant un dernier coup dil aux cadavres, Erril se dtourna et acheva la traverse de la cour dun pas vif. Il craignait les yeux qui pouvaient le guetter depuis les centaines de fentres de ldifice, mais aucun cri dalarme ne sleva, et aucune flche ne lui fut dcoche. Bientt, il poussa une double porte noircie, demi arrache ses gonds, et pntra dans le chteau proprement dit. Elena regarda Erril disparatre dans les profondeurs tnbreuses de ldifice. Puis elle se releva, frottant le genou quelle stait tordu en trbuchant sur une pierre mal ajuste. Erril tait pass un cheveu de la dcouvrir. Quand il avait fait volte-face, elle stait fige, tel un lapin paniqu, le visage une largeur de main dun des corps calcins. La puanteur de la chair brle imprgnait encore ses narines. Elena se redressa et fit un pas en avant. Son genou protesta en envoyant des lances de douleur travers sa cuisse. Elle pouvait encore marcher, mais pas trs vite. Elle tudia la masse - 622 -

imposante de ldifice, lantique citadelle de Valloa. Les fentres sombres du btiment semblaient la fixer. Mme si personne ne pouvait la voir, Elena se sentait expose. Elle poussa un soupir. Elle ne pouvait plus suivre lhomme des plaines, pas la vitesse laquelle il se dplaait maintenant. Il devait dj stre perdu dans les profondeurs du chteau. Elle ne le retrouverait jamais. Si seulement elle avait fait plus attention o elle mettait les pieds Se mordant la lvre de douleur, Elena sautilla en arrire. O Erril se rendait-il ? Il avait dit quil cherchait son frre. Mais tait-ce vrai ? Elena dtailla la tour qui avait paru capter lattention de lhomme des plaines. Les derniers rayons du couchant nimbaient son parapet dor. Et son sommet se dressait une silhouette noire familire : celle de la wyverne. Tandis quElena observait la statue dbne, une petite brise la fit frissonner. Elle senveloppa de ses bras comme pour comprimer langoisse qui venait de natre dans sa poitrine. Mme si elle ne connaissait toujours pas les vritables intentions dErril, elle avait peur pour lui. Des larmes montrent aux yeux dElena, brouillant sa vision. Une fois dj, elle avait failli perdre Erril cause de la magie noire de la statue. Elle ne voulait pas revivre a. Ses blessures taient encore trop fraches. Elle scruta la tour en qute dun signe de lhomme des plaines, un indice susceptible de la guider. Sois prudent, Erril, chuchota-t-elle alors que les vents sifflaient autour delle dans la cour. Reviens-moi vite. Dans les couloirs dserts de ldifice, Erril acclra. Il connaissait bien ce chteau et le chemin le plus court pour rejoindre la Flche du Praetor. Ses pieds le conduisaient rapidement vers son but tandis quil attisait le feu de son cur. Sil se battait contre son frre, il ne devrait pas laisser le dsespoir laffaiblir ou le faire hsiter. La magie noire de Shorkan tait son plus bas ; Erril tenait sans doute une occasion unique de dbarrasser Alasa du mal qui avait revtu lapparence de son frre. Lhomme des plaines montait les marches quatre quatre et enfilait les couloirs au pas de course. Bientt, il attaqua - 623 -

lascension de lescalier de la tour. Il ralentit juste assez pour apercevoir le paysage par les meurtrires et surveiller le droulement de la bataille. Le soleil stait couch derrire lhorizon, embrasant le ciel louest. Dans locan, les navires continuaient saffronter. Erril avait presque atteint le sommet de lescalier en colimaon quand un clair attira son regard et immobilisa ses pieds. Quest-ce que ctait ? Dehors, le crpuscule tombait. Dans la pnombre grandissante, Erril regarda des lances de foudre jaillir du plus gros vaisseau arien pour frapper les navires ennemis et les nues de skaltum. Le vaisseau glissait languissamment dans les airs, semant la destruction et laissant un sillage de mort derrire sa quille. Un grondement de tonnerre laccompagnait tandis quil survolait le champ de bataille. Remerciant encore ces allis inconnus, Erril sautorisa imaginer une victoire. Le fardeau de son cur sallgea quelque peu. Il monta les marches avec une vigueur renouvele et atteignit bientt le sommet de la tour. La porte des appartements du Praetor tait grande ouverte. Erril ralentit, et sa main se crispa sur la poigne de son pe. a semblait trop facile pour quil ne se mfie pas. Il franchit prudemment le seuil. Ltude de Shorkan tait vide, la chemine froide. Brandissant son pe devant lui, Erril passa dans les pices voisines. La petite chambre et la salle de bains taient vides elles aussi. Il sentit quelles navaient pas t utilises depuis longtemps. En fin de compte, Shorkan ntait peut-tre pas revenu ici. Sa visite acheve, Erril revint dans ltude. Plant au milieu du tapis chatoyant, il regarda autour de lui et tendit loreille, guettant le moindre signe susceptible dindiquer que le mage noir tait pass par l. Il le vit et lentendit en mme temps. ras du sol, un pan de tapisserie frmissait avec un murmure semblable celui des ailes dun oiseau. Erril sen approcha le plus discrtement possible. De la pointe de son pe, il carta le rideau de soie. Derrire la tapisserie se dressait une petite porte de chne entrebille. Par linterstice, Erril sentit une odeur diode et de - 624 -

fume. Il poussa le battant. Un escalier baign par la lumire du couchant montait jusqu une trappe dcoupe dans le plafond. Erril savait o conduisait cette trappe. Son cur se mit battre plus fort dans ses oreilles. Nosant pas ouvrir compltement la porte de peur de faire grincer les gonds, il se faufila par louverture. Il grimpa les marches une par une, en regardant bien o il mettait les pieds. Arriv la verticale de la trappe, il saccroupit et retint son souffle un moment. Le ciel stendait au-dessus de sa tte. Faisant rouler son pe dans sa main droite, Erril saisit de la gauche la dague quil portait sa ceinture. Puis il bondit par louverture, roula sur lui-mme et se releva dans llan. Il se trouvait sur le toit de la tour. Gravement brl, Shorkan se tenait contre le parapet face lui. Les rayons du soleil couchant caressaient encore le sommet de la Flche du Praetor, la baignant dune lueur dore et soulignant les contours de la statue dbne perche derrire Shorkan. Au-dessus de la tte du mage noir, les yeux de rubis de la wyverne tincelaient, et ses ailes se dployaient comme si elle tait sur le point de senvoler. Lorsque Shorkan parla, ce fut avec un calme que nentachait aucune peur. Nous nous rencontrons une dernire fois, mon frre. Erril brandit ses deux armes dun air menaant. Fais-moi confiance : ce sera bien la dernire, gronda-t-il. Shorkan ne jeta quun coup dil indiffrent lpe et la dague du guerrier. En revanche, il parut intrigu par ses deux bras. Ainsi, tel tait le secret du mur de glace noire, le fameux lment manquant. De la chair. (Il secoua la tte.) Jamais je naurais cru que le vieux frre Kallon accepterait un tel sacrifice de ta part. Pas tonnant que son sort mait tenu en chec aussi longtemps. Erril contourna la trappe tout en gardant un il mfiant sur la wyverne. Que comptes-tu faire avec le portail du Weir, Shorkan ? quelle fin le Seigneur Noir espre-t-il employer les autres statues ? Shorkan haussa les sourcils. - 625 -

Tiens, tiens. Quelquun a mouchard, ce quon dirait. Mais les questions auxquelles tu cherches des rponses sont bien au-del de ta comprhension. Selon Greshym, elles sont galement bien au-del de la tienne, rpliqua Erril. La colre fit flamboyer les yeux de Shorkan. Parce que tu es mon frre, je vais te donner une rponse de quoi tempcher de dormir la nuit. (De la main, il dsigna la statue.) Les portails du Weir sont plus dangereux pour Alasa que le Cur Noir lui-mme. Tu te trompes dennemi, Erril. Tu te trompes depuis le dbut. Tu mens. Greshym ma dj expliqu que le Weir tait la source de pouvoir du Seigneur Noir. Shorkan secoua la tte. Tant dignorance a me fait vraiment de la peine. Est-ce contre ce minuscule fragment dinformation que tu as chang le Grimoire ? Si oui, Greshym la achet bon prix. Mais il paiera pour sa trahison. Le livre nest pas entre les mains de Greshym, dit Erril, levant son pe plus haut. En ce moment mme, il est en route vers la sorcire. Un tic nerveux agita la peau noircie autour de lil droit de Shorkan. Alors, o est Greshym ? Il sest enfui. Shorkan fixa lpe dErril, dont la lame tincelait dans les derniers rayons du soleil. Le guerrier ne se trouvait plus qu quelques pas de lui. Dans ce cas, mon frre, tu mexcuseras, mais je dois en faire autant. Avant quErril ait pu ragir, Shorkan passa une main derrire lui et toucha la wyverne. Un crpitement de feu obscur jaillit autour de ses doigts. La pierre de la statue se fit ombre, engloutissant la lumire dore du couchant. Shorkan recula entre les ailes de la wyverne et disparut dans le puits de tnbres. Au revoir, mon frre. Erril plongea vers le mage, mais fut repouss en arrire par - 626 -

une force brutale. Seul le parapet lempcha de tomber dans le vide et daller scraser sur les pavs plusieurs dizaines de mtres en contrebas. Sa tte heurta la pierre avec un bruit mat. Ignorant ltourdissement et la douleur de son crne meurtri, il se releva dun bond. Il regarda autour de lui, mais le sommet de la tour tait dsert. Son frre et la wyverne avaient disparu. Erril se dirigea vers lautre bord du parapet et scruta le ciel. Le soleil clairait encore les plus hauts btiments de la cit. O tait donc pass Shorkan ? Soudain, une tache noire comme de lencre apparut une porte de flche seulement du ct ouest de la tour. Ctait la wyverne. Bien vivante, elle volait vers les toits dors de la cit en contrebas. prsent, Erril comprenait comment il tait arriv sur lle. La seule pense de stre fait avaler et davoir t transport par ces tnbres lui donna la nause. Sois maudit, Shorkan ! scria-t-il. Comme si son frre lavait entendu, la wyverne vira brusquement et revint vers ldifice ou plutt, vers lune des autres tours qui se dressaient aux abords de celui-ci. Erril plissa les yeux pour voir ce quelle visait. Ce fut alors quil repra les deux petites silhouettes adosses un parapet. Malgr la distance, il reconnut immdiatement le bton de polbois et le garon aux cheveux roux qui le tenait. Joach. linstant o Erril identifiait le frre dElena, il prouva une trange distorsion de sa vision. Ctait le rve de Joach. Il avait cru quen suivant un chemin diffrent de celui du jeune homme, il pourrait dtourner le cours du destin. Visiblement, il stait tromp. Erril reporta son attention sur la deuxime silhouette. Daprs la description que Joach avait faite de son tissage, ce devait tre Elena. Mais, tandis quil ltudiait, son cur lui remonta dans la gorge. Ce ntait pas une femme qui se tenait ct de Joach : ctait un homme au dos courb. La lumire du crpuscule se refltait sur son crne chauve. Par-dessus tout le reste, ce fut sa robe noire quErril lidentifia. Greshym ! Les jambes du guerrier mollirent sous lui comme il se - 627 -

rappelait quil avait laiss le Grimoire Joach. Quest-ce que le frre dElena faisait avec Greshym ? tait-il un tratre depuis le dbut ? Erril scarta du parapet en titubant. Il fit volte-face et plongea vers la trappe. Quelque chose clochait affreusement. Il devait arrter Joach et Greshym ! Il traversa ltude de Shorkan en trombe et dvala lescalier de la tour. Il savait que le sort de Valloa dpendait de sa rapidit, mais il se souvenait galement de la faon dont le rve de Joach sachevait : il tait condamn prir dans un brasier de feu obscur. Pourtant, il acclra. De toute vidence, la destine nen avait pas encore fini avec lui. Dans la cour de ldifice, Elena serrait sa gorge dune main. Quelques instants plus tt, une dflagration assourdie avait attir son regard vers le sommet de la tour ouest, juste temps pour quelle voie la statue de la wyverne disparatre de son perchoir. Puis le monstre avait reparu, volant en cercles au-del de lenceinte du chteau. Quavait fait Erril ? tait-ce son uvre ? Le cur dans la gorge, Elena ne put sempcher de penser au rve de Joach. Son frre tait certain quil sagissait dune vision prmonitoire un tissage. Et, daprs sa description, tout commenait par lattaque dune tnbreuse crature aile. Elena regarda la wyverne virer sur une aile. Le rve de Joach tait en train de se raliser. Dune faon ou dune autre, Erril avait libr la bte. Intentionnellement ou par accident ? Elena navait aucun moyen de le savoir. Tout ce dont elle tait certaine, cest que le cauchemar de son frre sapprtait devenir ralit. La jeune femme battit en retraite vers lentre des catacombes. Elle ne pouvait plus attendre. Elle savait o tait sa place. Le destin lappelait jouer son rle en haut de la Flche des Dfunts. Elle devait rejoindre Joach. Dans le ciel, la wyverne ouvrit son bec noir en un cri silencieux et plongea au-del du mur denceinte de ldifice, - 628 -

disparaissant la vue dElena. a commenait maintenant. Elena se dtourna et slana aussi vite que son genou bless ly autorisait. Mme si Erril se trouvait quelque part dans le chteau, derrire elle, elle savait quelle ne labandonnait pas. Dune certaine faon, elle courait vers lui. Ils taient destins se retrouver au sommet de la tour voisine, et Elena ne manquerait pas ce rendez-vous ! Le rve de Joach dfilait en continu dans sa tte. Elle savait comment il se terminait : par le meurtre dErril. Serrant son poing sur la cl de fer, Elena acclra. Si leur sort tait scell dans du granit, elle briserait la pierre avec sa propre magie. Elle ne laisserait pas Erril se faire tuer si son cur tait toujours pur elle sen faisait le serment. Mais, malgr sa dtermination, une petite partie dellemme tremblait de frayeur. Comment pourrait-elle en tre sre ? Comment faisait-on pour sonder le cur dautrui ? Elena mit ses doutes de ct. Elle trouverait un moyen.

- 629 -

26

Joach se tenait debout contre le parapet de la Flche des Dfunts, dans le flamboiement du soleil couchant. louest, le ciel brlait encore tandis que lastre du jour sabmait derrire lhorizon. Le panorama qui stendait au pied de la tour serrait le cur de Joach. Au-del de la cit, une ombre paisse recouvrait locan, telle une promesse de nuit venir. Des navires elphiques voguaient dans les airs tout autour de lle. Parfois, un clair dchirait la pnombre et se refltait sur les vagues, illuminant les coques et les voiles de la flotte drerendi lespace dun instant. Mric avait russi. Il avait dtourn lassaut de son peuple contre Valloa et lavait redirig vers la bataille maritime. Sur leau, la victoire tait proche. Mais quen tait-il sur terre ? Cette question mit un brusque frein lallgresse de Joach. En se dtournant du panorama, le jeune homme surprit le regard de sa sur fix sur lui ou, plus exactement, sur son bton. Il savait quoi pensait Elena. Selon son rve, ctait le talisman de polbois qui allait la protger au sommet de la tour. Il appartenait Joach de veiller sur la scurit de sa sur. Malgr ses mains carlates, Elena tait visiblement trop faible pour se dfendre toute seule. Lascension de la tour lavait acheve. Jamais encore Joach navait vu sa sur dans cet tat. Il navait gure russi la faire parler en chemin. Elena avait refus de lui raconter ce qui stait pass aprs leur sparation. Sans doute quelque chose dhorrible, quelle tait encore trop choque pour voquer. Nanmoins, il avait une dernire question lui poser. Il nous faut un signal, dit-il en se rapprochant delle. Crois-tu quil te reste assez de magie pour en envoyer un - 630 -

Ragnark ? La mention du dragon arracha Elena sa rverie. Non, plus maintenant, rpondit la jeune femme en agitant une main molle. Mais ton bton, peut-tre Je nose pas gaspiller son pouvoir, contra Joach. Je tai racont mon rve. Une expression confuse passa sur le visage dElena. Elle tendit faiblement la main. Laisse-moi essayer. Joach carta le talisman de polbois. Ce que tu peux tre ttue, El ! Tu sais que cest moi de porter ce fardeau. Il secoua la tte, impressionn par le courage et labngation de sa sur. Ctait la quatrime fois quElena tentait de le soulager de cette responsabilit. Mais il refusait de la laisser se sacrifier. Ctait sa destine. Tenant le bton dans sa main bande, Joach le caressa avec son autre main gante. son contact, la magie du talisman remonta la surface, et des flammches noires coururent le long du bois. Il devait tre prt. De nouveau, il scruta le ciel. Toujours pas le moindre signe de la crature tnbreuse. Du coin de lil, Joach vit Elena le regarder manipuler le bton. Les yeux de sa sur brillaient de colre et dimpuissance. Aprs avoir dtenu tant de pouvoir, elle ne pouvait se rsigner linluctabilit du destin. Je sais ce qui te proccupe, El, dit Joach pour tenter de la distraire. (Il lui jeta un bref coup dil.) Cest Erril. Je sais combien tu voudrais quil soit encore pur. Mais je lai rencontr. Elena sursauta. Je suis dsol. Je ne voulais pas ten parler. Tu tais dj puise ; jesprais quil ne serait pas ncessaire dajouter du chagrin ta fatigue. Mais peut-tre vaut-il mieux que tu saches. Erril a t corrompu. Dsormais, il sert les mages noirs. (Joach pivota face sa sur.) Alors, quand je le tuerai, ne pleure pas. LErril que tu connaissais prfrerait mourir que de te faire du mal. Il doit en tre ainsi. Erril ? Tu as rencontr Erril ? Oui. (Joach dtestait entendre autant despoir dans la voix - 631 -

de sa sur.) Et il a deux bras, ajouta-t-il un peu plus bas. Il a mme essay de me rouler en me donnant une copie du Journal Sanglant. Il pensait quune vulgaire contrefaon suffirait me convaincre de sa bonne foi. Elena fit un pas chancelant vers son frre. Le Grimoire ? Joach tapota sa chemise lendroit o il avait dissimul le petit volume us. La main dElena se tendit. Au mme moment, un cri aigu dchira le ciel. Joach fit volte-face, poussant sa sur derrire lui. Elena tomba lourdement sur son sant, et un juron schappa de ses lvres. Joach neut pas le temps de sexcuser. Une monstrueuse ombre noire venait de jaillir de derrire la citadelle voisine. Il plongea son regard dans les yeux de rubis de son ennemie. Cest maintenant que tout commence et que tout finit, dit-il en scartant dElena, qui se tranait vers lui quatre pattes. Ce ntait pas la bataille de sa sur. Brandissant le bton audessus de sa tte, Joach conjura toute lintensit de sa magie. Viens mourir ! hurla-t-il pour dfier la bte. Je ne te laisserai pas approcher Elena ! Comme lombre piquait vers eux, il ralisa que ctait bien une wyverne une wyverne au bec noir et crochu, aux yeux carlates et aux ailes garnies de plumes aussi tranchantes que des rasoirs. Pourtant, il ne frmit ni ne recula. Pointant une extrmit de son bton sur la crature, il rcita lincantation de son rve. chaque syllabe, ses lvres devenaient un peu plus froides. Des nervures de givre se rpandaient travers son sang chaud, filant vers le bois quil tenait dans sa main gante. Lorsque le dernier mot tomba de sa bouche, un rayon dnergie noire jaillit du bout de son bton. Un globe incendiaire ! Des tincelles dansaient le long de cette lance de tnbres. La vue de tant de pouvoir fit grimacer Joach. Personne ne ferait de mal sa sur. Il lavait promis leur pre. Il nchouerait pas ! Le globe incendiaire frappa la wyverne en pleine poitrine, - 632 -

larrtant net dans son plongeon et la maintenant en suspens au-dessus de la tour. Le cri aigu de la crature se mua en un gmissement dagonie presque humain. Empale sur la lance de Joach, la wyverne se tordit. Puis elle commena perdre sa substance. Ses contours se brouillrent tandis que le globe incendiaire la dvorait. Joach partit dun rire dur. Il sentait que sa magie tait sur le point de vaincre la wyverne, comme il aurait senti llectricit dun orage sur le point dclater. Ses lvres stirrent en une grimace si large quelle en devenait presque douloureuse. Jamais encore il navait prouv pareille puissance. Puis quelque chose se brisa dans la crature au-dessus de lui. En un clin dil, la wyverne redevint pierre. Et, comme nimporte quelle pierre, elle dgringola vers les rues en contrebas. Joach se rua vers le parapet pour contempler le rsultat de son travail. Meurs, dmon ! glapit-il en observant la chute de la wyverne. Mais le monstre gardait encore un tour en rserve. Juste avant quil scrase sur les pavs, un clair illumina brivement le pied de la tour, et la statue disparut. En reculant, Joach leva son bton et scruta le ciel alentour, mais il ny discerna aucune menace. Au fond de lui, il savait que la wyverne ne reviendrait pas, quelle stait transporte trs loin de Valloa. Mais surtout, dans son rve, elle ntait pas revenue lattaque aprs quil leut repousse. Joach ? Elena tait toujours accroupie dans lombre du parapet. Joach entendit le soulagement dans sa voix, mais il leva une main pour la faire taire. Ce ntait pas termin. Un protagoniste devait encore faire son apparition. Joach pivota face la porte de la tour en faisant tournoyer son bton. Un sourire triomphant aux lvres et le cur glac par la magie laquelle il venait de goter, il attendit. Viens moi, Erril. Elena se tenait immobile au sommet de linterminable - 633 -

escalier de la Flche des Dfunts. Une main au-dessus de la poigne de la porte qui conduisait sur le toit, elle sefforait de rassembler son courage et de se prparer au pire. Pendant quelle montait les marches en courant, des bruits de bataille lui taient parvenus depuis le toit, la faisant redoubler de vitesse. Elle voulait se prcipiter au-dehors pour affronter la crature qui attaquait son frre. Mais, alors quelle gravissait les derniers tages, le vacarme stait brusquement tu. Et, au-del de la porte, elle nentendait rien. La prudence la faisait hsiter de nouveau. Selon le rve de Joach, elle aurait d se trouver prs de son frre pendant lattaque de la wyverne. Quest-ce qui avait bien pu changer ? Sa main se posa sur la poigne mtallique. Il ny avait quun seul moyen de le dcouvrir. Elena allait pousser la porte quand un bruit de pas prcipits rsonna depuis le bas de la tour. Retirant sa main, elle jeta un coup dil dans le puits obscur form par lescalier en colimaon. Elle navait ni torche ni lanterne ; seules quelques meurtrires avaient clair son ascension. Elena scarta de la porte et redescendit de quelques marches, tentant de percer la pnombre du regard. Mais son cur savait dj qui approchait. Plaque contre le mur, elle attendit Erril en retenant son souffle et en serrant la cl de fer contre sa poitrine. Le guerrier jaillit des tnbres en contrebas telle une tempte dchane. Dans sa main droite, il tenait une pe longue. Il respirait bruyamment, les dents serres. Ses yeux brillaient de colre ; les muscles de ses bras et de son torse semblaient sur le point dexploser de puissance contenue. Sa rage intrieure le rendait presque incandescent. Elena tenta de se fondre dans le mur, mais Erril tait aveugle tout ce qui ntait pas la porte au-dessus de lui. Mme sans son sort, il ne laurait probablement pas vue. Il passa devant elle en trombe si vite que la chaleur de son corps la frappa comme une gifle. Parvenu au sommet des marches, il sarrta. Elena fit un pas vers lui. Il porta la poigne de son pe son front, utilisant le contact de lacier pour se rafrachir. Elena se rapprocha encore. - 634 -

Derrire la colre du guerrier, elle voyait de la douleur. Erril baissa son pe et prit une profonde inspiration. Ses yeux dirent la jeune femme tout ce quelle avait besoin de savoir. Il avait conscience que la mort lattendait derrire cette porte, mais quil devait quand mme y aller. Un poing crisp sur son pe, il saisit la poigne avec sa main libre. Sois maudit, Joach ! Je te tuerai pour avoir trahi ta sur ! Elena simmobilisa, choque. Il voulait tuer Joach ! Erril dut sentir la prsence de la jeune femme. Il jeta un coup dil perplexe par-dessus son paule. Puis, secouant la tte, il ouvrit la porte la vole. Aprs avoir pass si longtemps dans la pnombre de lescalier, Elena fut blouie par lclat du ciel crpusculaire. Erril leva un bras pour se protger les yeux et savana sur le toit de la tour. Elle le suivit, se faufilant derrire lui et venant se placer sur sa gauche. Je tattendais, Erril ! clama une voix. Elena cligna des yeux pour claircir sa vision. Son frre se tenait quelques pas plus loin. Dans sa main mutile, il brandissait le bton de polbois. Mais ce ne fut pas son attitude agressive qui arracha un hoquet la jeune femme. Derrire Joach, contre le parapet, elle avait aperu la silhouette accroupie du mage Greshym. Par chance, lexclamation colreuse dErril couvrit le hoquet dElena. Joach, espce de tratre ! gronda le guerrier en refermant et en verrouillant la porte derrire lui. Tu trahirais ta sur pour plus de pouvoir ! Ces mots neurent que peu deffet sur Joach. Le jeune homme affichait un calme dautant plus trange quil avait un mage noir dans le dos. Il tendit sa main libre vers Greshym en un geste davertissement. Ne ten mle pas, El. a doit arriver. Il fit tournoyer son bton, et Elena sentit la flambe de pouvoir obscur. Presque malgr elle, elle jeta un coup dil au mage noir. Ses yeux scarquillrent. Soudain, elle comprenait lillusion tapie derrire le rve de Joach. Elle bondit entre Erril - 635 -

et son frre linstant o ils frappaient. Lpe dErril lui transpera le dos au moment o la lance de globe incendiaire de Joach latteignait entre les seins. Elle poussa un hurlement de douleur comme la lame lui raclait les ctes. Des os se brisrent. Mais ce ne fut rien compar labominable brlure de la magie noire. La peau dElena se racornit ; ses seins furent rduits en cendres. Son sort spectral se dissipa, et elle vit lhorreur dans les yeux de Joach alors quelle rapparaissait devant lui. Le faisceau dnergie obscure svanouit instantanment. Son frre se prcipita vers elle. Mais il tait dj trop tard. Elena saffaissa dans les bras dErril. Lhomme des plaines tomba genoux non sous le poids du corps de la jeune femme, mais sous celui de sa propre consternation. Il la bera contre lui. Oh, Elena, non (Jamais elle ne lui avait entendu cette voix-l ; on aurait dit un petit garon perdu.) Quai-je fait ? Elle leva les yeux vers lui. Ce Ctait mon choix, Erril. Laisse-moi en porter la responsabilit. Malgr la douleur qui laveuglait presque, elle tendit une main vers lhomme des plaines et essuya une larme qui ne se trouvait pas sur sa joue. Erril tait encore trop choqu pour pleurer, mais Elena se souvenait de la larme quelle avait vue briller sur sa joue au croisement des catacombes. Elle avait tout de suite su que cette larme tait pour elle. prsent, elle voulait leffacer. Erril se pencha vers elle. Je ne peux pas vivre avec a, sanglota-t-il. Pas aprs tant dhivers. Pas aprs aprs Joach les interrompit. Elena ? La jeune femme tourna la tte vers son frre. Celui-ci se tenait un pas delle, les yeux carquills. Elle connaissait cette expression. Joach ne comprenait plus du tout ce qui lui arrivait. Son regard glissa vers le mage noir accroupi derrire lui. Cest une ruse, siffla Greshym. Ils essaient de te duper, Joach ! Tu sais bien que je suis ta sur ! Ils cherchent juste te - 636 -

prendre le Grimoire ! Joach scarta des deux Elena, son regard au bord de la panique passant de lune lautre. Le Journal Sanglant ? Oui, cracha Greshym. Donne-le-moi ! Je lutiliserai pour dissiper lillusion. Elena toussa. J Joach, voulut-elle protester. Mais elle nen eut pas la force. Erril, lui, lavait encore. La jeune femme le sentit bouger sous elle. Ne lcoute pas. Cest Greshym qui se tient derrire toi, Joach. Cest lui qui a revtu lapparence de ta sur. Cest lui qui veut semparer du Grimoire. Joach continuait reculer en brandissant son bton devant lui. Je ne sais pas qui je dois croire. Elena connaissait un argument susceptible de convaincre son frre. Elle tendit une main vers lui. Souviens-toi, Joach. Le Le bton Elena fit mine de se redresser, mais leffort eut raison delle. Des tnbres jaillirent depuis le bord de son champ de vision et la submergrent. Elle saffaissa dans les bras dErril et entendit le guerrier pousser un cri de douleur. Elle lutta contre la mare de tnbres pour revenir vers lui, mais le courant tait trop fort. Il lemporta. Joach regarda le corps nu et calcin saffaisser dans les bras dErril. a ne pouvait pas tre sa sur. Il ne pouvait pas avoir tu Elena. De plus en plus perdu, il reporta son attention sur lautre jeune femme, celle qui tait accroupie derrire lui. Elle portait le mme pantalon et la mme tunique lgre que sa sur quand ils taient arrivs sur lle. Donc, ce devait tre la vraie Elena, non ? Mais lElena quil venait de frapper avait eu lair si sincre ! Elle lavait implor du regard avec une expression quil avait trs souvent vue sur le visage de sa sur par le pass. Souviens-toi , avait-elle dit. Mais se souvenir de quoi ? De - 637 -

quelque chose quils avaient vcu ensemble ? Dun dtail quils taient les seuls connatre ? Erril sanglotait au-dessus du corps ravag de la deuxime Elena. Joach frona les sourcils. La poitrine de la jeune femme se soulevait et sabaissait encore, mais sa respiration tait de plus en plus laborieuse et superficielle. Elle ne tarderait pas steindre. Joach se tourna vers la premire Elena. Si tu es vraiment ma sur, dis-moi pourquoi, en guise de punition, jai d nettoyer la grange de notre ferme tous les matins pendant une lune entire. Elena eut un sourire triste. Faut-il vraiment que tu me testes ? Mais tant donn linfme subterfuge utilis par nos ennemis, je suppose que je peux comprendre. La rponse ta question, cest que tu avais donn de la tourte aux myrtilles Pisteur. Les paules crispes du jeune homme saffaissrent de soulagement. Il sourit Elena. Donc, il avait raison depuis le dbut : ctait sa vritable sur. Jetant un coup dil la femme agonisante, il se rjouit que a ne soit pas Elena. Il ne savait pas sil aurait survcu la culpabilit davoir tu sa propre sur. Puis Erril aboya : Rponds-lui, Greshym ! Joach pivota vers le guerrier en levant son bton. Cesse ton petit jeu, homme des plaines ! Elena vient de me donner la bonne rponse. Erril se rembrunit. Le mage noir joue de ton esprit comme dun instrument. Il na rien dit du tout. Il ta juste fait croire que tu venais dentendre la bonne rponse. (Du menton, il dsigna lElena agonisante.) Cest elle, ta sur. Pas ce monstre. Et elle est en train de mourir. Si tu laimes, apporte-moi le Grimoire. Il reste peut-tre encore une chance de la sauver. Ne fais pas a, Joach ! scria la premire Elena. Il essaie de te duper ! Les questions qui tournaient en rond dans la tte de Joach lui donnaient le vertige. Qui devait-il croire ? Si Erril lui voulait du mal, pourquoi tenait-il toujours la fille blesse ? Rien de tout - 638 -

cela navait de sens. Joach agrippa son bton deux mains, Comment pouvait-il dmler la vrit du mensonge ? Erril leva vers lui des yeux non plus colreux, mais implorants. Elle nen a plus pour longtemps, Joach. Tu dois te dcider. Mais, dans mon rve, marmonna le jeune homme. Les rves sont difficiles interprter, et les tissages le sont plus encore. Tu tes vu en train de dfendre Elena ; en ralit, ctait ce mage noir qui avait pris lapparence de ta sur. Mfietoi des illusions : mme dans tes rves, tu nes pas labri delles. Joach mdita les paroles dErril. Largument de lhomme des plaines lui semblait familier, et il le frappait en plein cur. Navait-il pas reu un conseil similaire rcemment ? Mais de qui ? Puis il se souvint. Lchant le bton de sa main blesse, il fouilla dans la poche de son pantalon. Elle tait toujours l. Joach retira la main de sa poche. Dpliant ses doigts, il regarda la grosse perle noire niche au creux de sa paume celle que Xin lui avait donne. Le sage zool avait promis que son pouvoir leur permettrait de communiquer en cas de besoin. Refermant le poing sur son trsor, Joach appela son ami. Xin ! Rien ne se produisit. Le jeune homme rouvrit sa main et fixa la perle inerte. Quil tait naf Puis des paroles slevrent depuis lobscurit de la perle. Joach, fils de Morinstal, je sens une tempte en ton cur. Les mots se bousculrent pour franchir ses lvres. Xin, mon rve Je narrive pas distinguer la vrit du mensonge. Joach, que fais-tu ? interrompit la premire Elena. Sans lui prter attention, le jeune homme couta la rponse de Xin. Je ne peux pas taider dici. Mais ton cur, lui, en est capable. Comment dois-je faire ? Ignore ce que ta tte te dit. coute avec ton cur. Cest l que rside toute vrit. - 639 -

Sans piper mot, Joach rangea la perle dans sa poche. Comment pouvait-il suivre un conseil quil ne comprenait pas ? Il jeta un coup dil la premire Elena. Son visage, sa voix, ses attitudes tout en elle sonnait vrai. Elle lui rappelait la ferme de son enfance, toutes les choses quil avait chries et perdues. Ctait bien la sur de son pass. Il ne pouvait pas en douter. Joach pivota vers la fille mourante. Que ressentait-il pour elle ? Il regarda au-del de son corps ravag. Par ses paroles et ses actes, elle avait prouv son courage et sa gnrosit. Elle avait galement montr un amour assez grand pour pardonner son propre meurtre. Cette femme-l, Joach la connaissait peine. Elle nappartenait pas son pass. Alors, toute la vrit apparut au jeune homme, laveuglant presque de sa clart. Xin avait raison. Dans les bras dErril gisait non pas la sur de son pass, mais celle de son prsent. Lautre Elena tait lincarnation, familire et rassurante, des vieux souvenirs collects dans sa mmoire. En vrit, Joach ne savait presque rien de la femme que sa sur tait devenue durant leur long voyage. Il la considrait toujours comme sa cadette, une gamine quil devait protger. Mais il se trompait. Elena ntait plus une simple fille de ferme. La quasi-inconnue qui agonisait dans les bras dErril tait sa vritable sur. Pourtant, Joach avait besoin dune certitude. Baissant les yeux vers son bton, il se remmora les dernires paroles de lElena blesse : Souviens-toi Le bton . Une fois de plus, sa sur lavait surpass. Malgr sa douleur et la mort toute proche, elle lui avait donn la cl de la vrit. Joach leva les yeux vers lElena indemne. Si Erril disait vrai, il sagissait en ralit de Greshym, le mage noir qui lavait tourment pendant prs de six lunes, rduit en esclavage et avili de la pire des faons. Il fut tent dutiliser son bton pour tuer le vieillard, mais, aprs avoir bless Elena, il ne pouvait se rsoudre conjurer de nouveau la magie noire. Il naspirait plus qu se dbarrasser de lignoble talisman. Mais, avant a, le bton avait un dernier service lui rendre. En pivotant, Joach lana le talisman la prtendue Elena. La jeune femme tendit un bras avide pour le rattraper. Elle posa - 640 -

une de ses extrmits sur le sol, et, malgr son dguisement, Joach vit de quelle faon le bton la compltait comme un troisime membre. Cest bien, Joach, dit la fausse Elena sur un ton encourageant. Je savais que tu ne te laisserais pas berner par la ruse dErril. Maintenant, donne-moi le Journal Sanglant. Joach sortit le Grimoire de sa chemise. Erril Lhomme des plaines leva un regard dsespr vers lui. Il ne dit pas un mot. De toute vidence, il se croyait vaincu. Joach lui lana le livre. Sauve ma sur si tu peux. Les yeux carquills de surprise, Erril rattrapa adroitement le Grimoire. Alors, Greshym jura et dissipa son illusion. Les traits dElena svanouirent, rvlant le visage rid et la silhouette vote du vieux mage. Son regard vitreux passa dErril Joach tandis que ce dernier sapprochait de lui. Comment ? Elena ne peut pas manier le bton. Il semble que leurs deux magies la noire et la sanglante se repoussent lune lautre. En grimaant, Greshym leva son bton et le braqua sur la poitrine de Joach. Du feu obscur jaillit le long du polbois. Ta clairvoyance va te coter la vie. Au lieu desquiver, Joach se rapprocha encore. Lorsquil ne fut plus qu une longueur de bras du talisman, il ta son gant en peau de daim et empoigna lextrmit du bton de sa main nue. Greshym clata de rire. Tu es devenu bien tmraire, mon garon. Tu oses me dfier en duel de magie noire ? linstant o les doigts de Joach se refermrent sur le bton, son sang pntra le polbois. Celui-ci plit autour de sa main. La tache blanche stendit, teignant le feu obscur sur son passage. Ce nest pas avec de la magie noire que je compte vous affronter, rpliqua Joach dune voix glaciale. Cest avec mon propre sang. - 641 -

Les yeux carquills de stupfaction, Greshym regarda son bton changer de couleur. Ses doigts crochus se crisprent sur lautre extrmit du talisman. Les flammes noires grandirent et spaissirent, venant se jeter contre la tache ple, telle une lame de fond. Joach concda un peu de terrain, mais pas beaucoup. Pouvoir blanc et magie noire saffrontrent au milieu du bton. Afin de contenir le feu obscur, Joach continua alimenter le polbois avide. Les veines rouges habituelles grandirent en taille et en nombre la surface ple du bton. Bientt, elles se transformrent en pais torrents. Les battements du cur de Joach grondaient ses oreilles comme le tonnerre. Sa vision strcit un simple point. Son univers entier se rduisit au bton. Le talisman tait la fois son corps et son esprit. lautre extrmit du bton, Greshym ne semblait gure plus vaillant. De la sueur dgoulinait sur son visage, et sa respiration devenait de plus en plus haletante. Joach savait que lun deux ne tarderait pas cder. Ou bien il svanouirait pour avoir perdu trop de sang, ou bien Greshym seffondrerait dpuisement. Ce qui se produisit en ralit les surprit autant lun que lautre. Sans crier gare, le bton explosa entre eux dans une nue dchardes. Joach et le mage noir titubrent en arrire. Visage et main constells de petits clats de bois, ils se dtaillrent avec mfiance. Le bton avait disparu. Il nen restait que des fragments pas plus gros que des brindilles, parpills sur le sol entre eux. Greshym scarta du parapet. Lexplosion de magie noire provoque par la destruction du talisman lavait ragaillardi, mais il chancelait encore un peu. Il cracha dans la direction de Joach. Tu me paieras a, mon garon. Nous nous retrouverons. Sur ces mots, il agita une main. Un portail apparut derrire lui. Il franchit le seuil reculons et disparut. Joach saffaissa, vid de son sang et de ses forces. Soudain, Erril fut prs de lui. Le jeune homme ne put mme - 642 -

pas lever la tte. Il se contenta de jeter un coup dil vers lendroit o Elena gisait sur la pierre. Je suis dsol, marmonna-t-il. Dune voix bourrue mais non dnue de compassion, Erril rpliqua : Nous avons tous les deux son sang sur les mains, Joach. Nous sommes tous les deux tombs dans le pige de notre peur dtre trahis. (Passant un bras autour des paules du jeune homme, il lentrana vers Elena.) Il est temps de mettre le pass de ct. Pour avoir une chance de sauver ta sur, nous devons agir vite. Et nous devons agir ensemble. Alors, Joach leva les yeux et soutint le regard du guerrier sans frmir. Que dois-je faire ? Avec laide de Joach, Erril tendit Elena sur une fine couverture prleve dans le paquetage du jeune homme. Le soleil stait couch et la lune commenait se lever, mais la pierre du toit conservait encore la chaleur de la journe. Sous la lumire des toiles, la chair nue dElena semblait sculpte dans de livoire. Elle tait si ple Le cercle brl au milieu de sa poitrine voquait lun des portails des mages noirs. Erril toucha la joue de la jeune femme. Elle tait glace. Son souffle devenait si tnu que le guerrier se surprenait retenir le sien entre deux mouvements de sa poitrine. Elle aurait dj d mourir, mais sa magie la sustentait. Erril jeta un coup dil ses mains. De sa Rose carlate, il ne subsistait que de lgres traces rostres les dernires gouttes de son pouvoir. Lorsque celles-ci se consumeraient leur tour, Elena mourrait. Et maintenant ? senquit Joach. Erril inspecta le travail du jeune homme. Suivant ses instructions, Joach avait dchir sa propre chemise pour panser la blessure dans le dos dElena. Avec un peu de chance, le tissu arrterait le flux du sang. Erril narrivait pas croire que sa propre pe avait transperc Elena. Il ne pouvait dtacher ses yeux de la plaie. Erril ? appela Joach en lui touchant le bras. Lhomme des plaines se redressa et secoua la tte. Ressasser - 643 -

sa culpabilit naiderait pas Elena, et le temps pressait. On est prts, lcha-t-il dune voix rauque. Attrape la cl. genoux, il se rapprocha dElena et dposa le Journal Sanglant sur sa poitrine, au-dessus du cercle de chair calcine. La rose aux contours dors brillait dans la lueur grandissante de la lune. Joach ramassa le petit poing de fer qui gisait sur le sol et le tendit Erril. Mais le guerrier fit un signe de dngation. partir de maintenant, je ne dois toucher ni le livre ni la cl. On essaie de faire quoi, au juste ? voulut savoir Joach. Mais sa question sacheva dans un sanglot. Sa dtermination seffritait rapidement. Erril ne pouvait len blmer : ses mains taient couvertes du sang de sa sur, et une odeur de chair brle planait dans lair, lui rappelant ce quils avaient fait la jeune femme. Je vais tenter de texpliquer. (Erril fit signe Joach de sagenouiller de lautre ct dElena.) Quand nous avons forg le Grimoire, le sort est rest inachev. Denal na jamais imprgn le livre de son esprit. Mais la prsence de Shorkan et de Greshym a suffi embraser la magie et me lier au Grimoire. ce jour, il continue me soigner et me sustenter. Si nous parvenons lui transmettre lesprit de Denal, nous ferons redmarrer le sort et, cette fois, quand il prendra fin, il faudra que le Journal Sanglant soit li non plus moi, mais Elena. Ainsi, il pourra la gurir et la protger son tour. Joach acquiesa, mais le doute et la peur voilaient son regard. Il examina la cl. Et lesprit de Denal est prisonnier de ce poing de fer ? Pas prisonnier : rfugi dedans, corrigea Erril. Denal en a fait don librement. Quest-ce que je dois en faire ? Contente-toi de le poser sur le Grimoire. Si le sort se dclenche, il y aura un clair de lumire blanche, et le livre souvrira tout seul. Chacun de nous devra alors prendre un des bras dElena et guider ses mains pour quelle referme le Grimoire. Aucun de nous deux ne doit toucher le livre. Cest primordial. - 644 -

Joach se pencha vers le corps inerte de sa sur et, dune main tremblante, plaa le minuscule poing de fer sur la couverture du Journal Sanglant. Le talisman sobstina rouler jusqu ce quil trouve une position adquate pour le caler. Quand il eut termin, il se redressa. Et maintenant ? Maintenant, on attend. Le temps scoula avec une lenteur qui les mit la torture. Ils ne pouvaient que regarder la poitrine dElena se soulever et sabaisser de plus en plus faiblement. Erril vit Joach fixer les mains de sa sur. prsent, elles taient aussi ples que ses bras. Aucun des deux compagnons ne fit de commentaire. Tandis quils attendaient, la lune ronde et brillante poursuivit son ascension. Lorsquelle eut franchi le parapet de la tour et que sa lumire tomba tout droit sur le Grimoire le poing de fer souvrit lentement, telle une rose nocturne dployant ses ptales. Joach jeta un coup dil Erril et retint son souffle Lhomme des plaines se surprit faire de mme, tant il craignait de perturber le droulement du sort. Bientt, le poing de fer fut compltement ouvert et reposa paume vers le bas sur la rose aux contours rehausss dor. Erril se souvint que, trs longtemps auparavant, les trois mages avaient pos leur main sur la couverture du livre de la mme faon. Il lui sembla presque entendre le murmure lointain dune incantation non pas une, mais trois voix mlanges. Les vents forcirent autour de la Flche des Dfunts. Le Grimoire trembla lgrement. Sous les yeux dErril, le poing commena se dissoudre, se fondre dans le livre. Les vents forcirent encore ; le tremblement du Grimoire saccentua, et lincantation se fit plus distincte. Pardessus le corps dElena, Erril croisa le regard de Joach et lui ordonna silencieusement de se tenir prt. Comme sil avait entendu, le jeune homme eut un hochement de tte presque imperceptible. Tous deux craignaient de bouger, de peur de rompre lenchantement. Bientt, la cl ne fut plus quun vague contour, une main spectrale. Puis elle disparut compltement. Du petit poing de - 645 -

fer, il ne demeura pas la moindre trace. Denal avait fusionn avec le Grimoire. Les vents moururent. Et le livre demeura inerte sur la poitrine dElena. Erril se rembrunit. Que se passait-il ? Ou plutt, pourquoi ne se passait-il rien ? Lhomme des plaines continua attendre, mais en vain. Joach relcha son souffle dans un gmissement dsespr. Alors, comme sil navait attendu que ce signal, le Grimoire bondit soudain de la poitrine dElena et se mit flotter une largeur de main au-dessus de sa peau noircie. Joach en tomba la renverse. Douce Mre ! La couverture du livre souvrit brusquement, rvlant ses pages vierges. Une boule de lumire blanche fusa du parchemin et alla se perdre trs haut dans le ciel nocturne. Erril dtourna les yeux pour ne pas tre aveugl. Il aurait jur quelle allait continuer sur sa lance jusqu la lune. Sous les genoux du guerrier, la tour trembla. Erril ? appela Joach sur un ton apeur. Maintenant, Joach ! ordonna schement lhomme des plaines. Attrape le poignet de ta sur et pose sa main sur la couverture du livre. Il fit une dmonstration avec le bras droit dElena pendant que Joach limitait avec le gauche. Tous deux glissrent les mains de la jeune femme sous le Grimoire, paumes vers le haut. trois, on lui fait refermer le livre. Et on scarte en vitesse. Compris ? Erril se souvenait de la dernire fois o il avait particip au lancement de ce sort. Lnergie dgage lavait fait voler travers la pice. Joach acquiesa. Erril compta, et, trois, ils refermrent le Journal Sanglant en utilisant les mains dElena. Puis ils plongrent sur le ct. Ils furent bien inspirs : la dflagration qui suivit dchira la nuit. Erril fut projet contre la porte de la tour tandis que Joach allait scraser contre le parapet. Le jeune homme finit plat ventre sur le sol, les bras replis au-dessus de la tte. Mais Erril ne chercha pas se protger le visage. Se - 646 -

redressant sur un coude, il vit Elena slever dans les airs. Le corps inerte de la sorcire demeura suspendu au-dessus du toit. Entre ses paumes, Elena tenait toujours le Grimoire qui, telle une toile tombe du ciel nocturne, la baignait dune radiance tincelante. une telle hauteur, elle devait tre visible depuis toute lle et les eaux environnantes. Joach, regarde ! Lentement, le jeune homme leva dabord la tte, puis le reste de son corps. Il sassit sur les dalles pour contempler sa sur. Le corps dElena tournait lentement dans la glorieuse lumire. Erril vit la jeune femme sagiter. Une de ses mains se dtacha du livre pour frotter son visage, comme si elle sveillait dune simple sieste. Lentement, le Grimoire rabsorba la radiance. Les jambes dElena sabaissrent jusqu ce que ses pieds touchent le toit de la tour. La jeune femme se redressa, serrant le livre sur sa poitrine dun air merveill. Ses yeux carquills refltaient la lueur rsiduelle du Journal Sanglant. Ils taient tellement vivants ! Mme ses cheveux ressemblaient un rideau de feu dans son dos. Jamais Erril ne lavait vue aussi belle. Elena se tourna vers lhomme des plaines. Ses lvres sincurvrent en un doux sourire. Elle leva le livre en le tenant des deux mains. La rose aux contours dors flamboyait encore, mais son clat sestompait lui aussi. Le Journal Sanglant. Erril croisa les bras sur sa poitrine et inclina lgrement la tte : le geste par lequel un homme-lige saluait jadis le mage quil servait. La sorcire et le Grimoire sont enfin runis. Malgr sa posture crmonieuse, le guerrier ne put rprimer un large sourire. Et il fut ravi de voir quil en allait de mme pour Elena. Comme la jeune femme baissait le livre, le sourire dErril svanouit. Le cercle de peau noircie tait toujours l, entre ses seins. Suivant le regard du guerrier, Elena baissa les yeux vers sa poitrine. Les sourcils froncs, elle toucha sa brlure. Celle-ci se dcomposa sous ses doigts, rvlant de la peau ple et parfaite en dessous. - 647 -

Je suis gurie, souffla Elena, stupfaite. partir de maintenant, le Grimoire te protgera, dit Erril doucement. Il ne parvint pas tout fait dissimuler son regret. Des motions mlanges sagitaient en son cur. Mme sil lavait pu, il naurait rien chang, mais il savait qu compter de cet instant Elena naurait plus besoin de lui. Lhommage quil venait de lui rendre tait aussi un au revoir. Elena allait cesser de vieillir tandis que lui-mme recommencerait. La transmission du Grimoire sonnait le glas de son immortalit. Comme Joach savanait pour offrir une couverture sa sur, Erril leva ses mains devant lui. Il observa ses os et ses veines saillantes. Dj, il sentait le poids des saisons sabattre sur lui. Ce fut peine sil prta loreille aux excuses et aux pardons murmurs quchangeaient Elena et Joach. Des larmes brillaient sur les joues des deux jeunes gens. Joach serra sa sur trs fort contre lui. Il avait besoin de gurir autant quelle et Erril savait quil y parviendrait, mais que a prendrait du temps. Le guerrier baissa ses mains. Du temps. Dsormais, le sien ntait plus illimit. Il allait vieillir et mourir comme nimporte quel autre homme. Au bout de cinq cents hivers, il navait pas le droit de dplorer la reprise de linvitable marche du temps. Mais, comme il fixait Elena, la jeune femme lui rendit son regard et lui sourit au clair de lune. Et, pour une fois, Erril souhaita que le temps sarrte. Elena se dgagea de ltreinte de Joach et lui tendit le Grimoire. Puis elle saisit la fine couverture drape sur ses paules et lenroula autour de sa poitrine, coinant une extrmit sous lautre pour sen faire une toge. Aprs avoir couru travers Valloa nue comme un ver, ce geste pudique lui paraissait un peu ridicule. Mais, maintenant que le feu de laction se rduisait des braises mourantes, elle percevait lembarras dErril et de Joach la vue de son corps nu. Quand elle eut fini, son frre voulut lui rendre le Grimoire, mais elle secoua la tte. - 648 -

Tu peux le garder encore un moment ? Tu es sre ? demanda le jeune homme sur un ton dubitatif, tenant le livre bout de bras comme si ctait un serpent venimeux. Jai confiance en toi, Joach, rpondit Elena avec un petit rire. Son frre lui rendit son sourire. Il tudia la couverture du Grimoire. Quand penses-tu que nous devrions louvrir ? Plus tard. Un autre jour. (Elena avait eu assez de magie et de surprises pour toute une vie, voire deux.) On devrait attendre dtre tous runis. Les autres mritent de partager ce moment. Joach acquiesa et fourra prudemment le livre sous son bras. Puis il se dirigea vers le parapet pour observer la fin de la bataille en contrebas. Elena limita. Les mages noirs disparus, les dfenseurs de lle senfuyaient sur tous les fronts. Les allis faisaient plus le mnage quils ne se battaient. Au lever du soleil, la guerre des les serait termine. Tournant le dos au panorama, Elena fit face Erril. Le guerrier scrutait le ciel et les rues de la cit en qute dune nouvelle menace. ternellement protecteur Sans sa chemise, il ressemblait une statue de bronze au clair de lune. Elena le rejoignit. Un instant, elle demeura silencieuse prs de lui. Puis elle souffla : Erril Mmmh. Lhomme des plaines continua monter la garde sans se retourner. Elena toucha son paule nue. Elle fit ce quelle avait voulu faire dans les catacombes pendant quelle le suivait. Du bout des doigts, elle traa la dmarcation de bronzage la jointure de son bras restaur, lendroit o le nouvel Erril se fondait avec lancien. Elle savait que leur relation ne serait plus jamais la mme. Erril avait accompli sa mission, et elle sentait qu lavenir le pouvoir du Grimoire sinterposerait entre eux. Cette pense faisait saigner son cur. Ny avait-il pas un moyen de garder le nouvel Erril sans perdre lancien ? son contact, lhomme des plaines frmit. Elena baissa le - 649 -

bras et lui prit le poignet. Doucement, elle le fit pivoter vers elle. Elena ? Chut, lui intima-t-elle. Prenant son poignet gauche dans son autre main, elle examina ses deux paumes ainsi quune chiromancienne pendant une fte de village. Lancien Erril et le nouveau. Mais rien ne les diffrenciait. Qui tait-il vraiment ? Dune torsion des poignets, lhomme des plaines saisit les mains dElena. Je Jai cru tavoir perdue. Et rciproquement. Elle se pencha vers lui, les yeux pleins de larmes. En bon protecteur, Erril fit remonter ses mains le long des bras nus dElena et serra la jeune femme contre lui, lenveloppant de sa chaleur comme pour lui faire un bouclier contre les horreurs de la journe. Elena se laissa aller contre sa large poitrine. Lorsque sa joue toucha la peau nue du guerrier, celui-ci se raidit. Puis elle le sentit se dtendre. La statue de bronze redevenait homme. Ils streignirent en silence. Chacun deux savait quils ne cherchaient pas seulement se rconforter, mais aucun des deux ne voulait en parler de peur de gcher ce moment. Elena sabandonna la chaleur de lhomme des plaines, et elle sut que la rponse sa question se trouvait l. Deux bras lencerclaient compltement. Elle ne pouvait dire o finissait lun et o commenait lautre. Dans cette treinte, il ny avait pas dancien ni de nouvel Erril. Il ny avait quun homme. Et elle ne le perdrait pas pas mme cause de la promesse dimmortalit du Grimoire. Erril la serra un peu plus fort. Toute ide de guerre, toute notion de sorcellerie dserta lesprit dElena tandis quelle coutait les battements de son cur. Le temps ralentit et sarrta. Les toiles interrompirent leur danse ternelle ; la lune se figea dans le ciel nocturne. Et, pour la premire fois depuis quelle avait quitt le verger de sa famille, Elena se sentit chez elle. Soudain, un rugissement sleva derrire eux, brisant la srnit du moment. Erril et Elena pivotrent sans se lcher. - 650 -

Une monstrueuse forme noire venait de jaillir des niveaux infrieurs de la cit pour survoler la tour. De lautre ct du toit, Joach fit face Erril et sa sur, les yeux brillants dexcitation. Ce sont Sy-wen et Ragnark ! La lumire du Grimoire a d les attirer ! regret, Erril et Elena scartrent lun de lautre. Le monde extrieur les rappelait lui par la gorge puissante dun dragon. Mais avant que le guerrier se dtourne, Elena lui toucha le menton pour larrter. Elle se pencha vers lui et dposa un baiser sur sa joue, lendroit o une larme solitaire avait brill un peu plus tt. Merci, dit-elle. Ensemble, ils regardrent le dragon dcrire un cercle audessus deux. prsent que cette guerre tait finie, les penses dElena se tournaient vers ceux de ses amis qui ne pouvaient partager leur victoire : Mycelle, Kral, Mogweed et Fardale. O taient-ils, que faisaient-ils en cette nuit ? Elena observa les toiles, priant pour quils aillent bien. Tandis que les dernires lueurs du couchant sestompaient louest, Mycelle guida son hongre dans lultime lacet de la passe de montagne. Les autres membres de son groupe taient draps le long du sentier derrire elle, avanant avec lenteur sur la pierre humide. La passe des Larmes avait t ainsi baptise cause des gouttelettes luisantes dont les cataractes du Miroir claboussaient les rochers alentour. Le grondement du fleuve accompagnait les voyageurs depuis trois jours et trois nuits. Mycelle finissait par en avoir mal aux dents. Mme le pakagolo sagitait, dcrivant des cercles autour de son poignet comme sil cherchait schapper. Pour le calmer, la guerrire le caressa du bout du doigt tandis que Grisson ngociait prudemment les piges du terrain rocailleux. Plus loin, la fort des contres du Couchant stendait dun bout lautre de lhorizon, tel un ocan vert infini. Si inquitantes que puissent paratre ses sombres profondeurs, Mycelle se rjouit quand mme de la voir. Non seulement elle - 651 -

avait hte de troquer le vacarme de la passe des Larmes contre la quitude de la fort, mais ces bois avaient jadis t son foyer. Leurs frondaisons abritaient maintes cratures tranges parmi lesquelles son propre peuple, les silura. Levant une main, Mycelle se concentra pour faire fondre sa chair. Ses doigts stirrent et se tordirent au clair de lune, tels les tentacules vgtaux dune plante grimpante. Depuis quelle avait recouvr ses capacits de mtamorphe, la guerrire se sentait de nouveau proche de son peuple, et la perspective de regagner bientt son foyer sylvestre apaisait son cur. Mais les retrouvailles avec son clan devraient attendre. Dabord, elle devait tenir sa promesse et aider Tyrus dans son combat contre le Sinistre. Elle ne considrerait son serment comme honor et sa dette comme paye que lorsquils auraient repris Chteau Mryl. Rendant sa main sa forme initiale, Mycelle baissa le bras. Ds quelle eut atteint lendroit o le sol redevenait plat, la guerrire talonna son cheval, qui partit vers les bois au petit trot. Mme si la nuit tait dj tombe, elle refusait de dresser une fois de plus le camp porte doue de ces chutes tonitruantes. Fardale tenait compagnie Mycelle en tte du groupe ; il se faufilait entre les cailloux et parmi les broussailles, telle une ombre. Un peu plus loin, Mogweed chevauchait ct du prince Tyrus. Kral et le trio de Dro protgeaient leurs arrires. Les compagnons ne parlaient plus gure depuis quils avaient commenc longer le Miroir. Ils taient sur la route depuis longtemps ; chacun deux se sentait meurtri et puis. Leur patience arrivait bout et leur caractre saigrissait un peu plus chaque jour. Sauf celui du prince Tyrus. Lancien pirate ne semblait gure affect par leur long voyage. En ce moment mme, Mycelle entendait son rire rsonner derrire elle, un peu plus haut sur la piste. Les rigueurs qui sapaient le moral des autres semblaient le revigorer. Sa bonne humeur grandissait chaque lieue qui le rapprochait de son foyer ancestral : Chteau Mryl, au-dessus du mur du Nord. Les sourcils froncs, Mycelle fit claquer ses rnes pour que - 652 -

Grisson acclre. Le hongre contourna un pan de falaise, et ce fut comme si elle pntrait dans un autre monde un monde de chuchotements et de bruits touffs. Le rire de Tyrus et le rugissement des chutes furent instantanment assourdis. Mycelle saffaissa de soulagement. Elle laissa Grisson ralentir pour adopter une allure de promenade. Fardale partit en claireur de son ct, lui offrant un rare moment de solitude. Mycelle encouragea Grisson suivre la lisire de la fort. Ici, les chnes et les aulnes prdominaient mlange darbres des montagnes et des valles, parmi lesquels on apercevait mme quelques rables. La guerrire prit une profonde inspiration, se remplissant les poumons des odeurs de la fort : tourbe et feuilles, corce et mousse. Comme elle inhalait, ses paupires se fermrent. Des souvenirs denfance remontrent la surface, et des larmes ruisselrent sur ses joues. Surprise par la violence de sa raction, elle renifla et sessuya les yeux. Soudain, une petite musique sleva quelque part devant elle. Le son mit un moment atteindre sa conscience. Il semblait sadresser son cur plus qu son esprit. Comme attires par son chagrin, les notes sentortillaient autour de la douleur de son me. Mycelle pencha la tte sur le ct. Cette musique taitelle relle, ou manait-elle de ses vieux souvenirs denfance ? Tandis que la guerrire tait tout oue, elle crut reconnatre la mlodie mlancolique. Mais o lavait-elle dj entendue ? Grisson continua longer la fort, et la rponse apparut Mycelle au dtour suivant du chemin. Au cur dun petit bosquet, le clair de lune dcoupait la silhouette de linterprte. Envelopp dune cape aux teintes multiples, celui-ci se tenait aussi immobile que les arbres alentour. Seule la douce voix qui manait des ombres de sa capuche empchait de le prendre pour une statue. Mycelle connaissait cette apparition. Pour lavoir dj rencontre une fois sur la route de Port Rawl, dans la fort qui bordait la cte , elle savait que sa cape ne dissimulait ni un homme ni une femme, mais un spectre ou un esprit. Lentement, elle se laissa glisser terre et fit signe Grisson de ne pas bouger. Elle ne voulait pas effrayer lapparition : elle avait trop envie de dcouvrir pourquoi celle-ci la hantait. - 653 -

Comme Mycelle se faufilait dans le bosquet clair par la lune, la silhouette pivota vers elle avec un bruissement de feuilles. Elle garda la tte incline, mais un de ses bras se tendit vers la guerrire et linvita approcher. Obtemprant, Mycelle vit que sa cape tait en ralit un complexe patchwork de feuilles printanires et automnales. Mme sa main en tait gante. Impossible dentrevoir la moindre parcelle de peau. Mais Mycelle savait quil ny avait rien voir : les feuilles ne formaient quune coquille vide. Soudain, un gmissement sourd sleva derrire Mycelle. Jetant un coup dil par-dessus son paule, la guerrire dcouvrit Fardale plant la lisire du bosquet. Les grands yeux ambrs du loup brillaient dune lumire intrieure. Puis la chanson se tut. Mycelle tourna trs vite la tte, craignant que Fardale ait fait fuir lapparition. Mais linterprte tait toujours plant au milieu du bosquet. Bien que silencieux, il tendait la main vers Mycelle, paume vers le haut comme pour qumander une pice. Ne sachant trop que faire, Mycelle pivota pour demander Fardale daller chercher les autres. Le loup gmissait de plus en plus bizarrement. Il se mit agiter la queue. Alors, Mycelle le fixa dans les yeux et lui ouvrit son esprit. Elle limplora de lui dire ce que ses perceptions lupines lui rvlaient. Peut-tre avait-il une ide de la raison pour laquelle ce fantme senttait la suivre En guise de rponse, Mycelle ne reut quune image mentale : un gland noir. Elle cligna des yeux, se souvenant de la semence de chne quelle avait trouve dans la pile de feuilles aprs sa premire rencontre avec linterprte. Le loup essayait-il de lui dire que lapparition voulait le rcuprer ? Les sourcils froncs, Mycelle reporta son attention sur linterprte. Celui-ci navait pas boug ; il tendait toujours la main vers elle. Le gmissement de Fardale sintensifia. Mycelle recula vers son cheval sans quitter lapparition des yeux. Va chercher les autres, ordonna-t-elle au loup. Fardale hsita, puis tourna les talons et dtala. Mycelle plongea une main dans son paquetage. Comment - 654 -

Fardale et lapparition savaient-ils quelle navait pas jet le gland ? Elle avait failli le faire plusieurs reprises, mais, chaque fois, le minuscule bourgeon vert qui perait sous son chapeau lavait arrte. Ctait une chose vivante ; elle ne pouvait pas labandonner dans la poussire ou parmi des dtritus. Mais o tait passe cette maudite graine maintenant quelle en avait besoin ? Tout en farfouillant, Mycelle ne cessait de jeter des coups dil la mystrieuse silhouette. Celle-ci navait pas boug dun pouce. Enfin, dans une des poches latrales de son paquetage, les doigts de la guerrire trouvrent un petit objet dur et trangement tide. Au mme moment, ses compagnons dboulrent sur le chemin. Elle tendit sa main libre pour leur faire signe de sarrter et de mettre pied terre. Quand ils leurent rejointe, elle les entrana vers le bosquet. Qui est-ce ? demanda Kral de sa voix trop rocailleuse pour parvenir chuchoter. Mycelle secoua la tte et fit un pas en avant. Ds quelle fut assez prs, elle dposa le gland dans la paume drape de feuilles. Sa surface brune et lisse tincela au clair de lune. La voix choque de Mogweed sleva derrire Mycelle. Cest le gland que jai donn Elena ! Celui que javais ramass dans la fort aux a araignes. Les doigts de linterprte se refermrent sur le fruit. Il porta son poing sa gorge en inclinant la tte. Il se remit chanter mais, prsent, des traces despoir frmissaient dans ses accords mlancoliques. Personne ne bougea. Sous les yeux des compagnons, une douce lueur enveloppa la silhouette qui continuait chanter. En y regardant de plus prs, Mycelle vit que a ntait pas sa cape qui brillait, mais quelque chose lintrieur de celle-ci : la lumire provenait des interstices entre les feuilles, comme une flamme aperue au loin parmi les troncs dune fort. Que se passe-t-il ? demanda Tyrus sur un ton brusque. Mycelle lui intima le silence. La mlodie se fit plus forte et plus riche, moins thre. La - 655 -

lueur sintensifia et devint presque aveuglante. Mycelle leva une main pour se protger les yeux. Puis, en un battement de cur, la chanson sacheva, et la lumire svanouit. Quand lblouissement de Mycelle se dissipa, la guerrire vit que lapparition tait toujours plante au milieu du bosquet, la manire dune sculpture de feuilles. Soudain, une rafale souffla entre les arbres. La silhouette frissonna, comme si elle avait froid. Ce simple mouvement fit tomber sa cape par terre. Les feuilles sparpillrent ; la brise les souleva et en emporta quelques-unes. Mais, cette fois, linterprte ne disparut pas. Une femme la beaut trs naturelle se tenait parmi les feuilles mortes. Au clair de lune, sa peau avait la couleur de la crme. Une longue chevelure couleur de miel tide dissimulait pudiquement son visage et son buste. Son poing tait toujours pos contre sa gorge. Lentement, elle baissa le bras et ouvrit sa main. Dans sa paume, le gland ntait plus quune coquille vide, fendue en deux. Elle le lcha sur le sol jonch de feuilles, puis leva la tte vers les compagnons. Dans la lumire des toiles, ses yeux taient dun violet profond. Mogweed toussa et recula en titubant. Neelahn !

- 656 -

27

Deux nuits plus tard, Elena se tenait devant une glace en pied, les sourcils froncs. En vue de la clbration de leur victoire, on lavait habille comme une poupe. Ses cheveux avaient t tresss et relevs au sommet de son crne ; seules quelques boucles rousses avaient t autorises pendre pour encadrer ses clous doreille en diamant. Elle portait une robe de velours vert ple avec une large ceinture dun vert plus soutenu et des gants assortis. La jupe tait si longue quelle touchait le tapis et dissimulait compltement ses pantoufles dargent ornes dune rose de soie. Derrire elle, deux femmes minces comme des roseaux la dtaillaient en faisant la moue. Leurs cheveux argents avaient depuis longtemps vir au gris. Ctaient les deux tantes de Mric et les responsables de cette spectaculaire transformation. Cest le mieux que je puisse faire avec les moyens du bord, lcha Ashmin sur un ton clairement insatisfait. Carolne eut un lger sourire. Tu es trop dure, ma sur. Il faut la voir bouger. Lelphe agita les doigts en direction dElena. Une petite brise souffla travers la pice, faisant onduler la robe de la jeune femme autour de ses jambes. Tu vois ? Cette robe est faite pour bouger. Ashmin poussa un gros soupir. Si nous tions Fort-Tempte Bien entendu, je rougirais de honte doffrir une tenue pareille ft-ce une vulgaire servante, acheva Carolne la place de sa sur. Ashmin se tapota le menton de lindex et inclina lgrement la tte. On devrait peut-tre lui faire ressayer la rose ple. - 657 -

Avant quElena ait pu hurler, des coups frapps la porte interrompirent les deux vieilles femmes. Elena ! appela une voix masculine. (Ctait Joach.) Tout le monde tattend dans le hall depuis quinze jours environ. On ma envoy te chercher. Elena remercia silencieusement la Douce Mre. Jarrive tout de suite ! Elle foudroya ses deux bourreaux femelles du regard comme pour les mettre au dfi de protester. Ashmin leva les bras au ciel. Tant pis ! Il faudra bien que a suffise. Carolne prit la main de sa sur. Elle est ravissante. Tu as fait des merveilles. Exaspre, Elena se dirigea vers la porte. Elle voulait courir, mais sa robe et ses pantoufles ne lui autorisaient que de petits pas glisss. Comme elle tendait la main vers la poigne, Ashmin la prit de vitesse. La rapidit surnaturelle de lelphe lui fit froncer les sourcils. Ashmin ouvrit grand la porte non par courtoisie ou par respect envers la noble ascendance dElena, mais pour des raisons dordre pratique. Vous ne devez pas tacher ces gants. Gardez les mains croises sous votre poitrine comme nous vous lavons montr. Vous tes une princesse elphique, mon enfant. Elena se rembrunit, mais obtempra. Le ton de la vieille femme tait trop maternel pour quelle lignore. Joach savana sur le seuil de la pice. Bouche be, il dtailla sa sur depuis lourlet de sa robe jusquau sommet de son chignon sophistiqu. Tu es magnifique ! Le compliment et t plus flatteur sil lavait dlivr sur un ton moins incrdule. Pourtant, Elena lui sourit. Et je vois quon ta suffisamment trill pour faire apparatre un homme sous ta crasse habituelle, le taquina-t-elle. Aprs tout, elle tait bel et bien une princesse. Joach redressa firement les paules, prenant la pose pour mettre sa tenue en valeur. Ses cheveux dordinaire en bataille avaient t dmls et gomins. La petite barbe brun-roux quil - 658 -

laissait pousser avait t soigneusement taille. Si Elena ne lavait pas connu, elle aurait pu le prendre pour le fils de quelque riche noble. Son pantalon tait dun vert si fonc quil semblait presque aussi noir que ses bottes. Une chemise dargent fil tait rentre dans son paisse ceinture de cuir. Pardessus le tout, il portait un pourpoint vert sans manches. Elena secoua la tte. De toute vidence, les tantes de Mric avaient eu leur mot dire quant au choix des vtements de Joach. Si son frre devait lescorter, il fallait absolument que leurs tenues ne jurent pas. Ashmin sinclina avec raideur. Mon prince, dit-elle sur un ton crmonieux mais non dnu de chaleur. Vous tes fort sduisant. Ma nice sera enchante. Joach lui rendit sa courbette, puis prit le bras dElena. Merci, mesdames. Mais nos invits nous attendent. Il entrana sa sur dans le couloir. Lorsquils furent bonne distance de la chambre, Elena se pencha et chuchota loreille de son frre : Quas-tu bien pu faire pour que dame Ashmin te parle poliment ? Et pourquoi a-t-elle mentionn sa nice ? Joach eut un sourire lgrement crisp. Depuis quelles ont ralis qutant ton frre javais moi aussi le sang de leur roi perdu dans les veines, toutes les mres elphes avec une fille marier dfilent dans mes appartements. Compatissante, Elena lui pressa le bras. Je suis dsole, Joach. Au moins ne suis-je plus la seule dpositaire de la moiti de leur hritage. (Elle grimaa.) Croismoi, je suis ravie de partager ce fardeau avec toi. Merci beaucoup, surette, grina Joach. Bientt trop tt leur got , ils atteignirent la double porte qui donnait sur lun des nombreux halls de ldifice Celuici avait t choisi pour la crmonie parce que la fume et le carnage lavaient pargn. On ne pouvait pas en dire autant du reste du chteau. De nombreuses lunes seraient ncessaires pour rparer ft-ce un dixime des dgts. Elena soupira en songeant la quantit de travail qui les attendait encore. Mais, une fois termin, a en vaudrait - 659 -

vraiment la peine. Ils feraient de lle un bastion contre le Gulgotha. Pour la premire fois en cinq sicles, Valloa redeviendrait un symbole despoir. Et ils sarrangeraient pour quelle le reste. Trois forces montaient la garde en permanence autour de lle. Locan tait surveill den dessous par les cavaliers merai qui fouillaient et interrogeaient lquipage de tout navire en approche. Plus prs de Valloa, les survivants de la flotte drerendi chevauchaient les vagues en patrouilles armes, dfiant quiconque de braver la puissance de leur proue. Audessus de la cit, larmada elphique arpentait les nuages et surveillait les cieux en qute de menaces ariennes. Pour linstant, lle tait en scurit. La nouvelle de la victoire stait rapidement propage. Des bateaux originaires de maintes contres arrivaient pour enquter. Elena avait entendu dire quun navire marchand de la lointaine jungle dYrendl le royaume natal de Mama Freda avait jet lancre dans le port pour changer des informations avec les allis. Le capitaine avait eu vent de la rsurrection de Valloa, et il tait venu voir de ses propres yeux. Au chteau, des hommes et des femmes travaillaient depuis deux jours et deux nuits pour prparer les festivits : un banquet au cours duquel ils clbreraient leur victoire en levant leurs chopes et leurs voix. Elena avait un rle bien particulier tenir. Au lever de la lune, elle ouvrirait le Journal Sanglant pour la premire fois et lirait les mots inscrits lintrieur. Sa magie tait cense animer le livre aux pages vierges, mais cela restait encore prouver. Les thories dErril se fondaient sur les paroles de prophtes morts depuis longtemps. Qui pouvait dire si a fonctionnerait ou non ? Comme la double porte du hall souvrait devant elle, langoisse treignit soudain le cur dElena. Quest-ce que le Grimoire allait bien pouvoir leur rvler ? La gorge de la jeune femme se serra, lempchant de respirer correctement tandis que de la musique dferlait sur elle depuis limmense pice. Au loin, elle entendit quelquun les annoncer, Joach et elle. Des applaudissements mesurs salurent leur apparition. Joach entrana Elena lintrieur. La jeune femme se sentit - 660 -

aussitt suffoque par la masse des convives. Bras dessus bras dessous, son frre et elle enfilrent une troite alle entre des tables charges de vins et de bire, de fromages et de pain aux herbes. Un festin bien plus somptueux restait encore venir. Enfin, ils dbouchrent dans un espace central dlimit par quatre longues tables dacajou poli. Chacune dentre elles tait occupe par les reprsentants dune des factions venues en aide la sorcire durant la guerre des les. Elena adressa un signe de tte Mric, assis prs de sa mre la table de droite. Son frre an, le hautain Richald, avait pris place de lautre ct de la reine Tratal. Un instant, Elena soutint le regard de la souveraine elphe. La femme aux cheveux argents inclina trs lgrement la tte. Ce ntait pas un salut amical : juste un signe de reconnaissance entre personnes de sang royal. Elena reporta son attention sur Mric et lui sourit chaleureusement, le remerciant en silence davoir sauv Valloa en obtenant laide des navires de guerre de son peuple. Puis elle se tourna vers la table beaucoup plus bruyante qui se dressait sur sa gauche. Kast et Sy-wen taient assis en compagnie dun groupe de Sanguinaires dj passablement mchs. Elena reconnut un de leurs camarades, un colosse prnomm Hunt qui tait venu au chteau pour reprsenter la flotte drerendi. Son pre, le haut matre de quille, avait t grivement bless durant la bataille ; il se reposait dans linfirmerie de Mama Freda. Sy-wen et Kast sourirent Elena. La jeune femme remarqua quils se tenaient la main, et qutre ensemble semblait leur procurer davantage de plaisir que les festivits proprement dites. Tandis que Joach lentranait vers le centre de lespace dgag, Elena nota le faible nombre de convives autour de la table qui lui faisait face. Difficile de convaincre les merai de sjourner sur terre, ft-ce pour un somptueux banquet. Parmi leur dlgation, Elena ne reconnut quune seule personne. Elle salua Linora de la tte. La prsence de lancienne la surprenait. Elle avait entendu dire que Linora pleurait toujours la mort de son dragon et celle de son poux. Mais, voir la faon dont la merai ne cessait de jeter des coups dil Sy-wen, Elena devinait pourquoi Linora avait pris sur elle. Malgr le chagrin - 661 -

qui voilait son regard, elle se rjouissait de voir sa fille dcouvrir lamour. Elena la laissa cet lot de bonheur au milieu dun ocan de malheur. Comme Elena pivotait vers la dernire table, un immense sourire fleurit sur ses lvres, et des larmes lui montrent aux yeux tandis quelle saluait ses amis. Assis au centre, Tolchuk surplombait tous les autres. Quelquun avait russi lui faire enfiler de beaux atours qui lui seyaient fort mal. Il semblait prt les arracher dun instant lautre, mais, pour le moment, il se contenait. Lorsque son regard croisa celui dElena, il leva les yeux au ciel puis grimaa en exposant ses crocs. Dun geste discret, Elena indiqua la robe dans laquelle elle tait engonce une faon de dire logre quelle partageait son inconfort. Ils changrent un sourire amus. Mama Freda avait pris place ct de Tolchuk. Au centre de la table, son tamrink tait accroupi sur une roue de fromage quil picorait allgrement. Tok et les trois marins zool se trouvaient de lautre ct de logre. Le petit garon ouvrait de grands yeux merveills. Elena les remercia tous quatre dun signe de tte. Aprs la bataille, ils avaient conduit ltalon ple jusqu Valloa et install Brume dans une curie de fortune prs des quais. Chaque matin, Elena rendait visite sa petite jument et lui apportait un morceau de pomme sche. Brume semblait ravie davoir retrouv la terre ferme sous ses sabots. Elena longea la table. la vue des siges inoccups et des couverts qui ne serviraient pas, son sourire seffaa, et ses larmes se mirent couler. Deux places avaient t prpares pour Flint et Moris en hommage leur sacrifice. Ce chteau avait jadis t leur foyer ; ils avaient donn leur vie pour le remettre entre les mains dElena et de ses compagnons. Ravalant un sanglot, la jeune femme se dtourna des chaises vides. Alors quelle essuyait ses larmes du dos de sa main, elle vit une dernire silhouette savancer depuis lalle oppose. Erril tenait le Journal Sanglant, mais ses mains auraient aussi bien pu tre vides : Elena ne voyait que lui. Ses cheveux, brosss comme ceux dun talon aprs une folle cavalcade, brillaient dune lueur bleute voquant le plumage dun corbeau. Son - 662 -

visage rouge de la chaleur du hall semblait reflter la lueur du couchant. Sous un pourpoint du noir le plus profond, il portait une chemise gris argent assortie ses yeux. Comme il se dirigeait vers elle, Elena admira la faon dont la soie glissait sur les muscles de ses paules et de ses bras. Mme cette tenue lgante ne parvenait pas masquer sa puissance physique, lnergie brute qui lanimait. Parvenu face Elena, Erril sagenouilla brusquement et lui tendit le Grimoire. La rose aux contours dor brillait sur la couverture. Accepte ce qui te revient de droit, Elena. La jeune femme prit le livre, puis la main de celui qui le lui offrait. Elle fora Erril se relever. Seulement si tu jures de rester prs de moi pour toujours, Erril. Jadis, un mage avait besoin dun homme-lige pour veiller sur son honntet et prserver son humilit. (Elle le regarda dans les yeux.) Sois mon homme-lige. Choqu, Erril se figea, comme si elle lavait gifl. T tu ne sais pas ce que tu me demandes, rpliqua-t-il dune voix tendue. Elena lui toucha la main. Je crois que si. Erril la fixa en silence, hsitant rpondre. Elena comprit alors quil allait refuser. Il avait dj sacrifi cinq sicles de son existence. Il avait bien mrit sa libert. Quel droit avait-elle de lui demander de rester ? Elle ouvrit la bouche pour retirer son offre, mais cet instant, Erril mit un genou en terre. Il lui prit la main et la tint entre ses deux paumes. Mon cur ta dj prt serment il y a bien longtemps. Si tu veux de moi, je resterai tes cts pour toujours. De nouveau, les yeux dElena se remplirent de larmes. Elle tira sur les bras dErril. Relve-toi, mon homme-lige. Le guerrier obtempra et se plaa sa droite. Elena vit que tous les regards taient braqus sur elle. Levant le Grimoire, elle fit un pas en avant. Elle navait dj que trop retard ce moment. Si Erril tait assez fort pour se lier elle une fois de plus, le moins quelle puisse faire, ctait dassumer - 663 -

ses propres responsabilits. Langoisse quelle avait ressentie en entrant dans le hall stait envole. Avec Erril ses cts, elle pouvait affronter nimporte quoi ft-ce le Journal Sanglant. Lentement, elle ta ses gants verts, rvlant ses deux mains ensanglantes par la Rose. Ses paumes brillaient presque dans la lumire des torches. cette vue, un murmure sleva de la foule. Ignorant les spectateurs, Elena baissa les yeux vers le Grimoire. Elle sentait le pouvoir du livre chauffer ses doigts nus, tel un charbon tide. Avant que sa dtermination senvole, elle ouvrit la couverture orne dune rose. Elena hoqueta et tituba en arrire. Dans ses mains, le charbon tide du Grimoire venait de se muer en braise ardente. Pourtant, elle ne le lcha pas. Elle connaissait cette douleur : ctait la mme que lorsquelle avait empoign le bton de Joach. Elle sentit la magie sanglante sattacher ses paumes pour abreuver le livre. Mais elle tint bon. Elle devinait que rompre le contact avec le Grimoire entranerait un dsastre. Des larmes ruisselrent sur ses joues. Elena ? Inquiet, Erril se rapprocha delle. Non, ructa la jeune femme. Recule ! ces mots, une lumire blanche aveuglante jaillit des pages ouvertes, lui brlant les yeux et lesprit. Elle disparut aussi vite quelle tait apparue, emportant la douleur avec elle. Elena cligna des paupires pour chasser lblouissement. Dans ses mains, le Grimoire devint un baume apaisant. Soulage, la jeune femme se redressa et baissa les yeux. Ce quelle vit lintrieur du Journal Sanglant la surprit tant quelle faillit le laisser tomber. Erril lui toucha lpaule, puis se pencha pour regarder ce qui lavait fait sursauter. Elena entendit le guerrier prendre une inspiration sifflante. Esprant quil pourrait lui fournir une explication, elle demanda : Erril, o sont les pages ? Entre les couvertures uses, il ny avait pas de livre : il y avait un autre monde. Le Grimoire ouvert stait chang en fentre vers un panorama de trous noirs, de denses amas dtoiles et de nuages de gaz aux couleurs de larc-en-ciel. - 664 -

Soudain, une silhouette intangible, faite de lumire brumeuse, jaillit de cette fentre pour prendre pied dans le monde dElena. Tout autour de la pice, des chaises scrasrent sur le sol lorsque les convives bondirent sur leurs pieds. Certains sortirent leurs armes, mais aucun nosa approcher. Erril tira Elena en arrire. Indiffrente leur panique, la silhouette se posa calmement sur le sol de marbre. lintrieur de ses contours tourbillonnait une lueur rmanente de la lune et des toiles. Lentement, la brume se contracta et se solidifia. Des bras et des jambes se dessinrent, brlant du mme feu qui avait soulign la rose sur la couverture du Grimoire. La lueur sintensifia jusqu ce que les observateurs puissent distinguer des traits. La brume scintillante se changea en une statue de pierre de lune. Avant mme quelle ait fini de se matrialiser, Elena reconnut lexpression svre de lapparition. Langoisse qui lui treignait le cur senvola. Tout lui tait familier chez cette femme : les lvres minces, perptuellement pinces, le petit nez la pointe releve, les cheveux coiffs en une tresse austre pour ne pas tomber devant la figure de leur propritaire pendant que celle-ci prparait la pte pain. Tante Fila ? appela Elena. Aprs toutes ces bizarreries, elle se rjouissait de revoir un visage connu. Puis lapparition jaillie du livre parla, et toute impression de familiarit svanouit. Sa voix glaciale rsonnait comme si elle provenait dun plan dexistence lointain. Derrire ses mots, des toiles mouraient et des mondes tombaient en poussire. De la mme faon que Greshym stait dissimul sous le visage dElena quelques jours plus tt, une entit encore plus immense et plus trange se dissimulait sous le visage de tante Fila. Nous sommes Cho, entonna lapparition, penchant la tte sur le ct et tudiant Elena comme un oiseau et examin laraigne dont il envisageait de faire son dner. Le vide a t ouvert (Du menton, elle dsigna le Grimoire dans les mains de la jeune femme.) Et le pont sacrifi. Son autre main indiqua sa propre silhouette. - 665 -

Elena porta un poing sa gorge. Qui tes-vous ? Quavez-vous fait de Fila ? Lapparition inclina la tte. Nous sommes Cho. Nous sommes Fila, rpondit-elle comme si ctait une explication suffisante. (Puis elle eut lair de tendre loreille pour couter une voix lointaine.) Nous comprenons. Elena devina que cette dernire phrase ne lui tait pas destine. Tandis que, flanque dErril, elle observait lapparition, celle-ci parut se dtendre, un peu comme si quelque chose de tide venait de pntrer la pierre de lune. Quand elle reprit la parole, Elena sut que, cette fois, ctait bien sa tante morte. Le sourire las de Fila rapparut. La vieille femme la dtailla du regard. Elena, ma chrie, tu as beaucoup grandi depuis notre dernire conversation. Mais tu me raconteras comment cest arriv une autre fois. Pour linstant, je dois faire vite. Te soigner lautre jour a consum le plus gros du pouvoir de cette lune. Elena secoua la tte, tentant de mettre de lordre dans les mille questions qui se bousculaient lintrieur de sa tte. Que Qui tait lautre personne qui ma parl avant toi ? Comme dhabitude, tante Fila perut sa confusion. Elle leva une main. Calme-toi. Mme moi, je ne suis pas en mesure de tout texpliquer pour le moment. Nanmoins, je peux rpondre ta question. Cho est lentit qui ta accord ton don de sorcellerie. Elle ne possde ni forme ni substance. Elle est lumire et nergie, magie et pouvoir. Tout comme nous vivons en ce monde, elle vit dans lespace qui spare les toiles et voyage parmi elles. Elena carquilla les yeux. Je te donnerai davantage de dtails plus tard, ma chrie. Pour linstant, je dois tre brve. Sache que le Journal Sanglant est ton seul moyen de comprendre Cho et de communiquer avec elle. Mon esprit sert de pont entre cette entit et le livre ; Cho lemprunte pour voyager depuis les toiles jusqu toi. Mais ce lien possde des limites, des rgles que tu devras observer. Lesquelles ? - 666 -

Dabord, tu as embras le Grimoire la pleine lune. Dsormais, le chemin ne pourra donc tre ouvert que durant lune des trois nuits du cycle o la lune est la plus mre. Les autres nuits et pendant la journe, le Journal Sanglant demeurera un simple puits dnergie. Il te protgera et te gurira, mais jusqu un certain point seulement. Son pouvoir nest pas illimit. Mme par une nuit de pleine lune, une grosse dpense dnergie est ncessaire pour maintenir la connexion. Nous avons utilis lessentiel de lnergie de ce cycle afin de te soigner ; cest pourquoi nous sommes forces dtre brves en attendant le prochain. Durant les cycles venir, Cho et moi profiterons des trois nuits de pleine lune pour te former et tentraner en prvision de la suite. Cest--dire ? Pour linstant, contente-toi de te reposer. Tu as dj beaucoup accompli. Profite des lunes dautomne et dhiver pour consolider cette premire avance sur le terrain du Seigneur Noir. Tu en auras besoin. Mais que se passera-t-il ensuite ? Quand irons-nous Noircastel pour affronter le Gulgotha ? Tante Fila balaya du regard les forces assembles dans le hall. Elena sentit quelle omettait beaucoup de choses, en partie cause des nombreuses personnes qui lcoutaient. Quy a-t-il, tante Fila ? Que ne me dis-tu pas ? Il est encore bien des choses que je ne comprends pas. Cho vient juste de se joindre moi, et sa nature est si trangre la mienne que jai du mal tout dmler. Surtout quand elle pense Chi. Erril fit un pas en avant. Vous voulez dire, au Chi ? Quavez-vous appris ce sujet ? senquit-il sur un ton dur. Tante Fila plissa les yeux et se gratta pensivement derrire une oreille. Tout est assez confus. Dabord, il semble quil ne sagisse pas du Chi autrement dit, dune nergie ou dun lment indtermin , mais de Chi, une entit du mme type que Cho. Apparemment, tous deux sont lis dune manire que je ne mexplique pas encore. Leur relation est presque familiale, - 667 -

comme celle dun frre et dune sur ou dun mari et dune femme Et en mme temps, ils sont opposs lun lautre comme le blanc et le noir, le jour et la nuit. Cest trs trange. (Fila secoua la tte.) Tout ce dont je suis certaine, cest que Cho est revenue en ce monde pour retrouver Chi. Et quil lui a fallu cinq cents de nos hivers aprs avoir peru sa disparition pour arriver jusquici. Erril se rembrunit. Alors, elle a fait beaucoup de chemin pour rien, commenta-t-il aigrement. Chi a disparu. Non, Erril. Cho ne ma laiss aucun doute ce sujet : Chi nest jamais parti. Il est toujours l, quelque part. Cest pour cette raison que Cho est revenue et quelle a fait don de ce pouvoir Elena. Elle a forg la sorcire pour tre son instrument en ce monde son bras, sa guerrire tandis que le Journal Sanglant lui servait dyeux et doreilles. (Laura lumineuse de tante Fila sintensifia.) Tel est le vritable dessein dElena : non pas combattre le Seigneur Noir, mais retrouver Chi ! Perplexe, Elena secoua la tte. Je ne comprends pas. Comment ? Mais, avant quelle puisse linterroger davantage, la silhouette de tante Fila commena se dissoudre. Je ne puis rester plus longtemps. La connexion est faible, et elle le restera jusqu la fin de ce cycle. (Lapparition tendit les mains vers Elena.) Tu as bien travaill, mon enfant. Reposetoi jusqu la prochaine lune. Nous reparlerons ce moment-l. Le spectre se changea en brume que le Journal Sanglant rabsorba. La phosphorescence enveloppa le Grimoire, masquant le panorama cleste. Comme elle sestompait, Elena se retrouva en train de fixer des pages vierges. Elle referma le livre aux coins rafls. Mme la rose qui ornait la couverture tait redevenue terne : une simple fleur embosse dont les dorures seffritaient sur les bords. Elena se tourna vers Erril. Lhomme des plaines avait pli. Comment sommes-nous censs trouver Chi ? chuchota-telle. Erril secoua la tte. - 668 -

On y rflchira plus tard. (Dun large geste, il indiqua la foule.) Pour linstant, on fait la fte. Les mnestrels engags pour loccasion tirrent quelques notes hsitantes de leurs instruments. Elena frona les sourcils. Elle ne souhaitait rien tant qutre seule. Trop de choses staient produites quelle devait maintenant digrer. Pourtant, elle prit le bras dErril. Une fois de plus, le devoir lappelait. Bien aprs minuit, Erril sortit du grand hall et sengagea dans le couloir bond en qute dElena. La jeune femme stait clipse pendant quil portait un toast, mais il devinait o elle avait d aller. Aprs une interminable ribambelle de plats, la temprature du hall tait devenue touffante. Le temps quon apporte le dessert, Erril avait remarqu combien sa protge tait rouge et mlancolique. Sans doute tait-elle sortie prendre lair. Il poussa les portes rnoves de la cour centrale. La soire tait tide, mais, succdant la foule et la moiteur du grand hall, lair nocturne semblait plaisamment frais. Erril scruta la pnombre. Mme si le plus gros des dcombres avait t dblay, de nombreuses lunes scouleraient avant que la cour et le reste de ldifice retrouvent un semblant de leur beaut antrieure. Dans un coin clair par des torches, un quatuor de mnestrels jouait en sourdine. Parce que la puanteur rsiduelle de la fume rappelait trop cruellement la bataille, une seule personne tait sortie les couter. Erril sapprocha du spectateur solitaire, dont la silhouette massive voquait un rocher tomb depuis les remparts du chteau. Logre ne se retourna pas son approche, mais il lana distraitement : Si tu cherches Elena, elle est l-haut. Il tendit un bras vers la tour situe la plus louest. Dans sa main griffue, il tenait le Cur de son peuple. La pierre brillait comme une rose de cristal fane au clair de lune. Tolchuk baissa le bras et, sans la lcher, reposa la pierre dans son giron. Ses paules votes trahissaient sa mlancolie. Erril connaissait la source de sa dtresse. Toutes les victoires - 669 -

des jours prcdents la fin de la guerre, la rcupration du Grimoire et la reconqute de lle navaient pas rapproch logre de son unique objectif : dbarrasser la sanguine du Flau qui consumait lesprit des dfunts de son peuple. Tolchuk ? Logre continua rsolument lui tourner le dos. a va aller. Mais elle, elle a besoin de toi, Erril. Va la voir. Erril leva les yeux vers le parapet de la tour. Trs loin audessus de lui, le clair de lune soulignait une silhouette mince accoude la rambarde de pierre. Elle ne devrait pas tre l-haut toute seule. Tu nas pas besoin dune excuse, tu sais, grogna Tolchuk. Erril cligna des yeux. Hein ? Mi-amus mi-exaspr, Tolchuk se contenta de secouer la tte. Les humains ! soupira-t-il. (Puis il agita un bras.) File ! Erril sloignait dj. Il devait sassurer quElena allait bien. Rebroussant chemin, il rentra dans le chteau et se dirigea vers la tour ouest. Tandis quil gravissait le vertigineux escalier, lhomme des plaines repensa la dernire fois o Elena et lui staient trouvs ensemble au sommet dune tour. Il se souvint de ltreinte quils avaient partage et se maudit pour sa faiblesse. Jamais il naurait d se laisser submerger par ses motions. Il toucha la poigne de son pe dargent, niche dans un fourreau filigran tout neuf. Voil tout ce quil aurait d tre pour Elena : son homme-lige. Il tait temps de dterrer les sentiments indsirables qui avaient pris racine en son cur. Ctaient de mauvaises herbes qui saperaient ses forces et sa capacit protger Elena. Oui, il devait tre lpe de la sorcire, rien de plus. Plein dune dtermination nouvelle, Erril poursuivit son ascension. Derrire la porte secrte des appartements de Shorkan, il trouva la trappe ouverte. Il marqua une pause avant de sortir lair libre. Une brise frache sengouffrait par louverture. cette hauteur, le vent ne charriait plus ni fume, ni aucune autre rminiscence de la guerre. Lhomme des plaines - 670 -

laissa son souffle lui caresser le visage, le purifier. Une fois prt affronter Elena, il grimpa les dernires marches. La jeune femme ne lavait pas entendu approcher. Dos lui, elle observait le ciel nocturne. Le clair de lune la nimbait dun halo argent, et la lumire des toiles dansait sur sa robe. Mais lclat des astres plissait en comparaison de la tristesse et de la solitude quexsudait Elena. Erril en eut le souffle coup. Sa gorge se serra. En cet instant, il sut quil ne se contenterait jamais dtre lpe dElena. Il voulait tre sa lune et ses toiles, son soleil et son ocan. Il voulait tre tout pour elle. Et, tandis quil la fixait dun regard merveill, il comprit quil devait verrouiller ces dsirs dans son cur. Le poids du monde reposait dj sur les frles paules dElena. Il ne pouvait pas laccabler davantage. Mais il ne pouvait pas non plus continuer se voiler la face. Il tait amoureux delle ; ctait aussi simple que a. Il ne lui parlerait jamais de ses sentiments les plus profonds, mais il sefforcerait dtre davantage pour elle que son pe, son homme-lige. Il ferait de son mieux pour la protger, ft-ce contre le dsespoir qui manait delle en ce moment. Toujours vtue de ses beaux atours, Elena se tenait au sommet de la tour jadis appele Flche du Praetor , et dsormais rebaptise pe de la Sorcire en hommage lunique occupante du dernier tage. Au-dessus delle, des navires elphiques glissaient silencieusement dans le ciel, masquant les toiles sur leur passage. La lune avait entam sa descente. Minuit ntait plus quun lointain souvenir. Pourtant, des bruits de clbration continuaient monter depuis les rues et le chteau en contrebas. Toute la cit faisait la fte, et elle continuerait jusqu laube. Elena prta loreille au joyeux brouhaha : les coups rythmiques frapps sur un tambour, la dlicate mlodie dune lyre, les chansons paillardes brailles par des hommes qui se rjouissaient dtre toujours en vie. Mais, en dessous, elle percevait un courant de chagrin, pareil des sanglots touffs dans la voix des noceurs. Ses devoirs accomplis, Elena stait retir dans ses appartements aussitt que possible, emmenant le Journal - 671 -

Sanglant avec elle. Elle avait besoin dtre seule pour rflchir lhistoire de Fila et aux deux esprits jumeaux, Cho et Chi, dont la destine sentremlait avec la sienne. Mais a faisait beaucoup de choses pour une seule nuit. Elena secoua la tte. Elle allait juste suivre le conseil de sa tante et se reposer en attendant la prochaine pleine lune. Avec un peu de chance, elle en apprendrait davantage ce moment-l. Baissant les yeux vers le Journal Sanglant, elle suivit du bout du doigt le contour de la rose qui ornait sa couverture. Tant de vies avaient t sacrifies pour ce talisman Elena ? lana une voix dans son dos. La jeune femme fit volte-face. Erril se tenait derrire elle. Depuis combien de temps tait-il l ? Il portait toujours sa tenue de banquet, mais une lumire nouvelle brillait dans ses yeux un clat quElena aurait t bien en peine de nommer. La brise qui soufflait en haut de la tour jouait avec ses cheveux, faisant voler quelques mches devant sa figure. Je suis navr de te dranger, dit lhomme des plaines voix basse. Mais Tolchuk ta aperue depuis la cour centrale. Ce nest pas une bonne ide de texposer ainsi, seule et en pleine nuit. (Il se rapprocha delle.) En tant quhomme-lige, je dois toujours taccompagner quand tu sors. Elena soupira et se dtourna. Elle leva les yeux vers les toiles. Ne peut-on jamais avoir un moment normal, Erril ? demanda-t-elle amrement. coute. Il y a de la musique, et la nuit est belle. Faut-il toujours agir comme si on tait sur le point de nous attaquer ? Nai-je pas le droit, lespace de quelques minutes, doublier que je suis une sorcire et que le sort dAlasa dpend de la direction o je vais porter mes pas ? En se retournant, elle vit quErril lobservait dun air svre. Lhomme des plaines ntait quacier et solidit, et, sous son regard, Elena se sentit comme une gamine capricieuse. Quel droit avait-elle de se plaindre quand tant dautres avaient perdu beaucoup plus quelle ? Elle baissa les yeux. Dsole. Pour toute rponse, Erril savana et lui tendit un bras. Perplexe, elle le dvisagea. - 672 -

Me feras-tu lhonneur de maccorder cette danse ? chuchota lhomme des plaines. Elena ne parvint pas dissimuler sa surprise. Ce fut alors quelle entendit un air familier slever depuis la cour centrale. Les mnestrels jouaient une chanson de ses hautes terres natales. Un sourire releva les coins de la bouche dErril comme lhomme des plaines reconnaissait le morceau son tour. Apparemment, Tolchuk a peru ton abattement, lui aussi. Erril se rapprocha dElena en lui ouvrant les bras. La jeune femme rougit. La brise nocturne lui apportait lodeur tide et familire du guerrier. Avant quelle ait pu se drober, Erril lui prit la main et lattira doucement contre lui. Ils se mirent bouger sur la musique. Leurs premiers pas furent hsitants, mais ils ne tardrent pas trouver leur rythme et synchroniser leurs mouvements. Leurs pas devinrent plus rapides, plus joyeux. Elena autorisa son cavalier la guider. Pose dans ses reins, la main dErril la brlait presque tandis que lhomme des plaines la mettait, lui semblait-il, au dfi de le suivre. Alors quil la faisait tournoyer sans crier gare, un petit rire schappa des lvres dElena. La jeune femme en fut la premire surprise. Pour une sorcire consciente que le sort dAlasa dpend de la direction o elle va porter ses pas, je te trouve le pied bien lger, grimaa Erril. Cette fois, Elena clata de rire dans ses bras. Et elle ne parvint pas sarrter. Ils continurent virevolter au sommet de la tour, dans la clart bienveillante des toiles. Le monde disparut au-del du parapet. Il ny avait plus queux, la musique et la lune. Puis, aprs une dernire pirouette qui les laissa tous deux bout de souffle, la musique ralentit et devint plus languissante mais non moins passionne. Le rire dElena mourut sur ses lvres. Erril la tenait toujours, mais elle le sentait raide et gn. Il fit mine de se dgager. Elle resserra son treinte sur lui. Elle ne voulait pas quil scarte delle, pas cette fois. Erril finit par cder et par se rapprocher. Comme la musique enflait, Elena porta une main son chignon et ta les pingles qui retenaient son abondante - 673 -

chevelure. Elle secoua la tte, et ses boucles rousses cascadrent dans son dos. Pour cette nuit, elle ne voulait plus tre une sorcire ni un messie. Elle laissa tous ces rles tomber par terre avec les pingles. Elle voulait juste tre une femme. Erril la serra contre lui, et, lentement, ils se mirent onduler au rythme de la musique qui montait depuis la cour. Elena ne se rendit pas compte quelle commena pleurer. Erril resta silencieux : aucun mot naurait pu laider. Il se contenta de la presser sur son cur pendant que les notes grenaient le passage des heures. Tandis quErril et Elena dansent vers laube, je dois achever cette partie de mon histoire. La guerre des les a t remporte ; il est lheure pour Alasa de gurir et de se prparer aux jours de tnbres venir et, croyez-moi, ces jours viendront. Aussi, accordez nos amis un moment de paix bien mrite. Choisissez-vous un partenaire. Dambulez dans les rues. Levez une chope de bire pour trinquer leur victoire et joignez-vous aux festivits. Car elles ne dureront pas longtemps. Bientt, les molosses du Cur Noir seront dbarrasss de leurs entraves dbne, libres de ravager ces contres. Alors, les dieux eux-mmes apprendront hurler. Fin du tome 3

- 674 -

Vous aimerez peut-être aussi