Ruwen Ogien Les Causes Et Les Raisons
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Ruwen Ogien
AVANT-PROPOS
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Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
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jours rests vivants en France et la tradition de clart cartsienne, qui, bien sr, n'a jamais disparu, en dpit des dferlements d'hermtisme thorique (une tradition de clart laquelle
on pourrait tout de mme reprocher de se prendre un peu trop au
srieux, d'tre une clart pompeuse, si on peut s'exprimer ainsi).
Inversement, il faudrait tre aveugle ou malhonnte pour
rduire le mouvement intellectuel dans le monde dit anglo-saxon
cette entreprise troitement positiviste ou scientiste.
Ce mouvement intellectuel se distingue aussi par des critiques
remarquables des tentatives d'aligner les sciences de l'homme
sur les sciences de la nature.
Elles aboutissent des conclusions qui ne sont gure loignes
de celles auxquelles les illustres critiques continentaux sont
arrivs, dans le cours de la clbre querelle sciences de l'espritsciences de la nature (ou comprendre-expliquer), conclusions qui
sont approximativement les suivantes.
S'il est vrai que les sciences de l'homme ne peuvent pas s'aligner sur les sciences de la nature, elles sont confrontes cette
alternative :
- ou bien revendiquer la spcificit et l'autonomie des
mthodes et des objectifs des sciences humaines, c'est--dire,
faire admettre que le domaine de la scientificit dborde largement celui qui est circonscrit par les mthodes et les objectifs des
sciences naturelles ;
- ou bien renoncer revendiquer pour les sciences humaines
quelque statut scientifique que ce soit, et les aligner sur l'art, le
mythe, la vision du monde, ce qui signifie les affranchir des
contraintes de la mesure, de la vrification, de la rfutation, mais
pas ncessairement des tracas de l'valuation. Car mme si ce
qu'on appelle sciences humaines s'apparente l'art, au mythe,
la vision du monde, il n'en rsulte pas que tout se vaut dans ces
prtendues sciences. Certaines thories sont plus intressantes,
vocatrices que d'autres, de la mme faon que certaines uvres
d'art sont plus sduisantes, fascinantes que d'autres et il n'est
pas trs facile de dire pourquoi.
L'alternative est bien connue et on trouvera certainement
autant de partisans de l'un ou l'autre de ses termes en France et
ailleurs. Mais la question n'est pas seulement de savoir si on
admet l'alternative et si on est dispos endosser l'une ou l'autre
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INTRODUCTION
CE QU'ON NE PEUT PAS NATURALISER
Je n'ai jamais trs bien compris pourquoi, dans les sciences dites
humaines, des propositions dont la vrit ou la fausset taient
manifestement tablies indpendamment de toute enqute empirique taient, nanmoins, prsentes comme des sortes d'hypothses plus ou moins confirmes par des donnes d'exprience.
Je ne fais pas allusion, bien sr, ces explications causales
dont la circularit saute aux yeux (il n'est pas impossible de tomber sur des dcouvertes aussi creuses que : la cause vritable
du chmage c'est qu'il y a de plus en plus de gens qui n'ont pas
d'emploi). Je pense plutt des affirmations un peu moins vides
(en apparence) telles que l'injustice cause la souffrance morale
ou des dclarations gnrales prsentes comme des descriptions de faits naturels, telles que la plupart des hommes sont
gostes ou agissent de manire maximiser leur bien-tre.
Il me semble que si ce genre de propositions sont rputes
vraies, ce n'est pas ou ce ne peut tre en raison du fait qu'elles
sont plus ou moins bien confirmes par l'exprience. Et c'est en
ce sens qu'on peut dire d'elles qu'elles sont a priori, puisque
selon la dfinition minimale de l'a priori (du moins celles qui
semblent faire l'objet d'un consensus minimal), les propositions
dites a priori sont celles qui peuvent tre tenues pour vraies,
indpendamment de toute exprience (en un certain sens philosophique du mot exprience : fait d'observation directe ou rapport, donnes de la mmoire ou mme de l'introspection).
La question de savoir comment sparer, dans nos recherches,
la partie dite non empirique ou a priori et la partie dite empirique ou a posteriori, ou plus exactement la question de savoir s'il
est possible de les sparer dans nos recherches se pose dans
toutes les disciplines et pas seulement dans les sciences
humaines. Mais elle se pose avec une acuit particulire dans ces
dernires.
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Mais je suis dj all trop loin, ou trop vite, car je viens de proposer une dfinition plutt subjective de l'a priori, c'est--dire
que j'ai caractris l'a priori comme un certain mode de connaissance ou, dans un sens moins psychologique, comme un certain
mode de justification de nos croyances. Or il existe d'autres dfinitions de l'a priori, qui ne sont ni psychologiques ni pistmologiques. C'est d'ailleurs pour ne pas rduire l'a priori son sens
pistmologique ou psychologique que des termes tels que analytique ou ncessaire ont t introduits. Mais pour viter toute
confusion, on choisit gnralement de rserver le terme a priori
aux formes de connaissance ou de justification des croyances, les
termes analytique et ncessaire tant destins, de leur ct,
qualifier des objets de connaissance (propositions, concepts, tats
de choses, etc.). Il en va de mme, bien sr, pour les antonymes:
a posteriori est rserv aux formes de connaissance ou de
justification des croyances ; synthtique ou contingent, aux
objets de connaissance. En dfinitive, l'a priori conserve, assez
souvent, son sens plutt subjectif.
Les diffrences entre les aspects subjectifs ou objectifs de l'a
priori sont loin d'tre universellement admises. Il me semble, nanmoins, qu'il est utile de les garder l'esprit, ne serait-ce que parce
que ce sont souvent elles qu'on cherche indirectement liminer.
Il serait trs difficile, par exemple, de comprendre pourquoi les
positivistes logiques donnaient tant d'importance la notion
d'analyticit, si on ne tenait pas compte du fait qu'ils souhaitaient la rhabiliter dans l'intention, prcisment, d'viter toutes
les absurdits dans lesquelles on risquait, d'aprs eux, de tomber
lorsqu'on dfinissait l'a priori en termes subjectifs : appel de
mystrieuses facults d'intuition non sensorielle, de perception
directe d'ides claires et distinctes, etc. 1
Au lieu de s'attarder sur les tats mentaux du sujet de la
connaissance ou de faire des hypothses tranges propos de ses
facults mystrieuses, ils ont cru qu'il valait mieux s'intresser
la structure objective des vrits videntes. Ils ont pens qu'il
1. Ashby R.W., Linguisitic Theory of theA Priori, dans The Encyclopedia of Philosophy, Edwards P., d., New York, Free Press, MacMillan,
1967; Boghossian P.A., << Analyticity '' dans Wright C., Hale B ds., A
Companion to the Philosophy of Language, Oxford, Basil Blackwell, 1995.
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deux faons diffrentes de dsigner un mme individu, et les substitutions illgitimes ou voues l'chec, consistant essayer de
substituer deux concepts, alors qu'ils sont faits prcisment pour
ne pas dire exactement la mme chose. L'intrt de l'argument,
c'est qu'il devait contribuer montrer que la division a priori-a
posteriori ne pouvait certainement pas tre sauve en invoquant
l'existence de vrits dites analytiques telles que : Aucun clibataire n'est mari .
Mais ce que Quine a surtout russi prouver, c'est que les frontires entre les noncs dits analytiques et les noncs dits synthtiques taient loin d'tre toujours clairement traces.
Bien entendu, lorsqu'on nous assomme avec un nonc tel que
Aucun clibataire n'est mari ,il faut avoir l'ingniosit de
Quine pour montrer qu'il n'est pas analytique, en ce sens qu'il ne
peut pas tre vrai seulement en vertu de la signification des
termes clibataire et non mari .
Mais considrons la liste d'noncs suivante:
- Tous les cygnes sont des oiseaux.
-Tous les tres humains sont mortels.
-Tous les cygnes sont blancs.
-Tous les tres humains sont gostes.
- Tous les oncles sont des mles.
-Tous les poissons vivent dans l'eau.
Il y a bien un cas o il semble qu'on ait affaire ce genre
d'nonc vrai en vertu de la signification des termes (Tous les
oncles sont des mles ). Mais dans tous les autres, la rponse
est loin d'tre vidente. On peut estimer par exemple que tre
goste est un trait essentiel de l'homme, ou un trait accidentel.
Dans le premier cas l'nonc est analytique, et dans le second il
ne l'est pas.
Il n'est pas plus facile de s'appuyer sur l'ide de contradiction
pour sparer nettement des classes d'noncs analytiques et synthtiques, tout simplement parce que la notion de contradiction
est aussi floue que celle d'nonc analytique, dans la mesure o
s'y trouvent confondues les impossibilits smantiques, logiques
et physiques. On peut se demander, par exemple, si voir un
son est une impossibilit smantique, logique ou physique. On
peut mme se poser la question de savoir si c'est vraiment une
impossibilit.
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ment de nos connaissances scientifiques, alors que pour un wittgensteinien, des considrations non instrumentales peuvent
aussi entrer en ligne de compte.
Cependant, dans leurs versions instrumentales aussi bien que
dans leurs versions non troitement instrumentales, ces thses
ont t critiques pour leur saveur exagrment conventionnaliste. Elles semblent dire, en effet, que c'est nous qui dcidons,
de faon assez arbitraire en dfinitive, ce qui compte comme
possible ou impossible, contingent ou ncessaire. Or, dire qu'on
dcide librement, volontairement par proclamation, convention,
accord, etc., de dterminer ce que sont les ncessits, les possibles et les impossibles, logiques et physiques, c'est vraiment
aller de faon gratuite l'encontre de nos intuitions les mieux
enracines 1 . Il est difficile d'admettre que les rgles logiques
pourraient tre modifies selon notre bon plaisir (mme ceux qui
1. Dans ses essais sur le quasi-ralisme, Simon Blackburn a rsum,
indirectement, les objections de ceux qui ne supportent pas la dsinvolture conventionnaliste : Nous admettons des possibilits, nous
excluons des impossibilits, nous insistons sur des ncessits. Dans
aucun de ces cas nous ne dcrivons quelque chose. Comme le dirait Wittgenstein, attribuer la ncessit une proposition, ce n'est pas dire
quelque chose de vrai ou de faux de cette proposition, ou du moins ce
n'est pas ainsi qu'il faut comprendre cette attribution. Attribuer de la
ncessit, c'est plutt comme adopter une norme, ou une politique ou
une rgle disant qu'on classe une thse dans les archives, au-dessus du
tohu-bohu des faits empiriques. Cette dcision gouverne la faon dont
nous traiterons les faits rcalcitrants. Tout cela s'accorde trs bien avec
le parallle [entre morale et modalit]. Un genre de rgle rend certaines
penses intellectuellement obligatoires, un autre, certaines actions.
Nanmoins, un problme considrable se pose : identifier l'espace de
jeu dans la production de ces rgles. Modaliser ne semble pas plus tre
une affaire de choix que moraliser : il semble que nous considrons que
"1 + 1 = 2" est ncessaire, tout simplement parce que nous devons le faire,
et non parce que nous avons choisi de le faire. Le statut de "1 + 1 = 2" est
plus naturellement peru comme un produit de notre incapacit de
concevoir autre chose, ou de faire quoi que ce soit avec des jugements
contre-arithmtiques. Mme si c'est nous qui confrons la ncessit, en
quelque sens que ce soit, il reste qu'il serait assez peu naturel de la
concevoir comme refltant quoi que soit que nous pourrions choisir. ,,
(Blackburn S., op. cit., 1993, p. 60-61.)
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Il me parat difficile de nier que, dans nos tentatives de comprendre autrui et nous-mmes, nous visons la meilleure interprtation rationnelle possible. Mais j'estime que celle-ci est, ou
doit tre, une interprtation morale, c'est--dire une interprtation rationnelle non troitement instrumentale.
Proposer la meilleure interprtation rationnelle possible, c'est
appliquer ce que Davidson appelle un principe de charit. Ce
principe peut tre dcrit comme un ensemble de recommandations : considrez que votre interlocuteur comprend ce qu'il dit,
respecte le principe de contradiction, essaie de mettre ses actions
en harmonie avec ses dsirs et ses croyances, que ses croyances
sont en grande partie vraies, qu'elles correspondent aux vtres;
n'attribuez l'infraction certaines rgles rationnelles qu'en dernier recours et l'abandon de la rationalit minimale que dans les
cas dsesprs; et mme dans ces cas, demandez-vous, avant de
fermer le dossier, si ce n'est pas vous qui tes un dtestable interprte.
Tout ceci serait parfaitement convaincant, si on pouvait exclure
la possibilit de donner l'ide de meilleure interprtation
rationnelle possible une signification purement instrumentale,
c'est--dire exclure la possibilit que cette meilleure interprtation rationnelle consiste seulement proposer une image cohrente relativement des buts, motifs, intentions, quels qu'ils
soient.
C'est que, dans la perception que nous avons d'autrui ou de
nous-mme en tant qu'tres rationnels, ce qui compte, ce n'est
pas seulement que nous puissions avoir des raisons de penser
que les moyens les mieux appropris ont t mis au service de
fins quelconques. Le genre de vie qu'on veut mener, le genre de
personne qu'on veut tre, la nature et la qualit objective des
buts qu'on se propose font partie de ce tableau rationnel.
Il me parat assez improbable qu'une personne ordinaire
jugera rationnel celui qui, comme le dit Hume, prfre la
... University Press, 1985, p. 167-177. Mais Robert Nozick a donn
d'assez bons arguments contre leurs formulations dans The Nature of
Rationality, Princeton, Princeton University Press, 1993, p. 133-181 ; et
j'essaie de justifier cette distinction sur d'autres bases, en exploitant par
exemple la thorie pragmatique de l'a priori.
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Il existe trois difficults qui, mon sens, lgitiment l'interprtationnisme en philosophie de l'action:
1) le problme des chanes causales dviantes ;
2) les mystres de l'agentivit ;
3) les limites des thories qualitatives de l'action.
Commenons par les chanes causales dviantes.
Si tout ce qu'on veut dire en parlant de relation causale entre
des dsirs des croyances et des mouvements corporels, c'est qu'on
peut observer certaines rgularits dans l'apparition de certains
vnements physiques et mentaux, le problme des chanes causales dviantes se posera invitablement.
Il peut y avoir concidence entre des dsirs et des croyances
pralables et l'tat de choses qui s'est ralis, sans que celui-ci se
soit ralis cause de ces dsirs et de ces croyances. C'est exactement ce qui se passe dans certains films policiers : on y voit des
criminels dus parce que leur victime est dj morte lorsqu'ils
tombent dessus. Mais les cas qui sont voqus dans la discussion
des chanes causales dviantes sont un peu plus complexes 1.
On envisage, la plupart du temps, le cas d'une personne qui
veut tuer quelqu'un et qui fait quelque chose dans cette intention, comme lui tirer dessus, ou l'craser avec sa voiture. la fin
de l'histoire, la victime est bien morte, mais entre l'initiative et la
ralisation de la fin souhaite par l'assassin, il s'est produit
quelque chose qui a t caus, certes, par cette initiative, mais
qui n'tait pas sous le contrle de l'assassin. Par exemple, il tire,
il rate sa victime, mais la balle frappe un curieux pench sa
fentre qui tombe sur la tte de la victime et la tue. Peut-on dire
que la mort de la victime doit tre entirement impute au
tireur ? Est-ce que le tireur a eu de la chance ou de la malchance ?
Il existe probablement de bonnes rponses juridiques ces questions mais je ne suis pas sr qu'elles soient philosophiquement
satisfaisantes. Quoi qu'il en soit, ce genre d'exemple donne des
raisons d'estimer que la correspondance entre l'antcdent et le
consquent ne suffit pas et qu'il faut avoir certaines garanties
1. Searle J., L'Intentionalit :essai de philosophie des tats mentaux
(1983), trad. C. Pichevin, Paris, Minuit, lt'85, p. 136-139.
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squences, ce qui revient endosser une thorie interprtationniste. De toute faon, la version raliste de l'action tlologique
n'est pas causale proprement parler car elle suppose l'existence
et l'intervention d'un agent visant des fins, personnage dont les
causalistes stricts prfrent se passer mais qu'il est, tout compte
fait, impossible d'liminer. On en vient donc, assez natutellement, se poser la question de l'agentivit.
Les causalistes forts ou stricts rservent l'expression intentionnalit la description de relations entre vnements mentaux et vnements physiques, que les premiers soient ou non
accompagns de conscience, qu'ils soient attribus un agent ou
pas. Il y a action lorsque la flche de la causalit va des vnements mentaux aux vnements physiques.
Mais si l'action se rsume cet ensemble de relations causales
entre vnements qui se produisent en moi ou qui m'arrivent,
comme si je n'en tais que le rceptacle ou le spectateur impuissant, pourquoi l'appeler action? N'est-ce pas, en ralit, une succession d'vnements subis?
Par ailleurs, rien ne nous interdit d'envisager la possibilit
que les dsirs et les croyances soient, en quelque sorte, slectionns ou apprcis non seulement de l'extrieur mais aussi de
l'intrieur. C'est bien cette possibilit qu'on voque lorsqu'on
affirme que les croyances et les dsirs peuvent tre accepts,
rejets, valus, matriss 1 . Mais qui procde l'valuation des
dsirs et des croyances ? Qui est tantt fier tantt honteux de les
avoir?
Ceux que ces problmes embarrassent se sont demand s'il ne
valait pas mieux substituer l'ide d'une causalit des vnements celle d'une causalit de l'agent2 . Mais la conception qu'ils
se font de l'agent est parfaitement mystrieuse. L'agent serait,
pour ainsi dire, situ en dehors de ses dsirs et de ses croyances.
1. Taylor C., What is Human Agency ,dans Philosophical Papers, 1,
Human Agency and Language, Cambridge, Cambridge University Press,
1985, p. 17-49 ; Frankfurt H., <<La libert de la volont et la notion de
personne, dans Neuberg M., d., Thorie de l'action. Textes majeurs de
la philosophie analytique de l'action, Bruxelles, Mardaga, 1991, p. 253269.
2. Chisholm R.M., Persan and Object, Londres, Allen & Unwin, 1976,
p. 69-72.
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PREMIRE PARTIE
1. PRDICTIONS ET PLATITUDES
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tions par les raisons ne prsentent aucune des trois caractristiques de l'explication causale: induction, indpendance logique,
infinit de la chane explicative.
Premirement, une raison n'est pas le genre de chose qu'on
identifie au moyen d'observations, d'hypothses, de confirmations. Revenons notre exemple. On vous demande Pourquoi
avez-vous ouvert la fentre ? Au lieu de rpondre parce qu'il
faisait chaud, vous dites :Je crois que c'est parce qu'il faisait
chaud, mais je dois confirmer l'hypothse, en rptant l'exprience, la vrifier progressivement, afin qu'au bout du compte je
puisse certifier qu'elle est bien l'instance d'une loi disant
"Chaque fois qu'il fait chaud, j'ouvre la fentre". C'est une
rponse qui ne risque pas de passer inaperue, mais qu'on ne
prendra pas au srieux, avec un peu de chance.
En fait, la connaissance que vous avez des raisons pour lesquelles vous faites telle ou telle chose est un peu comme la
connaissance que vous avez de la position de votre propre corps.
Pour savoir si vous croisez les jambes, vous n'avez pas besoin de
les regarder. C'est une connaissance sans observation. Bref, si
vous tes en train d'observer, de faire des hypothses, de rechercher des confirmations, c'est que vous n'tes pas en train de chercher des raisons, ou que vous ne savez pas comment vous y
prendre. Et mme si la connaissance que vous avez de vos raisons
d'agir n'est pas toujours aussi immdiate que celle que vous avez
de la position de votre corps, elle appartient nanmoins au mme
genre de connaissance.
Deuximement, entre nos raisons d'agir et nos actions, il y a
une sorte de connexion interne, de lien logique ou conceptuel.
Cela veut dire, trs approximativement, qu'il est difficile, ou
impossible, de concevoir l'ide d'une raison d'agir sans que vienne
aussitt l'esprit celle d'une action ou d'un effort dans une certaine direction. C'est aussi difficile ou impossible concevoir
qu'une montagne sans valle. On peut le dire autrement en faisant observer que l'action (ou l'effort) n'est pas l'effet des
croyances et dsirs qui forment ma raison d'agir. C'est tout simplement une preuve, un critre d'identification de ces dsirs et
croyances.
Mon acte d'ouvrir la fentre est peut-tre le seul moyen dont je
dispose pour donner un contenu mon dsir et ma croyance.
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En conclusion, tant donn qu'une explication peut tre causale, mme si elle est non inductive, dpourvue de couverture
lgale, intentionnelle, partiellement normative, rien ne nous
interdit d'affirmer que l'explication par les raisons est causale,
en dpit du fait, bien tabli par les wittgensteiniens, qu'une
explication par les raisons est non inductive, dpourvue de couverture lgale, intentionnelle et partiellement normative. Bref,
si les wittgensteiniens ont eu raison propos des caractristiques
de l'explication par les raisons, ils ont eu tort d'en conclure qu'elle
ne pouvait pas tre causale.
Si on est assez attentif, on s'aperoit que Davidson substitue
la mtaphore de la diffrence des jeux de langage, la mtaphore
des niveaux d'analyse. Au premier tage, si on peut dire, il y a la
relation causale qui vaut entre les vnements indtermins. Au
second tage, l'explication causale formule dans des langages
thoriques concurrents parfois incohrents.
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Par ailleurs, il n'y a aucune raison de supposer que les observateurs se sont moqus du monde, c'est--dire qu'ils n'ont pas dfini
de faon claire et oprationnelle certains termes problmatiques,
tel que le verbe aider (afin d'viter la confusion avec la charit
tlvise, entre autres).
Enfin, rien n'interdit d'envisager la possibilit de prdire partir de cette loi et de la confirmer en multipliant les expriences.
Bref, c'est de la vraie science. Enfin, presque. Supposons en effet
que l'un ou l'autre des sujets d'exprience ait cru seulement qu'il
y avait des tmoins alors qu'il n'y en avait pas, et qu'il se soit abstenu d'agir pour cette raison. Mais l'observateur a choisi de s'en
tenir au comportement extrieur, public, accessible. Il s'est donn
pour rgle de ne rien demander aux sujets d'exprience; il n'a que
faire de leurs prtendues croyances. Il observe, comme s'il avait
affaire du papier de tournesol. Il risque d'tre embarrass. Car
il devra tenir compte d'une exception manifeste sa loi ,
puisque quelqu'un n'aura pas aid une personne en dtresse alors
qu'objectivement il n'y avait pas de tmoins. S'il voulait sauver sa
loi, il lui suffirait d'introduire des clauses de sauvegarde,
des rserves, disant par exemple moins que les sujets d'exprience se trompent, moins qu'ils aient des croyances fausses,
moins qu'ils aient des hallucinations. Mais notre observateur
veut s'en tenir au comportement public. C'est un behavioriste
comme on dit. Il n'est, en principe, absolument pas quip thoriquement pour parler de ces choses, puisqu'il n'a rien dire, en
tant que scientifique, sur les croyances, mme s'il en parle tout le
temps aprs ses heures de travail.
Supposez qu'un mentaliste, c'est--dire quelqu'un qui accepte
dans ses explications ou dans son ontologie de faire intervenir
des phnomnes mentaux tels que les croyances et les dsirs,
prenne le relais du behavioriste, dsespr par les limites de sa
thorie. Il risque de lui arriver la mme chose: il va nous parler
de croyances, moins que le cerveau se dtraque. Mais que saitil du cerveau? Dans le cadre de sa thorie, tien, car il n'est pas
neurophysiologiste. Cela ne l'empchera peut-tre pas de parler,
mais il dira probablement n'importe quoi ou il utilisera des clichs destins au grand public dont il fait partie, pour le neurophysiologiste. D'autre part, on ne voit pas comment il pourra viter de parler de comportements observables, gestes, mots, parce
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De nombreux philosophes n'acceptent pas ce diagnostic pessimiste. Certains ont rpondu Davidson que la situation des
sciences humaines n'tait absolument pas exceptionnelle. En
ralit, dans toutes les sciences spcialises, gologie, biologie,
etc., on a recours au vocabulaire d'autres sciences ou de sciences
plus gnrales : physique, chimie, pour dterminer les conditions
d'application des lois. Dans ces sciences spcialises, on formule frquemment des lois approximatives qui ne valent qu'
condition d'tre accompagnes de clauses de sauvegarde, de propositions auxiliaires, de complments conditionnels, tout ce
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2. SATISFACTION ET RFLEXION
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plan smantique, d'tre une notion confuse 1 . La volont est srement mystrieuse lorsqu'on dit d'elle qu'elle est une sorte d'entit
spirituelle capable nanmoins d'agir sur des corps (pensez au
magicien courbant des fourchettes distance ou manipulant son
audience sans quitter la scne). Mais la volont peut nous embarrasser, mme lorsque nous souhaitons lui faire jouer un rle infiniment plus modeste. C'est ce qui arrive lorsqu'on introduit la
notion de volont pour dcrire cette entit supplmentaire susceptible d'expliquer les pouvoirs moteurs du dsir, les processus
de conclusion d'une dlibration, le passage l'acte et la conduite
de l'action de l'initiative son terme. chaque tape et entre chacune d'elles, il faudrait vouloir :vouloir son dsir, vouloir son
choix, vouloir passer l'acte, puis vouloir l'action. Or, en introduisant ce genre d'entit supplmentaire, on s'expose ou bien la
rgression infinie, ou bien la contradiction. Pourquoi ? S'il faut
vouloir son dsir pour qu'il soit moteur, vouloir son choix pour
qu'il entrane le passage l'acte, vouloir l'action pour la mener
son terme, ne faut-il pas galement vouloir tous ces vouloirs et
vouloir ce vouloir de ces vouloirs et ainsi de suite l'infini ? Mais
on peut objecter que cette rgression est exclue. Car de mme que
nous n'admettons pas l'ide qu'il soit possible de s'obliger aimer,
de se forcer croire ou dsirer, nous rejetons l'ide qu'on puisse
vouloir vouloir. Cependant, si l'ide d'un vouloir vouloir est exclue,
la volont devient une notion contradictoire. La volont s'imposerait nous, en quelque sorte, puisque nous ne pourrions que
l'accueillir, et non la vouloir. Et ceci suffirait rendre involontaire
la plus volontaire, la plus souveraine, de nos actions.
On ne trouvera pas d'issue en rservant l'adjectif volontaire
pour toutes ces actions qu'on peut commander l'impratif (Lvetoi et marche, Ramasse les feuilles mortes, Dis quelque
1. Ceux qui s'intressent ces problmes, dits smantiques, disposent
dsormais de la somme de Brian O'Shaughnessy, The Will, A Dual
Aspect Theory, Tomes 1 et 2, Cambridge University Press, 1980. Il existe
une traduction franaise du commentaire de H. D. Lewis,<< L'esprit et le
corps selon O'Shaughnessy >>,Archives de philosophie, 49, 1986, p. 7597. On peut avoir l'impression que le bref et excellent article de Vesey en
dit autant sur la nature des problmes que pose l'ide de volont, G.N.A.
Vesey, <<Volition>>, Philosophy, 36, 138, 1961, p. 352-365.
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modle de la satisfaction est assez difficile construire. En premier lieu, il faut s'assurer qu'on a les moyens de diffrencier les
tats mentaux, entre eux, c'est--dire de donner leurs conditions
d'identit ou des critres de discernabilit. Faute de quoi, il sera
impossible d'assigner des valeurs la variable tat mental, de
quantifier sur les tats mentaux. En second lieu, il faut en faire
autant pour la variable comportement. Il n'est pas ncessaire
d'tre pathologiquement anim par l'esprit de contradiction pour
envisager toutes les difficults qui surgiront cette tape aussi.
Qu'est-ce qui nous permet de dire que deux comportements sont
identiques ou diffrents ? L'indiscernabilit photographique
comme le dit Ryle suffit-elle? Mais les exemples sont innombrables de comportements physiquement indiscernables qu'il
convient nanmoins de traiter comme des comportements diffrents, en raison de la place qu'ils occupent dans une certaine histoire ou un certain contexte. Par ailleurs, rien ne semble exclure
que deux comportements physiquement indiscernables soient
des expressions d'intentions ou de sentiments diffrents. S'agit-il
nanmoins des mmes comportements? Il n'est pas facile de
trouver de bonnes rponses ces questions.
En troisime lieu, il faut arriver dmontrer qu'il existe des
relations significatives entre les valeurs des deux variables et
pouvoir leur assigner une direction : en l'occurrence, de l'tat
mental au comportement. L encore les difficults sont innombrables.
Vous remarquerez que les conditions requises pour justifier le
modle de la satisfaction ne comprennent pas l'exigence de
rduire les tats mentaux des tats physiques. Le problme du
rductionnisme physicaliste - dit de la causalit oblique - est
esquiv dans le modle de la satisfaction. C'est un modle pistmologique, c'est--dire un modle qui propose la meilleure explication possible un certain niveau d'analyse plutt qu'un modle
ontologique qui indique en quels termes ultimes l'explication
devrait tre donne. Cependant, mme si nous acceptons de
rduire nos prtentions ontologiques, mme si nous russissons
trouver des solutions acceptables aux problmes de l'identification des valeurs des variables et de l'orientation de la relation,
nous n'aurons pas limin, pour autant, le redoutable problme
des chanes causales dviantes, dont j'ai donn tout l'heure une
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peu plus robuste, ce n'est pas un homicide qu'il aurait sur le dos,
mais une tentative d'homicide, ce qui n'est tout de mme pas la
mme chose.
prsent, supposons que la victime soit morte de frayeur en
voyant l'assassin tirer dans sa direction, c'est--dire qu'elle soit
morte juste avant l'impact de la balle. Pourra-t-on dfendre
l'assassin en disant que cette mort est un effet non voulu de son
intention de tuer sa victime et que, par consquent, il n'est pas
responsable de cette mort telle qu'elle a eu lieu? Bref, pourra-ton dire que l'assassin n'a pas provoqu intentionnellement la
mort de sa victime, parce qu'il n'avait pas l'intention de la tuer
exactement de cette faon ?
En ralit, il est difficile de dterminer prcisment ce qui fait
qu'une dviation est trop importante pour que l'action ne puisse
plus tre mise au compte de l'agent. Mais, d'un autre ct, il est
absurde d'envisager la possibilit que l'agent ait fix au pralable
toutes les modalits d'excution de son acte. Comment peut-on,
dans ces conditions, affirmer que l'action s'est droule ou ne
s'est pas droule de la manire souhaite? Si, comme on peut le
penser raisonnablement, toutes nos intentions pralables sont
relativement indtermines, quel sens y a-t-il vouloir fixer prcisment l'cart ces intentions?
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas exclure la possibilit
qu' un moment donn, fut-il extrmement bref, l'action ait pu
cesser d'tre intentionnelle. Dans le cas d'actions complexes,
d'actions impliquant un patient, d'actions retardement, il est
mme absurde d'envisager la possibilit que l'action ait t entirement du fait de l'agent. C'est pourquoi d'ailleurs, il entre toujours un lment fictif ou attributif dans l'imputation de responsabilit comme Thomas Nagel l'a trs bien montr 1 .
Les objections dites internes ont de quoi nous rendre encore
plus perplexes. Davidson pense qu'elles sont insurmontables.
Elles portent sur ce qui est cens se passer dans la tte de l'agent.
On les illustre gnralement des exemples du type suivant: au
moment o l'assassin vise sa victime, la pense qu'il va la tuer le
rend trs nerveux et c'est cette nervosit, plutt que son inten1. Nagel T., La fortune morale , Questions mortelles (1979), trad.
P. Engel etC. Engel, Paris, P.U.F., 1983, p. 38-53.
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de mouvement corporel qu'elles orientent. Rien n'exclut la possibilit qu'il n'y ait en fait qu'une suite trs heureuse de concidences. Ce n'est pas parce que le mouvement volontaire entier a
t dcompos en une infinit de petits mouvements volontaires
que la difficult causale s'est dcompose elle aussi. En ralit, il
semble que le problme des chanes causales dviantes ne soit
qu'un cas particulier d'une difficult plus gnrale. C'est celle
qu'Harry Frankfurt a fort bien diagnostique. Cette difficult est
la suivante :le fait que certaines causes sont l'origine de l'action
n'a rien voir avec les lments qui la dfinissent comme action 1 .
Harry Frankfurt ne s'est pas content de cette thse ngative. Il
a propos une thse positive galement, un moyen de classer les
mouvements corporels en actions et vnements, sans faire intervenir un lment extrieur, une diffrence un moment antrieur entre un autre couple d'vnements.
Je suis d'accord avec le diagnostic de Frankfurt, mais pas avec
la solution qu'il propose, en grande partie parce qu'elle nous
ramne aux difficults des thories de Goldman et de Searle, et
en soulve une autre encore, celle qu'on pourrait appeler: problme de l'instrumentalisation du corps.
Frankfurt reconnat, avec la plupart des philosophes analytiques, que le problme de l'action consiste expliquer la diffrence entre ce que fait un agent et ce qu'il subit, entre les mouvements corporels qu'il dirige et ceux qu'il ne contrle pas. Et il
rejette toutes les solutions qui consistent classer certains mouvements corporels comme actions, uniquement sur la base de
leur origine, de leurs antcdents ou d'un vnement pass, quel
qu'en soit le genre (mental ou physique) 2 . Harry Frankfurt
admet que les actions sont susceptibles d'avoir des causes comme
n'importe quel vnement, mais il pense que le fait d'avoir des
antcdents causaux de quelque type que ce soit ne fait pas partie de la nature de l'action 3 . D'aprs lui, le fait qu'un vnement
soit une action n'implique nullement qu'il ait t caus et encore
moins qu'il ait des antcdents causaux d'un type spcifique,
1. Frankfurt H., Le problme de l'action,, (1978), dans Neuberg M.,
d., op. cit., 1991, p. 241-251.
2. Id., p. 243.
3. Id., p. 242.
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tel dsir parce que ce dsir lui parat minable, mesquin, command par la jalousie et l'envie. Ille contrle parce que la vie
qu'il veut mener, la personne qu'il veut tre, ne devrait pas,
d'aprs lui, agir en fonction de ce genre de motifs.
Tous les agents, tous les membres d'espces animes calculent,
dlibrent consciemment ou inconsciemment des moyens de
rendre leurs dsirs compatibles ou de maximiser leur bien-tre.
Bref, les agents en gnral semblent tout faire pour rendre optimal le rapport entre leurs prfrences et leurs possibilits. Tous
les agents valuent instrumentalement les fins et les moyens.
Cependant, dans l'ensemble des agents, seul l'agent humain a la
capacit de s'interroger sur la qualit de ses motivations 1. Seul
l'agent humain a la capacit de les valuer moralement, c'est-dire, d'aprs Taylor, en termes de la vie qu'il convient de vivre et
de la personne qu'il convient d'tre. Il s'agit, bien sr, d'un point
de vue plus ou moins aristotlicien. Mais rien ne nous interdit de
proposer une version plus ou moins kantienne de la thse de Taylor: tous les agents, tous les tres anims sont capables d'ordonner leurs prfrences, de calculer, et de choisir ce qui leur convient
le mieux d'un point de vue troitement instrumental. Mais seul
l'agent humain a la capacit d'valuer ses motifs en s'interrogeant
sur leur degr d'impartialit, d'objectivit, d'universalit.
Mais revenons Taylor. D'aprs lui, l'tre qui se contente de
former des dsirs et des croyances de second ordre conformment
ses intrts gostes ou instrumentaux est un valuateur faible.
Mais l'tre qui value ses dsirs et ses croyances en se demandant s'ils sont nobles ou ignobles, bons ou mauvais, relativement
au genre de personne qu'il veut tre, la vie qu'il veut mener,
celui-l est un valuateur fort 2 Seul l'tre humain peut tre un
valuateur fort, et ce n'est que dans l'valuation forte que se
forme la personne. C'est donc au moyen du critre de l'valuation
forte qu'on doit, d'aprs Taylor, caractriser l'agir humain en
tant qu'il se distingue de l'activit de tous les tres anims 3 .
Les amendements de Taylor la thse de Frankfurt sont assez
judicieux, et ils ont l'avantage de laisser intacte la critique du
1. Id., p. 16.
2. Id., p. 23.
3. Id., p. 43-44.
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tant qu'elle est grise et la vitrine n'est pas brise en tant qu'elle
est rouge. Ce n'est donc pas sous toutes leurs descriptions que les
vnements entrent en relation causale, comme on l'a vu 1.
Il y a plusieurs faons diffrentes de rduire la porte de ces
arguments dans le domaine physique. On peut admettre, par
exemple, que la prtendue causalit n'est pas directionnelle
lorsque nous envisageons des classes d'vnements, tout en
dfendant l'ide que la causalit est oriente lorsque nous considrons des vnements singuliers. De plus on peut soutenir que,
mme si les objets n'ont pas de relation causale sous leur description colore, il n'en rsulte pas, pour autant, que la relation
causale soit intentionnelle. Mais je n'insisterai pas sur ces discussions subtiles ici 2 .
En effet, mme si on peut discuter de la valeur des objections
anti-causalistes dans le domaine physique, elles semblent imparables, si on peut dire, lorsqu'on les applique au domaine de
l'action humaine.
Il est clair que la notion d'extensionnalit n'est pas utilisable
dans le domaine de l'action, car autrement nous serions dans
l'inca pa ci t de distinguer ce qui dpend de nous et ce qui n'en
dpend pas, les consquences attendues ou inattendues de nos
actes, les gestes volontaires et les concidences.
Nous n'aurons aucune difficult comprendre les tourments
d'dipe, si nous abandonnons le point de vue extensionnel. Nous
admettons qu'dipe ne souhaitait pas tuer Laos, son pre,
mme s'il voulait tuer pour se venger l'homme qui l'avait bouscul la jonction des routes de Delphes et de Daulis, et, bien que
son pre ne ft autre que cet homme, plutt agressif. dipe ne
tue pas Laos sous toutes ses descriptions, bien entendu, mais
seulement en tant qu'homme agressif qui veut le pousser contre
le talus. Du point de vue causal troit ou extensionnel, ce genre
de concidence malheureuse n'aurait aucun sens, car Laos est
mort quelle que soit sa description! (Le pre d'dipe est mort
quivaut L'homme agressif rencontr par dipe la jonction
1. Sur ce sujet aussi, Aristote avait anticip quelques bons arguments
contemporains. Cf. Everson S., L'explication aristotlicienne du
hasard, Revue de philosophie ancienne, 1, 1988, p. 39-76.
2. Kim J., Causation, Nomic, Subsomption and the Concept of Event,
The Journal ofPhilosophy, 8, LXX, 1976, p. 217-236.
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Enfin, si on admet l'ide qu'une relation causale lie des vnements et non des objets (c'est--dire plutt des mouvements de
boules de billard que des boules de billard), les problmes de
localisation spatio-temporelle deviendront pratiquement insolubles dans le cas des vnements moraux ou sociaux.
Ainsi, la question O et quand Socrate est-il mort ? ne
semble pas dpourvue de sens. De mme, la phrase Xantippe
est devenue veuve cause de ou la suite de la mort de Socrate,
est intelligible. Mais comment pouvons-nous localiser cet vnement? O Xantippe est-elle devenue veuve? Dans la prison de
Socrate? l'endroit o la nouvelle lui fut annonce ? 1 L'vnement moral ou social semble bien tre une consquence, un rsultat, un effet d'un autre vnement, mais il parat absurde
d'essayer de le localiser spatialement.
D'autres nigmes concernant la localisation d'vnements
moraux ou sociaux ont une forme lgrement diffrente. Ainsi,
on peut dire qu'une somme d'actions individuelles irrationnelles
(des dpenses de luxe par exemple) ont des consquences, des
effets, des rsultats rationnels (l'augmentation moyenne du
bien-tre peut-tre). Mais o cette consquence a-t-elle lieu?
S'agit-il d'un vnement qui s'ajoute aux vnements individuels
comme un effet sa cause ?
Cette difficult localiser ou fixer le lieu o se produit la
cause ou l'effet dans les vnements moraux ou sociaux sert gnralement justifier l'argument provocateur: certains vnements
(le bien-tre gnral, par exemple) n'ont pas de cause, ce qui
contredit une sorte d'ide a priori apparemment inbranlable.
Mais il n'est pas ncessaire d'aller jusque-l : nous pouvons
nous contenter d'observer que les termes de causalit ou d'efficacit sont de faux amis lorsqu'on veut les appliquer aux vnements moraux ou l'interaction entre vnements mentaux et
vnements physiques.
Tout ceci pourrait nous inciter considrer que la prudence
dont Austin a fait preuve dans le maniement de la notion de causalit symbolique en gnral et du pouvoir des mots en particulier, cette prudence devrait tre digne d'loge.
1. Cf. la discussion de Jaegwon Kim, Noncausal Connections,, Nos, 8,
1974, p. 41-52.
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3
Cette interprtation causale de la thorie d'Austin semble
directement inspire des thses d'Anscombe, qui distingue deux
relations au monde, selon leur direction d'ajustement 1 . Parfois,
nos paroles, nos reprsentations sont censes s'ajuster au monde.
Nous disons des choses vraies lorsque nos phrases correspondent
un tat de choses, et fausses lorsqu'elles n'y correspondent pas.
La direction d'ajustement qui nous intresse, dans ce cas, va des
mots au monde. Mais parfois c'est la relation inverse qui nous
intresse, celle dans laquelle nous faisons en sorte, par nos
actions, que le monde s'ajuste nos paroles, nos reprsentations. Dans ce deuxime cas, la direction d'ajustement va du
monde aux mots, ou aux reprsentations. Nous pourrions dire,
en adoptant le vocabulaire kantien (auquel Austin fait allusion,
d'ailleurs), que nous nous faisons, alors, causes de la ralit de
nos reprsentations. C'est le verbe qui commande, oriente, dtermine.
Cependant, cette position causale, disant que nos mots visent
transformer ou raliser des tats de choses, ne peut pas tre
attribue raisonnablement Austin, car elle supposerait qu'il
instaure un cart temporel entre l'antcdent, le dire, le consquent, et le faire. Or le clbre slogan Quand dire, c'est faire
tablit une simultanit entre dire et faire et non une succession.
Il n'est pas trs difficile de trouver des remarques d'Austin trs
prcises sur ce sujet qui devraient nous empcher de donner une
signification troitement causale la relation qu'il entend tablir
entre les mots et le monde.
Mme lorsqu'il nous invite distinguer l'aspect dit perlocutoire
de l'nonc (celui qui peut s'exprimer dans un verbe causal tel
que persuader), de l'aspect illocutoire (qui peut s'exprimer dans
un verbe d'initiative tel qu'avertir), Austin modre le sens causal : Le sens selon lequel dire quelque chose produit des effets
sur d'autres personnes ou cause un effet est foncirement diffrent du sens de causer lorsqu'il s'agit d'une causalit physique,
par pression, etc. La premire causalit doit oprer travers les
1. Anscombe G.E.M., op. cit., 1957. Cf. aussi Searle J., op. cit., 1985, pour
l'expression direction d'ajustement.
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Bien que l'ide de norme soit l'une de celles qui ont le plus servi
dans l'explication du comportement humain, elle est loin d'avoir
reu le traitement conceptuel qu'elle mritait.
C'est, du moins, ce qu'affirmait Jack P. Gibbs dans un essai
publi en 1965 1 qui reste un texte de rfrence 2 , la situation
n'ayant gure volu depuis, principalement parce qu'on a
cherch se dbarrasser des normes, leur substituer des
notions moins compromettantes (conventions, rgles, cadres de
rfrence, modles, etc.) au lieu d'affronter directement la difficult3. Mais on ne se dbarrasse pas si facilement de ce genre
d'ide trs gnrale.
Lorsque les sociologues se sont dcourags, les philosophes, les
juristes, les psychologues les ont naturellement remplacs. On a
continu s'intresser aux normes en philosophie morale, en
thique applique, dans la philosophie du droit, du langage, de
l'esprit, et mme dans les sciences dites cognitives 4
1. Gibbs, J.P., << Norms. The Problem of Definition and Classification,
The American Journal of Sociology, 70, 1965, p. 586-593.
2. Cf. l'article<< Norme (sociale) de Franois Chazel, dans l'Encyclopdie
universelle de philosophie, Paris, PUF, 1991, p. 1768-1769.
3. Le diagnostic rcent de Franois-Andr Isambert rejoint en grande
partie celui de Gibbs : <<Durkheim et la sociologie des normes,,, dans
Chazel F. et Commaille J. eds, Normes juridiques et rgulation sociale,
Paris, Librairie gnrale de Droit et de Jurisprudence, 1991, p. 51-64.
4. Le symposium organis par la revue Ethics, 100, 1990, <<On Norms in
Moral and Social Theory >> tmoigne bien de cette effervescence. On peut
y lire, entre autres, les contributions de philosophes qui, tout en tant
plus ou moins<< analytiques,,, dfendent des points de vue fort diffrents
sur les normes. Cf. Philip Pettit, << Virtus Normativa, Rational Choice
Perspectives>>, p. 725-755 ; Alain Gibbard, << Norms, Discussion and
Ritual: Evolutionary Puzzles>>, p. 787-802; Christina Bicchieri, << Norms
of Cooperation>>, p. 838-861; Jon Eltser, << Norms ofRevenge >>,p. 862885. Dans toutes ces discussions, on retrouve, des degrs divers,
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1) Prescri ptif
Les noncs contenant des expressions d'obligation, d'interdiction, de permission peuvent tre dits normatifs. Certains sont
formuls sur le mode impratif( Venge-toi, Ne porte pas la
main sur ton pre ,etc.). Mais la prsence d'indicateurs dontiques tels que il faut , il est permis, interdit, obligatoire ,
tu peux, tu dois, dans des phrases indicatives ordinaires,
suffit donner un caractre normatif un nonc.
2) Apprciatif
Les noncs contenant des expressions d'valuation peuvent
tre dits normatifs. On les reconnat la prsence de prdicats
axiologiques gnraux tels que bien, mal, beau, laid,
ou spcifiques tels que courageux , lche , mesquin , subtil , harmonieux, rationnel, irrationnel. On peut, au
moyen de ces prdicats, former des jugements moraux tels que :
Ce type est une canaille ou esthtiques tels que Cette sonate
est sublime, et classer ou hirarchiser des objets, actions, tats
(produits de qualit suprieure , infrieure, de premier
choix, de bas de gamme, travail insuffisant, mritoire,
excellent, performances exceptionnelles , mdiocres ,
catastrophiques ). En rgle gnrale, ces prdicats valuatifs
ou apprciatifs sont dits attributifs ou relatifs (petite taille
pour un lphant mais grande pour une souris, etc.) 1 . Mais on
peut admettre qu'il existe aussi des usages absolus (l'usage
moral, par exemple :torturer est mal, absolument). On
peut avoir l'impression que les sens valuatif ou apprciatif se
distinguent du sens prescriptif du fait que l'valuation porte sur
ce qui est, sur des tats de choses prexistant au jugement, alors
... et holisme, Combas, L'clat, 1994, p. 205-225; lsambert F.-A., Durkheim et la sociologie des normes ,,, op. cit., 1991 ; Kolakowski L.,
<<Normes qui commandent et normes qui dcrivent>>, dans Normes et
dviances, Neuchtel, La Baconnire, 1987, p. 15-47; Livet P.,<< Normes
et faits,,, Encyclopdie universelle de philosophie, Paris, PUF, 1991, p.
124-132 ; Von Wright G.H., Normand Action, Routledge & Kegan Paul,
1963.
1. Williams B., Morality, An Introduction to Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 52-61.
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que la prescription porte sur ce qui n'est pas encore, sur ce qui ne
prexiste pas au jugement. Cependant, on peut envisager la possibilit d'valuations constitutives, si on peut dire. On peut avoir
des raisons de penser que, lorsque nous percevons un objet
comme une uvre d'art ou un mouvement corporel comme une
action, nous instituons quelque chose par l'valuation :l'uvre
d'art ou l'action ne prexisteraient pas nos valuations esthtiques ou morales 1 .
3) Quantitatif ou descriptif
Les noncs qui font rfrence des tats moyens, habituels,
frquents, ordinaires, rpandus d'objets, actions, vnements
peuvent tre dits normatifs. Ces tats moyens, frquents, habituels peuvent servir de critres d'valuation. Mais ce n'est pas
toujours le cas et c'est pourquoi on doit distinguer le sens valuatif ou apprciatif du sens purement quantitatif du normatif. Les
noncs qui font rfrence ces tats moyens, frquents, habituels n'ont pas de caractristiques linguistiques aussi spcifiques
que les indicateurs dontiques, le mode impratif pour les prescriptions ou les prdicats axiologiques pour les valuations. Ils
sont reconnaissables nanmoins certaines formes de quantification vague: La plupart des Franais aiment le fromage;
Les Siciliens ont l'habitude de se venger; Les courgettes
sont vertes, etc. Toutefois cette proprit ne suffit pas les distinguer des noncs descriptifs ordinaires et c'est pourquoi on
utilise indiffremment les termes quantitatifs ou descriptifs
pour cette troisime varit d'nonc normatif.
la suite de Frege, diffrents smanticiens nous recommandent de distinguer le sens d'un nonc tel qu'il apparat ou tel
qu'il s'exprime dans sa forme linguistique, de sa force ou de l'acte
qui est accompli au moyen de son nonciation. En effet un nonc
peut avoir un sens linguistique descriptif (ou une forme descriptive) et exprimer, nanmoins, une obligation ou une interdiction
1. On pourrait dire que, lorsque le philosophe Donald Davidson parle de
'' normativit ,il pense quelque chose qui ressemble une valuation
constitutive. C'est le fait que nous avons dcid de voir certains gestes
et certaines croyances sous l'angle de leur cohrence qui en fait, pour
ainsi dire, des actions. Cf. Davidson D., op. cit., 1993.
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non voulu 1 (je peux estimer qu'il est bon d'avoir du talent mais je
ne peux pas ordonner ou recommander quelqu'un d'avoir du
talent).
D'autre part, les tentatives de ruiner la distinction entre les
deux premiers sens, valuatif et prescriptif, et le troisime,
quantitatif, c'est--dire au fond descriptif, n'ont pas manqu. Il
existe d'assez bons arguments pour soutenir qu'il serait vain
d'essayer de sparer les aspects valuatifs des aspects descriptifs
d'noncs tels que: La Tour Eiffel est harmonieuse ou Gustave Eiffel est courageux. Par ailleurs, chaque fois qu'on fait
rfrence aux besoins d'un organisme ou d'une machine, il
n'est pas trs facile de distinguer les sens valuatif et prescriptif
du sens descriptif (exemples : Il faut remplir le rservoir
d'essence ; Il ne faut pas trop arroser cette plante , etc.) 2 .
Mais, comme Hilary Putnam l'a trs justement soulign, ces
arguments n'ont pas russi branler cette vritable institution
culturelle qu'est, en ralit, la distinction du normatif et du descriptif 3 . Dans les tribunaux, dans les discussions et les rcits
ordinaires, on continue d'exiger une sparation nette entre ce qui
est de l'ordre du fait et de l'ordre de la valeur, et les thories
smantiques sophistiques qui rejettent cette distinction sont
encore (pour cette raison probablement) accueillies avec le plus
grand scepticisme. Tout ce qu'on peut dire prsent, c'est que
nos faons habituelles de dfendre l'opposition entre jugements
de fait et jugements de valeur sont fragiles, et qu'il est ncessaire
de trouver de meilleurs arguments pour les justifier. Mais nous
n'en sommes pas encore au point o il faudrait renoncer dfinitivement cette opposition. D'ailleurs, certains obstacles la formulation d'une thorie cohrente des normes ont manifestement
pour origine la volont d'ignorer l'opposition traditionnelle entre
1. Elster J., Le Laboureur et ses enfants (1983-1984), trad. A. Gerschenfeld, Paris, Minuit, 1986, p. 17-90.
2. Williams B., (1985), L'thique et les limites de la philosophie, trad.
Marie-Anne Lescourret, Paris, Gallimard, 1990, p. 141-143. Anscombe
G.E.M., Modern Moral Philosophy , Ethics, Religion and Politics, Collected Philosophical Papers, III, Oxford, Basil Blackwell, 1981, p. 32.
3. Putnam H., Raison, vrit et histoire (1981), trad. A. Gerschenfeld,
Paris, Minuit, 1984, p. 145-168.
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le prescriptif, l'valuatif et le descriptif. Mais la principale provient, me semble-t-il, du fait que la norme ne peut, en dfinitive,
tre rduite aucune de ces caractrisations particulires (prescriptive, valuative, descriptive) et qu'elle doit, d'une faon ou
d'une autre, les intgrer toutes. C'est pourquoi on a pris l'habitude, en sociologie, par exemple, de proposer des dfinitions pluridimensionnelles de la norme telles que : mode de comportement
prescrit, apprci et rpandu. La question de savoir si un comportement est rpandu parce qu'il est prescrit ou apprci ou s'il est
prescrit et apprci parce qu'il est rpandu est d'un autre ordre,
bien videmment, car ce n'est pas une question de dfinition.
Cependant, en procdant de cette faon, on est loin d'avoir
russi identifier un ensemble de conditions ncessaires et suffisantes qui permettraient de construire une sorte de dfinition
satisfaisante de la norme, c'est--dire pouvant faire l'objet d'un
certain accord. C'est, du moins, la conclusion qu'on peut tirer des
observations de Gibbs, pour qui la discussion sur les normes
souffre de trois dficits 1 :
1) l'absence d'accord sur les dfinitions gnrales
2) l'absence d'accord sur les typologies
3) l'absence d'accord sur ce qu'il faut considrer comme
des proprits non contingentes des normes (vraies, par dfinition, vraies pour tous les types de normes), et ce qu'on peut considrer comme des proprits contingentes (vraies pour certains
types de normes seulement).
Gibbs s'appuie sur un chantillon de dfinitions puis dans un
ensemble extrmement peupl. Mais, au vu de l'chantillon, on
pourrait objecter qu'il a pour objet spcifique les normes sociales
par opposition, disons, aux normes techniques, morales, juridiques, et qu'il n'est pas tonnant, par consquent, qu'il nepermette pas de construire une dfinition ayant la gnralit
requise.
Toutefois, tant donn que ce qui est en question c'est, prcisment, la validit de ce genre de classification ou de typologie,
l'objection ne tient pas. En ralit, il vaut mieux faire comme
Gibbs, partir de quelques dfinitions existantes, sociologiques
1. Gibbs J.P., op. cit., 1965.
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En effet, la confrontation de ces dfinitions indique que les proprits juges essentielles par tel auteur sont juges accidentelles par d'autres. Et c'est bien ce qui interdit la construction de
typologies convaincantes. Ainsi, selon que les sanctions sont ou
non considres comme des proprits essentielles des normes
sociales, les rsultats taxonomiques sont diffrents. Or, il se
trouve que la sanction n'est pas toujours tenue pour une proprit intrinsque de la norme.
Il est vrai que, dans l'ensemble, ces dfinitions semblent mettre
l'accent sur le caractre collectif, prescriptif, sanctionn de la
norme. Mais un peu d'attention montre qu'aucune de ces proprits n'est ncessaire ou suffisante.
Tout d'abord, certaines dfinitions reconnaissent qu'un certain genre de comportement peut reprsenter la norme, mme
s'il n'est pas le plus frquent ni mme le plus largement
approuv dans une population donne. D'ailleurs, la dtermination d'une sorte de seuil quantitatif poserait des problmes
insurmontables. Tel ou tel type de comportement cesse-t-il d'tre
une norme aussitt qu'il n'est plus suivi ou approuv par cinquante pour cent au moins d'une population donne ? Mais comment distinguer ce cas de celui dans lequel il y aurait (provisoirement) un niveau exceptionnel de dviance? Ne suffit-il
pas, pour qu'un certain genre de conduite soit considr comme
une norme, qu'il soit soutenu, approuv, sanctionn par ceux qui
sont particulirement bien situs, au sein d'une population donne, dans la hirarchie du prestige du pouvoir, des biens conomiques? Mais si on l'admet, on abandonne manifestement les
critres quantitatifs.
Les dfinitions qualitatives insistent moins sur l'aspect collectif que sur l'aspect prescriptif de la norme. Mais, pas plus que le
caractre collectif, rpandu, frquent de la norme, ce caractre
prescriptif ou impratif ne peut tre tenu pour une proprit
essentielle ou un attribut ncessaire de la norme. Aussi curieux
que cela puisse paratre, il est possible de dfinir la norme sans
faire intervenir l'ide de prescription. C'est bien ce que font ceux
qui insistent sur l'aspect prdictif de la norme.
Dans nos relations avec autrui, nous avons des attentes, nous
anticipons des comportements. Nous pensons aussi que les
autres ont des attentes et des anticipations du mme genre
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notre gard. Nous rglons nos conduites sur ces attentes et sur
ces anticipations rciproques, sans exclure la possibilit de
manipulations auxquelles elles peuvent donner lieu. Ce sont
ces attentes et ces anticipations qui nous font servir du caf la
fin du repas plutt qu'au dbut, ou qui font que nous nous attendons en recevoir la fin plutt qu'au dbut. Ce qui justifie,
nos yeux, ces attentes rciproques, c'est notre croyance en
l'existence de certaines formes de rgularit dans les conduites,
qu'on peut appeler des normes. La question de savoir si l'existence de ces rgularits est le produit d'une conformit
consciente ou inconsciente un ensemble de prescriptions n'est
pas la plus importante. On peut envisager diffrentes faons
d'expliquer ces rgularits parmi lesquelles celle qui postule la
conformit aux prescriptions ne sera peut-tre pas la plus
convaincante.
Un autre moyen de caractriser la norme sans faire intervenir
l'ide de prescription consiste mettre l'accent sur l'aspect
attractif de la norme. Une rgle ne devient une norme que si
nous l'approuvons, si nous pensons qu'elle est bonne et non si elle
se prsente nous comme une obligation purement extrieure. Il
existe diffrentes stratgies durkheimiennes pour faire concider
le plaisir et le devoir. Mais ceux qui ont choisi, par parti pris philosophique ou autre, d'opposer les thories attractives et les thories impratives du bien, rangeront certainement le comportement normatif du ct de l'attractif, plutt que de l'impratif.
Bref, pour les prdictivistes et les attractivistes, le domaine de
la norme ne concide pas avec celui des rgles, devoirs, prescriptions, lois, conventions, obligations, interdictions, etc. Ils n'ont
probablement pas tout fait tort puisque nous choisissons souvent de ne pas confondre les normes et les rgles, prescriptions,
lois, conventions, devoirs. On peut parler, par exemple, des rgles
du jeu d'checs, mais ces rgles ne sont pas tenues pour des
normes; de mme on parle des lois d'une puissance militaire
occupante, des rglements d'une prison, ou des devoirs envers
Dieu, sans penser qu'on pourrait substituer norme loi, rglement, devoir dans ces cas. Il semble qu'on ait pris l'habitude de
dire des lois, rgles, prescriptions, conventions, devoirs, qu'ils
sont des normes, si et seulement si, ils sont approuvs, apprcis,
subjectivement dsirs.
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ces problmes conceptuels, s'ajoutent des problmes techniques qui se posent, semble-t-il, quelle que soit la dfinition de
la norme retenue, et dont la critique des ethnomthodologues
(entre autres) 1 nous a fait prendre conscience. Je les appellerai,
pour ma part, problmes de l'indtermination subjective et
objective de la norme. Commenons par l'indtermination subjective.
Dans la mesure o l'ide de norme fait rfrence, dans la plupart des thories, des croyances, des sentiments, des attitudes,
des penses subjectifs, autant que des rglements, lois, instructions objectifs, la question de leur identification se pose de faon
aigu.
Il n'est pas ncessaire d'tre un sceptique incurable pour soutenir que nous n'avons, l'heure actuelle, aucun moyen srieux
d'identifier ce qui se passe dans la tte des agents, ni mme de
le simuler. Ni les opinions exprimes en situation d'enqute, ni
les comportements effectifs ne peuvent donner un contenu ces
croyances, penses, attitudes (ni les opinions exprimes parce
qu'elles ne correspondent pas ncessairement aux attitudes qui
orientent le comportement, ni le comportement effectif parce que
son absence ne signifie pas ncessairement que l'agent n'avait
pas l'esprit telle ou telle norme qu'il n'a pas russi rendre
effective).
Quant aux typologies de normes, aux divisions en sousensembles tels que normes techniques, juridiques, sociales,
morales, etc., elles nous confrontent aux mmes difficults, dans
la mesure o ces classifications se font gnralement sur la base
des formes de sanctions : institutionnelles ou lgales pour les
normes juridiques ; diffuses ou informelles pour les normes
sociales, etc. De ce fait, elles comportent toujours un lment
subjectif difficile identifier, un aspect statistique difficile
dterminer et un problme conceptuel impossible liminer (la
sanction est-elle un indice de la norme ?). Passons au problme
de l'indtermination objective.
1. Cicourel A. V., La sociologie cognitive (1972), trad. J. et M. Oison,
Paris, PUF, 1979, p. 37-52.
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DEUXIME PARTIE
LA VIE INTRIEURE
1. NI MENTALISTE, NI BEHAVIORISTE
Nous n'avons pas fini encore de mesurer toutes les consquences de ce qu'on peut appeler la ruine du behaviorisme dans
les sciences humaines. Cette ruine a rendu l'tude scientifique
un ensemble de phnomnes dits intrieurs : les intentions, les
croyances, les dsirs, mais aussi les sentiments, les motions, la
conscience.
Ce sont les sciences cognitives qui ont assur l'hritage antibehavioriste. Mais elles ont t victimes d'une sorte de drive
mentaliste .
C'est une drive qui n'tait nullement implique dans l'engagement anti-behavioriste initial.
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lement qu'il soit indispensable d'adopter les thses no-mentalistes, trs en vogue actuellement, ni de faire du psychologue
l'arbitre des questions de sens.
C'est une chose de dire qu'il faut parler de croyances, de dsirs,
d'intentions, de conscience, si on veut construire une thorie
acceptable du sens, c'en est une autre de dire que ces croyances,
dsirs, intentions, tats de conscience existent rellement, et
qu'une tude naturaliste, physique, pourra nous faire progresser
dans notre comprhension de ce que c'est que signifier.
Conclure que c'est la psychologie exprimentale (ou aux neurosciences) que doit tre transmise la charge de faire progresser
cette thorie, ajouter, comme on le fait habituellement dsormais, qu'il est temps de passer du sociologique au psychologique,
c'est, mon sens, faire fausse route, tirer une conclusion qui
n'est nullement implique par les prmisses.
Il me semble que c'est exactement la conclusion inverse qu'il
faudrait tirer. La ncessit dans laquelle nous nous trouvons de
revenir aux concepts de croyance, de conscience, d'intention (et
aussi de volont, dsir, etc.) pour laborer de bonnes thories du
sens, devrait nous loigner du psychologique dans la mesure o
l'ensemble de ces concepts dits intentionnels sont normatifs (ce
que n'importe quelle inspection d'un compte rendu de recherche
psychologique, aussi indulgente soit-elle, montrerait aisment).
Ils ne dcrivent pas ce qu'on observe : ils orientent l'observation,
et ils s'organisent en termes de cohrence, de rationalit, de bien
et de mal. En un certain sens, ce sont des concepts moraux.
Le behaviorisme n'a plus beaucoup de partisans, alors que le
mentalisme doit plutt se protger contre ses trop nombreux
zlateurs. Mais le mentalisme, c'est--dire la doctrine qui, en
affirmant la ralit des tats mentaux et leurs pouvoirs causaux,
accepte dans leurs grandes lignes les ides pr-thoriques que
nous nous faisons du rle des croyances et des dsirs dans
l'action 1 , le mentalisme est loin d'tre une solution de rechange
enthousiasmante.
1. Sur la discussion behaviorisme-mentalisme la littrature est devenue
tellement abondante que je prfre me contenter de citer deux essais
clairs et rudits de Pascal Engel : Introduction la philosophie de
l'esprit, Paris, La dcouverte, 1994, et La philosophie de l'esprit et des
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Il faut esprer qu'il peut y avoir quelque chose entre le mentalisme et le behaviorisme ou au-del de ces deux doctrines.
Ce qu'on appelle l'interprtationnisme ressemble cette troisime voie 1 (compatible avec la plupart des thories sociologiques). Il existe plusieurs varits d'interprtationnisme.
D'abord les instrumentalistes troits: ils estiment que l'attribution d'intentions, de croyances, de dsirs est une fiction utile parce
qu'elle nous permet de rendre intelligibles certains comportements
(de l'homme, mais aussi des animaux, des machines, etc.).
Ensuite, ceux qu'on pourrait appeler expressivistes. Ces derniers se gardent bien d'tendre aux animaux et aux machines
l'attribution d'intentions, de croyances (et mme, en un certain
sens, de dsirs). Et s'ils semblent manifester une certaine sympathie pour l'ide du gain d'intelligibilit, c'est tout fait diffremment de l'instrumentaliste. Pour l'expressiviste, il est
absurde de donner un sens instrumental l'ide de gain d'intelligibilit. Nous attribuons des penses, des croyances, des intentions (et mme des dsirs) aux tres dous de la capacit de parler, d'utiliser un langage et eux seulement, parce que nous ne
pouvons pas faire autrement, quels que soient les avantages et
les inconvnients (on peut donner diffrentes significations ce
parce que nous ne pouvons pas faire autrement, conceptuelles,
naturelles, etc., mais l'argument demeure). La position expressiviste nous permet d'exclure l'attribution d'intentions ou de
croyances aux oranges, aux poumons, aux ordinateurs et mme
aux vaches et aux poissons, sans tomber dans les difficults du
ralisme des tats mentaux. Ce n'est que dans le contexte de nos
relations des tres parlants que le problme des fictions intentionnelles se poserait.
1. Sur la possibilit d'une '' troisime voie >> entre le mentalisme et le
behaviorisme, il faut lire, bien sr, tout ce qui a t dit des positions de
Wittgenstein ce sujet, (cf. par exemple Jacques Bouveresse, Le mythe
de l'intriorit. Exprience, signification et langage priv chez Wittgenstein, Paris, Minuit, 1976 (2e d. avec une nouvelle prface, 1987) ; mais
aussi ce que proposent des philosophes comme Wilfrid Sellars (cf. F.
Cayla, op. cit. 1991), Donald Davidson (op. cit. 1993), Daniel Dennett,
La stratgie de l'interprte, (1987), trad. P. Engel, Paris, Gallimard,
1990. Sur ce sujet, les remarques de Vincent Descombes, dans La denre
mentale, Paris, Minuit, 1995, sont extrmement prcieuses.
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2. LA HONTE
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prouve en prenant conscience de son infriorit, de son imperfection (vis--vis de quelqu'un ou de quelque chose) (Trsor de
la Langue franaise).
Ce que le dictionnaire veut dire, c'est que honte indique ou
bien un sentiment (ce qui se passe en moi au moment o j'ai
honte) ou bien un blme (auquel correspond un sentiment qui
n'est pas la honte, mais l'indignation).
J'ai honte dcrit la honte. C'est une honte rapporte directement un acte, un jugement, un blme et dcrit indirectement
l'indignation.
Mais cette sparation est trompeuse. En effet, les deux hontes
s'impliquent. Il est impossible de dfinir l'une sans avoir l'ide de
l'autre. Toutes les trangressions aux convenances ne sont pas
sanctionnes par le blme c'est une honte. La violation d'une
rgle peut tre ignoble, ignominieuse, odieuse, scandaleuse , grotesque , ridicule , gratuite , mesquine ,
indcente ou honteuse. Il existe un barme de peines, une
hirarchie de ces sanctions informelles. C'est une honte
semble situ entre l'ignoble et le ridicule. Mais ce barme
n'est pas clairement gradu.
En ralit, le seul moyen de savoir si le blme c'est une honte
est un blme appropri, c'est de supposer que la peine frappant
celui qui a enfreint la rgle devrait tre la honte (pas plus que la
honte et pas moins). La spcificit du blme c'est une honte
(par opposition c'est ignominieux ou c'est mesquin ) disparatrait, si nous ne prenions pas comme mesure le sentiment
de honte que la personne blme devrait prouver. Nous avons
donc ce cercle (que le dictionnaire masque peine). Qu'est-ce qui
est honteux? C'est ce qui devrait provoquer la honte. Qu'estce la honte? C'est le sentiment qu'on devrait prouver lorsqu'on
accomplit une action honteuse.
Nos dictionnaires estiment qu'on peut dissiper la confusion en
opposant un usage personnel (<0'ai honte ) et un usage impersonnel ( c'est une honte ). Dans le premier cas, on voque le
sentiment ; dans le second, on voque le blme ou la sanction.
Mais on ne peut pas s'en sortir aussi facilement, hlas.
Lorsque je dis mon crancier J'ai honte de ne pas pouvoir te
rembourser>>, ce n'est pas seulement pour dcrire ou voquer
mon sentiment. Mon crancier n'est pas un psychologue impar-
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La honte est une rparation pour ce dont nous sommes coupables. Mais la culpabilit n'est pas une rparation pour ce dont
nous avons honte.
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font tantt honte, tantt piti. Lorsque j'ai honte, j'ai honte pour
eux, sans les considrer comme des possessions qui me dprcient (j'en ai dj suffisamment).
Dans la honte de, on ne blme jamais un autre que soi-mme.
Dans la honte pour, on est cens prouver une peine pour un
autre que soi. Cette peine, on peut s'en dfaire pour la laisser
l'autre. La honte pour quelqu'un est toujours au bord du sarcasme ou au bord de la piti.
Ce qui distingue la honte de et la honte pour, ce n'est pas la
qualit de l'affect qui est ressenti (rien ne nous interdit de penser
que c'est exactement la mme chose qu'on ressent); c'est plutt
leur inscription contextuelle, leur destin social, ainsi qu'on peut
s'en convaincre en comparant les exemples suivants:
1) Le petit Michel Leiris tudie au lyce Jeanson de Sailly, dont
les lves appartiennent en majorit des familles beaucoup
plus riches que la sienne. Un soir, sa mre vient le chercher la
sortie du lyce. Le lendemain, un de ses condisciples lui demande
si la personne qui est venue le chercher la veille est sa mre ou
son institutrice. C'est mon institutrice rpond le petit Michel
Leiris, qui, devenu grand, conclut: Grande aujourd'hui est ma
honte d'avoir ainsi trahi, bouche tordue par une honte celle-l
des plus mesquines, l'tre qui le garon peine sorti de sa
coquille que j'tais en ce temps aurait d se sentir li plus qu'
tout autre sans avoir eu formuler le moindre serment 1 .
2) Un modeste crivain raconte son rcent voyage dans un pays
en crise. Devant les journalistes qui l'interrogent, il s'gare dans
une digression propos des queues de consommateurs. Les
consommateurs sont vite oublis, et l'crivain parle des queues
qu'il classe subtilement selon leur longueur, leur paisseur, leur
flexibilit, leur sensibilit. Les journalistes, embarrasss, essaient
d'interrompre l'crivain visiblement inconscient du caractre tendancieux de son rcit. Mais la verve classificatrice de l'crivain
l'emporte, et les journalistes impuissants ( si on peut dire) doivent
renoncer le couper ( si on peut dire). Les journalistes rougissent
un peu, baissent la tte, s'agitent lgrement, se regardent; ils se
couvrent les yeux et finissent par sourire, alors que le suicide
moral de l'crivain se droule, interminable, devant eux.
1. Leiris M., cor et cri, Paris, Gallimard, 1988, p. 66.
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pas que cela suffirait faire comprendre ce que c'est que rire
un Martien dpourvu de cette facult. Et c'est probablement
pour cette raison que les philosophes ont choisi (plus ou moins
consciemment) de dfinir le rire par ses causes sans se soucier
du risque de circularit qui ne manquerait pas de les menacer
au cas o ils souhaiteraient examiner ensuite les causes du
rire (qu'est-ce qui fait rire?).
Selon Hobbes : La passion du rire est un mouvement subit de
vanit provoqu par une conception soudaine de quelque avantage personnel, compar une faiblesse que nous remarquons
actuellement chez les autres 1.>> Le rire est une joie, mais une joie
particulire. Une joie cause par la vue imprvue de notre supriorit sur autrui. Il y a beaucoup d'autres joies, qui ne sont pas
causes par la conception soudaine de quelque avantage personnel et c'est heureux. Mais ces joies ne se manifestent pas
dans le rire. Dans la classe des ractions joyeuses, ce qui spcifie
le rire, c'est ce qui le cause.
Bergson ne s'y prend pas autrement pour dfinir le rire 2
Quelle est la signification du rire? C'est ce qui fait rire. Qu'est-ce
qui fait rire? Le mcanique plaqu sur le vivant. Hobbes et Bergson dcouvrent chacun une cause diffrente au rire: ce qui veut
dire en ralit qu'ils donnent, chacun, une dfinition diffrente
du rire. Trouvez d'autres causes, vous trouverez d'autres dfinitions.
Bref, le langage causal que nous utilisons assez massivement
pour parler des affects est plutt trompeur. Il ne nous permet pas
de distinguer clairement les causes et les occasions, les relations
causales et les dfinitions ou les identifications en termes causaux.
C'est pourquoi, d'ailleurs, certains philosophes prfrent abandonner le vocabulaire des causes et prfrent s'en tenir au langage des raisons, c'est--dire au langage intentionnel (ainsi que
nous y invite le fait qu'on a toujours honte de quelque chose ou
quelqu'un ou pour quelqu'un).
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partir du moment o nous avons choisi d'envisager les prtendues causes de la honte comme des raisons d'avoir honte,
nous pouvons comprendre plus aisment comment la honte peut
se transfigurer ou disparatre par l'effet d'un processus qui n'a
rien de causal et qui ressemble plutt aux disparitions logiques
que nous voquions propos de la gnrosit. Il nous faut seulement tablir quelques limites sociales ou logiques la honte.
Commenons par les limites sociales.
Selon Max Scheler, ce qui, pour le missionnaire, est une excellente raison d'avoir honte, n'est pas du tout une bonne raison
pour l' indigne. L'histoire est pleine de ces pnibles anecdotes.
L'indigne ne dissimule pas son sexe, mais invite par le missionnaire couvrir des parties honteuses, elle se refuse vivement le faire, en donnant tous les signes de l'expression naturelle de la pudeur, et dans le cas o elle obit contrecur, elle
s'enfuit en courant et se cache derrire des buissons ou dans sa
hutte et d'abord on ne peut l'amener en public avec ce cachesexe1. Pour l'indigne , porter un short ridicule de missionnaire est une meilleure raison d'avoir honte que se promener
tranquillement la peau au soleil, c'est bien connu.
Stendhal n'est pas moins relativiste que Scheler sur ces sujets.
Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu'on
cache le plus ici, mais mourrait de honte plutt que de montrer
son bras. Il est clair que les trois quarts de la pudeur sont une
chose apprise 2.
Les limites logiques de la honte sont bien plus intressantes.
On ne peut, semble-t-il, avoir honte que pour des actions rvolues
ou des tats de choses prsents (des fautes ou des dfauts) mme
si ces actions et ces tats de choses n'ont pas eu lieu ou n'existent
pas. Mais Otllh ~eut pas avoir honte de l'avenir. On peut craindre
l'avenir. On peut craindre d'avoir honte l'avenir. On peut avoir
honte de ce qu'on prpare pour l'avenir. Mais on ne peut pas
avoir honte de l'avenir. moins de le connatre, ce qui le transforme en tat de choses prsent ou en actions rvolues.
1. Scheler M., La pudeur (1913), trad. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1952, p. 25-26.
2. Stendhal, De l'amour, Paris, Garnier-Flammarion, p. 86.
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3. LA HAINE
Dans un essai sur la distinction entre faits et valeurs 1 , Lo
Strauss observe que les historiens et les sociologues ne peuvent
pas viter d'utiliser des termes tels que cruaut, vanit,
courage, cupidit, dvouement, mme lorsqu'ils se font
un devoir de respecter strictement une norme de neutralit axiologique, c'est--dire d'liminer tout jugement de valeur dans
leurs descriptions et leurs explications. Lo Strauss ajoute :une
rgle d'limination de ce genre de termes, manifestement valuatifs, serait un jeu dont la purilit ou le cynisme apparatrait
trs facilement dans certains cas extrmes.
Imaginons, dit-il, qu'un historien se fixe les rgles suivantes : il
aurait le droit de faire une description purement factuelle des
actes accomplis au su et au vu de tous dans un camp de concentration, et une analyse galement factuelle des motifs et des
mobiles qui ont m les acteurs, mais il s'interdirait d'utiliser le
mot cruaut . Une description de ce genre, prtendument
directe et objective, ressemblerait, en ralit, ou bien une satire
froce, ou bien une euphmisation suspecte ou ridicule.
L'historien ne s'en sortirait pas mieux en choisissant de mettre
entre guillemets le terme cruaut. Cette faon de ne pas prendre
la responsabilit de l'usage d'un terme valuatif serait, comme le
dit Lo Strauss, un truc enfantin.
premire vue, on pourrait dire de haine >> ce que Lo Strauss
dit de cruaut :c'est un terme valuatif et ngatif du fait, au
moins, qu'il est un antonyme du terme amour, qu'il serait trs
difficile de dpouiller de son aspect positif dans notre langage
courant, qui est, ainsi que le remarque fort justement Robert
Solomon, dans son analyse des passions, un langage humaniste
et manichen 2
1. Strauss L., Droit naturel et histoire (1954), trad. M. Nathan et . de
Dampierre, Champs, Flammarion, p. 59.
2. Salomon R.C., The Passions, Notre Dame, University of Notre Dame
Press, 1983.
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Dans son analyse des passions, Hume avait isol ce qu'il appelait des passions indirectes, c'est--dire des impressions plaisantes ou douloureuses lies des croyances, des idesl.
l'impression directe et douloureuse cause par l'impact du
poing sur le nez peut succder la passion de la honte si, entre
cette impression et cette passion, s'est interpose, par
exemple, l'ide qu'on a t lche en ne frappant pas celui qui
nous a frapp. Et c'est pourquoi la honte est une passion indirecte.
Davidson a subtilement montr qu'en ralit Hume avait
dfendu une thorie propositionnelle des passions indirectes,
celles-ci n'tant pas individues ou dfinies par un certain
tat qualitatif du sujet, mais par une description de l'ide qui
les causent, laquelle a la forme d'une proposition dans notre
langage 2 . Davidson a donc align l'analyse des passions indirectes sur celle, plus gnrale, des croyances. Une croyance
n'est pas un tat affectif ou qualitatif du sujet, mais une attitude ou un jugement d'approbation l'gard d'une proposition
particulire. Il parat assez vident que croire que deux et
deux font quatre, ce n'est pas tre dans un tat qualitatif particulier ou, plus exactement, cet tat n'est pas pertinent pour
dfinir ou identifier la croyance (on peut tre trs triste ou
trs joyeux si deux et deux font quatre, mais cela n'a aucune
importance si ce qu'on veut, c'est dfinir ou identifier cette
croyance).
1. Hume D., Les passions (Livre Il du Trait de la Nature Humaine), trad.
fr. J.P. Clro, Paris, Garnier-Flammarion, p. 110.
2. Davidson D., op. cit., 1993, p. 365-383.
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En fait, Plutarque nous propose une sorte de protocole exprimental qui devrait nous permettre de distinguer objectivement
la haine et l'envie. Si notre comportement hostile se maintient,
mme lorsque la personne vise nous a largement dpass par
ses succs ou lorsqu'il lui arrive un grand malheur, c'est que nous
sommes haineux. Si, au contraire, nous abandonnons notre comportement hostile la vue des succs flagrants de la personne
vise ou lorsqu'elle souffre, c'est que nous tions seulement
envieux.
Il n'y a rien d'embarrassant dans cette faon de dfinir un prtendu sentiment par le comportement, plutt que par un certain
tat qualitatif ou mental.
Comme Ryle l'a observ, lorsque quelqu'un est vaniteux, il est
souvent le dernier s'en apercevoir 1. Si c'tait un tat qualitatif,
il serait le premier. On pourrait dire qu'il en va de mme pour la
haine et l'envie ; c'est en adoptant un point de vue objectif sur
soi-mme qu'on peut s'apercevoir qu'on est haineux ou envieux,
et cela, seulement, si on a, sa disposition, une procdure semblable celle que Plutarque propose.
Cependant, l'identification comportementale souffre des
dfauts vidents de toutes les constructions behavioristes. Il
reste toujours des termes mentaux inanalyss qui tranent dans
les descriptions (le sentiment d'hostilit par exemple) ; et certaines attitudes ne s'expriment pas dans des actes, ce qui rend
vaine toute identification comportementale. Il y a aussi le problme plus gnral de l'interprtation.
Il n'est pas ncessaire d'tre un Nietszchen obsessionnel pour
dmasquer, derrire la plupart de nos comportements altruistes,
de la mchancet, de la vanit, de l'gosme et, l'inverse, il n'est
pas impossible de prtendre qu'un comportement brutal et violent exprime un amour authentique. Bref, le soupon que nos
actes n'expriment pas vraiment nos intentions tant indfectible,
le critre de l'identification comportementale parat toujours
grossier.
Toutefois, on peut avoir des raisons de penser qu'il y a des
limites l'interprtation. Le contexte nous permettrait d'exclure
celles qui sont inacceptables. Mais faire intervenir le contexte
1. Ryle G., op. cit., 1978, p. 85.
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Ce qu'on peut retenir de cette analyse, c'est que le sujet haineux a tendance ne pas s'attribuer un caractre ou des dispositions haineuses, tout simplement peut-tre, parce qu'il n'a gure
envie de s'attribuer un caractre ou une disposition socialement
dvalorise, moralement dvalue. Mais cela ne signifie pas qu'il
a ces sentiments ou ces comportements avant l'valuation
morale.
Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les tats de haine
sont, semble-t-il, attribus dans le cours d'une sorte de procdure objective, la troisime personne, une procdure que le
sujet dit haineux peut conduire lui-mme en rflchissant sur
ses actions.
Ce n'est pas en tant qu'tat purement affectif, purement intentionnel, purement comportemental que la haine est attribue et
identifie. C'est dans une combinaison variable des trois,
laquelle se mle invitablement un jugement moral la troisime personne.
De sorte que la haine apparat en dfinitive comme une sorte
d'tat moral. Pour parodier une formule fameuse je dirai :on
n'est pas haineux, mais on le devient lorsque des tats qualitatifs, des intentions, des comportements font l'objet d'un jugement
moral ngatif.
Il en rsulte qu'on peut envisager la possibilit que deux comportements ou styles de comportements objectivement indiscernables ou deux tats qualitatifs identiques seront distingus par
le fait qu'ils se prsentent dans des contextes moraux diffrents
(on peut penser, mme si l'exemple est us, la diffrence entre
la violence en temps de guerre et aux mmes actes accomplis en
temps de paix).
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Tout cela me permet d'tablir un lien entre l'argument comportemental et l'argument intentionnel et de prciser ma critique du
prjug causal, pour conclure.
Nous avons vu qu'il tait possible de donner une dfinition
externaliste des croyances, mais qu'elle avait l'inconvnient de
bloquer l'analyse causale de l'efficacit des croyances. Si les
croyances se prsentent nous en bloc, ou si elles se dfinissent
autrement que par ce qui se passe dans la tte des gens, elles
n'ont pas de pertinence causale relativement au comportement
humain.
Or ces identifications de la haine la troisime personne, en
tant qu'attribut moral, sont typiquement extemalistes. Elles ne
dpendent pas ce qui se passe dans l'me du sujet dit haineux.
Et, comme les autres analyses externalistes, elles sont incompatibles avec l'analyse causale, telle qu'on l'entend habituellement.
En rsum : si la haine est une attribution morale la troisime personne, comme il semble bien que ce soit le cas, il est difficile de voir comment on peut la faire figurer dans une explication causale ordinaire, internaliste en principe.
Je suis conscient de la fragilit de mon argument. En ralit,
c'est une piste de recherche seulement, qui repose sur l'incompatibilit prsume (je dis bien prsume) entre causalisme et
externalisme.
Mais on peut se contenter de dire que si l'analyse causale de la
haine est vicie, c'est tout simplement, parce que nous n'avons
aucun bon moyen d'tablir les conditions d'identit de la haine,
de l'identifier par opposition, au moins, d'autres sentiments
voisins. Ni le critre qualitatif, ni le critre intentionnel, ni le critre comportemental ne sont satisfaisants. Quant au critre
moral, il exclut, semble-t-il, une analyse causale ordinaire.
TROISIME PARTIE
L'AUTONOMIE DE L'THIQUE
quelques exceptions prs, les sociologues et les historiens n'ont jamais hsit dfendre l'objectivit des valeurs et
des normes. Ce qui leur fait dire que les normes et les valeurs
sont objectives, c'est qu'elles ont, d'aprs eux, des proprits de
ce genre.
1) Nous ne pouvons pas les modifier volontairement
alors que cette possibilit n'est jamais exclue pour des lois ou des
rgles de jeu.
2) Nous savons trs bien les distinguer de nos prfrences ou de nos dsirs.
3) Elles sont l avant nous et elles continuent d'exister
aprs nous. (On peut envisager une version plutt concrte ou
historique : on les trouve toutes faites notre naissance et elles
continuent d'exister aprs notre disparition; et une version plus
abstraite ou gnrale: il n'est pas inconcevable que les normes et
les valeurs restent approximativement les mmes, alors que les
individus qui s'y conforment ou les violent, sont diffrents, d'o
l'ide que les normes et les valeurs prexistent aux individus ou
existent indpendamment d'eux, c'est--dire objectivement.)
Il existe bien sr d'autres raisons, moins durkheimiennes ,
de prter une sorte d'objectivit aux valeurs et aux normes, mais
elles ne sont pas dpourvues de toute relation avec celles-ci.
Cependant, une chose est de dire que les valeurs et les normes
sont, en ces diffrents sens, en dehors de nous\ et qu'elles
exercent sur nous une sorte de contrainte, autre chose est
d'affirmer que ces valeurs ou ces normes pourraient tre vraies
ou fausses au sens le plus fort du terme, c'est--dire de la mme
manire que les propositions mathmatiques ou empiriques.
Il est facile de comprendre : Il est soit vrai soit faux que les
Franais sont, en majorit, pour la peine de mort (mme si on
1. Durkheim E., <<Jugements de valeur et jugements de ralit>> (1911),
Sociologie et philosophie, d. parC. Bougl, Paris, PUF, 1974, p. 102-121.
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vrit qui chapperait hlas, la plupart de ceux qui les lisent. Ils
ont russi, la rigueur, sauver l'ide que le comportement
humain n'tait pas ncessairement conformiste et qu'il fallait bien
rendre compte de la capacit que nous avons de critiquer les
conventions existantes, capacit dont nous savons depuis toujours
qu'elle existe (l'exemple d'Antigone peut tre servi pour persuader
ceux qui n'en seraient pas convaincus). Mais ils n'ont certainement
pas russi faire admettre que cette capacit critique tmoignait
d'elle-mme de l'existence de vrits thiques transcendantes.
Il faut bien reconnatre qu'il n'est pas trs facile de traduire ce
genre d'argument, de telle sorte qu'il puisse faire l'objet d'un
dbat authentique avec les spcialistes des disciplines relativistes (ou pour ne pas fermer d'emble toutes les possibilits,
avec les relativistes dans ces disciplines). Mme un argument
pistmologique modeste tel que : la meilleure explication possible de la force de la critique morale, c'est qu'elle est vraie leur
paratra probablement suspect.
Je trouve donc particulirement rjouissant qu'une discussion
de trs vaste porte se soit engage, parmi les philosophes analytiques, autour de la question du ralisme moral 1, qui est celle de
la possibilit pour les noncs moraux d'tre rputs vrais ou
faux. Cette discussion ne vise pas en finir une fois pour toutes
avec le relativisme ou la dichotomie du fait et de la valeur. Son
ambition est plus modeste (et plus raliste pour utiliser le mot
dans un autre sens): donner une certaine plausibilit aux arguments qui plaident en faveur de la possibilit pour les noncs
moraux d'tre vrais ou faux et pas seulement acceptables dans
un certain contexte>>, c'est--dire rendre ces arguments lgitimes
mme aux yeux de ceux qui font de la croyance au relativisme ou
la dichotomie du fait et de la valeur un vritable article de foi.
Personnellement, je dfendrai l'ide que ces arguments ne sont
pas dcisifs. Ma stratgie consistera essayer de montrer que les
diffrentes espces de ralisme moral se dtruisent rciproquement.
C'est donc une thse plutt ngative que je soutiendrai sur ce sujet.
1. Cf. Virvidakis S., Varits du ralisme en philosophie morale>>, Philosophie, 22, 1989, p. 11-35; Darwall S., Gibbard A., Railton P., Toward
Fin de Sicle Ethics :Sorne Trends>>, The Philosophical Review, 101, 1,
1992, p. 115-189.
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Mais j'essaierai de souligner, aussi, l'importance de la contribution (ngative galement) des arguments ralistes la philosophie morale et aux sciences humaines en gnral. Grce eux,
nous avons appris que la plupart des arguments qu'on utilise
habituellement pour justifier le dualisme du fait et de la valeur,
la distinction valuatif-descriptif, le relativisme en gnral ne
sont absolument pas concluants. Plus spcifiquement, nous
avons appris que nier la possibilit de l'objectivit morale pourrait nous obliger nier toute forme d'objectivit, car nos noncs
dits empiriques ne rsisteraient pas certains tests qu'on fait
subir principalement aux noncs moraux afin de prouver qu'ils
ne sont pas susceptibles d'tre vrais ou faux. Et, inversement,
nous avons appris que les noncs moraux taient tout fait susceptibles de subir avec succs d'autres tests, relatifs d'autres
thories dont nous nous servons aussi pour dcider de la possibilit pour un nonc d'tre vrai ou faux.
Pourtant, du fait que ce qu'on appelle la rvolution raliste 1
a disqualifi la plupart des arguments traditionnels en faveur de
la dichotomie du fait et de la valeur ou du relativisme, on ne peut
pas conclure que cette dichotomie et cette thse sont absurdes,
striles ou fausses.
Tout ce que nous avons perdu, jusqu' prsent, c'est un certain
genre de justification de ces ides. Et tout ce que la querelle du
ralisme moral peut avoir engendr, c'est la ncessit de trouver
des arguments nouveaux et plus convaincants (ce qui n'est vraiment pas un mal, soit dit en passant). Car il serait absurde de
penser que le conflit entre les partisans et les adversaires de la
dichotomie fait-valeur et du relativisme pourrait tre tranch de
manire dfinitive par un de ces arguments dcisifs que tout le
monde cherche et que personne ne trouve, pour la bonne raison
qu'il n'y en a pas.
1
Russell disait :Je ne vois pas trs bien comment rfuter les
arguments qui plaident en faveur de la subjectivit des valeurs
1. C'est Jonathan Dancy qui parle d'une rvolution affectant tous les
secteurs de la philosophie morale, dans Transatlantic Variants ''
T.L.S., 23-29 mars 1990, p. 326.
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tionnisme sans nuances (c'est--dire, sans certains amnagements du genre de ceux qu'on peut trouver dans la thorie dite de
la survenance lorsqu'elle est applique aux tats mentaux. Je
reviendrai sur le sujet).
Ces diffrentes formes de ralisme non rductionnistes peuvent-elles coexister pacifiquement ?
Je ne le crois pas. Le raliste ontologique rejette la vacuit du
ralisme smantique ; le raliste normatif rejette les fantaisies
mtaphysiques du raliste ontologique ; le raliste interne
rejette en bloc les divisions que prsupposent le ralisme ontologique et normatif et la vacuit du ralisme smantique.
4
La meilleure manire de faire le point sur la question, c'est, me
semble-t-il, d'examiner les trois arguments fondamentaux
autour desquels la discussion s'est organise:
1) l'argument smantique austre,
2) l'argument de l'analogie entre proprits thiques et
qualits secondes ou tats mentaux ou objets mathmatiques,
3) l'argument du holisme de la connaissance.
1) L'argument smantique
Dans le cadre d'une smantique austre, il suffit qu'un nonc
ait une forme descriptive pour qu'on puisse dire de lui qu'il est
susceptible de vrit ou de fausset 1 . Or si on peut avoir des
doutes propos des noncs moraux prescriptifs, ceux qui ont la
forme d'impratifs ou ceux qui introduisent des oprateurs dontiques tels que il faut, tu dois, etc. ,ces doutes ne peuvent pas
subsister devant les noncs valuatifs (ou axiologiques) : Les
notaires sont honntes, Sacrifier des innocents est ignoble
sont des noncs descriptifs bien forms. On peut tenir pour
acquis que le discours moral est, en partie au moins, descriptif.
C'est une raison suffisante d'estimer que ce domaine de discours
pourrait tre dit raliste, en partie au moins. Pour que le discours
moral puisse tre dit raliste, en partie au moins, on devrait tre
en mesure d'ajouter :
1. Horwich P., op. cit., 1990.
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tenir ses promesses, Ne vole pas sont, selon ces critres, des
jugements moraux prescriptifs. Il est possible d'mettre un jugement prescriptif qui ne s'exprime linguistiquement ni l'impratifni au moyen d'un indicateur dontique (Les enfants dorment
pour ne pas les dranger ). De mme, on peut formuler des jugements valua tifs sans prdicat axiologique ( L'picier n'a pas
rendu la monnaie pour L'picier n'est pas honnte). Mais le
fait qu'on puisse exprimer les valuations et les prescriptions
autrement qu'au moyen des exemples d'noncs habituellement
choisis en philosophie morale ne signifie pas que ces demiers ne
nous donnent aucune indication sur la diffrence entre les jugements valuatifs et prescriptifs (on peut admettre que ces noncs
indiquent quelque chose propos de cette diffrence, mme si on
dfend l'ide qu'en dfinitive, l'existence de cette diffrence est
indpendante de ses manifestations linguistiques).
C'est, en tout cas, partir d'une distinction de ce genre que le
ralisme dit ontologique semble pouvoir tre dfendu. Il ne parat
pas absurde de se demander si la proprit axiologique d'tre
honnte est relle ou aussi relle que la proprit d'tre
blanc. Mais se demander si la rgle disant que il ne faut pas
mentir est aussi relle que la proprit de tre une ligne droite
pourrait ressembler un garement momentan de l'esprit.
Presque personne d'ailleurs ne semble penser qu'un ralisme de
type ontologique pourrait tre dfendu de faon aussi convaincante
pour les normes et pour les valeurs. Et si certains philosophes ont
choisi d'appeler leur ralisme normatif, c'est probablement parce
qu'ils s'intressent plus aux normes et aux raisons d'agir qu'aux
prdicats axiologiques, et qu'ils estiment qu'il est absurde d'utiliser pour dfendre un ralisme des normes, des arguments du type
de ceux que les ralistes axiologiques emploient.
D'une certaine faon, la justification du ralisme moral ontologique au moyen de la division entre valeurs et normes l'expose
une objection dvastatrice. Il suffirait de montrer que les valeurs
morales sont lies de faon non contingente aux normes pour ruiner la possibilit d'un ralisme de valeurs. Car si les normes ne
sont pas susceptibles d'tre traites de faon raliste au sens
ontologique et si les valeurs ne sont que des sortes de normes, on
ne voit pas trs bien ce qui pourrait justifier un ralisme ontologique des valeurs.
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prits morales reste toujours plus ou moins fonction de certaines facults de rception de l'agent). Pour ce qui concerne les
tats mentaux, on peut admettre plus aisment qu'ils existent ou
n'existent pas indpendamment de nos croyances ou de nos attitudes : c'est particulirement vident dans le cas des croyances
des animaux, dont l'existence ou l'inexistence semblent indpendantes des ides que nous nous faisons ce sujet.
Bien entendu, un interprtationniste en matire d'tats mentaux niera que ces derniers aient une existence indpendante.
D'autre part, certains ralistes estiment que la croyance en
l'existence ou l'inexistence des croyances d'autrui implique au
moins la croyance en l'existence de ses propres croyances. De
sorte, que, en un certain sens, on peut dire aussi des tats mentaux qu'ils sont dpendants de nos ractions. Mais ce type de
dpendance pistmologique n'a pas grand-chose voir avec la
dpendance aux ractions de l'agent de l'existence des couleurs
ou d'autres qualits secondes. La dpendance pistmologique
est ou bien beaucoup plus forte, puisqu'elle peut suffire nier
l'existence des tats mentaux (mais dans ce cas, on abandonne
compltement l'option raliste) ou bien beaucoup plus faible (le
fait que pour envisager l'existence indpendante des croyances
d'autrui on ait besoin d'affirmer l'existence de nos propres
croyances ne dit pas que les croyances d'autrui n'existent pas
indpendamment des ntres).
Soit, donc, l'analogie tats mentaux-proprits morales. L'antiraliste observe que les proprits morales sont souvent voques dans des explications d'allure causale (Les fonctionnaires
se sont rvolts parce que l'impt tait injuste ), ce qui tend
accrditer l'ide que ces proprits sont relles (en vertu de ces
pouvoirs causaux). Mais il estime qu'il s'agit d'une illusion que
les philosophes de l'esprit connaissent bien 1. Les seules explications causales lgitimes sont physicalistes et celui qui veut attribuer des pouvoirs causaux aux tats mentaux est confront un
1. Blackburn S., Supervenience Revisited dans Hacking 1., Exercises
in Analysis, Essays by Students of Casimir Levy, Cambridge, Cambridge
University Press, 1985, p. 47-67; Harman G., Moral Explanations of
Natural Facts- Can Moral Claims be Tested Against Moral Reality? ,
The Southern Journal of Philosophy, Supplment, 1986, p. 57-78.
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dilemme. Ou bien, il rduit les tats mentaux des tats physiques (des tats crbraux, par exemple): dans ce cas, il sauve le
pouvoir causal des tats mentaux, mais il limine leurs caractres spcifiques. Ou bien, il sauve la spcificit de l'tat mental,
mais il doit renoncer lui donner un pouvoir causal. D'aprs
l'anti-raliste, si un philosophe moral veut aligner les proprits
morales sur les proprits mentales, il se heurtera forcment la
mme difficult.
Le raliste, de son ct, accepte l'analogie, en pensant qu'elle
peut tourner son avantage, s'il emprunte la philosophie de
l'esprit certaines notions plus ou moins fonctionnalistes 1 . Le raliste reconnat qu'un tat mental ne peut tre dit rel que s'il a
des pouvoirs causaux et que les seuls pouvoirs causaux concevables sont physiques. Mais il estime qu'il n'est pas impossible,
partir de ces prmisses, de sauver la fois la spcificit des tats
mentaux et leurs pouvoirs causaux, c'est--dire leur ralit. Tout
d'abord, il affirme que les tats mentaux se superposent, pour
ainsi dire, des tats physiques (des tats du cerveau par
exemple): les proprits physiques ont une priorit ontologique,
dans le sens o elles existent indpendamment des autres proprits non physiques, alors que les proprits non physiques
n'ont pas d'existence indpendante. La relation des tats mentaux aux tats physiques est une relation de dpendance asymtrique ou de survenance 2 Ce qui est la base, c'est l'tat physique ( deux tats physiques parfaitement indiscernables ne
peuvent se superposer deux tats mentaux distincts). Mais ce
genre de relation de dpendance asymtrique n'implique nullement qu'il y ait identit entre la proprit de base (physique) et la
proprit superpose (mentale). Les fonctionnalistes nous ont
habitus l'ide qu'une mme proprit (mentale par exemple)
pouvait tre ralise ou instancie dans une disjonction
d'tats physiques (cet tat crbral, ou celui-l, ou celui-l, etc.).
On pourrait dire que le fonctionnaliste pense l'tat mental
comme un rle , dfini en terme de besoin ou de dsir
1. Brink D.O., op. cit., 1989.
2. Blackburn S., op. cit., 1985; Audi R., <<Mental Causation: Sustaining
and Dynamic >>dans Heil J. et Mele A., ds, Mental Causation, Oxford,
Clarendon Press, 1993, p. 53-7 4.
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3. L'argument holiste
Ce sont principalement les ralistes internes qui ont tendance
invoquer la doctrine dite holiste de Quine pour justifier leurs
arguments. Mais, en un certain sens, tous les ralistes semblent
avoir une dette l'gard du holisme. Car c'est la doctrine holiste
qui a le plus puissamment contribu effacer les frontires entre
le fait et la valeur, au bnfice du fait. Telle est du moins l'opinion
gnrale des philosophes qui sont souvent trs tonns
d'apprendre qu'en ralit Quine, lui-mme, refusait cette extension de sa doctrine.
Le holiste dit qu'il est absurde d'essayer d'tablir une frontire
nette entre nos croyances factuelles et nos croyances non factuelles (thoriques, normatives, etc.). C'est une consquence de
sa critique des dogmes de l'empirisme, c'est--dire de la dichotomie entre l'analytique et le synthtique et de la thse selon
laquelle on pourrait vrifier ou rfuter un nonc isol ou
indpendamment de tous les autres auxquels il est li. C'est
aussi une consquence de sa critique de la thorie positiviste du
double standard . Pour le positiviste logique, l'ontologie est le
choix non vrifiable d'un cadre conceptuel. Seules les hypothses
scientifiques seraient sujettes vrification. Pour le holiste, la
science et l'ontologie ne peuvent pas tre distingues aussi radicalement. L'ontologie n'est pas moins sujette rvision que la
science, mme si elle occupe une position un peu plus centrale.
L'ontologie est indirectement teste par les succs des hypothses scientifiques qui en sont drives.
On peut avoir l'impression qu'il y a une contradiction dans la
doctrine holiste entre l'ide que certaines croyances sont tellement centrales qu'on prfrera toujours les sauver, parfois au
dtriment de faits et de donnes et l'ide que tout, dans
l'ensemble que forment nos croyances, est susceptible d'tre
rvis, les croyances centrales aussi bien que les autres. Mais
centralit des croyances ne veut pas dire vrits ternelles. C'est
tout l'intrt du holisme la Quine (et l'expression du pragmatisme qui l'anime) de parvenir expliquer la diffrence entre nos
croyances logiques et les autres, sans traiter les premires
comme des vrits immuables.
Toutes ces considrations devraient, en principe, s'appliquer
au domaine thique. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi
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science, l'thique est mthodologiquement infirme et, compares celles de la science, ses prtentions l'objectivit sont
dplaces 1.
Ce n'est pas sans une certaine ironie, d'ailleurs, qu'il remarque
que, sur un sujet aussi vital que la diffrence entre le bien et le
mal, on ne dispose absolument pas des instruments de contrle,
dont on se sert massivement pour tester certaines thories scientifiques dont l'intrt est loin d'tre aussi vident.
Bref, Quine semble estimer que les arguments holistes, mme
pris en totalit -impossibilit de vrifier ou de rfuter un
nonc isol, enchevtrement des croyances factuelles et non factuelles, continuit entre les croyances centrales et les croyances
priphriques, etc. -ne suffisent pas justifier la dissolution de
la frontire science-thique.
premire vue, l'attitude de Quine est trange. Le holisme
semble impliquer que c'est l'ensemble de nos croyances qui est
engag chaque fois que nous voulons tester l'une d'entre elles.
C'est un argument puissant contre la dichotomie du fait et de la
valeur puisqu'il suggre que nous pouvons, indirectement au
moins, mettre nos croyances thiques l'preuve. Ce n'est peuttre pas le meilleur argument en faveur du ralisme moral strictement non rductionniste ,mais c'est un argument suffisant,
pour des formes de ralisme moral qui admettent un certain
degr de rduction (le ralisme interne, par exemple, mais il y en
a d'autres que je n'ai pas examines ici).
Mais Quine rcuse entirement l'ide que les croyances
thiques pourraient tre, ft-ce indirectement, testes. Pourquoi? Il semble que Quine refuse d'aligner le discours thique
sur le discours scientifique ou d'intgrer l'thique dans l'entreprise d'accroissement de nos connaissances parce que le discours
thique n'a pas du tout la mme structure d'ensemble que le discours scientifique. Dans le discours scientifique, il y a bien, au
centre, des noncs qui ne sont pas directement confronts
l'exprience. Mais la ligne qui va de ces noncs aux noncs
1. Quine V.V.O, On The Nature of Moral Values, Theories and Things,
Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1981, p. 56-66. La suite de
mon examen repose sur ce texte trs bref. Il faut dire que Quine n'a
gure crit sur l'thique, pour des raisons que ce texte justifie assez bien.
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l'instant prcis o il grillait le feu rouge, par exemple, ne dpendait pas de lui, bien videmment. Les chauffards ivres qui n'crasent personne ne manquent pas, heureusement, la bonne fortune
est de leur ct, tout simplement 1 . On peut dissoudre graduellement la responsabilit des actes heureux ou dfectueux en invoquant le caractre et les circonstances, qui sont des choses qui ne
dpendent pas de nous et suffisent expliquer nos actes.
Telle est, semble-t-il, la signification simple qu'on peut donner
ce fameux dterminisme sociologique ou psychologique, s'il en
a une. Il s'en suivrait que tout ce que nous disons de la libert, de
la responsabilit, de la volont serait illusoire et, bien y rflchir, totalement incomprhensible.
Or, si tout ce que nous disons de la libert, de la responsabilit
est illusoire, les ides de faute, de mrite, de blme, de louange,
de sanction en gnral deviennent artificielles, justifies au
mieux par leur utilit sociale, condamnes disparatre, comme
le suggrait Lvy-Bruhl la suite de Comte, au fur et mesure
que notre connaissance objective du comportement humain ira
en s'approfondissant : Il est permis de prvoir, pour la nature
morale, un processus analogue celui qui s'est droul pour la
nature physique : mesure que la ralit morale deviendra
davantage objet de science, elle sera moins objet de sentiment.
L'uvre d'Auguste Comte symbolise trs exactement cette transition2.
Nous continuerons sans doute punir, pour des raisons d'utilit, mais froidement, sans colre l'gard des criminels, de
mme que nous asservissons la nature sans prouver de sentiment son gard (malheureusement, pourrait-on dire). Cependant, cette vision positiviste n'est pas ncessairement implique
par la reconnaissance de la validit de la thse dterministe.
Je vais me servir, prsent, d'un vocabulaire assez peu lgant, mais qui pourra nous aider, j'espre, distinguer plusieurs
autres possibilits. J'opposerai deux thses :l'une dite incompatibiliste et l'autre dite compatibiliste. La thse incompatibiliste
nous demande de choisir entre nos croyances dans le dtermi1. Nagel T., op. cit., 1983, p. 38-53.
2. Lvy-Bruhl L., La morale et la science des moeurs, Paris, P.U.F., 1971,
p. 252-253.
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sible qu'il est libre. C'est prcisment la rgularit de notre comportement qui est l'indice de sa libert.
De son ct, le compatibiliste par exclusion soutiendra: ce que
nous disons de la ncessit ou du dterminisme porte sur un
domaine entirement spar de ce que nous disons de la libert,
de la responsabilit ou de la volont. Comme ces deux thses ne
se rapportent pas du tout la mme chose, elles ne peuvent pas
se contredire. Notre comprhension des actes humains est une
chose; nos ractions d'indignation ou d'approbation en sont une
autre. D'ailleurs, tout comprendre, ce n'est pas tout pardonner,
on le sait bien.
Dans la section VIII de l'Enqute sur l'entendement humain,
David Hume passe du premier compatibilisme, par inclusion, au
second, par exclusion. Entre ces deux compatibilismes, il y a certainement une tension: Mais, pour Hume, ils se rejoignent au
fond, car ce sont des chos de ses attaques dvastatrices contre le
ralisme, l'objectivisme, le rationalisme en gnral, dans le
domaine moral. Il ne faut pas s'en tonner, car l'empirisme de
Hume, qui devrait, en principe, lui interdire d'riger un systme
ne l'empche tout de mme pas de donner une certaine cohrence
ses thmes. La thorie de la connaissance de Hume nous donne
certaines cls indispensables pour comprendre sa doctrine
morale et clarifier la question du compatibilisme.
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garantir. Nous ne pouvons pas justifier notre croyance en l'existence d'objets ayant une existence permanente et indpendante
de nos sensations partir de comptes rendus de sensations. Cette
justification peut-elle tre logique? Non. La proposition Il y a
une rose rouge ne peut pas tre dduite de Je vois une rose
rouge.
Pour expliquer ce passage qui n'est justifi ni par la logique, ni
par nos sensations, Hume ne conoit pas d'autre possibilit que
l'intervention d'un jeu purement imaginaire. La rose rouge en
tant qu'objet permanent et indpendant est une sorte de fiction,
ou plus exactement une croyance que nous acceptons habituellement ou spontanment, mais elle n'a aucune garantie logique ou
sensible.
Les conclusions de Hume sont donc troitement lies sa
conception de la structure de l'entendement humain qui serait
compos de trois facults: celle de raisonner logiquement sans le
secours de l'exprience, celle de percevoir, et une facult d'imagination. Si quelque chose ne dpend ni de la raison ni des sensations, alors cette chose ne peut tre lie qu' l'imagination.
Dans son analyse du jugement moral, Hume applique ces principes. Si nous pensons qu'un acte est vicieux ou vertueux, ce ne
peut tre en vertu d'une relation logique, car celle-ci ne fait pas
de distinction entre, par exemple, le parricide et le remplacement
d'un chne par ses propres graines (T.N.H., p. 582-583). En
disant qu'un acte est vicieux ou vertueux, nous utilisons donc nos
deux autres facults. Nous prouvons quelque chose, un sentiment d'approbation ou de dsapprobation, par le jeu de nos facults de sentir et nous projetons ces sensations, pour ainsi dire,
dans l'acte, par le jeu de notre imagination. Il en rsulte que ce
que nous prouvons et projetons, nous finissons pas l'attribuer
l'acte mme.
Nous croyons que les proprits tre bon, mauvais, courageux, cruel, gnreux, sont les proprits objectives
d'un objet indpendant (un acte, une personne), alors que ce sont
des sensations (comme les saveurs, les sons, les couleurs, les
odeurs) et des projections de l'imagination (T.N.H., p. 584-585).
Je n'insisterai pas, ici, sur les limites de cette mthode qu'on
continue d'appliquer lorsqu'on essaie par exemple de rapporter
toutes choses au symbolique, au rel et l'imaginaire, par
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plaisir ou de peine peuvent tre veills par quelque chose qui les
prcde dans l'esprit. Rien, dans l'esprit, ne prcde une perception de rose rouge, mais un chagrin peut tre prcd par l'ide
d'un deuil, dans l'esprit. C'est pourquoi Hume prfre appeler les
impressions lies des ides, impressions de rflexion.
On voit donc comment ces histoires naturelles se distinguent.
Hume suggre qu'on passe naturellement d'une impression
l'ide correspondante par affaiblissement, alors que, dans les
passions, on passe d'une ide une impression forte, ce qui n'est
possible, dans le cas des impressions de sensation, que lorsque
nous sommes hallucins. Cependant, dans les impressions de
rflexion il convient plutt de parler d'une combinaison d'ides
et de sentiments : l'ide d'tre ruin et le dplaisir que cette ide
provoque peuvent tre considrs comme des donnes primitives.
Les lois d'association (ressemblance, contigut, causalit) oprent pour engendrer l'ide du moi et d'autrui. De quelle faon?
Certaines ides associes certains objets causent la honte ou la
fiert, et celles-ci se donnent le moi comme objet. De la mme
faon, certaines ides associes certains objets causent la haine
ou l'amour, et celles-ci se donnent autrui comme objet. Pour
Hume, il n'y a pas de moi qui puisse avoir honte ou tre
fier, il y a d'abord des sentiments de honte ou de fiert qui me
font croire au moi. De la mme faon, il n'y a pas d'autrui qui
provoque ma haine ou mon amour. C'est ma haine ou mon amour
qui engendre l'ide d'autrui. Dans ces engendrements, l'imagination remplit un rle minent :c'est elle qui autorise ces projections du moi et d'autrui comme elle autorisait la constitution
d'objets continus et permanents.
Je sais qu'il n'est pas trs facile d'accepter cette inversion de
notre ontologie ordinaire dans laquelle nous avons d'abord des personnes et ensuite des sentiments et des proprits. D'ailleurs, la
thse de Hume est parfois confuse sur ce point, mais il me semble
que c'est bien de cette faon qu'il convient de la comprendre, en
harmonie avec ce qu'il nous dit de la constitution des objets par
l'imagination. En tout cas, elle annonce bien des doctrines
modernes sur la gense du moi (le moi ne serait pas donn mais
construit psychologiquement ou socialement, etc.).
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Ce que nous pouvons retenir de cette histoire, c'est l'limination de l'ide de reprsentation, des privilges du moi, du monde
et l'importance de l'imagination dans la formation d'objets indpendants et permanents. Pour mieux comprendre ce dernier
point, il faut revenir un peu sur la thorie de la causalit de
David Hume.
La section IV de l'Enqute sur l'entendement humain s'ouvre
par cette affirmation trs forte : Tous les objets de la raison
humaine ou de nos recherches peuvent naturellement se diviser
en deux genres, savoir les relations d'ides et les faits (E.E.H.,
p. 85). Il est difficile de ne pas voir dans cette proposition une
anticipation de la distinction que Kant rendra fameuse, entre
propositions analytiques et synthtiques. Mais le point est trs
controvers. Pour Hume, le critre d'une relation de fait, c'est
que nous n'avons aucune difficult concevoir sa ngation. Le
soleil ne se lvera pas demain, n'est pas moins intelligible que
Le soleil se lvera demain. Alors que la ngation de Trois fois
cinq est gal la moiti de trente est inconcevable, la ngation
de Le soleil se lvera demain n'est pas du tout inconcevable.
Les relations de fait ne sont pas des relations logiques et c'est
d'ailleurs pour cette raison qu'elles ne peuvent pas tre conues
a priori, dans la tranquillit d'une rflexion philosophique.
D'aprs Hume, la relation de cause effet ne peut pas tre
conue a priori. Peut-on dire alors qu'elle est un fait d'observation? Hume rejette cette hypothse. Soit le cas d'une boule de
billard qui, par son impact, semble entraner le dplacement
d'une autre boule de billard. Qu'observons-nous en ralit? Le
mouvement de la premire, un bref contact entre les deux boules
et le mouvement de la seconde. Mais nous n'avons pas vu la
causalit. Nous ne pourrons prtendre avoir saisi cette relation
que si nous avons des raisons de penser que le dplacement de la
deuxime boule n'est pas un miracle, l'effet de la volont divine
ou d'un mcanisme cach sous la table. En fait, il faudrait donner
une traduction contrefactuelle de la proposition Le mouvement
de la premire boule a caus le dplacement de la seconde et
dire : Si la premire boule n'avait pas frapp la seconde, le
seconde ne serait pas dplace.
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conduite qui semble passager? C'est qu'il ne s'agit pas tout fait
de la mme personne, du caractre dans sa constance. C'est lui et
lui seulement qui suscite nos ractions morales (E.E.H., p. 167).
Notre croyance dans la constance du caractre se manifeste aussi
dans notre croyance l'uniformit des effets de certains motifs
(punitions, rcompenses). Il n'y aurait aucun sens laborer des
systmes de punitions, de lois, de rcompenses, si on n'admettait
pas comme principe fondamental que ces motifs, tre rcompens, tre puni, ont une influence rgulire et uniforme sur
l'agent, produisent les bonnes actions et prviennent les mauvaises (E.E.H., p. 166). Cette infrence, il est difficile de ne pas
la concevoir comme une cause et de ne pas la considrer comme
un exemple de la ncessit.
Ainsi, nous serions incapables de donner un sens au jugement
moral si nous ne pouvions dpasser le donn, croire, infrer,
attendre, compter sur la rptition de conjonctions constantes.
Bref, si le jugement moral n'tait pas entirement soutenu par
notre ide de la ncessit, il ne signifierait rien pour nous.
Hume ne s'intresse pas nos faons d'assigner une responsabilit, mais aux conditions de possibilit d'un jugement moral en
gnral. Son argument n'est pas aussi psychologique ou gntique qu'on le dit habituellement. C'est d'ailleurs la forme de son
argument qui invalide l'objection assez courante faite son traitement de l'ide de cause. On a reproch Hume d'avoir fait
reposer l'ide de cause sur celle de conjonction constante.
N'existe-t-il pas des cas d'assignation directe de causalit? Nous
pouvons fort bien concevoir directement la causalit, sans infrence, par une sorte d'obligation conceptuelle lie notre usage
des verbes tuer, persuader, construire, etc. Par ailleurs,
l'imputation d'une responsabilit ne ressemble-t-elle pas la
perception d'un trac, observable comme les marques du parcours d'un objet d'un point vers un autre? On pourrait donc
concevoir directement la causalit ou mme l'observer,
c'est--dire nous servir de l'entendement et des sensations sans
avoir utiliser l'argument coteux de l'habitude et de l'imagination. Mais l'exemple de l'assignation de responsabilit n'est pas
convaincant. Supposons que nous souhaitions rpondre la
question : Qui a vol le crayon qui tait pos sur la table ?
Parmi les rponses acceptables, nous n'inclurons probablement
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Mais ce compatibilisme par inclusion ne permet pas vritablement de dgager la spcificit du jugement moral. Tout ce que
Hume a montr, c'est que nos ides de libert ou de responsabilit, d'loge ou de blme n'ont de sens que si nous admettons le
rgne de la ncessit dans les affaires humaines. Mais, dans ces
conditions, une boule de billard pourrait tre dite libre . Le
seul argument que Hume avance pour exclure la possibilit de
condamner une boule de billard qui en frappe une autre, c'est
que nos ractions d'loge et de blme ne peuvent avoir pour
objets que des personnes. Mais, qu'est-ce qui justifie cette restriction? En ralit, le compatibilisme par inclusion ne nous permet pas de rpondre cette question. Hume semble penser qu'il
est possible de remdier cette insuffisance manifeste en associant au compatibilisme par inclusion, l'autre forme de compatibilisme, par exclusion. Pour justifier son point de vue, il n'hsite
pas se servir de ces remarques sarcastiques dont il est toujours
trs gnreux. Il nous demande, en gros, si un homme tortur
par des douleurs pouvantables serait apais si on essayait de le
consoler en lui disant que ses souffrances, aussi profondes
soient-elles, contribuent l'harmonie universelle ou au plus
grand bonheur possible de tous les tres crs, ou que ses souffrances sont de mdiocre importance au regard de sa place ridicule dans l'univers ou de toutes autres souffrances plus fortes,
passes et prsentes, endures par d'autres hommes.
Dans un texte de l'Enqute, il prend le parti du bon sens en
suggrant que ces consolations risqueraient fort de provoquer
l'effet contraire de celui qui tait attendu. Les remdes des stociens, par exemple, seraient certainement mal accueillis. Vous
irriteriez srement plutt que de l'apaiser un homme tortur par
les douleurs de la goutte en lui exaltant la justesse des lois gnrales qui ont produit les humeurs malignes de son corps et les
ont conduites par les canaux voulus, jusqu'aux tendons et aux
nerfs o elles veillent maintenant des tourments aussi aigus.
(E.E.H., p. 170.) Ce qui vaut pour la douleur physique vaut aussi
pour la douleur morale : Un homme, qui on drobe une somme
considrable trouve-t-il que la contrarit qu'il prouve de cette
perte soit en rien diminue par ces rflexions sublimes?
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modifis par aucune thorie philosophique, ni par aucune spculation que ce soit. (E.E.H., pp. 171-172.) Mais cette formule,
Hume s'est permis de l'avancer aprs avoir russi repousser
des objections considrables et en s'appuyant sur toute sa doctrine de la connaissance.
On peut se demander tout d'abord si David Hume ne se contredit pas en rejetant ces consolations stociennes pour leur vidente
inefficacit, alors qu'il dclare par ailleurs que la raison, bien
qu'esclave des passions, oriente tout de mme ces passions. Nos
dsirs ne sont jamais purs; ils s'accompagnent toujours d'une
certaine ide. Un homme transport de joie par la possession
d'un diamant ne se borne pas regarder la pierre tincelante qui
est devant lui. Il en considre aussi la raret et telle est la principale cause de son plaisir et de son excitation. Ici donc un philosophe peut intervenir; il peut nous suggrer des vues particulires, des considrations et des circonstances qui, autrement,
nous auraient chapp et, par ce moyen, il peut soit modrer, soit
exciter une passion particulire. (E.P.M., pp. 246-247.)
Par ailleurs, une passion telle que l'espoir ou la crainte, le chagrin ou la joie, le dsespoir et la confiance, se fonde sur une supposition d'existence de l'objet qui peut satisfaire ces passions. Et
quand il est montr ou dmontr que cet objet n'existe pas, une
modification ou une disparition de la passion correspondante
devrait en rsulter galement. Si je dsire fortement me donner
du plaisir en dgustant cette tarte aux fraises et si j'apprends
qu'elle est en caoutchouc ou en plastique, il y a des chances pour
que cette information diminue ou limine mon dsir. Mais cette
observation triviale n'atteint pas l'argument de l'inertie de la raison, car dans ce cas, elle s'est tout simplement mise au service de
la passion correspondante.
Autrement difficile est le cas de nos jugements moraux en
matire de justice (E.P.M., p. 246; T.N.M., p. 705), et le problme
du sentiment moral en gnral. L, les pouvoirs de la raison
apparaissent immenses. Elle n'est plus vraiment au service
d'une passion ; elle la commande, ce qui semble du moins.
Nos sentiments naturels de bienveillance peuvent nous incliner accomplir des actes de justice isols, qui contredisent l'intrt gnral. Notre compassion devrait nous interdire d'accepter
comme juste une dcision qui attribue au riche le fruit du travail
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3. L'AUTONOMIE DE L'THIQUE
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sujets. Mais si c'est une enqute thorique qui peut tre mene au
moyen de mthodes rationnelles, une enqute dont les critres de
justification et de critique sont internes, alors toutes les tentatives de la comprendre de l'extrieur pour ainsi dire, au moyen de
la biologie par exemple, perdront beaucoup de leur pertinence 1 .
Nagel semble vouloir dire que les critres de critique ou d'valuation de la justesse d'une thorie ne peuvent pas tre emprunts un autre domaine thorique. Les techniques qui sont utilises pour prouver qu'un raisonnement logique n'est pas correct
sont internes la logique. On peut expliquer par des causes psychologiques pourquoi on s'est tromp. On peut trouver miraculeux le fait que la nature nous ait dot des capacits de faire des
raisonnements justes ou de construire des normes de raisonnement idales partir de nos raisonnements naturels. Mais toutes
ces donnes psychologiques sont mises de ct, pour ainsi dire,
lorsqu'on discute d'une question logique particulire. Il devrait
en aller de mme en thique, si c'est une enqute thorique.
Une explication biologique ou psychologique de la validit d'un
raisonnement logique ou mathmatique complexe pourrait nous
paratre futile. De mme, une explication biologique ou psychologique de la supriorit de l'thique de Kant sur l'thique utilitariste ou l'inverse, une telle explication pourrait nous sembler
extravagante, et en dfinitive compltement ct de la question.
On pourrait trouver beaucoup d'autres arguments directs, indirects en faveur de l'autonomie de l'thique. Voici les trois principaux, mon sens:
1) l'argument de la distinction entre les causes de nos
croyances et les justifications de nos croyances ;
2) l'argument de la question ouverte, c'est--dire de
l'impossibilit de dfinir le bien en termes non thiques (propos
par Moore, au dbut de ce sicle, et qui a remarquablement survcu toutes les tentatives de rfutation, une rsistance qui
n'est peut-tre pas mettre au crdit de l'argument!);
3) l'argument de la parcimonie normative (plus ou moins
inspir de Kant).
1. Nagel T., << Ethics as an Autonomous Theorical Subject '' in Stent G.,
Morality as Biological Phenomenon, Berkeley, University of California
Press, 1978, p.196-205.
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Tout le monde est dispos admettre qu'il y a des objets que les
mollusques sont incapables de percevoir. Mais personne n'en tire
la conclusion que ces objets n'existent pas. De la mme faon, il
se pourrait qu'il y ait des objets physiques ou mathmatiques et
mme des objets moraux que nous, humains, sommes actuellement ou pour l'temit, dans l'incapacit de percevoir. Mais cela
ne veut pas dire que ces objets n'existent pas.
Cependant, il faudrait aller beaucoup plus loin, on l'a vu, pour
rendre intelligible cette thse dite raliste lorsqu'elle s'applique
des jugements moraux tels que L'esclavage est un mal ou
La tolrance est un bien. Je prfre la laisser de ct et passer
au second argument.
Ce deuxime argument, dit de la question ouverte, est celui de
Moore 1 . Je l'ai voqu prcdemment; je me contenterai d'en
rappeler les grandes lignes.
Supposons que vous ayez affirm: La tolrance est un bien.
On peut vous demander: mais qu'entendez-vous par bien? Si
vous acceptez de rpondre, vous essaierez probablement de donner un contenu votre ide du bien. Vous direz par exemple :
bien signifie agrable, ou impartial, ou fonctionnel, ou rationnel,
ou command par la loi divine, ou utile la socit dans son
ensemble, ou propre satisfaire nos besoins fondamentaux, ou
notre bien-tre, ou notre bonheur, ou notre survie en tant
qu'espce. Mais on pourra toujours vous demander, pour chacune
de ces dfinitions, en quoi est-ce un bien? En quoi l'utile est-il
bien? En quoi le rationnel est-il bien? Pourquoi ce qui est command par la loi divine ou ce qui est utile la socit ou propre
satisfaire notre bien-tre est-il bien? En quoi le fait de survivre
en tant qu'espce est-il bien?
En fait, l'argument de Moore revient dire qu'en essayant de
dfinir le bien en termes non thiques, on commet une erreur de
raisonnement qu'on retrouve chaque fois qu'on essaie de dfinir
des termes primitifs ou des notions dont on ne peut qu'avoir
l'intuition. Cette erreur, Moore l'a appele le sophisme ou le
paralogisme naturaliste. C'est, d'aprs lui, l'erreur la plus commune et la plus dsastreuse dans le traitement des questions
morales.
1. Moore G.E., op. cit., 1903, p. 6-22.
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REMERCIEMENTS
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Facebook : La culture ne s'hrite pas elle se conquiert
Achev d'imprimer
le 3 novembre 1995
sur les presses de
l'Imprimerie A. Robert
116, bd de la Pomme
13011 Marseille
Dpt lgal: novembre 1995