Enfant Noir
Enfant Noir
donnait l'ordre de les cueillir. Les hommes qui faisaient cette cueillette
apportaient au fur et mesure les paniers mon pre, et celui-ci les
rpartissait entre les habitants de la concession, ses voisins et ses clients;
aprs quoi il nous tait permis de puiser dans les paniers, et discrtion!
Mon pre donnait facilement et mme avec prodigalit : quiconque se
prsentait partageait nos repas, et comme je ne mangeais gure aussi vite
que ces invits, j'eusse risqu de demeurer ternellement sur ma faim, si
ma mre n'et pris la prcaution de rserver ma part.
Mets-toi ici, me disait-elle, et mange, car ton pre est fou.
Elle ne voyait pas d'un trop bon oeil ces invits, un peu bien nombreux
son gr, un peu bien presss de puiser dans le plat. Mon pre, lui,
mangeait fort peu : il tait d'une extrme sobrit.
Nous habitions en bordure du chemin de fer. Les trains longeaient la
barrire de roseaux tresss qui limitait la concession, et la longeaient
vrai dire de si prs, que des flammches, chappes de la locomotive,
mettaient parfois le feu la clture; et il fallait se hter d'teindre ce dbut
d'incendie, si on ne voulait pas voir tout flamber. Ces alertes, un peu
effrayantes, un peu divertissantes, appelaient mon attention sur le
passage des trains ; et mme quand il n'y avait pas de trains car le
passage des trains, cette poque, dpendait tour entier encore du trafic
fluvial, et c'tait un trafic des plus irrguliers j'allais passer de longs
moments dans la contemplation de la voie ferre. Les rails luisaient
cruellement dans une lumire que rien, cet endroit, ne venait tamiser.
Chauff ds l'aube, le ballast de pierres rouges tait brlant ; il l'tait au
point que l'huile, tombe des locomotives, tait aussitt bue et qu'il n'en
demeurait seulement pas trace. Est-ce cette chaleur de four ou est-ce
l'huile, l'odeur d'huile qui malgr tout subsistait, qui attirait les serpents ?
Je ne sais pas. Le fait est que souvent je surprenais des serpents ramper
sur ce ballast cuit et recuit par le soleil ; et il arrivait fatalement que les
serpents pntrassent dans la concession.
Depuis qu'on m'avait dfendu de jouer avec les serpents, sitt que j'en
apercevais un, j'accourais chez ma mre.
Il y a un serpent ! criais-je.
Encore un ! s'criait ma mre.
Et elle venait voir quelle sorte de serpent c'tait. Si c'tait un serpent
comme tous les serpents en fait, ils diffraient fort ! elle le tuait
aussitt coups de bton, et elle s'acharnait, comme toutes les femmes de
chez nous, jusqu' le rduire en bouillie, tandis que les hommes, eux, se
contentent d'un coup sec, nettement assen.
dans le fait, je n'agissais pas autrement que les autres soirs ; mais, ce soirl, je le faisais pour dissimuler ce qui m'occupait, cherchant l'instant
favorable o, mine de rien, je poserais la question qui me tenait si fort
coeur, depuis que j'avais vu le serpent noir se diriger vers l'atelier. Et tout
coup, n'y tenant plus, je dis :
Pre, quel est ce petit serpent qui te fait visite ?
De quel serpent parles-tu ?
Eh bien ! du petit serpent noir que ma mre me dfend de tuer.
Ah ! fit-il.
Il me regarda un long moment. Il paraissait hsiter me rpondre. Sans
doute pensait-il mon ge, sans doute se demandait-il s'il n'tait pas un
peu tt pour confier ce secret un enfant de douze ans. Puis subitement il
se dcida.
Ce serpent, dit-il, est le gnie de notre race. Comprends-tu ?
Oui, dis-je, bien que je ne comprisse pas trs bien.
Ce serpent, poursuivit-il, est toujours prsent ; toujours il apparat
l'un de nous. Dans notre gnration, c'est moi qu'il s'est prsent.
Oui, dis-je.
Et je l'avais dit avec force, car il me paraissait vident que le serpent
n'avait pu se prsenter qu' mon pre. N'tait-ce pas mon pre qui tait le
chef de la concession? N'tait-ce pas lui qui commandait tous les
forgerons de la rgion ? N'tait-il pas le plus habile ? Enfin n'tait-il pas
mon pre ?
Comment s'est-il prsent ? dis-je.
Il s'est d'abord prsent sous forme de rve. Plusieurs fois, il m'est
apparu et il me disait le jour o il se prsenterait rellement moi, il
prcisait l'heure et l'endroit. Mais moi, la premire fois que je le vis
rellement, je pris peur. Je le tenais pour un serpent comme les autres et je
dus me contenir pour ne pas le tuer. Quand il s'aperut que je ne lui
faisais aucun accueil, il se dtourna et repartit par o il tait venu. Et moi,
je le regardais s'en aller, et je continuais de me demander si je n'aurais pas
d bonnement le tuer, mais une force plus puissante que ma volont me
retenait et m'empchait de le poursuivre. Je le regardai disparatre. Et
mme ce moment, ce moment encore, j'aurais pu facilement le
rattraper: il eut suffit de quelques enjambes; mais une sorte de paralysie
m'immobilisait. Telle fut ma premire rencontre avec le petit serpent noir.
Il se tut un moment, puis reprit :
La nuit suivante, je revis le serpent en rve.
Je suis venu comme je t'en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m'as fait nul
De tous les travaux que mon pre excutait dans l'atelier, il n'y en avait
point qui me passionnt davantage que celui de l'or ; il n'y en avait pas
non plus de plus noble ni qui requit plus de doigt et puis ce travail tait
chaque fois comme une fte, c'tait une vraie fte, qui interrompait la
monotonie des jours.
Aussi suffisait-il qu'une femme, accompagne d'un griot, pousst la porte
de l'atelier, je lui embotais le pas aussitt. Je savais trs bien ce que la
femme voulait : elle apportait de l'or et elle venait demander mon pre
de le transformer en bijou. Cet or, la femme l'avait recueilli dans les
placers de Siguiri o, plusieurs mois de suite, elle tait demeure courbe
sur les rivires, lavant la terre, dtachant patiemment de la boue la
poudre d'or.
Ces femmes ne venaient jamais seules ; elles se doutaient bien que mon
pre n'avait pas que ses travaux de bijoutier ; et mme n'eut-il que de tels
travaux, elles ne pouvaient ignorer qu'elles ne seraient ni les premires
se prsenter, ni par consquent les premires tre servies. Or, le plus
souvent, elles avaient besoin du bijou pour une date fixe, soit pour la fte
du Ramadan, soit pour la Tabaski ou pour toute autre crmonie de
famille ou de danse.
Ds lors, pour aider leur chance d'tre rapidement servies, pour obtenir
de mon pre qu'il interrompit en leur faveur les travaux en cours, elles
s'adressaient un solliciteur et louangeur officiel, un griot, convenant
avec lui du prix auquel il leur vendrait ses bons offices.
Le griot s'installait, prludait sur sa cora, qui est notre harpe, et
commenait chanter les louanges de mon pre. Pour moi, ce chant tait
toujours un grand moment. J'entendais rappeler les hauts faits des
anctres de mon pre, et ces anctres eux-mmes dans l'ordre du temps ;
mesure que les couplets se dvidaient, c'tait comme un grand arbre
gnalogique qui se dressait, qui poussait ses branches ici et l, qui
s'talait avec ses cent rameaux et ramilles devant mon esprit. La harpe
soutenait cette vaste nomenclature, la truffait et la coupait de notes tantt
sourdes, tantt aigrelettes.
O le griot puisait-il ce savoir ? Dans une mmoire particulirement
exerce assurment, particulirement nourrie aussi par ses prdcesseurs,
et qui est le fondement de notre tradition orale. Y ajoutait-il ? C'est
possible : c'est mtier de griot que de flatter! Il ne devait pourtant pas
beaucoup malmener la tradition, car c'est mtier de griot aussi de la
maintenir intacte. Mais il m'importait peu en ce temps, et je levais haut la
tte, gris par tant de louanges, dont il semblait rejaillir quelque chose sur
ma petite personne. Et si je dirigeais le regard sur mon pre, je voyais bien
qu'une fiert semblable alors l'emplissait, je voyais bien que son amourpropre tait gris, et je savais dj qu'aprs avoir savour ce lait, il
accueillerait favorablement la demande de la femme. Mais je n'tais pas
seul le savoir : la femme aussi avait vu les yeux de mon pre luire
d'orgueil ; elle tendait sa poudre d'or comme pour une affaire entendue,
et mon pre prenait ses balances, pesait l'or.
Quelle sorte de bijou veux-tu ? disait-il.
Je veux
Et il arrivait que la femme ne st plus au juste ce qu'elle voulait, parce que
son dsir la tiraillait ici, la tiraillait l, parce qu'en vrit elle aurait voulu
tous les bijoux la fois; mais il aurait fallu un bien autre tas d'or, que celui
qu'elle avait apport pour satisfaire une telle fringale, et il ne restait ds
Approchez la brique! disait mon pre, levant ainsi l'interdit qui nous
avait jusque-l tenus silencieux.
La brique, qu'un apprenti posait prs du foyer, tait creuse,
gnreusement graisse de beurre de karit. Mon pre retirait la marmite
du foyer, l'inclinait doucement, et je regardais l'or couler dans la brique, je
le regardais couler comme un feu liquide. Ce n'tait au vrai qu'un trs
mince trait de feu, mais si vif, mais si brillant ! A mesure qu'il coulait dans
la brique, le beurre grsillait, flambait, se transformait en une fume
lourde qui prenait la gorge et piquait les yeux, nous laissant tous
pareillement larmoyant et toussant.
Il m'est arriv de penser que tout ce travail de fusion, mon pre l'et aussi
bien confi l'un ou l'autre de ses aides : ceux-ci ne manquaient pas
d'exprience ; cent fois, ils avaient assist ces mmes prparatifs et ils
eussent certainement men la fusion bonne fin. Mais je l'ai dit ; mon
pre remuait les lvres ! Ces paroles que nous n'entendions pas, ces
paroles secrtes, ces incantations qu'il adressait ce que nous ne devions,
ce que nous ne pouvions ni voir ni entendre, c'tait l l'essentiel.
L'adjuration des gnies du feu, du vent, de l'or, et la conjuration des
mauvais esprits, cette science, mon pre l'avait seul, et c'est pourquoi, seul
aussi, il conduisait tout.
Telle est au surplus notre coutume, qui loigne du travail de l'or toute
intervention autre que celle du bijoutier mme. Et certes, c'est parce que le
bijoutier est seul possder le secret des incantations, mais c'est aussi
parce que le travail de l'or, en sus d'un ouvrage d'une grande habilet, est
une affaire de confiance, de conscience, une tche qu'on ne confie
qu'aprs mre rflexion et preuves faites. Enfin je ne crois pas qu'aucun
bijoutier admettrait de renoncer un travail je devrais dire : un
spectacle! o il dploie son savoir-faire avec un clat que ses travaux de
forgeron ou de mcanicien et mme ses travaux de sculpteur ne revtent
jamais, bien que son savoir-faire ne soit pas infrieur dans ces travaux
plus humbles, bien que les statues qu'il tire du bois coup d'herminette,
ne soient pas d'humbles travaux !
Maintenant qu'au creux de la brique l'or tait refroidi, mon pre le
martelait et l'tirait. C'tait l'instant o son travail de bijoutier commenait
rellement ; et j'avais dcouvert qu'avant de l'entamer, il ne manquait
jamais de caresser discrtement le petit serpent lov sous sa peau de
eux.
Viens! disais-je mon oncle. Nous nous sommes assez reposs.
J'avais hte d'arriver. Si le veau tait dans l'enclos, je pourrais le caresser :
dans l'enclos, les veaux taient toujours tranquilles. Je mettrais un peu de
sel sur la paume de ma main, et le veau viendrait lcher le sel, je sentirais
sa langue doucement rper ma main.
Pressons le pas ! disais-je.
Mais mes jambes ne supportaient pas qu'on les presst tant : elles
ralentissaient ; et nous continuions notre route sans hte, nous flnions.
Mon oncle me racontait comment le singe s'y tait pris pour dindonner la
panthre qui s'apprtait le dvorer, ou comment le rat-palmiste avait fait
languir l'hyne toute une nuit pour rien. C'taient des histoires cent fois
entendues, mais auxquelles je prenais toujours plaisir; mes rires levaient
le gibier devant nous.
Avant mme d'atteindre Tindican, j'apercevais ma grand-mre venue
notre rencontre. Je lchais la main de mon oncle et je courais vers elle en
criant. Elle me soulevait et me pressait contre sa poitrine, et moi, je me
pressais contre elle, l'entourant de mes bras, comme perdu de bonheur.
Comment vas-tu, mon petit poux ? disait-elle.
Bien! criais-je. Bien !
Mais est-ce bien vrai cela ?
Et elle me regardait, elle me palpait; elle regardait si j'avais les joues
pleines et elle me palpait pour voir si j'avais autre chose que la peau sur
les os. Si l'examen la satisfaisait, elle me flicitait ; mais quand ses mains
ne rencontraient que maigreur la croissance m'amaigrissait elle
gmissait.
Voyez-vous a! disait-elle. On ne mange donc pas la ville ? Tu n'y
retourneras pas avant de t'tre convenablement remplum. C'est
compris ?
Oui, grand-mre.
Et ta mre? Et ton pre ? Ils se portent tous bien chez toi ?
Et elle attendait que je lui eusse donn des nouvelles de chacun, avant de
me reposer terre.
Est-ce que le trajet ne l'a pas trop fatigu ? demandait-elle mon oncle.
Du tout ! disait mon oncle. Nous avons march comme des tortues, et
le voici prt courir aussi vite qu'un livre. Ds lors, demi rassure, elle
criaient vrai dire pour le plaisir de crier, esquissaient des pas de danse
la suite des joueurs de tam-tam. Et, certes, j'eusse sagement fait ce
moment de suivre les recommandations de ma grand-mre qui dfendait
de me trop mler aux jongleurs, mais il y avait dans ces jongleries, dans
ces faucilles tournoyantes que le soleil levant frappait d'clairs subits, tant
d'alacrit, et dans l'air tant d'allgresse, tant d'allant aussi dans le tamtam, que je n'aurais pu me tenir l'cart.
Et puis la saison o nous tions ne permettait pas de se tenir l'cart. En
dcembre, tout est en fleur et tout sent bon ; tout est jeune ; le printemps
semble s'unir l't, et la campagne, longtemps gorge d'eau, longtemps
accable de nues maussades, partout prend sa revanche, clate ; jamais le
ciel n'est plus clair, plus resplendissant; les oiseaux chantent, ils sont ivres
; la joie est partout, partout elle explose et dans chaque coeur retentit.
C'tait cette saison-l, la belle saison, qui me dilatait la poitrine, et le tamtam aussi, je l'avoue, et l'air de fte de notre marche ; c'tait la belle saison
et tout ce qu'elle contient et qu'elle ne contient pas qu'elle rpand
profusion! qui me faisait danser de joie.
Parvenus au champ qu'on moissonnerait en premier lieu, les hommes
s'alignaient sur la lisire le torse nu et la faucille prte. Mon oncle
Lansana ou tel autre paysan, car la moisson se faisait de compagnie et
chacun prtait son bras la moisson de tous, les invitait alors
commencer le travail. Aussitt les torses noirs se courbaient sur la grande
aire dore, et les faucilles entamaient la moisson. Ce n'est plus seulement
la brise matinale prsent qui faisait frmir le champ, c'taient les
hommes, c'taient les faucilles.
Ces faucilles allaient et venaient avec une rapidit, avec une infaillibilit
aussi, qui surprenaient.
Elles devaient sectionner la tige de l'pi entre le dernier noeud et la
dernire feuille tout en emportant cette dernire ; eh bien! elles n'y
manquaient jamais. Certes, le moissonneur aidait cette infaillibilit : il
maintenait l'pi avec la main et l'offrait au fil de la faucille, il cueillait un
pi aprs l'autre, il n'en demeurait pas moins que la prestesse avec
laquelle la faucille allait et venait, tait surprenante.
Chaque moissonneur au surplus mettait son honneur faucher avec
sret et avec la plus grande clrit ; il avanait, un bouquet d'pis la
main, et c'tait au nombre et l'importance des bouquets que ses pairs le
jaugeaient.
Mon jeune oncle tait merveilleux dans cette cueillette du riz : il y
devanait les meilleurs. Je le suivais pas pas, firement, et je recevais de
ses mains les bottes d'pis. Quand j'avais mon cour la botte dans la
main, je dbarrassais les tiges de leurs feuilles et les galisais, puis je
mettais les pis en tas ; et je prenais grande attention ne pas trop les
secouer, car le riz toujours se rcolte trs mr, et tourdiment secou, l'pi
et abandonn une partie de ses grains. Je ne liais pas les gerbes que je
formais ainsi : c'tait l dj du travail d'homme; mais j'avais permission,
la gerbe lie, de la porter au milieu du champ et de la dresser.
A mesure que la matine avanait, la chaleur gagnait, prenait une sorte de
frmissement et d'paisseur, une consistance quoi ajoutait encore un
voile de fine poussire faite de glbe foule et de chaume remu. Mon
oncle, alors, chassant de la main la sueur de son front et de sa pomme,
rclamait sa gargoulette. Je courais la chercher dessous les feuilles, o elle
gtait au frais, et la lui tendais.
Tu m'en laisseras ? disais-je.
Je ne vais pas la boire toute, dis donc.
Je le regardais boire de longues gorges la rgalade.
Allons! voil qui va mieux, disait-il en me rendant la gargoulette. Cette
poussire finit par encrasser la gorge.
Je mettais mes lvres la gargoulette, et la fracheur de l'eau se glissait en
moi, rayonnant subitement en moi ; mais c'tait une fracheur fallacieuse :
elle passait vite et, aprs, j'avais le corps inond de sueur.
Retire ta chemise, disait mon oncle. Elle est trempe. Ce n'est pas bon
de garder du linge mouill sur la poitrine.
Et il reprenait le travail, et de nouveau je le suivais pas pas, fier de nous
voir occuper la premire place.
Tu n'es pas fatigu ? disais-je.
Pourquoi serais-je fatigu ?
Ta faucille va vite.
Elle va, oui.
On est les premiers !
Ah! oui ?
Mais tu le sais bien ! disais-je. Pourquoi dis-tu ah! oui ?
Je ne vais pas me vanter, tout de mme !
Non.
Et je me demandais si je ne pourrais pas l'imiter, un jour, l'galer, un jour.
Tu me laisseras faucher aussi ?
Et ta grand-mre ? Que dirait ta grand-mre ? Cette faucille n'est pas
un jouet ; tu ne sais pas comme elle est tranchante !
Je le vois bien.
Alors ? Ce n'est pas ton travail de faucher. Je ne crois pas que ce sera
jamais ton travail ; plus tard
Mais je n'aimais pas qu'il m'cartt ainsi du travail des champs. Plus
tard Pourquoi ce plus tard ? Il me semblait que, moi aussi,
j'aurais pu tre un moissonneur, un moissonneur comme les autres, un
paysan comme les autres. Est-ce que
Eh bien, tu rves ? disait mon oncle.
Et je prenais la botte d'pis qu'il me tendait, j'enlevais les feuilles des tiges,
j'galisais les tiges. Et c'tait vrai que je rvais : ma vie n'tait pas ici et
elle n'tait pas non plus dans la forge paternelle. Mais o tait ma vie ? Et
je tremblais devant cette vie inconnue. N'et-il pas t plus simple de
prendre la suite de mon pre, L'cole l'cole pensais-je ; est-ce que
j'aime tant l'cole? Mais peut-tre la prfrais-je. Mes oncles Oui,
j'avais des oncles qui trs simplement avaient pris la suite de leur pre;
j'en avais aussi qui s'taient fray d'autres chemins : les frres de mon
pre taient partis pour Conakry, le frre jumeau de mon oncle Lansana
tait Mais o tait-il prsent ?
Alors, tu rves toujours, disait mon jeune oncle.
Oui. Non Je
Si tu continues de rver, nous allons cesser d'tre les premiers.
Je pensais mon deuxime oncle B. O est-il prsent ?
Dieu le sait ! A sa dernire visite, il tait Voil que je ne sais mme
plus o il tait ! Il n'est jamais au mme endroit, il est comme l'oiseau : il
ne peut demeurer sur l'arbre, il lui faut tout le ciel !
Et moi, serai-je aussi, un jour, comme l'oiseau ?
Qu'est-ce que tu me racontes ?
Eh bien! tu dis que mon deuxime oncle B est comme l'oiseau.
Voudrais-tu tre comme lui ?
Je ne sais pas.
Tu as encore le temps d'y penser, en tout cas. En attendant, dbarrasse-
moi de ma botte.
Et il reprenait sa cueillette ; bien que son corps ruisselt, il la reprenait
comme s'il l'entamait seulement, avec le mme coeur. Mais la chaleur
malgr tout pesait, l'air pesait ; et la fatigue s'insinuait : les lampes d'eau
ne suffisaient plus l'loigner, et c'est pourquoi nous la combattions en
chantant.
Chante avec nous, disait mon oncle.
Le tam-tam, qui nous avait suivi mesure que nous pntrions plus avant
dans le champ, rythmait les voix. Nous chantions en choeur, trs haut
souvent, avec de grands lans, et parfois trs bas, si bas qu'on nous
entendait peine ; et notre fatigue s'envolait, la chaleur s'attnuait.
Si alors, suspendant un instant ma marche, je levais le regard sur les
moissonneurs, la longue file des moissonneurs, j'tais frapp,
dlicieusement frapp, dlicieusement ravi par la douceur, l'immense,
l'infinie douceur de leurs yeux, par les regards paisibles et ce n'est pas
assez dire : lointains et comme absents! qu'ils promenaient par
intervalles autour d'eux. Et pourtant, bien qu'ils me parussent tous alors
des lieues de leur travail, que leurs regards fussent des lieues de leur
travail, leur habilet n'tait pas en dfaut ; les mains, les faucilles
poursuivaient leur mouvement sans dfaut.
Que regardaient vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas. Les alentours ? Peuttre ! Peut-tre les arbres au loin, le ciel trs loin. Et peut-tre non! Peuttre ce yeux ne regardaient-ils rien ; peut-tre tait-ce de ne rien regarder
de visible, qui les rendait si lointains et comme absents. La longue file
moissonneuse s'enfonait dans le champ, abattait le champ ; n'tait-ce pas
assez ? N'tait-ce pas assez de cet effort et de ces torses noirs devant
lesquels les pis s'inclinaient ? Ils chantaient, nos hommes, ils
moissonnaient ; ils chantaient en choeur, ils moissonnaient ensemble :
leurs voix s'accordaient, leurs gestes s'accordaient ; ils taient ensemble !
unis dans un mme travail, unis par un mme chant. La mme me les
reliait, les liait ; chacun et tous gotaient le plaisir, l'identique plaisir
d'accomplir une tche commune.
Etait-ce ce plaisir-l, ce plaisir-l bien plus que le combat contre la fatigue,
contre la chaleur, qui les animait, qui les faisait se rpandre en chants ?
C'tait visiblement ce plaisir-l ; et c'tait le mme aussi qui mettait dans
leurs yeux tant de douceur toute cette douceur dont je demeurais frapp
les cris, les rires clatants mls aux longs meuglements des troupeaux
rejoignant l'enclos ; mais nous chantions, nous chantions ! Ah! que nous
tions heureux, ces jours-l !
5
parents, mes soeurs, mes frres, les apprentis, ceux qui partageaient mon
lit comme ceux qui avaient leur case propre. Il y avait un plat pour les
hommes, et un second pour ma mre et pour mes soeurs.
Je ne puis dire exactement que ma mre prsidait le repas : mon pre le
prsidait. C'tait la prsence de ma mre pourtant qui se faisait sentir en
premier lieu. Etait-ce parce qu'elle avait prpar la nourriture, parce que
les repas sont choses qui regardent d'abord les femmes ? Sans doute, mais
ce n'tait pas tout : c'tait ma mre, par le seul fait de sa prsence, et bien
qu'elle ne ft pas directement assise devant notre plat, qui veillait ce que
tout se passt dans les rgles ; et ces rgles taient strictes.
Ainsi il m'tait interdit de lever les yeux sur les convives plus gs, et il
m'tait galement interdit de bavarder : toute mon attention devait tre
porte sur le repas. De fait, il et t trs peu poli de bavarder ce
moment ; mes plus jeunes frres mme n'ignoraient pas que l'heure n'tait
pas jacasser : l'heure tait honorer la nourriture ; les personnes ges
observaient quasiment le mme silence. Ce n'tait pas les seules rgles :
celles qui concernaient la propret n'taient pas les moindres. Enfin s'il y
avait de la viande au centre du plat, je n'avais pas m'en emparer ; je
devais me servir devant moi, mon pre se chargeant de placer la viande
ma porte. Toute autre faon de faire et t mal vue et rapidement
rprime ; du reste les repas taient trs suffisamment copieux pour que
je ne fusse point tent de prendre plus que je ne recevais.
Le repas achev, je disais :
Merci, papa.
Les apprentis disaient :
Merci, matre.
Aprs je m'inclinais devant ma mre et je disais :
Le repas tait bon, maman.
Mes frres, mes soeurs, les apprentis en faisaient autant. Mes parents
rpondaient chacun :
Merci.
Telle tait la bonne rgle. Mon pre se ft certainement offusqu de la voir
transgresser, mais c'est ma mre, plus vive, qui eut rprim la
transgression ; mon pre avait l'esprit son travail, il abandonnait ces
prrogatives ma mre.
Je sais que cette autorit dont ma mre tmoignait, paratra surprenante ;
forte.
Si cette entreprise se poursuit, je ne tarderai plus la rvler ! Tienstoi-le pour dit !
Sa voix, dans le matin, portait loin ; elle allait frapper le jeteur de sorts
contre qui la menace avait t profre ; celui-ci comprenait que s'il ne
cessait ses manoeuvres nocturnes, ma mre dnoncerait son nom en clair ;
et cette crainte oprait : dsormais le jeteur de sorts se tenait coi. Ma mre
tait avertie de ces manoeuvres durant son sommeil; c'est la raison pour
laquelle on ne la rveillait jamais, de peur d'interrompre le droulement
de ses rves et des rvlations qui s'y glissaient. Ce pouvoir tait bien
connu nos voisins et tout notre quartier; il ne se trouvait personne qui
le contestt.
Mais si ma mre avait le don de voir ce qui se tramait de mauvais et la
possibilit d'en dnoncer l'auteur, son pouvoir n'allait pas au-del ; son
don de sorcellerie ne lui permettait, l'et-elle voulu, de rien tramer ellemme. Elle n'tait donc point suspecte. Si l'on se montrait aimable son
gard, ce n'tait aucunement par crainte ; on se montrait aimable parce
qu'on la jugeait digne d'amabilit, parce qu'on respectait en elle un don
de sorcellerie dont il n'y avait rien craindre et, tout au contraire,
beaucoup attendre. C'tait l une amabilit trs diffrente de celle qu'on
donnait des lvres, du bout des lvres uniquement, aux jeteurs de
mauvais sorts.
A ce don, ce demi-don plutt de sorcellerie, ma mre ajoutait d'autres
pouvoirs qu'elle tenait galement par voie d'hritage. Son pre, Tindican
avait t un habile forgeron, et ma mre dtenait les pouvoirs habituels de
cette caste, qui fournit la majorit des circonciseurs et nombre de diseurs
de choses caches. Les frres de ma mre avaient choisi de devenir
cultivateurs, mais il n'et tenu qu' eux de continuer le mtier de leur
pre. Peut-tre mon oncle Lansana, qui parlait peu, qui rvait beaucoup,
avait-il, en jetant son dvolu sur la vie paysanne, sur l'immense paix des
champs dtourn ses frres de la forge paternelle. Je ne sais, mais cela me
parat assez probable. Etait-il, lui aussi, un diseur de choses caches ?
J'incline le croire : il avait les pouvoirs habituels des jumeaux et les
pouvoirs de sa caste, seulement je ne crois pas qu'il les manifestt
beaucoup. J'ai dit combien il tait secret, combien il aimait tre seul en
face de ses penses, combien il me paraissait absent, non, il n'tait pas
Mais pourquoi les lui euss-je tirs ? Cela se faisait seulement quand nous
tions en bande. Et parce que je ne mettais pas ma menace excution,
elle clata de rire.
Attends que nous soyons sur le chemin de l'cole ! dis-je. Tu ne perdras
rien pour avoir attendu.
Elle se sauva en riant. Mais moi, sur le chemin de l'cole, je ne sais quoi
me retenait, et le plus souvent j'pargnais Fanta. Ma soeur ne fut pas
longue l'observer.
Tu ne tires pas souvent les cheveux Fanta.
Pourquoi veux-tu que je lui tire les cheveux ? dis-je. Elle ne m'injurie
pas.
Crois-tu que je ne m'en sois pas aperue ?
Alors tu sais aussi pourquoi je l'pargne.
Ah! vraiment dit-elle. Pour cela seulement ?
Que voulait-elle dire ? Je haussai les paules c'taient des histoires de
filles, des histoires auxquelles on ne comprenait rien. Toutes les filles
taient comme a.
Fiche-moi la paix avec Fanta ! dis-je Tu m'ennuies !
Mais elle se mit rire aux clats.
Ecoute, dis-je, si tu continues de rire
Elle s'carta jusqu' se mettre hors de porte, puis cria brusquement:
Fanta! Fanta!
Est-ce que tu vas te taire ? dis-je.
Mais elle reprit de plus belle, et je m'lanai, mais elle s'enfuit en criant :
Fanta ! Fanta!
Je regardai autour de moi s'il n'y avait pas un caillou que je pourrais lui
jeter ; il n'y en avait pas. Nous rglero ns cela plus tard pensai-je.
A l'cole, nous gagnions nos places ; filles et garons mls, rconcilis et,
sitt assis, nous tions tout oreille, tout immobilit, si bien que le matre
donnait ses leons dans un silence impressionnant. Et il et fait beau voir
que nous eussions boug. Notre matre tait comme du vif-argent : il ne
demeurait pas en place; il tait ici, il tait l, il tait partout la fois ; et sa
volubilit et tourdi des lves moins attentifs que nous. Mais nous
tions extraordinairement attentifs et nous l'tions sans nous forcer : pour
tous, quelque jeunes que nous fussions, l'tude tait chose srieuse,
passionnante ; nous n'apprenions rien qui ne ft trange, inattendu et
savants . Mais quand je songe ce que nous faisaient endurer les lves
de dernire anne, il me semble n'avoir encore rien dit de ce ct sombre
de notre vie d'colier. Ces lves je me refuse les appeler
compagnons parce qu'ils taient plus gs que nous, plus forts que
nous et moins troitement surveills, nous perscutaient de toutes
manires. C'tait leur faon de se donner de l'importance en auraientils jamais une plus haute ? et peut-tre, je l'accorde, une faon aussi de
se venger du traitement qu'ils subissaient eux mmes : l'excs de svrit
n'est pas prcisment fait pour beaucoup dvelopper les bons sentiments.
Je me souviens mes mains, les bouts de mes doigts se souviennent!
de ce qui nous attendait au retour de l'anne scolaire. Les goyaviers de la
cour avaient un feuillage tout neuf, mais l'ancien tait en tas sur le sol ; et,
par endroits, c'tait bien plus qu'un entassement : une boue de feuilles !
Vous allez me balayer cela ! disait le directeur. Je veux que ce soit net
immdiatement !
Immdiatement ? Il y avait l du travail, un sacr travail, pour plus d'une
semaine! Et d'autant plus que tout ce qu'on nous attribuait en fait
d'instruments, c'taient nos mains, nos doigts, nos ongles.
Veillez que ce soit promptement excut, disait le directeur aux
grands de dernire anne; sans quoi vous aurez affaire moi ! Nous nous
alignions donc au commandement des grands nous nous alignions
comme le font les paysans, quand ils moissonnent ou nettoient leurs
champs et nous nous attelions ce travail de forat. Dans la cour
mme, cela allait encore il y avait de l'espace entre les goyaviers; mais il y
avait un endos o les arbres mlaient et enchevtraient furieusement leurs
branches, o le soleil ne parvenait pas jusqu'au sol et o une cre odeur
de moisissure tranait mme la belle saison.
Voyant que le travail n'avanait pas comme le directeur l'attendait, les
grands, plutt que de s'y atteler avec nous, trouvaient plus commode
d'arracher des branches aux arbres et de nous en fouetter. Ce bois de
goyavier tait plus flexible que nous ne l'eussions souhait ; bien mani, il
sifflait aigrement, et c'tait du feu qui nous tombait sur les reins. La peau
cuisait cruellement; les larmes nous jaillissaient dans les yeux et
tombaient sur l'amas de feuilles pourrissantes.
Pour fuir les coups, nous n'avions d'autre chappatoire que celle de
glisser nos bourreaux les savoureuses galettes de mas et de bl, les
Tu crois cela ?
Rflchis ! Les grands
Mais il ne me laissa pas achever.
Je le dirai ! cria-t-il.
Ne le crie pas si haut !
Nous tions dans la mme range, et il tait plus proche de moi, et je
craignais qu'ill n'attirt encore quelque grand sur ses reins.
Tu ne le connais donc pas mon pre ? dit-il.
Mais si, je le connais.
Le pre de Kouyat tait le vnrable griot de la rgion. C'tait un lettr,
bien accueilli partout, mais qui n'exerait pas sa profession ; une sorte de
griot d'honneur, mais trs entich de sa caste.
Ton pre est dj vieux, dis-je.
Il est costaud ! dit firement Kouyat.
Et il redressa sa fluette personne.
Ce que tu peux tre drle ! dis-je.
Mais, l-dessus, il se remit pleurnicher.
Eh bien, fais comme tu l'entends ! dis-je.
Le lendemain, Kouyat ne fut pas plus tt dans la cour de l'cole, qu'il
interpella Himourana, le grand qui, la veille, l'avait si frocement
brutalis.
Mon pre, dit-il, dsire que je lui prsente l'lve de dernire anne qui
a le plus de gentillesse pour moi. J'ai immdiatement pens toi. Peux-tu
venir partager notre repas, ce soir ?
Bien sr! dit Himourana, qui tait aussi stupide que brutal, et
probablement aussi gourmand que stupide.
Le soir, l'heure fixe, ce dadais de Himourana se prsentait la
concession de Kouyat. Or, cette concession est parmi les mieux
dfendues de Kouroussa : elle n'a qu'une porte, et la clture, au lieu d'tre
en osier tress, est en pis et garnie, sur le sommet, de tessons de bouteille
; c'est une concession o l'on n'entre et dont on ne sort qu'avec la
permission du matre de logis. Le pre de Kouyat vint ouvrir en
personne et puis, quand Himourana fut l'intrieur, il verrouilla trs
soigneusement la porte.
Donnez-vous la peine de prendre place dans la cour, dit-il. La famille
entire vous attend.
Himourana, aprs un coup d'oeil sur les marmites, qui lui parurent
lourdes de promesses et de succulence, fut s'asseoir parmi la famille et se
rengorgea l'ide des compliments qu'on allait lui adresser. Mais alors
Kouyat se leva brusquement et pointa le doigt sur lui.
Pre, dit-il, voici le grand qui ne cesse de me frapper et de m'extorquer
nourriture et argent.
Eh bien! eh bien! voil du joli, dit le pre de Kouyat. C'est bien vrai au
moins ce que tu me dis l ?
Par Allah ! dit Kouyat.
C'est donc vrai, dit le pre.
Et il se tourna vers Himourana :
Mon petit monsieur, voici venue l'heure, je crois, de vous expliquer.
Auriez-vous quelque chose allguer ? Alors faites vite : je n'ai que peu
de temps vous donner, mais ce peu de temps, je veux vous l'accorder
sans lsiner.
La foudre fut tombe ses pieds, que Himourana n'et pas t plus
dcontenanc ; il n'entendit certainement pas un mot de ce que le pre de
Kouyat lui disait. Sitt qu'il fut un peu revenu de sa surprise, il n'eut
d'autre ide que de fuir ; et apparemment cette ide taie la meilleure,
mais il fallait dcidment tre nigaud comme l'tait Himourana, pour
imaginer qu'on pourrait s'chapper d'une concession si bien garde. En
vrit Himourana n'eut pas fait dix pas, qu'il fut rattrap.
A prsent, mon bonhomme, dit le pre de Kouyat, coute bien ce que
je vais te dire ; mets le-toi dans la tte une fois pour toutes : je n'envoie pas
mon fils l'cole pour que tu en fasses ton esclave!
Et l'instant, car tout avait t trs minutieusement concert, Himourana
se vit saisi par les pieds et les bras, soulev de terre et maintenu hauteur
convenable, en dpit de ses cris, tandis que le pre de Kouyat lui
travaillait mthodiquement les reins avec sa chicote. Aprs quoi on le
laissa aller avec sa courte honte et son derrire en feu.
Le lendemain, l'cole, l'histoire de la correction de Himourana se
rpandit comme une trane de poudre. Exactement, elle fit scandale.
Cela tait si diffrent de ce qui s'tait pratiqu jusque-l, qu'on n'arrivait
point l'admettre, et alors mme qu'on se sentait comme veng par le
geste du pre de Kouyat.
Les grands des deux dernires annes, eux, se runirent et dcidrent que
plus tt, une troupe de lions, conduite par Kondn Diara en chair et en os,
s'tait rageusement dmene dans ces hautes herbes et ces roseaux,
spare de nous seulement par un feu de bois qui, l'heure qu'il est,
achve de s'teindre. Personne ne l'et cru, et j'eusse dout de mes oreilles
et cru me rveiller d'un cauchemar, si l'un ou l'autre de mes compagnons
n'et, par intervalles, jet un regard encore souponneux sur les plus
hautes herbes.
Mais quels taient ces longs fils blancs qui tombaient, qui partaient plutt
du fromager et paraissaient inscrire sur le ciel la direction de la ville? Je
n'eus pas le loisir de beaucoup me le demander ; nos ans nous
regroupaient; et parce que nous dormions debout pour la plupart, le
regroupement allait tant bien que mal, n'allait pas sans grands cris ni sans
rudesse. Finalement nous sommes repartis vers la ville en chantant nos
nouveaux chants ; et nous les chantions plus gaillardement que je ne
l'aurais imagin; ainsi le cheval qui sent l'curie proche, tout coup
s'anime, quelque rendu qu'il soit.
Parvenu aux premires concessions, la prsence des longs fils blancs m'a
de nouveau frapp toutes les cases principal en portaient de ces fils leur
sommet.
Tu vois les fils blancs ? dis-je Kouyat.
Je les vois. Il y a toujours de ces fils aprs la crmonie de la clairire.
Qui les noue ?
Kouyat souleva les paules.
C'est de l qu'ils viennent, dis-je en montrant au loin le fromager.
Quelqu'un est grimp au sommet.
Qui pourrait grimper sur un fromager? Rflchis !
Je ne sais pas !
Est-ce que quelqu'un est capable d'embrasser un tronc de cette
grosseur? dis-je. Et mme s'il le pouvait, comment pourrait-il se glisser
sur une corce aussi hrisse d'pines, que tu dis n'a pas de sens ! Te
figures-tu bien le trajet qu'il faudrait faire avant d'atteindre les premires
branches.
Pourquoi en saurais-je plus long que toi, dit Kouyat.
Mais moi, c'est la premire fois que j'assiste la crmonie. Toi
Je n'achevai pas ma phrase; nous avions atteint la grande place de la ville,
et je regardais avec tonnement les fromagers qui ombragent le march:
eux aussi taient garnis de ces mmes fils blancs. Toutes les cases un peu
importantes, tous les trs grands arbres, en vrit, taient ainsi relis entre
eux, et leur point de dpart comme leur ralliement tait l'immense
fromager de la clairire, le lieu sacr que ce fromager signalait.
Des hirondelles nouent ces fils, dit tout coup Kouyat.
Des hirondelles? Tu es, fou! dis-je. Les hirondelles ne volent pas la nuit.
J'interrogeai un de nos ans qui marchait proximit.
C'est notre Chef tous qui les lie, dit-il. Notre Chef se transforme en
hirondelle au cours de la nuit ; il vole d'arbre en arbre et de case en case,
et tous ces fils sont nous en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Il vole d'arbre en arbre ? dis-je. Il vole comme une hirondelle ?
Eh bien, oui! Il est une vraie hirondelle, il me rapide comme
l'hirondelle. Tout le monde sait !
Ne te l'avais-je pas bien dit? fit Kouyat.
Je ne dis plus mot : la nuit de Kondn Diara tait une trange nuit, une
nuit terrible et merveilleuse, une nuit qui passait l'entendement.
Comme la veille, nous allions de concession en concession, prcds de
tam-tams et de tambours, et nos compagnons nous quittaient au fur et
mesure qu'ils atteignaient leur logis. Quand nous passions devant une
concession o l'un ou l'autre avait manqu de courage pour se joindre
nous, un chant de moquerie s'levait de nos rangs.
Je regagnai ma concession, recru de fatigue mais trs satisfait de ma
personne : j'avais particip la crmonie des lions ! Si mme je n'en avais
pas men large l'heure o Kondn Diara s'tait dchan, la chose ne
regardait que moi ; je pouvais la garder pour moi seul; et je passai
glorieusement la porte de notre demeure.
La fte du Ramadan commenait, et j'aperus dans la cour mes parents
prts se rendre la mosque.
Te voici enfin revenu! dit ma mre.
Me voici! dis-je firement.
Est-ce une heure pour rentrer! dit-elle en me serrant contre sa poitrine
La nuit est finie, et tu n'as seulement pas ferm l'oeil.
La crmonie n'a pris fin qu' l'aube, dis-je.
Je le sais bien, dit-elle. Tous les hommes sont fous !
Et les lions ? dit mon pre. Kondn Diara ?
Je les ai entendus, dis-je. Ils taient tout prs; ils taient aussi prs de
moi que je le suis ici de vous ; il y avait tout juste entre eux et nous la
distance du feu !
C'est insens! dit ma mre. Va dormir: tu tombes de sommeil !
Elle se tourna vers mon pre:
Je me demande quoi tout cela rime ! dit-elle.
Eh bien c'est l'usage, dit mon pre.
Je n'aime pas cet usage ! dit-elle. Des enfants ne devraient pas passer la
nuit veiller.
As-tu eu peur ? me demanda mon pre.
Devais-je avouer que j'avais eu grande peur ?
Naturellement qu'il a eu peur ! dit ma mre. Comment voudrais-tu
qu'il n'ait pas eu peur ?
Il n'a eu qu'un peu peur, dit mon pre.
Va dormir, reprit ma mre. Si tu ne dors pas maintenant, tu
t'endormiras durant la fte.
J'allai m'tendre dans la case. J'entendais ma mre qui querellait mon
pre: elle trouvait stupide de courir des risques gratuits.
Plus tard, j'ai su qui tait Kondn Diara et j'ai su aussi que les risques
taient inexistants, mais je ne l'ai appris qu' l'heure o il m'tait permis
de le savoir. Tant que nous n'avons pas t circoncis, tant que nous ne
sommes pas venus cette seconde vie qui est notre vraie vie, on ne nous
rvle rien, et nous n'arrivons rien surprendre.
Ce n'est qu'aprs avoir particip plusieurs fois la crmonie des lions,
que nous commenons vaguement entrevoir quelque chose, mais nous
respectons le secret : nous ne faisons part de ce que nous avons devin
qu' ceux de nos compagnons qui ont une mme exprience; et l'essentiel
nous chappe jusqu'au jour de notre initiation la vie d'homme.
Non, ce n'taient pas de vrais lions qui rugissaient dans la clairire,
c'taient nos ans, tout bonnement nos ans. Ils s'aident cet effet de
petites planchettes renfles au centre et bords coupants, bords
d'autant plus coupants que le renflement central aiguise davantage le
tranchant. La planchette est de forme ellipsodale et trs petite; elle est
troue sur un des cts, pour permettre d'y passer une ficelle. Nos ans
la font tournoyer comme une fronde et, pour en augmenter encore la
giration, tournoient en mme temps qu'elle; la planchette coupe l'air et
produit un ronflement tout semblable au rugissement du lion ; les
planchettes les plus petites imitent le cri des lionceaux; les plus grandes,
celui des lions.
C'est enfantin. Ce qui n'est pas enfantin, c'est l'effet produit dans la nuit
pour des oreilles non prvenues: le coeur se glace ! Si ce n'tait la crainte,
plus grande encore, de se retrouver gar dans la brousse, isol dans la
brousse, l'effroi disperserait les enfants; c'est la sorte de refuge que
forment le tronc des fromagers et le feu de bois allum proximit, qui
maintient groups les non-initis.
Mais si le grognement de Kondn Diara est facilement explicable, la
prsence des longs fils blancs qui relient l'immense fromager de la
clairire sacre aux plus grands arbres et aux cases principales de la ville,
l'est beaucoup moins. Je n'en ai, pour ma part, point obtenu une
explication parfaite : l'poque o j'aurais pu l'obtenir, en prenant place
parmi les ans qui dirigeaient la crmonie, j'avais cess d'habiter
Kouroussa. Je sais seulement que ces fils sont de coton tiss, et qu'on se
sert de perches de bambou pour les nouer au sommet des cases; ce que
j'ignore par contre, c'est la manire dont on les attache au sommet des
fromagers.
Nos fromagers sont de trs grands arbres, et on imagine difficilement des
perches d'une vingtaine de mtres : celles-ci flchiraient ncessairement,
quelque soin qu'on aurait pu apporter les assembler. Par ailleurs, je ne
vois pas comment on grimperait au sommet de ces arbres pineux. Il y a
bien une sorte de ceinture qui aide grimper: on noue la ceinture autour
de l'arbre et on se place l'intrieur, on passe la ceinture sous les reins,
puis on s'lve par saccades en prenant avec les pieds appui contre le
tronc ; mais cela ne se conoit plus si l'arbre a un tronc de la dimension de
nos normes fromagers.
Et pourquoi ne se servirait-on pas bonnement de la fronde, Je ne sais pas.
Un bon tireur la fronde russit des miracles. Peut-tre est-ce un
miracle de cette espce qu'il convient le plus naturellement d'attribuer
l'incomprhensible prsence des fils blancs au sommet des fromagers,
mais je ne puis en dcider. Ce que je sais bien, c'est que nos ans qui
nouent ces fils, doivent se montrer on ne peut plus attentifs ne point
garer les perches : il ne faut donner l'veil en aucune faon ! Or il suffirait
d'une perche abandonne pied d'oeuvre pour peut-tre mettre femmes
ou enfants sur la voie du secret. C'est pourquoi, sitt les fils nous, on n'a
Plus tard, j'ai vcu une preuve autrement inquitante que celle des lions,
une preuve vraiment menaante cette fois et dont le jeu est totalement
absent : la circoncision.
J'tais alors en dernire anne du certificat d'tudes, j'tais enfin au
nombre des grands, ces grands que nous avions tant abhorrs quand
nous tions dans la petite classe, parce qu'ils nous extorquaient nourriture
et argent et nous frappaient ; et voici que nous les remplacions, et que les
svices que nous avions endurs taient heureusement abolis.
Mais ce n'tait pas le tour d'tre un grand, il fallait l'tre encore dans toute
l'acception du mot, et pour cela tre la vie d'homme. Or j'tais toujours
un enfant ; j'tais rput n'avoir pas l'ge de raison ! Parmi mes
condisciples, qui pour la plupart taient circoncis, je demeurais un
prts payer le prix du sang. Ce prix, nos ans l'avaient pay avant nous;
ceux qui natraient aprs nous, le paieraient leur tour; pourquoi
l'eussions-nous esquiv ? La vie jaillissait du sang vers !
Cette anne-l, je dansai une semaine au long, sept jours au long, sur la
grande place de Kouroussa, la danse du soli , qui est la danse des
futurs circoncis. Chaque aprs-midi, mes compagnons et moi nous nous
dirigions vers le lieu de danse, coiffs d'un bonnet et vtus d'un boubou
qui nous descendait jusqu'aux chevilles, un boubou plus long que ceux
qu'on porte gnralement et fendu sur les flancs; le bonnet, un calot plus
exactement, tait orn d'un pompon qui nous tombait sur le dos ; et c'tait
notre premier bonnet d'homme ! Les femmes et les jeunes filles
accouraient sur le seuil des concessions pour nous regarder passer, puis
nous embotaient le pas, revtues de leurs atours de fte. Le tam-tam
ronflait, et nous dansions sur la grande place jusqu' n'en pouvoir plus; et
plus nous avancions dans la semaine, plus les sances de danse
s'allongeaient, plus la foule augmentait. Mon boubou, comme celui de
mes compagnons, tait d'un ton brun qui tirait sur le rouge, un ton o le
sang ne risque pas de laisser des traces trop distinctes. Il avait t
spcialement tiss pour la circonstance, puis confi aux ordonnateurs de
la crmonie. Le boubou ce moment tait blanc ; c'taient les
ordonnateurs qui s'taient occups le teindre avec des corces d'arbre, et
qui l'avaient ensuite plong dans l'eau boueuse d'une mare de la brousse ;
le boubou avait tremp l'espace de plusieurs semaines : le temps
ncessaire pour obtenir le ton souhait peut-tre, ou sinon pour quelque
raison rituelle qui m'chappe. Le bonnet, hormis le pompon qui tait rest
blanc, avait t teint de la mme manire, trait de la mme manire.
Nous dansions, je l'ai dit, perdre souffle, mais nous n'tions pas seuls
danser : la ville entire dansait ! On venait nous regarder, on venait en
foule, toute la ville en vrit venait, car l'preuve n'avait pas que pour
nous une importance capitale, elle avait quasiment la mme importance
pour chacun puisqu'il n'tait indiffrent personne que la ville, par une
deuxime naissance qui tait notre vraie naissance, s'accrt d'une
nouvelle fourne de citoyens; et parce que toute runion de danse a, chez
nous, tendance se propager, parce que chaque appel de tam-tam a un
pouvoir presque irrsistible, les spectateurs se transformaient bientt en
danseurs; ils envahissaient l'aire et, sans toutefois se mler notre groupe,
ta circoncision !
Tous, nous l'acclamions ; l'assistance entire l'acclamait. Beaucoup
d'hommes d'ge, tous nos amis en vrit, s'avanaient ainsi pour
annoncer les cadeaux qu'ils nous faisaient. Chacun offrait selon ses
moyens et, la rivalit aidant, souvent mme un peu au-del de ses
moyens. Si ce n'tait un boeuf, c'tait un sac de riz, ou de mil, ou de mas.
C'est que la fte, la trs grande fte de la circoncision ne va pas sans un
trs grand repas et sans de nombreux invits, un si grand repas qu'il y en
a pour des jours et des jours, en dpit du nombre des invits, avant d'en
voir le bout, Un tel repas est une dpense importante. Aussi quiconque est
ami de la famille du futur circoncis, ou li par la reconnaissance, met un
point d'honneur contribuer la dpense, et il aide aussi bien celui qui a
besoin d'aide que celui qui n'en a aucun besoin. C'est pourquoi, chaque
circoncision, il y a cette soudaine abondance de biens, cette abondance de
bonnes choses.
Mais nous rjouissions-nous beaucoup de cette abondance ? Nous ne
nous en rjouissions pas sans arrire-pense : l'preuve qui nous attendait
n'tait pas de celles qui aiguisent l'apptit. Non, la longueur de notre
apptit ne serait pas bien importante quand, la circoncision faite, on nous
convierait prendre notre part du festin ; si nous ne le savions pas par
exprience si nous allions seulement en faire l'exprience ! , nous
savions trs bien que les nouveaux circoncis font plutt triste mine.
Cette pense nous ramenait brutalement notre apprhension : nous
acclamions le donateur, et du coup notre pense revenait l'preuve qui
nous attendait. Je l'ai dit; cette apprhension au milieu de l 'excitation
gnrale, et d'une excitation laquelle par nos danses rptes nous
participions au premier chef, n'tait pas le ct le moins paradoxal de ces
journes. Ne dansions-nous que pour oublier ce que nous redoutions ? Je
le croirais volontiers. Et vrai dire, il y avait des moments o nous
finissions par oublier; mais l'anxit ne tardait pas renatre : il y avait
constamment de nouvelles occasions de lui redonner vie. Nos mres
pouvaient multiplier les sacrifices notre intention, et elles n'y
manquaient pas, aucune n'y manquait, cela ne nous rconfortait qu'
demi.
L'une d'elles parfois, ou quelque autre parent trs proche, se mlait la
danse et souvent, en dansant, brandissait l'insigne de notre condition,
nouvelle. Ils ont couru d'une traite, le front, la poitrine, les bras inonds
de sueur, et parvenus la concession, peine peuvent-ils reprendre
souffle, peine peuvent-ils dlivrer leur message devant la famille
accourue. Vraiment votre fils a t trs brave !
crient-ils enfin la mre du circoncis.
Et de fait nous avions tous t trs braves, nous avions tous trs
attentivement dissimul notre peur. Mais peut-tre tions-nous moins
braves prsent : l'hmorragie qui suit l'opration est abondante, est
longue ; elle est inquitante : tout ce sang perdu ! Je regardais mon sang
couler et j'avais le coeur treint. Je pensais : Est-ce que mon corps va
entirement se vider de son sang ? Et je levais un regard implorant sur
notre gurisseur, le sma .
Le sang doit couler, dit le sma . S'il ne coulait pas
Il n'acheva pas sa phrase : il observait la plaie. Quand il vit que le sang
enfin s'paississait un peu, il me donna les premiers soins. Puis il passa
aux autres.
Le sang finalement tarit, et on nous revtit de notre long boubou ; ce
serait, hormis une chemise trs courte, notre seul vtement durant toutes
les semaines de convalescence qui allaient suivre. Nous nous tenions
maladroitement sur nos jambes, la tte vague et le coeur comme prs de
la nause. Parmi les hommes qui avaient assist l'opration, j'en aperus
plusieurs, apitoys par notre misrable tat, qui se dtournaient pour
cacher leurs larmes.
A la ville, nos parents faisaient fte au messager, le comblaient de
cadeaux ; et les rjouissances aussitt reprenaient : ne fallait-il pas se
rjouir de l'heureuse issue de l'preuve, se rjouir de notre nouvelle
naissance? Dj amis et voisins se pressaient l'intrieur des concessions
des nouveaux circoncis, et commenaient danser en notre honneur le
fady fady , la danse de bravoure, en attendant qu'un festin
gargantuesque les runit autour des plats.
De ce festin, bien sr, nous allions recevoir notre large part. Les hommes,
les jeunes hommes qui avaient conduit toute la crmonie et qui taient
en mme temps nos surveillants, mais aussi prsent, d'une certaine
faon, nos serviteurs, sont alls chercher cette part.
Hlas! nous avions perdu trop de sang, vu trop de sang il nous
semblait en sentir encore l'odeur fade ! et nous avions un peu de
jeunes filles, et c'tait une dfense qu'aucun de nous n'et enfreint; nous
tions svrement avertis que si quelque femme nous voyait intimement,
nous courions le risque de rester jamais striles. Fanta que je rencontrai,
me fit discrtement signe de loin ; je lui rpondis de la mme manire, par
un simple battement des paupires. L'aimais-je toujours ? Je ne savais pas.
Nous avions t si retranchs du monde, nous tions devenus si diffrents
de ce que nous avions t, bien qu'un mois peine se ft coul entre
notre enfance et notre ge d'homme, si indiffrents ce que nous avions
t, que je ne savais plus trs bien o j'en tais. Le temps, pensais-je, le
temps m'apportera un nouvel quilibre. Mais quelle sorte d'quilibre ?
Je me l'imaginais mal.
L'heure vint finalement o le gurisseur nous jugea tout fait rtablis et
nous rendit nos parents. Ce retour n'tait pas absolu, mais il le fut
exceptionnellement pour moi: j'tais colier et je ne pouvais plus
longtemps me joindre aux excursions que mes compagnons
entreprenaient dans les villes et les villages avoisinants; je ne pouvais
davantage partager leurs travaux dans les champs de notre gurisseur, en
retour des soins que nous avions reus. Mes parents firent ce qui tait
ncessaire pour m'en dispenser.
Quand je regagnai dfinitivement ma concession, toute la famille
m'attendait. Mes parents me serrrent fortement dans leurs bras, ma mre
particulirement comme si elle avait voulu secrtement affirmer que
j'tais toujours son fils, que ma seconde naissance n'enlevait point ma
qualit de fils. Mon pre nous considra un moment, puis il me dit
comme regret :
Voici dsormais ta case, mon petit.
La case faisait face la case de ma mre.
Oui, dit ma mre, prsent tu dormiras l ; mais, tu vois, je reste
porte de ta voix.
J'ouvris la porte de la case : sur le lit, mes vtements taient tals. Je
m'approchai et les pris un un, puis les reposai doucement ; c'taient des
vtements d'homme ! Oui, la case faisait face la case de ma mre, je
restais porte de la voix de ma mre, mais les vtements, sur le lit,
taient des vtements d'homme ! J'tais un homme !
Es-tu satisfait de tes nouveaux vtements ? demanda ma mre.
Satisfait ? Oui, j'tais satisfait : il allait de soi que je fusse satisfait. Enfin je
Je n'irai pas plus loin, dit-il. Nous allons nous dire adieu ici: il ne
convient pas que nous fondions en larmes la gare, en prsence de tes
amis; et puis je ne veux pas laisser ta mre seule en ce moment : ta mre a
beaucoup de peine! J'en ai beaucoup aussi. Nous avons tous beaucoup de
peine, mais nous devons nous montrer courageux. Sois courageux! Mes
frres, l-bas, s'occuperont de toi. Mais travaille bien! Travaille comme tu
travaillais ici. Nous avons consenti pour toi des sacrifices; il ne faut point
qu'ils demeurent sans rsultat. Tu m'entends ?
Oui, fis-je.
Il demeura silencieux un moment, puis reprit:
Vois-tu, je n'ai pas eu comme toi un pre qui veillait sur moi ; au moins
ne l'ai-je pas eu trs longtemps : douze ans, j'tais orphelin; et j'ai d
faire seul mon chemin. Ce n'tait pas un chemin facile! Les oncles
auxquels on m'avait confi, m'ont trait plus en esclave qu'en neveu. Ce
n'est pas pourtant que je leur sois rest longtemps charge: presque tout
de suite ils m'ont plac chez les Syriens; j'y tais simple domestique, et
tout ce que je gagnais, je le remettais fidlement mes oncles, mais mes
gains mmes ne dsarmrent jamais leur rudesse ni leur avidit. J'ai d
beaucoup travailler pour me faire ma situation. Toi Mais en voil assez.
Saisis ta chance ! Et fais-moi honneur! Je ne te demande rien de plus. Le
feras-tu ?
Je le ferai, pre.
Bien ! bien Allons! sois brave, petit. Va !
Pre !
Il me serra contre lui ; il ne m'avait jamais serr si troitement contre lui.
Va ! petit, va !
Il desserra brusquement son treinte et partit trs vite sans doute ne
voulait-il point me montrer ses larmes et je poursuivis ma route vers la
gare. L'ane de mes soeurs, mes frres, Sidafa et les plus jeunes apprentis
m'escortaient avec mes bagages. A mesure que nous avancions, des amis
se joignaient nous ; Fanta aussi rejoignit notre groupe. Et c'tait un peu
comme si de nouveau j'avais t sur le chemin de l'cole : tous mes
compagnons taient l, et mme notre bande n'avait jamais t plus
nombreuse. Et de fait, n'tais-je pas sur le chemin de l'cole ?
Fanta, dis-je, nous sommes sur le chemin de l'cole.
Mais elle ne me rpondit que par un ple sourire, et mes paroles n'eurent
pas d'autre cho. J'tais en vrit sur le chemin de l'cole, mais j'tais seul ;
dj j'tais seul ! Nous n'avions jamais t plus nombreux, et jamais je
n'avais t si seul. Bien que ma part ft sans doute la plus lourde, nous
portions tous le poids de la sparation: peine changions-nous quelque
rare parole. Et nous fmes sur le quai de la gare, attendant le train, sans
nous tre quasiment rien dit ; mais qu'eussions-nous dit que nous ne
ressentions chacun? Tout allait sans le dire.
Plusieurs griots taient venus saluer mon dpart. Je ne fus pas plus tt sur
le quai, qu'ils m'assaillirent de flatteries. Dj tu es aussi savant que les
Blancs ! chantaient-ils. Tu es vritablement comme les Blancs! A Conakry,
tu t'assoieras parmi les plus illustres ! De tels excs taient assurment
plus faits pour me confondre que pour chatouiller ma vanit. Au vrai, que
savais-je ? Ma science tait bien courte encore ! Et ce que je savais, d'autres
aussi le savaient : mes compagnons qui m'entouraient, en savaient autant
que moi ! J'aurais voulu demander aux griots de se taire ou tout au moins
de modrer leurs louanges, mais c'et t aller contre les usages, et je me
tins coi. Leurs flatteries d'ailleurs n'taient peut-tre pas tout fait
inutiles: elles me faisaient penser prendre mes tudes fort au srieux, et
il est vrai que je les avais toujours prises fort au srieux ; mais tout ce que
chantaient les griots prsent, je me voyais dsormais contraint de le
raliser un jour, si je ne voulais pas mon retour, chaque retour, avoir
l'air d'un ne.
Ces flatteries eurent encore un effet supplmentaire; celui de me distraire
du chagrin o j'tais plong. J'en avais souri j'avais commenc par en
sourire avant d'en ressentir de la confusion, mais si mes compagnons en
avaient galement peru le ridicule, et ils l'avaient ncessairement peru,
rien nanmoins n'en affleurait sur leurs traits ; sans doute sommes-nous si
habitus aux hyperboles des griots, que nous n'y accordons plus
attention. Mais Fanta ? Non, Fanta avait d prendre ces flatteries pour
argent comptant. Fanta Fanta ne songeait pas sourire: elle avait les
yeux embus. Chre Fanta ! Je jetai, en dsespoir de cause, un regard
ma soeur: celle-ci pour sr avait du prouver mes sentiments: elle
prouvait toujours mes sentiments; mais je la vis simplement proccupe
par mes bagages: elle m'avait dj plusieurs fois recommand d'y veiller
et elle profita de la rencontre de nos regards pour me le rpter.
Sois sans crainte, dis-je. J'y veillerai.
lui dire bonjour ? Oui, trs rellement mes deux tantes s'ingnirent
remplacer ma mre et elles persvrrent durant tout le temps de mon
sjour. Elles poussrent mme l'indulgence jusqu' ne jamais me
reprocher une maladresse, si bien qu'il m'arriva d'en demeurer tout
confus. Elles taient foncirement bonnes et d'humeur enjoue, et je ne
fus pas long constater qu'entre elles, elles s'entendaient on ne peut
mieux. En vrit je vcus l au sein d'une famille fort unie et dont toute
criaillerie demeurait rsolument bannie. Je pense que l'autorit, trs
souple au reste et quasi secrte, de mon oncle Mamadou fondait cette
paix et cette union.
Mon oncle Mamadou tait un peu plus jeune que mon pre; il tait grand
et fort, toujours correctement vtu, calme et digne ; c'tait un homme qui
d'emble imposait. Comme mon pre, il tait n Kouroussa, mais l'avait
quitte de bonne heure ; il y avait t colier, puis, comme je le faisais
maintenant, il tait venu poursuivre ses tudes Conakry et en avait
achev le cycle l'Ecole normale de Gore. Je ne crois pas qu'il soit
demeur longtemps instituteur : trs vite le commerce l'avait attir.
Quand j'arrivai Conakry, il tait chef comptable dans un tablissement
franais. J'ai fait petit petit sa connaissance et plus j'ai appris le
connatre, plus je l'ai aim et respect.
Il tait musulman, et je pourrais dire : comme nous le sommes tous; mais
il l'tait de fait beaucoup plus que nous ne le sommes gnralement: son
observance du Coran tait sans dfaillance. Il ne fumait pas, ne buvait
pas, et son honntet tait scrupuleuse. Il ne portait de vtements
europens que pour se rendre son travail; sitt rentr, il se dshabillait,
passait un boubou qu'il exigeait immacul, et disait ses prires. A sa sortie
de l'Ecole normale, il avait entrepris l'tude de l'arabe; il l'avait appris
fond, et seul nanmoins, s'aidant de livres bilingues et d'un dictionnaire;
prsent il le parlait avec la mme aisance que le franais, sans pour cela
en faire aucunement parade, car seule une meilleure connaissance de la
religion l'avait incit l'apprendre : ce qui l'avait guid, c'tait l'immense
dsir de lire couramment le Coran dans le texte. Le Coran dirigeait sa vie!
Jamais je n'ai vu mon oncle en colre, jamais je ne l'ai vu entrer en
discussion avec ses femmes ; je l'ai toujours vu calme, matre de lui et
infiniment patient. A Conakry, on avait grande considration pour lui, et
il suffisait que je me rclamasse de ma parent, pour qu'une part de son
paternelle!
Tu aurais pu ne pas la quitter. Mais, dis-moi, n'as-tu jamais eu
l'ambition de la dpasser ?
Or, j'avais cette ambition ; mais ce n'tait pas en devenant un travailleur
manuel que je la raliserais ; pas plus que l'opinion commune, je n'avais
de considration pour de tels travailleurs.
Mais qui te parle de travailleur manuel? dit mon oncle. Un technicien
n'est pas ncessairement un manuel et, en tout cas, il n'est pas que cela ;
c'est un homme qui dirige et qui sait, le cas chant, mettre la main la
pte. Or les hommes qui dirigent des entreprises, ne savent pas tous
mettre la main la pte, et ta supriorit sera l justement. Crois-moi
demeure o tu es ! Je vais d'ailleurs t'apprendre une chose que tu ignores
encore : ton cole est en voie de rorganisation. Tu y verras sous peu de
grands changements, et l'enseignement gnral n'y sera plus infrieur
celui du collge Camille Guy.
Est-ce que les arguments de mon oncle finirent par me convaincre ? Pas
pleinement peut-tre. Mais mon oncle Skou et mes tantes mme
joignirent leurs instances aux siennes, et je demeurai donc l'cole
technique.
Quatre jours sur six je travaillais dans les ateliers, limant des bouts de
ferraille ou rabotant des planches sous la direction d'un moniteur. C'tait
un travail apparemment facile et nullement ennuyeux, moins facile
pourtant qu'il n'y paraissait premire vue, parce que le manque
d'habitude, d'abord, et les longues heures que nous passions debout
devant l'tabli, ensuite, finissaient par le rendre pnible. Je ne sais
comment ou tait-ce d'tre demeur trop longtemps debout? tait-ce
quelque inflammation cause par les chardes de mtal et de bois ?
mes pieds enflrent et j'attrapai un ulcre. Je crois qu' Kouroussa le mal
et t bnin, je crois mme qu'il ne se ft seulement pas dclar, mais ici,
dans ce climat brlant et sursatur d'eau, ce climat auquel le corps n'avait
pas eu le temps de s'adapter, l'ulcre gagna rapidement du champ, et on
m'hospitalisa.
J'eus tout de suite le moral trs bas. La nourriture plus que spartiate qu'on
distribuait dans cet hpital par ailleurs magnifique, n'tait pas
prcisment faite pour beaucoup relever ce moral. Mais sitt que mes
tantes apprirent ce qui m'tait arriv, elles vinrent chaque jour m'apporter
sourde ce dchanement.
C'est que je n'tais pas seul aimer Marie, bien que je fusse seul peut-tre
l'aimer avec cette innocence au vrai, tous mes compagnons aimaient
Marie ! Quand las d'couter des disques, las de danser et nos devoirs
termins, nous partions nous promener et que je prenais Marie sur le
cadre de ma bicyclette, les jeunes gars de Conakry et plus spcialement
mes compagnons d'cole et les collgiens de Camille Guy nous
regardaient passer avec des regards d'envie. Tous eussent voulu avoir
Marie pour compagne de promenade, mais Marie n'avait point d'yeux
pour eux, elle n'en avait que pour moi.
Je ne me le rappelle pas par vantardise, encore qu' l'poque je fusse assez
firot de ma chance; non, je m'en souviens avec une poignante douceur, je
m'en souviens et j'y rve, j'y rve avec une mlancolie inexprimable, parce
qu'il y eut l un moment de ma jeunesse, un dernier et fragile moment o
ma jeunesse s'embrasait d'un feu que je ne devais plus retrouver et qui,
maintenant, a le charme doux-amer des choses jamais enfuies.
Je roulais gnralement vers la corniche. L, nous nous assayions et
regardions la mer. J'aimais regarder la mer. Quant mon arrive
Conakry, j'avais fait le tour de la ville et que j'avais brusquement
dcouvert la mer, j'avais t d'emble conquis. Cette grande plaine. Oui,
peut-tre cette plaine liquide me rappelait-elle une autre plaine; la grande
plaine de Haute-Guine o j'avais vcu Je ne sais pas. Mais mme
supposer que l'attrait qu'exerait la mer sur mon esprit et faibli depuis
ma premire dcouverte, je ne serais pas moins revenu la contempler,
revenu m'asseoir sur la corniche, car Marie aussi n'aimait rien tant que de
s'asseoir ici et de regarder la mer, de la regarder jusqu' n'en pouvoir plus.
La mer est trs belle, trs chatoyante, quand on la regarde de la corniche :
elle est glauque sur les bords, mariant le bleu du ciel au vert lustr des
cocotiers et des palmiers de la cte, et frange d'cume, frange dj
d'irritations; au-del elle est comme entirement nacre. Les lots
cocotiers qu'on aperoit au loin dans une lumire lgrement voile,
vaporeuse, ont une tonalit si douce, si dlicate, qu'on en a l'me comme
transporte. Et puis il vient du large une brise qui, bien que faible, ne
rompt pas moins la chaleur d'tuve de la ville.
On respire ! disais-je. Enfin, on respire !
Oui, disait Marie. Tu vois ces lots, l-bas ? Je parie qu'on y doit
trois ans ; je n'avais jamais perdu de vue la promesse que j'avais faite
mon pre, et pas davantage celle que je m'tais faite moi-mme;
constamment je m'tais maintenu parmi les trois premiers, et j'avais
quelque raison d'esprer qu'il n'en irait pas autrement l'examen.
Nanmoins j'crivis ma mre afin qu'elle fit visite aux marabouts et
obtint leur aide. Dois-je en dduire que j'tais spcialement superstitieux
l'poque ? Je ne le pense pas. J'tais trs simplement, j'tais tout
simplement un croyant ; je croyais que rien ne s'obtient sans l'aide de
Dieu, et que si la volont de Dieu est depuis toujours dtermine, elle ne
l'est point en dehors de nous-mme ; je veux dire : sans que nos
dmarches, bien que non moins prvues, n'aient, en une certaine manire,
pes sur cette volont; et je croyais que les marabouts seraient mes
intercesseurs naturels.
Mes tantes, de leur ct, firent des sacrifices et offrirent des noix de kola
aux diverses personnes que leur dsignrent les marabouts consults. Je
les vis fort anxieuses de mon sort ; je ne crois pas qu'elles le furent moins
que ma mre mme. Marie l'tait davantage encore si possible : elle tait
assez indiffrente ses propres tudes, mais je ne sais vraiment quelles
extrmits elle se ft porte si, dans le journal officiel de la Guine, elle
n'et point vu figurer mon nom parmi les candidats admis. J'appris par
mes tantes qu'elle aussi avait fait visite aux marabouts, et je crois bien que
cela me toucha plus que tout.
Enfin l'examen vint ! Il dura trois jours; trois jours d'angoisse. Mais il faut
croire que les marabouts me furent de bonne aide: je fus reu premier sur
les sept candidats admis.
11
Chaque fois que je revenais passer mes vacances Kouroussa, je trouvais ma case
frachement repeinte l'argile blanche, et ma mre impatiente de me faire admirer les
amliorations que d'anne en anne elle y apportait.
Au dbut, ma case avait t une case comme toutes les autres. Et puis, petit petit, elle
avait revtu un aspect qui la rapprochait de l'Europe. Je dis bien qui la rapprochait et
je vois bien que ce rapprochement demeurait lointain, mais je n'y tais pas moins
sensible, et non pas tellement pour le supplment de confort que j'y trouvais, que pour la
preuve immdiate, immdiatement tangible, de l'immense amour que ma mre me
portait. Oui, je passais Conakry la majeure partie de l'anne, mais je ne demeurais pas
moins son prfr ; je le voyais ; et je n'avais pas besoin de le voir : je le savais! Mais je
le voyais de surcrot.
Eh bien, qu'en dis-tu ? disait ma mre.
C'est magnifique ! disais-je.
Et je l'treignais fortement ; ma mre n'en demandait pas plus. Mais de fait c'tait
magnifique, et je me doutais bien de l'ingniosit que ma mre avait dpense, de la
peine qu'elle s'tait donne, pour inventer, en partant des matriaux les plus simples
ces modestes quivalents des habilets mcaniques de l'Europe.
La pice principale, celle qui d'emble tirait l'oeil, c'tait le divan-lit. D'abord, cela avait
t, comme pour la case, un lit pareil tous les lits de la Haute-Guine : un lit maonn,
fait de briques sches. Puis les briques du milieu avaient disparu, ne laissant subsister
que deux supports, un la tte et un au pied; et un assemblage de planches avait
remplac les briques enleves. Sur ce chlit improvis, mais qui ne manquait pas
d'lasticit, ma mre avait finalement pos un matelas rembourr de paille de riz. Tel
quel, c'tait prsent un lit confortable et assez vaste pour qu'on s'y tendit trois, sinon
quatre.
Mais quelque vaste qu'il ft, peine mon divan-lit suffisait-il recevoir tous les amis,
les innombrables amis et aussi les innombrables amies qui, la soire ou certains soirs
tout au moins, me faisaient visite. Le divan tant le seul sige que je pouvais offrir, on
s'y entassait comme on pouvait, chacun se creusant sa place, et les derniers arrivs
s'insrant dans les dernires failles. Je ne me souviens plus comment, ainsi encaqus,
nous trouvions malgr tout le moyen de gratter de la guitare, ni comment nos amies
gonflaient leurs poumons pour chanter, mais le fait est que nous jouions de la guitare et
que nous chantions, et qu'on pouvait nous entendre de loin.
Je ne sais si ma mre gotait beaucoup ces runions ; je croirais plutt qu'elle les gotait
peu, mais qu'elle les tolrait, se disant qu' ce prix tout au moins je ne quittais pas la
concession pour courir Dieu sait o. Mon pre, lui, trouvait nos runions fort naturelles.
Comme je ne le voyais gure dans la journe, occup que j'tais aller chez l'un, aller
chez l'autre, quand je n'tais pas au loin en excursion, il venait frapper ma porte. Je
criais : Entrez ! et il entrait, disait bonsoir chacun et me demandait comment
j'avais pass la journe. Il disait quelques mots encore, puis se retirait. Il comprenait que
si sa prsence nous tait agrable et elle l'tait rellement , elle tait en mme
temps fort intimidante pour une assemble aussi jeune, aussi turbulente que la ntre.
Il n'en allait pas du tout de mme pour ma mre. Sa case tait proche de la mienne, et les
portes se regardaient ; ma mre n'avait qu'un pas faire et elle tait chez moi; ce pas,
elle le faisait sans donner l'veil et, parvenue ma porte, elle ne frappait pas : elle
entrait ! Brusquement elle tait devant nous, sans qu'on et seulement entendu grincer la
porte, examiner chacun avant de saluer personne.
Oh! ce n'taient pas les visages de mes amis qui retenaient son regard : les amis, cela me
regardait; c'tait sans importance. Non, c'taient uniquement mes amies que ma mre
dvisageait, et elle avait tt fait de reprer les visages qui ne lui plaisaient pas ! J'avoue
que, dans le nombre, il y avait parfois des jeunes filles aux allures un peu libres, la
rputation un peu entame. Mais pouvais-je les renvoyer ? Et puis le dsirais-je ? Si
elles taient un peu plus dlures qu'il n'tait ncessaire, elles taient gnralement les
plus divertissantes. Mais ma mre en jugeait autrement et elle n'y allait pas par quatre
chemins :
Toi, disait-elle, que fais-tu ici ? Ta place n'est pas chez mon fils. Rentre chez toi ! Si
je t'aperois encore, j'en toucherai un mot ta mre. Te voil avertie !
Si alors la jeune fille ne dguerpissait pas assez vite son gr ou si elle n'arrivait pas
se dgager assez vite de l'entassement du divan ma mre la soulevait par le bras et
lui ouvrait la porte.
Va ! disait-elle ; va ! Rentre chez toi !
Et avec les mains elle faisait le simulacre de disperser une volaille trop audacieuse.
Aprs quoi seulement, elle disait bonsoir chacun.
Je n'aimais pas beaucoup cela, je ne l'aimais mme pas du tout : le bruit de ces algarades
se rpandait ; et quand j'invitais une amie me faire visite, je recevais trop souvent pour
rponse :
Et si ta mre m'aperoit ?
Eh bien, elle ne te mangera pas !
Non, mais elle se mettra crier et elle me mettra la porte !
Et j'tais l, devant la jeune fille, me demander : Est-il vrai que ma mre la mettrait
la porte? Y a-t-il des motifs pour qu'elle la mette vraiment la porte ? Et je ne savais
pas toujours : je vivais Conakry la plus grande partie de l'anne et je ne savais pas
dans le dtail ce qui dfrayait la chronique de Kouroussa. Je ne pouvais pourtant pas
dire la jeune fille ; As-tu eu des aventures qui ont fait du bruit ? Et si tu en as eu,
crois-tu que la rumeur en soit parvenue ma mre ? Et je m'irritais.
J'avais le sang plus chaud, avec l'ge, et je n'avais pas que des amitis ou des amours
timides ; je n'avais pas que Marie ou que Fanta, encore que j'eusse d'abord Marie et
d'abord Fanta. Mais Marie tait en vacances Beyla, chez son pre; et Fanta tait mon
amie en titre : je la respectais ; et quand bien mme j'eusse voulu passer outre, et je ne le
voulais pas, l'usage m'et ordonn de la respecter. Le reste Le reste tait sans
lendemain, mais ce reste nanmoins existait. Est-ce que ma mre ne pouvait pas
Je ne sais pas, dit Kouyat. Je crois qu'il s'en est lui-mme aperu.
Ne fait-il rien pour se gurir ?
Je ne crois pas. Il ne souffre pas et il se dit sans doute que cela passera.
Et si cela s'aggravait ?
Nous ne savions comment faire ; nous ne voulions pas inquiter Check et pourtant nous
sentions bien qu'il fallait faire quelque chose.
Je vais en parler ma mre, dis-je.
Mais quand je lui en parlai, elle m'arrta au premier mot.
Check Omar est vraiment malade, dit-elle. Voici plusieurs jours que je l'observe. Je
crois bien que je vais alerter sa mre.
Oui, vas-y, dis-je, car il ne fait rien pour se soigner.
La mre de Check fit ce qu'on a toujours fait en la circonstance : elle consulta des
gurisseurs. Ceux-ci ordonnrent des massages et des tisanes. Mais ces remdes
n'agirent gure ; le ventre continua d'enfler, et le teint demeura gris. Check, lui, ne
s'alarmait pas :
Je ne souffre pas, disait-il. Je n'ai pas grand apptit, mais je ne ressens aucune
douleur. Cela partira sans doute comme c'est venu.
Je ne sais si Check avait grande confiance dans les gurisseurs, je croirais plutt qu'il en
avait peu : nous avions maintenant pass trop d'annes l'cole, pour avoir encore en
eux une confiance excessive. Pourtant tous nos gurisseurs ne sont pas de simples
charlatans : beaucoup dtiennent des secrets et gurissent rellement ; et cela, Check
certainement ne l'ignorait pas. Mais il avait aussi d se rendre compte que cette fois,
leurs remdes n'agissaient pas, et c'est pourquoi il avait dit: Cela partira sans doute
comme c'est venu , comptant plus sur le temps que sur les tisanes et les massages. Ses
paroles nous rassurrent quelques jours, puis elles cessrent brutalement de nous
rassurer, car Check commena rellement souffrir : il avait des crises prsent et il
pleurait de mal.
Ecoute ! lui dit Kouyat. Les gurisseurs ne t'ont t d'aucune aide ; viens avec nous
au dispensaire !
Nous y allmes. Le mdecin ausculta Check et l'hospitalisa. Il ne dit pas de quel mal il
souffrait, mais nous savions maintenant que c'tait un mal srieux, et Check aussi le
savait. Est-ce que le mdecin blanc russirait l o nos gurisseurs avaient chou ? Le
mal ne se laisse pas toujours vaincre ; et nous tions remplis d'angoisse. Nous nous
relayions au chevet de Check et nous regardions notre malheureux ami se tordre sur le
lit ; son ventre, ballonn et dur, tait glac comme une chose dj morte. Quand les
crises augmentaient, nous courions, affols, chez le mdecin: Venez, docteur !
Venez vite ! Mais aucun mdicament n'oprait ; et nous, nous pouvions tout juste
prendre les mains de Check et les serrer, les serrer fortement pour qu'il se sentt moins
seul en face de son mal, et dire Allons ! Check Allons ! Prends courage ! Cela va
passer
Nous sommes demeurs au chevet de Check toute la semaine, sa mre, ses frres, ma
mre et celle de Kouyat. Puis, sur la fin de la semaine, Check a brusquement cess de
souffrir, et nous avons dit aux autres d'aller se reposer : Check, prsent, dormait
calmement, et il ne fallait pas risquer de l'veiller. Nous l'avons regard dormir, et un
grand espoir naissait en nous : sa figure tait si amaigrie qu'on voyait toute l'ossature se
dessiner, mais ses traits n'taient plus crisps, et il semblait que ses lvres souriaient.
Puis, petit petit, la douleur est revenue? Les lvres ont cess de sourire, et Check s'est
rveill. Il a commenc de nous dicter ses dernires volonts, il a dit comment nous
devions partager ses livres et qui nous devions donner son banjo. Sa parole maintenant
allait en s'teignant, et nous ne saisissions pas toujours la fin des mots. Puis il nous a
encore dit adieu. Quand il s'est tu, il n'tait plus loin de minuit. Alors, comme l'horloge
du dispensaire terminait de sonner les douze coups, il est mort
Il me semble revivre ces jours et ces nuits, et je crois n'en avoir pas connu de plus
misrables.
J'errais ici, j'errais l ; nous errions, Kouyat et moi, comme absents, l'esprit tout occup
de Check. Tant et tant de jours heureux et puis tout qui s'achevait ! Check !
pensais-je, pensions-nous, et nous devions nous contraindre pour ne pas crier son nom
voix haute. Mais son ombre, son ombre seule, nous accompagnait Et quand nous
parvenions le voir d'une manire un peu plus prcise et nous ne devions pas le voir
non plus d'une manire trop prcise , c'tait au centre de sa concession, tendu sur un
brancard, tendu sous son linceul, prt tre port en terre ; ou c'tait en terre mme, au
fond de la fosse, allong et la tte un peu surleve, attendant qu'on post le couvercle
de planches, puis les feuilles, le grand amoncellement de feuilles, et la terre enfin, la
terre si lourde
Check ! Check ! Mais je ne devais pas l'appeler voix haute : on ne doit pas
appeler les morts voix haute ! Et puis, la nuit, c'tait malgr tout comme si je l'eusse
appel voix haute : brusquement, il tait devant moi ! Et je me rveillais, le corps
inond de sueur ; je prenais peur, Kouyat prenait peur, car si nous aimions l'ombre de
Check, si son ombre tait tout ce qui nous demeurait, nous la redoutions presque autant
que nous l'aimions, et nous n'osions plus dormir seuls, nous n'osions plus affronter nos
rves seuls
Quand je songe aujourd'hui ces jours lointains, je ne sais plus trs bien ce qui
m'effrayait tant, mais c'est sans doute que je ne pense plus la mort comme j'y pensais
alors : je pense plus simplement. Je songe ces jours, et trs simplement je pense que
Check nous a prcds sur le chemin de Dieu, et que nous prenons tous un jour ce
chemin qui n'est pas plus effrayant que l'autre, qui certainement est moins effrayant que
l'autre L'autre ? L'autre, oui le chemin de la vie, celui que nous abordons en
naissant, et qui n'est jamais que le chemin momentan de notre exil
12
Une anne ? dit mon pre. Une anne, ce n'est pas tellement long.
Comment ? dit vivement ma mre. Une anne, ce n'est pas long ? Voil quatre ans
que notre fils n'est plus jamais prs de nous, sauf pour les vacances, et toi, tu trouves
qu'une anne ce n'est pas long ?
Eh bien commena mon pre. Non ! non ! dit ma mre. Notre fils ne partira
pas ! Qu'il n'en soit plus question !
Bon, dit mon pre; n'en parlons plus. Aussi bien cette journe est-elle la journe de
son retour et de son succs : rjouissons-nous ! On parlera de tout cela plus tard.
Nous n'en dmes pas davantage, car les gens commenaient d'affluer dans la concession,
presss de me fter.
Tard dans la soire, quand tout le monde fut couch, j'allai rejoindre mon pre sous la
vranda de sa case : le directeur m'avait dit qu'il lui fallait, avant de faire aucune
dmarche, le consentement officiel de mon pre et que ce consentement devrait lui
parvenir dans le plus bref dlai.
Pre, dis-je, quand le directeur m'a propos de partir en France, j'ai dit oui.
Ah! tu avais dj accept ?
J'ai rpondu oui spontanment. Je n'ai pas rflchi, ce moment, ce que mre et toi
en penseriez.
Tu as donc bien envie d'aller l-bas ? dit-il.
Oui, dis-je. Mon oncle Mamadou m'a dit que c'tait une chance unique.
Tu aurais pu aller Dakar ; ton oncle Mamadou est all Dakar.
Ce ne serait pas la mme chose.
Non, ce ne serait pas la mme chose Mais comment annoncer cela ta mre ?
Alors tu acceptes que je parte ? m'criai-je.
Oui oui, j'accepte. Pour toi, j'accepte. Mais tu m'entends : pour toi, pour ton bien !
Et il se tut un moment.
Vois-tu, reprit-il, c'est une chose laquelle j'ai souvent pens. J'y ai pens dans le
calme de la nuit et dans le bruit de l'enclume. Je savais bien qu'un jour tu nous quitterais
: le jour o tu as pour la premire fois mis le pied l'cole, je le savais. Je t'ai vu tudier
avec tant de plaisir, tant de passion Oui, depuis ce jour-l, je sais ; et petit petit, je
me suis rsign.
Pre ! dis-je.
Chacun suit son destin, mon petit ; les hommes n'y peuvent rien changer. Tes oncles
aussi ont tudi. Moi mais je te l'ai dj dit : je te l'ai dit, si tu te souviens quand tu es
parti pour Conakry moi, je n'ai pas eu leur chance et moins encore la tienne Mais
maintenant que cette chance est devant toi, je veux que tu la saisisses ; tu as su saisir la
prcdente, saisis celle-ci aussi, saisis la bien! Il reste dans notre pays tant de choses
faire Oui, je veux que tu ailles en France ; je le veux aujourd'hui autant que toi-mme
: on aura besoin ici sous peu d'hommes comme toi Puisses-tu ne pas nous quitter
pour trop longtemps !
Nous demeurmes un long bout de temps sous la vranda, sans mot dire et regarder la
nuit ; et puis soudain mon pre dit d'une voix casse :
Promets-moi qu'un jour tu reviendras ?
Je reviendrai ! dis-je.
Ces pays lointains dit-il lentement.
Il laissa sa phrase inacheve; il continuait de regarder la nuit. Je le voyais, la lueur de
la lampe-tempte, regarder comme un point dans la nuit, et il fronait les sourcils
comme s'il tait mcontent ou inquiet de ce qu'il y dcouvrait.
Que regardes-tu ? dis-je.
Garde-toi de jamais tromper personne, dit-il, sois droit dans ta pense et dans tes
actes; et Dieu demeurera avec toi.
Puis il eut comme un geste de dcouragement et il cessa de regarder la nuit.
Le lendemain, j'crivis au directeur que mon pre acceptait. Et je tins la chose secrte
pour tous, je n'en fis la confidence qu' Kouyat. Puis je voyageai dans la rgion. J'avais
reu un libre parcours et je prenais le train aussi souvent que je voulais. Je visitai les
villes proches; j'allai Kankan qui est notre ville sainte. Quand je revins, mon pre me
montra la lettre que le directeur du collge technique lui avait envoye. Le directeur
confirmait mon dpart et dsignait l'cole de France o j'entrerais ; l'cole tait
Argenteuil.
Tu sais o se trouve Argenteuil, dit mon pre.
Non, dis-je, mais je vais voir.
J'allai chercher mon dictionnaire et je vis qu'Argenteuil n'tait qu' quelques kilomtres
de Paris.
C'est ct de Paris, dis-je.
Et je me mis rver Paris : il y avait tant d'annes qu'on me parlait de Paris! Puis ma
pense revint brusquement ma mre.
Est-ce que ma mre sait dj ? dis-je.
Non, dit-il Nous irons ensemble le lui annoncer.
Tu ne voudrais pas le lui dire seul ?
Seul ? Non, petit. Nous ne serons pas trop de deux ! Tu peux m'en croire.
Et nous fumes trouver ma mre. Elle broyait le mil pour le repas du soir. Mon pre
demeura un long moment regarder le pilon tomber dans le mortier ; il ne savait trop
par o commencer ; il savait que la dcision qu'il apportait ferait de la peine ma mre,
et il avait, lui-mme, le coeur lourd; et il tait l regarder le pilon sans rien dire ; et
moi, je n'osais pas lever les yeux. Mais ma mre ne fut pas longue pressentir la
nouvelle : elle n'eut qu' nous regarder et elle comprit tout ou presque tout.
Que me voulez-vous ? dit-elle. Vous voyez bien que je suis occupe !
Et elle acclra la cadence du pilon.
Ne va, pas si vite, dit mon pre. Tu te fatigues.
Tu ne vas pas m'apprendre piler le mil ? dit-elle. Et puis soudain elle reprit avec
force :
Si c'est pour le dpart du petit en France, inutile de m'en parler, c'est non !
Justement, dit mon pre. Tu parles sans savoir : tu ne sais pas ce qu'un tel dpart
reprsente pour lui.
Je n'ai pas envie de le savoir ! dit-elle.
Et brusquement elle lcha le pilon et fit un pas vers nous.
N'aurai-je donc jamais la paix ? dit-elle. Hier, c'tait une cole Conakry ;
aujourd'hui, c'est une cole en France ; demain Mais que sera ce demain ? C'est
chaque jour une lubie nouvelle pour me priver de mon fils ! Ne te rappelles-tu dj
plus comme le petit a t malade Conakry ? Mais toi, cela ne te suffit pas : il faut
prsent que tu l'envoies en France ! Es-tu fou? Ou veux-tu me faire devenir folle ? Mais
srement je finirai par devenir folle ! Et toi, dit-elle en s'adressant moi, tu n'es
qu'un ingrat ! Tous les prtextes te sont bons pour fuir ta mre ! Seulement, cette fois,
cela ne va plus se passer comme tu l'imagines : tu resteras ici ! Ta place est ici ! Mais
quoi pensent-ils dans ton cole ? Est-ce qu'ils se figurent que je vais vivre ma vie entire
loin de mon fils ? Mourir loin de mon fils ? Ils n'ont donc pas de mre, ces gens-l ?
Mais naturellement ils n'en ont pas : ils ne seraient pas partis si loin de chez eux s'ils en
avaient une !
Et elle tourna le regard vers le ciel, elle s'adressa au ciel :
Tant d'annes dj, il y a tant d'annes dj qu'ils me l'ont pris ! dit-elle. Et voici
maintenant qu'ils veulent l'emmener chez eux !
Et puis elle baissa le regard, de nouveau elle regarda mon pre :
Qui permettrait cela? Tu n'as donc pas de coeur ?
Femme ! femme ! dit mon pre. Ne sais-tu pas que c'est pour son bien ?
Son bien ? Son bien est de rester prs de moi ! N'est-il pas assez savant comme il
est ?
Mre commenai-je.
Mais elle m'interrompit violemment :
Toi, tais-toi ! Tu n'es encore qu'un gamin de rien du tout ! Que veux-tu aller faire si
loin ? Sais-tu seulement comment on vit l-bas ? Non, tu n'en sais rien ! Et, dis-moi,
qui prendra soin de toi ? Qui rparera tes vtements ? Qui te prparera tes repas ?
Voyons, dit mon pre, sois raisonnable : les Blancs ne meurent pas de faim !
Alors tu ne vois pas, pauvre insens, tu n'as pas encore observ qu'ils ne mangent pas
comme nous ? Cet enfant tombera malade ; voil ce qui arrivera ! Et moi alors, que
ferai-je ? Que deviendrai-je ? Ah ! j'avais un fils, et voici que je n'ai plus de fils !
Je m'approchai d'elle, je la serrai contre moi.
Eloigne-toi ! cria-t-elle. Tu n'es plus mon fils !
Mais elle ne me repoussait pas : elle pleurait et elle me serrait troitement contre elle.
Tu ne vas pas m'abandonner, n'est-ce pas ? Dis-moi que tu ne m'abandonneras pas ?
Mais prsent elle savait que je partirais et qu'elle ne pourrait pas empcher mon
dpart, que rien ne pourrait l'empcher ; sans doute l'avait-elle compris ds que nous
tions venus elle : oui, elle avait d voir cet engrenage qui, de l'cole de Kouroussa,
conduisait Conakry et aboutissait la France ; et durant tout le temps qu'elle avait
parl et qu'elle avait lutt, elle avait d regarder tourner l'engrenage : cette roue-ci et
cette roue-l d'abord, et puis cette troisime, et puis d'autres roues encore, beaucoup
d'autres roues peut-tre que personne ne voyait. Et qu'et-on fait pour empcher cet
engrenage de tourner ? On ne pouvait que le regarder tourner, regarder le destin
tourner : mon destin tait que je parte ! Et elle dirigea sa colre mais dj ce n'taient
plus que des lambeaux de colre contre ceux qui, dans son esprit, m'enlevaient elle
une fois de plus :
Ce sont des gens que rien jamais ne satisfait, dit-elle. Ils veulent tout ! Ils ne peuvent
pas voir une chose sans la vouloir.
Tu ne dois pas les maudire, dis-je.
Non, dit-elle amrement, je ne les maudirai pas.
Et elle se trouva enfin bout de colre ; elle renversa la tte contre mon paule et elle
sanglota bruyamment. Mon pre s'tait retir. Et moi, je serrais ma mre contre moi,
j'essuyais ses larmes, je disais que disais-je? Tout et n'importe quoi, mais c'tait sans
importance : je ne crois pas que ma mre comprit rien de ce que je disais ; le son seul de
ma voix lui parvenait, et il suffisait : ses sanglots petit petit s'apaisaient, s'espaaient.
C'est ainsi que se dcida mon voyage, c'est ainsi qu'un jour je pris l'avion pour la
France. Oh ! ce fut un affreux dchirement ! Je n'aime pas m'en souvenir. J'entends
encore ma mre se lamenter, je vois mon pre qui ne peut retenir ses larmes, je vois mes
surs, mes frres Non, je n'aime pas me rappeler ce que fut ce dpart : je me trouvai
comme arrach moi-mme !