Déambulation Urbaine PDF
Déambulation Urbaine PDF
DE TOURS
COLE DOCTORALE : SCIENCES DE LHOMME ET DE LA SOCIT
QUIPE DACCUEIL HISTOIRE DES REPRSENTATIONS (EA 2115)
THSE
prsente par :
Hussein AL MAHYAWI
Soutenue le : 19 juin 2012
M. TATIN-GOURIER Jean-Jacques
RAPPORTEURS :
JURY :
M. DELON Michel
Page | 1
Page | 2
Remerciements
Page | 3
Rsum
Au XVIIIe sicle, la grande ville, et Paris essentiellement, simpose peu peu
comme thmatique importante dans la production romanesque et philosophique. Les
crivains-philosophes rpondent, par cette nouvelle proccupation, la ncessit
croissante de rformer les conditions de vie des populations (indigentes ou non)
vivant dans les grandes mtropoles. Notre thse a pour objectif de montrer comment
cette question a t progressivement aborde et traite par les crivainsphilosophes. Dans le premier versant du XVIIIe sicle, la prsence de Paris dans les
uvres littraires demeure sous-jacente ou est seulement suggre par un simple
regard qui reste gnralement distant. Cest notamment le cas dans Le Diable
Page | 4
Page | 5
Abstract
In the XVIIIth century, the big city, and Paris in particular, gradually imposes itself as
an important theme in the novelistic and philosophical production. The philosophical
writers respond, through this new concern, to the growing necessity to reform the
living conditions of the people (indigent or non-indigent) living in large metropolises.
The purpose of our thesis is to demonstrate how this question has been
progressively addressed and dealt with by philosophical writers. During the first half
of the XVIIIth century, the presence of Paris in the literary works remains underlying
or is merely suggested by a single and generally distant glance. This is notably the
case in Lesages novel The Lame Devil where the wandering in the city remains
subordinate to visual priorities (from an overlooking place, the devil shows his learner
different aspects of the city).
It is with Rousseau that a new problem on ambulation emerges. In his
autobiographical writings (Confessions, Reveries of a Solitary Walker), the
narrator portrays this ambulation in his very career: walks or promenades inspiring
daydreaming, conductive to meditation and recalling memories. Considering Paris as
a source of corruption, Rousseau confers it the role of a foil which moves him away
in nature. The writing that follows Reveries of a Solitary Walker - is par excellence a
writing on ambulation which nevertheless gives way to reflection on the city and its
corruption. The Rousseauist writing on promenade leaves a strong imprint on the
writers of the end of the XVIIIth century. With Rtif de la Bretonne ( Parisian Nights)
and Louis-Sbastien Mercier (Panorama of Paris), Paris seems to be the ideal
place for
fertile
wandering.
The
French
capital ceases
to
be in the
Page | 8
Introduction
Page | 9
Pour le parfait
1.
Bibliothque de la Pliade, 1976, texte tabli, prsent et annot par Claude Pichois, t II, pp. 691-692.
Page | 10
qui transpercent les villes au mpris des plans originaires. Paris avec sa place Louis
XV (la future place de la Concorde) est rige en modle pour de nombreuses villes
de province qui connaissent des restructurations du mme ordre.
Paris connat une extension gographique notable au XVIIIe sicle (mais
laugmentation de la population nest semble-t-il que dun sixime environ au cours
du sicle). La destruction des remparts et la construction dune nouvelle enceinte
(dite des fermiers gnraux) permettent outre la mise en place des boulevards, une
intgration
des
faubourgs
sont
construites
de
nombreuses
demeures
des
commanditaires
privs
souvent
soucieux
des
modes
2440 de Louis-Sbastien Mercier sous le rgne de Louis XVI, avec notamment les
premiers rglements durbanisme (largeur des rues et hauteur des maisons). Enfin il
faut prendre en compte les projets architecturaux et urbanistiques utopiques de
Ledoux et surtout de Boulle o les formes gomtriques et spatiales de base visent
une intgration sans prcdent de la ville lordre de la nature et mme du cosmos.
Dans son ouvrage Les Emblmes de la Raison (Flammarion, 1973), Jean
Starobinski a voqu ces crits et ces projets urbanistiques utopiques que la
Rvolution na nullement raliss.2
Nanmoins, Paris, du point de vue urbain et architectural, marque toujours un
immense progrs par rapport aux autres villes de province. Il sensuit des
changements fondamentaux sur le mode de vie de lhomme vivant dans cette socit
citadine moderne qui sloigne de plus en plus de la simplicit. Tous ces
changements qua connus la mtropole franaise au cours du XVIIIe sicle, ont
influenc les crivains-philosophes qui ont manifest un intrt croissant pour la ville,
pour les problmes et les questions quelle suscite de plus en plus. A linstar de
toutes les autres questions importantes qui concernent directement la vie des
Parisiens, la ville inspire invitablement des attitudes diffrentes, et mme parfois
opposes, chez les crivains-philosophes contemporains.
Au XVIIIe sicle, les observateurs de la ville expriment des points de vue
diffrents sur celle-ci, constatent de manire consensuelle la varit des
caractristiques dun Paris abritant des valeurs profondment contrastes : il y a la
fois la vertu et le vice, lascension et la dchance, lopulence et lindigence, etc. Ces
observateurs sont gnralement persuads que la grande ville, par sa vie sociale
hypocrite, loigne lhomme de sa nature et loblige adopter un mode de vie qui ne
rpond pas ses besoins profonds et vritables. En outre, la complexification et, en
mme temps, lattraction des divertissements de la vie parisienne, enveloppent
lhomme dans une sorte de tourbillon qui lui fait oublier le vritable sens de son
2.
Page | 12
existence ainsi que la valeur des objets qui lentourent. Cest partir de ce
prsuppos largement rpandu que les crivains-observateurs dveloppent des
propositions qui visent restituer lhomme son bonheur perdu. Par l mme la ville
tend devenir un objet dlection de la scne littraire et de la rflexion
philosophique.
Paris na cess, au cours du XVIIIe sicle, de marquer de sa prsence
importante les uvres romanesques et philosophiques. Cette prsence connat
toutefois une certaine progression : alors quelle nest voque quimplicitement dans
les uvres littraires du premier versant du XVIIIe sicle, la seconde moiti du sicle
atteste une prsence flagrante de la capitale franaise jusqu ce quelle obtienne
une autonomie dans le champ littraire et devienne mme un objet dcriture part
entire. Soucieux de dcouvrir les secrets de la grande ville et de les prsenter aux
Parisiens qui doivent en tirer des leons pour amliorer leur vie, les auteurs ont
recours des moyens diffrents pour exprimer leur refus, non du progrs urbain de
la socit, mais de la dgradation des conditions de vie des Parisiens, de leurs liens
sociaux et humanitaires traditionnels.
Ltablissement des tapes progressives de la prsence de Paris dans les
uvres romanesques et philosophiques du XVIIIe sicle, sera une priorit de notre
travail. La premire moiti du XVIIIe sicle, reprsente dans notre analyse par les
uvres de trois grands romanciers (Lesage, Labb Prvost et Marivaux), semble
prsenter un refus dvoquer directement et prcisment Paris. Nanmoins, la
capitale joue le plus souvent un rle important dans ces romans : elle est le cadre
des aventures des personnages et souvent le dterminant de leurs destins qui
fluctuent au gr des changements qui affectent la socit urbaine. Chacun de ces
trois romanciers porte un regard particulier sur Paris : alors quelle reprsente
lespace de lascension sociale pour Jacob dans Le Paysan parvenu, cette mme
ville de Paris voue lgarement le chevalier des Grieux dans Manon Lescaut. Les
deux aspects de la grande ville apparaissent par ailleurs conjointement et au sein
Page | 13
mme du regard panoramique et distanci que lcolier porte sur lespace quil
parcourt guid par le diable.
Durant cette premire partie du XVIIIe sicle, la production littraire et
philosophique ne prsente particulirement pas de description de lespace urbain de
Paris. Cela tient labsence de mise en scne dune vritable dambulation au fil de
ses rues : les personnages vivent, voluent et se dplacent au sein de la ville sans
donner dinformations prcises sur leurs itinraires. Le Parisien dalors semble avant
tout proccup de ses intrts, des rflexions intrieures que lui impose la vie
sociale tumultueuse de Paris, et ne prter aucune attention lespace urbain et
architectural de sa ville. La prsence de Paris est seulement suggre dans des
uvres qui visent avant tout constituer un tableau des murs parisiennes. En ce
sens, lauteur, tout en tendant devenir un rflecteur de la ralit quotidienne,
projette un regard distanci sur la ville et ne tente nullement de remdier aux
problmes introduits par la vie citadine.
Cest partir du milieu du sicle (essentiellement avec Jean-Jacques
Rousseau), et dans ses trois dernires dcennies (avec Rtif de la Bretonne et
Louis-Sbastien Mercier), qumerge dans la fiction un nouveau discours plus vif et
plus direct sur la ville. Le discours rousseauiste sur la ville semble en fait reprsenter
une phase transitoire entre lvocation implicite de la ville chez les auteurs du
premier XVIIIe sicle, et lautonomie ultrieure de ce thme avec les crivains
polygraphes (Rtif et Mercier). Lattitude de Rousseau lgard de la ville prsente
une nette particularit : il exprime son refus dune socit qui valorise plus que tout,
la grande ville en se retirant de celle-ci. Il lui substitue en effet par la nature
apaisante o il trouve un refuge contre les maux de la socit. Il est vrai que le
premier motif qui le pousse scarter de Paris est personnel (lobsession dun
complot unanime contre lui), mais Rousseau se soucie galement du destin de
lhumanit qui est, selon lui, voue la dgnrescence dans la socit corrompue
des grandes villes. Lanalyse de lEmile et des Rveries du promeneur solitaire
permettra de mieux apprcier cette prise de distance lgard dune socit urbaine
Page | 14
3.
Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions. Paris : Champion Classique, coll. Honor Champion ,
Page | 15
des pieds"4. Dans ses Rveries du promeneur solitaire, Rousseau se rfre dailleurs
explicitement Montaigne :"Je fais la mme entreprise que Montaigne, mais avec un
but tout contraire au sien : car il ncrivait ses Essais que pour les autres, et je ncris
mes rveries que pour moi".5 Rousseau insiste en effet sur les bnfices personnels
quil attend de lcriture des Rveries :"[.] leur lecture me rappellera la douceur que
je gote les crire, et faisant renatre ainsi pour moi le temps pass, doublera pour
ainsi dire mon existence"6. Mais pour Rousseau cette exprience si personnelle et
intime soit-elle, a valeur de leon sur le genre humain. Nous verrons aussi comment
Rousseau propose un remde contre la dispersion de la personnalit de lhomme
perdu dans la grande ville en recourant la promenade dans la campagne, en
marge de la socit urbaine.
Dans ses Nuits de Paris, Rtif de la Bretonne ne sloigne quant lui
nullement de la ville, mais lit une temporalit marginale de la ville- la nuit- pour
rvler et par l mme combattre les vices de la socit parisienne. Avec lui, le
lecteur, invit partager avec lui ses des promenades nocturnes dans les rues de
Paris, est amplement et prcisment inform des itinraires parcourus et des
aventures observes et vcues par lauteur-dambulateur. La forme dcriture qui en
rsulte doit rpondre la nature de la flnerie sans but adopte par le dambulateur
nocturne. Les Nuits de Paris se composent dune srie de rcits indpendants qui
voquent la part cache et foncirement corrompue de la ville. Nanmoins la
dambulation rtivienne dans Paris comprend
4.
Michel de Montaigne. Essais, Livre III, chap. IX De la vanit . Paris : Gallimard, coll. folio
classique , 2009, dition prsente, tablie et annote par Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya
et Alexandre Tarrte, p. 300.
5.
prsentation par Eric Leborgne, dition corrige et mise jour en 2006, p. 62.
6.
Page | 16
Page | 17
7.
Page | 18
Premire partie
Page | 19
Chapitre 1 :
La prsence de Paris dans un corpus de romans
du premier versant du XVIIIe sicle.
Page | 20
crivains, Paris apparat sous des figures diffrentes, sans tre fausses cependant.
Cela nempche pas de reprer des aspects gnraux sur lesquels tous les
observateurs de la ville se mettent daccord, comme par exemple la corruption qui
reprsente un de ses aspects nocifs. Ce phnomne, entre autres, est voqu par
les auteurs du premier versant du XVIIIe sicle, comme une ralit insurmontable
dans le systme social compliqu de Paris. Bien quelle soit la scne principale des
intrigues et lun des facteurs importants qui dtermine le destin des personnages,
Paris demeure en arrire-plan et nest voqu quindirectement par les auteurs. A
travers les regards diffrents des trois grands romanciers du premier XVIIIe sicle
(Lesage, labb Prvost, Marivaux), nous tenterons danalyser, dans ce premier
chapitre, la gense de lcriture de la ville au XVIIIe sicle.
Page | 21
El Diablo cojuelo, qui lui aurait inspir lide de rdiger son Diable boiteux :"Souffrez,
seigneur Guevara, que je vous adresse cet ouvrage. Il nest pas moins de vous que
de moi. Votre Diable Cojuelo men a fourni le titre et lide. Jen fais un aveu public"8.
De la version espagnole, Lesage nemprunte que le cadre et les personnages
principaux :"Jai fait un nouveau livre sur le mme fond"9. Lincipit du Diable boiteux
prsente une imitation fidle au livre espagnol : un jeune galant, Dom Clofas
Landro Perez Zambullo, fuit trois ou quatre spadassins qui voulaient le marier de
force une certaine Dona Thomasa avec qui ils venaient de le surprendre. Il parvient
la mansarde dun magicien o il trouve un dmon enferm dans une fiole. Ce
clbre diable appel Asmode lui explique la nature de ses fonctions :"Cest moi qui
8.
Alain-Ren Lesage. Le diable boiteux. Paris, coll. La Haye : Mouton , 1970 a, p. 83.
9.
10.
Ibid. p. 87.
Page | 22
savez, que je vous suis entirement dvou ; le pril que je viens de courir en peut
faire foi"11. Dom Clofas est galement un jeune homme vindicatif et rancunier qui
trouve une grande jouissance dans la perspective de se venger de ses ennemis par
la force magique du diable :"Rien ne me parat si doux que la vengeance "12. Cest
sur ce trait de caractre que sest appuy le diable pour convaincre cet colier de le
dlivrer de sa prison :
Je promets mme que je vous vengerai ds cette nuit de Dona Thomasa, de
cette perfide dame qui avait cach chez elle quatre sclrats pour vous
surprendre et vous forcer de lpouser. Dom Clofas fut charm surtout de
cette dernire promesse. Pour en avancer laccomplissement, il se hta de
prendre la fiole o tait lesprit ; et sans sembarrasser davantage de ce quil
en pouvait arriver, il la laissa tomber rudement"13.
11.
Ibid. p. 87.
12.
Ibid. p. 127.
13.
Ibid. p. 88.
Page | 23
vous avec mes bonnes et mes mauvaises qualits ; elles ne vous seront pas
moins utiles les unes que les autres.14
Le lecteur du Diable boiteux assiste en mme temps que Dom Clofas une
visite guide de la ville, organise par le diable qui semble ntre que la voix de
lauteur. Cette visite inclut globalement les diffrents espaces de la socit : tantt le
lecteur se trouve conduit dans des lieux privs (maisons, htels particuliers, etc.),
tantt il est projet dans des tablissements publics (prisons, glises, cafs, etc.).
Les sujets appartenant diffrentes strates y sont prsents avec parfois quelques
traits psychologiques : on y trouve le laquais, le marquis, lcrivain, le prisonnier, le
banquier, le malfaiteur, etc.) avec leurs passions et leurs vices.
Le diable Asmode et son lve Dom Clofas, oprent leurs dplacements,
en somme peu nombreux, de toit en toit, de tour en tour. Depuis ces lieux
surplombants, ils promnent leurs regards distance et ces regards transpercent et
traversent les murs et les toits des difices madrilnes : le diable joue ici le rle dun
rvlateur ou dun guide qui offre Dom Clofas une vritable vision de la vie intime
des citadins, et surtout de leurs dfauts et de leurs vices.
Cest partir du moment o le couple entame son tour dans ce grand espace
ouvert du ciel de la ville que lorientation du livre sloigne de plus en plus du modle
espagnol : le souci de prsenter une uvre qui saccorde au got de ses
compatriotes pourrait tre la principale raison qui incite Lesage inflchir ainsi la
problmatique de son roman. Lauteur explique ce point dans la prface de sa
premire version de 1707 : ignorant apparemment le dcs de lauteur espagnol
cinquante ans auparavant, Lesage sadresse directement Luis Velez de Guevara
dans le but de justifier auprs de lui les grandes modifications quil opre sur le fond
mme de son livre : "On reconnatra dans le corps de ce livre quelques-unes de vos
14.
Page | 24
Il est possible de voir l une justification implicite par Lesage de son choix
dune voie nouvelle dans lcriture de son Diable boiteux : puisque celui-ci est
destin tre publi en France, lauteur se trouve contraint de sloigner du modle
espagnol pour se conformer au got et aux convenances des Franais.
Nombreux sont dailleurs les indices qui conduisent penser que les rcits
successifs du Diable boiteux rfrent en fait la vie parisienne : les rfrences la
France que le diable semble tenir dvelopper auprs de son lve pour soutenir
ses rcits semblent suggrer que la ville en question nest pas Madrid, mais Paris :
15.
Ibid. p. 83.
16.
Ibid. p. 139.
17.
Ibid. p. 139.
Page | 25
"Jempruntai
celle
dun
petit
marquis
franais
pour
me
faire
aimer
fait lhypocrite la cour pendant dix ans. Et le dsespoir de se voir toujours oubli
18.
Ibid. p. 90.
19.
Ibid. p. 148.
20.
Ibid. p. 151.
Page | 26
21.
Ibid. p. 144.
22.
Ibid. p. 207.
23.
Ibid. p. 125.
Page | 27
squences o lauteur exprime plus clairement son point de vue quant au rle ngatif
de la ville. Dans lanecdote du banquier raconte par Asmode son lve, un fils
revient ses parents qui habitent la campagne, aprs une absence dune vingtaine
dannes. En tant que banquier, il est oblig de vivre la capitale pour grer ses
affaires. Il essaie en vain de convaincre son pre daccepter laide quil veut lui
apporter, mais celui-ci prfre demeurer dans la simplicit de sa vie rustique. On
trouve dans cette histoire une rapide comparaison entre la ville et la campagne.
Critiquant la premire et mettant en valeur la seconde, le jeune banquier affirme que
la vie tumultueuse de la ville trouble la tranquillit des hommes :"Je ne vous propose
pas de venir demeurer Madrid avec moi. Je sais bien que le sjour de la ville
naurait point de charme pour vous. Je ne veux pas troubler votre vie tranquille "24.
Ce banquier ne se trompe pas, car le rythme de la vie dans la ville ne pourrait
convaincre quun jeune villageois ayant assez dnergie pour pouvoir entrer
activement dans la voie des comptitions qui marque la vie de la ville. Les vices et la
libert de celle-ci pourraient tre aussi un motif important qui attire et sduit ceux qui
sont en qute dune vie sature daventures. Cest le cas de Jacob par exemple, le
hros du Paysan parvenu de Marivaux, qui, lencontre du pre de ce banquier, tient
saisir loccasion de sa premire visite Paris pour y rester tout prix : se rendant
compte de ses privilges- sa jeunesse et sa beaut physique-, il considre la ville de
Paris comme une promesse de russite et de bonheur.
Il faut remarquer que le temps qui spare la publication du Diable boiteux
(1707) et celle du Paysan parvenu (1734), a t suffisant pour que se dveloppe un
nouveau traitement du thme de la ville par les hommes des lettres. Une squence
ajoute par Lesage la seconde version du Diable boiteux en 1726, nous permet de
constater que le regard des auteurs du XVIIIe sicle sur la ville sinflchit avec le
temps. Il sagit dune petite scne trange qui se droule devant les yeux de Dom
Clofas au moment o Asmode lui raconte la longue histoire damour du comte de
24.
Ibid. p. 141.
Page | 28
Lesage met profit cette scne dj prsente dans la premire dition pour la
dvelopper en voquant directement la ville qui recle de tels spectacles scandaleux.
Il fait alors une comparaison directe entre Madrid et Paris au dtriment de cette
dernire :
Ce tableau est joli, rpliqua Zambullo. Lpoux ne serait-il pas franais ? Non,
repartit le Diable, il est espagnol. Oh ! La bonne ville de Madrid, ne laisse pas
davoir aussi dans ses murs des maris dbonnaires ; mais ils ny fourmillent
pas comme dans celle de Paris, qui sans contredit est la cit du monde la plus
fertile en pareils habitants"26.
25.
Alain-Ren Lesage. Le diable boiteux, in : Romancier du XVIIIe sicle, Hamilton, Lesage, Prvost.
Paris, Gallimard, 1966, textes tablis, prsents et annot par Ren tiemble, tome I, p. 305.
26.
Ibid. p. 305.
Page | 29
comdies de Molire, fameux auteur franais"27 ; "et lon peut avec le seul secours
du bon sens faire des tragdies comme celles qui se font prsentement en France.
Mais il faut autre chose que du bon sens pour composer des comdies qui y
russissent aujourdhui"28.
En revanche, Paris est toujours prsente comme infrieure Madrid dun
point de vue moral. Lesage en dessine limage dune ville foncirement vicieuse qui
prcipite la dcadence des murs : il fait de Madrid un prtexte pour dvelopper
lhistoire exemplaire de la chute de la vertu dans la ville. Il introduit ensuite une
digression en racontant paralllement une histoire parisienne sur le mme sujet : le
dessein de lauteur consiste toujours souligner la corruption extrme des murs
Paris. Asmode compare un Franais et un Espagnol en matire de discrtion. Un
Espagnol a t surpris lors de sa tentative de sintroduire par un balcon dans
lappartement dune femme marie qui profite de labsence de son mari. Asmode
affirme que ce jeune galant "aime mieux passer pour un voleur et sexposer perdre
la vie, que de commettre lhonneur de sa dame. Voil un galant bien discret, dit Dom
Clofas. Il faut lavouer, notre nation lemporte sur les autres en fait de galanterie. Je
vais parier quun Franais, par exemple, ne serait pas capable comme nous de se
laisser perdre par discrtion. Non, je vous assure, dit le diable, un Franais
montrerait plutt exprs un balcon pour dshonorer une femme "29. Lancrage
madrilne facilite en fait la critique des vices de la socit parisienne.
27.
28.
Ibid. p. 180.
29.
Ibid. p. 130.
Page | 30
boiteux : elle est en effet rcurrente dans les observations et les remarques faites par
les deux associs, surtout par le diable qui rvle et dnonce la ralit de la vie
sociale :"Rions un peu de ce vieux musicien"30 ; "Moquons nous de ce "31 ; "Oh la
des
Lumires :"Lcrivain
30.
Ibid. p. 94.
31.
Ibid. p. 94.
32.
Ibid. p. 203.
33.
Ibid. p. 124.
34.
Jean-Jacques Tatin-Gourier. Lire les Lumires. Paris, Dunod, 1996, pp. 5,6.
Page | 31
Les sciences occultes sont ainsi mprises par Lesage qui nhsite pas les
critiquer explicitement.
Si la question de la sorcellerie et de son impact ngatif sur les tres, est
aborde et prement critique, il en est dautres auxquels Lesage se contente de
faire allusion sans porter de franc jugement. Cest le cas par exemple de la religion
qui semble tre un sujet frapp dinterdit : la raret du discours sur la religion dans Le
35.
36.
Ibid. p. 127.
Page | 32
poursuivre lexamen des vivants, troublons pour quelques moments le repos des
morts de cette glise. Parcourons tous ces tombeaux. Dvoilons ce quils reclent.
Voyons ce qui les a fait lever"37.
Le spectacle propos par Asmode son lve ainsi quau lecteur, est tout
fait nouveau : le dmon dvoile les secrets de la mort des tres inhums dans cette
glise. Le tmoignage du diable se limite donner quelques dtails quant la vie
passe de chaque personne inhume ainsi que sur leur fin qui a toujours t
tragique. Lesage vite de parler de lme de ces morts : il reste discret sur le plan
mtaphysique. Pour ne pas garer ses lecteurs dans de telles discussions
controverses, il prfre mettre laccent sur les travers et les injustices de la socit
qui ont conduit ces tres la mort.
Les diverses histoires des morts narres par Asmode se divisent en deux
catgories. La premire met en jeu linjustice ou les vices de la socit qui ont
souvent des consquences dramatiques :"il y a dans le quatrime [tombeau] un pre
qui na pas pu survivre lenlvement de sa fille unique "38 ; "Ici gt un comdien que
le dplaisir daller pied, pendant quil voyait la plupart de ses camarades en
quipage, a consum peu peu"39. La seconde catgorie de rcits met en scne la
dangerosit des passions. Lamour tout dabord : "un jeune amant mort de chagrin de
navoir pas remport le prix dune course de bague".40 La bont dun vieux chanoine
en trs bonne sant, mais qui est mort brusquement et trangement pour avoir lu
son testament devant ses domestiques qui "il lguait quelque chose et Lesage
prcise : son cuisinier fut impatient de toucher son legs"41. La jalousie enfin dun
homme qui immole sa trs belle femme ses soupons.
37.
Ibid. p. 155.
38.
Ibid. p. 155.
39.
Ibid. p. 156.
40.
Ibid. p. 155.
41.
Ibid. p. 156.
Page | 33
Tous ces rcits impliquent des vocations de la vie quotidienne que lauteur
dveloppe pour mieux dvoiler le malaise dans la socit. Lesage sous-entend quil
est ncessaire de trouver un quilibre ou une modration dans toutes les passions, y
compris lamour; sinon, lhomme devient une proie facile pour le chagrin qui laffaiblit
et le tue. Cest le cas de Dona Thodora, un des principaux personnages de La force
de lamiti, qui expire peu du temps aprs la mort accidentelle de son cher mari :
"[Don Juan], dit Asmode, vient de mourir il y a quelques heures entre les bras de
Dona Thodora qui est cette dame que ses femmes veulent en vain secourir. Elle a
dj une grosse fivre avec un transport au cerveau. Elle va suivre son mari "42. Le
dmon ne laisse pas passer loccasion dun rcit moralisateur pour affirmer la raret
de tels exemples dans la socit. Et il dveloppe gnralement en contre point le
rcit des faits immoraux. Lauteur suggre ainsi que la vertu se fait rare dans une
socit citadine foncirement vicieuse :
A lgard de Dona Theodora, dit lcolier, son caractre me charme. Une
femme mourir de regret davoir perdu son mari ; merveille de nos jours !
Cela est admirable assurment, interrompit le dmon. Lon enterra il y a deux
mois un avocat dont la veuve ne ressemble point celle-ci. Lavocat tant
lagonie, sa femme en pleurs cda aux empressements de sa famille, qui pour
lui pargner la vue dun si triste spectacle, lenleva de sa maison. Mais avant
que de sortir, lavocate afflige appela sa femme de chambre : Beatrix, lui ditelle, aussitt que mon cher mari sera mort, va porter cette fcheuse nouvelle
Don Carlos, et dis-lui que jen suis si touch, que je ne le veux voir de deux
jours.43
La contradiction entre les deux rcits est flagrante. Alors que le second inspire
au lecteur des sentiments de rpugnance et de dgot, le premier entrane, malgr
son caractre sublime, de trs nfastes consquences. La leon est claire : il faut
42.
Ibid. p. 202.
43.
Ibid. p. 202.
Page | 34
alors trouver une position intermdiaire en domptant llan des passions et des
dsirs qui troublent la tranquillit de lhomme.
Asmode montre Don Clofas un troisime type dindividus qui, cause de
leur fragilit eux aussi, deviennent les victimes de linjustice sociale. Ce sont des fous
qui ont perdu lesprit la suite dexpriences douloureuses. Lexamen de ces rcits
mettant en scne des fous, montre que la plupart de ces cas de folie revient lexcs
dans les passions : "un nouvelliste devenu fou de chagrin"44 ; "le vieux capitaine
Zanubio. ()La jalousie la rendu fou."45 ; "un soldat qui na pu rsister la douleur
davoir perdu sa grand-mre"46. Mais il est aussi des rcits qui mettent en cause la
cupidit humaine comme origine de la folie de quelques innocents :"Celui qui suit est
un pupille que son tuteur a fait passer pour fou, dans le dessein de semparer de son
bien, et le pauvre garon lest devenu effectivement de regret de se voir enferm "47.
Le destin tragique que subissent ces pauvres tres devenus fous, ne diffre pas
beaucoup de ceux qui ont quitt la vie : la folie est une mort civile o lindividu,
prservant toujours sa prsence physique dans la vie, est cependant exclu
socialement et moralement de la socit des vivants.
Les observations et les jugements du diable sur la vie des hommes,
aboutissent une conception de la folie qui revt diffrentes formes. Selon lui, la
folie nest pas seulement la perte de lesprit : il y a ltranget des comportements
dhommes sains desprits qui incite les considrer comme des fous civiliss. Le
terme folie et ses drivs reviennent inlassablement dans les propos du diable pour
dsigner
linutilit
ou
la
banalit
de
la
hommes :"Admirez ce vieux fou"48, "Cest une des plus folles occupations des
44.
Ibid. p. 144.
45.
Ibid. p. 144.
46.
Ibid. p. 148.
47.
Ibid. p. 144.
48.
Ibid. p. 93.
Page | 35
hommes"49 ; "Un riche bachelier qui a une folie fort singulire"50 ; etc. Il sagit alors
dune sorte de folie implicite dont les consquences sur lindividu lui-mme ne sont
pas moins graves que la perte de lesprit. En de tels tats, lhomme vit dans un
tourbillon dobsessions qui limite ses ambitions et borne ses facults. Asmode
constate que la socit fourmille de pareils hommes souffrant dune instabilit
psychologique et dune dpendance motionnelle :"Je ne finirais point, seigneur
colier, continua le dmon, si jentreprenais de vous montrer tous les hommes qui
mriteraient dtre enferms"51. Asmode souligne lexistence et la prdominance de
cette maladie sociale avec une pre ironie. Cette ironie presque constante vise
susciter la condamnation thique du lecteur.
Limage dAsmode en tant que diable est imprcise et confuse puisquelle
chappe au clich traditionnel qui prsente le diable comme une crature infernale
avec des traits terrifiants. Asmode prsente beaucoup de bonnes qualits et joue
un rle trs positif auprs de don Clofas. Il sagit, selon Henri Rossi, "dun diable
49.
Ibid. p. 94.
50.
Ibid. p. 154.
51.
Ibid. p. 154.
52.
Henri Rossi. Le Diable dans le vaudeville au dix-neuvime sicle. Paris-Caen : Lettres modernes
Page | 36
donner vous et de ne vous rien dguiser, jai voulu que vous me vissiez sous
la figure la plus convenable lopinion que lon a de moi et de mes exercices.53
grand htel main gauche, "55 ; "Asmode () emportera [Dom Clofas] dans un
autre quartier de la ville"56. Lauteur cherche avant tout dvelopper une grande
varit de rcits afin de dessiner la figure globale des murs vicieuses de la socit
de la grande ville. Le choix de la nuit concourt cet objectif. Sous le voile noir des
tnbres de la nuit o la censure est moins rigide, les vices trouvent leur
panouissement et se rvlent pleinement.
Il est possible ce niveau de reprer quelques dnominateurs communs entre
Le Diable boiteux de Lesage et Les Nuits de Paris de Rtif de la Bretonne. Dans les
deux cas, les personnages dveloppent leurs activits et guettent les autres durant la
nuit. Il en rsulte un courant continu dhistoires varies qui refltent la diversit des
53.
54.
Ibid. p. 91.
55.
Ibid. p. 91.
56.
Ibid. p.155.
Page | 37
gots des hommes et la varit de leurs penchants. Il est mme des scnes dans les
Nuits de Paris qui font penser quelques spectacles raconts dans Le Diable
boiteux : la scne intitule Lchelle de corde 57 o Rtif dcouvre, deux heures
aprs minuit, un jeune homme escaladant le mur dune maison afin de rencontrer sa
matresse, a peut-tre son modle dans Le Diable boiteux :"Si je ne me trompe, dit
Dom Clofas, japerois encore un voleur qui monte par une chelle un balcon. Ce
nest point un voleur, rpliqua le boiteux, cest un marquis qui tente lescalade pour
se glisser dans la chambre dune fille qui veut cesser de ltre"58.
Dans les deux textes, les guetteurs dveloppent la mme lecture de la scne;
mais leurs ractions ne sont pas les mmes : alors que le guetteur de Rtif tient
participer la scne pour y jouer un rle positif en corrigeant ce quil considre
comme incorrect, le diable et son lve restent de simples spectateurs qui se
contentent de regarder les faits sans intervenir :"Continuons plutt dexaminer ce qui
se passe dans cette ville"59. Labstention du diable ne renvoie absolument pas une
impuissance, mais relve dune satisfaction quil a recherche. Il rappelle dailleurs
quil est linspirateur de ces pratiques vicieuses :"Entre nous, dit le diable, la pierre
philosophale nest quune belle chimre que jai forge moi-mme pour me jouer de
lesprit humain, qui veut passer les bornes qui lui ont t prescrites "60 ; "Cest une
rgle que jai tablie moi-mme dans les intrigues amoureuses"61; "Je me plais bien
davantage troubler les consciences qu les mettre en repos"62.
Cette dernire fonction du diable est souligne dans la squence o Asmode
exerce ses forces diaboliques afin de venger don Clofas de dona Thomasa et de
ses complices. Cest lunique fois o le diable intervient directement dans le cours
57.
Nicolas Edme Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Paris, Edition
59.
Ibid. p. 94.
60.
Ibid. p. 94.
61.
Ibid. p. 95.
62.
Ibid. p.126.
Page | 38
des vnements en crant lanimosit entre les quatre spadassins qui voulaient
prendre don Clofas au pige :
[Le diable] souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur violette qui descendit
comme un petit nuage et se rpandit sur la table de Dona Thomasa. Aussitt
un des convives sentant leffet de ce souffle, sapprocha de la dame et
lembrassa avec transport ; mais les autres entrans par la force de la mme
vapeur, voulurent la lui arracher. Chacun demande la prfrence. Ils se la
disputent.63
Cette scne va finir par la mort de deux de ces quatre sclrats et par
lemprisonnement pour les deux autres. Profitant de la disponibilit et des facults
extraordinaires de son guide, don Clofas tient aller jusquau bout du plaisir de la
vengeance. Il demande Asmode de le conduire la prison o sont enferms dona
Thomasa et ses complices afin de voir de prs leurs souffrances et de se rjouir de
ce spectacle. Le diable nhsite absolument pas exaucer ses rancunes et ses
dsirs :"Je le veux bien, rpliqua le diable, vous me trouverez toujours dispos
moral. Asmode se rjouit de tout le mal, et nous nous rjouissons avec lui"65.
Ds quil sagit dune demande de faire du bien quelquun, le diable sexcuse
et cherche un prtexte pour ne pas sortir du cadre de ses fonctions diaboliques.
Enfin, Lesage rappelle quAsmode reste un diable dont le principal caractre est
dtre malin et intress voir les gens sabmer dans le malheur. Au huitime
63.
Ibid. p. 128.
64.
Ibid. p. 128.
65.
Max Milner. Le diable dans la littrature franaise de Cazotte Baudelaire 1772-1861. Paris :
Page | 39
Le diable fait comprendre dom Clofas que sa sympathie avec lui est un
cas despce : elle revient sa reconnaissance davoir t dlivr par lui de la fiole
o il tait emprisonn :"Oh, sil vous plat, ajouta-t-il, contentez-vous que je nen use
pas avec votre Seigneurie en esprit malin. Laissez-moi exercer librement ma haine et
ma malice sur les autres hommes"67.
Ailleurs, les divergences entre les deux uvres (Le Diable boiteux et Les
66.
67.
Ibid. p. 134.
Page | 40
monde"68, Rtif considre que la ville de Paris ressemble son Opra :"Cest quen
effet que les rues de Paris ressemblent son opra : la scne y change chaque
instant. Ce stage dans une ville immense produit diffrentes aventures "69.
La dambulation arienne du diable avec son lve ne se limite pas
observer les actes et les aventures des gens. Elle va plus loin, en divulguant mme
les secrets de leurs penses et de leurs penchants intimes : Asmode conduit dom
Clofas dans les profondeurs de lesprit humain en clairant pour lui le
fonctionnement des rves dont lorigine est la vie passionnelle ou professionnelle de
lhomme lui-mme :
Seigneur Asmode, dit Dom Clofas, oserai-je vous prier de me faire un
nouveau plaisir ? Japerois un grand nombre de personnes endormies. Je
serais curieux de savoir les diffrents songes quils font en ce moment. Je vais
satisfaire votre curiosit, rpondit le dmon.70
68.
Ibid. p. 157.
69.
70.
71.
Ibid. p. 205.
Page | 41
la vie relle. Cest le cas dun jeune homme dont la timidit lempche de dclarer
son amour une jolie veuve pour laquelle il prouve une forte passion :"Il rvait quil
tait avec elle dans le fond dun bois o il lui tenait les discours les plus tendres ; et
quelle lui a rpondu : Ah que vous tes sduisant !"72.
Dans tous les domaines abords par les compagnons, Lesage continue de
jouer son rle prfr de critique de la socit. En prsentant les rves de deux
frres mdecins, lauteur sen prend implicitement lincomptence de la plupart des
mdecins qui mnent quelquefois leurs patients la mort :
Lun rve que lon publie une ordonnance de police qui dfend de payer les
mdecins quand ils nauront pas guri leurs malades. Et son frre songe quil
est ordonn que les mdecins mneront le deuil lenterrement de tous les
malades qui mourront entre leurs mains.73
72.
73.
Ibid. p. 207.
74.
Ibid. p. 138.
75.
Alain-Ren Lesage, Le diable boiteux, in Romancier du XVIIIe sicle, Op. cit., tome I, p. 285.
Page | 42
De toute faon, les songes jouent un rle positif dans le roman : grce eux, de
nouveaux espaces imaginaires souvrent devant le lecteur et largissent les limites
de la ville.
Il importe de remarquer que la dambulation nocturne et guide de ltudiant
dans la vie de la ville nimplique aucune interaction manifeste avec les citadins. Ce
qui nimplique pas, bien au contraire, que la ville nagisse pas sur Dom Clofas : la
dambulation et les spectacles comments lassagissent en effet paradoxalement.
Le spectacle des dsordres citadins aurait ainsi une fonction thrapeutique sur celui
qui, en incipit de louvrage, tait lun des acteurs majeurs de ces dsordres.
A cet gard, Le Diable boiteux apparat comme un cas particulier puisque la
majorit des romans de lpoque prsentent leurs hros comme des personnages en
interaction avec les vnements de lespace urbain : le Chevalier des Grieux dans
76.
Ibid. p. 285.
77.
Page | 43
Page | 44
Labb Prvost narre avec prcision lhistoire dune jeune fille, Manon Lescaut, qui se
prostitue pour vivre dans le luxe de la ville. Pour mener bien son projet, cette fille
nhsite pas se servir de linnocence des autres, profitant de son charme et de sa
beaut. "Dune naissance commune"78, Manon ge denviron quinze ans et
originaire de la ville dArras, est envoye par ses parents dans un couvent Amiens
pour devenir religieuse et viter une vie prcocement libertine. Ds son arrive dans
cette ville, elle rencontre un jeune aristocrate, le chevalier des Grieux dont les
parents sont "d'une des meilleures maisons de P."79. Celui-ci est immdiatement
prisonnier de son charme et dcide de tout sacrifier pour vivre son amour.
Ce rve dadolescents va trouver beaucoup dobstacles qui entravent sa
ralisation : la diffrence des origines sociales entre les deux amants demeure un
dfi insurmontable. Le fait quun jeune aristocrate renie le prestige de sa classe et
choisisse de nouer une relation avec une roturire, tait inadmissible aux yeux des
lites de lpoque. La mise en scne dune telle situation dans une problmatique
romanesque constitue indubitablement une innovation. Le chevalier qui raconte son
histoire avec Manon lhomme de qualit, quitte alors un avenir prometteur et dcide
78.
Labb Prvost. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut . Paris : GF Flammarion,
Page | 45
de senfuir avec la jeune fille qui la fascin. A dix-sept ans, il vient dachever ses
tudes de thologie Amiens et il se prpare retourner chez son pre pour parfaire
son ducation. Jusqualors des Grieux a eu une vie stable et sans aventures : "Je
menais une vie si sage et si rgle, que mes matres me proposaient pour l'exemple
du collge"80. La veille de son retour chez son pre, il rencontre Manon qui va
bouleverser compltement le cours de sa vie et troubler sa stabilit et sa srnit. La
ville Paris- intervient alors comme espace dterminant.
Ds le dbut de la narration de ses aventures, le chevalier prvient ses
auditeurs : "C'tait malgr elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrter sans doute
son penchant au plaisir qui s'tait dj dclar et qui a caus, dans la suite, tous ses
malheurs et les miens"81. A linstar de Nicolas dans Monsieur Nicolas de Rtif de la
Bretonne, le chevalier ne cessera pas de dplorer son innocence perdue. Dans les
deux cas, Nicolas et des Grieux se sont corrompus lors de leur dplacement de la
province Paris o ils nont pas rsist aux possibilits de transgression de la
grande ville. Mais alors que le premier y est all avec le consentement de ses
parents afin de dvelopper ses talents, le second se trouve oblig daller chercher
Paris un refuge qui protge son amour contre la volont de son pre :" J'avais
marqu le temps de mon dpart d'Amiens. Hlas ! Que ne le marquais-je un jour plus
tt ! J'aurais port chez mon pre toute mon innocence "82. Cest partir de sa
rencontre fatale avec Manon que le chevalier quitte sa famille et sa vie paisible pour
se jeter dans un nouveau monde tiss de ruses et daventures : Paris.
Mais il est ncessaire de sinterroger sur la facilit avec laquelle le chevalier
se laisse entraner par la passion envers une fille dont il vient de faire connaissance
et dont il ignore compltement le pass et la moralit. Cette rupture se fait au
dtriment de toute lducation qua reue le chevalier puisquil dcide aveuglement
80.
Ibid. p. 56.
81.
Ibid. p. 59.
82.
Ibid. p. 57.
Page | 46
de tout laisser derrire lui et de senfuir avec sa nouvelle matresse : il est en effet
assur que son pre ne peut tre que vivement oppos sa liaison avec Manon
cause de lorigine de cette dernire. Manon a surgi un moment dlicat de la vie du
chevalier : la premire jeunesse o ladulte est la fois trs fragile et trs sensible.
Cest aussi une priode transitoire entre lenfance et lge dadulte. On sait comment
dans son roman pdagogique, lEmile, Jean-Jacques Rousseau insiste sur la
ncessit dune prparation mrement rflchie ce grand passage de lenfance
lge adulte qui concide galement avec le passage la ville. Pour le chevalier, il
nest bien videmment aucune prparation la vie parisienne.
Selon son propre tmoignage, des Grieux ntait pas du tout prt un tel
changement affectif et biologique. Il affirme navoir connu quune vie correcte et
srieuse depuis son enfance et jusquau moment o il a rencontr Manon :
J'ai l'humeur naturellement douce et tranquille : je m'appliquais l'tude par
inclination, et l'on me comptait pour des vertus quelques marques d'aversion
naturelle pour le vice. Ma naissance, le succs de mes tudes et quelques
agrments extrieurs m'avaient fait connatre et estimer de tous les honntes
gens de la ville.83
83.
84.
85.
Ibid. p. 60.
Page | 47
et dont le surgissement les aide mieux se connatre, des Grieux repre, par la
dcouverte inopine de cette desse de beaut, des sentiments et des
comportements qui lui sont compltement trangers, mais qui lui appartiennent. Il est
constern de se voir sous un visage autre que celui dont il a lhabitude :
[Manon] me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pens la
diffrence des sexes, ni regard une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je,
dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflamm
tout d'un coup jusqu'au transport. J'avais le dfaut d'tre excessivement timide
et facile dconcerter ; mais loin d'tre arrt alors par cette faiblesse, je
m'avanai vers la matresse de mon cur. 86
Il ajoute plus loin :"Je reconnus bientt que j'tais moins enfant que je ne le croyais.
Mon cur s'ouvrit mille sentiments de plaisir dont je n'avais jamais eu l'ide "87. Le
chevalier se surprend lui-mme de sa nouvelle faon de se comporter :"Je me suis
d'autre voie que celle de la fuite. ()Nous rglmes [] que nous nous droberions
secrtement, et que nous irions droit Paris, o nous nous ferions marier en arrivant
"89. Paris apparat ainsi comme lespace par excellence des comportements illicites
et le support des perspectives les plus jouissives de transgression des interdits. La
squence de larrive du chevalier et de sa matresse Paris, semble prime abord
accessoire : labsence de toute prparation narrative, donne au lecteur limpression
86.
Ibid. p. 59.
87.
Ibid. p. 60.
88.
Ibid. p. 60.
89.
Ibid. p. 61.
Page | 48
que Paris naura aucun rle dans le droulement des vnements suivants ni dans la
destine des deux amants. Or il en va pourtant tout autrement.
Le chevalier est navement persuad qu Paris, il va vivre en paix avec
Manon, loin de tout danger qui pourrait les sparer, loin de la volont de son pre :
"lorsque nous nous vmes si proche de Paris, c'est--dire presque en sret, nous
refus par des caresses si tendres et si passionnes, que moi, qui ne vivais que dans
elle, et qui n'avais pas la moindre dfiance de son cur, j'applaudis toutes ses
rponses et toutes ses rsolutions"91.
Paris apparat donc comme lespace frustrant, rvlateur de contraintes
conomiques trs fortes, comme lespace du retour au rel.
Mais Paris va
90.
Ibid. p. 63.
91.
Ibid. p. 65.
Page | 49
Paris a ses espions qui veillent ce que lordre moral et traditionnel des familles soit
respect. Des Grieux dcouvre que Paris nest en aucun cas un refuge sr pour les
amours clandestins.
La fascination quprouve Manon pour la grande ville, pour son libertinage et
son luxe est une cause majeure de son insincrit. Il faut imaginer la fascination de
Manon, provinciale, pour une grande ville comme Paris o les apparences
blouissantes du luxe et de la fortune, constituent un spectacle permanent. Dans de
telles conditions, la possibilit de rencontrer des libertins qui sduisent les filles du
genre de Manon, est trs forte. Ds la premire preuve, Manon cde aux dsirs de
leur voisin, M. de B qui est un vieillard riche et dbauch. Manon est prte
sacrifier tout ce qui lempche davoir une vie opulente, mme sil sagit du chevalier,
lhomme quelle aime. Elle est incapable de supporter le sentiment dinstabilit issu
de sa peur dune indigence ventuelle si elle demeure avec un amant sans moyens
financiers.
Une telle arriviste ne peut vivre que dans la socit citadine parisienne o elle
est certaine de trouver un plus grand espace de libert pour exercer ses roueries :
92.
Page | 50
profitant de son charme, Manon y trouve les meilleures conditions pour se prostituer
contre espces sonnantes et trbuchantes. Cest dans la crainte dune telle volution
que ses parents lont expulse dArras vers un couvent Amiens, ds quils ont
repr dans ses comportements un penchant vers le libertinage. Elle dcide alors de
senfuir avec le chevalier vers Paris, vers ce monde inconnu o lanonymat lui
assure, pense-t-elle, une grande libert de vivre ses aventures.
Lors de son retour oblig chez son pre, le chevalier conserve toujours
lintention de revenir Paris pour retrouver son bonheur auprs de Manon dont il ne
souponne jamais linnocence. Mais sous linfluence de son pre et, de Tiberge, il
choisit la voie dune carrire ecclsiastique. Le chevalier ne peut pas sempcher de
garder toujours un il sur Paris, la ville o il a connu sa premire aventure qui sest
passe comme un rve : "[jai eu] un commerce de lettres avec un ami qui ferait son
sjour Paris, et qui m'informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma
curiosit que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes "93.
Cette dernire phrase atteste la fascination quprouve des Grieux pour Paris,
espace de divertissement. Mais Manon ne semble pas seule en cause pour le jeune
homme qui semble sur la voie de la gurison.
Se croyant plus fort grce aux tudes religieuses quil a menes, des Grieux
ne trouve aucune raison qui lempche de choisir Paris pour commencer ses tudes
de thologie : "Il me semblait que j'aurais prfr la lecture d'une page de saint
Augustin, ou un quart d'heure de mditation chrtienne, tous les plaisirs des sens,
sans excepter ceux qui m'auraient t offerts par Manon "94. Il revient alors Paris
avec Tiberge. La squence narrative du retour du chevalier Paris est encore plus
brve que la premire : "Nous arrivmes Paris."95 Cette absence de dtails et de
prcision sur cette ville est dlibre : dans sa premire visite, il ignorait tout de Paris
93.
Ibid. p. 77.
94.
Ibid. p. 78.
95.
Ibid. p. 77.
Page | 51
puisque ctait le hasard qui ly avait conduit du jour au lendemain ; mais dans la
seconde visite, le chevalier regarde cette ville avec ddain : il na que le dessein de
senfermer dans ses tudes pendant le temps quil compte y passer. Mais ce zle et
cette bonne intention ne suffisent pas pour mettre le chevalier labri des maux de la
socit de Paris dont les charmes fascinent incontestablement les jeunes
provinciaux, surtout ceux qui sont sensibles et inexpriments. Sil avait voulu
prserver son libre arbitre et son innocence, il lui aurait fallu viter tout prix de se
rendre Paris dont la vie sociale constitue un pige vritablement mortel.
Des Grieux passe sa premire anne Paris en se conservant ses tudes
thologiques sans mme penser obtenir des nouvelles de Manon. Mais cest sans
compter sur la publicit des vnements et la prgnance de la rumeur dans la
capitale : Manon retrouve des Grieux quand son exercice public de thologie est
annonc. Le choc de revoir Manon a un trs fort impact sur le chevalier qui passe
immdiatement dune extrmit lautre, de la srnit et de la paix que lui
garantissait la vie ecclsiastique, au trouble et au drglement de ses sens et de ses
sentiments :
J'y trouvai Manon. C'tait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne
l'avais jamais vue. Elle tait dans sa dix-huitime anne. Ses charmes
surpassaient tout ce qu'on peut dcrire. C'tait un air si fin, si doux, si
engageant,
l'air de
sa
figure
me
parut un
enchantement.96
96.
Ibid. p. 79.
Page | 52
vieux M. de B durant deux ans. Essayant de ne pas refaire la mme faute que la
premire fois, le chevalier propose Manon de sloigner de Paris afin dviter les
risques dont ils ont dj fait lexprience. Prtendant avoir peur dtre repr Paris
par quelque connaissance de son pre, des Grieux ne veut pas subir de nouveau le
mme enfermement et la souffrance de quitter sa matresse. Mais la vraie raison
pour sloigner de Paris, cest la conviction du chevalier que cette ville laquelle est
attache Manon, ne cesse pas de jouer un rle ngatif dans la vie de leur couple.
Mais il suffit Manon de formuler son refus de quitter Paris pour que des
Grieux soit oblig de trouver une solution pour la satisfaire :
Elle me fit entendre qu'elle aurait du regret quitter Paris. Je craignais tant de
la chagriner(). Cependant, nous trouvmes un temprament raisonnable, qui
fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, d'o il nous serait
ais d'aller la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous
choismes Chaillot, qui n'en est pas loign.97
Paris apparat alors comme un aimant puissant qui empche le couple de prendre
ses distances : Manon par amour pour cette ville et des Grieux par amour pour
Manon :"Manon tait passionne pour le plaisir ; je l'tais pour elle"98. Ds lors Paris
apparat plus que jamais comme un espace obsessionnel qui prcipite le couple
dans la dchance.
De leur maison de Chaillot, des Grieux et Manon ne cessent pas de faire
laller-retour pour Paris o ils frquentent les lieux de divertissement quelle apprcie
plus que tout. Mais cette situation ne plat plus Manon qui cherche dsormais un
prtexte pour vivre Paris demeure. Devant son insistance, le chevalier na dautre
choix que de cder son dsir, mme sil conserve en mme temps la maison de
Chaillot. Le narrateur suggre que la passion du chevalier nest pas la seule
responsable de lchec de son bonheur avec Manon. Il affirme que le destin joue
97.
Ibid. p. 84.
98.
Ibid. p. 85.
Page | 53
qui causrent [leur] ruine 99. Lincendie, on le sait, est un risque majeur de la vie
citadine. Et le frre de Manon apparat comme la quintessence des vices de la ville :
il parraine vritablement Manon et des Grieux dans le monde
parisien de la
99.
Ibid. p. 86.
100.
Ibid. p. 90.
Page | 54
Page | 55
Tiberge, que je le vis aussi afflig par la compassion que je l'tais par le
sentiment de mes peines.101
Il faut toutefois remarquer que Paris, ancrage essentiel de lintrigue, nest prsent
quen arrire-plan. Le narrateur se contente de mentionner cette ville sans donner
aucune prcision sur son urbanisme ou son architecture. La raison en est peut-tre
labsence de toute dambulation pdestre dans ses rues par des personnages qui se
montrent obsds par les carrosses en tant que signes dopulence. La marche pied
est en fait considre par eux comme un signe de pauvret. Cest l la grande
inquitude de des Grieux aprs la perte de la maison de Chaillot et de sa fortune :
car il na plus les moyens de conserver le carrosse de Manon. Largent que son ami
Tiberge lui a prt ne rsout pas le problme puisque lentretien dun carrosse exige
101.
Ibid. p. 93.
102.
Ibid. p. 92.
Page | 56
une ressource permanente pour payer le cocher et soigner les chevaux :"Le carrosse
m'effrayait plus que tout le reste; car il n'y avait point d'apparence de pouvoir
entretenir des chevaux et un cocher"103. Cest par cette raison que le chevalier justifie
son choix de faire partie dune ligue descrocs qui triche au jeu : il considre le besoin
davoir un carrosse comme une cruelle ncessit 104qui lincite devenir tricheur.
Parcourir la ville dans un carrosse ne donne pas le temps au chevalier de
contempler ses rues et ses btiments, ni de mentionner les noms de ses quartiers.
Ce moyen de transport, la diffrence de la marche, enferme les hros dans un petit
espace clos qui est la cabine du carrosse, et les empche davoir un contact direct
avec la ville, son architecture et sa vie. Obsd par la ncessit de satisfaire les
envies de Manon, le chevalier na pas le temps de flner dans les rues de la capitale.
Il est toujours sous la pression des vnements qui lobligent se dplacer vite pour
viter la perte de sa chre matresse. Le carrosse devient alors un moyen
irremplaable pour lexcution de ses affaires. Mme lorsquil se trouve dans des
difficults financires qui lempchent de louer un fiacre, le chevalier ne peut pas
accepter lide de se rendre pied au lieu o il doit aller chercher laide de son ami
Tiberge :"En entrant Paris, je pris un fiacre, quoique je neusse pas de quoi le
payer ; je comptais sur les secours que jallais solliciter"105. Revenant de cette
rencontre avec une bonne somme dargent, le chevalier dcide de faire quelques pas
sans louer un fiacre pour se venger, comme le dit Jean Sgard, de cette
humiliation 106 : lhumiliation davoir t oblig, un peu plus tt, de prendre un fiacre
sans avoir de largent. Il veut profiter galement du sentiment de libert aprs son
vasion de la prison au cours de laquelle il a tu un portier : Tiberge lui a annonc
que le lieutenant de la prison a cach cet accident. Ce sentiment dtre en sret et
103.
Ibid. p. 95.
104.
Ibid. p. 95.
105.
Ibid. p. 138.
106.
Jean Sgard. Labb Prvot : labyrinthe de la mmoire. Paris : PUF, 1986, p. 116.
Page | 57
Cette marche exceptionnelle dans les rues de Paris revt sans nul doute une
dimension victorieuse. Mais cet tat desprit ne peut pas rsister longtemps devant
linquitude quprouve le chevalier dtre arrt de nouveau par la police et de
perdre la chance de revoir Manon. Labsence de toute description du trajet parcouru
pied par le chevalier reflte sa distraction et son incapacit fixer son attention sur
le monde extrieur : il est submerg par de profondes rflexions sur ce qui pourrait
compromettre son avenir avec Manon. Lobsession incite alors le chevalier
suspendre cette marche en prenant un carrosse pour fuir le danger de rester dans
les rues de Paris :" Ce souvenir m'effraya si vivement que je me retirai dans la
appartement meubl Paris. Ce fut dans la rue V... et, pour mon malheur auprs de
la maison de M. de B..., clbre fermier gnral"110. Cette imprcision a pour effet de
107.
108.
Ibid. p. 140.
109.
Ibid. p. 56.
110.
Ibid. p. 64.
Page | 58
ne jeter la lumire que sur les personnages principaux, Manon et des Grieux, qui
continuent se dplacer dans un monde inconnu et parmi des personnages
mystrieux : Paris se transforme en labyrinthe obscur pour ces jeunes personnages
picaresques qui deviennent les proies de vieillards capricieux et sans merci.
Par contre, laspect moral de cette ville est prsent dune faon flagrante : la
socit de Paris se rvle un milieu corrupteur o rgne une vritable loi de la jungle.
Le plus faible, comme le chevalier, essaie de se dfendre contre la cupidit des plus
forts, comme le vieux M. de B. ou le vieux G. de M qui tentent de lui voler sa
matresse grce leur position et leur fortune dans une socit foncirement
mercantile. Pour tre la hauteur de ce combat qui vise protger Manon contre les
vieux et riches libertins, le chevalier se trouve contraint dentrer dans le monde de
lescroquerie qui le compromet son tour dans les bas-fonds de cette socit
corrompue.
Dans ce monde impitoyable, la malignit du chevalier ne lui suffit pas pour
gagner le combat puisque la vie Paris ressemble un jeu de hasard qui recle de
nombreuses et incessantes surprises. Bien quil russisse mener quelque temps
une vie stable avec Manon grce sa tricherie au jeu LHtel de Transylvanie, le
chevalier reoit de temps en temps, de rudes coups qui troublent sa tranquillit et lui
cotent cher linstar de laccident de la maison de Chaillot. Aprs une soire
passe chez M. Lescaut, des Grieux et Manon sont consterns de retourner chez
eux pour dcouvrir cette fois la fuite de leur valets avec toute leur fortune. Ces valets
voleurs ne constituent en effet que le miroir de leur propre couple : eux aussi sont de
jeunes amants qui volent leur matres et senfuient avec leur butin. La justice cleste
semble ainsi punir le chevalier et Manon pour avoir vol largent de M. de B., mais
cette catastrophe semble aussi la ralisation de la prophtie de Tiberge qui a prdit
des Grieux la permanence dune misre issue du vice :
Adieu, ingrat et faible ami. Puissent vos criminels plaisirs s'vanouir comme
une ombre ! Puissent votre fortune et votre argent prir sans ressource, et
Page | 59
vous rester seul et nu, pour sentir la vanit des biens qui vous ont follement
enivr !111
Cet accident inopin alarme le chevalier qui est persuad que le vol de leur
fortune rend impossible le maintien du mode de vie de Manon. Ses tentatives pour
calmer lhorreur de celle-ci sont inefficaces : la perspective de tomber dans
lindigence et le besoin conduit Manon perdre tout quilibre. Le chevalier ne sest
pas tromp dans ses attentes puisque le lendemain matin, Manon le quitte pour se
jeter, grce laide de son frre, dans les bras dun "vieux libral", M. de G M
Pour justifier son dpart et sa dcision, elle laisse au chevalier une lettre o elle
exprime, ct de ses sincres sentiments damour, sa peur de la mort de leur
amour cause de labsence de largent et elle lui promet de faire des efforts pour
compenser ce quils ont perdu. Manon avoue quil sagit l dune trahison :"mais ne
vois-tu pas, ma pauvre chre me, que, dans l'tat o nous sommes rduits, c'est
une sotte vertu que la fidlit ? Crois-tu qu'on puisse tre bien tendre lorsqu'on
manque de pain ? La faim me causerait quelque mprise fatale"112.
Il est vident que le choc du dpart de Manon est inimaginable pour des
Grieux qui se dclare incapable de caractriser son tat desprit et ses sentiments
ce moment-l :
Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n'a rien prouv qui soit
semblable. On ne saurait les expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas
l'ide ; et l'on a peine se les bien dmler soi-mme, parce qu'tant seules
de leur espce, cela ne se lie rien dans la mmoire, et ne peut mme tre
rapproch d'aucun sentiment connu.113
111.
Ibid. p. 97.
112.
Ibid. p. 100.
113.
Ibid. p. 100.
Page | 60
Des Grieux retrouve alors la lucidit et la conscience quil avait perdues dans
lblouissement quavait produit sur lui la beaut de Manon. Dans une squence
comparable de lautobiographie de Rtif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, le jeune
Nicolas, dplore lui aussi, son innocence perdue Paris en revenant dans son
imagination vers sa ville natale : Sacy. Ce retour, comme on le verra plus tard dans
cette recherche, se produit galement grce un lment extrieur : les dessins dun
tapis accroch sur un mur :
Un sanglier, un chevreuil, un loup, une huppe sur des arbres ; dans le lointain
un troupeau, conduit par un petit garon, tenant trois chiens en laisse A cette
vue, je cessai dtre o jtais ; () ces moments dextase, ces moments
dlicieux durrent cinq heures, et ne furent quun instant. () Je me sentais
114.
Page | 61
Cette forte ressemblance entre la nostalgie de des Grieux et celle de Nicolas tient
au fait quils sont persuads que leur corruption dans la ville et par la ville atteint un
degr irrmdiable.
Leur regret ne concerne pas seulement ce bonheur perdu, mais aussi la
crainte de lavenir cause de leur conviction de leur alination absolue lgard de
la vie citadine, lgard de la ville. Au cur de son sjour parisien, Nicolas dclare
:"je ne vivais, ne respirais, je ntais heureux ou malheureux que par les femmes "116.
Pour le chevalier, une seule femme, la toute-puissante Manon 117, lui suffit pour
dtruire son innocence et sa vie elle-mme. Lattachement de Manon au monde
citadin des plaisirs, contraint le chevalier, follement amoureux, courir tous les
risques pour satisfaire les besoins de Manon. Quitter celle-ci napparat jamais pour
lui comme une hypothse envisageable :
Je fis entendre nettement [ Tiberge] que c'tait cette sparation mme que je
regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que j'tais dispos
souffrir, non seulement le dernier excs de la misre, mais la mort la plus
cruelle, avant que de recevoir un remde plus insupportable que tous mes
maux ensemble.118
115.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Paris : Gallimard, 1989, dition
Ibid. p. 979.
117.
118.
Ibid. p. 93.
Page | 62
d'une scne agrable en me faisant passer pour un colier, frre de Manon "119. La
scne se droule comme il est prvu et le chevalier joue parfaitement le rle dun
jeune provincial naf de sorte que le vieux M. de G M se prend aisment au
pige. Bien quil soit un parisien expriment, le vieillard est tromp par lapparence
noble du chevalier et commence lui donner quelques conseils sur la vie Paris :
Le vieil amant parut prendre plaisir me voir Il me donna deux ou trois petits
coups sur la joue, en me disant que j'tais un joli garon, mais qu'il fallait tre
sur mes gardes Paris, o les jeunes gens se laissent aller facilement la
dbauche.120
Paris est ici encore une fois prsent comme lespace de tous les vices.
Labb Prvost est un des premiers romanciers avoir voqu et mis en scne les
murs de la capitale dans ses romans. Plus de vingt ans plus tard, Rtif de la
119.
Ibid. p. 107.
120.
Ibid. p. 108.
Page | 63
Bretonne et Rousseau vont voquer, eux aussi, une ville corrompue qui contamine
ses habitants et ses visiteurs nafs. "Paris, dit Rtif dans Monsieur Nicolas, est
dangereuse pour des jeunes gens sans frein et qui ont les passions vives "121.
Le chevalier est prcisment ce type de jeune provincial qui, dirig par le
hasard vers Paris, a des passions vives et destructrices. Dans la scne o il se
moque de la navet et des propos du vieux M. de G M, des Grieux na
videmment pas su tirer la leon des conseils de ce vieillard. A son insu, ce dernier
donne un rsum de laventure du chevalier Paris. M. de G M lui conseille en
effet dtre prudent pour ne pas tomber dans les piges de la socit parisienne. Le
chevalier et Manon vont payer cher cette friponnerie contre un homme haut plac et
puissant dans la socit parisienne. Ds le lendemain, le couple est arrt par la
police et conduit en prison. Dcouvrant tout le pass scandaleux de ce couple de
voleurs, M. de G M fait tous ses efforts pour le punir le plus svrement
possible. Le chevalier est conduit la prison de Saint-Lazare et Manon lHpital
Gnral, lieu denfermement et de correction pour les libertins et les libertines. Mais
le chevalier emprisonn dploie toutes ses ruses pour tromper le suprieur de la
prison et lui faire croire quil sest assagi. Pour ce faire, il nprouve aucun scrupule
se comporter en hypocrite :"Je dois le confesser ma honte, je jouai, Saint-Lazare,
un personnage d'hypocrite"122. Ce nest pas la premire fois que le chevalier fait cet
aveu. Dans une lettre adresse son pre pour lui demander de laide, le chevalier
emploie tout un art de lhypocrisie pour attendrir le cur de son pre. Il stonne luimme de lexprience quil a acquise durant son sjour Paris :" jcrivis dune
121.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 967.
122.
123.
Ibid. p. 140.
Page | 64
Quoi quil en soit, lhypocrisie et lescroquerie ne sont pas les ultimes tapes
de la dchance de des Grieux : sa passion va le conduire de chute en chute. Aprs
avoir appris que sa chre matresse tait enferme dans un lieu de correction
rserv aux prostitues, il est atteint par une fureur qui le conduit envisager de tuer
le vieux M. de G M. Lagression ne fait que compliquer le processus de libration
du chevalier qui se sent dsormais impatient de sortir pour sauver Manon de
lhumiliation dtre enferme lHpital Gnral. Mais au moment de son vasion de
la prison, le chevalier commet une prise dotage et tue un portier.
En fait plus le chevalier senfonce dans ses transgressions, plus il sloigne de
ses principes et de ses bonnes murs. La mort du portier est relate dune faon
indirecte de sorte que le lecteur puisse le considrer comme un vnement marginal
et sans grande importance :"je lui lchai le coup au milieu de la poitrine "124. Mais en
vrit, cest l un pch mortel pour un homme qui prouve de plus plaisir et
soulagement stre enfui de la prison mme si cela sest fait au prix de la vie dun
tre humain. Il est trs tonnant encore de constater labsence de tout sentiment de
culpabilit ressenti par le chevalier qui cherche justifier son acte et rejette la faute
sur les autres. Tantt, il accuse le suprieur de la prison qui, tant son otage, a
appel ce pauvre portier son secours :"Voil de quoi vous tes cause, mon
l'assurai que j'avais si peu dessein de tuer qu'il n'tait pas mme ncessaire que le
pistolet ft charg"127. Mais en ralit, ce discours du chevalier qui vise suggrer
son innocence, constitue une charge de plus contre lui : il nvoque aucun moment
124.
Ibid. p. 124.
125.
Ibid. p. 124-125.
126.
Ibid. p. 125.
127.
Ibid. p. 122.
Page | 65
quittasse Paris, pour retourner dans le sein de ma famille128. Pour le chevalier, quitter
Paris doit lui coter la perte de sa chre Manon qui refuse de sloigner de cette ville.
Etant persuad que cest seulement auprs de celle-ci quil peut solliciter sa chance
de trouver la fortune ncessaire pour la maintenir ses cts, le chevalier dcide de
rester proximit de Paris. Aprs la dlivrance de Manon, ils prennent alors la
direction de Chaillot qui lui semble un refuge idal. Depuis ce petit village, Paris est
regard comme un ensemble de cibles o le chevalier va se rendre tous les jours
afin de faire fortune. Il trouve dans cette ville un remde pour son indigence quil
considre comme une maladie insupportable :"Elle ignorait que je fusse mal en
argent ; je me gardai bien de lui en rien apprendre, tant rsolu de retourner seul
Paris, le lendemain, pour chercher quelque remde cette fcheuse espce de
maladie"129 ; "Je me htai le lendemain d'aller Paris"130. Paris ne cesse pas de lui
128.
Ibid. p. 139.
129.
Ibid. p. 136.
130.
Ibid. p. 136.
Page | 66
lettre dAdieu et une jolie fille qui doit la remplacer. Mais le paradoxe est que dans
cette lettre o elle explique au chevalier les motifs de sa dcision, Manon fait
prcder sa signature de la mention votre fidle amante 131. Cette mention intime
concourt minemment au caractre nigmatique du personnage. Ainsi, mme les
garements du jeune couple tiennent avant tout leur mystrieuse personnalit.
Paris apparat plus que jamais comme la ville de toutes les drisions, de toutes
trahisons, de toutes les dchances.
Essayant de se venger de cette fille ingrate, le chevalier trouve un moyen de
la rejoindre le soir mme de sa fuite grce laide de son ami M. de T qui sest
donn la tche de convoquer le jeune G M afin de faciliter lintrusion du chevalier
dans la chambre de Manon. La fureur du chevalier humili le conduit se montrer
ferme face sa perfide matresse. Mais le chevalier est une fois de plus incapable de
supporter la peine de Manon. Sa fermet scroule devant le tremblement de Manon
qui il demande pardon pour lui avoir caus cette peur. Tout le drame de lHistoire
131.
Ibid. p. 159.
132.
Ibid. p. 192.
Page | 68
Le chevalier ressent pour la premire fois une vraie sincrit dans les paroles
de Manon. Etant sr de sa fidlit, il avoue ressentir un plaisir nouveau dans son
amour pour sa matresse :"O Dieu ! Mcriai-je, je ne vous demande plus rien. Je
suis assur du cur de Manon. Il est tel que je l'ai souhait pour tre heureux, je ne
puis plus cesser de l'tre prsent. Voil ma flicit bien tablie "134. Mais des Grieux
a tort de penser que son bonheur est enfin tabli et quil peut se rjouir dune fin
heureuse avec sa matresse sans subir le chtiment quappelle la transgression des
lois familiales et des conventions sociales. Le paradoxe dans lhistoire de des Grieux
et de Manon, est que le chtiment le plus dur leur choit au moment o ils dcident
de mener une vie nouvelle et vertueuse la Nouvelle-Orlans. Le chevalier propose
alors Manon de lgitimer leur relation par une union sacre afin de mettre un terme
leur comportement transgressif. Lauteur ne permet pas laboutissement de ce
projet dont la ralisation pourrait mettre un terme aux efforts du chevalier pour expier
toutes ses fautes. Mme la priode o il vivait avec Manon Paris, le chevalier
133.
Ibid. p. 205.
134.
Ibid. p. 205.
Page | 69
navait pas envisag la solution dun mariage clandestin avec elle linstar de celui
de Jacob dans Le Paysan Parvenu de Marivaux.
Selon Maurice Daumas dans son livre Le Syndrome des Grieux, labb
Prvost a tout fait pour carter le mariage clandestin afin de conserver la chance de
dfendre le chevalier en le montrant comme un fils respectueux de lautorit
parentale :
Le mariage clandestin tait un dfi, une provocation, un acte odieux et
monstrueux. Il aurait rendu le chevalier entirement responsable de sa chute,
donc indfendable, insupportable, peut-tre hassable- au moins aux yeux des
critiques. Labb a manifestement mnag son personnage, et lvitement du
mariage clandestin nest que lindice le plus clatant de sa volont de maintenir
le chevalier dans le cadre dune dviance tolrable, pardonnable.135
Le projet de mariage de des Grieux avec Manon ne voit donc pas le jour. Mais
dans cette nouvelle situation, le chevalier va subir aussi la rivalit dhommes
puissants qui cherchent lui voler sa matresse. Celle-ci ne doit pas cette fois-ci
son amant et dcide de senfuir avec lui vers le dsert o elle trouve une mort
provoque par lpuisement. La fin de cette fille intervient suite une longue marche
dans le dsert : cette scne est le symbole de leur dchance et de leur malheur.
Mais cette preuve a aussi une dimension rdemptrice purificatrice. Cette scne fait
penser celle de la mort de Virginie dans Paul et Virginie de Bernardin de SaintPierre, De mme que Paul, le chevalier observe la fin tragique de son amante chrie.
Il dcide, aprs lavoir enterre, de fermer les yeux avec le dessein de ne pas les
rouvrir :"Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourn vers le sable, et fermant
les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et
j'attendis la mort avec impatience"136. Ce nest pas la premire fois que le chevalier a
135.
Maurice Daumas. Le syndrome Des Grieux, la relation pre/fils au XVIIIe sicle . Paris : Edition du
Page | 70
de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu'avec la vie "137.
Dans les deux cas, son fidle ami Tiberge vient lui sauver la vie et le ramener en
France.
Reconnaissant lgard du dvouement infini de cet ami, le chevalier lui
annonce son retour progressif la vertu :"je lui dclarai que les semences de vertu
qu'il avait jetes autrefois dans mon cur commenaient produire des fruits dont il
allait tre satisfait"138. Ce retour la raison et la vertu ne peut se produire
quaprs la mort de Manon qui, selon Singerman, est "ncessaire la gurison du
chevalier"139. La mort dans lexil et le dsert semble avoir mis un terme dfinitif une
corruption dont Paris a t lespace privilgi. Il importe dailleurs de remarquer que,
Manon disparue, la perspective de Paris svanouit. Le lien entre la femme follement
aime et la ville, tait bien intrinsque et essentiel. Manon et Paris ont bien
indissociablement conduit des Grieux aux lisires de la folie et de la mort.
137.
Ibid. p. 72.
138.
Ibid. p. 218.
139.
Alan J Singerman. Labb Prvost : LAmour et la Morale. Genve : Edition Droz, 1987, p. 65.
Page | 71
140.
Jean-Jacques Rousseau. Julie ou la Nouvelle Hlose. Lettres des deux amants habitants dune
petite ville au pied des Alpes. Paris : Librairie Gnrale Franaise, coll. Classique , Edition tablie,
prsente et annote par Jean M. GOULEMONT, 2002, seconde partie, lettre XIV, p. 291.
141
. La premire dition de 1735 se compose de cinq parties seulement. Cest dans la deuxime
moiti du XVIIIe sicle, prcisment en 1756 que sont apparues les parties VI, VII et VIII comme une
Page | 72
sentis tout dun coup en apptit de fortune"142. Ce jeune paysan ne ressemble pas
aux autres types de jeunes provinciaux que le roman met de plus en plus souvent en
scne. Jacob pourrait tre naturellement une proie facile pour la socit parisienne
qui dtourne gnralement les jeunes provinciaux du chemin de la raison et de la
logique, comme cest le cas du Chevalier des Grieux dans Manon Lescaut, ou
encore celui de Monsieur Nicolas de Rtif de la Bretonne. Mais le hros du Paysan
Pierre de Marivaux. Le Paysan parvenu. Paris : Bordas, coll. Classique Garnier , 1992, partie I,
p. 12.
Page | 73
coffre, tait parvenu par ce moyen, parvenons de mme "143. Lambition dbordante
de Jacob se ralise en grande partie grce son habilet employer ses
comptences notamment en matire de conversation. Ds la premire rencontre
avec la femme de son matre Paris, celle-ci en tant que Parisienne exprimente,
prdit un avenir de russite ce paysan plein de zle et denthousiasme :"je te
conseille de rester Paris, tu y deviendras quelque chose "144. Genevive, une des
femmes de chambre de la maison de son matre, en dduit le mme avis sur lavenir
de Jacob suite une petite conversation avec celui-ci qui a russi facilement la
charmer :"Va, Jacob, tu feras fortune, et je le souhaite de tout mon cur "145. A partir
de ces opinons positives son gard, Jacob, commence croire vidente sa future
russite dans ce nouveau monde :"Du moins tout le monde men prdisait, et je ne
jamais dissimule qui me la demande, et il semble quen tout temps Dieu ait
143.
144.
145.
146.
Page | 74
cacher, et de tcher de sen donner une qui embrouillt la vritable , Jacob luimme connatra une situation de cet ordre quand, aprs avoir chang de nom en
prenant le titre de monsieur de la Valle. Il se sent dailleurs fort embarrass
dentendre son ancien nom, rvlateur de son origine rustre, prononc par un de ses
rivaux masculins Paris : le chevalier. Celui-ci gche le rendez-vous galant de
monsieur de la Valle avec Mme de Ferval chez Mme Remy et lui prend sa
147.
Ibid. partie I, p. 5.
148.
Page | 75
dautre mrite dans le monde, que celui dtre n noble, ou dans un rang
149.
Page | 76
Paysan parvenu prsente demble son hros au cur de Paris tout en suggrant
en quelques lignes sa fascination pour la vie sociale de la grande cit :
Lanne daprs le mariage de mon frre, jarrivai donc Paris avec ma
voiture et ma bonne faon rustique. Je fus ravi de me trouver dans cette
grande ville ; tout ce que jy voyais mtonnait moins quil ne me divertissait ; ce
quon appelle le grand monde me paraissait plaisant.151
Cette brivet dans lvocation des sentiments prouvs par Jacob lors de
son arrive Paris, suggre la grande matrise de soi qua Jacob. Cette fascination
le conduit sattacher toute occasion pour rester et russir Paris. Son rcit
abonde de mentions de ces occasions. Les hasards notamment scandent
lascension sociale de Jacob. Ce dernier a, de plus, la lucidit et lintelligence
suffisantes pour mettre profit chaque coup de hasard : il est dot, selon lui, dun
150.
Ibid. partie I, p. 5.
151.
Ibid. partie I, p. 9.
Page | 77
esprit analytique qui lui permet de comprendre les gestes et les intentions de ses
interlocuteurs et de rpondre et agir conformment ce quexige la situation :
Quand cette demoiselle me regardait, je prenais garde moi, jajustais les
yeux ; tous mes regards taient presque autant de compliments, et cependant
je naurais pu moi-mme rendre aucune raison de tout cela ; car ce ntait que
par instinct que jen agissais ainsi, et linstinct ne dbrouille rien."152.
Le premier vnement capital qui inflchit la vie de Jacob est la rencontre avec
lpouse de son matre qui, souhaitant voir ce paysan dont tout le monde parle dans
la maison, admire sa belle mine et lencourage rester Paris :"Vraiment, ajouta-t-
152.
153.
154.
Ibid. partie I, p. 9.
155.
Page | 78
au maximum en employant tout son art afin de lui plaire et de la convaincre de laider
rester Paris. Il est conscient de limpossibilit de sinsrer dans la socit
parisienne sans vivre sous lgide dun protecteur ou dune protectrice qui conseillent
ses dmarches et le protgent de ses futurs rivaux. Faible et dpourvu de
connaissances suffisantes quant ce monde nouveau, Jacob profite dans un
premier temps de sa belle physionomie pour faire la conqute de riches amantes qui
joueront auprs de lui le rle de protectrices : il naura de protecteur masculin qu la
fin de la cinquime partie o il devient un peu plus expriment aprs un sjour de
quelques mois Paris. Avant cela, il navait que des protectrices : la femme de son
matre, Mlle Habert, Mme de Ferval et Mme de Fcour. Prsenter les femmes de la
bourgeoisie parisienne ou mme de la noblesse comme des libertines en qute de
jeunes gens suggre ltendue de la corruption sociale et tablit un lien entre Paris et
la fminit : la conqute de Paris et celle de la femme se prsentent en quelque
sorte comme simultanes. Mais le got des dames de cette lite convient
parfaitement aux ambitions de Jacob qui va jouer le rle de sducteur de ces
coquettes. En dressant le portrait de la femme de son matre, Jacob annonce en fait
le type de femme auquel il aura faire. Et cette dame apparat comme la mdiatrice
de toute une sociabilit fminine parisienne qui transgresse aisment la morale
traditionnelle.
Ctait une femme qui passait sa vie dans toutes les dissipations du grand
monde, qui allait aux spectacles, soupait en ville, se couchait quatre heures
du matin, se levait une heure aprs-midi ; qui avait des amants, qui les
recevait sa toilette. () ctait en un mot un petit libertinage de la meilleure
foi du monde.156
Au premier regard jet sur cette dame, Jacob saperoit quelle a un certain got
pour lui. Afin de mieux la sduire, il dveloppe un discours modeste sur sa propre
156.
Page | 79
beaut dont elle est charme ds le premier moment :"je suis le plus mal fait de notre
beaucoup de lair rustique que jy avais apport ; je marchais dassez bonne grce ;
157.
158.
159.
160.
Page | 80
je portais bien ma tte, et je mettais mon chapeau en garon qui ntait pas un
sot"161. Quelques mois plus tard, monsieur de la Valle doit faire un voyage
Versailles en voiture commune : alors que ses compagnons de voyage entament une
longue conversation o chacun parle dune partie de sa vie, il vite quant lui de
partager cette conversation de peur dtre trahi par son langage encore mal matris.
La raison en est, bien videmment, la prsence dhommes avec lesquels monsieur
de la Valle ne se sent pas laise. Sa navet ne sera pas une source damusement
pour ces messieurs parisiens :
Comme je ntais pas l avec des madames dAlain, ni avec des femmes qui
maimassent, je mobservai beaucoup sur mon langage, et tchai de ne rien
dire qui sentt le fils du fermier de campagne ; de sorte que je parlai
sobrement, et me contentai de prter beaucoup dattention ce que lon
disait.162
Ce jeu ambigu et complexe ne confirme pas les principes que Jacob a formuls au
dpart et qui insistent sur linutilit de cacher son origine. Sil sait instinctivement
jouer de sa diffrence, lie ses origines paysannes, Jacob sait aussi parfaitement
que Paris doit lui permettre de gommer les traces de la vie rurale qui a t
initialement la sienne. Il sait que Paris est lespace par excellence de lacculturation
et des apprentissages qui lui sont ncessaires.
La faiblesse de Jacob devant les hommes, donne limpression quil a encore du
chemin faire pour atteindre la maturit. Entre temps, il doit rester sous la protection
de ces femmes qui trouvent un plaisir regarder sa belle mine. Cest la raison pour
laquelle, ses admiratrices, la matresse, Mme de Ferval, Mme de Fcour et Mlle
Habert qui sont toutes plus ges que lui, ressentent la faiblesse de ce jeune paysan
et essaient de lui procurer un sentiment de scurit. Mon enfant , mon garon
161.
162.
Page | 81
et mon fils sont, entre autres, des expressions que ces femmes utilisent pour
nommer Jacob et aussi pour lui exprimer leur soutien affectueux. Au fur et mesure
que Jacob se voit aim par des femmes des lites parisiennes, sa confiance en luimme saccrot et entrane un nouvel essor de ses ambitions. Ds le premier jour
dans la maison de son matre Paris, Jacob nhsite pas de faire une dclaration
damour Genevive, une des trois femmes de mnage de la maison, juste une
heure aprs avoir fait sa connaissance :"() je suis heureux, il ny a point de doute
cela, puisque je vous aime"163. Jacob cherche par ce geste se faire une place
assure dans la maison en semparant du cur dune des filles qui y travaille. Pour
la convaincre de la sincrit de ses sentiments, il emploie tout lart de sduction dont
il est dou. Dans la plupart de ses discours, le hros de Paysan parvenu a recours
des allgories, des mtaphores et des comparaisons visant impressionner et
convaincre ses interlocuteurs :
Jentends que cest bien dommage que je ne sois quun chtif homme ; car,
mardi, si jtais roi, par exemple, nous verrions un peu qui de nous deux serait
reine, et comme ce ne serait pas moi, il faudrait bien que ce ft vous : Il ny a
rien refaire mon dire.164
163.
164.
165.
Page | 82
rester dans le cadre de la domesticit qui entrave son lan et ses ambitions dans la
haute socit de Paris :
Je continuai de cajoler Genevive. Mais, depuis linstant o je mtais aperu
que je navais pas dplu madame mme, mon inclination pour cette fille
baissa de vivacit, son cur ne me parut plus une conqute si importante, et
je nestimai plus tant lhonneur dtre souffert delle.166
166.
Page | 83
Paris apparat ainsi de prime abord comme lespace par excellence de violences
sociales. Jacob ressemble ici Nicolas et des Grieux qui, rendus Paris,
regrettent leur innocence perdue et la vie tranquille de leurs villages. Le hros du
Paysan parvenu, restant attach la vie dans la capitale malgr tous ses risques,
essaie de se sauver en sadressant la matresse de la maison qui lui promet de
parler avec son mari pour quil nexcute pas ses menaces. Avant mme que la
matresse nintervienne dans cette affaire, un autre lment vient prserver Jacob
dune chute retentissante : cest le hasard qui fait disparatre le matre de la maison
par un accident qui lui te la vie. Lvolution de lintrigue dans Le Paysan parvenu
167.
168.
Page | 84
tient en fait une srie de hasards qui viennent conforter le projet essentiel du
hros : son ascension sociale dans la capitale. Selon Carsten Meiner, le parvenir
nest en effet justifi de manire narrative que par les hasards et non par un
apprentissage de Jacob 169. Le hros, lui-mme, a une forte confiance dans le
hasard de sorte quil sort quelque fois, linstar des Surralistes, la recherche dun
incident inopin qui change le cours de sa vie. La mort de son matre constitue une
priptie qui le sauve dun destin obscur, mais qui risque de le jeter en mme temps
dans une autre voie non moins redoutable : celle du retour son village. Les
quelques jours que Jacob a passs Paris, ont suffi pour quil sprenne de cette
ville qui lui parat tous gards la fois difficiles et prometteuse. Aprs la ruine de
son matre, il dcide de rester Paris jusqu lpuisement de sa bourse avant de
retourner en Champagne. Il est persuad que le hasard peut encore modifier le
cours de sa vie :"Ma foi ! Restons encore quelques jours ici pour voir ce qui en sera ;
il y a tant daventure dans la vie, il peut men choir quelque bonne "170.
Paris apparat ainsi comme la ville par excellence des dfis et des paris. Jacob
ne se trompe pas dans ses intuitions et ses esprances qui seront la hauteur de
ses attentes : une rencontre par hasard avec une vieille fille dvote, Mlle Habert prise
de malaise sur le Pont-Neuf Paris, va changer le cours de sa vie. Jacob qui
cherche [se] fourrer quelque part171 dans cette socit parisienne, nhsite pas
se jeter dans nimporte quelle aventure sans mme en tudier les consquences.
Cest pour cette raison quil se prcipite pour lui prsenter de laide dans lespoir de
trouver en elle une personne reconnaissante :"Je nenvisageais pourtant rien de
169.
Carsten Meiner. Les mutations de la clart, exemple, indication et schmatisme dans luvre de
171.
Page | 85
positif sur les suites que pouvait avoir ce coup de hasard ; mais jen esprais
quelque chose, sans savoir quoi"172.
Il est remarquer que malgr lattachement de Jacob Paris, il y a toujours une
raret de prcisions quant lurbanisme et larchitecture de cette ville. Lorsque le
hros voque les adresses de quelques personnes, des quartiers de la ville, il
sabstient le plus souvent den indiquer les dnominations :" chez un nomm matre
Jacques, qui tait de mon pays, et qui mon pre, quand je partis du village, mavait
dit de faire ses compliments. Jen avais ladresse "173 ; "Un grand embarras de
carrosses et de charrettes marrta lentre dune rue ; () et en attendant que
lembarras ft fini, jentrai dans une alle"174 ; "() une nomme Mlle Habert, qui
demeure en telle rue et en tel endroit "175. Jacob le hros est mme prsent comme
ignorant compltement les clbres monuments parisiens, comme la statue dHenri
IV quil mentionne sous le nom de cheval de bronze 176. Cela revient peut-tre la
volont du narrateur de dessiner sa propre image en tant que personnage au fur et
mesure de lavancement des vnements et de laccroissement de ses
connaissances : puisque lhistoire qui va de larrive de Jacob Paris jusquau jour
o il rencontre le comte dOrsan, ne dpasse pas une priode de quelque mois, il
nest pas tonnant de constater des lacunes dans lvocation dune ville dont Jacob
ne peut avoir de vritable connaissance. Par contre, le narrateur cite le nom de
quelques
endroits
grce
aux
tmoignages
des
personnages
parisiens qui
connaissent bien leur ville :" O demeurez-vous ? Dans la rue de la Monnaie, mon
172.
173.
174.
175.
176.
Page | 86
enfant, me dit-elle [Mlle Habert] "177. Cest prcisment cette adresse que Jacob
reconduit Mlle Habert qui, cause de son malaise, ne refuse pas son aide.
Se rendant compte du caractre prcaire de cette occasion, Jacob na que le
trajet sparant le Pont-Neuf la maison de Mlle Habert pour lui prouver son
honntet : tout en marchant dans les rues de Paris, il tente de se frayer un chemin
vers le cur de cette dame qui a lair dune dvote. Jacob attend cependant que Mlle
Habert entame la conversation pour se donner limage dun homme poli et disciplin.
Il lui suffit dtre une premire fois questionn pour mener habilement ensuite une
conversation qui va tourner en sa faveur. En lui rvlant sans rserve son origine
paysanne, il confirme la premire impression de Mlle Habert qui voit en lui un homme
sincre et honnte. Evoquer lorigine cette occasion ne pose aucun problme
Jacob puisque limage dun homme naf et innocent rassure cette femme et dissipe
toute mfiance envers lui :"il ny a que trois ou quatre mois que je suis sorti de mon
village, et je nai pas encore eu le temps dempirer et de devenir mchant "178. Dans
ce texte, les deux personnages sont daccord sur deux ralits videntes : la moralit
de la campagne et la corruption de la ville. Cette ide sera largement soutenue et
dveloppe par Rousseau qui, dans la deuxime moiti du XVIIIe sicle, prsente le
retour la campagne comme un refuge qui protge lhomme contre la corruption de
la ville :
Je veux lever Emile la campagne, () loin des noires murs des villes, que
le vernis dont on les couvre rend sduisantes et contagieuses pour les enfants
() Au village, un gouverneur sera beaucoup plus matre des objets quil
177.
178.
Page | 87
Mlle Habert sinquite alors quant lavenir dun jeune innocent qui se retrouve
sans exprience dans Paris :"vous navez pas dexprience, et il y a tant de piges
disant que j'tais un joli garon, mais qu'il fallait tre sur mes gardes Paris, o les
jeunes gens se laissent aller facilement la dbauche "181. Se croyant suffisamment
expriments et capables de profrer des conseils sur la socit parisienne pour les
jeunes provinciaux inexpriments, ces Parisiens de souche deviennent en fait les
victimes des piges que leur tendent ces provinciaux prtendument nafs. A Paris,
personne nest en effet labri de sductions qui peuvent se prsenter nimporte
quel moment et pour nimporte qui. Paris peut lgitimement apparatre comme un
espace dangereux par la possibilit de rencontres quelle offre. Mais ce ne sont pas
les trangers qui connaissent peu Paris qui sont ncessairement les plus exposs :
les Parisiens de souche peuvent aussi tre des proies faciles.
Malgr sa claire conscience de la dangerosit de la ville, Jacob, qui est un
aventurier, prfre mener une vie picaresque dans la ville au risque de compromettre
ses murs, que de subir la campagne une vie morne et stable. Il avoue avoir
menti et utilis son arme fatale qui est la navet pour convaincre Mlle Habert de
croire son histoire :"je fis [mon rcit] de mon mieux, dune manire nave, et comme
179.
Jean-Jacques Rousseau. Emile ou de lducation. Introduction lEmile par Henri Wallon. Paris :
181.
Page | 88
on dit la vrit"182. La navet quvoque Jacob dans ce texte nest pas spontane,
mais instrumentalise. Elle participe dune vritable manipulation. La russite de
Jacob qui attendrit Mlle Habert et lui fait accepter facilement son histoire, dmontre
son intelligence et sa capacit de comprendre rapidement les exigences de la vie
parisienne. Sa premire rencontre avec la femme de son matre a constitu une
bonne formation qui lui a permis de comprendre lefficacit de la navet feinte en
matire de sduction. Jacob devient alors pleinement un arriviste cynique qui a une
connaissance approfondie des moyens de mystifier les autres afin daboutir ses
objectifs. La femme de son matre et Mme de Ferval qui appartiennent aux lites
sociales parisiennes, comprennent ds le dbut les intrigues de Jacob et linsincrit
de ses intentions, mais elles ne peuvent pas sempcher de satisfaire leur
coquetterie en sapprochant de ce jeune homme charmant. La femme de son matre
est la premire prvoir la dangerosit de Jacob :"() ce paysan deviendra
182.
183.
184.
Page | 89
Page | 90
veut que je mattache ; tu es lhomme que je cherchais, avec qui je dois vivre,
et je me donnerai toi.185
Ce qui attire lattention dans ce paragraphe, est que monsieur de la Valle nest pas
du tout sr de ses sentiments envers Mlle Habert bien quil lui ait dj dclare son
amour : il hsite entre lamour et la gratitude. Mais cette hsitation mme est une
preuve flagrante de son indiffrence envers Mlle Habert : il ne voit en elle quun
185.
186.
Page | 91
moyen sr pour parvenir . Et Paris devient pour lui lespace par excellence de
laisance matrielle, la promesse dune vie bourgeoise .
Ailleurs, le narrateur restitue sa vision prospective de son avenir partir des
donnes de sa situation actuelle : il est alors rsolument optimiste. Une fois install
chez la veuve Mme dAlain, le couple dcide de se marier secrtement deux jours
plus tard. Mme dAlain se charge dinviter quelques connaissances et des tmoins,
de trouver un prtre pour marier Mlle Habert avec monsieur de la Valle. Les affaires
semblent bien sarranger pour celui-ci qui attend impatiemment le moment de son
insertion officielle dans le monde bourgeois parisien. Surgit alors un obstacle
majeur : le prtre pressenti est M. Doucin qui refuse de marier le couple et dnonce
auprs de Mme dAlain les origines de Jacob. Le scandale est alors patent et conduit
Jacob sexpliquer devant les magistrats.
Tous les faits dans la situation que connat monsieur de la Valle, semblent
ainsi annoncer lapproche de la fin de son ambition. Mais le lecteur saisit vite le
mcanisme du fonctionnement du roman : chaque fois que le hros trouve Paris
une voie de russite, un vnement inopin vient entraver son avancement et le
dtourne vers une autre destination obscure. Par contre, au moment o la marche
labme semble bien engage, monsieur de la Valle sen sort victorieux grce la
fois ses aptitudes et au hasard. Et gnralement Jacob est vite en mesure de
pousser lavantage. Cest notamment le cas lors de son entre chez M. le Prsident,
le magistrat qui doit donner son jugement sur la lgitimit de ce mariage. Le
narrateur retrace soigneusement les dtails de son entre dans cet espace du
pouvoir o il se sent vritablement un intrus. Sans faire mention du dcor, sa
description se concentre sur les personnages qui assistent cette audience. Mme la
Prsidente, la femme du magistrat et par hasard, Mme de Ferval, une certaine veuve
dvote qui est une des parentes de Mlle Habert, constituent une prsence fminine
qui rassure monsieur de la Valle et lui donne le courage de bien se dfendre.
Page | 92
Tout de suite, Jacob se rend compte que ces femmes sont de son ct :"Mme
Aprs avoir russi gagner la moiti des prsents dont lensemble constitue une
sorte de jury, monsieur de la Valle essaie de rfuter toute accusation de chercher
faire un mariage de convenance avec Mlle Habert. Pour donner appui son
plaidoyer, il soutient ses propos par des allgories qui minimisent la diffrence de
rang social qui le spare de sa future femme :"ce nest quun tage que vous avez de
plus que moi [dit-il Mlle Habert lane] ; est-ce quon est misrable cause dun
tage de moins ?"189. Monsieur de la Valle russit renverser compltement la
situation en sa faveur et finit par obtenir un jugement du prsident qui lui permet de
conclure son mariage avec Mlle Habert. Avant de sortir, monsieur de la Valle est
187.
188.
189.
Page | 93
retenu par Mme de Ferval qui lui a demand de laccompagner jusqu son carrasse.
Voil une autre occasion qui se prsente monsieur de la Valle auprs dune
femme de haute condition qui lui avoue son admiration :
Franchement mon garon, me dit-elle () jai dabord t contre vous ; cette
emporte qui sort nous avait si fort parl votre dsavantage, que votre
mariage paraissait la chose du monde la plus extraordinaire ; mais jai chang
davis ds que je vous ai vu ; je vous ai trouv une physionomie qui dtruisait
tout le mal quelle avait dit ; et effectivement vous lavez belle, et mme
heureuse ; Mlle Habert la cadette a raison.190
190.
191.
192.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 979.
Page | 94
mariage avec Mlle Habert qui devait avoir lieu le soir mme de cet incident, mme si
cela met une fois de plus en danger tout son avenir. Paris apparat certes comme un
espace de rptition des obstacles, mais la capitale -ville o se concentrent tous les
pouvoirs religieux et civils, tous les arbitrages- apparat surtout comme un espace de
djouement des obstacles.
Les quelques mois que monsieur de la Valle a passs Paris lui ont permis de
frquenter diffrents espaces sociaux de la ville : la maison de son matre, une
modeste auberge, la maison des femmes dvotes, la salle daudience de M. le
Prsident, la prison, la cour dun grand commerant Versailles et enfin la ComdieFranaise. Dans chacun de ces espaces, monsieur de la Valle connat une situation
diffrente : on le voit successivement valet, homme gar et errant, futur mari dune
femme bourgeoise, prisonnier, mari de Mlle Habert, demandeur demploi auprs de
M. de Fcour, et ami enfin du comte dOrsan qui lintroduit dans un monde
aristocratique qui dpasse mme son imagination. En gnral, le narrateur tient
donner ses impressions lors de sa prsence dans chaque nouvel espace o il doit
ctoyer de nouvelles personnes. Le lecteur dcle facilement la joie de monsieur de
la Valle quand ce dernier se trouve dans un espace qui renvoie aux lites sociales,
alors que sa tristesse et sa dception sont flagrantes quand il est auprs de
personnalits de rang infrieur. Il se retrouve ainsi dans une petite auberge aprs la
ruine de son matre :"En attendant mon dpart de Paris, dont je navais pas encore
fix le jour, je me mis dans une de ces petites auberges qui le mpris de la
pauvret a fait donner le nom de gargote. Je vcus l deux jours avec des voituriers
qui me parurent trs grossiers ; et cest que je ne ltais plus tant, moi"193. De mme
son enfermement dans la prison loblige avoir beaucoup de patience envers son
gelier qui ne lui rend aucun service sil ne touche pas davance son prix :" Comme il
193.
Page | 95
vous plaira, dis-je humblement [au gelier], et le cur serr de me voir en commerce
avec ce nouveau genre dhommes quil fallait remercier du bien quon leur faisait "194.
Par contre, monsieur de la Valle gote un vrai plaisir en examinant
minutieusement les petits dtails de lappartement dont il est devenu le matre. Il
ressent une sorte de communication entre lui et les meubles qui lentourent :
Je restai le lendemain toute la matine chez moi ; je ne my ennuyai pas ; je
my dlectai dans le plaisir de me trouver tout coup un matre de maison ; jy
savourai ma fortune, jy gotai mes aises, je me regardai dans mon
appartement ; jy marchai, je my assis, jy souris mes meubles, jy rvai ma
cuisinire, quil ne tenait qu moi de faire venir, et que je crois que jappelai
pour la voir ; enfin jy contemplai ma robe de chambre et mes pantoufles ; et je
vous assure que ce ne furent pas l les deux articles qui me touchrent le
moins ; de combien de petits bonheurs lhomme du monde est-il entour et
quil ne sent point, parce quil est n avec eux ?195
Paris apparat ainsi comme lespace qui permet lexprience de plaisirs nouveaux,
limmersion dans une culture nouvelle par son raffinement que Jacob apprend
goter avec dlites et sans la moindre rticence. Paris est bien la ville de
lacculturation. Limmoralit et le cynisme sont toutefois indissociables de cette
mtamorphose du sujet. Il est vident que monsieur de la Valle nest pas sincre
dans les propos quil tient Mme de Ferval : il a dvelopp le mme discours Mlle
Habert avant mme quil ne se marie avec elle. Il va en fait trahir les deux femmes en
mme temps en rpondant positivement la sduction de Mme de Fcour que Mme
de Ferval elle-mme lui a prsente :
En effet sa lettre fut acheve en un instant : Tenez, me dit-elle en me la
donnant, on vous recevra bien sur ma parole ; je dis [ mon beau-frre] quil
194.
195.
Page | 96
vous place Paris, car il faut que vous restiez ici pour y cultiver vos amis ; ce
serait dommage de vous envoyer en campagne, vous y seriez enterr, et nous
sommes bien aises de vous voir. Je ne veux pas que notre connaissance en
demeure l au moins, monsieur de la Valle ; quen dites-vous, vous fait-elle
un peu de plaisir ? Et beaucoup dhonneur aussi, lui repartis-je. () Eh bien !
me dit-elle en riant, quoi pensez-vous donc ? Cest vous, madame, lui
rpondis-je dun ton assez bas, toujours la vue attache sur ce que jai dit.
moi, reprit-elle, dites-vous vrai, monsieur de la Valle ? Vous apercevez-vous
que je vous veux du bien ? Il nest pas difficile de le voir, et si vous en doutez,
ce nest pas ma faute.196
Jacob devenu Monsieur de la Valle tire cyniquement profit de cette lite sociale
corrompue o les femmes mres satisfont leurs caprices auprs de jeunes gens :
chacune de ses admiratrices, il donne toujours le mme espoir de devenir un amant
fidle, mais il se comporte de plus en plus en libertin. Dans cette socit corrompue,
Jacob semble avant tout considrer que le vrai plaisir ne peut tre pleinement
savour que par une immersion dlibre dans ce que la ville recle de plus
corrompu :"lme se raffine mesure quelle se gte"197.
Toutes les femmes que monsieur de la Valle a rencontres jusque maintenant,
ne sont regardes par lui quavec un il de volupt et de dsirs, voire mme denvie
toute matrielle : leurs portraits se concentrent sur la physionomie et les signes de
lapparence sociale de ces femmes. Il est possible de reprer chez lui une sorte de
ftichisme devant les rondeurs physiques des femmes. Le mot rond revient
inlassablement dans ses vocations des Parisiennes :"ses manires, [dit-il de la
femme de son matre], ressemblaient sa physionomie qui tait toute ronde"198 ; "Je
lexaminai [parlant de Mlle Habert], un peu pendant quelle me parlait, et je vis une
196.
197.
198.
Page | 97
face ronde, qui avait lair dtre succulemment nourrie"199. Il ajoute plus loin propos
de cette mme personne :"Cependant comme cette personne-ci tait frache et
ragotante, et quelle avait une mine ronde, mine que jai toujours aime "200.
Par contre, monsieur de la Valle adopte un nouveau langage descriptif dans
son portrait de Mme dOrville quil rencontre pendant sa visite Versailles. Ds son
premier regard sur cette jeune femme ge dune vingtaine danne, M. de la Valle
tombe sous le charme de sa beaut. En dcrivant cette jeune femme, M. de la Valle
naccorde pas beaucoup de place la physionomie : il la regarde dune faon
diffrente qui rvle sa forte inclination pour elle :
[C]tait une jeune personne de vingt ans, accompagne dune femme
denviron cinquante. Toutes deux dun air fort triste, et encore plus suppliant.
Je nai vu de ma vie rien de si distingu ni de si touchant que la physionomie
de la jeune ; on ne pouvait pourtant pas dire que ce ft une belle femme ; il faut
dautres traits que ceux-l pour faire une beaut. Figurez-vous un visage qui
na rien dassez brillant ni dassez rgulier pour surprendre les yeux, mais qui
rien ne manque de ce qui peut surprendre le cur, de ce qui peut inspirer du
respect, de la tendresse et mme de lamour ; car ce quon sentait pour cette
jeune personne tait ml de tout ce que je dis l. Ctait, pour ainsi dire, une
me quon voyait sur ce visage, mais une me noble, vertueuse et tendre, et
par consquent charmante voir.201
Mme dOrville vient Versailles pour prier M. de Fcour de ne pas renvoyer son
mari, malade depuis un certain temps. Ayant un cur dur, M. de Fcour refuse sa
demande et confie le travail de son mari M. de la Valle qui assiste toute cette
scne. Celui-ci naccepte pas que son recrutement se fasse au prix de la misre
dune pauvre famille. Il refuse loffre de M. de Fcour sans rflchir aux
199.
200.
201.
Page | 98
202.
Maurice Roelens. Les silences et les dtours de Marivaux dans Le Paysan parvenu :
lascension sociale de Jacob, in Claude Duchet (dir.), Le rel et le texte. Paris : Armand Colin, coll.
Etudes romantiques , 1974, p. 24.
Page | 99
aim rester pour avoir le plaisir dtre avec Mme dOrville ; mais il ny avait pas
moyen de le refuser, aprs le service que je venais de lui rendre"203.
Il apparat trs vite que le saut fait par M. de la Valle en sauvant la vie du
comte dOrsan et en devant son ami, lui ouvre un chemin assur qui le conduira vers
les sommets de la socit :"On mappelle le comte dOrsan ; je nai plus que ma
mre ; je suis fort riche ; les personnes qui jappartiens ont quelque crdit ; jose
vous dire quil ny a rien o je ne puisse vous servir"204. Cest aussi la premire fois
dans le roman que M. de la Valle se trouve Paris sous lgide dun protecteur
masculin. Mais le monde quil doit frquenter grce cette nouvelle amiti, se rvle
mystrieux et inabordable :"Les airs et les faons de ce pays-l me confondirent et
mpouvantrent"205. Les quelques mois passs Paris lui ont permis de sinsrer
dans le milieu bourgeois de la socit. Mais cette exprience ne lui sera pas utile
puisque la connaissance du comte dOrsan va lintroduire dans les milieux
aristocratiques dont les manires et les modes de vie sont compltement diffrents
et inconnus pour lui. M. de la Valle avoue que la rapidit de son ascension dans la
socit la priv dune bonne formation pour savoir se comporter correctement en un
tel milieu :
Il est vrai aussi que je navais pas pass par assez de degrs dinstruction et
daccroissements de fortune pour pouvoir me tenir au milieu de ce monde avec
la hardiesse requise. Jy avais saut trop vite ; je venais dtre fait monsieur,
203.
204.
205.
Page | 100
annonait un si petit compagnon"207 ;"Il fallait pourtant rpondre, avec mon petit habit
de soie et ma petite propret bourgeoise"208. Il est signaler que ces mmes
vtements taient un objet de dlectation pour M. de la Valle quand il les a ports
pour la premire fois. Le mme complexe sempare de M. de la Valle lors de son
entre pour rencontrer M. de Fcour Versailles o il constate lapparence de
lopulence sur les visages de personnes qui ne lui accordent aucun accueil
chaleureux. Le hros se sent alors un petit personnage et quon vient demander
une grce quelquun dimportant qui ne vous aide ni ne vous encourage, qui ne
vous regarde point ; car M. de Fcour entendit tout ce que je lui dis sans jeter les
yeux sur moi 209. M. de la Valle se voit mme devenir en cette situation la rise de
tous qui voient en lui un spectacle de mince valeur 210. Malgr tout, il russit
surmonter les regards ddaigneux de ces messieurs en ayant le courage de
rpondre M. de Fcour et en donnant un exemple de dvouement devant tout le
monde par son refus de loffre faite Mme dOrville.
206.
207.
208.
209.
210.
Page | 101
Mais cest surtout la Comdie Franaise que Jacob perd toute la confiance en
lui-mme et ne russit en aucune manire surmonter son embarras de se trouver
dans un milieu aristocratique. Le hros sy sent perdu et incapable de ragir cause
de labsence de toute prparation sintroduire dans ce monde et du grand cart qui
spare son origine de celle du comte dOrsan : il sagit l plus que de deux tages,
selon sa mtaphore, qui rendent la tche trs complique pour M. de la Valle. Cest
ce moment de confusion et de surprise de M. de la Valle que Marivaux clt la
cinquime partie de son roman sans donner la suite cette aventure. Lauteur nest
pas oblig dachever cette histoire puisque le roman atteint son objectif quil sest
dj fix ds le dbut : cest de montrer comment un paysan russit parvenir dans
la socit de Paris. La russite de Jacob devenu M. de la Valle, mari dune
bourgeoise de Paris et ami dun homme de qualit qui lui fait de bonnes
promesses ( Mon cher la Valle, votre fortune nest plus votre affaire, cest la
mienne, cest laffaire de votre ami ; car je suis le vtre, et je veux que vous soyez le
mien 211), constitue dabord la russite dun paysan qui parvient . Grce au rcit
de la vie picaresque que Jacob mne depuis son arrive de la campagne, le lecteur
qui est conduit constamment imaginer toute une suite des reprsentations de
Paris, des couches sociales qui composent la population parisienne, qui se mlent
par-del ltanchit des clivages sociaux traditionnels. Paris apparat comme un
vritable monde o les individus jouent leur devenir personnel et social. Cette
reprsentation est riche davenir : la reproduction romanesque du XIXe et du XXe
sicle la reprendra et la dveloppera amplement.
211.
Page | 102
Page | 103
dtracteur de la ville. Avec son tumulte et sa corruption, la ville reprsente pour lui un
ensemble de contraintes alinantes et mme mutilatrices quil cherche fuir pour la
nature o il nest que calme, ordre naturel, silence et
212
Page | 104
213.
Page | 105
la grandeur de la ville o ils habitent leur garantit lanonymat. Cet espace de libert
donn lhomme favoriserait ainsi la gense de tous ses vices et par l mme
prcipiterait la dcadence de ses murs.
Selon Rousseau, mener une telle vie a invitablement pour consquence de
ruiner toute possibilit de bonheur dans la vie de lhomme. Cest pour cette raison
quil profite de chaque occasion favorable pour alerter ses lecteurs sur le danger de
la corruption morale et politique existant dans les grandes villes dont Paris est le
prototype. Dans ses uvres les plus importantes, cette mise en garde intervient de
manire rcurrente, ce qui nous permet de dgager aisment la vision critique et
pessimiste de Rousseau sur la ville. Cest surtout dans lEmile, les Confessions et les
Page | 106
se compose de cinq livres dont chacun traite dun pisode de la vie dEmile : il sagit
dun enfant imaginaire dont les parents, ds sa naissance, dcident de disparatre de
sa vie et de confier un prcepteur, un gouverneur , la mission de llever et de
lduquer selon ses propres maximes. Ce prcepteur qui incarne sans doute la voix
de lauteur, ne propose pas seulement les mthodes et les moyens aptes bien
forger un homme cultiv, mais il expose aussi les risques extrieurs qui pourraient
altrer la formation de cet enfant. Lun des risques majeurs qui menace lducation
de cet enfant, est la prsence dEmile dans la ville de Paris, ou plutt la prsence de
Paris dans la vie dEmile :
Je veux lever Emile la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers
des hommes aprs leurs matres, loin des noires murs des villes, que le
vernis dont on les couvre rend sduisantes et contagieuses pour les enfants
() Au village, un gouverneur sera beaucoup plus matre des objets quil
voudra prsenter lenfant ; sa rputation, ses discours, son exemple, auront
une autorit quils ne sauraient avoir la ville.214
Dans lEmile, le gouverneur tient carter son lve de tout contact avec la
socit pendant les trois premires squences de sa vie, cest--dire depuis sa
naissance jusqu sa pubert afin dviter tout risque dchec au cas o llve se
laisserait influencer par ces noires murs de la ville : Rousseau conseille aux
parents dloigner alors leurs enfants des grandes villes o la parure et
214.
Page | 107
216.
217.
Ibid. p. 59.
Page | 108
labri des malheurs de ces socits. Le charme des spectacles journaliers de la ville
peut en effet sduire facilement les provinciaux :
Je propose, en ce que les jeunes gens sjournant peu dans les grandes villes
o rgne une horrible corruption, sont moins exposs la contracter, et
conservent parmi des hommes plus simples, et dans des socits moins
nombreuses, un jugement plus sr, un got plus sain, des murs plus
honntes.218
Cest partir de ce point de vue que Rousseau dveloppe ses thses quant
la ncessit dlever les enfants loin des socits urbaines. Selon lui, labsence des
objets tourdissants et sduisants prserve la srnit de leur esprit et leur assure
une bonne matrise deux-mmes. Les deux dernires conditions rendent la
campagne absolument suprieure la ville du point de vue pdagogique : tant que
lenfant de la ville se sent entour par des objets de distraction, sa facult de
rception et de comprhension est moins active que celle dun enfant de la
campagne qui a lesprit dot de calme et de concentration grce labsence des
objets qui le distraient.
La volont du gouverneur dexclure Paris de la vie dEmile enfant traduit
dabord son refus dune civilisation corruptrice pour lindividu et son rejet des
systmes politiques existants. Mais il sinsurge surtout contre le systme ducatif
dominant de son temps : au XVIIIe sicle, les garons des lites sociales faisaient
leurs tudes dans les internats des collges tenus par les Jsuites et les filles taient
le plus souvent duques dans des couvents. Lenfant ne rencontrait sa famille que
dans de brefs congs quon lui accordait dans de rares occasions. Par consquent,
les familles ne jouaient plus de rle essentiel dans lducation de leurs enfants.
Rousseau considre que ce systme a pour consquence la dispersion de la famille
et labsence de toute intimit entre ses membres :
218.
Page | 109
Les enfants loigns, disperss, dans des pensions, dans des couvents, dans
des collges, () apportent lhabitude de ntre attachs rien. Les frres et
les surs ne se connatront peine. Quand tous seront rassembls en
crmonie, ils pourront tre fort polis entre eux ; ils se traiteront en trangers.
Sitt quil ny a plus dintimit entre les parents, sitt la socit de la famille ne
fait plus la douceur de la vie.219
219.
220.
Page | 110
autour de son enfant"221. Rousseau considre que cest cette attitude qui constitue
lun des principaux secrets de la russite de lducation loin de la ville. De plus, il
ajoute que la situation gographique de la campagne peut jouer elle aussi un rle
important dans cette ducation : parlant du problme de la prononciation chez les
enfants jusqu lge de cinq ou six ans, Rousseau considre que lenfant de la
campagne a plus de chance dtre plus performant que celui de la ville, car aux
plutt que ce quils ont dit 223. Cest un des nombreux exemples auxquels Rousseau
a recours pour montrer linfriorit de la ville par rapport la campagne et pour
justifier son choix de prserver lenfant de toute vie citadine.
Mais le jour o Emile doit se socialiser ne tarde pas venir : lorsque son corps
achve sa formation lge de la pubert, Emile commence ressentir en lui la
ncessit de trouver une compagne pour satisfaire ses besoins sexuels, affectifs et
mme spirituels. Le gouverneur se trouve contraint de mettre fin aux ajournements
continuels de lintroduction dEmile dans la socit. En ce sens, Rousseau montre
221.
222.
223.
Page | 111
que les rapports de lindividu avec la socit sont fonds sur lintrt et le
besoin sans lesquels il ny aurait peut-tre pas de socit :
Cest la faiblesse de lhomme qui le rend sociable ; ce sont nos misres
communes qui portent nos curs lhumanit : nous ne lui devrions rien si
nous ntions pas hommes. Tout attachement est un signe dinsuffisance : si
chacun de nous navait nul besoin des autres, il ne songerait gure sunir
eux.224
lEmile, en disant que le sexe est la mort de lenfance 225. Le fait quon dpend
dautrui pour satisfaire ses besoins entrane logiquement une limitation de lespace
de libert de lhomme en lobligeant partager sa vie avec les autres. Restreindre
cet espace implique llimination dune des conditions ncessaires du bonheur
humain. Celui-ci peut tre la porte de tout tre humain qui dcide dentamer un
contact direct avec la nature o les vastes espaces lui garantissent un fort sentiment
de libert.
Il reste au gouverneur chercher les moyens pour faciliter cette introduction
en indiquant son lve le chemin quil faut parcourir. Entre la ncessit de pntrer
la ville et le dsir dviter son milieu, les paroles ou les conseils du gouverneur son
lve rvlent une sorte de contradiction refltant une vraie difficult pour sortir de ce
dilemme. Il lui explique dune part que lun de ses devoirs est de se tenir prs des
224.
225.
Yves Vargas. Introduction lEmile de Rousseau. Paris : Presses universitaires de France, 1995,
p. 106.
Page | 112
gens et de les aider sils en ont besoin, mais il essaie dautre part de lui montrer la
vanit de sattacher la vie dans la ville :
Tes compatriotes te protgrent, enfant, tu dois les aimer tant homme. Tu
dois vivre au milieu deux, ou du moins en lieu do tu puisses leur tre utile
autant que tu peux ltre, et o ils sachent o te prendre si jamais ils ont besoin
de toi. () je ne texhorte pas pour cela daller vivre dans les grandes villes ;
au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est
celui de la vie patriarcale et champtre, la premire vie de lhomme, la plus
paisible, la plus naturelle et la plus douce qui na pas le cur corrompu. ()
Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, o il ne
trouve presque exercer son zle que pour des intrigants ou pour des
fripons.226
Lhomme social se trouve assailli par les effets nocifs de la socit depuis le
premier jour de sa vie. A la fin de la troisime promenade des Rveries du
226.
227.
Page | 113
vie, non meilleur, car cela nest pas possible, mais plus vertueux que je ny suis
entr"228.
Ds quon dcide de mener une vie morale et raisonnable dans la socit
urbaine et de lutter contre les vices qui sy dveloppent, on peut considrer que lon
mne une vie vertueuse : car lapplication mener une telle vie dans un milieu
morbide comme celui de la ville, ne se dveloppe pas sans difficult puisquon doit
sacrifier certains de ses dsirs au profit de la puret de ses murs. Tout cela exige
une forte volont de la part de lhomme et une prise de conscience de tout ce qui
lentoure. En ce sens, la socit joue un rle positif dans la vie de lhomme en ce
quelle le pousse dployer beaucoup defforts pour atteindre son objectif. Cest
dans la ville alors que lhomme ou bien est un vrai gnie sil sait employer ses
talents, ou bien ne sera jamais rien sil sgare dans les ddales du monde des vices
en cdant ses instincts et ses dsirs.
Selon cette vision rousseauiste, la vertu peut tre dfinie par la facult de
lhomme de rprimer ses instincts et ses dsirs les plus prgnants. Lhomme doit ds
lors subir la douleur dune tension et dune dchirure intrieure. Par consquent,
laccomplissement dun acte vertueux napporte pas forcment le bonheur au sujet
puisquil lui laisse le plus souvent un sentiment de frustration. Robert Mauzi, dans
son tude sur Lide du bonheur au XVIIIe sicle, affirme que les penseurs du XVIIIe
sicle constatent lexistence dun rapport entre le bonheur et la vertu,
mais en
228.
Page | 114
souffre. On ne devient heureux que bien plus tard et pour des raisons moins
immdiates, plus complexes quon ne lavait cru.229
vont, ce quon fait autour deux. Ils nentendent point, ils ne rpondent que des mots
confus"231. Malgr cela, il est des moments o mme la prsence de Sophie
nentrave pas la nostalgie dEmile pour la campagne et pour la nature :" Aux genoux
Robert Mauzi. Lide du bonheur dans la littrature et la pense franaises au XVIII sicle . Paris :
231.
232.
Page | 115
lui a apprise son gouverneur : la marche. Cest l un des signes majeurs de la fidlit
dEmile lenseignement de son gouverneur. Dans le livre premier, celui-ci met en
relief limportance de cette pratique, activit physique ncessaire pour une bonne
sant de lenfant, et qui contribue aussi dune faon essentielle la dcouverte du
moi. Il est vident que ce que pourrait dcouvrir un enfant dans la marche la
campagne est autre que ce quun adulte peut en retirer. Mais pour lun et pour
lautre, cette dcouverte est enrichissante :
Ce nest que par le mouvement que nous apprenons quil y a des choses qui
ne sont pas nous ; et ce nest que par notre propre mouvement que nous
acqurons lide de ltendue. Cest parce que lenfant na point cette ide, ()
Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter dune place lautre,
de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre juger des
distances.233
On verra plus loin comment ce rle didactique que joue la marche sur la vie de
lenfant sera transform en un rle thrapeutique pour le promeneur adulte qui, dans
les Rveries du promeneur solitaire , parcourt seul la campagne. Il apparat que la
dambulation qui exige une vaste tendue, surtout la campagne, est prsente par
Rousseau comme une condition ncessaire pour aboutir ltat dmancipation
intgrale de lesprit, pour librer chez lui son instinct explorateur : on est invit par
cette activit dcouvrir et comprendre ces choses qui ne sont pas nous et qui
sont en mme temps internes et externes. Selon Rousseau, tant que le corps
humain se trouve fig dans un tat de stabilit et de calme, son sang reste froid. Par
consquent, son esprit ne montre aucune envie daller plus loin que la limite de ses
connaissances. Il faut alors branler cet esprit en chauffant le sang de son corps
par la pratique de la marche dans la nature. Parlant du rle du voyage dans
llaboration de la personnalit de lindividu, Rousseau tient souligner limportance
233.
Page | 116
passer [], et, ne dpendant que de [soi-mme], [on] jouit de toute la libert dont un
homme peut jouir"235. La libert corporelle et la libert de choix vont librer lesprit de
toute contrainte qui entrave son lan et son vol dans le monde de limagination et de
la dcouverte : loppos du voyageur cheval ou en voiture, le voyageur pied
aura plus du temps pour contempler les spectacles de la nature qui lui ouvrent un
chemin pour dcouvrir des choses nouvelles dans la vie champtre ainsi que dans la
vie des hommes. Cest pour cette raison que Rousseau se montre tonn de voir les
philosophes tourner le dos la richesse de cette pratique :
Jai peine comprendre comment un philosophe peut se rsoudre voyager
autrement, et sarracher lexamen des richesses quil foule aux pieds et que
la terre prodigue sa vue [] Quest-ce qui, ayant un peu de got pour
lhistoire naturelle, peut se rsoudre passer un terrain sans lexaminer, un
rocher sans lcorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans
chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles tudient lhistoire naturelle
dans des cabinets ; ils ont des colifichets, ils savent des noms, et nont aucune
ide de la nature.236
234.
235.
236.
Page | 117
peut-tre tout dabord noter que cette prfrence pour la nature est lorigine de son
choix du roman Robinson Cruso comme exemple donner Emile. Cest pour
ce face face avec la nature que Robinson Cruso est considr par Rousseau
comme le plus heureux trait dducation naturelle 237. Le choix de ce roman nest
pas arbitraire : le gouverneur explique que son lve peut apprendre beaucoup de
leons de lexprience unique du Robinson . Emile doit comprendre la ncessit
de savoir se crer une autonomie pour diminuer la possibilit davoir besoin dautrui
afin de vivre indpendant, heureux enfin.
Il semble alors que le motif principal de ladmiration du gouverneur pour ce
roman soit absolument la volont de faire disparatre la ville de la vie de lhomme.
Lexclusion de la ville apparat comme la seule solution pour atteindre cet objectif. Le
naufrage du navire de Robinson prs dune le lointaine reprsente un moyen forc
dloigner lhomme de la socit. Le recours ce moyen montre quel point
lhomme est attach la socit par un rseau fort et complexe de relations et de
devoirs sociaux. Pour len dtacher, il faut donc lobliger prendre cette distance
pour quil dcouvre une autre vie paisible et calme. Lauteur de ce roman veut
montrer que dune part lhomme, submerg dans le chaos de la ville, na pas le
courage de rompre avec une socit qui le corrompt, et que dautre part, il est
inconscient de la richesse de la vie dans la nature " o lon ne connat dautre
bonheur que le ncessaire et la libert"238. Dans les villes, lhomme vit en socit.
Pourtant nombreux sont ceux qui souffrent dune solitude ennuyeuse et dun dsert
intrieur qui annihile leur existence. Cest l le rsultat de lattachement aux choses
et aux biens. Alors qu la campagne ou sur une le comme celle de Robinson, le
dsert extrieur rduit nant le dsert intrieur et renforce la libert de lhomme en
fixant son esprit sur le sens de son existence.
237.
238.
Page | 118
239.
Ibid. Livre I, p. 3.
Page | 119
lauteur ou le
gouverneur insister beaucoup sur les effets ngatifs de la ville puisquil prtend que
son Emile est labri de tout risque. La rponse est trs simple : le personnage
dEmile nest en effet quun exemple abstrait dans le trait pdagogique de
Rousseau. "Lenjeu, comme le dit Yves Vargas, est lavenir de lhumanit, le
bonheur sur terre , et non simplement le bonheur dEmile"241. Les conseils et les
analyses qui y figurent sont adresss alors tous ceux qui sont en contact avec la
capitale, lieu de perdition et de corruption morale et politique :
On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France ; moi je crois
quelle lui en cote plusieurs, que cest plus dun gard que Paris est nourri
par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville
et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi.242
241.
242.
Page | 120
noire et horrible de la capitale. Lauteur ne cache pas son dsir de voir disparatre la
capitale de la carte du pays ainsi que de la vie des hommes :"La France serait
Le risque que prsente la ville pour lhomme arrivant de la campagne est celui
de lalination et de la dnaturation. Faire entrer un homme innocent et naturel
comme Emile dans la socit urbaine dont les lois lui sont trangres, peut tre
lorigine dun divorce intrieur hypothquant son avenir. Emile va se rendre compte
de lincompatibilit de sa logique avec celle de la ville. Lexprience de lentre
dEmile dans la ville nest pas sans antcdent dans la vie mme de lauteur : il est
intressant de noter que lauteur (Rousseau), et son personnage (Emile), ont la
mme exprience par rapport leur premire visite dans la capitale de la France.
Lun et lautre ne prennent de vritable contact avec Paris qu lge adulte :
Rousseau arrive Paris au cours de lanne 1737, lge de vingt-cinq ans. De
mme, le prcepteur ou le gouverneur dEmile commence prparer
243.
244.
Page | 121
lintroduction de son lve Paris lge o il lui faut trouver une pouse, cest-dire lge adulte. Les deux ont alors lavantage dtre capables de reprer les
divergences ou les diffrences entre la vie dans la ville moderne et le milieu do ils
sont venus. Par cela, ils se distinguent nettement de ceux qui naissent et vivent toute
leur vie dans les grandes villes : le chaos de celles-ci entrane lindividu dans un
tourbillon qui lempche de se concentrer sur sa situation.
A la fin du livre IV, le gouverneur proclame sa rupture dfinitive avec Paris :
Adieu donc, Paris, ville clbre, ville de bruit, de fume et de boue, o les
femmes ne croient plus lhonneur ni les hommes la vertu. Adieu, Paris :
nous cherchons lamour, le bonheur, linnocence ; nous ne serons jamais
assez loin de toi.245
245.
246.
Andr Ravier. LEducation de lhomme nouveau. Essai historique et critique sur le livre de lEmile
Page | 122
boue. Ces trois lments cits par Rousseau pour exprimer sa rpugnance lgard
de la ville, refltent en effet sa sensibilit et sa recherche de la srnit.
Paris joue un rle ngatif dans la vie dEmile au point quil risque de dtruire
sa vie et son bonheur avec son pouse (Sophie) :"comment vous parler des deux
ans que nous passmes dans cette fatale ville, et de leffet cruel que fit sur mon me
et sur mon sort ce sjour empoisonn"247. Le mot empoisonn quutilise Emile
pour qualifier son sjour Paris, indique clairement quil a souffert de la contradiction
entre les principes sur lesquels il a t lev et la ralit quil a connue Paris. Selon
Rousseau, le chemin qui mne au bonheur doit passer par lacquisition de la
sensibilit : celle-ci va jouer son rle pour inciter lindividu scarter de tout ce qui
gne sa tranquillit, comme par exemple la ville, ses gens, sa fume, sa boue et son
bruit. Pour trouver le bonheur, il faut tre sensible, ou comme le dit le gouverneur :" il
faut tre heureux cher Emile : cest la fin de tout tre sensible"248.
Robert Mauzi dfinit la sensibilit comme linstinct ou lart des relations
immdiates entre lme et les sens 249. Selon lui, ltat dme de chaque individu est
dtermin par le rsultat de linteraction de ses sens avec les faits quil rencontre
dans sa vie quotidienne : son me prouve une sorte de quitude et de bonheur si
elle trouve la paix et le respect dans son milieu ; alors que le trouble et
lblouissement semparent delle au cas o elle y ressent une animosit ou une
haine. Puisquil sagit dun instinct, cest--dire, une tendance donne lhomme
avec son tre, cette sensibilit est variable dun individu lautre : certains sont trs
sensibles, et dautres ne le sont pas du tout. Selon Rousseau, le bonheur est la
porte des premiers parce quils savent o le chercher et comment lextraire des
marges mmes de la vie sociale.
247.
248.
249.
Mauzi, Robert. Les ides du bonheur dans les penses du XVIII. Op. cit., p. 654.
Page | 123
Mais il est lgitime de sinterroger sur la nature de ce bonheur cherch par ces
tres sensibles : tant quils sont fragiles, il est impossible pour eux de prserver leurs
esprits longtemps dans un tat stable. Et puisquil y a toujours, surtout dans les
villes, des lments extrieurs qui viennent troubler la tranquillit de lindividu, le
bonheur que trouvent les gens ne peut survivre que quelques instants. Rousseau
confirme plus tard cette ralit amre dans la quatrime promenade de ses
Rveries du promeneur solitaire en crivant que " pour le bonheur qui dure je
doute quil y soit connu"250. Le bonheur existe alors, mais il est si fragile que lon ne
ressent mme pas sa dure. De cette quation difficile rsulte le fait que le vrai
bonheur nest quun mirage qui inspire les gens, mais qui reste loin de leur porte.
"Mais o est le bonheur ? demande-t-il le gouverneur en sadressant Emile, qui le
250.
251.
252.
Page | 124
Cela donne une ide sur le type de vie conseille par le gouverneur son lve :
cette confidence du gouverneur rvle sa prdilection pour une vie simple dans une
maison loigne la campagne.
A loppos de sa mfiance des hommes de la ville, le gouverneur montre une
grande confiance lgard des populations de la campagne et, corrlativement, il
exprime son envie de sinsrer dans leur socit harmonieuse : selon lui, il sagit
dune petite socit de qualit, loppos du systme complexe des relations
citadines :"L, je rassemblerais une socit, plus choisie que nombreuse, damis
aimant le plaisir []. L, tous les airs de la ville seraient oublis, et, devenus
villageois au village, nous nous trouverions livrs des foules damusements
divers"253. Le mot airs est employ ici dans un sens figur qui rsume et
dvalorise tout le systme social superficiel de la ville.
Campagne et ville constituent en fait deux mondes diffrents et mme
antagonistes par leur forme et dans leur essence mme. Rousseau souligne cette
diffrence mme dans les faits les plus tnus comme par exemple les soires de
ftes ou de noces qui prennent la campagne une dimension plus sincre et plus
joyeuse que celle de la ville :
Si quelque fte champtre rassemblait les habitants du lieu, jy serais le
premier avec ma troupe, si quelques mariages, plus bnis du ciel que ceux des
villes, se faisaient mon voisinage, on saurait que jaime la joie, et jy serais
invit.254
253.
254.
Page | 125
chorus au refrain dune vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de
meilleur cur quau bal de lOpra"255. L aussi, il y a une allusion la ville : prfrer
la grange cet Opra nest en effet quune proposition mtaphorique qui exprime un
fort rejet de la ville.
Le gouverneur a bien choisi son exemple : la modernit de la ville reprsente
par la magnificence architecturale de lOpra de Paris, est incapable de crer une
petite joie au cur de lhomme ; alors que la simplicit ou le caractre primitif de la
vie champtre, reprsent ici par la grange, est en mesure de rendre heureux
lhomme qui la frquente. Le got du gouverneur pour la vie rustique, ses chansons
et ses danses nest pas sans antcdent dans la vie mme de lauteur : dans les
Rveries du promeneur solitaire, Rousseau dcrit la grande joie quil gotait pendant
son sjour sur lle de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne . On y trouve
quelques passages du mme ton que les squences de lEmile o il voque la vie
rustique : il y a toujours ici et l une vocation de ses prfrences et de ses joies,
impliquant une pre critique de la socit citadine :
Aprs le souper, quand la soire tait belle, nous allions encore tous
ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer lair
du lac et la fracheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on
chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne.256
Bien que cette citation soit extraite des Rveries du promeneur solitaire, le livre o
Rousseau ne cesse dvoquer ses souffrances causes par les hommes, ce
tmoignage le montre entretenant de forts liens damiti avec les gens de son
entourage : si Rousseau nhsite pas se rapprocher des habitants de cette le, cest
parce quil a une totale confiance dans leur innocence et leur simplicit (ce qui ne
serait nullement le cas de citadins)
255.
256.
Page | 126
vous si lon vous apprenait que Sophie est morte ?"257. Comme il est prvu, la
raction dEmile est immdiate et trs forte : "Il fait un grand cri, se lve en frappant
ses mains, et, sans dire un seul mot, me regarde dun il gar"258.
Emile doit subir une souffrance trs forte cause du refus du gouverneur
pendant quelques minutes de nier ou confirmer cette question. Bien que la nouvelle
soit dmentie par le gouverneur, Emile reste sous le choc et accorde une totale
attention au discours de son gouverneur. Celui-ci, tenant russir parfaitement son
projet de faire passer sa leon lesprit de son lve, linvite faire " un tour de
257.
258.
Page | 127
promenade"259 pendant laquelle il dveloppe pour lui une vritable leon. Ici,
Rousseau revient encore une fois sur limportance de la marche dans la vie de
lindividu. Lauteur veut montrer que lair quon respire et les spectacles quon voit en
parcourant la nature ont une influence positive sur lesprit du promeneur : sil est
seul, son regard intrieur est grand ouvert pour se recueillir sur sa situation et sur
son existence ; et sil est en compagnie de quelquun, il est en mesure de dvelopper
une rflexion approfondie sur le sens des mots qui lui sont adresss. Le temps de la
marche peut aussi tre le temps des leons.
Dans ce long discours, il y a des leons dont Emile doit profiter pour tre
heureux dans sa vie. La premire de ces leons concerne lorigine mme du
bonheur. Pour avoir une dfinition prcise ou une explication globale de la rflexion
philosophique de Rousseau sur le bonheur, nous avons dabord recours son Emile
et ses Rveries. Selon le gouverneur, le bonheur est un don de la nature, un dsir
instinctif existant lintrieur de chaque individu. Cet instinct lincite chercher les
conditions psychologiques et physiques convenables qui favorisent la naissance du
bonheur :"[le bonheur] est le premier dsir que nous imprima la nature et le seul qui
259.
260.
Page | 128
Je vouai mes jours au bonheur des tiens, dit le gouverneur son lve, savaisje moi-mme quoi je mengageais ? Non : je savais seulement quen te
rendant heureux jtais sr de ltre. En faisant pour toi cette utile recherche, je
le rendais commune tous deux.261
Enfin je vois natre les plus charmants des jours dEmile, et le plus heureux des
miens ; je vois couronner mes soins, et je commence den goter le fruit"262. Le mot
fruit est une mtaphore qui explique bien ce quon a dj voqu propos de la
notion de Vertu : tout comme un fruit qui est le rsultat tardif de ce quon sme, un
acte vertueux exige de la patience et du temps pour quon puisse goter les
consquences qui sont le plus souvent rjouissantes. On trouve ce mme sens dans
la sixime promenade des Rveries o Rousseau voque, entre autres, le
bonheur :"Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cur
261.
262.
263.
Page | 129
cinquime promenade, Rousseau narre avec ferveur son sjour sur lle de SaintPierre en Suisse. Esquissant des tableaux potiques trs suggestifs de la beaut et
du charme de cette le, lauteur reconnat avoir t si vritablement heureux 264
quil a espr y passer tout le reste de sa vie :"On ne ma laiss passer gure que
deux mois dans cette le, mais jy aurais pass deux ans, deux sicles, et toute
lternit sans my ennuyer un moment"265. En mme temps quil pense que ce
bonheur est la porte de tout le monde, Rousseau dfie tous les hommes de
dcouvrir son secret. En fait, la difficult de la ralisation de ce bonheur rside dans
sa facilit mme : cest parce que la seule et simple condition quexige ce bonheur
consiste ne rien faire :
Le prcieux far niente266 fut la premire et la principale de ces jouissances
que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon
sjour ne fut en effet que loccupation dlicieuse et ncessaire dun homme qui
sest dvou loisivet.267
264.
Ibid. p.108.
265.
Ibid. p.110.
266.
267.
Page | 130
Cet isolement et ces moments de calme et de srnit quon trouve sur une telle le,
fondent alors un sentiment de libert qui favorise la naissance de la passion pour
certaines activits dont lexercice cre un tat de bonheur.
Dans ce mme discours du gouverneur dEmile, il fait allusion un autre type
du bonheur la porte de tout le monde : il existe en chaque homme, mais il faut
savoir comment latteindre. Ce type de bonheur englobe toutes les conditions des
268.
269.
270.
Page | 131
autres types : dun ct, il est, comme le premier type, fond sur la vertu et exige,
comme le second, la libert de lindividu. Mais la libert prend ici un sens plus fort et
plus profond : elle doit dune part embrasser le monde extrieur (lhomme doit se
dbarrasser de toute sorte dassujettissement), elle doit aussi embrasser sa vie
intrieure en lincitant lutter contre le joug des dsirs et des passions qui
lasservissent. Il lui faut alors chasser de son esprit tout attachement aux choses et
se concentrer sur soi-mme afin dviter la dispersion de son me :" Lhomme tient
par ses vux mille choses, et par lui-mme il ne tient rien, pas mme sa propre
vie ; plus il augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines "271. Cela justifie
aussi la fausse nouvelle qua annonce le gouverneur Emile propos de Sophie : il
ne sagissait point dun jeu cruel, mais le gouverneur voulait faire prendre conscience
son lve de son profond attachement des choses et des tres prissables.
Selon lui, un tel attachement implique lasservissement de lindividu ses dsirs et
lanantissement de sa libert. Il lui faut diminuer cet attachement en se rendant
compte du fait que rien nest ternel sur cette terre :
Tout ne fait que passer sur la terre : tout ce que nous aimons nous chappera
tt ou tard et nous y tenons comme sil devait durer ternellement. Quel effroi
sur le seul soupon de la mort de Sophie ! As-tu donc compt quelle vivrait
toujours ? Ne meurt-il personne son ge ? Elle doit mourir, mon enfant, et
peut-tre devant toi.272
271.
272.
Page | 132
273.
274.
275.
276.
Page | 133
pour lhomme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet rien dy
prendre une forme constante"279.
Dans lEmile, on trouve cette expression dans une phrase de mme
sens :"Les affections de nos mes, ainsi que les modifications de nos corps, sont
277.
278.
279.
Ibid. p. 161.
280.
Page | 134
retrouver une assiette assez solide pour sy reposer tout entire et rassembler l
cur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou dsirer encore
quelque chose aprs ?"283. Cela nous fait revenir cette fameuse question que
Rousseau se pose au dbut de sa premire promenade :"Que suis-je ?"284. Parce
quon ne ressent pas le moment prsent, est-ce quon est un homme du pass ? Ou
un homme du futur ?
Rousseau conclut que ce dchirement intrieur de lhomme provient
notamment de la ville dont la vie sociale, comme nous lavons dj montr, est
toujours fonde sur la concurrence : en essayant datteindre une meilleure qualit
pour sa vie, lhomme dpasse le plus souvent les limites de son pouvoir et se trouve
en quelque sorte gar. Cest l o commence le risque dtre malheureux. Le
rythme acclr des vnements de la vie des hommes dans la ville ne donne aucun
281.
282.
Ibid. p. 117.
283.
Ibid. p. 116.
284.
Ibid. p. 55.
Page | 135
repos leurs sens qui doivent rester toujours en tat dveil pour rpondre la
ncessit de faire face diffrentes situations. Submergeant tout dans ce courant, le
temps passe autour de lui sans quil puisse en goter vraiment la dure. Par
consquent, la chance de trouver de vraies occasions pour jouir du sens de
lexistence est trs faible :
La plupart des hommes agits de passions continuelles connaissent peu [le
sens de lexistence] et, ne layant got quimparfaitement durant peu
dinstants, nen conservent quune ide obscure et confuse qui ne leur en fait
pas sentir le charme.285
Lhomme dans la ville fuit alors vite ces rares moments ds quils lenvahissent
pour ne pas sloigner de ses proccupations et de ses devoirs qui sont de plus en
plus nombreux. Chaque tre humain pourrait connatre ces rares moments o il
sexamine lui-mme profondment et intensment. Mais la majorit prfre
interrompre cet trange tat afin de revenir vite la mle de la vie. Cela pourrait
tre d aussi la peur de dcouvrir les zones obscures de la vie. Mais ce nest pas
du tout le cas dun Rousseau qui se montre impatient de capturer ces moments de
285.
Page | 136
A cause de la vitesse de ce chien, le choc est si violent quil tombe sur sa mchoire
suprieure et quil perd connaissance pendant quelques heures. L'tat dans lequel il
se rveille aprs son vanouissement se caractrise prcisment par le sentiment
dexistence. Rousseau signale la singularit de cet tat et tient le dcrire
exactement :" Ltat auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour nen
286.
Ibid. p. 68.
Page | 137
287.
Ibid. p. 68.
Page | 138
la diffrence de ses facults et de ses dsirs est petite, et moins par consquent il
est loign dtre heureux"288.
La dambulation dans la nature et la focalisation sur ses lments ne sont
donc que des moyens auxquels se rfre le Promeneur pour retrouver ces moments
et cet tat qui existe surtout dans la rverie et la mditation. Parmi ces lments de
la nature, Rousseau affirme que leau est llment le plus capable dinfluencer
directement la psychologie de lhomme en le poussant oublier tout ce qui est
prissable et ne se concentrer que sur le moment prsent : le mouvement rythm
du flux de leau suspendrait chez son contemplateur ou son auditeur le flux continuel
des penses absentes ou trangres. Rousseau exprime dans sa cinquime
promenade la grande douceur quil gotait auprs du lac de Bienne lors de son
sjour sur lle de Saint-Pierre. Il avait lhabitude de se placer au bord de ce lac et de
contempler le courant de ses eaux. Ce mouvement qui lui inspire lide de
dvelopper lanalogie entre la surface de ces eaux et linstabilit de la vie, le conduit
se plonger dans une rflexion approfondie jusqu ce quil atteigne le vrai sens de
lexistence :
[] Le bruit des vagues et lagitation de leau fixant mes sens et chassant de
mon me toute autre agitation la plongeaient dans une rverie dlicieuse o la
nuit me surprenait souvent sans que je men fusse aperu.289
288.
289.
Page | 139
Il chrit cet tat car il y trouve une sorte de consolation et de refuge contre les maux
de la socit.
Le bonheur se trouve alors dans lquilibre quil faut tablir entre le dsir et le
pouvoir. Cet quilibre permet de garder lunit de ltre en lincitant se concentrer
sur le moment prsent dont lexamen reprsente dailleurs le vrai sens de lexistence.
Le courant tumultueux de la vie urbaine rend presque impossible de goter ou de
rencontrer ce moment et cette sensation. Grard Genette affirme dans ses Figures
que Mallarm nchappe pas cette question. Lui consacrant un chapitre intitul
Bonheur de Mallarm ? , Genette souligne le fait que ce pote se lance dans une
290.
Ibid. p. 116.
Page | 140
recherche constante pour retrouver un bonheur perdu quil na got que dans son
enfance :
Limmdiatet dnique dont tmoignent les pomes denfance [de Mallarm]
sest rapidement dchire dans une obsession de faute, engloutie dans un
gouffre de solitude et dimpuissance, mais jamais Mallarm ne renoncera
retrouver son paradis perdu.291
Tel est lobjectif premier que sest fix Rousseau en crivant ses Rveries : il
ne renonce jamais retrouver son paradis perdu. Dans sa premire promenade, il
dclare en effet :"Je ncris mes rveries que pour moi. [.] leur lecture me
rappellera la douceur que je gote les crire, et faisant renatre ainsi pour moi le
temps pass, doublera pour ainsi dire mon existence"292.
Dans Les Rveries, la dernire uvre qua crite Rousseau avant sa mort, la
recherche du bonheur et de la vrit occupe le devant de la scne. Elles incarnent
lapoge du conflit entre le promeneur solitaire dans la nature et les partisans de la
ville. On y ressent une vraie relation fusionnelle entre ce promeneur et la nature qui
laccueille et lui procure un sentiment de paix. Lauteur des Rveries ne manque pas
de faire lloge de la nature et de chanter son charme toute au long de luvre. Ses
mditations sur la nature o il se promne permettent la prsentation de tableaux
potiques et mtaphoriques travers lequel Rousseau suggre son tat
psychologique :
La campagne encore verte et riante, mais dpouille en partie et dj presque
dserte, offrait partout limage de la solitude et des approches de lhiver. Il
rsultait de son aspect un mlange dimpression douce et triste trop analogue
mon ge et mon sort pour que je ne men fisse pas lapplication. Je me
voyais au dclin dune vie innocente et infortune, lme encore pleine de
291.
292.
Page | 141
Dans le mme type de remmoration, il voque un accident qui lui est arriv
dans son enfance et qui lui a laiss des impressions inoubliables : " Je jouais au mail
293.
Ibid. p. 66.
294.
295.
Ibid. p. 105.
Page | 142
non moins agrable mais plus touchante que faisait sur moi lensemble de tout
cela"297.
Le lecteur a limpression que llan de limagination de Rousseau (acte
intrieur), a toujours besoin dun mouvement physique (acte extrieur) : plus il
savance dans sa dambulation, plus il approfondit ses rveries. Celles-ci, se
droulant absolument la campagne, sont trs souvent dclenches par un lment
dont lorigine est la ville elle-mme. Avec Rousseau, les sensations, surtout la vue et
loue, jouent un rle essentiel dans la cration de cet lment dclencheur. Cest le
cas de sa quatrime Promenade qui vient la suite de sa lecture dun article du
journal de labb Rozier298 dont le titre, crit en latin, est, selon lui, ironique son
gard :"vitam vero impendent" qui signifie " celui qui a consacr sa vie la vrit".
Ibid. p. 66.
298.
Jean-Baptiste Franois Rozier (1734-1793), un des grands hommes de Lettres du sicle des
Lumires.
Page | 143
avait cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contre-vrit : mais sur quoi
fonde ? Pourquoi ce sarcasme ? Je rsolus demployer mexaminer sur le
mensonge la promenade du lendemain"300. Bien quil se dclare demble digne de
cette tche, Rousseau a recours dans sa quatrime promenade, ses propres
expriences afin de proclamer son mrite. En y racontant lhistoire dun mensonge
quil a commis dans sa jeunesse et dont la victime tait la jeune servante Marion, le
promeneur commence analyser les causes et les effets de son acte : trs vite, il
affirme que ctait cause de sa propre honte quil a commis cet acte affreux 301,
mais il en rsulte un trs fort sentiment de remords qui na fait que saccrotre avec le
temps.
Ce bref rcit constitue en fait un prlude une longue rflexion sur le sens du
Vrai et du Faux. Il tient indiquer que sa concentration sur ce sujet intervient au
moment mme o il commence sa promenade dans la nature :
Le lendemain, mtant mis en marche pour excuter cette rsolution, la
premire ide qui me vint en commenant me recueillir fut celle dun
mensonge affreux fait dans ma premire jeunesse.302
299.
Jean-Jacques Rousseau. Lettre dAlembert sur les spectacles. Paris : Garnier frres. Texte revu
daprs les anciennes ditions avec une introduction et des notes par M. Lon Fontaine. 1889, p. 276.
300.
301.
Ibid. p. 91.
302.
Ibid. p. 91.
Page | 144
comment transform dans une espce de devoir dont je sentis bientt la gne "304 .
Ces remmorations suscites par ses observations dans la ville vont le
conduire sadonner des rveries dont lobjet est la nature mme de la relation du
bienfaiteur et de son oblig. Cette dcouverte procure un soulagement son auteur
et dissipe tout sentiment de frustration ou de complexit. Cette recherche de la
motivation de ses actes constitue en effet la recherche de la vrit dans luvre de
Rousseau. Ds lors, le rle de Rousseau dans la ville se limite celui de guetteur qui
se contente de scruter les comportements et les vnements sans essayer dy
intervenir. Etre trs sensible, le promeneur la quitte le plus vite possible afin de
sisoler dans la campagne : cette attitude adopte par Rousseau lgard de la ville
exprime dune faon ou dune autre son pessimisme et son sentiment de faiblesse
devant la socit urbaine.
303.
Ibid. p. 120.
304.
Ibid. p. 121.
Page | 145
305.
Ibid. p. 136.
306.
Ibid. p. 37.
Page | 146
dfinitivement. Mais il est important de noter que Rousseau nexpose pleinement son
inquitude de cette animosit prsume de la part de la socit qu la fin de sa vie,
surtout dans ses "Rveries du promeneur solitaire" quil a acheves quelques mois
seulement avant sa mort.
Il est lgitime aussi de sinterroger sur la justesse des proclamations de
Rousseau propos de sa perscution. Autrement dit, y avait-il de vritables
complots contre lui ? Si oui, est-ce quils existaient depuis toujours, mais lui, ne les at-il dcouverts que tard ? Ou plutt sont-ils rcents ? Etait-ce leffet de lge ou celui
du dlire o il sest plong pendant dix ans durant son sjour en Angleterre ? Mais
peut-tre sagissait-il de vrais complots qui lont pouss tomber dans cet tat qui a
laiss son empreinte sur les comportements et le temprament de Rousseau :
lobsession dtre objet de perscution la conduit emprunter un nouvel itinraire
pour le reste de sa vie sans prendre en considration le got public :
Je quittai le monde et ses pompes, je renonai toute parure ; plus dpe,
plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute
simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je dracinai de mon
cur les cupidits et les convoitises qui donnent du prix tout ce que je
quittais.307
307.
Ibid. p. 79.
Page | 147
Rousseau affirme ici que sa dcision de quitter la socit sest faite contre sa
volont : il met en parallle sa bont (le plus sociable, le plus aimant des humains),
et la mchancet des hommes de la socit (raffinement de leur haine).
Peu peu, Rousseau adopte un langage encore plus direct en dsignant les
hommes de la socit comme ses ennemis et ses perscuteurs qui ont " arrach de
[son] cur toutes les douceurs de la socit"309. Mais tout cela reste ambigu pour
nous qui voulons comprendre quels sont ces coups quil reoit des autres. Et qui sont
ces hommes dont il a peur ?
Nous navons qu attendre la seconde promenade pour constater que
Rousseau voque avec de nombreux dtails et une grande prcision quelques-uns
de ces complots sans manquer de les faire prcder dun prlude qui a le mme ton
que la premire promenade o il voque ses souffrances, sa solitude et la
perscution des hommes. Rousseau commence raconter laccident qui lui est
arriv Mnilmontant. Ce qui est frappant dans cette petite histoire, cest que
lauteur, lencontre de ses habitudes, tient prciser le lieu, lheure et la date o
308.
Ibid. p. 55.
309.
Ibid. p. 59.
Page | 148
elle sest passe :"Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis aprs dner les boulevards
dchirements de mon corps suspendraient ceux de mon cur"312. Mais lintrigue qui,
selon lui, va le prendre pour cible, commence en fait quelques jours aprs cet
accident par le fait que cette histoire est, selon Rousseau, "tellement change et
310.
Ibid. p. 65.
311.
312.
Ibid. p. 57.
313.
Ibid. p. 70.
314.
Ibid. p. 72.
Page | 149
315.
Ibid. p. 158.
316.
Page | 150
soumettre ma destine"317 ;"je me suis rsign"318 , "jaime mieux fuir [les hommes]
que les har"319, "Il faut fuir [les hommes], mais non pas mclipser au milieu
deux"320. "Fuyant les hommes, cherchant la solitude [.]
je commenai de
moccuper de tout ce qui mentourait"321 , "je menfonce dans les vallons, dans les
bois pour me drober autant quil est possible au souvenir des hommes "322, "jai beau
fuir"323. Intervient souvent en outre lexplication par la providence :" Dieu est juste : il
veut que je souffre ; il sait que je suis innocent"324. La rsignation la volont de
Dieu ne lempche toutefois pas de rechercher un refuge o son esprit est
susceptible de retrouver la srnit quil a perdue cause de la socit des
hommes. La vaste nature se prsente lui comme un espace idal minemment
susceptible de se substituer la ville : puisquil est rare dy rencontrer un tre
humain, la source principale de ses malheurs, Rousseau croit la possibilit dy
vivre sans angoisse et dviter la dtresse. Une fois arriv la campagne, le
Promeneur annonce quil "atteint lasile" o il peut "respirer [son] aise"325. Le verbe
respirer signifie que dans la ville, Rousseau se sent touff au sens figur du
terme, alors que le substantif asile qui dsigne la campagne suggre aussi que
317.
Ibid. p. 57.
318.
Ibid. p. 58.
319.
Ibid. p. 128.
320.
Ibid. p. 130.
321.
Ibid. p. 140.
322.
Ibid. p. 144.
323.
Ibid. p. 159.
324.
Ibid. p. 74.
325.
Ibid. p. 158.
Page | 151
326.
Ibid. p. 172.
Page | 152
quagrandir le foss entre lui et les hommes qui vivent dans la socit :" Un motif de
vertu nest jamais quun leurre quon me prsente pour mattirer dans le pige o lon
veut menlacer"327. Toujours dans cette sixime promenade, le mot pige qui
implique cette mfiance, sest rpt plusieurs reprises :" Je ne puis plus regarder
une bonne uvre quon me prsente faire que comme un pige quon me tend et
sous lequel est cach quelque mal"328.
A loppos, les spectacles beaux et sereins de la nature donnent lme du
Promeneur un sentiment de paix et de scurit. Cest dans cette atmosphre que
son imagination et sa rflexion peuvent connatre tout leur essor, mais condition
quelles soient mues et rythmes par une activit physique telle que la dambulation,
la marche au sein de la nature riante et harmonieuse. Autrement dit, le progrs du
travail spirituel du promeneur, quil sagisse de rverie, de contemplation ou de
remmoration, dpend directement de son activit physique : en mme temps quil
parcourt les grands espaces de la nature pendant sa promenade, de nouveaux
espaces intrieurs sont explors et mis en lumire. La dambulation conditionne et
enrichit cette exprience mentale et rend inpuisable la source des rveries
rousseauistes.
Les
diffrentes
formes
de
la
vie
mentale
du
promeneur
(rverie,
Paris, donne la ville une forte prsence explicite en parcourant ses rues et en
voquant directement sa population et son atmosphre. Rousseau, dans ses
Rveries, accorde lui aussi la ville une forte prsence, mais implicite en lvoquant,
dans la nature, sous forme de souvenir et sans parler directement delle : les
327.
Ibid. p. 121.
328.
Ibid. p. 126.
Page | 153
tourment pouvait tre le plus cruel [son] me sensible "329, Rousseau leur lance le
dfi dtre heureux malgr eux. Il semble que sa qute du bonheur ou du moins
dune satisfaction se transforme en une obsession : jusque, paradoxalement, dans
les actes les plus odieux de ses contemporains, comme dans sa proscription par un
"accord unanime"330. De la mchancet et de la haine elles-mmes des hommes,
Rousseau
tente
dextraire
quelques
bnfices
susceptibles
dattnuer
ses
souffrances. Il pense ainsi que grce la malveillance des hommes qui le pousse
sisoler dans la nature, il parvient extraire et conqurir une richesse ensevelie son
insu dans son intriorit. Dans sa seconde promenade, Rousseau explique ce
paradoxe :
Ces ravissements, ces extases que jprouvais quelques fois en me promenant
ainsi seul, taient des jouissances que je devais mes perscuteurs : sans
eux je naurais jamais trouv ni connu les trsors que je portais en moimme.331
329.
Ibid. p. 56.
330.
Ibid. p. 56.
331.
Ibid. p. 65.
332.
Ibid. p. 75. [Nous trouvons intressant de signaler que certains principes et concepts de Rousseau
semblent universels. Ils ne parviennent retentir dans les sicles et les gnrations que parce quils
portent un sens humain universel. Notre tude nest pas comparative, mais ce mme sens de
ladversit existe dj dans dautres traditions et dautres littratures, et prcisment dans la littrature
Page | 154
Cest grce cette malveillance selon lui gnrale que Rousseau sadonne
pour tche de comprendre la substance et la vrit de lui-mme:" Que suis-je moi-
frquentes visites sans objets et sans plaisir me marquaient assez un but secret
tout cela"334. Quelque temps plus tard, Rousseau se rend compte que ces visites
ntaient point innocentes : recevant de cette dame un roman dont elle est lauteur
arabe. Al-Mustanabb, un des plus grands potes qua connu la littrature arabe au VIII sicle, donne
le mme avis sur ce sujet dans un de ses pomes les plus clbres o il dit :
--
--
Dans ces deux vers, le pote se dclare reconnaissant ses ennemis et prie son Seigneur de les
garder prs de lui dans sa vie : cest grce eux qui cherchent ses dfauts et ses caprices, quil se
trouve oblig dviter toute erreur et par consquent atteint la prosprit.
333.
Ibid. p. 55.
334.
Ibid. p. 70.
Page | 155
Bien quelle se soit droule dans la ville, Rousseau nvoque les dtails de
cette histoire que dans une de ses promenades dans la nature. Mais cette
dcouverte amre nest heureusement quune tape transitoire entre la narration
dtaille et prcise de cet vnement qui navre le cur du promeneur, et la
gnralisation quon a lhabitude de trouver aprs chaque narration. Autrement dit,
lvnement que raconte le promeneur nest en effet que le prtexte une rflexion
approfondie, et souvent angoisse, dans lespoir datteindre un double objectif :
trouver la raison de sa perscution et chercher les moyens pour y chapper.
Rousseau a lhabilet de raliser ces deux buts la fois. Cette dmarche est
videmment libratrice sur le plan psychologique.
La deuxime focalisation se fait sur des lments de la nature o Rousseau
entreprend toujours ses promenades : dans sa dambulation hors de la ville, il se
trouve en harmonie avec les beaux spectacles de la campagne : ombrage, eaux,
paysages et botanique sont, entre autres, pour le promeneur, des objets
compensateurs puisquils lui permettent de retrouver la srnit et de vaincre la
confusion mentale que lui cause lagitation de la ville. Grce sa sensibilit extrme,
la moindre harmonie dans la nature trouve son cho dans lesprit du promeneur.
Celui-ci est toujours attir par ces lments naturels qui favorisent chez lui la
335.
Ibid. p. 71.
Page | 156
Page | 157
tristesse"336.
Tomber dans ce pige entrane invitablement de lourdes consquences,
comme par exemple lchec de lun de ses projets importants quil sest dj fixs :"
tre heureux malgr [ses perscuteurs]"337. Ces moments dlicats qui interviennent
comme de vraies menaces deffondrement pour le promeneur, incitent celui-ci
ragir vite pour introduire quelques-unes de ses techniques les plus efficaces pour
forcer son imagination prendre un rle actif afin de retrouver les rveries
perdues . La focalisation des regards et des sens du Promeneur sur les beaux
spectacles de la nature, surtout la botanique, apparat alors comme un des moyens
de secours auxquels il se rfre pour maintenir son intgrit physique. Cette
focalisation joue donc un rle thrapeutique du fait quelle remplit, dune part, le vide
intrieur de son esprit induit par limpuissance de son imagination, et dautre part du
fait quelle exige de lui une attention qui lui fait oublier les malheurs de la vie en
socit.
A de nombreuses reprises, lauteur des Rveries dplore lpuisement de son
imagination sans oublier den lucider les raisons :
Jai bientt senti que javais trop tard dexcuter ce projet. Mon imagination
dj moins vive ne senflamme plus comme autrefois la contemplation de
lobjet qui lanime, je menivre moins du dlire de la rverie ; il y a plus de
rminiscence que de cration dans ce quelle produit dsormais, un tide
alanguissement nerve toutes mes facults, lesprit de vie steint en moi par
degr ; mon me ne slance plus quavec peine hors de sa caduque
enveloppe, et sans lesprance de ltat auquel jaspire parce que je my sens
avoir droit, je nexisterais plus que par des souvenirs"338.
336.
Ibid. p. 117.
337.
Ibid. p. 134.
338.
Ibid. p. 64.
Page | 158
verdure, jen aperus deux que je voyais assez rarement autour de Paris "339. Dans
cette citation, le mot assez rarement quutilise Rousseau pour parler de ces
plantes, peut donner une ide sur le promeneur lui aussi. Autrement dit, de cette
notation : assez rarement autour de Paris qui dsigne les plantes, nous pouvons
dduire la phrase suivante : Le Promeneur est toujours autour de Paris . Cest
une des fois trs rares dans les Rveries o Rousseau nomme directement Paris,
mais pour affirmer quil est toujours loin delle : tranger dans la grande ville, il
prfre passer son temps dans ses marges.
Le mme schma se dessine la cinquime promenade qui souvre
directement sur la belle remmoration de son bref sjour lle de Saint-Pierre au
milieu du lac de Bienne en Suisse. Sans prciser ni le lieu, ni la date o il dveloppe
ces souvenirs, le promeneur cherche revivre les moments et les impressions quil a
vcus travers une description minutieuse de ses activits journalires sur cette le.
Mais une grande nostalgie pour ce pass sexhale des mots et des expressions quil
emploie pour parler de cette le magique :
Je compte ces deux mois pour le temps le plus le plus heureux de ma vie et
tellement heureux quil met suffi durant toute mon existence sans laisser
natre un seul instant dans mon me le dsir dun autre tat.340
Cette qute dun plaisir dj got nous donne une ide de ltat dangoisse et
de tristesse dans lequel est plong le promeneur au moment o il raconte son
pass : ne trouvant dans le prsent aucun lment qui pourrait rjouir son cur, il
revient lespoir de retrouver dans ses souvenirs un moment dlicieux qui pourrait
compenser ce grand vide quil ressent en lui-mme. Ce retour en arrire signifie
339.
Ibid. p. 66.
340.
Ibid. p. 110.
Page | 159
aussi que son imagination connat alors une priode de faillite et semble incapable
de lui apporter le secours.
Mais il est lgitime de sinterroger sur la dure et le caractre suffisant de la
tranquillit et du calme que Rousseau prtend trouver au sein de la nature et au
moment dcrire ses Rveries alors quil ne cesse de parler de ses souffrances et de
sa hantise de la perscution et du complot. La contradiction est vidente ! Ce nest
pas la seule fois o Rousseau adopte des attitudes contradictoires. De toutes faons,
nous allons revenir avec Rousseau dans ses souvenirs pour dcouvrir le secret de
ce grand attachement son sjour qui na pas dur selon lui plus de deux mois. Tout
dabord, il est intressant de noter que Rousseau na eu ni le choix daller sur cette
le ni celui de la quitter peu de temps plus tard. Aprs la clbre lapidation en 1765, il
a t oblig dy trouver refuge. Il est reparti ensuite sous le coup dun arrt
dexpulsion du gouvernement de Berne. Mais cet accident qui na fait quaugmenter
son dsir de quitter la socit et les hommes, est intervenu heureusement pour lui :
exil dans cette lle, il a dcouvert des charmes qui ont rjoui son cur navr.
Mais se trouver sur cette le "circonscrite et spare du reste du monde"341 ne
semble pas assez rassurant pour le promeneur qui tient largir la distance entre lui
et la socit : cest tout sens de la clbre navigation en barque. Dans cet isolement
redoubl par lembarquement, les rveries se multiplient et sengendrent avec une
grande rapidit, semble-t-il, prvisible et sans fin. Entrer dans ces moments dlicieux
signifie que le Rveur nest plus au monde, mais plutt quil a atteint un autre monde
fond sur sa propre imagination :
Jallais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand
leau tait calme, et l mtendant tout de mon long dans le bateau les yeux
tourns vers le ciel, je me laissais aller et driver lentement au gr de leau,
quelquefois pendant plusieurs heures, plong dans mille rveries confuses
mais dlicieuses, et sans avoir aucun objet bien dtermin ni constant ne
341.
Ibid. p. 118.
Page | 160
laissaient pas dtre mon gr cent fois prfrables tout ce que javais trouv
de plus doux dans ce quon appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le
baisser du soleil de lheure de la retraite je me trouvais si loin de lle que jtais
forc de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close.342
Il semble que Rousseau soit rest une ternit dans ce bateau sans sennuyer
ni sentir le besoin de rejoindre la ralit. Mais il y a toujours un lment extrieur
ces rveries qui rveille le promeneur et le relie de nouveau au monde rel. Le
coucher du soleil par exemple est un changement naturel qui casse le rythme du
milieu o il se trouve et interrompt la continuit de ses rveries. Ce qui attire
lattention est que Rousseau sabstient quelquefois de dvoiler le contenu de ces
rveries, comme si elles taient tombes dans loubli et quil nen gardait plus que le
beau souvenir, mais vague. Pendant tout son sjour sur lle, il tient reproduire le
mme programme chaque jour. Et lorsquil ne trouve pas accs au lac cause dune
tempte, il est oblig de passer quelque moment sur son bord pour contempler ses
vagues agites et ses "rivages couronns dun ct par des montagnes prochaines,
342.
Ibid. p. 113.
343.
Ibid. p. 114.
344.
Ibid. p. 119.
Page | 161
est fondamentale : alors que la premire exige une attention et une conscience pour
guider la pense, la seconde se nourrit dune passivit absolue de lme.
Outre son rle thrapeutique que nous avons dj voqu, la botanique joue
un rle pdagogique : le promeneur montre une grande curiosit lgard de ce
monde vgtal dont il dgage des leons qui enrichissent sa connaissance. En
passant beaucoup de temps contempler les secrets de la vie des plantes et le
mcanisme de leur fructification, il parvient trouver une matire qui linvite
rflchir profondment sur le sens de la vie et de lexistence de lhomme en gnral.
Cest un des premiers pas sur le chemin qui mne vers la connaissance de soi.
Lherborisation, la botanique, la rverie, la contemplation et la remmoration
sont alors des moyens auxquels se rfre Rousseau afin de se protger contre les
maux de la socit. Selon lui, son isolement dans la nature doit tre considr
comme une rsignation laction de ses perscuteurs qui ne souhaitent plus le voir
parmi eux. Mais cest dans cette rsignation mme que Rousseau affirme avoir
russi ramener lapaisement et lquilibre son me trouble par les secousses
reues au sein de la ville :
Jai trouv dans cette rsignation le ddommagement de tous mes maux par
la tranquillit quelle me procure et qui ne pouvait sallier avec le travail
continuel dune rsistance aussi pnible quinfructueuse.345
Mais le parcours des Rveries montre que cet objectif est loin dtre atteint, ou
plutt, nest pas tout fait russi. Cest parce que la tranquillit ou lapaisement dont
parle Rousseau ne rsiste pas longtemps devant les sentiments dangoisse et
lamertume quil prouve mme au moment o il fait ses promenades : comme nous
lavons dj montr, le promeneur na pas cess de parler de ses tristes souvenirs et
de la hantise dun complot universel.
345.
Ibid. p. 56.
Page | 162
me tourmente cent fois plus que leur prsence, et la menace mest plus terrible que
le coup. Sitt quils arrivent, lvnement leur tant tout ce quils avaient dimaginaire
les rduit leur juste valeur"346. Ce propos est diamtralement contredit par luimme dans sa huitime promenade :"Pour moi jai beau savoir que je souffrirai
346.
Ibid. p. 58.
347.
Ibid. p. 156.
348.
Ibid. p. 64.
349.
Ibid. p. 55.
Page | 163
Cest la ville qui le pousse quitter la socit pour vivre dans ses marges
reprsentes par la campagne : en effet, Rousseau reste mi-chemin entre la ville et
la campagne : il dclare dans sa huitime promenade "qu [il] loge au milieu de
350.
Ibid. p. 158.
Page | 164
Deuxime Partie
Page | 165
Page | 166
351.
Page | 167
ses uvres majeures dont le titre complet, Monsieur Nicolas ; ou, le cur humain
352.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 935.
353.
Pierre Testud. Rtif de la Bretonne et la cration littraire. Lille : Service de reproduction des
Page | 168
Rtif a parfois aussi recours un autre moyen indirect pour faire allusion
ses gots incestueux, surtout pour sa sur Marie-Genevive : il affirme lintensit de
lattrait quil prouve pour elle en la comparant ses anciennes matresses :"Ce qui
mattirait chez elle, ctait la belle gorge de Sraphine Destroches, les beaux yeux de
Ccile Decoussy, et la dlicatesse provocante dHlne Brocard "356. Il est inutile de
multiplier les exemples sur ce sujet puisque Monsieur Nicolas en abonde, mais on a
choisi ces deux exemples pour montrer les tentatives de lauteur pour tre franc avec
ses lecteurs quant ses fantasmes les plus inavouables.
Mais cet ouvrage volumineux constitue aussi une autobiographie dcrivain.
Rtif lucide dans Monsieur Nicolas lorigine et la gense de la cration de ses
personnages dans les romans et les essais quil a crits avant la rdaction de cette
354.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 1058.
355.
Ibid. p. 925.
356.
Ibid. p. 942.
Page | 169
uvre : la plupart des tres quil a rencontrs dans sa vie lui ont inspir les
personnages de ses nombreuses uvres. A plusieurs reprises, il annonce par
exemple que le personnage dUrsule, lhrone de La Paysanne Pervertie et celle du
357.
Ibid. p. 924.
358.
Ibid. p. 973.
359.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil . Op. cit., Note faite par Pierre
Page | 170
de la Bretonne et ses doubles, Claude Klein analyse cette technique dcriture quil
compare "un vertigineux jeu de miroirs"360. Selon lui :
Le mouvement de ddoublement des personnages et des situations se
poursuit, de sorte que lensemble apparat comme la vision en miroir du
premier rcit. Ce nouveau point de vue () introduit galement un jeu
complexe de renvois. De nombreux thmes ou motifs, qui navaient quune
valeur anecdotique dans le prcdent roman sont dvelopps, pour devenir de
vritables tmoignages sur les systmes de pense et sur la vie sociale de
cette poque"361.
seconde Epoque de Monsieur Nicolas, Rtif tient retracer le chemin quil parcourt
en compagnie de son pre depuis Sacy jusqu Paris. Leur premire station est
360.
Claude Klein. Rtif de la Bretonne et ses doubles : le double dans la gense des romans
Ibid. p. 8.
Page | 171
Courgis, un petit village qui ne diffre pas beaucoup de Sacy. Cest pour cette raison
que le passage par ce village est mentionn dune faon marginale par lauteur :
Nicolas nprouve aucun sentiment dtonnement de voir Courgis puis quil se sent
toujours dans son milieu originel.
Les tonnements et les surprises de Nicolas commencent avec larrive
Auxerre, la seconde station sur le chemin de Paris : cest la premire fois quil entre
dans une vritable ville. Il est logique alors de voir lauteur consacrer quelques lignes
lvocation des impressions et des sentiments de Nicolas au moment o il
dcouvre Auxerre :
A la vue dAuxerre, qui slve en amphithtre sur une colline, moi qui navais
jamais vu que de chtifs de villages, je fus frapp, saisi dadmiration !... Nous
avanmes. Je navais jamais vu de pont : nouvelle surprise ! Je tremblotais
dmotion et de respect. () En traversant la ville, mon pre me fit passer
devant la cathdrale, qui me parut louvrage des fes. () Lhorloge me ravit
() tout le monde me paraissait riche () toutes les femmes me paraissaient
jolies, semblable aux enfants.362
362.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., pp. 144-145.
Page | 172
La fascination de Nicolas est encore plus intense son arrive Paris, le but
de son voyage. En jetant ses premiers regards sur la capitale, il nprouve que de
belles impressions introductrices doptimisme. Il est frapp au dbut par la densit
des maisons constituant cette grande ville :
En sortant de Villejuif, nous dcouvrmes un immense amas de maisons,
surmontes par un nuage de vapeur. Je demandai mon pre ce que ctait :
cest Paris. Cest une grande ville : on ne la saurait voir entire dici. _ Oh,
que Paris est grande mon pre !363
transport de joie : Mon pre ! Je veux y demeurer toute ma vie ! Mon pre
sourit, et me dit : tu naimes pas le monde ? _ Oh, le monde qui me connat ! On
me gne ; je ne suis pas libre"364. Cette manire de penser de Nicolas nous laisser
deviner son avenir au cas o il trouverait loccasion de demeurer Paris : il ressent
dj lenvie de vivre diffremment et prouve le projet de changer. Pourtant, cette
occasion de vivre Paris est diffre la cinquime Epoque puisque Nicolas va
sjourner tout dabord lhpital de Bictre qui comprend aussi une glise, un
hospice et une prison, et o les conditions de vie sont misrables :"Nous nallmes
363.
364.
Ibid. p. 149.
Page | 173
365.
Ibid. p. 149.
366.
Ibid. p. 151.
367.
Ibid. p. 152.
368.
Ibid. p. 171.
Page | 174
incapacit de rsister aux sductions des Surs qui ont apparemment lhabitude
dabuser sexuellement les enfants de lhpital : "Ctaient des enfants que lon
caressait, mais trop dlicats pour le reste"369. Malgr labondance de dtails donns
par Rtif dans les scnes rotiques qui se droulent lhpital, il sabstient toujours
den venir aux prcisions ultimes. Cette rticence dire toute la vrit est partie
intgrante des techniques rtiviennes dcriture :"Je nentrerai pas dans de lubriques
dtails"370 ; "Argeville [] employa tout lart de ces sortes de femmes ; elle menivra
Mais dtournons les yeux de ce tableau"371. Rtif fait le choix de toute vidence
de lallusion et de la suggestion.
Du point de vue du lecteur, il peut paratre logique de constater ce type
dvitement dans Les Nuit de Paris o lauteur dveloppe un discours de moraliste,
mais il est plus tonnant de faire un mme constat dans Monsieur Nicolas, ouvrage
satur de rcits rotiques et dans lequel lauteur sest engag dvoiler tous les
secrets de sa vie. Il faut remarquer que Rtif adopte ce ton de moraliste au cur
mme de ses rcits obscnes : la cinquime Epoque, il sadresse directement aux
lecteurs pour leur demander de dgager des leons de ces rcits afin dviter de
tomber dans ces mmes erreurs :
Je fus, autant que vous (mes lecteurs), honnte, bon, vertueux ; et je ne
mgarai que petit petit. Lisez ma vie vos enfants, pres sages et
prvoyants ; dites-leurs : voyez comme sgara Nicolas ! Voyez comme il fit
lui-mme son malheur en donnant dans le vice !372
369.
Ibid. p. 161.
370.
Ibid. p. 184.
371.
Ibid. p. 913.
372.
Ibid. p. 912.
Page | 175
lglise. Souvent pendant la messe, le petit Nicolas se trouve entran par son
imagination sollicite par les couleurs et les dessins des tapisseries accroches aux
murs de lautel. Il dcrit avec exactitude ce quil voit dans ces dessins :
Un sanglier, un chevreuil, un loup, une huppe sur des arbres ; dans le lointain
un troupeau, conduit par un petit garon, tenant trois chien en laisse A cette
vue, je cessai dtre o jtais ; () ces moments dextase, ces moments
dlicieux durrent cinq heures, et ne furent quun instant. () Je me sentais
dans mon vallon ; des sensations dlicieusement douloureuses chatouillaient
et dchiraient mon me.373
Ibid. p. 157.
374.
Ibid. p. 157.
Page | 176
demeure une ambition toujours aussi prgnante. Dans ce mme court sjour Paris
chez sa sur, Nicolas se vante de sa lecture dune trentaine de volumes qui
constituaient la bibliothque de son beau-frre :"Il a tout lu, scria-t-il [celui-ci], en
une semaine ! Et moi, depuis vingt ans que je les ai, je nen ai pas lu vingt pages "375.
Parmi les livres et les romans que Nicolas a dvors pendant ce sjour, on trouve le
titre de Gil Blas, le roman de Lesage qui a eu sur lui un grand impact :"[de ce roman]
jai lu quelques pages, qui menchantrent au point que, pendant huit jours, je ne
dsirais rien au-del de ce livre"376. En parallle, Nicolas ne sait plus comment faire
pour freiner llan de ses dsirs. Sur le coche qui les ramne, lui et son frre labb
Thomas Courgis, Nicolas a une autre exprience sexuelle avec une certaine Mme
de Hennebenne laquelle il noppose aucune rsistance :"A mon retour dans ma
moi "378. A la premire Epoque, Nicolas raconte comment il a t saisi par la beaut
provocante de cette fille qui enflammait son imagination. Un jour, en jouant avec ses
camarades, Nicolas se cache dans ltable des mules. Il a t surpris par Nannette
qui la pris dans ses mains et a commenc le caresser :
Il faut que je tembrasse mon aise , me dit-elle en riant. Je feignis de
vouloir me dbarrasser, ce qui redouble son envie. () il lui prit un tel accs
drotisme quelle voulut tre possde, et elle en prit les moyens. () A ce
375.
Ibid. p. 183.
376.
Ibid. p. 183.
377.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Note faite par Pierre Testud, p.
1253.
378.
Ibid. p. 54.
Page | 177
Il serait ds lors injuste de condamner la ville qui nest pas le seule espace de la
dpravation de Nicolas puisque lorigine de sa corruption remonte son enfance
campagnarde. Paris apparat plutt comme lespace de la multiplication des
expriences sexuelles.
Il est vident que la thse de Rtif quant la corruption de lhomme converge
avec celle de Rousseau : lun et lautre considrent que lorigine de chaque vice est
lhomme lui-mme. Et sils dirigent le plus souvent leurs critiques contre la ville, ce
nest pas pour son urbanisme ou son architecture qui lloigne de la campagne, mais
plutt pour la densit de la population qui cre plus dopportunits de corruption qu
la campagne o lhumanit est plus clairseme. Quand des hommes sont
rassembls, le risque de la corruption est ncessairement plus fort et toujours
imminent. Rousseau confirme cette vision du monde dans son Emile, sans toutefois
faire aucune allusion la campagne. Il est vident que sa critique est alors
uniquement dirige contre la ville :
Les hommes ne sont point faits pour tre entasss en fourmilires, mais pars
sur la terre quils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se
corrompent. Ces infirmits du corps, ainsi que les vices de lme, sont
linfaillible effet de ce concours trop nombreux. () Des hommes entasss
comme des moutons priraient tous en trs peu de temps. Lhaleine de
lhomme est mortelle ses semblables.380
mauvais livre qui ait paru depuis trente sicles"381, Rtif se trouve, dans Monsieur
379.
380.
381.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 163.
Page | 178
Nicolas, en total accord avec cette thse rousseauiste concernant les origines de la
corruption de lhomme. A la premire Epoque o il raconte les aventures de son
enfance la campagne, il affirme que : "Lespce humaine, runie en nombre, se
382.
Ibid. p. 39.
383.
Ibid. p. 37.
384.
Ibid. p. 157.
Page | 179
Epoque. Cette fois-ci, Nicolas a atteint lge dadulte et son sjour au sein de la
capitale lui permet dtablir des contacts directs avec les Parisiens et les
Parisiennes.
Les sentiments qua prouvs Nicolas lors de sa premire visite pour Paris, se
sont radicalement transforms avec son retour la capitale. Loptimisme et la joie de
la premire visite se sont mus en pessimisme et en tristesse qui le rendent inquiet
de tout ce qui pourrait lui arriver dans cette ville. Celle-ci implique pour lui le mauvais
souvenir de la brve priode quil y a passe quand il tait enfant. La navet qui a
conduit Nicolas enfant clater de joie en dcouvrant Paris pour la premire fois,
sest transforme du fait dune sorte de prescience qui le rend capable de prvoir les
dangers qui lattendent :"Auxerre cessa dtre ma patrie le 1er septembre 1755, et
pour retourner auprs d [Auxerre] ! "386. Ce dsir est tout fait loppos de celui
qua exprim Nicolas son pre lors de sa premire visite :" Mon pre ! Je veux y
385.
Ibid. p. 901.
386.
Ibid. p. 901.
387.
Ibid. p. 149.
Page | 180
publics sont toujours prsents pour localiser les vnements relats. Il les cite
quelquefois pour prciser ladresse dune personne de son entourage ("Une jolie
personne de la rue des Lombards"388) ; ou bien pour indiquer le mtier dun autre ("
[Boudard] sempara de moi et me promit de me procurer une bonne imprimerie. Il
tait celle des Galeries du Louvre"389).
Mais cela ne suffit pas donner une image panoramique de Paris comme
celle que dessine Rtif dans ses Nuits de Paris o il joue le rle dun infatigable
piton errant les nuits dans les rues de la capitale. Dans Monsieur Nicolas, il ny a
pas de description de Paris, cest plutt la dimension sociologique de la capitale qui
est mise en jeu : travers lexprience personnelle de Nicolas, lauteur cre une
image totale de la vie sociale dans cette ville. Le premier signe que repre Nicolas
peu de temps aprs son arrive, est la duret de la vie dans la ville o lhomme se
transforme en une sorte de robot qui ne fait que travailler :"Je commence vivre en
lui seconder dans ses honntes rsolutions"391. Mais Nicolas narrateur prvient ses
lecteurs que ses scrupules ne vont pas laccompagner longtemps :
388.
Ibid. p. 928.
389.
Ibid. p. 901.
390.
Ibid. p. 910.
391.
Ibid. p. 904.
Page | 181
Le soir, ma sur ayant appris que son mari tait absent, elle la retint
souper. Je la reconduisis 11 heures. Son mari ntait pas rentr. Je ne sais
comme cela se fit, mais une caresse suivie dune libert, amena une
chute complte je ne pouvais en croire la ralit, en men revenant Cette
jeune femme navait point eu denfants : elle en aura un.392
malheureux que par les femmes"394. Dans Monsieur Nicolas, labsence de toute
criture de la dambulation dans les rues de Paris semble rsulter de cette
dconcentration et de cette instabilit quprouve Nicolas. Lattention de Nicolas se
limite toujours observer la beaut des femmes. Dans la ville, il nadmire en fait que
392.
Ibid. p. 904.
393.
Ibid. p. 904.
394.
Ibid. p. 979.
Page | 182
des tailles fines et des pieds mignons, des gorges enchanteresses, des minois
lunique fois dans ma vie que jaie eu quelque fermet contre les gots qui
mentranaient"396.
De mme, Rtif sadresse directement au lecteur afin de crdibiliser son
histoire avec une jeune fille de sa province, Jeannette Demailly, une trs jolie fille qui
se trouve perdue Paris et qui Nicolas se prsente comme un honnte sauveur. Il
la hberge dans la chambre mme quil louait dans un htel Paris, sans essayer
dentamer une relation intime avec elle : il affirme avoir seulement chang avec elle
des mots et des sentiments de fraternit. Cette histoire semble invraisemblable et
incroyable pour le lecteur qui shabitue voir un Nicolas submerg par des aventures
fminines et toujours la recherche dune proie facile. Se rendant parfaitement
compte de leffet de ses rcits, Rtif essaie de rassurer ses lecteurs en disant :"Nous
vcmes comme le frre et la sur (Si les choses taient autrement, je le dirais)"397.
395.
Ibid. p. 158.
396.
Ibid. p. 907.
397.
Ibid. p. 915.
Page | 183
Mon pre et ma mre taient persuads que javais de lesprit, un bon cur, et ils ne
doutaient pas que je ne conservasse mon innocence, en demeurant un jour dans les
villes"399. Il y a l une affirmation catgorique de Rtif : connatre les vrais penchants
de ltre, mme pour les gens les plus proches de lui, est une tche impossible. De
plus, il ne faut pas tre sr de soi-mme si lon ne subit pas de vraies preuves :
beaucoup de gens adoptent des comportements trangers leurs principes dans
certaines situations inattendues. Par consquent un autre visage se rvle et
dcouvre un autre tre prsent lintrieur de nous. Cest pour cette raison que
beaucoup daventuriers, comme les surralistes par exemple, dcident daller euxmmes courir des chemins totalement inconnus afin de faire surgir cet tre inattendu
qui est notre vritable identit. Sans avoir dans ses desseins lobjectif de se mieux
398.
Ibid. p. 917.
399.
Ibid. p. 142.
Page | 184
connatre, Nicolas voit son sjour la capitale comme une exprience qui lui rvle
ses vritables vocations et ses dsirs les plus profonds et les plus authentiques. A
bien des gards, Paris apparat comme lespace par excellence de la rvlation
psychologique du sujet.
A ct de son attirance irrsistible pour les femmes, Nicolas fait ses dbuts de
grand crivain. Il est vrai que son travail dans une imprimerie lui donne lavantage de
lire beaucoup douvrages et de connatre mieux les techniques dcriture, mais il y a
aussi la nature de la vie Paris qui se rvle tisse de rencontres inspiratrices. Le
premier jour de son arrive Paris, Nicolas rencontre, en chemin vers le domicile de
sa sur Marie, une pauvre vendeuse qui attire sa curiosit. Le soir, il raconte sa
famille les dtails de cette rencontre :"Je fis un tableau, le premier de ma vie"400. En
fait, cette rencontre est doublement raconte dans Monsieur Nicolas : on assiste la
fois une narration nave faite par le jeune Nicolas, et une autre narration,
beaucoup plus labore, faite par Nicolas narrateur. Par ailleurs, lcriture de son
Pornographe est inspire de la vie de Nannette, une certaine prostitue qui est
devenue la grand-mre de sa fille.
De temps autre, Nicolas narrateur souligne la dimension intellectuelle de sa
vie durant son second sjour Paris. Il affirme avoir t entour de tous les types
damis, y compris des hommes cultivs dont la frquentation enrichit ses
connaissances :
Javais Renaud pour les disputes mtaphysiques, les critiques, les discussions
morales ; Boudard, qui gagnait gros, tait pour les parties fines, les choses de
ncessit, comme les achats dhabits, etc., Gaudet pour le libertinage.401
400.
Ibid. p. 151.
401.
Ibid. p. 942.
Page | 185
qui remplissent les pages de la cinquime Epoque. Entre certains amis libertins et
dautres vertueux, Nicolas balance et finit le plus souvent par suivre ceux qui
lentranent dans le monde de la sensualit. Il lui faut un certain recul et une priode
de stabilit pour quil puisse rcolter les fruits de ses rencontres avec les hommes
cultivs comme Renaud. Cest partir de 1761, le dbut de son troisime sjour
Paris, que Nicolas est capable de profiter de son exprience passe en crivant ses
premiers romans et en contemplant la ville, sans toutefois abandonner ses aventures
fminines. Cest durant ce sjour quil crit ses Nuits de Paris qui se focalisent sur
ses dambulations dans les rues de la capitale.
Cest le manque dexprience et le vide sentimental que ressent Nicolas
pendant son second sjour Paris, qui le rendent incapable de rsister aux
tentations de son ami Gaudet. Lincitant toujours se perdre dans une vie de
dbauche, Gaudet est prsent dans Monsieur Nicolas comme un homme
profondment vicieux et manipulateur :"Je donnais alors dans le libertinage, et je le
partageais avec [Gaudet] dont je navais recevoir que des applaudissements "402.
Lorigine provinciale et lducation religieuse de Nicolas pourraient tre lorigine des
sentiments de culpabilit et de remords quil prouve la suite de chaque aventure
libertine. Nicolas a recours des expressions trs recherches pour exprimer son
amertume et son profond regret dtre all jusqu tablir une relation avec une
prostitue. Il sen prend alors au jour o il en a rencontr une pour la premire
fois :"[Un] jour funeste jamais. () jour malheureux ! Je te maudis !"403. Aussi
qualifie-t-il sa deuxime exprience avec une prostitue comme une triste
exprience 404. Malgr la densit de ces rapports libertins qui brouille tout fait sa
vision, il y a des moments, quoique rares, o Nicolas dveloppe une profonde
402.
Ibid. p. 941.
403.
Ibid. p. 912.
404.
Ibid. p. 926.
Page | 186
Ce sentiment de soulagement que lui accorde un tel tat, ne dure pas longtemps
puisquil se dissipe avec le retour rapide de Nicolas la mle de la vie parisienne.
Sa conscience de la gravit de ses actes ne lempche pas de poursuivre sa
vie de libertinage. La dcadence de ses murs suite son got pour la dbauche,
atteint un point extrme : aucun obstacle ne pourrait dsormais lempcher
dassouvir ses violentes passions. Tant quil senfonce dans le libertinage, Nicolas
sloigne de ses principes et devient de plus en plus sauvage. Il choque ses lecteurs
en dveloppant des rcits o il apparat comme un violeur extrmement froce :
Douze annes aprs, je retrouvai Lonore marie, la place Louis XV, le jour
du grand touffement. Je la reconnus ; mais elle ne me reconnut pas et je lui
sauvai la vie. On la croyait morte ; je lemportai dans les Tuileries, o je satisfis
ma passion brutale dans lobscurit je ne me le reproche pas : ce fut ce qui
la ranima, et elle fut en tat de se retirer chez elle. Je nosai laccompagner
cause de mon crime.406
Lattitude de Nicolas propos de ce quil a fait avec cette femme, implique une
contradiction flagrante : dune part, il essaie de diminuer latrocit de son acte en
soulignant son ct positif (je lui sauvai la vie) ; et dautre part il reconnat avoir
commis un crime (je nosai laccompagner cause de mon crime ). Aucune
405.
Ibid. p. 978.
406.
Ibid. p. 951.
Page | 187
justification ne pourrait cacher la vrit de ce viol : il est vident que Nicolas navait
dans son intention que le dsir de satisfaire sa passion brutale . Celle-ci saccrot
Paris et devient de plus en plus un lment corrupteur pour Nicolas.
Dans Les Nuits de Paris, Rtif commence souvent ses histoires par la
description du point de dpart dune rue parisienne. Puis il tend cette description
tout ce quil voit sur son chemin de sorte que le lecteur se trouve en compagnie de
ce piton cherchant une nouvelle aventure. Alors que dans Monsieur Nicolas,
aucune description de la gographie parisienne ne peut rsister lvocation de
lirruption dune femme : ds quil commence sa description dune dambulation dans
une rue parisienne, un lment fminin surgit pour imposer une nouvelle orientation
son histoire et son parcours :"[Un jour], jtais sorti pour aller aux Italiens. Aux
obscure. Je lui parlai. Elle ne me rpondit pas"408. Le silence de la jeune fille aiguise
son excitation et aggrave sa rage. Ce qui lincite faire un geste obscne en
pntrant par force lappartement de cette fille dans lintention de satisfaire sa
passion sauvage et de venger sa dignit blesse. Heureusement, le coup de folie et
de tmrit de Nicolas est apais la suite dun court change de mots entre lui et
sa victime :"[] jentrai [chez elle] avant quelle net le temps de refermer la porte.
Je la retins par sa jupe. Elle plit, et me dit : Monsieur, si vous tes un voleur, ne
me tuez pas !... 409".
407.
Ibid. p. 927.
408.
Ibid. p. 927.
409.
Ibid. p. 927.
Page | 188
Cette scne, comme beaucoup dautres, montre quel point Nicolas sest
loign de ses murs et de ses principes pendant son sjour Paris :"Mes anciens
encore pour mes murs, et non moins criminelle"411. Laveu de culpabilit que
Nicolas tient insrer dans la narration a pour objectif damoindrir le choc des
lecteurs et dadoucir leur jugement. Dans un contexte plus ou moins rotique qui
raconte mme les dtails les plus minutieux, Rtif introduit souvent quelques phrases
o il assume toute sa responsabilit morale afin de montrer son regret et son
repentir.
Nicolas perd toute vertu et tout respect pour lui-mme cause de sa chute
vertigineuse au fond de labme fangeux du monde des sens. Il est conscient que sa
perte atteint un point extrme :"Je ne roulais plus que de chute en chute, de turpitude
410.
Ibid. p. 941.
411.
Ibid. p. 967.
412.
Ibid. p. 971.
413.
Ibid. p. 978.
Page | 189
est dangereuse pour des jeunes gens sans frein et qui ont les passions vives "414.
Selon lui, plusieurs lments se sont ligus dans cette ville pour crer une
atmosphre qui favorise sa perte. Son loignement de ses proches et de ses amis, la
mort de plusieurs dentre eux et le chaos de la capitale ont branl fortement sa
croyance religieuse : celle-ci tait la base et le soutien de sa morale et de ses
principes :
La morale que mes frres mavaient donne, et que tout le monde approuvait
alors, navait absolument pour base que la religion. Or on a vu quentre seize
et dix-sept ans, cette base stait entirement croule. Ma morale neut plus
alors dappuis, que Mme Parangon, mes parents, M. Collet, Mlle Fanchette, et
le respect humain. La mort mavait enlev la premire et le troisime ;
lloignement le second, une inconstance mrite la quatrime, et le chaos de
Paris rendait presque nul le dernier.415
414.
Ibid. p. 967.
415.
Ibid. p. 976.
416.
Ibid. p. 923.
Page | 190
procurent ses liaisons avec les femmes, Nicolas prouve souvent, comme nous
lavons dj montr, des sentiments de culpabilit qui le tourmentent profondment.
Il cherche alors la gurison de son choc dans sa souffrance elle-mme.
Aussi se dveloppe une qute frntique des femmes travers Paris. Se
promenant avec trois de ses compagnons dans le bois de Boulogne, Nicolas ressent
le manque dune prsence fminine. Il russit leur chapper afin de regagner Paris
o il est sr de trouver une femme :
Un dimanche, que jtais all avec mes trois amis prendre lair au bois de
Boulogne, labsence du sexe ador me fit prouver laffaiblissement de Cacus
lorsquil ne touchait pas la terre. Je ny pus tenir ! Je les quittai furtivement au
moment o lon rentrait pour se rafrachir, et je regagne Paris dans le dessein
daller lOpra. Je pris par le premier guichet du Louvre, celui qui aboutit la
rue Fromenteau. Javais vu au coin de cette rue et de celle Beauvais celle
Jean-Saint Denis, des filles que javais trouves jolies. Elles ny taient pas.
Javanais par la dernire rue, pour aller gagner lOpra lorsque, levant les
yeux, japerus devant moi, de lautre ct de la rue Saint-Honor, au
troisime, une petite figure qui me paraissait charmante.417
Cette squence donne limpression de lire une des aventures des Nuits de
Paris, avec lvocation prcise de son itinraire dans Paris. Dans Monsieur Nicolas,
cest une des rares occasions o lauteur dessine le trajet de son chemin dans la
capitale. Bien que la ressemblance soit flagrante entre les styles de la prsentation
des dambulations dans les deux uvres, il est incontestable que lobjectif du
narrateur est ici bien particulier : alors que les dambulations du promeneur nocturne
dans Les Nuits de Paris, ont pour objectif explicite de lutter contre ses vices de la
capitale, le hros de Monsieur Nicolas sillonne Paris afin de satisfaire les vices. Mais
dans les deux cas, la dambulation intervient comme un prlude quelle ait une
finalit vertueuse dans Les Nuits de Paris ou vicieuse dans Monsieur Nicolas.
417.
Ibid. p. 979.
Page | 191
Il est remarquer aussi que la dambulation dans Les Nuits de Paris prend
toujours le sens de lerrance. Autrement dit, le hros ne se fixe pas de destination
vers un point dtermin dans la gographie de la capitale : il parcourt les rues de
Paris avec lespoir de trouver la matire dune histoire extravagante. Alors que dans
Monsieur Nicolas, cette dambulation intervient souvent au sein dun rcit plus global
puisque Nicolas se fixe dj une destination prcise o il est sr de trouver ce quil
cherche. Sortant un matin avec son ami Boudard pour aller djeuner chez Renaud,
Nicolas prouve un grand bouleversement cause de sa rencontre, sur le pont
Saint-Michel Paris, dune trs jolie femme en compagnie dun homme. La rencontre
de cette femme fugitive dsquilibre Nicolas et le laisse distrait durant tout le laps de
temps o il est en compagnie de ses amis :"Arriv chez Renaud, je ntais occup
Il est noter que ce nest pas seulement le dsquilibre sentimental qui incite
Nicolas dambuler travers Paris ; le sentiment de stabilit, quoi quil soit rare,
incite galement la dambulation. Mais il sagit alors de promenade en compagnie
418.
Ibid. p. 931.
419.
Ibid. p. 930.
Page | 192
damis. Son grand amour pour Zphire lui accorde un sentiment de paix et de
bonheur en le dgageant de labme de la dbauche et en lui rendant sa lucidit :"Ce
fut ainsi que pendant ma liaison avec la plus charmante crature qui ait jamais
exist, tous mes jours furent galement heureux"420. Cest pendant ces heureux jours
que Nicolas commence goter le plaisir daccompagner ses amis dans de trs
belles promenades sans chercher les fuir :"Il faisait beau. Nous vnmes pied
depuis la rue de Savoie jusquau bout de la rue Galande. Nous passmes devant
mon imprimerie"421. Quelquefois, ces promenades se prolongent en dehors de la
ville, loin de son chaos tumultueux. Elles permettent alors de vivre quelques
moments de tranquillit et de convivialit :
Nous sortmes, emmenant [mon] enfant. Notre promenade se dirigea vers la
demeure de sa nourrice. Nous prmes deux voitures la place Maubert ; ()
Nous allmes la Haute-Borne, o nous descendmes. () Nous suivmes les
routes tortueuses qui sont entre les jardins, et nous parvnmes dans cette
campagne agreste qui est au pied des buttes de Mnilmontant.422
ne fus jamais tent de faire Zphire la moindre infidlit ; non par vertu, je ne crois
pas que jen eusse assez pour cela, mais un sentiment de tendresse
inexprimable"423. Il est vident que le manque de vertu chez Nicolas devient trs
dangereux sil est accompagn de labsence de la personne adore. Puisque
Zphire ne vit pas avec lui, Nicolas risque de tomber tout moment dans une
420.
Ibid. p. 1005.
421.
Ibid. p. 1011.
422.
Ibid. p. 1016.
423.
Ibid. p. 1035.
Page | 193
nouvelle turpitude. Cest ce qui lui arrive un certain matin o il profite de la prsence
dans sa chambre dune voisine, Sraphine Jolon, pour la forcer faire lamour avec
lui. La frnsie de Nicolas ne sarrte pas ce point : peine finit-il avec celle-ci quil
reproduit la mme scne avec Mlle Fagard, la sur de Sraphine, qui assiste la
scne et devient elle aussi victime de la frocit de lattaque de Nicolas. Celui-ci
avoue avoir alors son oubli de Zphire :"Joubliai tout, jusqu Zphire"424.
Le bonheur de Nicolas ne va pas durer longtemps : la mort de Zphire et de
quelques autres amies, comme Mlle Guant et Mlle Suadle, ainsi que la fuite de sa
femme anglaise, Mlle Henriette, va le jeter dans un terrible dsespoir qui le pousse
prendre sa dcision de quitter Paris. Il accuse la capitale dtre la raison principale
de sa dchance et de son dsespoir sans toutefois cacher son attachement pour
elle :"Jaime Paris comme on aime une mre qui nous a gts"425. Dans le chemin de
retour pour Sacy, Nicolas fait une pause Saint-Bris, un petit village qui se trouve
proximit dAuxerre. Laccueil chaleureux qua reu Nicolas des gens de ce village et
la bont de ceux-ci, lui ont fait croire la possibilit de la renaissance de sa
vertu :"Je laisse l tous mes vices de Paris ; puiss-je ne pas les reprendre au
retour !..."426. Nicolas accuse ici directement Paris dtre lorigine de tous les vices.
Ceux-ci seront vivement combattus par le narrateur des Nuits de Paris o ce dernier
parcourt les rues de la capitale afin daccomplir sa mission humaine et morale.
424.
Ibid. p. 1042.
425.
Ibid. p. 1119.
426.
Ibid. p. 1125.
Page | 194
l est tout dabord incontestable que lauteur des Nuits de Paris ait construit
une image panoramique de la vie Paris la fin du XVIIIe sicle.
Parcourant les rues et les quartiers de cette ville, Rtif de la Bretonne tient
restituer les dtails les plus minutieux de ce quil voit ou rencontre sur son chemin.
La forte prsence de la premire personne du singulier "Je" dans la narration de ses
Nuits de Paris tient au fait que Rtif y est lui-mme la fois lauteur et le hros
incontournable de ces aventures parisiennes. Divise en cent-cinquante aventures
dont chacune porte un titre et implique un rcit diffrent, vcu et racont par lauteuracteur, luvre de Rtif prend la forme dun journal refltant la ralit dune ville
pleine de surprises. Dans chaque rcit, on trouve la dynamique temporelle
traditionnelle de la narration : incipit, intrigue et dnouement. Bien que lauteur tienne
prciser le lieu et quelquefois la date o se droulent les aventures, il y a en effet
une absence de tout ordre chronologique dans la prsentation densemble : chaque
nuit, Rtif fait une promenade solitaire au cur de Paris, mais il nvoque que celles
o il connat une aventure particulire qui lui parat mriter dtre crite.
Le choix de ce titre "Nuits de Paris " nest pas arbitraire. Il reflte la thmatique
de cette uvre : toutes les aventures qui y sont racontes se droulent dans la nuit
et Paris. La capitale occupe une place importante chez Rtif puisquil vite de
parler
dautres
villes,
hormis
dans
de
rares
occasions.
Avec
les
Nuits
rvolutionnaires, lauteur exprime son amertume de voir sa chre ville plonge dans
le chaos dplorable qui se dveloppe aprs la Rvolution de 1789. Malgr cela, il
trouve en elle un charme ravissant et la considre comme "la plus voluptueuse des
427.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 227.
428.
Ibid. p. 227.
Page | 196
429.
Ibid. p. 228.
430.
Ibid. p. 61.
431.
Ibid. p. 60.
Page | 197
vieilles , il narre sa rencontre avec une vieille dame qui frappait la porte dune
maison un peu tard dans la nuit. Rtif sapproche delle afin de comprendre ce que
432.
Ibid. p. 223.
433.
Ibid. p. 32.
Page | 198
fait cette dame cette heure-l : elle lui explique quen tant que garde-malade, elle
est contrainte quelquefois de rentrer un peu tard la nuit, mais que ses colocataires
refusent de lui ouvrir. Essayant de laider, Rtif frappe trs fort sur la porte avec elle,
mais il est choqu par la rponse brutale faite par lun de ces locataires et par son
refus persistant douvrir. Entre temps, on est venu chercher cette dame pour quelle
revienne soigner lun de ses patients qui la demande. Aprs lavoir accompagne
jusquau lieu de son travail, Rtif de la Bretonne a lide de la venger : il dcide de
repasser devant la maison avec lintention de donner une leon lhomme qui a
refus douvrir :
Je fus malin, lunique fois de ma vie peut-tre ! Je frappai jusqu ce que le
brutal voisin repart. Il se montra enfin. Vous tes bien dur, lui dis-je, de ne
pas ouvrir cette pauvre femme ! [...] Adieu, me dure et froce !. La bonne
femme est rentre ; je nai frapp que pour vous gronder ! . Lhomme ferma
sa fentre et descendit, je ne lattendis pas.434
434.
Ibid. p. 177.
435.
Ibid. p. 66.
Page | 199
vident que soutenir un mensonge signifie sy impliquer autant que celui qui le fait.
Lauteur reconnat quil sagit dun mensonge, mais sa faon de le dire donne
limpression quil le considre comme un simple et lgitime moyen pour sauver cette
jeune fille : ce mensonge reconnu brivement par lui nimplique aucun remords. Il est
vrai que son but est sublime et humanitaire, mais il nest pas fond sur la vrit.
Peut-on considrer de l que vivre dans la ville dont Paris est toujours prsente
comme lexemple par excellence, nous entrane dans une telle antinomie ? Doit-on
considrer celle-ci comme une sorte dhypocrisie sociale quon ne peut pas viter
tant quon est en ville ? Ou plutt ces moyens sont-ils lgitimes tant quils aident des
tres humains surmonter une difficult et sans faire de mal personne ?
Il parat que cette exigence de vrit ait t lune des raisons principales qui
ont incit Rousseau se retirer de la vie mondaine de Paris : il refuse toute sorte de
fourberie ou de ruse dans ses comportements, mme sil sagit dun simple
mensonge puisquil pense que cela pourrait tre lorigine et la lgitimation dautres
mensonges plus graves. A loppos de Rtif qui, dans ses Nuits de Paris, se
contente de raconter les dtails de ses aventures sans les analyser, Rousseau, dans
Les Rveries du promeneur solitaire, sacrifie les dtails de ses aventures au profit
de lanalyse. Pour mieux comprendre la raison qui pousse Rtif simpliquer dans ce
mensonge, on peut aller en chercher lanalyse et lexplication chez Rousseau qui
consacre toute sa quatrime promenade la distinction du Vrai et du Faux. Ayant
dj subi une telle situation o il se trouve oblig de faire un mensonge inutile,
Rousseau affirme que "la honte et la timidit [.] arrachent souvent des mensonges
auxquels [sa] volont na point de part, mais qui la prcdent en quelque sorte par la
ncessit de rpondre linstant"436. De mme, Rtif de la Bretonne na pas contredit
le mensonge de la jeune fille parce quil a remarqu quelle tait dans un grave tat
de confusion et parce quil na pas voulu aggraver sa situation en contredisant ses
paroles et en faisant delle publiquement une menteuse. Bien quil nait fait de mal
436.
Page | 200
fendant la presse, je connais madame, je vais la reconduire chez elle "437. En fait,
cest la premire fois quil rencontre cette dame, mais cette situation lui impose dagir
vite en commettant ce bref mensonge qui lui permet daider, voire de sauver cette
femme.
Toujours pouss par sa curiosit, le hros des Nuits de Paris poursuit, dans
Les Mchantes , trois jeunes filles qui marchent devant lui dans une rue
parisienne. Son objectif est dcouter leur conversation : il dcouvre que ces filles ont
de mauvaises intentions contre une de leurs amies absente. Aprs avoir entendu
tous les dtails de leur plan malhonnte, Rtif profite dune occasion favorable pour
intervenir et surprendre ces filles. L aussi, il prtend connatre la fille dont parlent
ces trois filles mchantes :" Je connais la personne dont vous parlez ; je vais lavertir
437.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 43.
438.
Ibid. p. 41.
Page | 201
on me prend souvent surtout le soir, pour un prtre des missions trangres "439.
Apparemment, Rtif en profite pour faire quelquefois de petits mensonges dans
certaines situations o sa mission de moraliste lexige. Pour lui, il ny a l rien de
mauvais puisque son comportement est toujours fond sur de bonnes intentions. Par
contre, il qualifie d impudent, menteur et lche 440, un jeune homme qui a voulu
sduire une fille innocente dans Limprudente et qui a chou grce son
intervention.
On dduit de tout cela que Rtif distingue entre deux sortes de mensonge : le
premier est innocent tant quil est fond sur de bons desseins et nintroduit aucun
dommage ; le second est malhonnte tant quil est employ des profits personnels
au dtriment des autres. En mme temps quil critique ce dernier et le considre
comme une mauvaise habitude, il revendique le premier et le considre comme une
partie de sa stratgie pour lutter contre le vice et linjustice.
Rousseau prfre par contre, viter toute sorte de mensonge en disant la
vrit quelle que soit la consquence. A la fin de sa quatrime promenade
consacre ce sujet dans ses Rveries du promeneur solitaire, il aboutit cette
conclusion :" Il fallait avoir le courage et la force dtre vrai toujours, en toute
occasion, et quil ne sortit jamais ni fiction ni fable dune bouche et dune plume qui
staient particulirement consacres la vrit"441. La difficult ou presque
limpossibilit dtre vrai dans toutes les occasions qui se prsentent dans la vie
citadine, est en effet lune des raisons majeures qui conduisent Rousseau fuir la
corruption de cette vie. Puisquil a consacr sa vie la vrit 442, Rousseau
dcide alors daller se rfugier dans la nature afin de rester toujours franc et vrai. Ce
nest pas du tout lavis dun Rtif qui prfre rester en ville et jouer un rle essentiel
439.
Ibid. p. 103.
440.
Ibid. p. 36.
441.
442.
Ibid. p. 90.
Page | 202
dans la correction des murs de sa socit. Pour raliser cet objectif, il sarroge le
droit demployer quelques moyens immoraux et par l mme illgitimes.
Pour moraliser la ville, Rtif a recours pour lessentiel des conversations et
des comportements. Dans Les Nuits de Paris, nombreuses sont les aventures qui
commencent par une scne o le narrateur guette une conversation entre plusieurs
personnes quil ne connat pas. Dans La marchande tabac , il sauve comme
dhabitude une jeune fille, Sophie, en laidant revenir sur le chemin du bien. Pour
sassurer que tout va bien, il guette sa conversation avec sa famille :"Jattendis aux
environs de la porte jusqu minuit. A cette heure, jentendis du bruit, japprochai une
oreille de la porte. La mre parlait haut, Sophie pleurait, ses surs lexcusaient"443. A
le voir de loin sapprocher de la maison pour couter la conversation de ses
habitants, on peut penser quil sagit dun guetteur pervers.
Autre exemple dans Mauvais lieu : en passant dans une rue parisienne, il
entend "un bruit sourd dans un lieu suspect"444. Sans hsitation, il dcide de monter
pour savoir de quoi il sagit : "Mais je trouvai les portes fermes. Cependant, comme
tous ces endroits sont mal clos, que les filles nont ordinairement point de serrure
particulire, on voit assez aisment ce qui se passe chez elles, par le foramen de la
serrure bourgeoise, qui manque"445. Puis il commence raconter la scne qui se
droule lintrieur de la chambre sans manquer dy ajouter ses commentaires et
ses impressions sur ce quil voit :" Un jeune homme qui me parut un nigaud de
province, [] la moyenne jurait, sacrait : elle ntait pas laide naturellement, dans ce
moment, jamais monstre femelle ne fut aussi hideux"446. Rtif de la Bretonne joue
jusquici les deux rles de spectateur et de narrateur : en mme temps quil guette
cette scne travers le foramen de la serrure, il permet ses lecteurs de partager
avec lui le spectacle grce la narration de ce quil voit. Au moment o il trouve une
443.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 48.
444.
Ibid. p. 129.
445.
446.
Page | 203
occasion favorable pour participer cette scne, il nhsite pas jouer un troisime
rle en y devenant un acteur principal qui dtourne le cours des vnements. Rtif
juge innocente la plus petite des trois filles qui se trouvent dans la chambre. Il profite
alors du moment o cette jolie crature se trouve seule pour pntrer dans la
chambre et essayer de la convaincre de quitter ce lieu de dbauche et de venir avec
lui chez la Marquise. Enfin cette fille accepte son invitation : sa mission sachve
avec succs et son acte de guet savre fructueux. Cette aventure est fortement
thtralise : la chambre avec les personnages apparat comme une scne avec ses
acteurs et les lecteurs semblent autant de spectateurs. Rtif peut sembler quant lui
indissociablement dramaturge et acteur.
Un peu plus loin dans Tuileries. Partie fine , Rtif raconte une autre scne
de guet avec plusieurs guetteurs. Il semble que lauteur veuille montrer que cette
habitude ne le concerne pas tout seul, mais quelle fait partie de la socit et relve
de lesprit gnral parisien. Dans cette scne, on assiste un triple guet fait par trois
couples qui se rendent, lun aprs lautre, au mme endroit vers minuit dans le jardin
des Tuileries. Ds quun couple arrive, le prcdent se cache afin de goter le plaisir
de guetter le suivant :
Ces trois couples ne staient pas accords pour le choix de lendroit. Le
premier, bien cach, entendit le second, et se tut ; le second entendit le
troisime, et ne dit aucun mot ; de sorte que ce dernier nentendit personne :
mais, moi, javais entendu tout le monde. Les deux premiers couples ne furent
que curieux ; le troisime soccupa de son objet.447
Il est vident que chacun de ces trois couples aurait pu viter dtre en
position de guet par un simple geste qui aurait pu mettre un terme lattention du
couple suivant et laurait laiss chercher un autre lieu dans ce grand jardin. Mais il
447.
Ibid. p. 206.
Page | 204
semble que ce voyeurisme reprsente un plaisir irrsistible pour ces Parisiens forts
curieux.
De plus, ce qui parat trange et assez contradictoire dans les comportements
de Rtif, cest de le trouver, dans une de ses promenades nocturnes Paris, trs
embarrass de voir un homme occup guetter larrive de quelquun. Ce spectacle
dsigne son suspect et incite le narrateur gner le plan de ce guetteur. Mais devant
la fureur de celui-ci, Rtif se trouve oblig de sloigner et de se contenter davertir
cet homme quil gardera un il sur lui. A la fin de cette scne, Lhomme lafft ,
lauteur avoue qu "[il] naime pas les guetteurs"448. Cependant il fait une exception
pour lui-mme afin de lgitimer ses actes de guet auxquels il a souvent recours dans
ses aventures : "Je ne voudrais pas tre [un guetteur], si ce nest dune manire
gnrale. Mais je conviens quils sont utiles, et quils pourraient tre honntes
gens"449 . Lauteur fait alors une distinction nette entre deux sortes de guet : lun est
destin au bien dans la socit, lautre implique de mauvais desseins. Ici, Rtif
essaie de persuader ses lecteurs que son propre comportement de guetteur relve
du premier type et est charg de nobles objectifs. Quoi quil en soit, les deux types
de surveillance sont tous fonds sur un trait qui caractrise la majorit de la
population citadine : la curiosit.
Il est incontestable que ce trait existe dans les caractristiques de chaque tre
humain, mais sa densit est diffrente dun homme lautre. Cette nuance tient la
diffrence des tempraments et des milieux. Le calme de la vie la campagne et en
province rend les gens assez indiffrents. Par contre, dans les villes, les capitales
surtout, les gens mnent toujours une vie tumultueuse o les vnements se
prcipitent et changent dun moment lautre. Dans Le devant des portes , Rtif
compare Paris son Opra afin de donner une image claire de la vie dans la
capitale :"Cest en effet que les rues de Paris ressemblent son Opra : la scne y
448.
Ibid. p. 154.
449.
Ibid. p. 154.
Page | 205
change chaque instant. Ce stage dans une ville immense produit diffrentes
aventures"450. Pour ne pas tre isol du courant de la vie citadine, il faut absolument
comprendre tout ce qui se passe autour de soi. Cela nous impose dtre curieux et
de chercher linformation. Dans Les Nuits de Paris, lauteur dveloppe une critique
trs forte de ce comportement qui caractrise les Parisiens et qui prend quelquefois
la dimension dune hallucination collective : il ne cache pas son dgot, dans Le
convoi , de voir plus de trois cents pauvres se prcipitant pour assister au convoi de
la pompe funbre dun riche :"Les rues taient remplies, et tout le monde tait aux
fentres, []. Quelle est cette stupide curiosit du peuple, qui se foule pour voir
mener au spulcre un riche qui lui ferait horreur, sil tait dcouvert ?"451. Qualifier
cette curiosit de stupide signifie que Rtif la distingue dune autre sorte de curiosit
qui serait, selon lui, plutt utile. A ct de sa volont de faire du bien, la curiosit de
Rtif est lorigine de toutes ses aventures au sein de Paris : sil ntait pas curieux,
il resterait chez lui sans penser sortir pour dcouvrir les secrets de la vie nocturne.
Quelquefois, lauteur fait directement allusion sa curiosit :"Jtais fort curieux de
450.
Ibid. p. 113.
451.
Ibid. p.106.
452.
Ibid. p. 77.
Page | 206
nom et de sa famille. Quand il est entr dans ces dtails, il lui devient impossible de
sarrter l. Persuad que lamant reprendra sa tentative la nuit suivante, le guetteur
est en attente de la suite de cette aventure avec lintention dy intervenir. Ds que le
grimpeur de la veille revient comme prvu et escalade lchelle de corde quon lui
jette par la fentre, Rtif lui aussi, dcide de prendre cette chelle et dassister de
prs cette scne avec lespoir den dmler le mystre. Il pntre dans la chambre,
se cache et commence guetter la conversation des deux amoureux dans la pice
ct. Cette fois-ci, la scne se termine sans que le hros ait la chance dy jouer un
rle : la jeune femme qui profite de labsence de son mari pour recevoir chez elle son
amant, dcide de mettre fin cette relation. Elle est assez forte pour le repousser
malgr lamour quelle prouve pour lui. Aprs le retrait du jeune amant, Rtif profite
de sa prsence dans la chambre pour parler avec cette femme quil trouve vertueuse
et quil flicite pour son courage :"Je lui dis quelle avait du caractre et ce quon
arriver la compagne"454. De mme que le pcheur ne russit pas forcment tous ses
453.
Ibid. p. 83.
454.
Ibid. p. 206.
Page | 207
raisonnante et souvent dlirante" et il prcise que "tout est action dans cette grande
ville 456. En revanche, il se met lcart de ceux qui vont contempler, la
campagne, la nature vgtante 457. Cela signifie que celle-ci nincarne, hormis pour
lui Sacy dans La Vie de mon pre, et dans Monsieur Nicolas, quune nature morte
o les parcours noffrent aucune perspective daventure. Ici, on trouve lun des points
essentiels de divergence entre le Rtif des Nuits de Paris et le Rousseau des
455.
Ibid. p. 169.
456.
Ibid. p. 123.
457.
Ibid. p. 123.
458.
Page | 208
459.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 137.
Page | 209
cas dans Les hauts talons o il tient couter toute la conversation entre une
dame et lhomme qui laccompagne : cette dame, rpondant une question pose
par son compagnon sur les hauts talons de ses chaussures, justifie son choix par
une exigence de beaut :
Je croirais tre chausse en homme si javais des talons bas. Depuis que jai
vu au Palais-Royal une trs jolie personne navoir plus lair dune Tatillon en
chaussant presque plat, jai pris en horreur les talons bas. Dailleurs, ils nous
rendent la jambe dsagrable.460
En tout cas, le sujet abord par le couple ne prsente dintrt que pour les
fantasmes de Rtif : adoptant un discours moraliste dans ses Nuits de Paris, Rtif
vite de parler librement de son ftichisme qui a pour objectif les pieds des femmes.
Comme nous lavons dj mentionn dans ce chapitre, ce ftichisme rtivien prend
une dimension importante dans la rvlation de lrotisme de Rtif dans Monsieur
460.
Ibid. p. 159.
461.
Ibid. p. 929.
462.
Ibid. p. 930.
463.
Ibid. p. 931.
Page | 210
Le couple dans Les hauts Talons est fort surpris, et mme intimid de
lintervention de Rtif qui a laudace dinterrompre la femme pour donner son
opinion :" Madame a bien raison ! Voyez monsieur quelle grce cette marche
noble, et quelle majest donnent madame deux ou trois doigts de plus Je crois
quon me fit lhorreur de me prendre pour un voleur"464. Devant cette situation, Rtif
na dautre moyen pour se dfendre et pour rassurer le couple que de trop parler. Il
sait que sa faon de sexprimer peut dissiper toute quivoque et prouver sa droiture.
Voyant lhomme sapprocher de lui en prenant une position de dfense, Rtif se
lance dans un discours o il donne son opinion sur lhabillement et le got des
femmes de son poque. On a limpression que ce discours aurait pu se dvelopper
durant des heures si la femme ne lavait pas interrompu. Ce type de discours qui
incombe communment aux moralistes permet la femme de deviner lidentit de
son interlocuteur :"La dame minterrompit : Ntes-vous pas le hibou de la marquise
464.
Ibid. p. 159.
465.
Ibid. p. 160.
Page | 211
didactique : Rtif joue le rle dun historien qui caractrise lvolution du got public
Paris.
Mais il est un autre point de ce discours quil importe de souligner : lauteur
distingue radicalement Paris des autres villes franaises :
Nos aeules parisiennes adoptrent jadis les talons levs et pointus pour la
propret. Elles taient plus sages que leurs petites-filles, qui, daprs des
conseils anonymes, ont baiss leurs talons dans le temps o le pav est broy
plus que jamais par les voitures, o les inutiles canaux que la sottise et la
cupidit placent sous toutes les rues et en font des mares ; cest en ce
moment, dis-je, quune mode insense fait baisser, largir les talons des
chaussures des femmes !"466.
Par-del ces considrations sur le rle majeur de Paris dans llaboration des
modes vestimentaires, il est vident que la capitale nest pas vu par Rtif comme une
simple ville, mais plutt comme un pays ou un monde part. Le narrateur des Nuits
rue des Poulies, et jentrai, je ne sais pas pourquoi dans la petite rue Jean-Tison"467 ;
" Je revins par la nouvelle halle et le Pont-Neuf"468 ; "Le premier caf de Paris date
de 1705 []. Les cafs ont t longtemps le rendez-vous des honntes gens ; et il
faut convenir que ce rendez-vous est plus dcent que le cabaret, o lon tait oblig
de senfermer dans une chambre"469.
466.
Ibid. p. 160.
467.
Ibid. p. 107.
468.
Ibid. p. 118.
469.
Ibid. p. 165.
Page | 212
Lattention quil porte tous ces lieux parisiens lempche de chercher sortir
du ddale de cette ville qui est spare aussi du reste du monde par une autre
clture : la clture nocturne. Toutes les dambulations parisiennes de Rtif,
quelques exceptions prs, se passent la nuit. Il sait que les vices profitent des
tnbres de la nuit. Cest en ce sens que le narrateur prtend tre surnomm le
hibou de la marquise : il est comme cet oiseau qui ne cherche sa pture que durant
la nuit :"Je sortis cinq heures. La nuit commenait ; les rverbres ntaient point
encore allums"470 ; " Il tait onze heures"471 ; "Le soir, en sortant, je voulais passer
par la rue des Bernardins"472. Il est inutile de multiplier les exemples de ses
dambulations nocturnes car ils sont omniprsents dans Les Nuits de Paris. Par
contre, les activits diurnes des gens ny ont aucune prsence : lauteur nvoque
presque jamais des gens qui vont au travail ou qui exercent un certain mtier, car
le soir, lheure de [sa] sortie473, est toujours le moment de leur repos. Il est ds
lors logique de rencontrer des gens qui ont des proccupations de type diffrent.
Mais lambivalence est ici flagrante : la barrire nocturne qui masque la vie
quotidienne de lhomme et le monde rel, est en mme temps une ouverture sur un
autre monde, celui de la vie marginale des gens : cest le monde des crimes, de
prostitution et des vices qui se rvlent sous la couverture de la nuit. Alors que
Rousseau cherche en marge de la ville, dans ses alentours, la vrit de lui-mme et,
au-del, de lhumanit, Rtif entreprend cette recherche au sein de la ville, mais en
marge de la vie sociale et publique, dans les activits nocturnes transgressives.
En fait, la nuit sert de couverture, non seulement pour les vicieux, mais aussi
pour les hommes vertueux qui se trouvent contraints de dvelopper leurs activits
clandestinement sous la nappe noire de la nuit afin dviter les prjugs, les
incomprhensions et les critiques de la socit. Dans lhomme aux lapins , le
470.
Ibid. p. 133.
471.
Ibid. p. 119.
472.
Ibid. p. 105.
473.
Ibid. p. 73.
Page | 213
hros rencontre un soir, "un vieillard avec un sac qui ramassait toutes les pluchures
jetes au coin des bornes"474. Rtif sapproche de lui pour laider et lui demander
pour quelle raison il agit ainsi la nuit. Le vieux monsieur lui explique alors qu cause
de son ge avanc, il lui devient impossible de continuer dans son mtier de
compagnon charpentier. Et pour viter d" tre charge au public dans les hpitaux
ou mendier avec un certificat"475, il ne cesse pas de chercher une autre activit qui
saccorde avec son ge avanc et qui lui garantit une vie honorable. Aprs en avoir
tent plusieurs sans russir, il a fini par adopter lide dlever des lapins avec
lespoir de les multiplier et den vendre quelques-uns pour gagner de largent. Alors, il
sort la nuit pour ramasser les pluchures afin de nourrir ses lapins :"La honte
mempche de les ramasser le jour. Dailleurs, ayant voulu le faire une fois, en
traversant lIle Saint-Louis, les enfants se mirent crier aprs moi, jai pris le parti de
faire du jour la nuit et de la nuit le jour"476.
Dans les Nuits de Paris, lauteur consacre une place assez importante aux
personnes ges. En racontant les souffrances et les difficults de ce vieillard, Rtif
veut dmontrer que la socit parisienne nglige les besoins et les droits de cette
catgorie de la population, car travailler cet ge signifie que les personnes ges
ne sont pas prises en charge par leurs familles. Cest le cas aussi de la dame qui
travaille comme garde-malade : malgr son ge avanc, elle a un horaire de travail
irrgulier, selon la demande de ses patients.
Ainsi dans les Nuits de Paris, lobscurit joue paradoxalement un rle de
rvlateur : elle claire les secrets des hommes que mme les jours les plus
ensoleills ne rvlent pas. Cette image de la nuit rvlatrice se rsume
dans Laveugle clair , une des scnes les plus significatives des Nuits de Paris
et dont le titre est porteur dun double sens : il sagit dun aveugle qui demande
474.
Ibid. p. 100.
475.
Ibid. p. 101.
476.
Ibid. p. 101.
Page | 214
laumne un peu tard la nuit dans la rue Saint-Honor. En mme temps quil est
clair par les lumires dun falot pour attirer lattention des passants, cet aveugle
possde une forte intuition et un esprit clair qui le rendent capable de flairer le
genre et mme les personnalits de ses donateurs :
Deux filles sapprochrent et firent leur aumne sans parler. Lorsquelles furent
loignes, laveugle dit : ce sont deux demoiselles ! Je les ai senties "477 ;
"Jai senti que ce jeune homme tait doux, gnreux et trs port pour les
femmes.478
Ce pouvoir magique de voyance dont est dou cet aveugle, suggre que
beaucoup de choses dans la vie de lhomme ne se voient pas par les yeux, mais par
les lumires du cur, au sens figur de ce mot. Autrement dit, lexprience, la
sagesse et le bon sens nous permettent de voir travers la masse opaque de
lhomme, sa personnalit et ses profondeurs. Cest la raison pour laquelle lassistant
de laveugle, constatant cette ralit, se dit prt tout faire pour avoir un tel
talent :"Vous tes heureux de flairer comme a, pre Pinolet, la figure, lhabit, la
propret, les qualits, les dfauts ! Je donnerais mes deux yeux et mon falot pour
tre comme vous"479. La nuit a ainsi paradoxalement une certaine lumire invisible
qui rvle les secrets inaccessibles en plein jour.
477.
478.
Ibid. p. 91.
479.
Ibid. p. 91.
Page | 215
vertueux qui choisit de pntrer lunivers de la ville dans lespoir de corriger les vices,
ou au moins de les empcher dadvenir. Tandis que Rousseau dcide de se rendre
sur les marges gographiques de la ville en entreprenant ses promenades dans les
campagnes qui lentourent, Rtif reste, dans Les Nuits de Paris, au sein de cette
ville, mais en marge de sa socit en choisissant la nuit comme un point de dpart
pour ses activits et ses dambulations parisiennes. Ces marges prsentent un
intrt esthtique du fait de leur ancrage nocturne, mais ce mme ancrage nocturne
ne peut quimpliquer des strotypes au niveau moral : la nuit est depuis toujours
prsente comme le synonyme du danger, du mystre, de la rvolte, du mal, de la
prostitution, du crime. Son obscurit reprsente alors une couverture approprie pour
la dissimulation des transgressions qui sont dailleurs la cible essentielle de la
recherche de Rtif. Cest pour ces raisons que le choix de Rtif pour la nuit nest pas
arbitraire.
Pour dessiner ses lecteurs une scne crdible de ses dambulations
nocturnes, Rtif donne beaucoup de dtails concernant la gographie de Paris : au
dbut de chaque nouvelle aventure, il y a une indication prcise du lieu, parfois de
lheure aussi. Le narrateur nous retrace toujours son itinraire pour nous conduire
avec lui dans son parcours : "Me trouvant trop mu pour dormir, je prolongeai ma
promenade solitaire. Je me trouvai dans la rue Saint- Honor trois heures. Un falot,
Page | 216
entrant, je me rappelais que vingt-cinq ans auparavant, jtais venu dans cette rue
avec la jolie Madelon Destroche "484. A peine commence-t-il donner quelques
480.
Ibid. p. 96.
481.
Ibid. p. 148.
482.
Ibid. p. 184.
483.
484.
Ibid. p. 207.
Page | 217
dtails sur ces souvenirs, que se produit un incident qui arrte ce retour en arrire et
fait revenir notre narrateur la ralit : "Au milieu de cette agrable rminiscence, il
me tomba sur la tte de leau grasse, des carottes, des panais, et le reste. Je fus
rellement effray. Je me plaignis trs haut"485.
Limpossibilit de jouir des moments de suspension de la conscience grce
auxquels Rtif pourrait se plonger tranquillement dans son imagination, tient la
grandeur de la ville, son tumulte et lalternance prcipite de ces vnements :
dans la ville, les sens sont toujours invits tre en tat de vigilance pour interagir
avec tout ce qui les entoure : "Javanais, la tte basse, profondment enseveli dans
mes penses, lorsque, vis--vis la rue de lEperon, je me trouvai au milieu de vingtquatre de ces polissons "486.
Mais dans les deux cas (concentration ou rminiscences), il y a un
dnominateur commun : elles se droulent en parallle avec la dambulation dont
elles sont en quelque sorte, indissociables.
Rtif de la Bretonne dveloppe de plus lcriture dun autre mode dexercice
de limagination : la projection vers lavenir. Le procd que le narrateur emploie pour
mettre en scne ce nouveau type dvasion est en effet identique aux autres
techniques dj mentionnes : un lment dclencheur vient de lextrieur, le primat
de limagination savre bref et le retour la ralit seffectue par un autre
vnement qui constitue la base dune nouvelle aventure. Bien quelle ne se
produise quune seule fois tout au long des Nuits de Paris, cette projection est lourde
de significations : puisquil sagit dun sujet assez dlicat concernant le procs de
Louis XVI, Rtif tente dtre impartial dans son jugement sur cet vnement crucial et
son droulement. Il essaie en effet de le voir par les yeux des hommes qui viendront
deux sicles plus tard et qui seront alors tout fait capables de formuler des
485.
Ibid. p. 208.
486.
Ibid. p. 246.
Page | 218
jugements objectifs tant ils sont loin des troubles qua connus la France pendant les
jours de la Rvolution.
Dans ses hypothses sur ce que pourrait tre lopinion des gens du futur, le
narrateur nous surprend par la prcision des dtails en imaginant un dialogue entre
les hommes de 1992.
Pour me soulager, je menfonais dans la suite des sicles : je vis les hommes
de 1992 lire notre histoire, je mefforais de les entendre et je les entendis. [.]
Un de leurs philosophes scriait : "il faut de temps en temps de ces secousses
pour faire sentir aux hommes le prix de la tranquillit, comme il faut une
maladie pour faire sentir le prix de la sant. _ Mais, lui dit un de ses confrres,
aurais-tu voulu tre le secoueur ou le secou ? _ Non, [.]. Ici lorateur me
rveilla.487
487.
Ibid. 297.
488.
Ibid. p. 123.
489.
Ibid. p. 318.
Page | 219
cette le que le lecteur peut capturer un moment trs rare o lauteur voque ses
penses intimes avec une grande prcision :
Jallai de l sur mon le. Je my plongeai dans mes rflexions (le narrateur met
des scnes quil a vcues Paris), il nous raconte comment il a sauv par hasard
une innocente jeune fille qui tait sur le point de sombrer dans le libertinage : "Je
sortis avec elle du jardin et la conduisis, non sans peine, jusque chez la marquise.
Voici une victime que jarrache au vice et que je remets la vertu. M me de M*** (cest
ainsi quil la dnomme toujours) reut la jeune fille comme un dpt sacr"491.
Cette dernire phrase de la citation contient une allusion lun des caractres
importants de cette dame qui est apparemment une femme vritablement
bienveillante. Pour mettre en relief la qualit de la marquise, Rtif lvoque dans une
autre occasion, dune faon trs douce en incitant une prostitue la prendre
comme modle et remde pour se sauver de sa vie mdiocre : "Venez avec moi
490.
Ibid. p. 294.
491.
Ibid. p. 32.
Page | 220
(sadressant Saint- Brieux, prostitue trs belle et trs clbre Paris cette
poque-l) voir une femme plus belle que vous et qui de plus a le charme de la vertu.
Si un de ses regards ne purifie pas votre cur, je vous laisse et me retire"492.
De plus, en examinant les diverses aventures des Nuits de Paris, on constate
que Rtif prend la fois le rle de hros et celui de metteur en scne. Emissaire
des missions nobles 493, il est toujours la recherche des vices de la socit dans
lespoir de les corriger. Quand il en trouve un, il le guette avec lil du voyeur, puis il
attend le moment convenable pour intervenir et jouer un rle essentiel. Constamment
confront aux vices et aux passions, lauteur ne peut pas viter daborder des sujets
rotiques quil rencontre invitablement durant ses dambulations nocturnes. Mais
ce prcheur aborde de tels sujets avec le discours dun moraliste. Les textes de Rtif
sont souvent marqus par lambigut et leuphmisme : pour lui, la sexualit est un
sujet tabou auquel il faut se contenter de faire allusion : "Je trouvai [chez Dr. Prval]
un jeune homme denviron quinze ans, si beau que je le pris pour une jolie fille
dguise. O parents ! Prenez garde qui vous confiez vos enfants !.... Celui-ci ..
Son prcepteur ex-jsuite. Il tait malade cruellement. Je ne puis entrer en
aucun dtail et jen ai peut-tre trop dit !...."494.
Pour attirer lattention de ses lecteurs sur le dveloppement de ces scnes,
Rtif a souvent recours des procds qui visent produire des effets de surprise,
de peur ou dattente :
[.] jentrevois, langle, comme un paquet recouvert par la paille, que je
drangeai du pied. Je le recouvris, puis je me tins quelques instants, attentif.
Je ne tardai pas entendre marcher : on venait moi par la vieille rue du
492.
Ibid. p. 182.
493.
Ibid. p. 76.
494.
Ibid. p. 200.
Page | 221
Tous ces dtails minutieux laissent les yeux du lecteur grands ouverts. Un lecteur qui
attendrait de connatre impatiemment la fin de tous ces gestes inquitants.
Une autre technique souvent employe par Rtif a pour objectif de mettre en
relief les aspects les plus saillants de personnages mises en scne : elle ressemble
ce quon appelle dans le domaine pictural le clair-obscur 496 comme le montre le
tableau suivant de Georges de La Tour.
495.
Ibid. p. 45.
496.
Cest une technique picturale dans laquelle on voit juxtaposes immdiatement des parties claires
et des parties trs sombres. Il en rsulte des effets de contrastes parfois violents. La date de la
naissance de ce procd remonte la Renaissance o le peintre italien Polidoro da Caravaggio la
utilis pour la premire fois dans ses tableaux.
Page | 222
497.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 34.
498.
Ibid. p. 200.
Page | 223
Page | 224
hasard nest que le rsultat de linteraction de plusieurs lments dont certains sont
prpars par le hros lui-mme. Paris, cette immense ville o flne sans cesse Rtif,
se transforme, surtout la nuit, en une fort aventureuse, pleine de mystre et de
499.
Denis Diderot. Le Neveu de Rameau. Genve : librairie E. Droz, 1963, dition critique avec notes
Page | 225
Saint- Martin"502, on comprend en tant que lecteur que cette phrase, venant au dbut
dune nouvelle scne intitule "Les mchantes", nest ni absurde ni parasite, mais
quau contraire, elle reprsente un signe qui sensibilise lesprit du lecteur
lvnement qui la suivra.
Dans une autre circonstance, Rtif va plus loin dans sa recherche du hasard
en faisant un geste, bizarre du point de vue de la logique de la vie relle, normal du
point de vue de la logique de son imagination :
Ce soir, il me prit envie dentrer dans un cabaret de la rue de lArbre- Sec o
jentendis rire et chanter. [.] Je demandai une demi-bouteille de vin blanc,
avec deux verres, comme si javais attendu quelquun, et jallai me placer dans
la grande et bruyante salle des buveurs.503
500.
Ibid. p. 208.
501.
Ibid. p. 113.
502.
Ibid. p. 40.
503.
Ibid. p. 169.
Page | 226
Ici, comme dans toutes les autres scnes inaugures par une intuition ou un
dsir mystrieux, il se passera quelque chose qui rpondra lattente obscure du
hros ainsi qu celle du lecteur.
Dans ce dernier sens, on est trs proche de la conception que formulent les
Surralistes du hasard quils appellent le hasard objectif : ils parlent dun hasard qui
est le fruit de la rencontre dune causalit interne (lintuition de lindividu) avec une
finalit externe (une force mystrieuse qui mne, selon eux, la ralisation de cette
rencontre). Alors que Rtif demande deux verres dans un cabaret o il entre seul,
Andr Breton (1896-1966), dans ses Pas Perdus , nous dcrit son attente dune
rencontre de hasard : "chaque nuit, je laissais grande ouverte la porte de la chambre
pervers"506. Rtif profite de toute occasion convenable pour expliquer la raison dune
telle mission : "Je fais ce que je dois [.]. Puisque je ne laboure pas la terre comme
mon pre, il faut que je sois utile dune autre faon. Ce nest pas de vivre que je dois
membarrasser, mais de remplir mes jours, tant que jen disposerai."507
504.
Andr Breton. La Confession ddaigneuse dans Les Pas Perdus. Paris : Gallimard, coll. Ides ,
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p. 236.
506.
Ibid. p. 255.
507.
Ibid. p. 145.
Page | 227
Par contre, les surralistes ne fixent pas de but leur errance dans Paris pour
que linsolite et le merveilleux puissent se manifester. On lit dans Nadja, clbre rcit
de Breton, un passage qui rsume ce concept du hasard :
On peut, en attendant, tre sr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer
plus de trois jours sans me voir aller et venir vers la fin de laprs-midi,
boulevard Bonne-Nouvelle (). Je ne sais pas pourquoi cest l, en effet, que
mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but dtermin,
sans rien de dcidant que cette donne obscure, savoir que cest l que se
passe cela.508
Il nest donc nullement tonnant que dans le XVIIIe sicle que construisent les
surralistes et notamment dAndr Breton Les Nuits de Paris de Rtif de la
Bretonne aient occup une place majeure.
508.
Andr Breton. Nadja. Pais : Gallimard, Edition entirement revue par lauteur, 1963, pp. 29-30.
Page | 228
Page | 229
innovation tient dabord son style ainsi quau mcanisme qui a permis la
structuration du Tableau compos de 1049 images de Paris. Il est un des premiers
auteurs qui, dans la deuxime XVIIIe sicle, ont inaugur un nouveau discours visant
peindre directement la ville de Paris. Avec lui, celle-ci cesse tout fait davoir une
prsence marginale ou esthtique dans les ouvrages, mais devient un objet
509.
Jean-Jacques Rousseau. Julie ou La Nouvelle Hlose. Lettres des deux amants habitants dune
petite ville au pied des Alpes. Op. cit., seconde partie, Lettre XVII, p. 304.
Page | 230
Promeneur solitaire fuit la ville et sa vie sociale pour parcourir la campagne, Mercier
devient un piton urbain qui reste dans lenceinte de Paris. Mais pour Mercier
comme pour Rousseau, la dambulation constitue la base mme de lentreprise
structurale.
Lon a dj vu chez Rousseau ce dsir de fuir la ville afin de trouver un
espace ouvert qui permette de pratiquer librement sa dambulation. Dans lEmile par
exemple, le prcepteur rvle son envie dlever son Emile la campagne , non
seulement pour le prserver loin des noires murs des villes 510, mais aussi pour
lui faire parcourir le grand espace de la campagne. Selon lui, cette dambulation a
un effet primordial et essentiel sur lenfant en ce quelle laide mieux se comprendre
lui-mme et mieux prendre connaissance du monde qui lentoure :
Ce nest que par le mouvement que nous apprenons quil y a des choses qui
ne sont pas nous ; et ce nest que par notre propre mouvement que nous
acqurons lide de ltendue. Cest parce que lenfant na point cette ide, ()
Ayez donc soin de le promener souvent, de le transporter dune place lautre,
de lui faire sentir le changement de lieu, afin de lui apprendre juger des
distances. 511
510.
511.
Page | 231
Paris grce des dambulations rptes dans les rues de la capitale :"Jai tant
couru pour faire Le Tableau de Paris, que je puis dire lavoir fait avec mes
jambes."512
Il semble que le motif qui pousse Rousseau fuir la ville, soit le mme qui
renforce lattachement de Mercier y vivre : cest lambiance tumultueuse de la vie
parisienne. Alors que le premier est en qute permanente dun climat calme,
condition mme du surgissement des rveries, le second accueille avec avidit un
milieu o tous ses sens interagissent avec les multiples objets qui lentourent :"Tous
les sens sont interrogs chaque instant ; on brise, on lime, on polit, on faonne ; les
mtaux sont tourments et prennent toutes sortes de formes "513. Le discours de
Mercier qui cherche reproduire pour ses lecteurs les images varies de la vie dans
la ville, tente de donner la naissance un langage quivalent ltat fugitif et
prcaire de ces images et de ses sensations. Autrement dit, les spectacles
incohrents qui stimulent lobservation de lcrivain-dambulateur pendant son
parcours dans la ville, doivent inluctablement produit un cho sur son langage
descriptif. Dans Le Tableau de Paris, on assiste au dveloppement dune sorte
dcriture de la discontinuit avec parfois des focalisations trs fortes sortes de
512.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris, chap. CMLVIII, Mes jambes . Paris : Mercure de
France, coll. Bibliothque du bicentenaire de la Rvolution franaise , 1994, dition tablie sous la
direction de Jean Claude Bonnet, t II, vol. XI. p. 1309.
513.
Page | 232
flashs intermittents-, puis des panoramas trs gnraux. Il suffit de jeter un coup
dil sur la table des matires du Tableau de Paris pour saisir la juxtaposition
alatoire des images et des sujets sans quapparaisse un lien vritable et logique
entre eux : Procureurs. Huissiers ; La basoche ; Comdiens ; Spectacles
gratis ; Langue du matre aux cochers , etc., sont par exemple les premiers
chapitres du Tome troisime du Tableau de Paris. Nanmoins lauteur nonce dans
son Tableau quelques rares enchanements entre deux ou trois chapitres traitant du
mme sujet. Cest ainsi que, durant trois chapitres successifs, Palais Royal,
Suite du Palais Royal et Suite du Palais Royal 514, Mercier embrasse un
mme sujet essentiel.
Ailleurs, labsence au sein du Tableau de tout ordre chronologique ou de
schma romanesque classique, donne la possibilit den entamer la lecture partir
de nimporte quelle squence : le lecteur est capable doprer des slections pour
retenir que les images qui lui plaisent ou celles dont lintitul lattire. En ce sens, Le
Tableau de Paris peut tre considr comme une ample galerie de peinture qui
abrite diffrentes toiles reprsentant des sujets varis. Le choix de ces tableaux tient
au got du spectateur : certains prfrent regarder lensemble des tableaux de la
galerie, dautres ne sarrtent que devant les tableaux qui attirent leur attention et qui
correspondent leurs gots personnels.
Ce procd de composition est original et nouveau lpoque de Mercier. Il
cre justement un effet suggestif au niveau de la figure de lcrivain, dambulateur
urbain. Les diffrentes images prsentes dans Le Tableau de Paris refltent dune
faon ou dune autre la vie mentale trs particulire de son auteur et, par
consquent, celle de lindividu vivant dans la communaut sociale de la grande ville.
Le Parisien se trouve ncessairement en proie des images extrmement varies
avec un rythme trs saccad sans aucune harmonie interne. Le Tableau de Paris est
514.
Page | 233
alors le fruit dune criture dimpressions successives et infiniment diversifies par les
thmatiques et par le degr de focalisation quimpliquent ces impressions. La nature
des scnes du Tableau varie selon le degr de focalisation de lauteur : parfois on y
trouve une dissertation approfondie sur quelques thmes, parfois on se contente
dun coup dil gnral et dune vision panoramique. Cette criture engage en fait
toute la question du rapport de lindividu la grande ville. La structuration dramatique
des squences produit chez le lecteur une tendance voir leffet mme de la
dambulation dans la ville ainsi que plus globalement le rapport de lindividu la
gigantesque agglomration.
Page | 234
daprs mes vues, jai vari mon Tableau autant quil ma t possible ; je lai peint
sous plusieurs faces ; et le voici trac tel quil est sorti de dessus ma plume,
mesure que mes yeux et mon entendement en ont rassembl les parties "515. Luvre
de Mercier se prsente ainsi comme un rflecteur qui projette les images varies
collectes par lauteur-dambulateur lors de son parcours dans la ville. Le
rassemblement de ces images ne peut pas engendrer une forme conventionnelle
puisque sy trouver runies et juxtaposes des ralits diffrentes et mme
disparates. Mercier affirme que le rapprochement, intentionnel ou non intentionnel,
de ces images trs diverses de la ville, est essentielle la saisie de Paris dans sa
totalit :
Jai fait des recherches dans toutes les classes de citoyens, et je nai pas
ddaign les objets les plus loigns de lorgueilleuse opulence, afin de mieux
tablir par ces oppositions la physionomie morale de cette gigantesque
Capitale"516.
515.
516.
Page | 235
La mise en relief des contrastes de la vie parisienne a pour effet de faire surgir
des ralits souvent caches aux yeux des Parisiens. Le rapprochement des images
diffrentes, et parfois opposes, reprsentera plus tard pour les Surralistes un
procd essentiel dans leur cration potique qui cherche toujours la rvlation de la
part cache de lhomme. Selon eux, la juxtaposition spontane et irrflchie des
mots logiquement incohrents, est susceptible de rvler ce que les mots familiers
ont de surprenant et de choquant. Lusage habituel du langage, par exemple, conduit
lhomme oublier la valeur des mots les plus uss dans notre vie. Lindividu se
transforme alors en automate qui, programm exercer son rle social, rpte ces
mots dune faon machinale. On peut parler dune mutilation de la vraie valeur du
mot puisque son sens est assurment contraint de saccorder avec le contexte limit
dans lequel il intervient.
Les reprsentations varies des diffrentes composantes sociales de la ville,
saccolent dans Le Tableau de Mercier et leur diffrenciation choquerait lattente du
lecteur et le surprendrait. Au Tome sixime par exemple, Mercier assume un chapitre
au Jardin du Palais-Royal prcd dun chapitre sur les Tapisseries et suivi
par un chapitre intitul Coutume 518. Dans un chapitre intitul Trouveur ,
lauteur fait part de sa conviction dobtenir des rsultats positifs de rencontres
fortuites :"Ainsi des mlanges chymiques produisent, par la fermentation, de
nouveaux tres"519. Ces nouveaux tres sont les ralits caches derrire les
apparences extrieures des choses quon a lhabitude de voir partir de conceptions
517.
518.
519.
Page | 236
Paris, tient principalement son interaction avec les autres titres qui lentourent et
qui sont trs diffrents des intituls voisins. La rencontre dlments contradictoires
aboutit des rsultats hybrides et inattendus qui approfondissent la conscience de
lindividu et le librent de ses prjugs.
Il ne faut donc point stonner des contradictions ; elles sont ncessaires ; elles
servent plus quelles ne nuisent ; elles portent la lumire dans les yeux qui
refusaient de voir ; et ce nest toujours quaprs la plus belle dfense que la
prvention et la sottise abandonnent les prjugs littraires520
tenu dans cet ouvrage que le pinceau du peintre521), il importe de jeter un coup dil
rapide sur son procd pictural. Nous pourrons ainsi mieux comprendre son style qui
a des objectifs heuristiques et rvlateurs. Mercier a lhabilet de faire de son
collage. Ce procd, dj utilis par les cubistes, connat son panouissement lre
surraliste : il consiste coller sur une mme toile, des dessins ou des motifs
photographiques diffrents, et mme parfois des objets (allumettes, bois, verre,
plumes, etc.), afin de crer un ensemble qui mle ralit et imagination :
L'image, dit Pierre Reverdy, est une cration pure de l'esprit. Elle ne peut
natre d'une comparaison, mais du rapprochement de deux ralits plus ou
moins loignes. Plus les rapports de deux ralits rapproches seront
520.
Ibid. Chap. DCXXXIV, Du sicle littraire de Louis XIV . t II, vol. VIII, pp. 372-373.
521.
Page | 237
loigns et justes, plus l'image sera forte- plus elle aura de puissance motive
et de ralit potique522.
Tableau de Paris. Cest le dpaysement qui consiste bannir une partie loin de sa
place conventionnelle en lajoutant un autre contexte compltement diffrent par
son sens et par sa forme :"Il est bien entendu, dit Andr Breton, quon peut aller
jusqu dpayser une main en lisolant dun bras, que cette main y gagne en tant que
main"523. Leffet de surprise que pourrait produire cette technique sur lesprit du
spectateur, va jouer positivement sur sa connaissance en rveillant en lui le sens de
lobservation et en linvitant regarder autrement le monde o il vit. Ayant lhabitude
de regarder son corps dans sa totalit, lhomme est inconscient de la beaut et de la
valeur de chacune de ses parties. Donner loccasion de les contempler sparment,
doit crer chez lhomme le plaisir de dcouvrir leur richesse ensevelie en lui son
insu.
Dans le mme sens, lauteur du Tableau de Paris redistribue les lments de
la ville dune faon alatoire afin daboutir ce but : pousser le Parisien remettre en
522.
Cit par Claude Abastado. Introduction au Surralisme. Paris : Bordas, coll. Etudes , 1971,
p.82.
523.
Page | 238
Paris, Rtif affirme quil ne transmet aux lecteurs que les spectacles transgressant
lordre conventionnel et habituel. A la nuit vingt quatrime, il raconte la dception de
ses attentes lors de sa visite un cabaret o il souhaite trouver quelque chose de
diffrent mritant dtre mis en scne :
Jallais voir dans les cabarets des halles, dont javais beaucoup entendu parler.
Je croyais y trouver des scnes frappantes, je ny vis que de la dbauche ; des
gens qui fumaient, ou qui dormaient ; des filles perdues, crapuleuses, avec des
escrocs de billard ou dacadmie, qui se battaient ou se disaient des injures524.
Latmosphre de ce cabaret dcrite par Rtif comme banale qui ne mrite pas
dtre caractrise, pourrait constituer un sujet minemment intressant chez
524.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Prface, La nuit des
Page | 239
Mercier. Grce sa facult de voir ce qui se cache derrire les apparences, Mercier
aurait pu analyser les comportements des clients de ce cabaret comme autant
dindices de ce que sont en fait les murs de Paris. Il tient quant lui mettre sous
sa loupe les spectacles les plus insolites, cte cte avec les scnes les plus
ordinaires de la vie auxquelles lhabitude fait perdre une grande partie de leur sen et
de leur valeur. Dessiner limage dun spectacle marginal dans la socit relve de ce
type daventure qui deviendra plus tard avec Une Charogne 525 de Charles
Baudelaire, la nouvelle conception de la beaut. Celui-ci russit parfaitement
lobjectif
quil
sassigne :
dgager
la
beaut
partir
dun
lment
conventionnellement reconnu comme laid. Il est vident que limage utilise par
Baudelaire est excessivement violente, mais elle permet de mieux comprendre le
choix de Mercier : lun et lautre essaient dinspirer aux lecteurs une nouvelle manire
de voir le monde :" je sais que le bien sort quelquefois du mal"526. Cette manire de
porter son attention sur les choses familires tait dj celle dun Lonard de Vinci
(1452-1519) qui conseillait ses lves de simmerger dans la contemplation des
vieux murs de la ville pour en crer, grce limagination, tout un monde second :
Si tu regardes des murs souills de beaucoup de taches, ou faits de pierres
multicolores, avec lide dimaginer quelque scne, tu y trouveras lanalogie de
paysages au dcor de montagnes, rivires, rochers, arbres, plaines, larges
valles et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des
figures aux gestes vifs et dtranges visages et costumes et une infinit de
choses, que tu pourras ramener une forme nette et complte.
527
525.
526.
527.
Lonardo De Vinci. Trait de la peinture. Paris : Aux Editions Berger-Levrault, 1987. Textes
Page | 240
les soupirs et les gmissements de tant de victimes, si vous pouviez parler, que de
vos rcits terribles et fidles dmontreraient le langage timide et adulateur de
lhistoire !"528. A loppos dun simple habitant de Paris, le regard pntrant du
promeneur-crivain ne se limite pas aux pierres construisant les murs de cette
prison, mais il va plus loin en imaginant les souffrances comme une pture
quotidienne pour les hommes malheureux qui y ont t enferms. Toute la
construction urbaine de Paris se transforme pour Mercier en un livre qui recle des
histoires intressantes quant au pass, au prsent et lavenir de cette ville :
Vous ne la trouverez cette postrit [des vrais philosophes] que dans les murs
de la capitale. L sont cachs une foule dhommes aimables et instruits, qui
partagent leur temps entre les douceurs de la socit et ltude, qui jouissent
de tous les arts, qui vivent tranquilles dans un loisir ingnieux529
Mercier est alors ce voyant qui, selon la thorie rimbaldienne, rvle linconnu
tant quil est capable dentendre linou, de voir linvisible et de dpasser les
apparences des choses. Dans le chapitre intitul Promenons-nous , Mercier
transmet ses lecteurs le secret de sa visibilit exceptionnelle qui consiste
simplement dambuler dans les rues de Paris et contempler les murs de ses
difices :"Jetons un coup dil sur les tablissements de nos aeux : ainsi
japprendrai lhistoire des sicles qui mont prcd ; et chaque glise, chaque
monument, chaque carrefour moffrira un trait historique et curieux".530
528.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. CCLXXXI, Bastille . t I, vol. III,
p.722.
529.
Ibid. Chap. DXCIX, Postrit des vrais philosophes . t II, vol. VII, pp. 223-224.
530.
Page | 241
vertuez-vous mon cher lecteur, je ne vous dirai pas mon mot aujourdhui ; je men
donnerai bien de garde : avec de bons yeux, tels que les vtres, on voit des choses
que dautres nont point vues, ou quils ont mal vues, ce qui revient au mme "531. Il
faut alors apprendre la manire dont on doit regarder directement les choses sans
aucun obstacle. Mercier joue ici le rle dAsmode dans Le diable boiteux qui
propose son lve une vision pntrant les murs et les toits des maisons de la ville
afin de lui rvler les secrets intimes de ses habitants.
Dans le chapitre intitul Trouveur , Mercier atteint dun seul coup un
double objectif. Dun ct, il met la lumire sur ltranget dun petit exercice
marginal fait par des gens travaillant presque invisiblement et sans bruit. Et de lautre
ct, il dessine un autoportrait de lui en dissertant sur la fonction et lutilit de cette
pratique trs proche de la sienne. Les deux sont des dambulateurs-pitons dans les
rues de Paris et cherchent faire surgir ce qui est nglig par les autres :
Il va battant les chemins, les boulevards, les routes frquentes ; il a un coup
dil particulier pour distinguer de loin ce quon a laiss tomber. () il
distingue une clef de montre que la poussire couvre moiti ; il voit des deux
cts, et presque derrire sa tte. Notre il a huit muscles ; les huit muscles
de cet homme travaillent, le long des routes, avec mobilit surprenante. Il
marche htivement, comme pour aller au-devant de lobjet quil cherche ; il
ramasse vite ce quil trouve532.
531.
532.
Page | 242
Mercier adopte la mme manire de dambuler dans Paris pour ne rien rater
de ses spectacles :"on ne peut rien faire lentement Paris, parce que dautres
Cette manire de donner voir autrement tous les objets qui entourent lhomme
dans sa vie, vise confrer lhomme une nouvelle sensibilit.
Il est vident que lauteur a dj test cette exprience sur lui-mme avant
quil ne la transmette ses lecteurs. La profusion des prcisions descriptives dans
533.
534.
Page | 243
lhomme pendant le temps de son veil, ne constitue pas une vritable conscience
puisque tout individu ctoie beaucoup dlments dans sa vie sans se rendre compte
de leur vritable sens. Alors que de nouvelles ralits se rvlent quant ces
mmes objets pendant les quelques brefs et rares instants o lhomme se sent en
totale matrise de sa conscience : "Les objets que nous voyons tous les jours, crit
Mercier, ne sont pas ceux que nous connaissons le mieux"535.
Dans sa thse intitule Le temps et ses reprsentations dans le Tableau de
suppose daborder le monde tel quil est, de lembrasser dans sa vrit comme dans
sa contemporanit"536. Selon elle, cette recherche de contemporanit fait de
Mercier "un crivain soucieux davoir prise sur le monde et de saisir par lcriture le
la situation actuelles des esprits )538, Mercier ne peut pas sempcher, tout au long
de son uvre, de faire rfrence au pass au moment mme o il entame un certain
535.
536.
538.
Page | 244
sujet prsent ("En me promenant donc, je voyage dans lantiquit ; je me rappelle les
Cette tension entre les deux extrmes de laxe temporel, selon lexpression
de Genevive Boucher, peut tre parfois constate au sein dun mme chapitre : elle
renvoie encore une fois la figure de lauteur, Parisien dont les sens sont toujours
agits et excits par les diffrents objets de la ville. Cest une des nombreuses
raisons qui incitent Mercier avouer son incapacit datteindre Paris, un vrai sens
du bonheur :"javouerai () quil est presque impossible dtre heureux Paris"542.
Malgr la superposition de plusieurs temporalits chez Mercier, celui-ci
demeure toujours conscient du fait que le rapprochement des temps loigns doit se
faire au profit du prsent. Son retour au pass ou sa projection dans lavenir, ne se
font quau sein de parallles avec le prsent quil cherche dvoiler dans sa totalit.
Mercier attire lattention de ses lecteurs sur les philosophes qui sont le plus souvent
539.
540.
541.
542.
Page | 245
affranchis et librs dune telle tension. Il invite les Parisiens les considrer comme
des modles, comme des hommes qui savent dcouvrir la vrit cache des
choses :"Le point de vue rel des objets nchappe pas [aux philosophes]. () [Ils]
543.
Ibid. Chap. DXCIX. Postrit des vrais philosophes . t II, vol. VII, p. 225.
544.
545.
Page | 246
546.
Page | 247
Page | 248
point de vue :" [le jeune provincial] aura appris tourner en ridicule les vertus qui lui
taient les plus chres ; et tous les liens qui l'attachaient la maison paternelle, il les
aura oublis ou briss, parce qu'il aura vu la ville o ces nuds sont si lgers qu'ils
n'y existent plus, ou qu'ils y sont tourns en ridicule"549. Cest une vritable alination
du jeune homme par la ville que les deux crivains constatent et dnoncent.
Mais Mercier pose ce problme de lalination culturelle dune manire
beaucoup plus gnrale. Il rompt avec limage strotype du provincial Paris en
prsentant inversement un Parisien en province. Dans la squence intitule Le
Parisien en province , lauteur montre cette fois-ci le regard dun Parisien loign de
sa ville. Se trouvant dans un nouveau milieu qui lui est trange, le Parisien ressent
une forte nostalgie pour sa ville dorigine. Tout ce quil voit autour de lui dans la
campagne linvite tablir des comparaisons avec sa chre capitale. Il aboutit
invariablement au mme rsultat : dcrier la campagne pour mettre en valeur les
qualits de Paris :
Quand un Parisien a quitt Paris, alors il ne cesse en province de parler de la
capitale. Il rapporte tout ce qu'il voit ses usages et ses coutumes; il affecte
de trouver ridicule ce qui s'en carte; il veut que tout le monde rforme ses
ides pour lui plaire et l'amuser550
549.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. XI, Dangers . t I, vol. I, p. 48.
550.
Page | 249
de Paris, Mercier restitue habilement les regards des trangers sur Paris en tournant
en ridicules certains comportements citadins.
En dpassant le regard classique sur les choses, le narrateur devient un
vritable rvlateur. Dans Vente de leau , Mercier imagine la raction des
Suisses face au constat de la raret de leau potable Paris, phnomne auquel les
habitants de la capitale sont accoutums :
Quand on dit en Suisse, o les fontaines publiques abondantes et commodes
sont multiplies jusque dans le moindre village, quon vend leau Paris ; ()
que lon ne voit jaillir leau que dans les sales bassins de quelques
promenades ; on se prend rire et lon hausse les paules dtonnement et de
piti551
De mme, ltat dplorable des chevaux qui tirent les fiacres Paris, incite lauteur
critiquer ce phnomne en parlant du point de vue dun tranger :"Rien ne rvolte
551.
552.
Page | 250
chez Rousseau, cest une aversion personnelle, affective pour Paris. Dgot fait
avant tout du contraste entre la beaut imagine de Paris, () et sa laideur
relle .553 Outre la corruption morale rpandue dans la ville, la dgradation de
linfrastructure de la capitale doit profondment les attentes de Rousseau. Dans
ses Confessions, il voque en ces termes ses premires impressions :
Combien labord de Paris dmentit lide que jen avais ! () Je mtais figur
une ville aussi belle que grande, de laspect le plus imposant, o lon ne voyait
que de superbes rues, des palais de marbre et dor. En entrant par le faubourg
Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines
maisons noires, lair de la malpropret, de la pauvret, des mendiants, des
charretiers, des ravaudeuses, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux.
553.
Pierre Citron. La posie de Paris dans la littrature franaise de Rousseau Baudelaire. Paris :
Page | 251
Tout cela me frappa dabord tel point, que tout ce que jai vu depuis Paris
de magnificence relle na pu dtruire cette premire impression, et quil men
est rest toujours un secret dgot pour lhabitation de cette capitale.554
554.
Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions. Op. cit., partie I, livre IV, pp. 211-212.
555.
Page | 252
image que prsente Mercier de Paris est celle dune ville sale et
triste, habite par un peuple majoritairement misrable :"[Le Parisien]
lauteur du Tableau de Paris ne ressent pas le mme choc ni le mme dgot que
Rousseau absolument constern et foncirement pessimiste devant la laideur et la
tristesse de cette ville. Originaire de Paris et un de ses habitants depuis sa
naissance, Mercier, lencontre de Rousseau, sest habitu au spectacle de cette
ville. Au lieu de les masquer ou de sen abstraire, il choisit de les rvler et de
proposer les moyens de les corriger. Lauteur du Tableau de Paris adopte alors le
langage dun moraliste qui, sans cacher aucun des dfauts de la socit, travaille
avec enthousiasme pour amliorer son fonctionnement. Son uvre vise en premier
lieu signaler les points de faiblesse qui constituent des tares dans le corps de la
capitale. Ces constats sont luvre de lcrivain-piton qui observe tout le
mcanisme de la vie citadine. Les dambulations de Mercier dans les rues de Paris,
le conduisent incontestablement des observations philosophiques qui engendrent
des projets rformateurs. Cette optique rformatrice le conduit critiquer des
hommes de pouvoir :"Les hommes en place combattent toutes les nouveauts, et ne
cdent au bien public que lorsquon les y force, ou par une entire conviction, ou par
une forte violence. Le premier mot dun ministre est toujours, je dfends ; jamais
jaccorde".557 Malgr la censure, Mercier ne renonce jamais fustiger les dfauts de
la socit par des critiques cinglantes quil insre dans ses crits. Il dnonce les
556.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. DLXII, Jours ouvrables . t II, vol. VII,
p. 92.
557.
Page | 253
pouvoirs politiques et religieux qui craignent laction ducative des crivainsphilosophes :"Mais le projet est form, ce quil parat, dtouffer les crivains de la
les ides rgnantes".559 Mercier condamne lexercice aveugle des rituels religieux qui
se transforment en une sorte dhabitude vide de tout sens spirituel :"L le devoir
nest plus quune routine ; on fait le bien par contrainte et sans got ; on prie sans
savoir ce que lon demande, et lon se mortifie pour obir la rgle ".560 Selon
Mercier, les rgles suivies dans ces maisons ont incontestablement de lourdes
consquences puisquelles contrarient les lois de la nature humaine. Le besoin de
vivre en compagnie dans un cadre social, est inhrent lhumanit. Sacrifier cette loi
naturelle, avec notamment le vu de clibat pour se consacrer au service religieux,
peut produire des effets monstrueux. Aucune vie spirituelle et religieuse ne peut
supprimer la dynamique des passions :"Les passions ne dorment pas dans le silence
de la retraite ; elles sveillent, et jettent un cri plus long et plus perant. Que de
larmes secrtes !".561 Nous sommes ici trs proches de la religion de Diderot.
558.
559.
560.
Ibid. p. 77.
561.
Ibid. p. 78.
Page | 254
Mercier soppose avec force lducation impose aux jeunes gens vivant
dans ces tablissements religieux : lintolrance et le bigotisme sont les fruits des
562.
563.
Ibid. p. 143.
564.
Ibid. Chap. DLXI, Portrait dune abbesse . t II, vol. VII, p. 82.
Page | 255
ides nocives prches par les directeurs. Cest en des termes rousseauistes que
Mercier envisage la rhabilitation possible des curs en campagne :"Mais de tel
jeune prtre quon a dispos des ides intolrantes, quand il a obtenu une cure la
campagne, au milieu de linnocence et de la tranquillit des champs, environn de
travaux rustiques, conoit tout--coup le vide des questions oiseuses".565 Mercier
souligne la fragilit dune telle ducation qui ne rsiste pas longtemps devant les
preuves logiques et scientifiques des philosophes. Il dnonce dailleurs la censure
qui sexerce lgard des uvres philosophiques dans les tablissements
religieux :"Quand quelques livres dfendus y pntrent, la base de ces fameuses
thses chancelle, et les Sminaristes nont plus la conviction des vrits dont ils
taient imbus".566 Pour sparer leurs lves de tout contact avec ces ides qui
pourraient semer la rvolte dans lesprit des sminaristes, les directeurs appliquent
un systme strict qui interdit lintrusion de tels livres au sein de leurs
tablissements :"Il ne faudrait quun tome des uvres de J. J. Rousseau pour fouiller
565.
566.
Ibid. p. 141.
567.
Ibid. p. 142.
Page | 256
loign, qui, distrait, savance dans la rue, et lui emporte une oreille ou lui
coupe le visage.568
ou bien il sy monte avec lappareil dun matre qui vient faire excuter ses
volonts"571 Evoquant le problme des terrains non-cultivs autour de Paris, Mercier
introduit une critique prudente envers le roi :
568.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. CCCLXIII, Du fouet du charretier . t
570.
Ibid. p. 194.
571.
Page | 257
Terres incultes et qui ne font pas rares aux environs de Paris. Ce vaste enclos
ferm et solitaire souvre une fois lanne pour recevoir son ennuy
possesseur. () Ces parcs reclent du gibier qui nappartient pas aux
propritaires ; il est au roi ; lui seul a droit de le tuer. Les murs qui ceignent ces
enclos, souvrent quand il veut y entrer. On fait sortir le gibier quand sa Majest
est dans la plaine, afin que toute pice passe la porte de son fusil.572
La grande distance qui spare le roi de son peuple est aussi la cause de la
corruption qui ronge le corps de la socit. Dans chaque domaine concern, le
responsable est entour de personnages qui font cran. Dans le chapitre intitul
Saisies , Mercier dnonce les actes illgaux de certains fonctionnaires du
Royaume qui confisquent des livres en les accusant de transgresser les lois du
Royaume, mais qui, quelque temps plus tard, les revendent pour gagner de largent.
572.
573.
Page | 258
Lauteur affirme que les hommes en place ignorent, sans doute, que ces infamies
soprent sous leurs noms ; et que leurs cratures ont fond un revenu annuel sur
ces exactions".574
Le Tableau de Mercier a alors une double fonction : rappeler aux Parisiens
leur misre et, en numrant les dfauts de la socit, formuler un message destin
inciter les autorits trouver les remdes ncessaires la socit. Malgr sa
dception quant la corruption dans la ville, Mercier conserve toujours une tincelle
despoir. Mais la ralisation de cet espoir est conditionne par la ncessit de
bouleverser les comportements des responsables qui sont trop loigns de se
proccuper de la misre du peuple. Par la description dun Paris misrable et la mise
en scne des mauvaises conditions de vie des Parisiens, Mercier tente dveiller
lattention des lites de cette ville pour quelles se rendent compte de lurgence des
mesures indispensables :"Je ne peins les vices et le malheur que parce que la
peinture en peut devenir le remde devant des hommes que je ne crois pas
absolument dpravs, mais inattentifs, distraits, ou trop livrs leurs plaisirs ".575
Cette distraction dune certaine lite tient la division de la socit en couches
tanches. A lencontre de celle qui combat pour survivre, il y a celle qui cherche
574.
575.
Page | 259
dil que jette un suprieur en traversant ses bureaux ! Non, le dernier commis
na pas eu lhonneur dtre clair du rayon de sa vue. Sa marche hautaine, sa
tte en arrire semblent dire tous ces subalternes : je vous nourris ; mais je
ne vous aperois pas.576
Ibid. Chap. DLXXIV, Plume de commis . t II, vol. VII, pp. 139-140.
577.
Ibid. Chap. CMXXXVI, Censure des livres . t II, vol. XI, pp. 1255-1256.
Page | 260
la faillite des banques qui fait toujours de nombreuses victimes. Il invite notamment
instituer des lois qui protgent le Parisien :"Le commerce a besoin dune loi
nouvelle".578 Lauteur du Tableau de Paris propose une socit fonde sur des lois
justes qui garantissent explicitement et fermement lgalit entre tous les
citoyens :"Une loi timide est ordinairement une mauvaises loi".579 Mercier considre
quavec le temps, le changement politique simpose pour tre la hauteur de
lvolution des besoins populaires. Mercier refuse toute ide dun retour un modle
politique originaire prtendument parfait : "Que deviendraient alors ces prtendus
vue doiseau , Mercier, linstar de don Clofas accompagn par son guide le
dmon Asmode dans Le diable boiteux, choisit un lieu surplombant pour jeter un
coup dil panoramique sur Paris. Depuis les tours de Notre-Dame, la ville se
prsente lauteur et constitue un immense panorama. Ce nouveau spectacle lui
permet de contempler lensemble de la ville sans focalisation sur un lment
particulier. Cette contemplation conduit lauteur une vision apocalyptique de lavenir
de Paris. Mercier esquisse limage de Paris suite une probable catastrophe
naturelle :
En voyant cette enceinte peuple, je pensais aux suites effroyables quaurait
un tremblement de terre. Dieu ! Prservez Paris dun pareil dsastre, deux
minutes renverseraient les travaux de dix sicles. Les palais et les maisons
578.
579.
580.
Ibid. Chap. DLXV, Homme de got . t II, vol. VII, pp. 106-107.
Page | 261
branles, les temples renverss, les votes se sparant, que deviendrait cette
socit errante, abandonne elle-mme ?
581
Paris essaie de secouer la conscience des lecteurs qui doivent apprcier davantage
leur ville :"Thbes, Tyr, Perspolis, Carthage, Palmyre ne sont plus. Ces villes qui
peste, est-ce la famine, est-ce un tremblement de terre, est-ce une inondation, est-ce
un incendie, est-ce une rvolution politique, qui anantira cette superbe ville ? Ou
plutt plusieurs causes runies opreront-elles cette vaste destruction ?".583 Sans
carter la possibilit dun dsastre naturel, Mercier considre que lventuel
anantissement de Paris soprera probablement cause des consquences
nfastes de linjustice sociale implique au cur de la ville. Cette mditation est
loccasion de lauteur de revenir la question des ingalits sociales qui cre un fort
dsquilibre dans le corps de la socit. Mercier espre que son livre, aprs la
581
582.
583.
Ibid. p. 981.
Page | 262
Suite ses observations lors de ses dambulations dans les rues de la capitale,
Mercier est convaincu que les menaces qui guettent la ville proviennent en premier
lieu de lhomme lui-mme :"Les flaux de la nature ne sont plus rien en comparaison
de ceux que lhomme a crs pour sa ruine et celle des populeuses cits quil
habite".585
Ladjectif populeuses employ pour caractriser ltat de la ville, est
significatif en ce que lexcs de population est, selon lauteur, lun des facteurs
majeurs de lessor de la corruption Paris. Se rendant compte du caractre
dangereux de ce phnomne, Mercier sonne plusieurs reprises lalarme :"Je ne
crois pas quil y ait sur la terre un espace aussi peupl que Paris"586 Sur ce point,
Mercier est en accord avec plusieurs crivains contemporains, notamment Rtif et
Rousseau qui soulignent la dangerosit de lentassement ou du rapprochement des
hommes dans la grande ville. Cest parce que lanonymat, malgr son privilge de
donner la libert lindividu de vivre selon sa prfrence, permet aux vices de se
propager facilement parmi la population. Rousseau crit dans son Emile que Les
584.
Ibid. p. 981.
585.
Ibid. p. 983.
586.
Page | 263
hommes ne sont point faits pour tre entasss en fourmilires. () Plus ils se
rassemblent, plus ils se corrompent. () Des hommes entasss comme des
moutons priraient tous en trs peu de temps"587. Rtif de la Bretonne considre,
dans Monsieur Nicolas, que le rassemblement des hommes partout sur la terre,
aurait des consquences nfastes :"Lespce humaine, runie en nombre, se
Labsence dune vraie solution qui pourrait gurir la socit de ses maux,
pousse Mercier adopter des ides qui choquent les attentes de ses lecteurs.
Ressentant parfois limpossibilit de redresser cette socit vicieuse, Mercier ajoute
lexpression de ses sentiments de frustration des propositions trs audacieuses.
Tout en se prsentant comme un des plus enthousiastes dfenseurs de la ville,
Mercier surprend en annonant lanantissement volontaire de Paris dont la
corruption atteint un niveau irrparable. Il est conscient du risque quil court en
dveloppant une telle perspective, mais cette provocation est dlibre : le but de
Mercier est de rveiller la conscience des Parisiens qui ngligent leur ville. Avant
dentrer dans les dtails de son projet destructeur de Paris, lauteur anticipe les
ractions et les critiques de ses compatriotes au moment o ils lentendent
dvelopper son hypothse :
587.
588.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 39.
589.
Page | 264
Lide de dtruire Paris nest pas nouvelle, plusieurs crivains ont prcd
Mercier en ce sens. Mais lauteur du Tableau de Paris est peut-tre le plus direct
dans lexpression de ce souhait. Dans LEmile par exemple, Rousseau, convaincu du
fait que Paris puise la force conomique et sociale de la France, souhaite lui-aussi
la disparition de la capitale :" La France serait beaucoup plus puissante si Paris tait
590.
591.
592.
Page | 265
Mercier renonce aussi lide danantir Paris :"Il ne faut pas dtruire cette
mtropole, par cela seul quelle est la capitale de la France ".594 Ce changement de
position vis--vis de linfluence de Paris sur le Royaume, reflte la fidlit de
lentreprise de lauteur qui essaie de regarder objectivement la ville et sa place en
France. Cest pour cette raison que Mercier, lorsquil sagit dune apprciation de tel
ou tel aspect de Paris, invite les lecteurs vrifier eux-mmes la justesse de ses
propos :"Je vous laisse examiner et dcider cet intressant problme, lecteur ;
()".595
Dans ce mme chapitre consacr lloge de la capitale, lavis de lauteur
connat plusieurs reprises des volte-face sur le mme sujet. Malgr son intention
proclame de consacrer ce chapitre aux qualits de Paris, Mercier ne peut pas
sempcher dinsrer quelques mentions de ses dfauts. Les critiques formules par
Mercier ne sont pas, il est vrai, adresses la ville en elle-mme, mais aux
responsables qui, par leur ngligence et leur prodigalit inutile, ont fait de Paris une
ville infrieure aux grandes villes contemporaines. Lauteur considre que Paris
possde les lments ncessaires pour devenir une grande ville glorieuse, mais quil
lui faut un constructeur urbaniste prt bien employer la richesse de cette ville au
profit de son peuple. Mais Paris est condamne, selon Mercier, tre toujours sous
la direction dhommes qui profitent de ses fruits sans assurer sa survie :"Que la
France serait puissant, et que la capitale serait superbe et riche, si Louis XIV, au lieu
davoir bti son Versailles pour lui-mme, avait bti Paris pour son peuple ! ".596
593.
594.
Ibid. p. 776.
595.
596.
Page | 266
Versailles est toujours mise en parallle avec Paris. Ce sont l deux mondes
compltement diffrents, mais qui cependant se ctoient. Alors que la premire est
dnonce comme ville de plaisir, frquente par les lites sociales et politiques, la
seconde est une ville nglige, habite par un peuple misrable. Mercier essaie de
montrer comment Paris est la fois la victime et la source de richesse de Versailles.
Dans Supposition , Mercier propose de brler Versailles qui ne russirait pas
survivre sans Paris :"Et notez bien que dans cet embasement je comprends
Versailles ; qui nest quun appendice de la monstrueuse ville ; car Versailles nexiste
que par Paris, comme Paris semble nexister que pour Versailles ".597 Mercier
considre que les deux villes, si lon peut dire, ont un destin commun. Par
consquent, si les rois de France continuent de ngliger Paris, Versailles
nchappera pas la fin tragique qui doit latteindre. Dans le chapitre intitul A vue
597.
598.
Page | 267
Les caractres positifs que lauteur dsigne pour les autres villes, renvoient
logiquement aux manques et aux dfauts de Paris. Autrement dit, limage urbaine de
Londres ou de Turin bien amnags, laisse le lecteur imaginer les dsordres
parisiens.
Au XVIIIe sicle, Londres est la ville la plus sollicite par les crivains en tant
quun exemple de mtropole prospre en matire dconomie et de commerce.
Mercier joue tout particulirement de la concurrence traditionnelle de Paris et de
Londres. Cet esprit de concurrence lui permet tout particulirement dinciter les
Parisiens multiplier les efforts ncessaires pour conserver Paris la place de chef
de fil. Pour aiguiser la dtermination des Parisiens qui refusent linfriorit de leur
ville, la plupart des citations de Mercier sur Londres sont positives. Le court sjour de
599.
Page | 268
lauteur Londres quelques annes avant la rdaction de son Tableau de Paris, peut
lavoir incit observer plus prcisment Paris. Dans Le Tableau de Paris, limage
positive de Londres apparat, dans une perptuelle ritration, comme un modle de
perfection quil faut imiter :"Jaime mieux le voir comme Londres ()"600 ; "On va
procurer aux particuliers de leau, comme Londres, par le moyen dune pompe
feu"601 ; etc.
Dans un chapitre intitul Contrastes des Parisiens avec lhabitant de
600.
601.
602.
Ibid. Chap. DXCIV, Contrastes des Parisiens avec lhabitant de Londres . t II, vol. VII, p. 207.
603.
Ibid. p. 208.
Page | 269
Il est remarquer que Mercier entame la comparaison entre les deux pays
voisins en sappuyant sur leurs capitales. Selon lui, la mtropole runit et rsume
toute la culture de la patrie grce au mlange de tous les types dhommes au sein de
son enceinte. Lauteur du Tableau de Paris considre la capitale de la France
comme un monde entier en lui-mme : "() Paris est un monde".606 Dans le premier
chapitre de son Tableau, Mercier justifie son choix de la capitale de la France en tant
que scne unique de ses observations. Selon lui, cette ville recle une
604.
605.
Ibid. 208.
606.
Page | 270
pas besoin de sortir de lenceinte de ses murs pour connatre les hommes des autres
climats ; il peut parvenir la connaissance entire du genre-humain, en tudiant les
individus qui fourmillent dans cette immense capitale".607
Dans Mes jambes , le dernier chapitre du onzime volume du Tableau,
Mercier tient indiquer les moyens importants qui lont aid rdiger cette uvre.
Lauteur ne passe pas sous le silence le rle qua jou Londres en tant que ville
exemplaire pour ses comparaisons qui permettent de critiquer la situation Paris.
Mercier y justifie son choix de cette ville : "Londres, voisine et rivale, devient
invitablement le pendant du Tableau que j'ai trac, et le parallle s'offre de luimme. Les deux Capitales sont si proches et si diffrentes, quoique se ressemblant
bien des gards, ()".608 Le choix de Mercier pour Londres comme une ville
analogue Paris est, loin dtre arbitraire, appuy davantage sur la bonne rputation
que possde cette ville parmi les Parisiens. Malgr les prjugs rpandus Paris et
visant ddaigner Londres, les Parisiens sont conscients de la grandeur de leur
ville. Paris trouve dailleurs une apprciation du mme ordre Londres :" Tous les
chapiers de la terrasse des Tuileries, ou de lalle du Luxembourg, sont des antianglicans, qui ne parlent que de faire une descente en Angleterre, de prendre
Londres, dy mettre le feu ; et qui, quoique jugs souverainement ridicules, nont
gure sur les Anglais, des ides diffrentes de celle du beau monde".609
607.
608.
609.
Page | 271
610.
Ibid. Chap. DXCIV, Contrastes des Parisiens avec lhabitant de Londres . t II, vol. VII, pp. 208-
209.
Page | 272
dabord avec une espce de frnsie ; le lendemain il tourne tout en ridicule, parce
quil ne cherche que lamusement. Il est tomb depuis prs de cent ans dans une
espce dinsouciance sur ses intrts politiques ;() on y a peur de tout ce qui est
sublime en tout genre".613 On ressent l une des ides rvolutionnaires rptes par
Mercier tout au long de son uvre et qui visent briser limage sacre et intouchable
de la monarchie. Lauteur vite dadresser des critiques directes la monarchie
611.
612.
(1281-1789) Et Le Nouveau Paris (1799) : Un ralisme militant. Paris : Honor Champion, 2009,
p.354.
613.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Chap. XX, Le bourgeois . Op. cit., t I, vol. I, p. 61.
Page | 273
614.
615.
Page | 274
Le rle que Mercier souhaite voir jouer par le peuple, ressemble celui du
parterre des spectacles avant XVIIIe sicle. Dans Thtre national , Mercier
exprime ses regrets de la disparition de ce rle important jou auparavant par le
parterre pendant la reprsentation des pices de thtre. Selon lui, le public avait la
libert dinteragir avec les comdiens en exprimant directement ses impressions et
ses ractions durant le droulement du spectacle. Cette prsence active du public
constituait une sorte de censure qui ne permettrait de reprsenter que les pices de
bonne qualit. Linterdiction de cette communication entre les comdiens et leurs
spectateurs, a instaur, selon Mercier, un climat de grande froideur :
Le parterre de ce spectacle a perdu ses droits antiques ; il nexerce plus avec
vigueur une autorit dont on lui a contest lusage, quon lui a ravie enfin ; de
sorte quil est devenu passif. On la fait asseoir, et il est tomb dans la
lthargie. La communication des ides et des sentiments ne se fait plus sentir.
() Autrefois un enthousiasme incroyable lanimait, et leffervescence gnrale
donnait aux productions thtrales un intrt quelles nont plus. Aujourdhui le
calme, le silence, limprobation froide ont succd au tumulte.617
Il est fort possible que Mercier a voulu dessiner, travers ce coup dil
gnral sur lvolution du thtre en France, une image mtaphorique de la situation
politique et de son volution en France. Une pice de thtre et ses comdiens qui
jouent devant le parterre, pourraient reprsenter la scne politique au Royaume et
les hommes de pouvoir en face du peuple. Celui-ci est dsormais incapable
616.
617.
Page | 275
pouvantable lie sachemine lentement, travers les rues, vers la rivire de Seine, et
en infecte les bords, o les porteurs deau puisent le matin dans leurs seaux, leau
que les insensibles Parisiens sont obligs de boire".619 Mercier constate nouveau
cette contamination dans le chapitre intitul Egouts publics o il crit :"Un grand
nombre des gouts particuliers des rues versent dans ce grand gout, dont
lembouchure est dans la rivire de Seine, lune des grilles de Chaillot".620 Lauteur
remarque que la plupart des trangers passant par Paris, souffrent de leau pollue
de la Seine. Il joue le rle du mdecin en leur conseillant une potion qui les pargne
la peine de tomber malade :"Leau de la Seine relche lestomac, pour quiconque ny
est pas accoutum ; les trangers ne manquent presque jamais lincommodit dune
618.
619.
Ibid. 117.
620.
Ibid. Chap. DLXXXVI, Egouts publics . t II, vol. VII, pp. 177-178.
Page | 277
petite diarrhe ; mais ils lviteraient sils avaient la prcaution de mettre une bonne
cuillre de bon vinaigre blanc, dans chaque chopine deau".621
Lauteur brosse avec prcision le tableau sombre de Paris ville pollue qui
risque dempoisonner ses habitants. Grce lacuit de ses observations, Mercier
dcouvre qu ct de lair et de leau pollus de la capitale, le pain consomm par
les Parisiens pourrait tre une matire empoisonnante :"() les boulangers () font
le pain avec leau des puits, infecte par la filtration des fosses daisance et de mille
autres immondices".622 Par ces remarques minutieuses sur latmosphre insalubre
de Paris, Mercier pousse un cri dalarme pour attirer lattention quant aux dangers
menaant la capitale et ses habitants.
Malgr lloge quil dveloppe de quelques rues embellissant la capitale et
offrant aux Parisiens la possibilit des promenades ( les belles rues qui environnent
621.
622.
623.
624.
Page | 278
averse il faut dresser des ponts tremblants. Rien ne doit plus divertir un
tranger que de voir un Parisien traverser ou sauter un ruisseau fangeux avec
une perruque trois marteaux, des bas blancs et un habit galonn, courir de
vilaines rues sur le pointe du pied, recevoir le fleuve des gouttires sur un
parasol de taffetas.625
Dans les deux scnes prcdentes, tous les dtails sont significatifs : le
parasol que le Parisien tient porter avec lui, na aucun usage utile puisque cest la
rue qui va le salir, non pas la pluie. Ces dtails mticuleusement prsents par
lauteur, contribuent constituer une image du Parisien et par l mme de la ville qui
labrite. Son attachement au parasol qui ne lui sert rien au lieu de se mouvoir pour
changer ses conditions de vie, reflte limage dun homme irrsolu. Cest la raison
pour laquelle Mercier, au lieu de sadresser lautorit pour revendiquer la rsolution
de ce problme essentiel, propose aux Parisiens un moyen pratique dattnuer leurs
625.
626.
Page | 279
poussire ?"627
La colre de lauteur de voir sa ville plonge dans des conditions mdivales,
le conduit des jugements ngatifs paroxystiques. Il qualifie Paris de ville du
monde la plus sale 628 dont le pav est le plus infect et le plus incommode de
toutes les villes du royaume .629 Ce qui inquite lauteur, ce nest pas seulement
lincommodit dont souffrent les Parisiens cause de ces rues fangeuses, mais cest
leur contamination qui menace leur vie elle-mme. Les carrosses contribuent
polluer cette boue par leurs roues qui laissent chapper des matires grasses. Par
consquent, ces rues fangeuses deviennent une terre qui permet lincubation des
maladies contagieuses :"La boue de Paris, charge de particules de fer, que le roulis
627.
628.
Ibid. p. 110.
629.
630.
631.
Page | 280
quoique vous ne cherchez point prendre".632 Il sensuit que tous les coins de la ville
sont susceptibles de devenir des lieux daisance. Un tel phnomne suggre limage
de la capitale en prsentant un spectacle hideux et dgotant aux yeux des
habitants. Malgr la dlicatesse de ce sujet, lauteur nhsite pas la discussion de
ce problme jusquaux dtails les plus minutieux. Outre le fait quil transgresse la
dimension esthtique de la ville, Mercier semble prfrer sintresser au dsordre
sanitaire induit par cette situation. Les matires fcales rpandues dans les lieux
publics de la capitale, do manent de trs mauvaises odeurs, doivent
inluctablement contaminer latmosphre de la ville :
Aujourdhui les quais qui forment une promenade et qui sont un
embellissement de la ville, rvoltent galement lil et lodorat ; il nappartient
peut-tre qu un mdecin de se promener de ces cts-l : ce sera pour lui un
vritable thermomtre des maladies rgnantes. () la malpropret publique
tournerait du moins au profit du gnie observateur.633
Dans luvre de Mercier, Paris apparat aussi comme une ville invivable du
fait quelle est extrmement pollue et contamine par lhomme lui-mme. Si le
Parisien
dtruit
involontairement
sa
ville
travers
des
comportements
irresponsables, celle-ci tue en revanche ses habitants qui lont empoisonne. Lair
vici, les rues fangeuses, les maisons puantes, leau et le pain contamins, etc.,
constituent, entre autres, les lments de latmosphre toxique de Paris. Ces
lments contribuent ruiner lentement la sant du Parisien qui accepte de rester
volontairement dans cette ville dont les maisons sont qualifies par Mercier de
prisons634. En effet, la sant du peuple occupe une place importante parmi les
priorits de lcrivain-observateur dans la ville. Selon lui, la prosprit et la
productivit de chaque peuple ainsi que celle de lEtat dpendent directement des
632.
633.
634.
Page | 281
conditions sanitaires o vit lindividu :"Quoi de plus important que la sant des
citoyens ! La force des gnrations futures, et consquemment celle de ltat, nestelle pas dpendante de ces soins municipaux ?".635 Mercier va jusqu se permettre
de donner des conseils aux femmes et aux filles pour prendre des prcautions contre
les maladies durant leur dambulation dans la ville :"Les bancs en pierre qui bordent
les boulevards sont insalubres ; la pierre est froide, et les femmes et les jeunes filles
ne peuvent gure sy asseoir impunment. Il en rsulte des accidents qui influent sur
leur sant".636
Pour juger la beaut dune rue, son tat hyginique constitue, entre autres, le
critre le plus important sur lequel repose lavis de lauteur. Cest de l que provient
sa grande admiration pour les boulevards bords darbres et qui, grce leur
largeur, distinguent la voie des carrosses et celle des pitons : "Le boulevard du ct
635.
636.
637.
638.
Ibid. Chap. DCCCLIII, Les deux belles rues . t II, vol. X, p. 1039.
Page | 282
froide .641
Selon une recherche laborieuse effectue par le dambulateur, Paris runit
les contrastes les plus flagrants. Les observations quil a recueillies lors de ses
parcours urbains lui permettent de juger Paris comme la ville la plus sale au monde,
mais qui contient nanmoins quelques-unes des plus belles rues en Europe. Il est
remarquer que chacun de ces jugements est donn comme ralit incontestable,
rvlatrice de la situation gnrale de Paris. Mais cela reflte dabord les errances de
lcrivain-piton qui se dplace dans la capitale sans plan prcis. Il transpose pour le
lecteur ses impressions au fur et mesure que les spectacles dfilent devant ses
yeux. Les regards persistants du dambulateur singularisent les objets focaliss. Le
narrateur souligne le fait quil fait dpasser les apparences esthtiques. En effet,
derrire la faade splendide de la capitale, reprsente par quelques-unes de ses
belles rues et quelques monuments, se cache limage hideuse dune ville malpropre
qui abrite des tres menacs de la contamination dune atmosphre insalubre.
Mercier est persuad que les Parisiens sont conscients de lampleur du danger qui
les menace. Nanmoins ils prfrent rester dans cette ville qui les attire dune faon
irrsistible. Lauteur justifie la prdilection des Parisiens par lhabitude qui les rend
insensibles envers les dangers et les misres de lespace o ils habitent :"Lhabitude
639.
640.
Ibid. p. 1039.
641.
Ibid. p. 1040.
Page | 283
familiarise les Parisiens avec les brouillards humides, les vapeurs malfaisantes et la
boue infecte".642
De plus, les divertissements quoffre Paris ses habitants, jouent un rle
essentiel dans ladoucissement de la misre de leur quotidien qui dgrade leur tat
de sant :"Ensuite lopra, la comdie, les bals, les catins et les spectacles,
craignais tant de la chagriner".644 Selon Mercier, Paris est donc cette ville charmante
qui attire les gens sans garantir leur destin. Celui qui y sjourne pour quelque temps,
tombe inluctablement sous son charme : il lui devient presque impossible de penser
vivre dans une autre ville. Au cas o lon est oblig de prendre une telle dcision,
lamertume de la rupture avec Paris est alors flagrante. Cest le cas dans M. Nicolas
de Rtif de la Bretonne, o le hros exprime son dsespoir de la contrainte qui
loblige quitter la capitale. Malgr cela, il est tout fait conscient de linfluence
nocive de cette ville sur sa vie :"Jaime Paris comme on aime une mre qui nous a
gts"645. Mercier se mfie de cet attrait quexerce Paris ses habitants ainsi que sur
ses visiteurs. Tous ceux qui cherchent des aventures galantes comme M. Nicolas,
des divertissements et le luxe comme Manon Lescaut, une ascension sociale comme
Jacob, peuvent raliser leurs objectifs dans Paris qui est, selon Mercier un pays
dlicieux pour quiconque veut jouir .646 Mais lauteur avertit ses lecteurs du danger
de se livrer compltement aux plaisirs de Paris. Selon lui, une telle obsession mne
642.
643.
Ibid. p. 123.
644.
Labb Prvost. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut . Op. cit ., p. 84.
645.
Rtif De la Bretonne. Monsieur Nicolas ou le cur humain dvoil. Op. cit., p. 1119.
646.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. CCXCVIII, Objections . t I, vol. IV, p.
770.
Page | 284
Vous seriez fortun partout ailleurs : Paris vous serez pauvre encore. On a dans la
capitale, des passions que lon na point ailleurs. La vue des jouissances invite jouir
aussi".647
Rousseau constitue un cas exceptionnel dans le soulagement quil exprime en
sloignant de Paris, ville pour laquelle il ne ressent aucune nostalgie. Cependant, sa
totale prdilection pour la vie rurale, ne lempche pas dtre objectif et dvoquer les
qualits de la capitale. Malgr son regard pessimiste sur la socit parisienne, le
gouverneur dEmile reconnat la ncessit de frquenter les milieux de cette ville si
lon veut perfectionner ses talents :
Il ny a pas peut-tre prsent un lieu polic sur la terre o le got gnral soit
plus mauvais qu Paris. Cependant cest dans cette capitale que le bon got
se cultive, et il parat peu de livres estims dans lEurope dont lauteur nait t
se former Paris () Si vous avez une tincelle de gnie allez passer une
anne Paris. Bientt vous serez tout ce que vous pouvez tre, ou vous ne
serez jamais rien648.
Paris est, selon Rousseau, une arme deux tranchants qui tue celui qui ne
sait pas comment lutiliser. De mme, Mercier exprime sa grande fascination pour
cette ville en multipliant des apprciations qui relvent de lloge. Il partage avec
Rousseau lapprciation des particularits de Paris et le sentiment de la ncessit
dy sjourner afin dacqurir une bonne exprience :"On a dit quil fallait respirer lair
de Paris, pour perfectionner un talent quelconque. Ceux qui nont point visit la
capitale, en effet, ont rarement excell dans leur art. Lair de Paris, si je ne me
647.
648.
Page | 285
trompe, doit tre un air particulier".649 Dans le chapitre intitul Livres , Mercier
considre Paris comme un grand foyer de lumire .650
Quitter ce monde inspirateur et mener une vie campagnarde, tel est donc le
choix de Rousseau prement critiqu par Mercier qui considre cette dcision
comme un manque de courage. Essayant dtre objectif dans son jugement sur ce
choix, Mercier affirme avoir tent la vie recommande par son matre afin de la
comparer avec la vie parisienne. Il apporte aux lecteurs son tmoignage sur son
exprience personnelle :
dix-huit ans, quand j'tais plein de force, de sant et de courage, et j'tais
alors trs robuste, je gotais beaucoup le systme de Jean-Jacques Rousseau
: je me promenais en ide dans une fort, seul avec mes propres forces, sans
matre et sans esclaves, pourvoyant tous mes besoins651.
649.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. premier, Coup dil gnral . t I, vol.
I, p. 24.
650.
651.
Page | 286
point de milieu, et il faut tre tout--fait un homme errant dans les bois, ou il
faut vivre Paris dans la bonne compagnie ; c'est--dire, dans celle que je
frquente: car chacun appelle ainsi la socit qu'il s'est choisie.652
Il est difficile pour Mercier qui est n et a vcu Paris, de sadapter un autre
espace. Lexprience de la vie la campagne conformment aux leons de
Rousseau lui a t utile dans le sens quelle la aid apprcier plus justement la vie
parisienne. Mercier est alors ce Parisien en province qui, grce une srie de
comparaisons entre les deux mondes quil a vus, essaie de profiter de son
exprience pour regarder positivement sa ville dorigine. Dans Rue Pltrire , un
chapitre consacr lloge de Rousseau, Mercier justifie lincapacit de Rousseau
sadapter avec la socit parisienne. Lauteur affirme quun homme comme lui dot
dune grande sensibilit, ne peut que mal supporter la substitution brutale despace
bruyant et agit la nature apaisante quil a connue :
Jean-Jacques Rousseau a parl assez souvent dans ses crits des beaux
paysages du lac de Genve, des forts, des lacs, des bosquets, des rochers,
des montagnes dont laspect parlait puissamment son me. Son imagination
ne reposait que sur les prs, les eaux, les bois et leur solitude anime.
Cependant il est venu presque sexagnaire se loger Paris, rue Pltrire ;
cest--dire dans la rue la plus bruyante, la plus incommode, la plus passagre
et la plus infeste de mauvais lieux"653.
Mercier montre que les conditions de vie de Rousseau Paris faisaient son
sjour dans cette ville un vritable emprisonnement qui ne pouvait que susciter des
dsirs de fuite. Il tente aussi, dans ce mme chapitre, dexpliquer le choix dautres
philosophes de rester Paris sans chercher la fuir. Il choisit Voltaire quil critique
pour sa valorisation du luxe. Selon Mercier, linverse de Rousseau qui est venu
652.
653.
Page | 287
habiter un plancher troit, resserr, o parvenait sans cesse son oreille les
jurements des forts de la halle, et les glapissements des curieuses de vieux
chapeaux , Voltaire a su choisir un espace dot dune belle vue inspiratrice :" Et
Voltaire qui travaillait incessamment pour les petits soups de Paris, demeurait au
pied du mont Jura. Son il embrassait lhorizon du lac et des montagnes ()."654
Mercier ne semble pas avoir t alors un grand admirateur pour les ides ainsi que
pour le mode de vie de Voltaire. A plusieurs reprises, ce dernier est la cible des
attaques de Mercier qui le critique la fois sur le plan moral et sur le plan littraire.
Il est noter que la critique traditionnelle du luxe trouve sa place dans le
regard de Mercier sur Paris. Sans nier la beaut des bijoux, Mercier invite les
Parisiens rflchir sur labsurdit dacheter ces pierres des prix trop chers :
Rien nest plus brillant lil que cette boutique : rien nest plus triste la
rflexion ; on ne sait si lon doit sourire ou gmir de ce luxe purile. On admire
les grces quon a su donner des riens. () cest dans ce lieu surtout quun
philosophe pourrait dire : que de choses dont je nai pas besoin !655
entre dans la boutique du bijoutier, et achte des breloques un tel prix, que la
moiti aurait suffi pour faire subsister pendant une semaine entire plusieurs familles
ncessiteuses".656 Mercier distingue alors entre deux types de regard sur les
diffrents objets de la ville : lun philosophique qui traverse lapparence extrieure
pour atteindre le sens profond des objets ou des phnomnes de la socit, alors
654.
655.
Ibid. Chap. DLV, Le petit Dunkerque . t II, vol. VII, pp. 67-68.
656.
Ibid. p. 68.
Page | 288
que lautre est superficiel du fait quil est dj soumis linfluence de lhabitude et
des prjugs. Lauteur profite de cette occasion pour renouveler sa critique de
Voltaire : "Voltaire, lors de son dernier sjour Paris, se plaisait beaucoup dans le
riche magasin de cette maison curieuse. Il souriait toutes ces crations du luxe ; il
apercevait, je crois, une certaine analogie entre ces bijoux brillants et son style".657
En fait, Mercier critique labsence de libert dexpression Paris. Cette
critique revient inlassablement sous la plume de lauteur. Mercier oppose la France
lexemple de lAmrique dote dune libert exemplaire passionnant les auteurs
parisiens qui en sont privs. Selon Mercier, cette restriction a pour effet de rpandre
lignorance dans la socit. Educateurs du peuple, ces crivains ont besoin
despaces libres pour indiquer la nation la voie suivre :
Nous ne pouvons Paris, ni parler ni crire ; et nous nous passionnons
lexcs pour la libert des Amricains, () il ne nous est jamais arriv, au
milieu de ces applaudissements donns la guerre civile, de faire retour sur
nous-mmes : mais le besoin de parler entrane le Parisien, et les premires
classes comme les dernires, sont soumises des prjugs dplorables et
honteux.658
Cest cause de ces contraintes et de cette censure que les ides exposes
dans les livres par ces crivains, ne reprsentent quune partie de leur philosophie.
La peur de loppression du souverain, toujours prsente devant leurs yeux, paralyse
leurs mains : celles-ci deviennent incapables daller aussi vite que ce quexigent leurs
visions de la vrit :"Le point de vue rel des objets ne les chappe pas ; mais cest
657.
Ibid. p. 69.
658.
659.
Ibid. Chap. DXCIX, Postrit des vrais philosophes . t II, vol. VII, p. 224.
Page | 289
660.
Page | 290
Paris et celle de la cit antique dAthnes. La mise en relief des qualits de la vie
athnienne permet aux Parisiens de se rendre compte de la mdiocrit de leur vie
qui, durant des sicles, na pas russi faire de vritables progrs. Grce ce
rapprochement, Mercier glisse prudemment ses critiques du pouvoir qui loblige
adopter cette prudence mme : "Je me sens un peu Athnien, mes amis. Tout pays
o lon ne cause pas en libert, est un triste pays"661. Lauteur en tant que philosophe
citadin, est une des victimes de cette oppression qui loblige quitter sa chre Paris
pour quelque temps cause de son Tableau et de la critique sociale et politique que
cette uvre implique. Selon lui, la tension entre le gouvernement corrompu et les
philosophes clairs, prsente parfois des aspects positifs : ce dfi devient une sorte
de test rvlant lidentit des vrais philosophes dont la sensibilit et la crativit
augmentent paradoxalement tant quils subissent lhorreur et la perscution du
gouvernement :"Ce que le gouvernement apporte de gne et de contrainte ne fait
661.
662.
Ibid. Chap. DXCIX, Postrit des vrais philosophes . t II, vol. VII, p. 226.
Page | 291
(). Tel Acadmicien dit : jai du got, parce quil nose pas dire, jai du
gnie663.
Mercier sattaque avec vhmence aux mauvais usages du mot Got employ
par les Acadmiciens et par quelques pdants dans le but de sopposer tout ce qui
ne convient pas leurs intrts. En ce sens, ce mot devient un obstacle qui entrave
toute tentative crative en favorisant le rgne des prjugs dans la socit. Mercier
considre ce mot comme inintelligible et abstrait664 du fait quil est envelopp par une
sorte dambigit qui permet ses utilisateurs dabuser dans leurs jugements et
dans leurs opinions. Lauteur distingue un faux crivain qui crit pour plaire aux
autres sans oser transgresser les convenances et les habitudes dj tablies, de
celui qui sait se librer des contraintes et des lois abusives afin de crer de
nouveaux champs dattention. Alors que le premier se contente de travailler dans le
cadre de la reproduction des strotypes, le second, toujours soumis son
autocritique, essaie de recrer le monde partir de nouvelles visions :
Le meilleur Ecrivain est toujours celui qui se fait une objection secrte luimme sur ce quil crit, quil coute, quil pse, et qui ne continue crire
quaprs y avoir rpondu dune manire satisfaisante. Les Ecrivains ordinaires
ne trouvent aucune objection ce quils crivent ; ils partent et bondissent en
criant,
jai
du
got,
avec
une
aisance
qui
dcle
leur
confiance
prsomptueuse.665
663.
664.
665.
Ibid. p. 105.
Page | 292
pour rflchir sur ce quon lui donne voir. Mercier respecte lavis de ses lecteurs en
les invitant aller eux-mmes vrifier lexactitude des nouvelles ralits prsentes
par lui dans son Tableau : "Supposez mille hommes faisant le mme voyage: si
chacun tait observateur, chacun crirait un livre diffrent sur ce sujet, et il resterait
encore des choses vraies et intressantes dire, pour celui qui viendrait aprs
eux"666. Le lecteur est ainsi invit ne pas rester un simple rcepteur des opinions
des auteurs.
Mercier attribue ainsi une totale libert lauteur ainsi qu son lecteur puisque
chacun doit conserver, selon lui, son point de vue particulier. Voulant anantir la
tyrannie du Got, lauteur du Tableau de Paris considre que rien ne doit tre
conventionnel puisque tout est relatif et tient au regard de chaque individu. Grce
ses observations personnelles et abondantes, Mercier tient ramener ses lecteurs
avec lui au sein mme de ses promenades afin quils dcouvrent eux-mmes, avec
lui, leur ville. En outre, il les invite plusieurs reprises descendre dans la rue en
tant que tmoins pour contempler lobjet quil voque afin de se forger leur propre
opinion :"Jetons un coup dil sur les tablissements de nos aeux "667 ; "Allez les
voir, allez les entendre"668. Dans Vue doiseau , Mercier demande ses lecteurs
de vrifier lexactitude de linformation quil leur communique sur le nombre des
clochers dans la ville :"Jy ai compt deux cent quarante clochers environ, et il y en a
davantage : les recomptera aprs moi qui voudra".669 On ne peut pas prendre au
srieux cette invitation de lauteur, mais on peut y voir un simple exercice invent par
lui pour que les lecteurs se rendent compte de la ncessit de ne pas tomber dans
une crdulit absolue. Celle-ci, selon Mercier, reprsente un phnomne dangereux
qui pourrait atteindre le peuple du fait quil est facile de lui inculquer des prjugs et
des informations errones. Lauteur dun livre nest pas invulnrable : il est un
666.
667.
668.
Ibid. Chap. DXCIX, Postrit des vrais philosophes . t II, vol. VII, p. 224.
669.
Page | 293
humain comme les autres et peut cder sa subjectivit dans ses apprciations des
objets. Le lecteur est invit vrifier les informations quil reoit dans les livres :" Le
lecteur rectifiera de lui-mme ce que l'crivain aura mal vu, ou ce qu'il aura mal
peint; et la comparaison donnera peut-tre au lecteur une envie secrte de revoir
l'objet et de le comparer".670
Cest pour cette raison quil arrive Mercier de condamner les livres pour leur
rdaction trop thorique qui ne reflte quimparfaitement les ralits de la vie. De
plus, les livres restent gnralement dans le cadre de la spculation sans efficacit
rformatrice :
Mais tous les livres possibles ne dtacheront pas une seule pierre des
crneaux de la Bastille, nabaisseront pas le pont Levis dun demi pouce, et
nteront pas une ligne la longueur ni lpaisseur des verrous. Le gelier ne
lira pas louvrage loquent ou dclamateur ; il continuera ses fonctions
silencieuses ; et le philosophe qui aura dit un peu trop haut, quil ny a rien de
plus illgitime au monde que les lettres de cachet, en recevra une le
lendemain671.
Cette attaque trs vive de Mercier vise en effet avant tout les livres mdiocres.
Lauteur du Tableau de Paris multiplie les exemples du dcalage entre les thories
spculatives formules dans les livres et la ralit de la vie. Dans la socit
parisienne, la mise en uvre des principes thoriques forgs par le philosophe,
devient de plus en plus difficile cause de labsence de vraies solutions pour les
problmes quotidiens. Il est impossible de faire accepter un message philosophique
ou moral tant que le rcepteur ne voit pas satisfaits ses besoins vitaux :"Les plus
beaux raisonnements se gravent dans les livres, mais la moindre pratique du bien
offre des difficults insurmontables".672 Mercier dveloppe la mme problmatique
670.
671.
Ibid. Chap. DLXXXVIII, Lettre de cachet . t II, vol. VII, pp. 186-187.
672.
Page | 294
propos des uvres des moralistes sur la prostitution :"Il est impossible [aux filles
Ce type dcriture est trs critiqu par Mercier qui considre labsence de la
spontanit dans la composition des livres, comme un dfaut qui altre le projet de
lauteur. Essayant deffectuer une transposition fidle de ses ides, lauteur se
trouve, loin de son projet initial, intress avant tout par une proccupation
secondaire qui consiste prsenter un style lgant. Ce changement de priorit qui
sopre inconsciemment et mcaniquement pendant la rdaction dun livre, ne peut
que donner lieu des rsultats intellectuels insatisfaisants :"Tout auteur qui na point
673.
674.
675.
Ibid. p. 295.
Page | 295
spontan, le style trop travaill devient monotone pour le lecteur qui ny trouve pas
assez de place pour librer son imagination :
Le style charg de trop de mots, laisse lme dans linaction. Mettre en jeu
limagination, et ne la point rassasier ; voil lart dcrire. Aujourdhui la forme
dun livre lemporte sur le fond. On ne parle que de larrangement des paroles,
du choix, de llgance des termes, de larrondissement des phrases, de leur
cadence.676
quil
pose,
analytiques :"Lexprience
brouille
que
ses
donne
la
ides
lecture
et
limite
nest
ses
quune
facults
spculation
mode, le style acadmique, est celui qui affecte dtre prcis, qui raffine les ides et
les expressions ; (). Ce style est toujours un peu froid ; il comporte de petites
ides, et tue les grandes".678
Mercier va encore plus loin dans son exigence de la libert dexpression en
proclamant sa prfrence pour un langage libr de toute contrainte ou mme de
tout travail conscient qui privilgie la forme extrieure au dtriment du fond. Cest
pour cette raison quil se montre tolrant vis--vis des fautes grammaticales,
commises involontairement dans des textes, ou mme dans des discussions dont les
auteurs cherchent en premier lieu exprimer fidlement leurs ides :" Ceux qui
677.
678.
Page | 296
de force"679. Ne sagit-il pas ici dun principe rvolutionnaire qui constituera, un sicle
plus tard, une des mthodes cultes pour les recherches surralistes ? Soucieux de
donner une conception intgrale de lhomme, les Surralistes sintressent aux
lapsus ainsi quaux fautes dorthographe et grammaticales. Ils les considrent
comme des signes issus de ce continent noir de lhomme quest linconscient.
Le dchiffrement de ces signes doit dissiper une partie des tnbres qui
enveloppent ce monde sous-jacent. De mme, Mercier accorde une grande
importance aux fruits de lexercice dun style libr de toute contrainte ou de tout
frein. Mais il est conscient de la difficult de gnraliser une telle entreprise qui viole
videmment le principe de respect des codes dont la vie quotidienne doit accepter le
poids :"Limpression fidle de toutes ces lettres ferait un monument bien curieux ;
mais il nest pas licite de le dsirer ; car rien nautorise lser de cette manire la
confiance publique"680. En ce sens, lexercice de toute libert, et notamment la
libert dexpression, assure le triomphe du principe de plaisir sur le principe de ralit
en offrant demble un espoir de dcouvrir une nouvelle logique impliquant laccs
de nouvelles vrits. Celles-ci crent un esprit de rvolte chez le Parisien qui doit
rformer sa ville. Nanmoins, Mercier refuse que lon abuse de cette libert civile qui
doit tre distingue des comportements excessifs et irresponsables menaant la
structure de la socit. Dans thtre national , il condamne les spectacles
sditieux reprsents sur la scne de ce thtre qui pourrait transmettre au peuple
un message erron. Il dsapprouve les crits des dramaturges qui, au nom de la
libert, composent des pices incitant au meurtre et au chaos :"[les] faiseurs de
tragdies () sattablent dans le coin dun caf, pour y rciter le plan de leurs pices
insenses, o le parricide se commettra au nom de la libert ".681 Qualifiant de tels
spectacles de folies thtrales, Mercier invite ces dramaturges prendre en
679.
680.
Ibid. p. 763.
681.
Page | 297
thtre ; ils viennent ensuite dans les maisons achever le rle du comdien ".682
Mercier exprime sa profonde admiration pour un recueil paru son poque,
La petite Poste dvalise , crit par Artaud Jean-Baptiste qui, selon Mercier,
russit faire un ouvrage exceptionnel. La fascination de lauteur du Tableau de
Paris pour cette uvre, provient de la richesse dides qui y sont dveloppes ainsi
que du style audacieux qui permet la transposition fidle de celles-ci :"Dieu ! Que de
682.
Ibid. p. 86.
683.
684.
Ibid. p. 762.
Page | 298
Une telle criture trouverait incontestablement son cho dans lesprit des lecteurs,
surtout ceux qui savent en dgager de nouvelles ralits :"[grce La petite Poste
dvalise], les Philosophes feraient de nouvelles dcouvertes sur le cur humain "685
Mercier soutient donc toute uvre qui, linstar dun tableau surraliste,
suscite la curiosit des recherches auprs des lecteurs-spectateurs en leur rvlant
de nouvelles ralits refoules. Lauteur du Tableau de Paris soppose aux livres qui
dveloppent des thses figes laissant le lecteur dans linaction et la passivit
absolue. Tout tableau, peint ou en mots, doit prsenter au lecteur une invitation au
que comme une fentre dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle donne".686
Pour garantir une meilleure ouverture de cette fentre, lauteur doit possder un
espace de libert et un style expressif afin de russir la dlivrance de son message.
Mercier rsume les caractres quun bon style en donnant lexemple des meilleurs
crivains de son poque (Rousseau en tte) :
Un bon style, comme celui de Jean-Jacques et lAbb Raynal, mle, clair,
ferme et simple, est semblable la baguette de Mose, change en serpent.
Ce style dvore et anantit tous les styles infrieurs, ainsi que le serpent
dvora les couleuvres Egyptiennes.687
Ibid. p. 763.
686.
687.
Page | 299
Ce mode de vie est peut tre considr comme un dfaut dun point de vue
social :"Nous sommes, pour ainsi dire, condamns dans cette ville immense nous
voir sans nous connatre".690 En mme temps cela permet chaque Parisien, y
compris le philosophe, de suivre lactivit quil souhaite sans tre gn par les
688.
689.
690.
Page | 300
plus ample matire rflexions; des scnes journalires ajoutent ses nombreuses
expriences; la diversit des objets fournit son gnie l'aliment qui lui convient"692.
Alors que Rousseau voit le spectacle de Paris comme un dsordre qui agite ses
sens et lempche de se concentrer, Mercier est persuad de la richesse de ces
spectacles urbains successifs pour la productivit philosophique. En ce sens, Mercier
peut tre vu, encore une fois, travers la thorie rimbaldienne qui exige que le pote
cherche un lment qui agite et drgle ses sens et ceux de son lecteur afin
daboutir ce fameux degr de voyance :"Le pote se fait voyant par un long,
691.
692.
693.
Arthur Rimbaud. Lettre Paul Demeny du 15 mai 1871. Dans Rimbaud : uvres Compltes :
Page | 301
ressemblent son opra, crit Rtif de la Bretonne dans ses Nuits de Paris, la scne
y change chaque instant. Ce stage dans une ville immense produit diffrentes
aventures695 .
Attentif aux petites choses de la socit parisienne lors de ses dambulations
pitonnes, les remarques prcises et les observations uniques recueillies par Mercier
doivent mettre en lumire la ralit vcue par lhomme dans la ville. Avoir conscience
des conditions de vie du Parisien, mne incontestablement crer une conception
totale de lhomme lui-mme ainsi quen mme temps de la ville qui labrite :"[On] peut
694.
695.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p.113.
696.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. premier, Coup dil gnral , t I, vol.
I, p. 23.
697.
Karlheinz Stierle. La capitale des signes : Paris et son discours. Traduction de lallemand par
Marianne Rocher-Jacquin. Paris : Edition de la Maison des sciences de lhomme, 2001, p. 24.
Page | 302
Afin daboutir une lecture totale de ce Paris des signes, lauteur du Tableau de
Page | 303
Paris au XVIIIe sicle, Laurent Turcot montre que la marche pied tait considre
au XVIIe sicle comme un signe dhonntet, cest--dire daisance modeste. Mais
laugmentation de lusage des carrosses au sicle suivant renverse totalement cette
signification :
Par lintroduction du carrosse et la gnralisation de son usage, se construit un
processus historique que nous qualifierons de dchance de la marche ,
cest--dire que la marche pied est perue comme une marque de basse
condition et une forme d encanaillement 698.
698.
Laurent Turcot. Le promeneur Paris au XVIIIe sicle. Paris : Gallimard, coll. Le promeneur ,
2007, p. 34.
Page | 304
Or, une voiture est le but o veut atteindre chaque homme dans le chemin
scabreux de la fortune. Au premier pas heureux, il tablit un cabriolet quil
conduit lui-mme : au second, vient le carrosse coup ; au troisime, carrosse
pour Monsieur ; puis enfin, carrosse pour Madame. Quand la fortune sest
arrondie, le fils a son cabriolet ;() bientt le cuisinier aura le sien ().699
garon, au lieu de se donner une maison de campagne, une bibliothque, une jolie
matresse, se donne une voiture. Il y emploie la moiti de son revenu ".700 Ces jeunes
gens sont obligs dentrer dans ce jeu social puril afin de ne pas se trouver
marginaliss. La possession dun carrosse devient une condition essentielle pour
russir obtenir une reconnaissance sociale. Ce ne sont plus les caractres ou les
comportements dun homme qui sduisent la Parisienne pour choisir son
compagnon, mais plutt cest la qualit de sa voiture qui en dcide :"Cest donc un
homme prcieux quun garon qui a voiture ; () Aussi les femmes, depuis
linattention des maris, ont-elles adopt le systme de ne plus regarder tout garon
qui na pas une voiture".701
On a dj vu comment le chevalier des Grieux tait prt tout sacrifier pour
obtenir un carrosse qui le garantisse de rester cet homme prcieux aux yeux de
699.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. DCXLV, Aller pied . t II, vol. VIII,
pp. 406-407.
700.
Ibid. p. 407.
701.
Ibid. 408.
Page | 305
Manon :"Le carrosse m'effrayait plus que tout le reste; car il n'y avait point
d'apparence de pouvoir entretenir des chevaux et un cocher "702. Par contre, Manon
reprsente par excellence cette femme qui ne regarde que les hommes riches ayant
de bons carrosses. Cest pour cette raison quelle nhsite pas trahir plusieurs fois
son amant, le chevalier des Grieux, ds quelle pressent que celui-ci ne sera pas en
mesure de lui garantir un carrosse. Monsieur G M, le jeune riche qui cherche
arracher Manon des Grieux, sduit celle-ci en lui garantissant notamment la
jouissance dun carrosse :"Pour gage de ses bienfaits, il tait prt lui donner un
comdien que le dplaisir daller pied, pendant quil voyait la plupart de ses
camarades en quipage, a consum peu peu"704.
Mercier nest pas oppos une progression matrielle dans la vie de
lhomme, mais il refuse de classer les tres selon des critres matriels. Il regrette
que les Parisiens aient toujours des regards superficiels qui, loin de pntrer au fond
des choses, se limitent leurs apparences. Cette superficialit concourt la
reproduction des prjugs. En face de tous les signes codifis de la ville, lauteurobservateur adopte une lecture qui consiste pntrer dans la profondeur de lobjet
afin daboutir sa connaissance totale. Mercier procde de la mme manire avec
les tres. Lapparence extrieure des tres ne suffit pas pour les connatre
entirement. Il importe avant tout de sonder la profondeur des personnalits pour
702.
Labb Prvost. Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut . Op. cit., p. 95.
703.
Ibid. p. 184.
704.
Page | 306
clairer leur ralit intime. Il est donc beaucoup de pauvres gens qui ne trouvent pas
les moyens dacheter un carrosse par exemple, mais qui ont lesprit noble et clair.
En revanche, les apparences luxueuses cachent le plus souvent la laideur de gens
ignorants et dpourvus de toute valeur. Mercier rappelle plusieurs reprises que les
pauvres sont le plus souvent des hommes honntes, comme les philosophes, alors
que les riches sont majoritairement des parvenus qui ont recours des moyens
illgitimes pour accumuler leurs fortunes :"Aucun philosophe na dhtel. Rarement
un nom respect du public loge dans ces magnifiques demeures. Les arts ont
travaill pour les commodits fastueuses et recherches de ces hommes nouveaux
et dangereux"705.
Perdu dans la multitude cause de sa modestie et de son manque des
moyens, le philosophe ou lhomme talentueux ne trouve pas le respect ou lestime
quil mrite. Alors que le riche, malgr la mdiocrit de ses connaissances, bnficie
toujours dune place privilgie dans la socit :"Or le mrite, le talent, le gnie, la
vertu, et toutes les vertus que vous pourrez imaginer, ne sont rien chez lhomme qui
va pied. Supposez le contraire en tout point ; mais roulant dans une voiture
lgante, et voici que toutes les portes souvrent, que tous le rang stablit. Pauvre
humains, ainsi vous tes faits !".706 Ces hommes de qualits sont alors ngligs par
la socit comme la fleur de Baudelaire fltrie dans un coin perdu.
Mainte fleur panche regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes 707
705.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., chap. DLVII, Htels nouveaux . t II, vol.
VII, p. 75.
706.
707.
Charles Baudelaire. Le Guignon dans Les Fleurs du mal. Paris : Edition librairie Jos Corti,
Page | 307
Afin de manifester leur refus de ces fausses lites qui napprcient que les
valeurs matrielles sans se soucier de la misre des pauvres, beaucoup de
philosophes choisissent de rejoindre symboliquement le camp de ceux-ci en
recourant la marche pied et en refusant tout dplacement en carrosses :"Tous les
hommes de gnie dans tous les genres vont nanmoins pied. Il y a de lesprit dans
les voitures ; mais le gnie est pied".708 Cest l une sorte de protestation contre les
contrastes injustes de la socit issus du dcalage flagrant entre lopulence et
lindigence qui constituent une vritable opacit cachant lidentit du sujet.
Rousseau est lun des premiers philosophes avoir adopt la marche en tant
quactivit physique donnant llan lactivit intellectuelle. Pour lui, cette pratique,
loppos du dplacement en carrosse, assure lexprience de lesprit de lindividu et
lui permet de capter ses rveries fugitives :
Je ne conois quune manire de voyager plus agrable que daller cheval ;
cest daller pied() Jai peine comprendre comment un philosophe peut se
rsoudre voyager autrement, et sarracher lexamen des richesses quil
foule aux pieds et que la terre prodigue sa vue709.
708.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. DCXLV, Aller pied . t II, vol. VIII,
p.409.
709.
Page | 308
laide femme de qualit avec son rouge, ses diamants, sa pte luisante sur le visage ;
tandis que la roturire, tout ct, sous une simple robe, est brillante de fracheur et
dembonpoint".711 Alors que la socit considre lapparence extrieure de lindividu
710.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., Chap. XXXIX, Gare ! Gare ! . t I, vol. I,
p.109.
711.
Page | 309
712.
713.
Page | 310
pour ces sortes d'accidents fait voir que l'on croit que tout doit servir le faste
des grands.714
comme Londres718 ; "[les trottoirs sont] absolument inconnus jusqu ce jour dans
les rues de la capitale malgr lexemple de Londres".719
Mercier considre que le manque de trottoirs Paris a dautres effets ngatifs
sur la vie des habitants de cette ville. Cette perturbation les empche de contempler
leur ville cause des risques quils prouvent. Les trottoirs sont aussi indispensables
714.
715.
716.
Ibid. p. 108.
717.
718.
719.
Page | 311
pour garantir au piton des promenades urbaines qui lui offrent une vritable vision
de leur ville :"La pauvre infanterie demande depuis longtemps cette retraite, pour
marcher plus paisiblement dans les rues de cette turbulente ville. () Ces trottoirs
seraient surtout ncessaires aux approches de cette capitale "720 Cest pour cette
raison que Mercier exprime son admiration pour les quelques boulevards de Paris
dont les trottoirs permettent au Parisien deffectuer tranquillement des promenades
au centre de la capitale et labri du danger des carrosses. Mais mme dans ces
endroits calmes, le Parisien subit la concurrence de la part des responsables qui
tablissent leur tranquillit au dtriment de celle des pauvres :
Jai vu le moment o un homme en place, pour un petit intrt personnel,
faisait tomber les arbres de nos boulevards, dont la promenade est si agrable,
parce quils donnent au milieu de la ville une ide de la campagne, et quils
jouissent de la vue de leur verdure. La ville la plus superbe devient triste, si lon
ny aperoit pas les tiges de ce beau vgtal, qui prte aux ouvrages de la
nature et ceux de lhomme des grces mutuelles.721
Ibid. p. 1203.
721.
Page | 312
de lespace resserr du cabinet o il est enferm. Son regard sur la ville travers la
fentre de sa voiture, se limite une srie dimages incohrentes qui dfilent
rapidement devant ses yeux. Il lui est impossible alors den retenir un tableau prcis
qui pourrait tre reprsentatif de la grande ville.
Dans Promenons-nous , Mercier souligne limportance de la dambulation
dans lexploration de la ville. Cette pratique lui permet dexaminer soigneusement un
espace urbain o chaque monument et chaque nom de rue lengagent dans des
rveries et des mditations :
Je ne traversais point la rue de Ferronnerie, sans voir le couteau sanglant de
Ravaillac sortir fumant de ce cur gnreux, qui ne mritait pas de mourir de
la mort des tyrans. () Et je vois la Bastille que Charles V fit btir, sans en
deviner le futur emploi ; et que tout ami des lois ne considrent point, sans
sindigner et gmir. () Rue des Ecrivains. Le nom de Nicolas Flamel, si cher
aux adeptes, me revient en mmoire, il fut bienfaisant et consquemment sa
mmoire doit tre honore722
Ce nest que pour le promeneur que Paris apparat vraiment comme une villemmoire. Mme les petits accidents que lauteur rencontre pendant sa dambulation,
lui donnent loccasion de senfoncer dans ses rflexions historiques :"Je glisse un
peu sur le pav : cela me fait souvenir quon ne commena de paver les rues, quen
1184, et que ce fut un financier qui fit cette bonne uvre ; aprs en avoir donn le
projet, il contribua beaucoup la dpense.".723
Tout se passe comme si la libert corporelle du dambulateur et louverture
indtermine de lespace devant ses pas divagants, contribuaient librer son
imagination et engendrer ses rveries. Celles-ci mnent inluctablement des
rflexions profondes et une prise de conscience envers la ville. Tous ces privilges
de la marche pied quun piton de la ville gagne, nont pas de place dans lesprit
722.
723.
Ibid. p. 428.
Page | 313
dun passager en carrosse. Alors que le simple Parisien en profite pour mieux
connatre la richesse de sa ville, lcrivain-urbain y trouve une intarissable source
dinspiration qui libre sa verve cratrice. Par contre, les rues fangeuses, le dfaut
des trottoirs, labsence de la sret, sont critiqus sans relche par lcrivaindambulateur, non seulement en raison de lincommodit quils causent aux
Parisiens, mais aussi en tant que des obstacles empchant les pitons de
contempler leur ville.
Entre le retrait dun Rousseau et la distraction dun Parisien, Mercier trouve
une place intermdiaire en restant Paris sans rien perdre de lacuit de son
attention ou de son observation. Alors que Rousseau se promne paisiblement dans
une nature pastorale favorisant la continuit de ses penses et enfantant des images
claires et constantes, Mercier se dplace promptement dans les rues de la ville selon
la varit de ses spectacles urbains qui produise forcment des images discontinues
et fugaces. Mais il diffre dun simple piton parisien par son regard distanci sur la
ville grce sa volont de rester vigilant pour ne pas entrer dans le jeu de la
distraction :"Le voici ce promeneur, crit Turcot propos du style de Mercier, dont
lcriture, semblable au regard et ses pas, gambade pour viter les obstacles,
virevolte dun sujet lautre tout en lisant sur les fronts".724
Lauteur du Tableau de Paris adopte cette manire de dambuler dans la ville
pour rpondre donc deux ncessits importantes. La premire consiste tre en
harmonie avec la cadence et le rythme de la marche de ses concitoyens parisiens
qui, selon lui, ne se promnent point, ils courent, ils se prcipitent.725 Toute autre
manire de dambuler dans les rues de Paris, lui attirerait probablement des regards
importuns qui pourraient gner la concentration de son attention sur la physionomie
de la ville. Tout acte le distinguant de la multitude, ferait perdre les avantages de
724.
725.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op. cit., chap. CDXVIII, Promenades publiques . t I,
vol. V, p. 1155.
Page | 314
curieux".726 Sur un ton ptri dironie, Mercier transcrit une conversation insipide entre
deux Parisiens contents de voir le roi :"_As-tu vu le roi ?_ Oui, il a ri ? _ Cest vrai ; il
a ri. _ Il parat content. _ Dame ! Cest quil a de quoi".727 Cette conversation est pour
Mercier un chantillon de la vanit des intrts intellectuels des Parisiens.
Dans Les Nuits de Paris, Rtif de la Bretonne acquiert une clbrit parmi les
Parisiens cause de son style dhabillement, (toujours avec une redingote ), et
grce ses interventions rcurrentes dans le cours des vnements :"Ntes-vous
pas le hibou de la marquise de M*** ? _ Oui, madame".728 Par contre, Mercier tient
maintenir une certaine distance entre lui et les spectacles qui se droulent dans la
ville afin de rester dans lombre qui lui assure la position approprie pour continuer
ses observations sur la socit.
Ailleurs, la marche prompte de Mercier Paris tient son avidit dassister au
plus grand nombre possible de spectacles. Les spectacles interminables sur la scne
de la ville, oblige le promeneur-crivain acclrer son systme afin de capter le
plus grand nombre possible dimages citadines :"Aussi ai-je appris marcher sur le
726.
Rtif De la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne. Op. cit., p.160.
Page | 315
pav de la Capitale, dune manire leste, vive et prompte. Cest un secret quil faut
possder pour tout voir. Lexercice le donne ; on ne peut rien faire lentement Paris,
parce que dautres attendent"729. Mercier considre les rues de Paris comme un
ddale dont chaque dtour peut rvler une surprise. Il est donc la recherche de
nouveaux spectacles dans le labyrinthe des rues 730 de la capitale. A linstar dun
Surraliste qui cherche dans les marchs aux puces tout objet communiquant avec
son esprit, le dambulateur-crivain qui ne se fixe pas de plan prcis pour ses
flneries Paris, est toujours certain de la rencontre dun nouvel lment mritant
son observation. A de nombreuses reprises, il dcrit sa stratgie de recherche qui
exige parfois une grande patience de sa part avant de jouir de la rvlation de lobjet
attendu :"Jobserve et jattends".731 Cest le mme conseil que Mercier donne aux
crivains pour quils puissent trouver llment dclencheur de leur imagination. Mais
il insiste sur la promenade comme un facteur lmentaire qui donne appui leur
recherche :
Promenez-vous un peu plus loin, importants nouvellistes, et attendez le don
magnifique et riant que votre lourde et ingrate cervelle ne peut pas mme
apercevoir en ide. [] si vous voulez avoir les nouveauts piquantes, ne vous
adressez pas aux libraires du lieu.732
On constate l encore une condamnation des livres qui teignent chez les
lecteurs lesprit de recherche en leur prsentant des explications trop abondantes.
Au lieu de sgarer au fil des lignes dun livre prsentant les choses partir dun seul
point de vue, celui de lauteur, Mercier incite les lecteurs dambuler dans les rues
de la capitale pour explorer la ville en fonction de leurs propres visions. La lecture
729.
Louis-Sbastien Mercier. Tableau de Paris. Op.cit., Chap. CMLVIII, Mes jambes . t I, vol. XI.
p.1309.
730.
Ibid. p. 1309.
731.
732.
Page | 316
733.
Page | 317
spectacles de Paris afin de pouvoir les juger objectivement. Une fois entr dans la
mle de la ville, le Parisien perd la transparence de son regard sur le monde
ambiant :
() le spectateur dune partie dchecs () voit les fautes et les moyens de
les rparer : mais que ce mme observateur sasseye la table de jeu, et quil
commence la partie ; son il se troublera ; il ne sera plus au point de vue o,
parfaitement dsintress, lon embrasse lensemble sans effort.734
Pour comprendre Paris et ses habitants, Mercier conseille dentrer dans le jeu
tout en gardant un regard distanci et une conscience interactive avec les lments
qui nous entourent.
734.
Ibid. p. 238.
Page | 318
Conclusion
Page | 319
lextrieur de ses murs, la dambulation est lie, dune faon directe, linfluence de
la ville sur lindividu. Le degr de sensibilit de celui-ci lgard des vnements
citadins ambiants, prcise dailleurs la forme de cette dambulation : citadine et
lucide (de Mercier) ou champtre et rveuse (de Rousseau), ou encore observatrice
et moralisatrice (de Rtif). Celui qui se sent incapable de supporter la grande ville et
ses contraintes, scarte de sa sociabilit et de latmosphre quelle implique pour
dambuler seul dans la campagne apaisante. Cest le cas dun Rousseau qui y
entreprend ses promenades philosophiques loin dun Paris dont lhypocrisie et
735.
Victor Hugo. Le Rhin, Lettre un ami. Lettre Vingtime De Lorch Bingen . Paris : Collection
de lImprimerie Nationale, 1985, texte prsent et comment par Jean Gaudon, tome I, p. 259.
Page | 320
Ils se dmarquent ainsi, sur le plan psychologique, de leurs concitoyens qui ctoient
quotidiennement ces spectacles rvlateurs sans leur prter attention. Les textes
des crivains-dambulateurs suggrent souvent lampleur de la perte quprouve
lhomme quand il demeure insensible cette richesse ensevelie dans la ville. Ces
textes suggrent aussi quadopter un regard nouveau, profond et fond sur une
attention indite envers la ville, doit largir le champ des connaissances humaines.
L encore il sagit en fait de saffranchir des prjugs et de poursuivre le mme
double et indissociable objectif : la connaissance et le bonheur.
Lcriture de cette qute implique le surgissement de reprsentations et de
formes nouvelles. La prolifration, la discontinuit, laccumulation sont alors
quelques-unes des caractristiques importantes qui marquent cette sorte dcriture
qui tend avant tout introduire des tableaux successifs. Le Tableau de Paris de
Mercier est le meilleur exemple de cette criture de la dambulation o lauteurobservateur des spectacles de la ville- transpose ses impressions et ses rflexions
par lcriture. La distance que prend Mercier lgard de ce qui se passe autour de
lui dans lespace urbain, lui permet deffectuer ces rflexions : tant dans les rues de
Paris et au centre des spectacles, lauteur du Tableau de Paris vite dy jouer aucun
rle. Il se contente dobserver la ville avec un il attentif afin de percer la profondeur
de ses secrets.
Ce nest pas le cas de Rtif de la Bretonne qui, choisissant
la nuit pour
Paris sont de ce fait scnariss. Alors que Mercier, dans sa prface et au cours de
ses chapitres, exprime clairement le but essentiel de ses observations, (dvelopper
un nouveau regard sur la ville), luvre de Rtif aboutit cet objectif apparemment
linsu de son auteur.
la ville. Il ntait rien de tel dans le premier versant du XVIIIe sicle. Paris et la
population que la capitale comprend et modle, sont dsormais les objets de points
de vue divers voire contradictoires. La mtropole franaise semble prsenter deux
figures diffrentes : lune apparente (celle de la ville charmante et propre, ville de
beaut et dopulence), et une autre masque, mais plus authentique (une ville triste
et sale qui abrite un peuple dindigents) :
Paris, sjour tout la fois de dlices et dhorreur ! Tout la fois gouffre
immonde o sengloutissent les gnrations entires et temple auguste de la
sainte Humanit ! Paris, tu es lasile de la Raison, de la vraie Philosophie, des
murs, aussi bien que la patrie du Got et des Arts ! O Paris ! Tu runis tous
les extrmes. Mais le bien est dans ton enceinte encore plus facile faire que
le mal. Reois mon hommage ville immense. [] Paris, tu lances au dehors
ta lumire et ta bienfaisante chaleur, tandis quau-dedans tu es obscure et
peuple de vils animaux. 736
736.
Rtif de la Bretonne. Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de lge prsent,
Les Contemporaines mles . Paris : G. Charpentier, 1883, dition prcde de la vie de Rtif,
dune tude de Rtif crivain, son uvre et sa porte, dune bibliographie raisonne de ses ouvrages,
et de notes par J. Assezat, p. 189.
Page | 325
tout des pripties citadines qui dterminent sa prosprit ou son chec. Le hasard
qui dchoit le chevalier des Grieux est le mme qui hisse Jacob au sommet de
lchelle sociale. Enfin, Le Diable boiteux de Lesage constitue sans nul doute lun
des premiers romans pionniers du XVIIIe sicle qui jette un regard panoramique sur
la ville et qui rvle ses secrets intimes. La ville y est prsente comme un foyer
dune corruption irrmdiable. Ce qui constitue un strotype appel tre partag
par de nombreux lecteurs.
Page | 326
Bibliographie
Page | 327
I.
Corpus :
Manon Lescaut. Paris : Flammarion, 1995, dition tablie sous la direction de Jean
Sgard.
par Henri Wallon, Etudes et notes par J.-L. Lecercle. Paris : Editions sociales, 1967.
__, Les Rveries du promeneur solitaire. Paris : GF Flammarion, 1997. Prsentation
par Eric Leborgne. Edition corrige et mise jour en 2006.
II.
A.
Page | 328
Manon Lescaut. Paris : Imprimerie nationale, 1980. Texte prsent et comment par
Robert Mauzi ; illustrations d'Alain Bonnefoit.
B.
au pied des Alpes. Paris : Librairie Gnrale Franaise, coll. Classique , Edition
tablie, prsente et annote par Jean Marie GOULEMOT, 2 volumes, 2002.
__, Les Confessions. Paris : Champion Classique, coll. Honor Champion , 2010,
dition critique par Raymond Trousson.
__, Lettre dAlembert sur les spectacles. Paris : Garnier frre, 1889. Texte revu
daprs les anciennes ditions avec une introduction et des notes par M. Lon
Fontaine.
Page | 329
C.
de quarante-cinq ans. Paris : Honor Champion, 2007, Edition critique par Pierre
Testud, en collaboration avec Pierre Bourguet.
__, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de lge prsent, Les
D.
__, Mon bonnet de nuit suivi de Du thtre. Paris : Mercure de France, 1999 [1784 et
1773], dition tablie sous la direction de Jean-Claude Bonnet.
__, Parallle de Paris et de Londres. Paris : Didier rudition, coll. tudes critiques
, 1982 [1781], prsentation et notes par Claude Bruneteau et Bernard Cottret.
__, Songes et visions philosophiques, Paris, ditions Manucius, coll. Littra , 2005
[1788], texte tabli, annot et prsent par Jean-Claude Bonnet.
III.
A.
Champion, 2006.
glossaire dans MARIVAUX, Pierre de. Le Paysan parvenu. Paris : Garnier frres,
1959.
LEBORGNE,
rik.
Prsentation,
notes,
annexes,
chronologie
et
Hachette, 1893.
RUSTIN, Jacques. Le vice la mode (tude sur la dbauche dans les romans
Grenoble, 1978-1986.
__, Prvost Romancier. Paris : Jos Corti, 1986.
Droz, 1987.
B.
Rousseau :
2008.
Coz et Franois Jacob (dir.). Rveries sans fin : autour des Rveries du promeneur
CHANTELOUBE,
Isabelle.
Rousseau : tudes des dispositifs nonciatifs dans les incipit des uvres de
Rousseau. Paris : Honor Champion, 2007.
promeneur solitaire. In : Michel Coz et Franois Jacob (dir.). Rveries sans fin :
autour des Rveries du promeneur solitaire. Orlans : Paradigme, 1997, pp. 49-60.
lhorizon anthropologique des Lumires. Paris : Les ditions de CERF, coll. La nuit
surveille , 2006.
LHarmattan, 1997.
(dir.). Rveries sans fin : autour des Rveries du promeneur solitaire. Orlans :
Paradigme, 1997, pp. 145-157.
Champion, 2007.
sur le livre de lEmile de J.J. Rousseau. Lyon : Bosc frres, M. & L. Riou, 1941.
RICATTE, Robert. Rflexion sur les Rveries. Paris : Jos Corti, 1960.
STAROBINSKI,
Jean.
C.
Rtif de la Bretonne :
Page | 334
D.
Mercier
dans
BECLARD, Lon. Sbastien Mercier. Sa vie, son uvre, son temps. Paris :
Paris :
texte
en
ligne,
URL :
https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/3854/4/Boucher_Genevieve_20
10_these.pdf, dernire consultation le 28 mars 2012.
Page | 335
XVIIIe sicle (dit.), la Ville au XVIIIe sicle. Colloque dAix-en Provence (29 avril -
IV.
Autres textes :
A.
LA METTRIE, Julien Offray de. Discours sur le bonheur. Paris : LArche, 2000
[1748].
VOLTAIRE. Essai sur les murs et lesprit des nations et sur les
__, Le Sicle de Louis XIV. II volumes, prface et notes par Ren Groos, Paris,
Librairie Garnier Frre, 1947.
Page | 336
B.
V.
MAGNARD, 1982.
Page | 337
DAGEN, Jean et ROGER, Philippe (dir.). Un Sicle de Deux Cents Ans ? Les
de Broumer, 1997.
Gallimard, 1996.
FARGE, Arlette. Vivre dans les rues de Paris au XVIIIe sicle. Paris :
Gallimard, 1992.
Nathan, 1998.
dans leurs relations avec les autres grandes cultures et religions. Paris : ditions
Honor Champion, 2002.
1750-1778. Paris : ditions Arthaud, 1977. Collection dirige par Claude Pichois.
__, Lart de vivre dune femme au XVIIIe sicle suivi du Discours sur le bonheur
Page | 339
ditions Desjonqures, coll. Lesprit des Lettres , collection dirige par Michel
Delon, 2008.
__, Lide du bonheur dans la littrature et la pense franaises au XVIIIe
1772-1861. [texte imprim] Paris : librairie Jos Corti, coll. Les Essais , 2007.
Page | 340
VI.
Etudes , 1971.
1973.
VII.
http://etaj13.free.fr/fichesbac/francais/groupements/explications/marivaux01.h
http://www.site-magister.com/manon.htm
http://www.tidsskrift.dk/visning.jsp?markup=&print=no&id=99402
http://rob.cholleton.free.fr/spip/IMG/pdf/corrige_manon.pdf
Page | 341
http://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2010-1-page-655.htm
http://www.terresdecrivains.com/Nicolas-Edme-RETIF-DE-LA-BRETONNE
http://www.abcgallery.com/R/rembrandt/rembrandt29.html
http://www.bibliolettres.com/w/pages/page.php?id_page=249
http://books.google.fr/books?id=ow8AAAAIAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&so
urce=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
http://www.hsaugsburg.de/~harsch/gallica/Chronologie/18siecle/Mercier/mer_t
om1.html
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-
5865_1964_num_16_1_2457
Page | 342
Hussein AL MAHYAWI
Mise en scne de la
dambulation et criture de la
ville dans un corpus duvres
du XVIIIe sicle.
Rsum
Dans le premier versant du XVIIIe sicle, la prsence de Paris dans les uvres littraires demeure sous-jacente
ou est seulement suggre par un simple regard qui reste gnralement distant. Cest notamment le cas dans Le
Diable boiteux de Lesage o la dambulation dans la ville reste subordonne aux priorits visuelles (depuis un
lieu surplombant, le diable montre son lve les diffrents aspects de la ville). Cest avec Rousseau quune
problmatique nouvelle de la dambulation apparat. Dans ses crits autobiographiques (Les Confessions, Les
Rveries du promeneur solitaire), le narrateur met en scne cette dambulation dans son parcours mme : les
marches ou les promenades propices la rverie, la mditation et la remmoration. Avec Rtif de Bretonne
(Les Nuits de Paris) et Louis-Sbastien Mercier (Tableau de Paris), Paris apparat comme lespace par
excellence dune errance fconde. La capitale franaise cesse dtre larrire-plan et devient un objet
dcriture part entire.
Mots-cls : dambulation, promenade, marche, rverie, crivain-philosophe, Jean-Jacques Rousseau, Rtif de
la Bretonne, Louis-Sbastien Mercier, la Ville, Paris.
Abstract
In the first half of the eighteenth century, the presence of Paris in the literary works remains underlying or is
merely suggested by a single and generally distant glance. This is notably the case in Lesages novel The Lame
Devil where the wandering in the city remains subordinate to visual priorities (from an overlooking place, the
devil shows his learner different aspects of the city). It is with Rousseau that a new problem on ambulation
emerges.
In his
autobiographical
writings
(Confessions,
Reveries
of
Solitary
Walker),
the
narrator portrays this ambulation in his very career: walks or promenades inspiring daydreaming, conductive to
meditation and recalling memories. With Rtif de la Bretonne (Parisian Nights) and Louis-Sbastien Mercier
(Panorama of Paris), Paris seems to be the ideal place for a fertile wandering. The French capital ceases to
be in the background and becomes a subject of writing in its own right.
Keywords : Ambulation, promenade, walk, rverie, philosophical writer, Jean-Jacques Rousseau, Rtif de la
Bretonne, Louis-Sbastien Mercier, the City, Paris.
Page | 343