D'Haucourt Geneviève - La Vie Au Moyen Age PDF
D'Haucourt Geneviève - La Vie Au Moyen Age PDF
QUE SAIS-JE ?
( .
G E N EVItVE D'HAUCOURT'
Archiviste-paléographe
ISBN 2 13 038162 6
3
'
4
\
Aussi, à part qtielques exceptions (Basse-Breiagne), ils perdent
rapidement leur langue avec la plupart de leurs coutumes et
sont absorbés par l'élément indigène.
L'aspect du paysage rural est déjà créé dans ses traits
essentiels., Une agriculture qui se perd - au sens propre -
dans la nuit des temps a déjà donné aux différents pays leur
physionomie, résultat d'une certaine façon de comprendre la
collaboration de l'homme avec la nature et avec ses semblables.
En certains :terroirs, les paysans se groupent en villages serrés
et tout autour d'eux s'étendent des<< campagnes» où les champs
s'étirent en lanières. Ailleurs les cultivateurs, individu�stes,
s'éparpillent en une poussière de hame , aux ou d'exploitations
isolées et défrichent des champs carrés ou irréguliers. Quand
vient l'insécurité, les premiers font bloc, pour se défendre, ·
s
ga1hes de vases plus de deux fois millénaires. Malgré invasions
et guerres, il y avait.à l'écart dans les bois, les montagnes, des
petits coins assez isolés pour n'être subvertis ni par la force, ni
par les nouveautés, .et se maintenir, de génération en généra
tion, indéfiniment semblables à eux-mêmes.
Il y eut pourtant un prodigieux ensemble d'inventions
anonymes, qui se situent entre le xe et le xive siècle. Elles
opérèrent la plus profonde révolution qu'on eût vue depuis
l'âge du feu et dont l'importance ne peut se comparer qu'à
celle de la révolution industrielle, née de la vapeur et de l'élec
tricité. Ce n'était rien moins que la« conquête» par l'homme
de la force motrice des animaux, du vent et de l'eau, qu'il avait,
jusque-là, très peu su utiliser, et dont la domestication, ruinant
les impérieuses nécessités économiques qui avaient été à la
base de l'esclavage, en amena désormais la disparition.
Au xe siècle, modification du mode d'attelage du cheval, du
mulet. Jadis étranglés, dès qu'ils tiraient, par la sangle molle
qui leur serrait le cou, ils purent, grâce au collier rigide appuyé
sur les épaules, trainer sans asphyxie, des fardeaux dix fois
plus lourds; on les attela en flèche et on munit le véhicule qu'ils
tiraient d'un avant-train mobile. La ferrure· du cheval et celle
des ruminants, répandues vers la même époque, permettent
d'utiliser beaucoup plus leur force de trait. L'étrier, nouvelle
invention, assure le cavalier sur sa monture et transforme
la tactique du combat.
Une révolution est .accomplie dans la navigation par la
découverte :du gouvernail moderne. remplaçant l'antique gou
vernail-rame, si dur à mouvoir, et aux possibilités si limitées.
Désormais, on va pouvoir construire des bateaux de plus en
plus grands, qui passent de deux à trois et quatre mâts,
aux xive-xve siècles et de cent cinquante tonneaux, à la fin
du XIII8, au double un siècle plus tard. On utilise à plein les
voiles, on invente un gréement qui permet de naviguer contre
le vent. On peut, au lieu du seul cabotage, se lancer dans la
navigation au long cours, ce que la boussole, connue vers 1200,
et l'astrolabe permettent par ailleurs. On améliore les ports
avec des écluses à sas, des cales sèches.
Les moulins à vent, imités des Arabes (et appelés turquois
en Normandie), se répandent au xxe siècle, ainsi que les moulins
à eau.
A côté de ces grandes inventions, de plus petites, mais aux
énormes conséquences : la brouette, le rouet, tellement plus
rapide que la quenouille, le vilebrequin et la mèche qui trans
formeront le travail du charpentier, l'usage des roues dentées
et engrenages (de bois) dont on trouvera de multiples appli-
6
cations, un véritable essor de l'horlogerie (horloges à poids
et à échappement) et de la machinerie (pompes, machines
à pilonner, pour la draperie et la fabrication du papier, à
polir, etc.). Enfin de grands progrès de la métallurgie : qu'on
songe à toute la science pràtique qu'exige la fonte d'un
carillon harmonieux, gloire des églises.
Puis ce sont de nouvelles cultures. Les Croisades ont fait
connaître des arbres fruitiers, de nouvelles teintures, les vers
à soie, que l'on ramène 'en France, mais plus tard seulement
.devaient venir l'abricotier, le sarrasin, le mals, la pomme de
terre et le tabac. ,
Mais ces inventions qui allègent la peine des hommes, augmen
tent la prospérité et vont permettre la découverte de la planète
n'amènent pas de bouleversement. Dans l'ensemble, depuis
les âges reèulés où les civilisations paysannes avaient trouvé
leur équilibre et presque jusqu'à nos jours, une très grande
stabilité paiaît le trait essentiel de la vie de nos ancêtres.
Et cette vie est surtout rurale. La civilisation urbaine des
Gallo-romains avait été ruinée par invasions, épidémies, déna
talité, la disparition d'un pouvoir politique fort. Quand, à
partir du x1e siècle, les villes prospèrent à nouveau; la très
grande majorité de la population n'en demeure pas moins à la
campagne dans la proportion vraisemblable des neuf dixièmes.
Or, qui dit vie rurale dit habitudes sédentaires, particula
risme, esprit de clocher. L'Europe féodale du xe siècle eftt pu
demeurer dans une stagnation et un émiettement analogues à
ce que nous pouvions voir récemment en Chine, s'il n'y avait eu,
par des voies hérolques, transmission de la civilisation antique,
et prédication universelle de la doctrine chrétienne, souvenirs
d'un Empire universel à restaurer, idéal d'une chrétienté à
faire colncider avec le monde, idée d'une fraternité de tous les
hommes, fils de Dieu.
La fleur de la civilisation : les lettres, les arts, les sciences, les
bonnes manières, jusqu'aux fantaisies et aux modes, sont
raffinements qui exigent des loisirs. Une société ne peut les
élaborer que dans la mesure où les hommes ne sont pas absor
bés tous et sans répit par les tâches d'une nécessité vitale. Or
l'Occident connut des siècles de fer, entraînant l'extinction
presque totale du commerce, un appauvrissement général. La
campagne, elle-mêtne, fut ravagée et dut se refaire, pénible
ment ; le grain ne donnait guère alors que trois fois la semence,
et environ tous les ome ans des récoltes insuffisantes amenaient
la disette (ce cycle est celui des taches solaires, et des famines
récentes de l'Inde). On vivait à force de travail et d'économie,
mais il n'y avait pas cette marge d'excédents qui permet l;nxe
ou loisirs. Les tâches essentielles absorbaient tout un chacun ;
elles étaient diviséès en deux secteurs : travail de la terre et
artisanat (dévolu au peuple), sécurité (service militaire, police,
a�stration), incombant aux nobles. Cette division du
travail indique assez les énormes difficultés matérielles qui
pesaient sur ious et ne laissaient subsister que le nécessaire.
Pourtant, la société médiévale trouva dans sa foi une inspi
ration qui lui permit de créer un troisième secteur : celui de la
prière, à laquelle furent adjoints les travaux de l'esprit et les
tâches en souffrance. Il fut assumé par le clergé, et surtout par
les religieux. Tout besoin social suscita la création de monas
tères ou de congrégations appropriées - et c'est un des traits lea
plus originaux de ce temps. Ce sont, par· exemple, des religieux
qui se firent bâtisseurs de ponts, en Europe : le célèbre pont
d'Avignon est dft à saint Bénezet. Faciliter les pénibles traver
sées de rivières était, en effet, une grande œuvre de miséricorde.
Moines ou religieuses, au prix de la vie commune, de l'obéis
sance à un supérieur, de l'austérité de vie qui rédnisait au
minimum les besoins physiques, d'une discipline personnelle .
intérieure, qui leur permettait au surplus d'atteindre à une très
grande noblesse et délicatesse d'âme, se ménageaient les
loisirs nécessaires au maintien de la civilisation. Alors même que
les laies : paysans, artisans ou guerriers, étaient tout absorbés
par les tâches matérielles vitales, il restait dans les cloîtres des
gens qui renonçaient à élever une famille, à vivre à leur gré, à
bavarder, à manger de la viande, qui portaient des vêtements
simples jusqu'à usure complète et, grâce à ces restrictions '
volontairement subies, gagnaient le temps d'apprendre à lire
et � écrire, étudiaient le latin, copiaient des manuscrits :
sans eux, la pensée antique serait à peu près totalement perdue
et la Renaissance du XVIe siècle eût été impossible. Ils appre�
naient la littérature antique, la théologie et le droit, dessi
naie11t, peignaient, bâtissaient, chantaient (le plain-chani
nous a transmis les modes de musique grecs). Ils assuraient
ainsi la transmission matérielle de la civilisation, cependant que,
grâce aux heures de prière, de méditation, de travail silen
cieux, ils jonissaient du plus précieux et du plus rare des loisirs :
celni qui seul permet la gestation d'une civilisation véritable,
c'est-à-dire spirituelle. Ils exerçaient ainsi, seuls à certaines épo
ques, le nllnistère de la pensée et de la réflexion, et c'est eux qui
élaborèrent ce type de l'homme chrétien, charitable, humble,
obéissant, détaché duce monde», que toute la société médiévale
devait se présenter comme un modèle (et que l' Imitation de
Jésus-Christ écrite aux xive-xve siècles, et très souvent rééditée,
a proposé jusqu'à nos jours aux chrétiens).
8
L'expansion monacale, colncida avec les époques les plus
sévères du moyen âge : . monastères bénédictins au temps des
invasions, réforme clunisienne au moment des ravages nor
mands, réforme cistercienne en pleine anarchie féodale. Elle fut
favorisée à certains égards par la rudesse de la société : c'est
parce qu'elle avait horreur de la grossièreté de la cour méro·
vingienne 'qu'une sainte Radegonde, par exemple, se réfugie,
sitôt qu'elle le peut, dans un cloître. Sans les couvents, ces
âmes délicates eussent été submergées par la barbarie contem·
poraine. Grâce aux monastères,. elles purent se former en
sociétés, et non seulement conserver leur idéal, mais en donner
l'exemple rayonnant. Pàrce qu'ils maintinrent le niveau SU;Pé·
rieur de la civilisation du haut moyen âge, ils empêchèrent
celle-ci, dans son ensemble, de tomber trop bas et d'y stagner
et ils abrégèrent, de toute façon, son temps d'épreuve. Ils
fournirent aux laies des modèles, des conseillers, des éducateurs
et des livres.•. Ce furent chez eux que les Carolingiens allèrent
chercher les auxiliaires indispensables de la réforme qu'ils vou
laient opérer. Ils donnèrent à la monarchie capétienne des pré
cepteurs, des historiographes (les moines de Saint-Denis étaient
chargés de rédiger la Chronique des règnes), et des ministres,
, tel Suger, abbé de ce même Saint-Denis, auquel fut commise.,
par Louis VII, lors d'une Croisade, la régence du royaume.
Les clercs redirent inlassablement aux rois que leur devoir
était de faire régner la paix dans la justice, et ils furent parmi
les agents les plus actifs de fa restauration d'un pouvoir poli
tique capable de procurer l'ordre, c'est-à-dire de donner aux
champs et aux routes, au travail et aux transactions, la sécurité.
' Alors, l'homme peut obtenir de son labeur plus que le néces
saire, le commerce reprend, la société s'enrichit, connait assez
de loisirs pour faire refleurir une civilisation séculière, née de
l'abondance et non plus de l'austérité. Cette civilisation s'épa•
nouit dans les cours (les seigneurs sont riches quand leurs sujets
' " le deviennent) et dans les villes commerçantes, où naît dès le
xne siècle une industrie (tissage notamment) qui connaît déjà
la division du travail et les formes modernes de mise en valeur
et d'association des capitaux, de concentration des entreprises,
et par conséquent, engendre de grandes fortunes mobilières.
La paix carolingienne s'était accompagnée d'une première
renaissance, vite arrêtée, mise en sommeil, par les invasions
normandes. Le xne siècle vit une deuxième renaissance,
durable et poussée en tous les domaines : juridique, littéraire,
artistique, économique. La chrétienté repeuplée défriche les
campagnes, assèche des marécages, fonde dans l'Europe entière
de nouvelles villes, crée l'industrie et le commerce et donne
9
à l'activité économique un essor éblouiss�t dont on a rare
ment vu l'analogue, retrouve le droit romain, élabore le droit
canonique, invente les chansons de geste, découvre l'ogive
qui va révolutionner l'architecture et donner origine au style
• français » (opus francigenum) que nous nommons mainte·
nant gothique, et met au point le vitrail.
Au XIIIe siècle, le moyen âge épanouit la civilisation dont il
était capable au moment où un Saint Louis qui mourra (<c mar
tyr », dit Joinville) à la Croisade, gouverne dans la justice le
royaume de France et cherche à faire régner la paix dans la
chrétienté, au moment où l'on bâtit Notre-Dame de Paris,
Amiens, Reims et Chartres, Canterbury, Tolède, Upsal, Bam
berg, au moment où saint François d'Assise célèbre Dame
Pauvreté, où saint Thomas d'Aquin intègre, à Paris, la
philosophie d'Aristote dans la pensée chrétienne, où un
saint Yves montre qu'en dépit de la lettre il n'est point de
justice sans l'esprit. Ces pieux personnages incarnent à la
perfection l'idéal d'un temps auquel ils présentent ses modèles
et ses héros, cependant que Dante donne, de son esprit et de sa
foi, cette géniale expression littéraire qu'est la Divine Comédie.
C'est à cette époque de maturité que nous nous placerons
au cours de ce petit volume, pour donner un aperçu de la vie
du moyen âge. Nous ne nous interdirons pas quelques références
à d'autres siècles mais nous les daterons.
A partir du xive siècle, le bel ordre· se désagrège. Les abus
du capitalisme entraînent les révoltes des« maigres» contre les
«gros». Puis la guerre de Cent ans, crise décisive du monde féo
dal et avènement des nations modernes, va promener le fer et
le feu dans la France tandis que la chrétienté sera désolée par
le Grand Schisme. La population décimée par la Grande Peste
et par la guerre connaîtra de lourdes épreuves et regrettera ·
l'âge d'or du« bon roi» Saint Louis.
10
CHAPITRE PREMIER
LA VIE MATÉRIEUE
I. - Ses conditions
Les conditions naturelles s'imposaient au moyen
â ge plus fortement que de nos jours. Notre civilisa·
tion urbaine nous a permis de « và incre », comme
o n dit, le froid et le chaud, l'obscurité des nuits, la
longueur des distances. Tous inconvénients dont
nos ancêtres devaient s'accommoder à peu près
comme certains de nos contemporains ruraux le
font encore. Ils devaient se conformer à un ryt hme
naturel qu'ils n'avaient pas encore inventé d'abolir.
La longueur du j our solaire réglait, comme elle
le fait encore à la campagne, la journée de travail. '
L'éclairage artificiel était de qualité médiocre et
exposait aux dangers d'incendie. Aussi, bien rar. es
étaient les métiers où le travail de nuit était permis.
D'un bout ·à l'autre de la société, on se reposait
davantage l'hiver, on travaillait davantage à la
b elle saison, et l'horaire même des monastères s'y
a daptait avec souplesse.
Contre le froid, on n'avait pas de moyens de
chauffage parfaitement satisfaisants. Ce n'était pas
faute de combustible. On avait la tourbe. Si la
houille n'était expl� itée que sur une toute petite
échelle, lè bois était à peu près partout en abondance
et, grâ ce aux droits d'usage, le plus pauvre pouvait
11
aller ramasser les branches mortes dans la forêt voi
sine. Il ne se privait guère d'ailleurs d'abattre le bois
vert et de commettre maintes déprédations. Le char
bon de bois, léger, vite allumé, était un combustible
de choix pour une cuisine rapide et pouvait donner
un moyen de chauffage individuel d'ailleurs malsain.
Généralement, on avait le feu de l'âtre : grosses
bûches et grandes flambées. Seuls les gens de la
ville se réduisaient, quand ils étaient pauvres, à
de maigres feux, ainsi que les habitants de pays 1
12
des saisons, il eut plus réellement à pâtir de la
manière encore sommaire dont il avait résolu la
question de la distanc� et des transports.
Il faut mettre à part le problèmè de la sécurité
des routes qui est tout politique et qui fut résolu
dès qu'il y eut un pouvoir fort, capable d'avoir une
police et de se faire obéir, �apable de rendre les
divers seigneurs responsables de l'ordre sur leur
territoire (on les oblige à indemniser les victimes des
pillages subis dans la traversée de leur domaine).
Au XIII e siècle, les routes étaient généralement sûres,
, sauf guerre, et il restait alors la ressource de se faire
délivrer des sauf-conduits par les belligérants et· de
voyager en caravanes armées.
Le problème des distances est une donnée phy· '
sique. Pour le résoudre, il convient d'envisager deux
facteurs : les chemins, les moyens de transport.
Pistes, sentiers ne manquaient pas. Certains, nous
l'avons dit, remontaient aux époques préhistoriques
et aux premiers peuplements. Rome avait construit
' depuis de soliçles chaussées. Mais aux périodes de
crises (dépeuplements, invasions ou incursions),
l'entretien en avait été négligé. Dès qu'arrivait la
pluie, elles devenaient si malaisément praticables
que le trafic par charrettes attelées devait être inter-
' rompu sur presque tous les parcours. On cessait alors
, de passer le long de la route devenue fondrière, on
empruntait l'accotement, on empiétait sur les
champs riverains, et petit à petit le tracé se dépla
çait en restant parallèle à sa première direction.
C'est ainsi que certaines routes romaines sont main
tenant doublées à 30 ou 50 mètres de leur ancien
parcours par la route actuelle, dernière position
d'u.il. chemin lentement déplacé au cours des âges.
Plus praticables que les voies- de terre, surtout
pour le transport de matières pondéreuses, étaient
13
les cours d'eau. On les utilisait donc aussi largement
que possible. Des rivières maintenant délaissées par
la navigation (tels la Loire, la Garonne et leurs af·
fluents) étaient alors le siège d'une importante batel
lerie. Il n'était jusqu'aux torrents sur lesquels on ne
fît au moins flotter le bois abattu en amont. (Chacun
sait que les flottages sur l'Yonne, remontant au
xv e siècle, pour le moins, ont duré jusqu'à nos jours.)
L'eau était alors le grand moyen de communica
tion. Mer ou rivière permettaient le transport, sinon
rapide, du moins massif, de la pierre, du sable, du
grain, du vin... Ce qui nous explique, entre autres,
pourquoi le roi d'Angleterre a pu se maintenir si
longtemps en Aquitaine, pourquoi le trafic principal
des vins de Bordeaux s'est fait vers la Grande
Bretagne, pourquoi les premières grandes villes
commerçantes ont été les ports de mer ou de rivières,
et nous donne la clef du développement urbain.
Les villes, c'est-à-dire des agglomérations de
consommateurs, ne pouvaient se former et s'ac·
croître que dans la mesure où elles trouvaient de
quoi satisfaire à leurs besoins notamment en matière
de ravitaillement alimentaire. Toutes petites, elles
avaient, dans l'enceinte même, des jardins, des
granges et des hangars qui permettaient d'entrepo·
ser les récoltes de l'année, faites sous les murs. Plus
grandes et peuplées en majeure partie, non plus
d'agriculteurs exploitants ou des propriétaires de la
campagne environnante, mais d'artisans, de com·
merçants, d'hommes de lois, d'administrateurs et de
fonctionnaires, il leur fallait s'annexer économique·
ment - et le plus souvent administrativement -
les villages voisins avec leurs terres. De 6 ou 8 km
à la ronde, on peut venir à pied, à cheval ou en
charrette, approvisionner le marché ou les reven·
deurs, les « regrattiers ». D'ailleurs, les villes dispo·
14
saient d'assez d'argent et d'hommes pour faire
entretenir leurs voies d'accès immédiates et en assu- '
rer la police.
Mais l'agglomération ne peut s'agrandir encore
qu'en dépendant d'une région plus étendue. Il faut
donc, non seulement que cette région soit fertile,
et en bonne intelligence avec la ville, mais que les
transports y soient aisés et, par conséquent, qu'elle
soit commodément desservie par des voies d'eau.
Paris et les villes f lamandes se sont vite déve
loppées dès qu'elles ont pu s'assurer la mainmise
sur leur arrière-pays, d'ailleurs riche, auquel elles
étaient reliées par des rivières navigables. Grâce
à la Seine, à la Marne, à l'Oise et à l'Yonne, le
Paris du x1ve siècle pouvait alimenter et fournir
de matières premières, environ 100 000 habitants.
15
du moyen âge, une valeur be�ucoup plus considé·
rable que celle à laquelle ils se sont dégradés de nos
jours. Cependant il en disposait avec une libéralité
dont notre activité moderne a presque perdu le secret.
La proximité est alors définie par la distance qui
peut être parcourue, aller et retour, entre le lever
et le coucher du soleil. Dès qu'il fallait passer la
nuit hors de che z soi, c'était un voyage. La vie éco
nomique, administrative, politique s'organisa donc ,
en petites circonscriptions dont la dimension dépen
dait de la longueur du pas de l'homme ou de la
foUlée de sa monture. Ces antiques petits pays sont
nos cantons actuels. Chacun, à vivre sur lui�même,
développe particularités, originalités ou spécialités :
façons de parler (prononciations et expressions),
de s'habiller, de manger, de se distraire, de travailler,
ses saints, ses grands hommes, et même son droit.
Le patriotisme se conçoit d'abord et surtout à
l'échelle du petit pays. Les guerres, qui furent le
fléau de l'âge féodal jusqu'au temps de Saint Louis,
étaient presque toujours des luttes de seigneurie à
seigneurie, c'est-à-dire de village à village ou de
canton à canton. D'ailleurs les obligations mili ·
taires, le service d'ost tel qu'il était fixé par les
usages, nous montrent que les hommes ne pouvaient
être requis que pour un temps limité, quarante jours
au maximum, et que, la plupart du temps, ils
avaient le droit de rentrer le soir coucher dans leur
maison et de refuser de marcher si la troupe sortait
des limites de la seigneurie.
Quand les villes s'émancipèrent, il s'établit entre
elles des alliances ou tout au moins des liaisons. Mais
tout ceci n'allait généralement pas plus loin que la
superficie d'un de nos arrondissements ou d'un de
nos départements. C'est ainsi qu'au xiv6 siècle
Saint-Antonin, dans les cas graves, ne prenait pas
16
de décision sans consulter au préalable Villefranche,
Najac ou Cordes, et son horizon politique ne dépas·
sait pas Cahors ou Albi. Martel en usait de même
avec Dôme, Souillac et Cahors; de Provins, on allait
à Troyes ou à Sens et à Paris.
17
nourrir un groupe important de non-producteurs
autrement qu'en le promenant de place en place. Ce
n'était pas la production qui allait au consomma
teur, mais bien le contraire. C'est pourquoi une
cour tant soit peu nombreuse devait se déplacer de
domaine en domaine ( Charlemagne avait donné des
instructions précises, à ce propos), c'est pourquoi
Carolingiens et premiers Capétiens n'avaient pas
de capitale. Mais même quand la campagne fut
plus peuplée et plus riche et que les transports
purent être mieux organisés, la vie resta sédentaire
et l'économie fermée : les seigneurs restaient sur
leurs terres ; tout bourgeois enrichi achetait un
domaine dont les tenanciers lui apportaient les
produits en nature : grains, beurre et œufs, volailles
et gibier, légumes, vin (âcre verjus le plus souvent),
huile d'œillette, de noix ou de faînes, miel et cire,
bois de chauffage, foin pour les chevaux. Jamais
tout à fait abandonnés, les baux en nature ont
connu récemment un regain de faveur.
18
qu'ils en avaient la force, les jongleurs, montreurs
de bêtes ou chanteurs, qui couraient les noces, les
foires, les pèlerinages et les tournois. Des clercs se
faisaient errants soit pour prendre des libertés avec
la discipline cléricale (et tout le haut moyen âge
fulmine contre ces clerici vagantes dont personne ne
'
sait de qui ils relèvent), soit pour donner carrière à
un zèle que l'Eglise parfois suspecte et déplore, par
fois admire. Quand la vie politique se stabilise, au
x111 e siècle, l'Eglise sanctionne même la fondation de
deux ordres « mendiants,» : Franciscains, au prodi
gieux succès, et Dominicains. Tous ces gens-là, pro
fessionnels des voyages, ne sont enracinés nulle part.
A côté d'eux, commerçants pratiquant les foires,
fonctionnaires royaux ou seigneuriaux qui vont tenir
des audiences dans tous les coins de leur circons
cription, enquêteurs, courriers et messagers passent .
r
la plus grande partie de leur vie à l'hôtel et à cheval.
Puis les voyageurs d'occasion : ouvriers qui cher
chent de l'embauche ou se déplacent pour se perfec
tionner dans leur métier, étudiants qui suivent
leurs maîtres d'une université et d'un pays à
l'autre, plaideurs en procès qui multiplient les
déplacements au siège de la juridiction et qui tôt
ou tard vont à la cour la saisir de leur affaire, prê
tres, évêques, religieux et laies en route pour Rome
(où le grand jubilé de 1300 attira, par exemple, des
foules énormes), pèlerins innombrables. Le pèle
rinage est une véritable institution. Il est un témoi
gnage de piété, la pénitence infligée à certains
crimes, ou la peine (variété du bannissement tempo
raire) à laquelle condamnent certaines juridictions,
et aussi le moyen d'échapper à la routine ou de cou
rir les aventures. Aussi est-il considéré par l'Eglise
et les pouvoirs publics avec une faveur inégale, par
fois imposé, parfois loué, parfois déconseillé, parfois
19
' .
20
à pied. Passer la journée à cheval était le sort
commun des plus -grands. seigneurs, des marchands;
de leurs valets, de maints hommes de lois, et des
plus infimes courriers de petites villes. Les fatigues
étaient les mêmes, les gîtes d'étape analogues. Au
déhotté, le roi, le commerçant, le clerc pouvaient se
plaire aux mêmes anecdotes de voyage et fraterniser
d'une façon qui pour n'être pas ostentatoire n'en
était pas moins réelle.
En résumé, les hommes du moyen âge, direc
tement exposés aux conditions naturelles, leur
devaient certaines caractéristiques : sur le plan
individuel, le développement des qualités corpo
relles (robustesse, endurance) et des qualités morales
corrélatives (patience, courage au moins passif),
une certaine rudesse d'existence, un rythme de vie
qui se conformait aux jours et aux saisons ; sur le
plan économique, l'obligation de se suffire pour
l'essentiel avec les ressources du pays, entraînant la
limitation des besoins, l'ingéniosité, et des migra
tions de population plutôt que de produits ;-sur le
plan social une très grande décentralisation avec
d'infinis particularismes, mais aussi cette fraternité
informulée qui naît d'expériences analogues.
II. - L'habitation
L'habitation médiévale nous est d'autant mieux
connue que de nombreux exemplaires en sont encore
conservés parmi nous.
Le plan en est simple : une salle plus ou moins
grande, où l'on vit. On y travaille, on y reçoit, on y
fait la cuisine, on y mange, on y dort. C'est ainsi
qu'étaient, récemment encore, trop de nos fermes de
l'Ouest. Cette pièce commune et à tout faire sera
l'habitation des campagnards aussi bien que des
21
, ,
2 2.
pièce au rez-de-chaussée qui est atelier et boutique ;
parfois aussi, dans sa partie arrière, elle tient lieu,
grâce à sa cheminée, de cuisine et de salle à manger.
A moins qu'au premier, reliée directement à la rue
par un escalier droit, ne soit la salle à tout faire.
Au second un grenier ou des petites chambres des
servies, soit par un escalier intérieur communiquant
avec la salle, soit par un escalier à vis donnant dans
la courette. Le plan dessine un rectangle dont le
plus petit côté est sur la rue. D'où vient qu'on a
« pignon sur rue ». Le plan se modifie avec la richesse
les greniers.
23
La lumière pénètre par des fenêtres parfois petites,
parfois au contraire assez grandes pour occuper
presque toute la surface de la façade : les rues sont
étroites, et il faut voir clair. Peu de vitraux sauf
dans les églises, mais du papier ou de la toile huilés
ou encaustiqués, des grillages d'osier ou de bois. Des
volets de bois plein, extérieurs au rez-de-chaussée,
intérieurs aux étages, complètent la fermeture.
En Angleterre, jusqu'au milieu du xue siècle, on
trouve dans les halls seigneuriaux l'âtre ·au milieu
de la salle, la fumée s'échappant comme elle peut
par un. trou du toit (on nous assure qu'elle fortifie
ceux qui la respirent et contribue à la durée des
poutres qu'elle enduit) . Ailleurs on édifie de grandes
cheminées, généralement adossées, dans la cuisine
et la salle, avec un banc de pierre sous le manteau.
La cuisine comporte un évier avec écoulement à
l'extérieur. Quant à l'eau, il faut aller la chercher
dans le puits de l'immeuble ou du quartier, ou bien
à la fontaine.
Les latrines sont une commodité dont les archi
tectes sont soigneux de pourvoir leurs clients avec
abondance. L'idéal réalisé en certains couvents et
châteaux est d'en avoir autant que de lits. Ce sont,
toutes les fois que faire se peut, des logettes en
encorbellement dont le siège s'ouvre sur une rivière,
pour les riverains, sur une fosse d'aisance parfois
garnie de cendre de bois désodorisante et antisep
tique, ou sur une tinette dont à Paris, il semble
qu'on ait eu quelque mal à assurer la vidange régu
lière, faute de volontaires en nombre suffisant pour
le métier de Maître Fifi.
La maison de ville, ou la baraque, la c loge » de
foire est individualisée par une « enseigne » : statue
de saint, emblèmè de fer forgé, peinture d'animal,
d'outils, de scène pieuse. On habite « à l'image
24
Notre-Dame » ou 1 à l'enseigne du Cheval-Blanc » •••
25
autour de l'évêché et du ch âteau des Comtes, il eût
été malaisé de corriger par des plans d'ensemble et
au détriment de droits établis, l'anarchie née de
lotissements spontanés .
Les rues du moyen âge étaient souvent fort sales,
faute d'une organisation a déquate de voirie . La
puanteur de Paris fit défaillir Philippe Auguste . En
principe, chacun était responsable du devant de sa
maison et devait, d'abord, ne pas le salir ni l'encom•
brer de détritus, de matériaux ou de gravats, ensuite
le nettoyer . En fait, lorsque l'espace bâti eut dévoré
les cours et les jardins, il fallut bien jeter les immon
dices devant la porte, les animaux lâchés en liberté,
chiens et surtout cochons, sans parler de la volaille,
se chargeant d'en enlever ce qu'ils pouvaient en
m anger . C'est ce que l'on voyait, récemment encore,
en certains de nos villages . A Paris, la circul;iti.Jn des
pourceaux fut interdite vers le milieu du xne siècle,
lorsque l'un de ces animaux eut provoqué la chute de
cheval et la mort du fils aîné de Louis VI. De temps
en temps, les particuliers frétaient un tombereau et
procédaient à l'enlèvement de leurs ordures. Des
entreprises privées s'en chargèrent également, après
accor d avec les intéressés . Les rues, généralement
non pavées, continuèrent pourtant à être mal
tenues, les vases de nuit étaient couramment vidés
par les fenêtres. Saint Louis, traversant nuitamment
les rues de Paris, reçut un jour sur son manteau le
contenu d'un orinal, le propriétaire ayant omis de
prévenir, vu qu 'il n'était pas l'heure des passants .
Le roi, assez maître de soi pour ne point se f âcher,
octroya même , après enquête, une prébende (bourse
d'étude) à l'auteur de l'accident, un étudiant qui ne
se levait si tôt que pour se mettre à travailler .
A la Fête-Dieu, lors d'une entrée de prince, la
ville, saisie d'ardeur, nettoyait les ru�s que l'on jon-
26
chait d'herbes 'et de joncs, et tendait draps ou
tapisseries sur les façades.
L'écoulement des eaux usées se faisait dans certai
nes villes, tel Paris, par un système d'égouts dé
bouchant dans la rivière. (A Strasbourg, ce confluent
était judicieusement choisi pour y faire faire la
trempette à certains malfaiteurs, sous les yeux
moqueurs d'un cercle de badauds.) D'autres villes
se contentaient de ruisseaux, où l'on faisait de temps
en temps courir de l'eau propre, ainsi à Limoges.
A Salisbury, on avait creusé des dérivations de la
rivière.
Cette eau · propre était amenée pu des systèmes
d'aqueducs, renouvelés des Romains, ou mieux et
plus souvent par de11 conduites en bois, en fer ou en
plomb, dont le tracé tenait compte des propriétés
du siphon. Elle était distribuée par des fontai
nes dont beaucoup ont malheureusement disparu,
notamment au xvne siècle.
L'éclairage urbain était rare et pauvre. Cependant
au moment des foires, une ville comme Provins
faisait éclairer les angles des rues. De niême en cas
de représentation de Mystères, d'incendies ou d' « ef
frois ». En ce cas, on priait même les bourgeois
d'allumer chacun un fanal devant sa maison. De
dévotes gens subventionnaient l'entretien d'un lumi
naire devant une statue.
Pour la , sécurité des rues, on fermait par des
chaînes les quartiers mal famés. La circulation noc
turne était d'ailleurs interdite en principe dans les
villes depuis le couvre-feu jusqu'à l'aube. Le port
d'armes fut aussi, et à bien des reprises, prohibé,
ce qui montre que, la prescription n'étant pas obser
vée par les malandrins, les honnêtes gens s'en affran
chissaient par une juste précaution.
27
' c
n1: - Le mobilier
28
lavande ou de safran, les papiers ou les parchemins
(ventes, quittances, prêts ), l'argent serré dans
•..
29
cours assis à même la paille, mais un roman du
temps nous montre une fille d'empereur installée
dans sa chambre, avec ses suivantes, sur des bottes
de paille recouvertes de cendal brodé d'armoiries,
et appuyée au lit qui lui sert de dossier. Ce genre de
siège avait, en hiver , l'avantage d'être chaud .
Les églises ont quelques armoires, meubles mas
sifs ; les particuliers aussi, dès le x1ve siècle.
Les maisons riches complètent leur mobilier par
des tapisseries qui permettent de renouveler le
décor, de recréer son chez-soi au cours des déplace
ments si fréquents dans la vie des grands. En hiver,
elles interceptent les courants d'air ; enfin elles per
mettent, à l'instar des paravents japonais, de décou
per dans les salles communes des salons particuliers.
Aussi appelle-t-on chambre un ensemble de tentures • .
30
La cuisine est pourvue comme celle de nos fermes :
l'on y trouve au moins un trépied (puisque l'on cuit
dans l'âtre), une ou plusieurs m armites de terre ou
d'airain, une poêle d'airain, une louche, un pilon et un
morti�r pour prép arer diverses s auces, not amment
l'aillée qui est un des principaux assaisonnements de
la cuisine médiév ale et dont l'usage, depuis, a tendu
à se restreindre au Midi. Les m aisons importantes
multiplient le nombre de ces ustensiles, ajoutent des
grils, des pots de cuivre, des l andiers, des broches.
De plus, généralement, d ans la cuisine ou ses
, dépend ances on trouve une cuve à faire l a lessive et
à prendre des bains, des tonneaux, un charnier pour
le lard, une h ache à fendre le bois, des se aux, une
pelle, des balais, une bassinoire, souvent un pétrin.
Ainsi prép are-t-on pour la consomm ation fami
liale les produits du domaine, ou ceux des alentours
achetés au m arché. Le l aboureur tend à se suffire en
tout point, ayant son gr ain pour le p ain, son lard,
ses confits, ses viandes s alées ou fumées, ses confi
t ures, son miel, son e au-de-vie, son vin, son linge et
ses étoffes, le tout f ait à la m aison de ce qui avait
cr û sur le dom aine. Ainsi fera-t-on encore au Canada
français , en Roumanie..., jusqu' à tout récemment.
IV. - Le vêtement
Le costume du moyen âge dérive des costumes
antique et g aulois . De ce dernier, il a g ardé, pour
les hommes, l'usage de braies (caleçon, p ant alon ou
culotte, de toile ou de cuir maintenu à la t aille par
une ceinture, le braiel) (les femmes n'en portent
point, et, à la campagne, ont continué à n'en point
avoir, jusqu'au début de ce siècle) et, pour les deux
sexes, le bliaud que le monde élégant l aissera, au
x111e siècle, tomber en désuétude, mais qui se conser-
31
vera cependant jusqu'à nos jours dans le costume
paysan : c'est la blouse.
Le _yêtement féminin a �oujgùr�_ été long ; celui
_dés h oyu_n es,_ cour�, sauf lorsqu'il s'agissait de �
;turnes de cérémonie ou liturgique-s,�imités de l�_a_p.ti..:._
_
quité, s'allongea vers 1 140, malgré les critiques des
- moralistes (une telle mode leur paraissait efféminée) ,
et se raccourcit à nouveau à partir du milieu du
x1ve siècle, en dépit de nouvelles censures incriminant
cette fois l'indécence de vêtements qui épousaient
les lignes du corps. Seuls, à cette époque, restè_r�:gJ;
fidèles à la robe longue les gens qui. se devaient_���re
_g_�yes : p_!êt!��L P.rofesseurs, médecins, hommes Clë
lois. Et ils y sont demeùrés-attaches: les premîers-;
pour les cérémonies du culte, les autres quand ils pro
fessent dans les Facultés ou paraissent au Tribunal.
Entre 1180 et 1340, le costmruLdu___ mo_:y..en âge a
presenté sa pfüs granlté neauté, !1Î vient de la
� é: ::de_§
� es et e le� _p_arfaite �dap_!�tio!I-
_
__
_
au cor s humain, iïinsr qu'aiïx matières employées : .
"! !?�f� �p__ � s ou fine&;__ gont -_on laisse Jouer les
_ plis. H?,,!!1� !:._S -�t ��mmes sont alors vêtus ! peu _Prè� •
32
,.
33
G, D'llAUCOURT 2
d'ancienne ongme c'était le manteau, fort prati
que, des pèlerins et voyageurs. Le manteau d'hiver
était souvent fourré de lapin ou d'écureuil, ou de
pelages plus précieux. Contre la pluie, l'on portait
des chapes à aigue, imperméables, en laine non dé
graissée. Pour le cheval, l'on avait des manteaux
ronds, les cloches, fendues devant et derrière. Le
manteau pouvait être brodé, orné de queues de ,
fourrures disposées autour du bord inférieur, ou
placées en semis sur l'étoffe. La bienséance voulait
qu'on retirât son manteau quand on paraissait de
vant un seigneur, et cette marque de politesse était
due par les femmes comme par les hommes.
Les pieds et les jambes, quand on n'all ait pas
pieds nus, étaient couverts de chausses (le nom s'est
conservé en Haute-Bretagne pour désigner les bas).
Elles étaient tricotées ou faites d'étoffe exactement
· taillé e, à la manière de nos guêtres, et maintenues
par des j arretières tricotées, voire brodées. Les chaus
ses étaient parfois « semélées », ce qui évitait de
mettre une autre chaussure, au moins pour l'inté
rieur. Sinon, l'on portait des souliers faits souvent
d'étoffe ou de cuir souple, et, pour l'hiver, des chaus
sons fourrés. Quand il fallait sortir, l'on mettait des
brodequins épais, en cuir de vache, et cloutés, des
sabots, ou des bottes, et l'on complétait parfois la
tenue de houseaux de cuir ou de guêtres.
Pour la coiffure, les femmes gardaient les cheveux
longs. Elles les tressaient en nattes qu'elles n'hési
taient. pas à grossir de postiches, empruntés à des
cadavres, au grand scandale des prédicateurs. Ces
tresses, d'abord flottantes, furent relevées en cornes
ou en cadenettes sur les oreill e s, enserrées dans une
résille, massées en chignon sur le cou ... Les j eunes
filles, au moins quand elles étaient en costume de
fête, portaient les cheveux flottants (et la Vierge est
34
·'
35
des chapeaux de plumes de paon. Quant au chaperon
d'étoffe de laine, souvent doublé d'un tissu, voire
d'une soie de couleur claire, il a connu pendant
deux siècles et jusqu'à la fin du xve une vogue
durable et les plus grands caprices de forme. Les cos·
tumes universitaires d'Europe (France non comprise)
en ont gardé une riche variété d'exemplaires. Femmes
et hommes l'ôtaient pour saluer.
Le vêtement était complété par des gants, d'étoffe
ou de cuir, dont le moyen âge fit grand emploi.
Les dames en brodaient, les seigneurs s'en faisaient
offrir pour redevances féodales. Jeter son gant était
un défi, offrir son gant, signe de donation. Les chas
seurs portaient leurs autours ou leurs faucons sur
leur p·oing couvert d'un épais gant de cuir. Les pay
sans avaient des moufles cuirées pour enlacer les
ronces, barbelés naturels, en palissades. Comme les
ouvriers américains, les maçons portaient des gants
de travail dont les comptes nous révèlent qu'ils les
usaient par douzaines.
Le costume médiéval, si bien compris, si pratique
et en même temps si seyant, pouvait être fort riche,
par sa matière ou par son ornementation. Cette
recherche fut d'abord réservée aux vêtements sacer·
dotaux ou aux costumes d'apparat des princes. Mais,
à la fin du XIIIe siècle, les bourgeois rivalisaient d'élé
gances ruineuses que des lois somptuaires essayèrent
d'arrêter. On voulut aussi obliger, tantôt les femmes
honnêtes, tantôt les « folles femmes », à des mises
sans prétention. Et ces lois furent parfois observées.
V. - La nourriture
Les gens du moyen âge faisaient des produits
' locaux la hase de leur alimentation. D'où l'élabora
tion dans chaque pays de préparations et d'hahi-
36
tudes culinaires particulières, dont beaucoup sur
vivent encore. Les citadins eu rent une nourriture
plus variée, à mesure que les marchés urbains furent
po urvus par des contrées de plus en plus éloignées.
Les Parisiens du xxn e siècle mangeaient des hœufs
normands et même s avoyards, des poissons frais
pêchés dans la Manche, et les tables riches connais
saient dattes, figues sèches, citrons et oranges.
L'essentiel de la nourriture, pour toutes les
classes de la société , est constitué par le pain , la
viande, dont c'est pénitence que de se priver, le vin ,
et en place de notre indispensable pomme de terre,
encore inconnue, les pois et les fèves. En Limousin ,
dans les Cévennes , la Corse, la châtaigne est l'ali
ment de hase, pour hommes et bêtes.
Les viandes sont celles que nous consommons
encore : hœuf, veau , mouton , porc , etc. Il n'était
de maison paysanne qui n'e ût son charnier et ne
sacrifiât de cochons à l'entrée de l'hiver. L'habitude
s'en est fidèle �ent gardée jusqu'à nous.
Les bêtes de boucherie , faute de prairies artifi
cielles et de fourrages suffisants , étaient rarement
des animaux gras. Toutefois , dès le xn e siècle, l e
hêtail normand avait dû aux prairies naturelles de
cette région une juste célébrité ;
La chasse était alors un moyen d'approvisionne
ment non négligeable pour les ruraux, nobles , vilains
et braconniers. A côté du petit gibier que nous
connaissons, beaucoup de sangliers , de cerfs.
Quant à l'élevage des animaux domestiques ,
notons que le lapin était moins abondant que de nos
jours et que , par contre , on nourrissait en vue de
la table, outre poules, oies , pigeons, des cygnes,
des paons, que l'on recouvrai,t de toutes leurs
plumes pour les servir.
Il semble bien que, chez les riches, l'alimentation
37
fût presque exclusivement camée et que, dans les
foyers plus modestes, on ait abusé du lard. D'où
nécessité, pour « faire passer » toute cette viande,
de condiments dont les plus répandus étaient l'ail
et la moutarde. Tels moulins n'avaient-ils pas une
paire de meules à moutarde contre deux paires de
meules à blé. L'on usait aussi à profusion, depuis _
38
la marmite. Les cuisines plus soignées faisaient alter·
ner rôtis cuits à la broche, grillades, bouillis, ragoûts,
fritures. L'on usait beaucoup de farces, de liaisons
non à la farine ou à l' œuf, mais à la mie de pain
trempée et passée à la passoire, de sauces relevées
de vin ou de verjus. L'on usait généralement de pré
parations pilées là où nous procédons par hachis. On
fabriquait - et chaque cuisinier avait sur ce point ses
y recettes -, quantité d'assaisonnements où entraient
- la cannelle, le safran, le poivre, le gingembre ou
autres condiments, et on les gardait toutes prêtes
pour s'en servir à l'occasion : compléter le parfum
d'un ragoût, accompagner un rôti, relever l'usuelle
et fade purée de fèves ou de pois. La cuisine monas
tique s'en passait (d'autant que les épices avaient
renommée d'aphrodisiaques), aussi avait-elle une
réputation bien établie d'insipidité. La tradition de
ces « fonds de sauce » s'est conservée jusqu'à nos
jours dans la bonne cuisine française, et s'est main
tenue dans les pays anglo-saxons au point d'y faire
l'objet d'une industrie.
Les huîtres étaient mangées crues, ou cuites, « en
civet » comme le font toujours les Américains.
La pâtisserie était encore simple. On connaissait
les beignets, les gaufres et les oublies, le pain d'épice,
les tartes aux fruits, à la crème et au fromage, et di
verses sortes de galettes. L'on faisait crèmes et flans.
On avait les pâtes de fruits en guise de bonbons,
et des dragées parfumées au gingembre, dont le
cœur était une amande de pin ou d'amandier, des
confitures au miel, du raisiné ..•
39
' l
40
\ '
41
CHAPITRE II
LE RYTHME DU TEMPS
1. - La journée
42
nuit. Et les Ordres avaient leur horaire d'été dif·
férant de l'horaire d'hiver.
Les horloges n'étaient pas absolument inconnues
(Charlemagne lui-même avait eu une clepsydre à
eau), mais elles étaient fort rares et ce n'est pas
avant le xive siècle que les hôtels de ville s'ornèrent
de j acquemards. On construisit même, alors, des
horloges astronomiques. Quand il fallait mesurer
le temps, l'on avait recours à des moyens divers :
sabliers (encore usités dans nos cuisines pour la
cuisson des œufs à la coque), chandelles (la nuit se
divisait en 3 chandelles. Ce moyen est encore conser·
vé de nos jours pour limiter la durée des enchères
dans les adjudications par-devant notaire, mais la
dimension des chandelles est très petite, pour que
le « feu » soit réduit à quelques minutes), durée de
certaines prières (un Psautier, uu Miserere, un
Pater ... ) .
L'homme du moyen âge, tout a u moins l e moine
et l'habitant des agglomérations, se réveill e au son
des cloches et se réveille fort matin : habituellement
avant le j our pour que, toilette, prières faites, l'on
puisse commencer avec l'aube sa j ournée d'activité.
Toute l'ancienne France conserva ces habitudes.
Les paresseux mêmes étaient relativement mati·
naux puisque l'on nous rapporte que les étudiants
qui voulaient prolonger les agréments du lit s'inscri·
vaient de préférence au cours des Décrétistes qui
avait lieu à Tierce, c'est-à-dire à 9 heures du matin.
Sitôt éveillé , suivant Philippe de Novare, l'on
se signait de 3 signes de croix, en l'honneur de la
Trinité, et l'on faisait une prière. - Un bourgeois de
Paris, qui composa vers la fin du XIVe, siècle un traité
de morale et d'économie domestique à l'usage de
sa j eune femme, rédigea pour elle le texte de 4 orai
sons matutinales, à réciter « à Matines, ou à vous
43
éveiller le matin, ou à l'� et à l'autre, en vous
levant et vêtant, et après votre vêtir, tout est bien
(pourvu) que ce soit à jeun et avant toute autre
besogne ». Deux de ces prières étaient adressées à
Dieu, et deux à la Vierge. Voici la premîère : « Par
ton doux atrempement, ma pensée soit adressée à
ta sainte justice et volonté faire, beau sire Dieu tout·
puissant et père pardurable qui m'a donné parvenir
au commencement de cette journée par ta sainte
vertu ; g�de-moi d'encourir en aucun péril, si que
je ne puisse décliner à aucun mortel péché. »
Puis l'on s'habillait, dans l'ordre suivant, d'après
un auteur du temps : « Au matin, quand vous voulez
vous lever, premièrement vêtez votre chemise, .
chaussez vos braies, vêtez votre blanquet ou votre
futaine (sorte de gilet), affublez votre chaperon, 1
chaussez vos chausses (bas), chaussez vos souliers,
puis vêtez vos autres robes (vêtements), et ceignez
votre courroie (ceinture), et lavez vos mains, vos
doigts, vos ongles, votre visage. »
Comme il était encore récemment pratiqué en
bien des coins de nos campagnes, il n'était procédé
à la toilette qu'une fois les vêtements mis, et l'on
se bornait alors à nettoyer les parties du corps qui
restaient encore visibles, c'est-à-dire la figure et les
mains. Ceci pour les mêmes motifs qui ont perpétué
cette coutume : plusieurs personnes partageaient la
même chambre et il n'y avait point de cabinets de
toilette privatifs.
Ce n'était point à dire que les hommes de ce temps
fussent jncapahles d'une toilette · plus poussée, que
l'on faisait le torse nu, devant un seau d'eau. Le
peuple des villes et le monde des châteaux connais
saient même les plaisirs du bain, que les monastères
réservaient aux malades et aux convalescents, et
dont on s'abstenait les trois j ours suivant une sai-
44
gnée. L'on pratiquait ce délassement dans des cuves
de bois qui servaient aussi à couler la lessive. On en
recouvrait le fond d'un linge pour empêcher les
échardes éventuelles de blesser la peau. Certains,
faute d'installation adéquate, se soumettaient à des
bains de vapeur suivant un procédé qui rappelle
la sauna finlandaise : des tuiles ou des gal�ts étaient
chauffés sur un grand feu ; une fois brûlants, ils
étaient posés au fond d'une cuve, recouverts d'un
fond de bois percé de multiples trous, et arrosés.
Le patient, enveloppé de plusieurs draps pour éviter
la brûlure, s'asseyait alors dans la cuve et y restait
jusqu'à transpiration suffis�te.
Ces bains à domicile se prenaient ou le matin,
ou au retour d'un exercice fatigant ou salissant
(voyage, chasse, tournoi ) .•. .
45
n t:: 0 1 C
Saint Louis ne se contentait pas d'une seule messe :
il en entendait deux chaque jour, dont l'une, basse,
était pour les morts, dont l'autre, chantée, était
celle du jour. Il aimait, certes, les offices liturgiques
jusqu'à en abuser et, les jours de fête, il les redou
blait, au point d'ennuyer son entourage, avoue un
de ses biographes, clerc cependant.
Nous ne sommes pas surpris de voir le même Saint
Louis, traçant un programme. de vie pour sa fille,
y inscrire l'assistance quotidienne à la messe. Mais
un Joinville, qui était un bon chrétien de l'espèce
ordinaire, en faisait tout autant et le rapporte
comme une pratique habituelle. De même un Phi
lippe de Novare. Le chevalier de La Tour-Landry,
qui écrivait vers la fin du xrve siècle à l'usage de ses
filles, et le Ménager de Paris s'y réfèrent comme à
un usage constant si fort passé dans les mœurs qu'il
n'était même plus un indice de dévotion. « Dites
vos heures de bon cœur et sans penser ailleurs »,
enjoi.'J.t le chevalier, « et gardez que vous ne déjeu
niez jusqu'à ce que vous (les) ayez dites... Après,
gardez que vous oyez toutes les messes que vous
pourrez oulr '" toujours à jeun. Il cite avec horreur
le mauvais exemple d'une demoiselle si relâchée
« que sitôt qu'elle avait ouI une petite messe et dit
deux patenôtres ou trois, elle s'en venait à sa garde
robe et là mangeait la soupe et disait que sa tête
lui faisait mal à jeûner ».
Le Ménager traite de « charnalité » : « gésir grandes
matinées, et au matin quand l'on est bien aise en
son lit et l'on oit sonner la messe, l'on n'en tient
compte et se tourne-t-on de l'autre côté pour ren
dormir ». Il conte par ailleurs l'histoire d'un bour
geois qui avait, outre son ménage légitime, une
liaison avec une pauvre fille, fileuse au rouet, à
laquelle il consacrait de temps en temps une nuit.
46
Incidemment, on mentionne qu'au sortir du lit
de sa maîtresse il allait à la messe « comme il
avait accoutumé ». Cette pratique de dévotion
s'alliait donc avec une vie bien médiocrement
fervente.
La j eune femme qui se rendait à l'église devait
être accompagnée d'une « prude femme » . Elle
marchait « la tête droite, la vue étant devant elle à
quatre toises et bas à terre », sans regarder à droite
ni à gauche, sans « rire ni arrêter à parler à aucun
sur les rues JJ.
A l'église, lui disait-on, « élisez un lieu secret et
solitaire, devant un bel autel ou une belle image, et
illec prenez place et vous y arrêtez sans aller çà
ne là ... ayez la tête droite, ayez aussi continuelle
ment votre regard sur votre livre ou au visage de
l'image, sans regarder homme ou femme, peinture
ou autre chose, et sans papelardie ou fiction, ayez
le cœur au ciel et adorez de tout votre cœur JJ dans
un sentiment de noble piété, car « est plus haute
et sainte chose de gracier et mercier Dieu que de le
requerre » . « En faisant ainsi, oyez messe chaque
j our et vous confessez souvent .. à bons vieux prêtre&
.
47
ment vanee suivant les conditions, la fortune, le
sexe, l'habitat .rural ou urbain.
Un roi comme Saint Louis, ou un très grand sei
gneur comme l'était sous son règne le comte de
Poitiers, donnait audience aux nombreux sollici
teurs venus exposer une affaire. Les seigneurs pré
sents à la cour recevaient avec le roi et opéraient un
filtrage : ce fut l'origine d'une institution, celle des
maîtres des requêtes de l'Hôtel.
En ville, l'artisan commerçant ouvrait sa bou
tique et travaillait avec ses ouvriers ou ses apprentis
tout en attendant le client, tandis que sa femme
nettoyait la maison, allait aux provisions ou aidait
son mari, et que les enfants, leur alphabet pendu à
la ceinture, partaient pour l'école.
Dans les centres industriels comme les villes fla
mandes où l'on connait dès le xne le capitalisme,
la division du travail et toutes les caractéristiques
fondamentales de la vie économique moderne, les
ouvriers, les artisans façonniers s'empressent à leur
tâche.
Sur la place de Grève à Paris, se donnent rendez
vous les manœuvres qui cherchent du travail à la
j ofu.née et que l'on embauche comme dockers,
commissionnaires, aides. (Le port est au bas de la
place.) L'ouvrage trouvé, ils y vont sans zèle exces
sif et n'hésitent pas à couper le labeur du jour par
des stations à la taverne, devant un gobelet de vin.
Le médecin part en consultations, vêtu de sa
longue robe violette et ganté de rouge ; l'homme, de
loi se rend à l'audience qui commence à l'heure de
Prime ; les professeurs, emmitouflés dans leurs
manteaux fourrés, commencent leurs « lectures » .
Dans la maison bourgeoise, la maîtresse de maison
règle le travail et veille à ce qu'on balaie la salle et
les chambres en secouant comme il faut les tapis et
48
les coussins qui couvrent les bancs, en faisant
reluire les meubles cirés, les cuivres et les fers forgés.
Les rues étroites sont pleines de monde. Les atte
lages, les chevaux et les ânes hâtés apportent au
marché poissons, légumes, beurre, œufs. Les petits
artisans, trop pauvres pour avoir boutique, passent,
leur attirail sur le dos, en criant pour attirer la
clientèle ; ainsi vont le chiffonnier, le chandelier
qui coulera sur place, en chandelles, la graisse, le
suif mis de côté par la ménagère, le marchand
d'oublies qui fait tirer au sort, avec une roue, le
' , nombre de· gâteaux que le client emportera •••
49
\ ·
50
bourgs et villages jouaient aux dés, à la paume, aux
quilles, aux boules, aux billes (qui étaient un pré
curseur du croquet), au palet, à la soule, jeu de bal
lon brutal compliqué de cross-country.
Un Saint Louis s'accordait un moment de sieste,
puis récitait l'office des morts avec son chapelain,
avant de se faire chanter les Vêpres. Après le
souper, il faisait venir ses enfants et leur contait
des récits historiques ou édifiants, leur apprenait
à chanter les Heures de la Vierge ; avant de se cou
cher, il disait ses Complies avec son chapelain.
Partout, à la nuit tombante, le travail cessait.
Sauf exceptions rares, les corporations, là où elles
étaient organisées, défendaient sévèrement tout
1 travail de nuit à leurs membres : on craignait les
risques d'incendies, les malfaçons à une lumière
insuffisante, et aussi une concurrence déloyale
fondée sur une exploitation inhumaine des ouvriers.
L'éclairage était en effet coûteux ou faible. Les
gens riches avaient de beaux cierges de cire, les
autres se contentaient de chandelles de suif. Dans le
Midi on se servait toujours de l'antique caleil ;
ailleurs on fabriquait des torches de résine (les
paysans de Cornouaille en avaient, il y a moins d'un
siècle, gardé la tradition). A " la campagne ou à la
ville on se contentait parfois des flammes dansantes
de l'âtre. Les femmes filaient, les hommes écorçaient
des baguettes, peignaient le chanvre, tressaient des
paniers, taillaient une cuiller au coute au, tout en
bavardant. Dans les châteaux, la veillée d'hiver se
tenait dans la salle. Un roman du xnie siècle nous
montre le comte en déshabillé, assis devant le feu et
mettant la tête sur le giron d'une demoiselle de
compagnie, afin qu'elle puisse lui gratter plus com
modément le dos ; ceci en présence de la comtesse qui
n'y'trouve rien à redire et des enfants qui s 'amusent.
51
En ville, les étudiants se réunissaient pour bavar
der dans leurs chambres ou pour jouer, l'enjeu
consistant en paniers d'oublies. A la belle saison,
ils s'en allaient promener le long de la rivière, mais
tandis que leurs maîtres leur conseillaient d'y mar·
cher seuls, à pas lents, méditant la leçon du jour
et préparant celle du lendemain, il se formait des
groupes bruyants qui, après quelques stations dans
les tavernes, en venaient aux mains, dégainaient,
se prenaient de querelle avec les représentants de
la force publique, ou allaient jouer aux bourgeois
des farces qui dépassaient parfois la simple plai
santerie.
Quant aux personnes pieuses, le Ménager de
Paris leur donnait ce programme de soirée : « Vous
désistez de boire ou manger à nuit ou à Vêpres,
sinon un très petit peu, et vous ôtez de toutes
pensées terrestres et mondaines, et vous mettez
et tenez, allant et venant, en un lieu secret, solitaire
et loin des gens, et ne pensez à rien, fors à demain
matin oir votre messe, et après ce, rendre compte à
votre confesseur de tous vos péchés. »
On prolongeait peu ces veillées, sauf le 24 décem
bre ou la nuit des Morts. Bientôt dans les 'villes,
sonnait le couvre-feu et toutes les ménagères, après
avoir réservé quelques braises qu'elles enterraient
sous la cendre, éteignaient les bûches en les arrosant
ou en les dressant, isolées, au fond de la cheminée.
Le danger d'incendie était un des plus graves qui
pût / menacer les villes du moyen âge, serrées à
l'extrême et construites, pour la plupart, en bois et
torchis. Dans les grandes maisons, la maîtresse se
faisait rendre compte par les serviteurs à ce préposés,
de l'extinction des feux.
Puis chacun prenait sa chandelle et allait se
coucher. Certains faisaient toilette, se lavaient les
52
pieds, notamment. L'on se déshabillait dans l'ordre
suivant : << Si devez pendre vos draps (vêtements) à
une perche. (Ces perches horizontales servaient de
porte-manteau et préservaient les effets de traîner
à terre et d'y être endommagés, soit par les rats
et souris, soit par les animaux domestiques, chats,
chiens, qui partageaient la chambre de leurs maî
tres.) C'est à savoir : manteau, surcot et cotte,
housses, cloches (pèlerines de voyage) et pourpoints,
vos cottes fourrées et vos draps d'hiver et d'été.
Votre chemise mettez 'sur le cavecheul du lit (der·
rière le traversin), vos braies dessous le lit avec. tout
le braieul. »
Les gens du moyen âge se couchaient nus, cou
vrant tout au plus leur tête d'un bonnet ou d'une
étoffe fine. La mode de la chemise de nuit fut
inaugurée par le monde ecclésiastique, pour des rai·
sons de décence : les statuts de l'Hôtel-Dieu pré·
voient que les Frères coucheront avec. chemises et
braies, les Sœurs, en chemise. Les Cisterciens cou
chaient, eux, tout habillés, retirant seulement leur
manteau.
Cependant, si le moine avait droit à la paillasse
individuelle, les laies couchaient à plusieurs dans le
même lit. On s'explique que par pudeur on ne retirât
sa chemise qu'une fois allongé entre les draps et
qu'on la glissât à portée de la main pour pouvoir
l'enfiler au matin avant de sortir du lit. Récemment
encore, dans celles de nos campagnes où, faute de
chambres particulières, tout le monde dormait en
une salle commune, l'on n'achevait dé se dévêtir
qu'une fois couché, à la mode du moyen âge.
Etendu, on éteignait sa chandelle. Notre Ménager
nous dit que des domestiques, insoucieux du feu,
avaient la dangereuse habitude d'étouffer la lumière
en lançant sur elle, à la volée, un des vêtements
53
·
qu'ils venaient de quitter, au lieu de la souffler,
comme il convient, avant de s'étendre.
L'on s'endormait enfin. « Si vous éveillez la nuit
en entendant sonner Matines », recommandait le
Ménager à sa jeune femme, « vous louez adonc et
saluez Notre Seigneur avant de vous rendormir ».
La Tour-Landry recommandait à ses filles « toutes
fois qu'elles s'éveillaient, de prier pour les morts
qui prient pour vous, de prier la Vierge Marie » et
de se « recommander aux saints et aux saintes » .
Tous ne passaient pas la nuit aussi saintement.
Les étuves, notamment, de plus en plus mal famées,
abritaient la débauche.
Et tandis que tous dormaient, les moines allaient
se lever une ou deux fois pour chanter Matines et
Laudes, tandis que sur la tour des châteaux, sur les
remparts des villes, et dans les rues ·mêmes, les
guetteurs étaient en alerte. Ceux-ci veillaient sur la
sécurité temporelle de la cité, ceux-là étendaient
sur elle un bouclier spirituel. Nous savons que
Philippe Auguste, pris sur mer dans une tempête,
déclara : « Si nous pouvons tenir jusqu'à l'heure de
Matines, no:us sommes sauvés, car les moines com
mencent alors l'office et se relaient pour nous dans
la prière. »
II. - L'année
54
l'Avent. Quant à l'année civile, chacun a ses usages :
les notaires de la Cour de France et ceux des Pays·
Bas changent d'année à Pâques, mais comme cette
fête est mobile, certaines années ont treize mois,
d'autres onze, · et tel jour de mars ou d'avril peut
porter, à douze mois d'intervalle, le même millésime
que son prédécesseur de même nom. Ailleurs, on a
d'autres habitude� : à Figeac, l'année commence au
1er mars, mais en général le Midi de la France et
bien d'autres régions (Beauvais, Reims, Montdidier,
la Lorraine, Cologne, l'Angleterre et l'Ecosse) se
rallient au style de !'Annonciation (25 mars) tandis
que l'Ouest (Anjou, Vendômois, Normandie, Sois
sons) et le Dauphiné, plusieurs principautés espa·
gnoles, adoptent celui du 25 décembre.
Mais quoi qu'en pensent les chancelleries, pour
le peuple, l'année nouvelle débute au temps de Noël
et de !'Epiphanie. A la campagne, les labours d'au
tomne et les semailles des blés d'hiver sont terminés.
Les travaux sont achevés, la récolte à l'abri, le
lard dans le charnier. Les grands froids approchent.
Il fait bon se claquemurer au coin du feu et passer
des heures à bricoler ou à se reposer, les mains sur
les genoux, devant l'âtre, tandis que les enfants se
battent à coups de boule de neige ou glissent sur
la glace. En ville, les épiciers pilent les aromates
dont on assaisonnera les mets de Noël et dont le
parfum embaume les rues.
Les journées ont décru et voici qu'à la Sainte·
Luce (13 décembre), le jour augmente du saut d'une
puce : au seuil de l'hiver, promesse de l'été. (Le
dicton a cessé d'être exact depuis que la réforme
grégorienne de 1581 a décalé de dix jours le solstice
d'hiver.) .
Dans ce repos, cette détente, cet espoir, arrive
Noël, de toutes les fêtes la plus joyeuse. On décore
55
les maisons de houx et de verdure. Saint Fran
çois d'Assise, au début du x111e siècle, a popularisé la
crèche, coutume provençale, et cet usage charmant
se répand rapidement. Dans les cathédrales, un cor
tège de clercs représente les bergers et les mages se
rendant près de !'Enfant-Dieu. Au retour des messes
de minuit, réveillon avec ses plats traditionnels.
Le roi de France tient, ce jour-là, une grande
' assemblée où, dès les premiers temps capétiens, il
paraît couronne en tête : c'est une cour couronnée,
comme l'on dit. Partout, des réjouissances popu
laires, traditionnelles ; en Normandie, on « tirait au
bâton » ; dans les écoles du nord et du nord-ouest de
la France, les enfants apportaient des coqs pour les
faire combattre ; en Bourbonnais une soule était dis
putée par les célibataires contre les hommes mariés ...
Trois jours plus tard, fête des Innocents, les petits
clergeons, les enfants de chœur, ont le privilège de
remplacer dans leurs stalles les dignitaires des cha
pitres dont ils sont si loin d'imiter la gravité que
l'Eglise devra, peu à peu, supprimer cette coutume.
A Rennes, l'évêque des Innocents, après avoir
donné sa bénédiction, mitre en tête, recevait des
chanoines, à titre de redevance, une paire de gants,
tout comme s'il eût été un seigneur véritable. Puis
les « curiaux », comme on les appelait, s'en allaient
faire le tour des prieurés circumvoisins ; l'un leur
remettait un mouton, l'autre quatre chapons. Tant
et si bien que la coutume devint droit et que le
prieur de Saint-Cyr ayant voulu s'exempter du pré
sent, en 1381, fut bel et bien condamné, juridique·
ment, à l'acquitter.
Le 1 er janvier, fête de la Circoncision et du nom
de Jésus, est aussi, depuis !'Antiquité, le jour des
étrennes et de pratiques superstitieuses : qui se
mêle de sortilèges doit les inaugurer ce jour-là.
56
L'Epiphanie, Tiphaine, Trémedi (13e j our), est
fête des rois. On tire la fève parmi force réj ouis
sances et ripailles. La cour du roi célèbre avec éclat
cette fête qui sert de repère important dans le calen
drier administratif. C'est aussi l'une des dates où
l'on s'acquitte des redevances. Aux environs de
Dieppe, par exemple, les hommes du vicomte vien
nent, précédés d'un ménestrel, porter à leur · sei
gneur 5 sous dans un hanap d'argent, 3 têtes de
porc tenant chacune une pomme dans sa gueule et
des guirlandes de saucisses. Tout y est : l'offrande
de saison, puisque l'hiver est le temps des cochon
nailles, l'élégance rustique de la présentation et
l'occasion saisie de rendre honneur en s'amusant
pour son compte .
Huit j ours après '!'Epiphanie, les Petits Rois fer
maient à peu près la grande période des réj ouis
sances, mais pas tout à fait cependant, et jusqu'au
Carême le monde chrétien restait en liesse, se
dédommageant par avance des pénitences qui
allaient venir.
Février, mois du froid, de la neige et de la piuie.
Les calendriers nous montrent le vilain assis auprès
de l'âtre dans sa chaumine bien close, décorée de
j ambons fumés et d'andouilles. On rapporte de
l'église, à la Chandeleur, le cierge bénit, soigneuse
ment réservé pour être allumé en cas de danger,
d'orage, ou au chevet des mourants. Cette fête est
aussi, en bien des régions, un des termes de paie
ments, et on la célèbre par la confection de crêpes.
Plus ou moins tôt, suivant l'année, arrivait le
Carême « très hal des pauvres gens », pendant lequel
- les dimanches exceptés - les fidèles étaient tenus
de s'abstenir de viande et devaient jeûner. Aussi
pendant les jours précédents, jours gras par excel
lence, on s'en donnait à cœur joie ; bons repas et
57
crêpes, danses et chants, cortèges, parfois licences et
désordres de toutes sortes : les étudiants de Montpel
lier entraient armés dans les maisons pour voler les
viandes étalées, on jetait de la paille, des pierres la
.•.
58
Chapelle construite par Saint Louis pour abriter
une relique insigne : la couronne d'épines, exposait
ce trésor à la vénération des fidèles .
Enfin éclatait l'allégresse pascale : Pâques com
muniant dit aussi Pâques charneux. Les chrétiens
absous de leurs péchés allaient à l'église paroissiale
recevoir la communion. Afin de leur éviter les tenta
tions, certaines villes, telle Uzès, expulsaient tempo
rairement les << folles filles » pour une durée variant
de quinze j ours à six semaines. Les cloches, muettes
trois j ours, carillonnaient, une procession de clercs
mimait la venue des saintes femmes au tombeau.
L'on s'offrait des œufs coloriés et l'on brisait le
j eûne quadragésimal par des repas copieux et soignés.
Cependant, les travaux des champs avaient repris.
Le paysan, encapuchonné, avait taillé ses arbres,
bêché sa vigne, labouré la sole de printemps de ses
cultures (environ le quart de sa terre), y avait semé les
blés de printemps et réensemencé les terres mises en
blé d'hiver dont la gelée ou l'eau avait gâté les grains.
Mais les guerres, assoupies par la mauvaise saison,
se réveillaient pour durer, coupées de trêves et de
marchandages, jusqu'à l'hiver suivant. En cas de
·p aix, les tournois, simulacres de combats, commen
çaient et appelaient avec la noblesse locale, parfois
des cours princières et des champions professionnels
qui vivaient de leurs succès comme le font, aux
temps contemporains, certains sportifs. Aux tour
nois affluaient j ongleurs, chanteurs, acrobates, mon
treurs de bêtes, marchands d'étoffes, de broderies,
d'armes, de bijoux, changeurs, ribauds, ribaudes et
mendiants. Les parents de certains chevaliers, leurs
sœurs,- leurs amies accouraient. On se logeait dans
les hôtels, les bourgeois louaient des chambres ; pour
le surplus on dressait des tentes sur les places ou
dans les prés aux abords de la ville . Si quelques ·
59
champs étaient piétinés, avec ou sans indemnité,
dans l'ensemble le commerce local se réjouissait
d'aussi fructueux rassemblements. Les maisons
étaient ornées de bannières et d'écus, les bourgeois
paraient les façades de leurs plus belles étoffes et
de leurs couvertures fourrées, on jonchait les rues
de menthe, de joncs, de glaïeuls. Les rues retentis
saient du bruit des hachoirs et des mortiers, des cors
et des buccins appelant à table.
L'Eglise, tout en reconnaissant que les joutes
étaient des exercices de préparation militaire, en soi
licites, déplorait qu'elles fussent devenues, surtout
à partir de la fin du XIIIe , l'occasion de tant de
luxe, de débauche même et de mauvais coups. Les
rois, après en avoir apprécié l'utilité militaire et
estimé qu'elles offraient un dérivatif à des mœurs
par trop batailleuses, y découvrirent un grave dan
ger : celui que la noblesse s'y passionnât, y prît des
habitudes de luxe excessif, en un mot qu'elle y perdît
l'esprit militaire, s'y corrompît et s'y ruinât. Un
roman de la fin du x111e siècle nous montre tel gentil
homme de campagne se confinant, sa vie durant,
dans son manoir, menant une existence modeste,
pour arriver à s'acquitter des dettes de tournois
contractées durant les quelques années de sa jeunesse.
Aussi la royauté tenta de réagir et d'interdire les
joutes, surtout au moment où la guerre étrangère,
menaçante, demandait une sévère préparation maté
rielle et morale, mais elle luttait contre des mœurs
trop enracinées, et finalement dut rendre la mail.
lorsqu'elle ne prit pas elle-même - par exemple
sous Jean le Bon - l'initiative de fêtes plus bril
lantes que tout ce que l'on avait vu alors. ·
60
bien des vers d'une fraîcheur charmante, cependant
· que les enlumineurs des xnre et xve siècles se plai
saient à en représenter les aspects. Toute la jeunesse
goûtait de façon analogue et quelles que fussent les
classes sociales, les plaisirs du grand air. Un des
divertissements des plus simples et des plus répan
dus consistait à faire la ronde, à caroler, comme on
disait alors, soit sur l'herbe d'un « verger », soit sur
la place du village, ou dans le cimetière, ou dans
un pré. Quelques coins de notre Bretagne ont
conservé sous le nom de ridées les caroles du moyen
âge. Mais certaines âmes pieuses s'imaginaient voir
le démon lui-même guider la danse.
Jeunes gens et jeunes filles, bourgeois et villageois
se couronnaient de « chapeaux » de fleurs.
La noblesse mondaine ne dédaignait pas d'aller
camper. Un roman du x111e siècle nous décrit une
cour qui, s'étant rendue en pleine campagne, sous
des tentes, s'amuse agréablement : de bon matin
partent les chasseurs qui reviendront l'après-midi
pourvus d'un appétit solide et tout pleins de leurs
aventures, dont ils ne feront ·p as grâce aux autres
convives. Cependant que les dames et leurs cheva
liers servants se parent, se lavent dans le �isseau,
s'ébattent sur l'herbe : divertissements bucoli ques
qui tous ne sont pas innocents. Peut-être l'auteur
a-t-il voulu dépeindre les mœurs d'une cour méri
dionale où la richesse et l'oisiveté amenaient la
haute société à tromper l'ennui par des intrigues
amoureuses dont l'éthique - fort éloignée de la
morale traditionnelle - fut codifiée par les cours
d'amour et la littérature romanesque'.
Au début de mai, les jeunes gens plantent un
arbre qu'ils enguirlandent et autour duquel ils vont
danser. A Boulogne, on va boucher les cheminées des
maris trompés... Cependant les pompes liturgiques
61
se déroulent : Rogations, processions qui vont à tra
vers champs bénir les futures récoltes, les 1c fruits de
la terre », Pentecôte (que l'on appelle aussi Noël
ou Pâques de la Pentecôte) où, pour figurer les
langues de feu qui descendirent sur les Apôtres,
on fait tomber, des voûtes des églises, des brins
d'étoupe enflammé s, et où le peuple, comme au
temps de !'Epiphanie, « fait des rois » ; Fête-Dieu,
inaugurée au x111e siècle.
Juin se termine par les fêtes de saints particulière
ment aimés et célèbres : le 24, Saint-Jean-Baptiste,
le 29, Saint-Pierre et Saint-Paul. Ce sont d'ailleurs
si grands personnages qu'une fête ne leur suffit pas,
ils en ont plusieurs. Saint Pierre, par exemple, est
célébré aussi le i er août, à la Saint-Pierre-Angoule
(c'est-à-dire à la gueule, au commencement d'août).
Les fêtes ont été à l'origine du théâtre. Au
x1 e siècle, la célébration de l'office de Pâques, de
celui de Noël, a donné lieu aux premiers drames
liturgiques, pieusement joués par des clercs, en
latin. Puis l'imagination et parfois le recours aux
Apocryphes ont introduit de nouveaux personnages
et des scènes de comédie, tel l'achat des parfums par
les Saintes femmes, dans le drame de la Résurrec
tion. Au xue siècle, le mystère use de la langue vul
gaire, sort de l'église et se j oue sur le parvis. On
porte à la scène les légendes des saints et les repré
sentations florissent autour des grands monastères
de pèlerinages, tels Saint-Martial de Limoges et
Saint-Benoît-sur-Loire.
Un théâtre purement profane se développe au
XIII 6 siècle, avec des jeux-partis, mêlés de chansons,
tel celui de Robin et Marion. Au xve siècle, à côté
des farces, telle celle de Pathelin, on verra des
moralités allégoriques et des sotties.
Mais c'est le théâtre religieux qui garde le premier
62
rang. Au x1ve, il s'est étendu dans toute la chrétienté
et des compagnies bénévoles se sont créées pour
j ouer, d'année en année, le même mystère. La
, Passion d'Oberammergau et la manière dont elle
est donnée prolongent très authentiquement jusqu'à
nous cette tradition médiévale. Le répertoire
comprend des histoires de saints, mais surtout des
mystères tirés de l'histoire de l'homme depuis la
chute (Jeu d'Adam) jusqu'à la Rédemption et à la
Résurrection. Incessamment refondus, ces derniers
finissent par former un immense mystère cyclique
dont la représentation s'échelonne sur plusieurs
journées entières et demande des centaines d'acteurs
et figurants. Aussi, préparée avec soin, mise en scène
avec luxe, celle-ci devient-elle une œuvre collective
à laquelle toute la ville participe et qui attire des
spectateurs venus de loin.
Les acteurs, tous mâles, sont recrutés dans toutes
les classes de la société, prêtres y compris. Toutes
les boutiques se ferment, les affaires sont interrom
pues, les offices déplacés, quand le cortège des
acteurs va en procession jusqu'à la grand-place où
a été érigé un vaste théâtre, de parfois 100 mètres
de long, avec une série de mansions, suivant le
principe de la mise en scène simultanée. A un bout,
le Paradis où Dieu trône avec ses anges, à l'autre
bout, la puante « gueule d'enfer » d'où sortent
flammes et démons. Les sculptures de nos cathé
drales, les miniatures de nos manuscrits, les tapis
series, reproduisent souvent des scènes telles qu'elles
étaient jouées dans les mystères.
Ou bien, comme en Angleterre, chaque scène est
donnée par un groupe d'acteurs différents, montés
sur un char, et le défilé des chars s'arrête en plusieurs
points de la ville avec, chaque fois, une représen
tation complète (c'est l'origine du p ageant encore
63
'\1'
64
d'autant que la ville ne suffisant pas à loger les
survenants, tout ce qui ne peut trouver place chez
' l'habitant campe sous des tentes dressées dans les
prés, aux abords des faubourgs.
Les prêcheurs ambulants voyagent, suivis d'une
. pieuse foule qui s'attache à leurs talons, et précé·
dés d'une réputation telle que parfois le corps de
ville se porte tout entier à leur rencontre, au son
des cloches. Leur parole opère des effets surpre·
'. naitts : ce sont des adversaires irréductibles qui .j
1 tombent dans les bras l'un de l'autre, des « folles
filles » qui se repentent, des usuriers eux-mêmes
qui · restituent le bien mal acquis. Une flambée
d'enthousiasme et de générosité purifie la ville et
y laisse parfois des traces durables.
Les administrateurs profitent eux aussi de la
belle saison pour faire leurs tournées dont ils vien·
dront rendre compte aux Parlements de la Tous·
saint. Prévôts, baillis ou sénéchaux, enquêteurs
occasionnels, circulent pour rendre la justice, pro·
voquer une contribution financière en cas de guerre
' ou de mariage de, la fille du roi, faire prêter aux
nouveaux sujets (en cas d'annexion) serment de
fidélité, faire plébisciter la politique du roi, ou sim
plement recueillir les griefs des populations contre
leurs administrateurs ordinaires. Tout se passe
1 ordinairement suivant le même cérémonial. Le haut
personnage, muni s'il en est besoin de son ordre
de mission, arrive dans .une localité, parfois à l'im·
proviste. Il prend langue immédiatement avec les
gros bonnets du pays, maire ou syndic, conseillers,
jurés ou consuls en exercice et honoraires. Il exhibe
ses pouvoirs, les ordres du roi, discute. Puis, et
surtout si la localité est petite, ou la mission de
grande importance, l'on sonne les cloches ou l'on
envoie dans les rues le crieur public (personnage que
65
G, D'HAUCOURT 3
le progrès n'a pas encore éliminé de nos petites villes) .
Immédiatement on ferme les boutiques et on se
précipite au lieu de réunion habituel : la place, le
cimetière, un jardin de couvent, parfois l'église.
Le peuple du moyen âge, foncièrement badaud, se
réjouit d'avoir à entendre un discours. Et parfois,
pour mieux lui plaire, on lui fait d'abord entendre
un sermon. Puis l'envoyé expose l'objet de sa mis
sion. Le gros bonnet local répond au nom de tous et
fait approuver sa motion par acclamations consti
tuant un « consentement universel » . Et même, dans
les villages du Midi, l'on voit défiler toute la popu
lation mâle au-dessus de 13 ans devant le notaire
public, installé au premier rang, qui dresse de tout
procès-verbal et enregistre les voix.
A la campagne, l'été est la grande saison d'acti
vité : tonte des moutons, fauchaison, sciage du blé
(que l'on coupe à la faucille, un travers de main
au-dessous de l'épi), déchaumage, cueillette des
fruits, dont on fait pour l'hiver provision (soit qu'on
les garde intacts sur la paille, soit qu'on les sèche
au soleil ou au four, ou qu'on les cuise dans un
moût de raisin, un jus de pomme ou de poire longue
ment réduit, ou qu'on les confise au miel), sarclage,
arrachage, rouissage du lin et du chanvre. Puis les
vendanges, la récolte des châtaignes, des minuscules
faines dont on obtiendra une huile appréciée, la
cueillette des feuilles qui compléteront le fourrage
d'hiver (cette habitude subsiste en Auvergne), le
prélèvement du miel dans les ruches. Les pauvres ne
sont pas exclus de l'abondance de la terre : ils gla
nent dans le champ après le moissonneur, ils ont
droit aux chaumes qu'ils vont couper pour la cou
verture de leur chaumine ou la litière de -leurs bêtes,
ils partagent, avec tous les autres habitants du vil
lages, les droits communautaires de celui-ci sur
66
l'ensemble des terres, sitôt le « premier poil coupé »,
pour les prés, ou sitôt la récolte faite. « Les petits
cultivateurs » dit la coutume de Bretagne « ne
peuvent nourrir sur leur courtil les animaux qu'ils
ont en leur étable. Aussi est-il indispensable qu'on
laisse les bêtes aller à la vaine pâture ... Si quelqu'un "i
veut s'y opposer, justice ne doit pas le soutenir, car
ce serait péché ».
Avant les pluies, l'on procède aux charrois :
vers les moulins, les granges des décimateurs, des
seigneurs, des propriétaires, des marchands. Chacun
s'assure de provisions pour l'hiver, et la saint Michel
est une · grande date de redevances.
L'été, les grandes fêtes se sont espacées, mais ont
été relayées par une multitude de festivités locales,
continuant parfois de très vieux cultes païens
auprès des fontaines.
67
CHAPITRE III
LE RYTHME DE LA VIE
I. - La naissance
La naissance d'un enfant était accueillie avec joie
au moyen âge. Aussi les familles nombreuses n'y
étaient point l'exception. Les ménages royaux don·
naient l'exemple : Saint Louis qui avait eu 10 frères
et sœurs, bien que sa mère fût restée veuve encore
jeune, eut de sa femme Marguerite de Provence
1 1 enfants. Son fils Philippe III n'en eut que 6.
Isabeau de Bavière elle-même en mit au monde 12,
mais il n'est pas certain que ce fut par vertu. Les
principes s'accordaient avec la pratique, et saint
Thomas d'Aquin disait : « Tout foyer n'est point
parfait où il n'y a pullulement d'enfants. »
Bien des événements de l'histoire du moyen âge
seraient inexplicables sans cette fécondité : le rapide
repeuplement de la chrétienté après les guerres et les
ravages des 1xe -xie siècles, les innombrables fonda
tions de villes du xne et du xine siècle, les Croisades,
énorme ponction de population mâle, les étonnantes
aventures normandes, exploits de cadets en quête
de situations ... La société trouvait donc le moyen de
fixer son trop-plein ou de l'écouler ailleurs. La multi
plication des monastères permettait également de
recueillir, d'utiliser pour des tâches d'intérêt général
les excédents d'hommes. La population du moyen
âge était en expansion, fait d'autant plus notable
qu'il succédait à la dénatalité catastrophique de la
68
Romania. Au contact des Barbares, à l'école de
l'Eglise, sous le dressage des catastrophes, les
peuples avaient repris assez de sens de l'effort,
d'optimisme et de santé, pour faire confiance à la vie.
Nombre de pieuses miniatures, de bas-reliefs ou
de vitraux qui représentent la Nativité de la Vierge,
de saint Jean-Baptiste ou d'un saint, nous montrent
la naissance d'un enfant dans une bonne famille
bourgeoise. L'accouchée, bien coiffée, repose dans
son grand lit, refait avec des draps frais dépliés et
une riche couverture. Au premier plan, les matrones
en ayant fini avec la mère, s'occupent de l'enfant
qu'elles baignent dans un bassin de métal ou une
cuve de bois.
Puis le bébé sera mailloté étroitement, les bras
allongés, et ses langes serrés de bandelettes croi
sées. Sa tête sera coiffée d'un petit béguin. Dans le
Sud-Ouest, on masse son crâne pour lui donner une
forme plus élégante. Naturellement ainsi attifé
dans les langes qu'il va mouiller, le bébé mal à
l'aise crie souvent et pour le faire taire, on prend
l'habitude de le « remuer » fréquemment.
Le poupon est donc couché dans un berceau .
mobile. Le plus simple modèle est tout bonnement
un morceau de bois pris dans un demi-tronc d'arbre
évidé. On fabrique aussi des corbeilles en vannerie.
Les berceaux plus riches, souvent en bois, parfois
en métaux précieux, ont généralement la forme
de petits lits montés sur patins courbes.
La plupart des mères, non pas toutes, donnaient le
sein elles-mêmes à leurs bébés. Il semblerait, à lire
certaines anecdotes, qu'on se résignât malaisément
à laisser adultérer le sang de l'enfant par un lait
étranger. On nous raconte de Blanche de Castille
qu'elle trouva une dame de sa cour en train d'allai·
ter un des bébés royaux pour calmer ses cris. La
69
reine, furieuse, aurait secoué par les pieds le poupon,
jusqu'à ce qu'il eût tout rendu. Nous connaissons
par ailleurs l'affection jalouse dont la reine entou
rait ses enfants, mais l'anecdote précitée est inven·
tée de toutes pièces, ce qui ne l'empêche pas d'être
significative. Le thème a d'ailleurs été exploité par
la littérature du temps.
Il semble bien que toutes les fois que - la vie de
cour ou de société a pris un certain éclat, les grandes
dames, imitées à leur tour, se soient aisément déchar
gées du soin de nourrir leurs enfants, et même de
les élever. Un roman du x111 e siècle, Galeran, nous
montre l'héritier du comte de Bretagne confié dès
sa naissance à une abbaye, dirigée d'ailleurs par la
propre tante de l'enfant. Elle se procure une nour
rice - de noble lignage - et assume ultérieurement
la direction de l'éducation jusqu'à ce que l'enfant
soit devenu jeune homme.
Aux mêmes époques, la vie urbaine se développe,
et le taudis qui est de tous les âges, ainsi que la
spécialisation des tâches. De jeunes mères se trou·
vent donc forcées, pour garder leur emploi ou pour
sauver un bébé fragile, de le confier à une nourrice.
On fait de même pour les enfants trouvés. A la fin
du xwe siècle, nous savons qu'une nourrice prise à
domicile se payait 50 sous par mois et qu'une femme,
pour se charger de l'enfant chez elle, demandait
100 sous par an.
Les nourrices à domicile se recrutaient à Paris et
dans les grandes villes, par bureaux de placement
tenus par des religieuses qui offraient asile aux
pauvres filles jusqu'à ce qu'elles eussent trouvé un
emploi. Plus tard et concurremment, des recomman·
deresses firent métier de les placer. Les nourrices
mercenaires avaient des exigences qui ne se sont
guère modifiées au cours des siècles : se reposer,
70
boire et manger à volonté. C'était toute une affaire
d'obtenir qu'elles se levassent le matin.
Sitôt l'enfant né, on songe à le baptiser, et cette
cérémonie prend place généralement dans les trois
jours qui suivent la naissance. Attendre procurerait
à la mère la joie de présider aux fêtes, mais expose·
rait le nouveau-né à être privé du ciel s'il mourait
avant qu'il fût fait chrétien. Donc les familles se
hâtent. On réunit les parrains et les marraines :
l'enfant en a souvent deux ou trois car on ne tient
pas encore registre des naissances ou des bap·
têmes et le souvenir de ces faits est confié à la seule
mémoire des témoins. Aussi prend-on soin de les
multiplier. Les parrains sont des personnages que
l'on veut honorer ou dont les mérites sont reconnus.
Quand le futur Philippe Auguste fut baptisé, au
lendemain de sa naissance, il eut pour parrains les
abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Victor
et de Sainte-Geneviève, et pour marraines, sa tante,
sœur du roi et deux veuves de Paris.
Parfois une haute pensée chrétienne faisait mettre
au baptême, comme en d'autres circonstances, un
pauvre à la place d'honneur, et tels grands person
nages eurent parmi leurs parrains des mendiants.
L'enfant était porté à l'église paroissiale, même
lorsque les parents devaient à leur rang une cha
pelle privative ou que le territoire de la paroisse
était divisé en trêves munies de chapelles. Saint
Louis, par exemple, fut fait chrétien dans l'église pa·
roissiale de Poissy et en souvenir signa parfois Louis
de Poissy, car c'est là, disait-il, que devenu fils de
Dieu, il avait reçu la plus grande de toutes ses dignités.
Le ou les prénoms de l'enfant lui étaient générale
ment choisis par ses parrains et marraines (usage
encore en vigueur dans nos provinces) . Lorsqu'il
s'agissait du fils d'un seigneur, il y avait parfois lieu
71
'
1
72
Voisins et voisines étaient appelés à partager les
j oies de la famille, en festoyant et en buvant. Une
naissance princière était célébrée par tous les
sujets. Sitôt l'heureuse délivrance de la mère, des
courriers étaient envoyés dans tout le territoire,
les cloches sonnaient, des prisonniers étaient libérés,
en reconnaissance de quoi on leur demandait de
prier pour le sang royal, des Te Deum étaient chan
tés, des messes dites, le peuple dansait dans les rues,
autour de feux de joie. Quand le futur Jean le Bon
naquit, son baptême fut célébré à 6 heures du matin,
au milieu d'un somptueux cortège : huit évêques et
cinq abbés, deux cents valets porteurs de torches,
une foule de dames « ornées et parées » et de sei
gneurs qui ne le leur cédaient en rien. La cérémonie
finie, le poupon princier fut fait cheyalier, et pré
senté à la foule, du perron. « Et le peuple allait,
menant fête, sans faire aucun ouvrage, réjoui de la
nativité de leur prince. »
73
Sitôt levée, la jeune mère se rendait à l'église
paroissiale où le curé venait la recevoir sous le porche
et prononcer sur elle les prières dites des « . rele
vailles » commémorant la purification et les actions
de grâce de la Vierge, lorsqu'elle alla au Temple
présenter son enfançon. Par cette cérémonie, la
jeune femme était réintégrée dans la vie paroissiale
à laquelle elle ne se fût pas mêlée sans cette pieuse
et préalabl� formalité.
74
II. - L'éducation
L'enfant grandissait et apprenait a JOUer. Je
crois qu'il y a fort peu de différences entre l'enfance
d'un petit ,b ourgeois du moyen âge et celle d'un
gamin catholique de nos petites villes, et moins
encore entre les enfances campagnardes d'alors et
de maintenant. C'était, à peu de choses près, le
même cadre, les mêmes distractions, la même for
mation religjeuse et, de la part des adultes, les
·
75
le moment, ses parents n'accordèrent pas grande
attention, car tout gamin de son âge, à peu de chose
près, en faisait autant.
L'enfance n'est pas seulement l'âge du jeu, elle
est celui de la formation. De l'un à l'autre on passe
souvent insensiblement. Les petits paysans appre
naient ainsi à se mêler aux travaux de la ferme, les
enfants d'artisans, jouant dans l'atelier pateriiel
savaient tout du métier avant de commencer l'ap
prentissage ; les jeunes nobles, toujours fourrés
parmi les valets, s'initiaient de bonne heure aux
mœurs des chevaux, des chiens, des oiseaux de
chasse et à leur dressage. Quant aux petites filles,
chacun sait qu'elles ont toujours aimé se glisser
dans les cuisines pour y faire mijoter, sur un coin
de l'âtre, la cuisine de leur poupée.
Mais enfin, une formation véritable veut une édu
cation plus systématique. De nos jours, et en prin
cipe (car il est encore des illettrés), la hase de cette
éducation est l'alphabet, lecture et écriture, intro
duction dans le monde livresque de la pensée écrite
par quoi, théoriquement, tout le reste du savoir
peut être acquis. Au moyen âge, on pensait sur ce
point d'une manière assez différente, encore que
l'instruction fût assez répandue pour qu'au x1ve siè
cle il y eût des écoles même dans les villages et dans
la plupart d'entre eux.
Mais si la lecture et l'écriture étaient pour les
clercs de première nécessité, puisque la récitation
quotidienne de l'office divin leur était un devoir
d'état, elles n'étaient qu'utiles pour les commerçants,
que commodes pour les seigneurs, artisans ou villa
geois. La lecture permettait de suivre l'office, de
prendre connaissance d'une lettre ou d'un acte
notarié, accessoirement de s'initier à la littérature
ou à des connaissances plus sérieuses, mais les livres,
76
: encore manuscrits, étaient infiniment plus rares
que de nos jours : une bibliothèque d'une dizaine de
volumes était, pour un particulier, considérable.
L'écriture servait à tenir ses comptes, à écrire pour
ses affaires et, plus rarement, à exprimer ses senti
ments, à signer un acte. Excellentes en soi, et pri
sées, ces connaissances venaient, dans la prépara
tion · à la vie, après d'autres acquisitions de bien
plus considérable importance.
L'éducation est donc commandée, non par des
idées toutes faites, ou par un bagage commun à
donner au départ (mise à part la formation reli
gieuse regardée comme fondamentale) , mais, ainsi
que nous dirions auj ourd'hui, par l'orientation pro
fessionnelle. Celle-ci se fait d'ailleurs de très bonne
heure, car « à peine peut être bon clerc qui ne
commence dès l'enfance, et jamais bien ne chevau
chera qui ne l'apprend jeune ».
Les parents décidaient donc, parfois avant sa
naissance, du sort de leur rejeton. Souvent d'ailleurs
la question n'avait même pas à être posée : le fils
du paysan, de l'artisan, de l'homme de loi, du sei
gneur terrien. . . avait, au moins l'aîné, sa voie toute
tracée : seconder son père, plus tard lui succéder.
Pour les cadets, la question était parfois plus déli
cate. Le cadet paysan pouvait rester auprès de son
père ou de son frère aîné si l'exploitation était sl,lf
fis amment grande et riche pour le nourrir. Sinon
il devait partir plus loin en qualité de défricheur,
u hôte » ou bien, comme de nos jours, s'établir à
77
nobles pouvaient se destiner à la vie chevaléresque
et trouver à s'employer ici ou là, au hasard des
guerres, ou bien entrer dans ce que nous appelle
rions aujourd'hui les carrières administratives, d'ail
leurs assez mal délimitées d'avec le militaire, au
service d'un suzerain puissant. Au XIIIe siècle,
c'était ressource classique.
Les filles étaient normalement destinées au
mariage. Encore leur fallait-il une dot. Elles pou
vaient aussi rester dans la maison familiale à titre
d'auxiliaires non rétribuées et dévouées.
Mais pour tous et toutes s'ouvrait une voie
supplémentaire : la vie religieuse ; pour les uns,
consécration profonde, pour d'autres, moyen de se
caser, sécurité matérielle et morale. Certains étaient
voués dès avant leur naissance par la piété de leur
mère et entraient au couvent tout enfants. Le grand
Suger, âgé alors de 5 ou 6 ans, fut ainsi mené par
son père, un pauvre paysan, à Saint-Denis dont il
devait par la suite devenir abbé en même temps que
conseiller du roi. Le droit canon admit que le petit
novice ne pouvait prendre d'engagement définitif
qu'à l'adolescence et gardait jusque-là le droit de
sortir. L'éducation cléricale reçue permettait de
devenir facilement notaire, écrivain public, homme
d'affaires, maître d'école ...
On s'efforçait d'ailleurs de tenir compte des goûts
de l'enfant, ou, signe plus sûr, de eon tempérament :
le gamin de 10 ans qui se montre turbulent fera un
excellent chevalier, mais celui qui ne veut « chanter
ni rire » est, nous dit-on, prédestiné à la tonsure.
L'éducation, une fois l'orientation principale don
née, sera d'abord pratique et concrète. Elle a pour
but de rendre l'individu aussi apte que possible à sa
profession et à son état de vie. L'enfant est générale
ment formé dans et par le milieu où il doit vivre.
78
Pour faire un tableau complet de l'éducation, il
faudrait prendre tour à tour chaque classe sociale et
chaque profession, chaque degré de richesse aussi.
Le détail en serait infini. Nous nous bornerons à
envisager sommairement quelques types d'éduca
tion domestique, les écoles et l'apprentissage.
Les filles étaient généralement élevées à la mai
son. Un certain nombre d'entre elles, destinées à la
vie religieuse, ou orphelines, ou de familles trop
nombreuses ou riches, grandissaient dans des monas
tères. La future moniale apprenait à lire, à écrire et -
à chanter ; souvent même on lui enseignait le
latin (que la princesse Isabelle, sœur de Saint Louis
et fondatrice de l'abbaye de Longchamp, savait
aussi bien ou mieux que ses chapelains), voire le grec
et l'hébreu. Enfin elle apprenait à broder pour le
service de l'autel des ouvrages magnifiques.
Les jeunes filles élevées chez elles étaient formées
à leur futur travail de maîtresses de maison, et une
maison étant, à cette époque-là, un monde qui tend
à vivre sur soi et à se suffire, c�.� �.t_ dire qll� Ja n;ière
de famille devait savoir faire de tout ou tout savoir
c 9mmander,-.ce qui revient au même. Le Ménager
e Paris dit à sa jeune femme qu'elle sera jugée sur
ses capacités : << Tant plus vous saurez, tant plus
d'honneur vous y aurez et plus loués en seront vos
r,
parents et autres entour qui vous aurez été nourrie
(élevée). » L'igno_rance fé�inine n'étai,L p�s appré.
.ciée. Si l' è>n é:rï- juge par ce traité et par d'autres
documents, on voit qu'à la hase de l'éducation était
placée la piété. Inspirée par une foi solide, vivifiée
par des prières fréquentes, elle devait fleurir en
œuvres et donner à toute la vie une solide assiette
métaphysique et morale, occuper l'esprit et le cœur.
Un enseignement livresque servant de complément
était recommandable : u L'on doit mettre ses filles
79
pour apprendre la clergie (lire et écrire) et les saintes
Ecritures. Elles en verront mieux leur sauvement
et reconnaîtront mieux le bien du mal. »
Etant ainsi pourvu à la formation de l'esprit et
du caractère, venaient ensuite les connaissances
techniques. Pour notre j eune parisienne du xive siè
cle, il s'agissait de savoir choisir, commander, sur
veiller, soigner les domestiques, veiller à la propreté
de la maison, savoir comment on entretient le bois,
le fer, le cuivre ... , veiller à l'approvisionnement de la
famille (ce qui devait se faire en grand, au moment
des récoltes et réclamait une prévoyance informée
ainsi que l'art de garder en bon état des provisions,
de traiter et guérir les vins, etc.), j ardiner, être
assez au fait des cultures pour s'entendre avec les
métayers, ordonner un menu et connaître gibier,
poissons, sauces, recettes ... , couper, coudre et bro
der, laver, nettoyer, repasser, mille recettes, toute
l'économie domestique à laquelle s'ajoutait encore
un peu de pharmacie, voire de médecine. Une
bonne maîtresse de maison de ce temps était vrai
ment une maîtresse femme.
La j eune fille destinée au monde, mais élevée au
couvent était instruite de manière un peu moins
pratique. Comme la jeune moniale, elle apprenait à
lire, à écrire, à chanter et à broder. Et comme on
devait la préparer à vivre dans le siècle, il fallait
lui donner de quoi y briller : elle lisait des histoires
à raconter, s'entraînait à jouer d'un instrument
dont elle pouvait s'accompagner, pratiquait les
échecs (qui étaient à la société d'alors ce que le
bridge est à celle d'aujourd'hui). C'est en somme là
tout le programme de l'éducation à la mode tel
qu'on l'a connu à peu près jusqu'à ce jour, donnant
une grande place aux « arts d'agrément », permet
tant à la jeune fille d'animer une réunion et au
80
, besoin, de trouver un gagne-pain dans son aiguille.
Et comme la vie de société florissait dès avant le
x111e siècle (qu'on évoque les raffinements des cours
d'amour), les jeunes femmes policées par les monas·
tères y furent appréciées, d'où une émulation qui
amena toutes les personnes bien élevées à la recher·
che d'une éducation soignée.
Jeunes châtelaines et bourgeoises auront appris
d'un précepteur ou d'une maîtresse d'école à lire
leurs Heures et des romans, ce qui leur permettra
de « conter d'aventures ». Tout comme leurs sœurs
du XIXe siècle, elles chanteront et danseront dans
un cercle d'amis, et broderont pour elles-mêmes,
pour les églises, ou pour leurs amies et amis, cein •
81
talents de société, il apprenait à trancher proprement
les viandes et à jouer aux tables et aux échecs.
Dès qu'il atteignait 14 ou 15 ans, il allait à la
cour d'un prince où son éducation se parfaisait dans
une société plus élégante et plus nombreuse.
Il avait pour principal office de « trancher » à
table devant son maître, sa femme ou sa fille. Il
accompagnait son seigneur à la chasse, à la cour,
aux tournois ou en guerre. Il jouait aux échecs,
bavardait, dansait avec les dames et devenait ainsi
à tous égards un homme de bonne société. Le fruit
accompli de cette éducation, le chevalier à la mode,
nous est ainsi dépeint par un roman du x111 e siècle _:
ami des totirnois, des danses et du jeu, bon escri
meur et assez souple pour moucher du pied une
chandelle fichée au-dessus de sa tête, il savait lire
et chanter à l'église et connaissait assez des arts
libéraux. pour pouvoir ouvrir une école n'importe
où. Nous voici loin du noble illettré qu'on s'imagine
trop souvent. Notons au surplus que ce genre d'édu
cation, ces goûts, se sont perpétués jusqu'à nos
jours dans la « société » anglaise restée, à bien des
égards, médiévale.
Enfin, le jeune homme était armé chevalier, ce
qui n'allait pas sans fêtes, de plus en plus somp
tueuses et coûteuses, de sorte qu'au XIVe siècle, bien
des nobles ne purent en assumer les frais et restèrent
toute leur vie écuyers. La réception dans la chevale
rie fut au début la simple remise des armes au réci
piendaire qui s'en était montré digne. Puis, l'Eglise
dégagea les grands principes qui devaient sanctifier
et animer l'emploi de la force et s'appliqua à en
pénétrer les âmes par des cérémonies solennelles et
d'une symbolique expressive : le jeune homme se
baignait, se confessait, se vêtait de blanc, passait
une nuit en prières, communiait, puis passait un
82
vêtement rouge, signe du sang qu'il était prêt à
verser, recevait des armes bénites et prêtait ser
ment de mettre son épée au service du droit et de
protéger les faibles ( 1).
83
<;"
)
lecture, l'écriture, un peu d'arithmétique, et les
écoles latines où le latin était la seule langue en
usage et le principal objet d'étude. Les enfants s'y
formaient l'esprit suivant les auteurs antiques dont
ils lisaient les textes, l'étude très poussée de la
graIIimaire les habituait à l'analyse (qualité restée
éminemment française), et l'usage exclusif du latin
les rompait à son maniement. Or le latin médiéval,
langue vivante, précise et technique, était l'instru
ment universel et commode de la culture religieuse,
littéraire, philosophique, juridique et scientifique.
Il était compris et parlé dans toute l'Europe, et
n'a pas été remplacé dans cet offic e de langue inter
nationale (qu'il a gardé dans l'Eglise catholique)
et de langue savante commune. (A la fin du siècle
dernier, nos jeunes docteurs ès-lettres rédigeaient
encore en latin l'une de leurs thèses.)
Les élèves des écoles étaient externes. Ils payaient
une rétribution scolaire dont les indigents étaient
dispensés. La rétribution servait au paiement des
maîtres, à l'achat du matériel (paille pour jo� cher le
sol, papier, encre, verges) . La discipline admettait
non seulement l'usage, mais même l'excellence des
châtiments corporels que le portier était générale
ment chargé de dispenser. Ils se sont perpétués jus
qu'à nos jours dans les écoles anglaises les plus cotées.
L'autorité religieuse était responsable de l'ensei
gnement donné dans les limites de sa juridiction, ce
qui impliquait choix et surveillance des maîtres,
inspection de la moralité et des études, devoir aussi
de promouvoir l'instruction. Un Pierre de La Cha
pelle, évêque de Carcassonne à la fin du xine siècle,
rappelait à son clergé, dans un mandement, qu'il
devait répandre l'enseign�ment dans la campagne.
A Troyes, à la même époque, il existait trois écoles
latines à côté d'une foule d'écoles élémentaires.
C'est dire que tous les enfants de la· ville, ou à peu
près, fréquentaient l'une ou l'autre. On nous dit
qu'ils se rencontraient à la sortie et se battaient,
paroisse contre paroisse. Dès le début du x116 siècle,
les bourgs anglais avaient, dit-on, autant de maîtres
d'écoles que de percepteurs et fonctionnaires royaux.
Au-dessus des écoles étaient les Universités. Les
plus célèbres étaient Paris, pour la théologie, le
droit canon, la médecine, l'astronomie, Orléans pour
le droit romain, Padoue, Salerne et Montpellier
pour la médecine, ainsi que Bologne également
fameuse dans l'un et l'autre droit, Oxford pour les
mathématiques, l'astronomie et les sciences phy
siques, Cologne, Prague, Tolède . . . Le programme de
la Faculté des arts comprenait les sept arts . libé
raux : trivium (grammaire, rhétorique, dialectique),
et quadrivium (arithmétique, géométrie, musique,
astronomie).
Les maitres faisaient des leçons de deux types :
commentaire, phrase par phrase de l'ouvrage dont
l'étude servait de hase à l'enseignement, ou discus
sions (appelées questions) où l'on confrontait les
thèses contraires sur le même sujet, après les avoir
mises en forme, c'est-à-dire en syllogismes.
Le commentaire prenait pour texte des classiques :
grammaire de Priscien, Organon d'Aristote, ouvra
ges de Porphyre ou de Boèce, à la Faculté des Arts ;
en théologie, Sentences de Pierre Lombard, etc. La
mémoire inépuisable des maitres les fournissait
de références à des textes voisins, de rapproche
ments parfois féconds. Une méthode à peu près
semblable a été maintenue jusqu'à nos jours dans
les écoles arabes, et l'on a pu écrire à son sujet les
lignes suivantes, valables pour notre moyen âge :
c Cette culture ... était presque exclusivement gram
85
trée de théologie, elle reposait sur la récitation
de mémoire d'un petit nombre d'ouvrages, éclairés
de leurs commentateurs. » En opposition à cette
culture « à citations et à centons », la lecture moderne
où l'on ne cherche à retenir que des idées, amène une
« décadence de la mémoire et une transformation ra
86
l'étude de la nature par l'expérimentation, sur la
connaissance de l'homme, de son être et de son
destin - préoccupations que rejoignent, après une
éclipse, nos philosophies les plus modernes.
Les Universités étaient fréquentées par les jeunes
gens sérieux qui voulaient par leurs études se faire
une situation, les fils de familles aisées, nobles ou non,
que leurs parents envoyaient aux écoles et qui en pro
fitaient moins pour travailler que pour y jouir agréa·
blement des libertés de la vie d'étudiant, enfin des
aventuriers, de paresseux bohêmes qui prolongeaient
indéfiniment d'illusoires études pour jouir des privi
lèges y conférés et ne causaient dans la ville que per
turbations. L'Université, impuissante â les juguler,
faute de moyens de coercition assez énergiques - elle
disposait de la trop bienveillante justice d'Eglise -,
défendait pourtant ces indésirables brebis contre
les juridictions séculières. Ce fut, à Paris notam
ment, l'occasion de difficultés fort graves entre l'Uni
versité et le roi. A Oxford, bourgeois et étudiants
vivaient dans un état de guerre intermittente.
Les étudiants vivaient en chambres louées à des
particuliers, ou dans des collèges, analogues à ce que
l'on entend sous ce nom da,ns les pays anglo-saxons
ou à nos foyers de cités universitaires. Il en existait
une soixantaine dans le Paris du xive siècle, dont la
fameuse Sorbonne, fondée par Robert de Sorbon,
87
' .
88
logue dàns son ordre à la chevalerie ou aux vœux du
moine. La journée finissait par de plantureuses agapes
offertes par le récipiendaire à ses nouveaux collè�es.
Les enfants qui se destinaient à l'artisa:iiat
entraient en apprentissage. Leur condition nous est
bien connue pour le Paris du temps de Saint Louis,
car en 1268 le prévôt Etienne Boileau, chargé de la
juridiction des métiers procéda à la rédaction de
leurs usages. Si quelques-uns s'abstinrent, 121 sou
mirent leurs statuts à l'approbation du magistrat.
Nous voyons donc que la plupart des métiers
avaient une organisation corporative tendant à la
stabilité et à la défense de la profession par le
·maintien de la qualité (garantie donnée aux clients),
la lutte contre l'accaparement ou l'engorgement
du marché, la réglementation du travail (garantie
donnée aux artisans et à leurs employés). Notons
que le caractère des métiers changeait beaucoup
là où la prépondérance écrasante de gros entrepre
neurs capitalistes travaillant pour l'exportation
substituait l'économie ouverte à l'économie fermée,
la recherche du profit â celle du gagne-pain, la
domination de quelques puissants à l'équilibre entre
les maîtres. Comme on le vit en Flandre.
Le métier se recrutait de préférence dans le milieu
de travail : parmi les enfants des maîtres ou de leur
parenté, et, sauf dans le premier cas, le nombre des
apprentis était strictement réglementé, réduit géné
ralement à un ou deux, car il fallait proportionner
la main-d'œuvre aux débouchés, et dans l'intérêt
de l'enfant, veiller à ce que le maître pût lui consa
crer tous ses soins.
L'entrée en apprentissage · donnait lieu parfois à
une cérémonie au cours de laquelle l'enfant prêtait
serment de se conformer à ce qu'il allait apprendre,
et à la passation d'un contrat, généralement non
89
écrit, au x111e siècle, mais attesté pâr quatre témoins,
pris dans le métier, et dont deux étaient patrons et
' deux ouvriers. Le maître s'engageait à recevoir l'en·
fant, à pourvoir à son logement, à sa nourriture, à
lui apprendre le métier et à le traiter dignement et
paternellement « en fils de prudhomme ». Les correc·
tions du maître étaient autorisées, mais non les
gifles de sa femme, qui pouvait être d'humeur vive.
L'enfant, de son côté, devait une prestation pécu·
niaire fixée par les statuts, et un certain nombre
d'années de travail, destinées tant à son propre
enseignement, qu'à indemniser le maître en nature,
pour la pension fournie et pour le temps donné. Chez
les drapiers, l'apprentissage durait quatre ans, chez
les tapissiers, huit ans, chez les cristalliers, dix ans ...
Quand le maître abandonnait le métier, par suite
de maladie, de pèlerinage, d'indigence ou de vieil·
lesse, l'apprenti était cédé à un collègue pour le
temps qui restait à courir. Mais, pour éviter les
abus, le maître ne pouvait, revenant sur sa décision,
reprendre un autre apprenti avant que fût expiré le
temps normal que le premier eût dû passer chez lui.
Si l'enfant, « par folour ou joliveté » quittait son
maître, celui-ci devait se mettre à ses trousses pen·
dant une journée, puis l'attendre - sans pouvoir
embaucher un nouvel aide - pendant trois mois
chez les forcetiers, un an ailleurs, tout le temps de
l'apprentissage chez les serruriers de cuivre. Cette
sanction devait inciter le maître à s'attacher l'enfant
par de la douceur et de bons traitements. Quand le
fugitif revenait, le maître devait le reprendre, jus·
qu'à deux fois, mais à la « tierce », ni lui ni ses
collègues ne devaient accepter l'adolescent instable.
Le concurrent qui eût embauché un apprenti en
rupture de contrat eût été boycotté.
A la fin de l'apprentissage, le jeune homme, libéré
90
de ses engagements, était admis dans la corporation
par un serment, sur les reliques, de se conformer
aux statuts. Il pouvait dès lors travailler comme
ouvrier soit dans l'atelier qui l'avait formé, soit
ailleurs, et il était soumis au contrôle que la corpora
tion exerçait sur ses membres. « Nul », disaient les
drapiers « ne doit souffrir entour lui ni entour autre
du métier, larron ni meurtrier, ni houlier qui tienne
sa meschine aux champs ni à l'hôtel (débauché qui
ait une maîtresse hors ou dans la ville) ».
Enfin l'ouvrier, soit immédiatement, soit après
un an ou plus d'exercice du métier (quatre ans chez
les boulangers), devenait apte à la maîtrise sous
condition qu'il fût estimé capable, qu'il eût de quoi
s'établir et qu'il jurât de respecter les coutumes. Son
dernier employeur se portait garant du premier
point, les gardes du métier vérifiaient le second.
L'entrée du métier était généralement libre, bien
que parfois on dût en acheter l'entrée au roi, ou
à un concessionnaire, mais il fallait toujours s'ac
quitter de la cotisation pour la confrérie, d'une
aumône aux malades, d'une tournée ou d'un ban
quet aux nouveaux collègues.
III. - Le mariage
91
quante dernières années ne représentait nos mœurs) .
Le mariage médiéval était d'abord un acte d'im·
portance familiale, car !�solidarité était très grande
à l'intérieur de la famille, d'autant plus grande que
l'on restait attaché au même coin de terre, généra·
tion après génération. L'lionneur de l'un était celui
des autres, les haines de l'un étaient partagées
par les autres, et toute affaire privée devenait, ip so
facto, une affaire de famille. A tous les moments
importants de sa vie, l'homme était escorté de tout
son lignage : qu'il parût en justice, qu'il fût entraîné
dans une guerre privée, tant que ce fléau dura, il
était assisté de tous les siens et il impliquait, bon
gré mal gré, tous les siens. On comprend que lorsqu'il
introduisait un nouveau membre dans la famille,
celle-ci eût à l'accepter.
Notons au surplus qu'un nouveau ménage ne signi·
fiait pas forcément un nouveau foyer. Fort souvent
il arrivait, à la ville comme à la campagne, chez les
non nobles comme chez les nobles, que le jeune
couple restât chez ses parents, ceux du mari le
plus souvent, ceux de la femme quand elle n'avait
pas de frères. C'était, ou faute de moyens pour s'ins
taller ailleurs, ou parce que l'exploitation ou l'affaire
offrait place à de nouveaux concout"s et que l'orga·
nisation économique de la famille la voulait toujours
nombreuse. De véritables « communautés » fami
liales se fondaient ainsi, groupant autour du même
' feu et pot », frères et cousins. En ce cas, c'était la
1_ communauté familiale » ainsi créée qui était consi·
92
de sucéession. Certaines de ces « communautés
taisihles » ont vécu en bonne intelligence pendant
des siècles et jusqu'après la Révolution française. .
1 -
Le mariage était le mo en classique d'assurer
entre deux faniilles, terriennes ou seigneuriales, une
bonne alliance, ou du ·moins� paix. On en venait
à disposer des enfants à naître ou enbas âge. En Bre·
tagne, l'usage s'est conservé jusqu'au siècle dernier
d'élever de futurs promis dans le même berceau.
D'importance familiale et politique, le mariage
.
était aussi de grandes conséquences .patrimo.Jliales-.-
Tout cela d'ailleurs ne faisait qu'WJ.. Dàns la situa
tion, la fonction sociale, le patrimoine éthlt un
élément, un moyen. L'homme faisait corps avec ses
biens. Pour disposer de ceux-ci, on disposait de
celui-là ; point de matérialisme, mais notion concrète
du service. Qu'une fille, par exemple, fût héritière
d'un fief ou d'une tenure (exploitation .paysanne),
le bon ordre des choses voulait qu'une autorité
masculine prît la charge de l'un ou de l'autre : il
faut un homme pour garder un château fort, se faire
obéir de la garnison, maintenir la paix dans la sei·
gneurie, aussi bien que pour diriger les cultures,
commander les valets. Aussi le père choisit-il dans
le mari de cette fille, son successeur. Que la fille soit
c;>rpheline, on admettra d'assez bonne heure que si
les intérêts de la terre sont grands et urgents, ceux
de l'héritière doivent être sauvegardés. Il n'est
qu'une solution : pourvoir la terre d'un administra·
teur, pour donner à l'enfant le temps de grandir,
mais la marier sitôt qu'elle est en âge, qu'elle atteint
ses 1.3. on 14 ans. Si elle n'accepte pas les épouseurs
qu'on lui présente, elle n'a qu'à renoncer à ses droits,
en�g_druis '!Il couvent. C'est la sagesse même et
_
personne n'y trouve à redire.
Quand la fille a des frères, au lieu d'attirer son
93
j
mari d ��fi!mille , elle va dans la sienne à lui,
munie d �z <J._ g:� qui est une avance d'hoirie. Géné
ralement on lui fait jurer, au moins dans le Midi de
la France, de ne rien réclamer ultérieurement, à la
succession de ses parents.
Le mariage était encore d'importance écono
mique. Chaque adulte est un producteur ; les
enfants sont une richesse. Quand l'union se produit
entre sujets de deux seigneurs différents, celui des
conjoints qui s'en va appauvrit d'autant son maître
originel, enrichit d'autant l'autre. Il faut donc
l'autorisation du seigneur intéressé et tout se résout
généralement par le paiement d'un droit. En Nor
mandie, par exemple, le vilain qui se marie hors de
la seigneurie peut emporter ses meubles, mais il
paiera 12 deniers pour la première livre de la dot
(soit 5 %), 6 deniers par livre de dot en sus (2,5 %),
4 deniers pour chaque oreiller, couette, traversin,
pour chaque pied de la huche et pour la serrure
d'icelle (environ 2,5 %). Quand ces unions intersei
gneuriales se multiplièrent, les seigneurs passèrent
des traités qui permettaient le libre mariage des
sujets de leurs seigneuries respectives.
En face de toutes ces conceptions qui ne regardent
dans le mariage que ses conséquences sociales,
l'Eglise proclame des théories hardiment révolution
naires. Pour elle, l'homme et la femme s'unissent
\ par un sacrement indissoluble, à la formation duquel
· leur �onsentement mutuel_ est nécessaire et suffi
sant ; à sa sainteté est engagé le salut de leur âme
immortelle. Elle ne prend en considération ni les
autorisations, ni les injonctions de la parenté ou des
autorités. Des jouvence�ui- épris en profitèrent
pour s� malgr-é-leurs-fand:lle s. Situations drama
tiques dont la littérature tira parti.
Naturellement, il était des hommes qui élevaient
94
malaisément leur pensée et leur vie au niveau des
conceptions théologiques. L'Eglise n'admettant ni
répudiation ni divorce, tout au plus la séparation
de corps sans rupture du lien conjugal, ils trouvaient
un biais commode : l'allégation d'un empêchement
de parenté à un degré prohibé, que l'on découvrait
fort à propos au moment où l'union devenait into
lérable, et grâce auquel on pouvait faire prononcer
par les autorités ecclésiastiques une annulation à
caractère rétroactif. Juridiquement, ce n'était pas
une rupture du mariage, mais la simple constatation
qu'il n'avait j amais existé. Le malheureux Louis VII
berné par une femme dont il avait été pourtant fort
épris, la laissa de cette façon. Mais Philippe Auguste,
bien que fort désireux de répudier Ingeburge avec
laquelle il n'avait passé qu'une nuit, ne put jamais,
faute de motif juridique suffisant, briser un lien qui
resta noué jusqu'à sa mort.
Parfois débordée par la violence des intérêts
matériels ou celle des mœurs, parfois trahie par ses
propres clercs, l'Eglise n'en maintenait pas moins
opiniâtrement ses principes. Philippe Auguste en
sut quelque chose. Qu'une Isabelle, reine de Jéru
salem, fût pour des motifs politiques séparée de
son mari, puis rernariée contre son gré et successive
ment à deux puissants seigneurs auxquels elle por
tait sa couronne, le pape ne manquait pas de tirer à
l'usage des peuples la morale d'une histoire qui se
terminait par la mort lamentable et rapide des deux
rois : « Une femme a été successivement, par une
immonde union ... livrée deux fois à de prétendus
époux ; et ces mariages illicites ont obtenu le consen
tement et même l'approbation publique dù clergé de
Syrie. Mais Dieu, pour effrayer ceux qui songeraient
à imiter un si détestable exemple, a promptement et
d'une manière éclatante, vengé ses lois violées. »
95
Aussi, remontant à contre-courant la brutalité
des mœurs, l'Eglise avait-elle fait pénétrer l'idée
que quand on se marie, c'est pour la vie. Des poèmes
ou des fabliaux; acrimonieux ou burlesques, nous
montrent, ce qui est de tous les . temps, des femmes
paresseuses ou autoritaires, faisant par leur désordre
ou leurs scènes un véritable enfer de leur ménage.
L'époux se plaint, cherchera parfois à mater sa
femme, fût-ce par le bâton, se console dans la
bouteille... mais ne saurait songer à briser le lien
conjugal. Qu'à l'inverse le mari coureur, ivrogne
ou fainéant, abandonnât sa femme ou la laissât
dans la misère, elle restait la gardienne de son triste
foyer, y élevait ses enfants. Les situations canoni
quement irrégulières écartaient de la vie de l'Eglise,
de la participation aux sacrements, entraînaient
même, quand le scandale était notoire, l'excommu
nication et la réprobation sociale. De sorte que le
pécheur était amené à résipiscence, fût-ce à son lit
de mort, et rendait par sa pénitence hommage aux
principes que sa conduite avait méconnus.
A cette indissolubilité, le mariage dut cette
grande dignité qui nous est attestée tout au long
de l'ancienne France.
Le choix d'une fiancée était fait par tous les
intéressés : le père, la mère, les « amis charnels »
(les parents), et quand il s'agissait d'un grand, les
hommes de son baronnage : « Tes hommes te
prient », lui disaient-ils, « qu'ils aient liberté de
querre pour toi une dame de convenable lignée ..•
96
c ·ne fait la volonté De sa gent, n'aura d'eux
c poesté » (pouvoir) ». Un garçon de moindre famille
était plus libre dans son choix.
Voici comment un gentilhomme du xxve siècle
nous décrit une entrevue matrimoniale où il avait
été partie. (Ce pourrait être encore une scène de la
vie de province.) « Il advint une fois que l'on par
lait de me marier avec une belle noble fille qui
avait père et mère. Et si me mena mon seigneur
de père la voir. Et quand nous fûmes là, on nous
fit · grand chère, et liée (bof! visage). Si regardais
celle dont l'on me parlait, et la mis en paroles de
tout plein de choses pour savoir de son être. Si
cheismes en paroles de prisonniers, dont je lui dis :
« Mademoiselle, il vaudrait mieux choir à être
« votre prisonnier qu'à tout plein d'autres et (je)
97
G. D'HAUCOURT '
« vue ? Dis m'en ton avis. » Si j e lui dis et répon
dis : « Mon seigneur, elle me semble belle et bonne,
« mais je ne lui serai jamais plus près que je ne
« suis, s'il vous plait. » Si lui dis ce qu'il me sem
blait d'elle. » Et le mariage ne se fit pas.
Comme de nos jours, quand les jeunes gens et les
famille s étaient d'accord, on célébrait les fiançailles,
affirmées par l'échange des anneaux. La scène nous
est ainsi décrite par un roman : « Un anneau (le
fiancé) ôte de son doigt ; - Au sien le mit et dit :
« Amie - par cet annel d'or vous saisis (je vous mets
« - en possession) - de m'amour toujours loyau
« ment. » - Et de son doigt, un annel prit. » Ici,
deux bagues de fiançailles : chacun reçoit la sienne
de l'autre. Il ne s'agit pas seulement d'un échange de
cadeaux, mais de la conclusion d'un contrat assorti
d'effets de droit. Remarquons le vocable employé :
saisis, qui est un terme technique de la langue
juridique, et rappelons que le transfert de propriété
ou de possession était généralement effectué au
moyen âge par une cérémonie symbolique et au
moyen de la remise d'un objet, souvent personnel
(anneau, gant, couteau ... ). Les fiançailles par l'an
neau sont donc autre chose qu'un geste gracieux :
elles donnent à chacun des fiancés un droit sur
l'autre. � a rupture en est fort_ilifficile à obtenir et
donne lieu à des_ sanctions. (Cf. la jurisprudence ac
tuelle des Etats-Unis en matière de breach ofp romise.)
L'Eglise, gardienne .des serments, enregistrait
officiellement les fiançailles selon un rituel que, de
nos j ours, on tente en quelques endroits de faire
revivre. Les jeunes gens, accompagnés de leurs
parents ,,t amis, se rendent à l'église et sont reçus
sous le porche par le curé, en étole et surplis. Là,
s'étant assuré de leur nom et identité, il pose les
questions rituelles : « Martin, promets-tu par ton
98
serment d'épouser Berthe, si la sainte Eglise y
consent ? » Martin répond : « Je le jure. » Question
analogue est posée à la jeune fille. Puis le prêtre
dit (en latin) : « Et moi je vous fiance au nom
du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen; »
Les fiançailles ainsi conclues ouvraient la période
des « (�si » qui durait habituellement quarante
jours, et au cours de laquelle, publication (c'est le
sens du mot ban) était faite à plusieurs reprises
de l'union projetée, afin de provoquer la déclaration
des empêchements canoniques, tels que parenté
au degré prohibé, fiançailles antérieures non dis
soutes, qui eussent pu empêcher l'Eglise de laisser
faire le mariage. Pendant les bans, il était interdit
aux promis d'habiter sous le même toit.
La cérémonie du mariage répétait celle des fian
çailles. Les serments étaient presque les mêmes.
Certains s'y trompèrent, de sorte que le rituel dut
introduire dans la formule la précision nécessaire
pour qu'aucune confusion ne fut possible entre
paroles de futur et de p résent.
Elle avait lieu, aussi, au même endroit : sous le
'
porche des mariages. C'était là que se déroulait
également la première partie du baptême, là que la
jeune femme était accueillie par le curé pour ses
relevailles, l'église même étant réservée pour le
culte divin au sens strict. C'était là aussi que chaque
semaine, à l'issue de la grand-messe, les annonces
étaient faites, devant la place où se tenait l'assem
blée. Comme les proclamations, le mariage était
célébré en public, devant la foule : l'Eglise honnissait
la clandestinité qui peut recouvrir toutes les fraudes.
Donc, au grand j our, les jeunes promis venaient,
vêtus de leurs plus beaux habits aux couleurs écla
tantes (on aimait, notamment, le rouge), et cou
ronnés de fleurs ou d'orfèvrerie. Le port d'une cou-
99
.
' 1
f ,
'
100
' '
1
'
• ensuite ùn cierge à l'autel de la Vierge où parfois
la mariée' prenait une quenouille, et filait pendant
quelques instants. Enfin, reconduits par leurs amis
et le clergé â la porte de l'église, ils entraient dans
le cimetière et allaient prier sur la tombe de leurs
morts. Ce qui n'est pas sans évoquer de très vieux
rites : la famille tout entière était présente, y
compris les ancêtres disparus.
On reprenait le chemin de la demeure, et les amis
de jeter sur le jeune couple des poignées de grain
en disant : « plenté, plenté » (abondance), vieux
rite magique de fertilité qui se perpétue de n:os j ours
dans les pays anglo-saxons. A Bologne, en dépit
des règlements municipaux, on lançait. sur les mariés .
n'importe quoi : de la neige, de la sciure de bois, des
détritus de la rue, et de petits morceaux <le papier
· qui doivent être les premiers confetti. Dans la
maison, commençaient les festins, réjouissances et
danses. A la nuit tombante, les époux se cc;mchaient
et le curé venait avec son clergeon portant l'eau
bénife et l'encens, bénir le lit nuptial. Mais, en cer
tains coins - et l'usage ne s'en est pas perdu dans
les campagnes bretonnes -, les nouveaux mariés
imitaient Tobie et Sara, consacraient leur première
nuit à la Vierge, et la noce durait deux jours au
lieu d'un.
Quand un grand seigneur ou le roi lui-même,
mariait son fils ou sa fille, et tout spécialement
quand il s'agissait des aînés, les fêtes étaient longues
et somptueuses. Des repas étaient distribués en
plein air à la population, le vin coulait aux fontaines
publiques. Mais tous étaient appelés à participer aux
frais comme aux fêtes. Le mariage de la fille aînée
du seigneur était un_de�_d.!a.ide, c'est-à
dire d '�P-osition féo4l!J.e� universellement reconnus.
Lorsqu'un paysan se mariait, tout le village pre-
101
' 1
nait part à la noce, seigneur1compris. « Qui se marie
audit· fief », nous dit un document normand du
début du xve siècle, « soit hors dudit lieu ou dedans,
s'il prend terre avec sa femme, il doit au seigneur
regart de 5 sous ou s'il veut venir manger (au châ
teau) lui et sa femme, ils apporteront deux pots de
vin , un gâteau de froment et un membre de bœuf. »
Ailleurs : « Si aucun se marie audit fief, il doit une
pièce de viande, deux pains et deux pots de vin,
et doit être pareil à celui de l'épousée, et le doivent
apporter audit hôtel (seigneurial), en la compagnie -
des ménétriers faisant métier (c'est-à-dire j ouant). »
Seuls les paysans prenant terre, donc assez riches
pour faire les frais d'une exploitation, devaient
ces cadeaux, généralement compensés par les pré
sents du seigneur.
Le remariage des veufs donnait occasion, géné
ralement, à un charivari. Mais un peu partout, les
nouveaux mariés, quels qu'ils fussent, devaient
paraître au cours de l'année dans une fête populaire
où ils étaient mis en vedette pour l'amusement de
tous. Entrés dans la communauté des ménages,
ils étaient soumis à cette légère brimade que les
groupes exigent souvent des nouveaux initiés.
D'autre part, on demandait à l'homme, parvenu
à sa pleine force physique, de se montrer capable
d'assumer la fonction ma.sculine de défense du
pays.
En un coin de Normandie, « le mari doit quintaine,
c'est à savoir que au jour qui lui est assigné, doit
venir à cheval, prêt à heurter à un poteau, lequel
le seigneur doit lui faire ficher (enfoncer en terre) .
S'il n'a cheval, le seigneur lui doit (en) quérir (un) ,
dont le dit mari doit payer un quart d'avoine, et
lui doit-on bailler lance d'aulne cueillie le jour
(même), grosse au grêle bout comme le poignet à
102
la dame. Et il aura cinq cours (droit à cinq reprises)
et s'il ne rompt ou s'il tombe, il doit payer 18 sous
d'amende et une mine d'avoine » sans compter
le ridicule encouru, les réflexions qu'on imagine ...
Ailleurs, à Condé-sur-Risle, les vavasseurs qui
mariaient leur fils aîné ou se mariaient eux-mêmes
devaient jouter en la rivière de Risle « trois coups
d'une lance, à un pieu fiché en une fosse qui est en
la dite rivière, nommée la quintaine, et doivent être
en un bateau qu'on mène à quatre hommes aval la
dite rivière ».
En Bretagne, à Montfort-la-Cane, le seigneur
d'Iffendie coiffe un chapeau de chèvrefeuille qu'il
remet à son procureur. Celui-ci le porte à la. Motte
aux mariées, devant la foule assemblée. Chacune
des nouvelles mariées de l'année reçoit à son tour
cette couronne, danse, chante une chanson et
embrasse le procureur ... ou doit payer 60 sous (qui
est le très vieux tarif des amendes carolingiennes) .
Près de Hédé, le dimanche suivant leurs noces, les
nouveaux mariés devaient, après la grand-messe,
chanter une chanson devant le cimetière. A Com
bourg, les nouveaux mariés se présentent, après la
grand-messe, dans le cimetière. Chacune des mariées
doit une chanson, tandis que les maris portant un
broc de deux pintes de vin et une fouace, offrent
à chacun un morceau de gâteau et un coup à
boire.
Au seigneur de Goulaine, les nouvelles mar1ees
devaient le lundi de la Pentecôte, à la sortie de la
grand-messe et de nouveau, l'après-midi, au lieu
de l'assemblée, chanter trois chansons. Après quoi
elles embrassaient le seigneur ou son représentant.
Cependant que les mariés devaient porter chacun
trois ballons et trois bâtons. Un espace de 24 pieds
carrés était délimité, et le seigneur ou son repré-
1 03
' ,
104
··'
105
ou des années sur un lit de souffrance pouvaient du
moins donner à leur pauvre existence une utilité et
un sens. Certains, affinés par la douleur et la médita
tion, devenaient des personnalités en vue. On allait
les voir, on s'apitoyait, on admirait, on les consultait,
on leur demandait des prières. Ils devenaient, plus
proches que les saints, saints eux-mêmes, les interces
seurs vers lesquels affluaient tous les intérêts, toute
la misère du monde. Telle une Lidwine de Schiedam.
Les bien portants, devant les malades, se devaient
de surmonter répugnance ou dégoût, s'efforcer de
manifester une charité courtoise, fraternelle. L'ad
miration des contemporains nous a transmis nombre
de traits qui nous montrent en quel sens allait
l'émulation. C'est un Saint Louis qui se réserve de
servir lui-même à table, toutes les fois qu'il se rend à
l'abbaye de Royaumont, un lépreux dont la face
rongée par le mal est pour tous un obj et d'horreur.
Gentiment, affectueusement, le roi l'appelle « mon
malade », le fait manger, et reste assez maître de lui
pour n'en avoir pas l'appétit coupé. Encore un trait :
« Une fois », conte un témoin, « comme le béni roi
106
Mais on faisait plus que des gestes spectaculaires
ou sensationnels. La charité agissante des riches,
seigneurs ou bourgeois, ou des petites gens animés
par un prédicateur dévot, leur fait fonder des
hôpitaux-hospices où l'on soignera d'abord les pèle
rins de passage, d'autant plus à plaindre qu'ils sont
pauvres et l�in des leurs, les errants, les incurables,
ceux qui vivent. dans un logis trop exigu ... Une de
ces fondations, d'ailleurs tardive puisqu'elle remonte
seulement au xve siècle, est parvenue à nous complè
tement intacte : c'est !'Hôtel-Dieu de Beaune qui a
su garder la règle et le mobilier médiéval. Il nous
permet de constater le sens pratique, la beauté,
l'affection qui étaient mis au service des malades.
Le Paris du x111e siècle comptait quantité
d'hôpitaux, dont !'Hôtel-Dieu, qui existait déj à au
1xe siècle et avait été rebâti au x1 e , était le plus
important. Mais à côté s'élevaient la Trinité,
Saint-Gervais, Notre-Dame-des-Billettes, Saint-Eus
tache, l'Ecuellier, Saint-Marcel, Saint-Martin-des
Champs, Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Saint-Mathu
rin, Sainte-Catherine, et en outre des maisons
spécialisées dans l'hospitalisation de certains maux :
telles Saint-Lazare, qui abritait les lépreux, les
Quinze-Vingts, fondé par Saint Louis pour les aveu
gles et où chacun avait sa petite maison, les Filles
Dieu qui recevaient les « repenties ». Sur le territoire
de l'actuel département de l'Aube, on ne comptait,
à la même époque, pas moins de 62 hôpitaux ...
Ils portaient, généralement, le nom significatif de
Maisons-Dieu ou Hôtels-Dieu, car le Christ ayant
dit : « Ce que vous aurez fait au plus petit d'entre
les miens, c'est à moi que vous l'aurez fait », puisque
le malade porte la ressemblance de Jésus souffrant,
c'était le Seigneur lui-même, en la personne de ces
pauvres êtres, que l'on se proposait d'y recevoir.
107
'1
On racontait même d e pieuses légendes : tel malade
d'un soir s'était transfiguré, manifestant à ses infir
miers extasiés le visage du Sauveur. Aussi la règle
de l'Hôtel-Dieu de Paris, analogue 'à beaucoup d'au
tres et reproduisant d'ailleurs les prescriptions héné- ,
dictines concernant les hôtes, édictait-elle : « Rece
voir les malades comme le Christ lui-même... , traiter
chaque malade comme le maitre de la maison. »
On y recueillait tous ceux qui en avaient besoin :
il était à la fois hôpital et hôtel pour les pauV!"es
pèlerins, hospice pour les vieux, maternité pour les
femmes, et même un temps, foyer d'étudiants beso
.
108
.
était donc assez difficile d'être admis comme reli-
gieux à !'Hôtel-Dieu. Les post�ants entraient fort .
j eunes, les garçons à 7 ou 8 ans, comme enfants de
chœur, les filles, entre _1 2 et 20 ans, comme « filles
blanches ». Puis leur stage pendant lequel ils étaient
libres de rentrer dans le monde se prolongeait jusqu'à
ce qu'une place devînt vacante par décès d'un titu•
laire. La règle disposait en ce cas : « Si un homme
ou une femme veut renoncer au siècle et servir les
pauvres, il demandera d'abord l'assentiment des
proviseurs. Puis après qu'on lui aura exposé la règle
de l'ordre, s'il se sent disposé à l'observer, qu'il en
fasse la promesse. Alors seulement il sera présenté
au chapitre par les proviseurs, et s'il plaît au cha
pitre, il sera admis au service des pauvres. »
L'hôpital comportait dans chaque section une
salle pour les malades graves, une pour les moins
atteints, une pour les convalescents. En outre, chez
les femmes, une maternité.
A leur entrée, les malades étaient lavés ; leurs
vêtements étaient portés pour étuvage et nettoyage
à un service qui portait le nom significatif de
« pouillerie ». Ils étaient raccommodés, réparés,
1 09
7.• , ' '
110
fournies trois pintes de vin. Pour plus de sûreté,
prieur et prieure faisaient une ronde de nuit dans
leurs quartiers respectifs.
Une fois convalescents, les malades refaisaient
leurs forces pendant une durée qui ne pouvait être
inférieure à sept j ours. Puis ils quittaient l'hôpital,
munis d'un certificat du Maître.
La plus grande partie de cette description carac
térise aussi bien les hôpitaux modernes. Des amélio
rations considérables ont été apportées à la technique
des soins, notamment en chirurgie, mais l'organisa
tion même était si sage, l'esprit si humain, si frater
nel, si dévoué, que des progrès à cet égard étaient
difficiles et que nous nous bornons surtout à
continuer.
111
A la campagne, des religieux, des berger's " des
femmes se spécialisaient en un art tout empirique
où les dons naturels, l'observation et l'expérience,
des secrets de tisanes et d'onguents, se mêlaient à
des formules de dévotion ou de superstition.
En ville, infirmiers et infirmières étaient souvent
des gens semi-laies, tels les tertiaires dominicains ou
franciscains, auxquels leur règle enjoignait la pra·
tique des œuvres de miséricorde. Les membres
des confréries s'occupaient spécialement de leurs
confrères. Certaines étaient fondées en vue de procu
rer à leurs membres des services affectueux en cas
de maladie et de mort. Il en subsiste quelques-unes
en Normandie. En ville comme à la campagne, voi
_sins et voisines se devaient un secours particulier,
la proximité créant des liens de quasi parenté.
112
fallait une longue eipérience clinique, car le diagnos
tic se référait surtout à l'aspect du malade et à
l'examen de ses urines. On. voulait en outre qu'il eût
du jugement, des bonnes manières et l'esprit de sa
profession, ainsi défini : « qu'il soit gracieux aux
malades, bienveillant à ses compagnons, sage en ses
prédictions. Soit chaste, sobre, pitoyable et miséri
cordieux, non convoiteux ni extorsionnaire d'argent,
ains qu'il reçoive modérément salaire, selon le tra·
vail, les facultés du malade, la qualité de l'issue et sa
dignité » . Enfin, il devait être religieux : « C'est
Dieu qui a créé la nature, qui gouverne tous les
· corps, et qui, plus puissant qu'elle, la régit à son
tour ... Que donc le chirurgien, dans ses opérations,
ait Dieu devant les yeux et Dieu l'éclairera au
moment du besoin : il pourra opérer sans inquiétude
en quelque lieu que ce soit, mais qu'il ne se glorifie
pas et ne s'exalte pas lui-même », commentaire
avant la lettre, de la célèbre phrase d'Ambroise Paré.
La médecine, dès cette époque, « est allée très loin,
et par l'étude des auteurs anciens et des symptômes,
elle est arrivée à des résultats, à des concepts qui éton·
nent et que les travaux des siècles suivants ont sou
vent confirmés » . Telle la théorie de Mondeville sur
la cicatrisation des plaies : à l'inverse de ses contem·
porains, il soutenait que la formation de pus n'était
pas nécessaire et qu'elle devait être évitée tandis
' que la pratique courante la provoquait. Mais ses idées
et sa méthode, attaquées, disparurent avec lui et ne
furent redécouvertes qu'à l'époque contemporaine.
La thérapeutique tenait compte de l'influence du
moral sur le physique : il fallait inspirer confiance
au malade, le réconforter, lui mettre l'âme en paix,
et les statuts prescrivaient a.ux médecins, en cas
de maladie aiguë, de veiller à ce que leurs clients
vissent le prêtre. On se préoccupait, non seulement
113
de donner un médicament spécifique (on utilisait à
cet effet les plantes, les pierres précieuses, des
compositions bizarres qui sont restées longtemps au
Codex, des sels minéraux : on traitait déj à les
maladies de peau avec un onguent mercuriel), ou
de pratiquer une intervention (abcès de fixation,
saignée, opération de la pierre, etc.), mais aussi de
soigner l'état général. On tenait compte des habi
tudes du malade qu'il fallait modifier avec d'autant
plus de mesure qu'il était plus âgé, l'on usait de
changements d'air, d'exercice et repos, de l'insti
tution de régimes, de bains chauds, on veillait à la
régularisation des fonctions intestinales (l'on abu
sait parfois des purgations), au calme, au sommeil.
A côté de cette médecine savante florissaient des
théories populaires qui n'ont pas encore perdu leur
vertu. Les « femmes et beaucoup d'imbéciles »,
déclare Guy de Chauliac, à Ia: fin du x1ve siècle,
« remettent les malades de toutes maladies aux
114
plus de soin que leurs maladies seraient de nul profit
puisqu'ils sont mauvais payeurs.
Les honoraires étaient proportionnels à la fortune
des malades et payables tantôt en argent, tantôt en
nature. Au riche on prenait 100 livres, tandis qu'au .
pauvre on demandait, oie, canard, poule, fromage
ou œufs. « Mais si le patient est vraiment pauvre,
on ne prendra rien de tout cela car il est plus lourd
pour le pauvre de donner une oie que pour le riche
de donner une vache . . . Le chirurgien doit tirer des
riches autant qu'il peut, pourvu qu'il dépense tout
l'excédent à soigner les pauvres. » Et les médecins
attachés à l'Hôtel-Dieu y donnaient leurs soins
gratuitement.
La fixation des honoraires n'allait point sans
marchandage. Aussi Mondeville prévoyait générale
ment avoir à consentir un rabais de 50 %· Encore
devait-il faire valoir aux clients « qu'il n'avait ni
prébende, ni revenu, que tout était cher, surtout
les onguents, qu'une grande somme d'argent valait
peu de chose (le début du x1ve avait vu des déva
luations) et que les salaires de tous les artisans, les
maçons par exemple, avaient doublé ».
Lorsque la mort approche, le malade s'y prépare
comme à un acte religieux, le plus important de sa
vie puisqu'il va fixer son sort éternel. Si l'entourage,
mû d'une fausse charité que flétrissent parfois les
sermonnaires, hésite à renseigner le moribond sur
son état, généralement sa foi surmonte ses scrupules.
D'ailleurs, pour éviter toute surprise, c'est dès le
début de toute maladie que l'on doit mettre ordre à
ses affaires, et même plus tôt : les Tiers Ordres qui
ont eu des milliers d'adeptes, aux x111e et x� siè
cles, enjoignaient aux impétrants de faire leur testa
ment avant qu'il fût procédé à leur admission.
Quand approche sa dernière heure, le chrétien se
115
remémore sa vie et s� purifie de toutes ses fautes par
line confession générale. Mais il 11e saurait être en
règle avec Dieu s'il ne l'est avec lea hommes. Le
marchand qui a fraudé, l'entrepreneur qui a mal
payé ses ouvrie1·s, le seigneur qui a razzié les monas
tères, l'usurier, l'injuste et le violent doivent réparer
le tort et le scandale. Le malade appelle alors le
notaire ou le curé et fait son testament « .au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Dans le Midi,
ce testament, directement inspiré du droit romain,
est fort complet avec institution d'héritier ; dans -les '
pays de coutume, il se borne à des dispositions par
ticulières, et souvent à de seuls legs pieux. Le testa
ment est ainsi le complément de la confession, dont
il matérialise le ferme propos, la volonté d'effacer les ·
116
I
de leur couche leurs parents, amis et serviteurs, et ,
leur demandent pardon pour tout ce dont ils se sont
rendus coupables envers eux. A cette heure, le
grand n'est qu'un homme comme les autres, et tient
à le marquer pour l'édification des survivants.
Préoccupé de se ménager le plus possible de ces
intercessions qui abrégeront le temps.de son purga·
toire, et désireux aussi de rompre solennellement
avec un monde où il ne saurait d'ailleurs vivre long·
temps, le mourant demande souvent à un ordre reli
gieux de consentir à recevoir sa profession. Dès lors
il est participant à ses prières et à ses mérites et il
en prend l'habit religieux dont il mourra revêt�,
dans lequel son corps sera inhumé. Ainsi Blanche
de Castille se fit recevoir, quelques jours avant sa
. fin, chez les Cisterciennes de Maubuisson. Quand le
moribond, contre toute attente, revenait à la santé,
sa profession religieuse in extremis et faite sous
condition de son trépas prochain, se trouvait rési
liée, à moins qu'il n'eût, comme Blanche de Castille,
spécifié le contraire.
Les Tertiaires avaient, eux aussi, le privilège de
mourir et d'être enterrés dans l'habit de l'ordre
auquel ils étaient agrégés.
La fin approchant, les derniers sacrements étaient
donnés, en grande pompe. Un cierge allumé, sym
bole de la foi, était placé dans la main du mourant
tandis qu'on récitait en son nom le Credo : rite
{'
analogue à l'un de ceux du baptême. Ainsi la vie du
chrétien commençait et finissait par la même pro
fession de foi. Puis sentant venir ses derniers
moments, le malade se faisait souvent déposer, par '
humilité et pénitence et à l'imitation de pratiques
monastiques, sur une croix de cendre tracéç à même
le 1101 ou sur une couche de paille et, au milieu des
prières auxquelles il s'associait, rendait l'esprit.
117
Sitôt après, religieuses, confrères d'une « charité »,
ou voisines (mais si possible, pas les parents)
venaient laver le corps et l'habiller. S'il s'agit d'un
grand personnage dont l'enterrement ne doit point
se faire aussitôt, on prenait quelques mesures desti
nées à conserver le corps : telles que l'instillation
de mercure dans le nez, l'obturation des orifices
naturels par des tampons imbibés de substances
odoriférantes considérées comme anti-corruptrices
et une onction de baume sur le visage. Ces procédés
étaient tout à fait insuffisants. Très exceptionnelle
ment, lorsque le corps devait être emporté au loin,
et sur permission de l'autorité ecclésiastique, le
médecin ouvrait le ventre et en retirait les viscères.
L'abdomen rempli de myrrhe� d'aloès et d'autres
substances aromatiques, était recousu et le corps
placé dans un cercueil de plomb scellé. Ou bien le
corps était bouilli. C'est ainsi qu'il advint du conné
table Du Guesclin, mort en Auvergne, et que le roi
voulut honorer d'une sépulture à Saint-Denis, à
côté des tombes royales. Ses entrailles restèrent au
Puy où il leur fut fait un tombeau dans l'église
Saint-Laurent, tandis que son cœur était porté à
Dinan, dans sa Bretagne natale.
Puis le corps était exposé sur un lit de parade.
Comme, pour les grands personnages, cette exposi
tion durait longtemps, une semaine ou plus et que,
nous l'avons vu, les méthodes d'embaumement
étaient très sommaires et peu efficaces, on prit
l'habitude de substituer au cadavre un mannequin
dont le visage était un masque fait par moulage sur
le défunt et colorié. Les masques mortuaires de
Jeanne de France, fille de Louis XI, sont parvenus
jusqu'à nous.
Pour la cérémonie funèbre, le cadavre était porté
à découvert sur un brancard par des parents ou des
118
\
1
119
une chapelle ou dans un enfeu, ou sous les marches
'J de l'autel afin - par une sorte de p�nitence pos- .
thume -, d'y être foulés sous les pieds du prêtre,
le menu peuple, dans la nef (de , préférence, et par
la même humilité, dans les allées ou au travers des
portes) . Seule, la cathédrale de Chartres n'admit
jamais d�s ses murs aucune sépulture. Si les chré
tiens ne pouvaient se faire recevoir dans l'église
même, ils désiraient alors être serrés contre ses murs
pour que les eaux de pluie, sanctifiées par leur
contact avec le toit de l'édifice consacré, s'égou
tâssent sur leur tombeau.
Le cimetière, toujours exigu, était habituellement
flanqué d'un ossuaire parfois décoré, comme la
mode en vint à la fin du moyen âge, d'une représen
tation de la danse macabre. L'on ne pouvait entrer
ou sortir de l'église sans traverser ce « champ de
repos » où les morts attendaient la résurrection.
Les vivants semblent avoir été si peu impressionnés
ou attristés par ce voisinage qu'il fallut bien des fois
les rappeler à l'honneur dû à ce lieu. Souvent les
enfants venaient y j ouer, ailleurs le marché refluait
de la place jusque sur les tombes, ou l'assemblée,
voire les danses.
Malgré cette familiarité, le culte des morts était
pieusement conservé, avec des variantes locales
dans les cérémonies, qui se sont maintenues jusqu'à
. nos j ours. Culte familial, avec messes et services
dans la semaine ou le mois suivant les funérailles,
,, à l'anniversaire, parfois au lendemain du mariage
de leurs descendants (ainsi que cela se fait toujours
en Bretagne) ; culte collectif, cérémonies du j our
des morts avec grande pompe liturgique et force
coutumes, pieuses ou superstitieuses. Les pauvres
âmes, si impuissantes pour leur propre sort, exci
taient une grande pitié et l'on cherchait à les soula-
120
ger en provoquant les prières en leur faveur. Les
abbayes, lors du décès d'un moine, envoyaient aux
autres couvents de l'ordre, un faire-part écrit au
début d'un rouleau de parchemin. Chacune des
maisons informées inscrivait à la suite les prières
ou les cérémonies qu'elle s'engageait à faire pour le
défunt. Nombre de ces « rouleaux des morts » sont
parvenus jusqu'à nous. Dans les villes qui se
payaient un veilleur de nuit, celui-ci, sonnant sa
clochette, éveillait les dormeurs pour les rappeler à
_ la prière : « Eveillez-vous, gens qui dormez, priez
1· Dieu pour les trépassés » , coutume incommode pour
les vivants, mais que la piété maintint bien au-delà
du moyen âge.
121
vacance du fief, pouvoir assumer le commandement
militaire et civil, en cas de vacance de tenure, pou
voir devenir chef d'exploitation. Il n'était pas ques
tion d'héritage, mais d'investiture par le suzerain
ou le seigneur. Mais rapidement, fonctions, charges,
fiefs et tenures entrèrent dans le patrimoine et
purent dès lors être légués . La transmission ne
pouvait toutefois se faire sans l'agrément du suze
rain ou du seigneur, et elle donnait lieu à une cérémo
nie de caractère symbolique (le vassal place ses
mains j ointes entre celles de son seigneur, reçoit de
lui un baiser, etc.), et au paiement d'un droit assez
élevé puisqu'il égale en principe une année des reve
nus de la terre concédée et se monte souvent au
double ou au triple. La cérémonie tomba en désué
tude au cours du moyen âge, mais le droit se main
tint, d'abord au profit du seigneur, puis à celui du
roi c'est-à-dire de l'Etat. Nous le payons encore.
La succession fut dès lors réglée à peu près
comme elle l'est auj ourd'hui, à la réserve près que
la terre patrimoniale n'était généralement pas divi
sée et qu'elle échéait le plus souvent à l'aîné, mais
parfois aussi au plus j eune : quand une exploitation
paysanne était trop petite ou pauvre pour nourrir
une nombreuse famille, les enfants la quittaient
sitôt qu'ils étaient en âge pour chercher pitance
ailleurs ; c'était donc le plus j eune, le juveigneur,
qui se trouvait rester avec son père dont il devenait
l'héritier désigné.
Quand un seigneur laissait plusieurs fiefs - un
non noble, plusieurs terres -, l'aîné choisissait sa
part ou prenait le plus important. Chacun des cadets
avait ensuite le sien. Des biens meubles, argent, vête
ments, chaque enfant avait sa part.
Parfois on restait dans l'indivision. A la cam
pagne vivaient nombre de communautés familiales.
122
Les seigneurs du Midi possédaient en commun des
domaines exigus et la seigneurie même. De toutes
façons, quand les frères ou les sœurs voulaient sortir
de la communauté, il fallait les pourvoir. Nous
savons les apanages que Saint Louis, orphelin depuis
son enfance, créa pour ses frères : ce n'étaient point
de minces principautés. Quant aux filles, on préfé
rait, quand il se pouvait, leur donner de l'argent
ou des rentes plutôt que des terres, qu'elles auraient
· portées, par leur mariage, dans une famille étrangère.
Le patrimoine terrien se conservait intact malgré
les dettes. Quand le défunt en laissait - et le cas
arrivait souvent car les pauvres gens étaient parfois
en compte avec un usurier de ville ou de village, et
les seigneurs, soit faute de gestion , crises écono
miques et dévaluations des revenus, guerre qui les
avait ruinés ou qu'ils avaient d� faire à leurs frais,
devaient parfois à maint gros prêteur - les créan
ciers se présentaient mais ne. pouvaient se payer que
sur les meubles. La sta.bilité sociale y gagna. Le
prêteur d'argent se couvrait par de tels intérêts et
de telles garanties que l'ensemble de ses opérations
ne le laissait point p,erdant. D'ailleurs, les héritiers
se sentaient astreints à régler les dettes, tant par
souci d'honneur familial que pour soulager l'âme
· du défunt, assurément souffrante tant que la justice
n'était pas satisfaite.
L'héritier légalement saisi des biens paternels en
renouvelait les titres. Le jeune seigneur, après
confirmation de ses droits par le suzerain, convo
quait ses vassanx et recevait leur hommage et l'aveu
de ce qu'ils tenaient de lui. Au XIII6 siècle, c'était
encore une prise de contact personnelle, avec engage
ments réciproques de fidélité, plus tard, cela finit
par dégénérer en récolements d'inventaires qui se
passaient entre hommes de lois : le notaire du vassal
123
et le procureur du seigneur. Le nouveau souverain.
recevait la couronne au cours d'une cérémonie reli
gieuse, et faisait sa joyeuse entrée dans sa capitale,
le duc de Bretagne était sacré à Rennes, le roi de
France, à Reims ... le peuple en liesse criait « Noël 1 ».
Ainsi la vie continuait.
124
CONCLUSION
1 25
terrestre, elle est destinée à être remplacée par un
ordre absolument juste : celui de la sainteté, où
chacun est appelé à fixer sa place soi-même par ses
vertus et ses mérites, et où les derniers deviennent
les premiers. Dès ici-bas, les deux hiérarchies inter
fèrent et le prestige du saint dépasse celui du puis
sant ou du riche, d'où tant de conversions totales.
Car le moyen âge a mauvaise conscience lorsque sa
conduite n'est pas d'accord avec sa foi.
Si le bonheur dépendait du confort, nous pourrions
croire que nos pères étaient moins heureux que nous ;
s'il dépend de notre attitude en face de la vie, nous
pouvons penser que cet âge de solides convictions
religieuses a, dans ses misères mêmes - pauvreté
fréquente, maladies, disettes, guerres - connu cette
paix intime, cet équilibre intérieur voire cette j oie
ou cette sérénité qui naissent d'une acceptation
réaliste de la condition humaine et de cet optimisme
chrétien, j amais résigné au mal et au malheur et
qui lutte indéfectiblement contre leurs multiples for
mes, assuré du secours de Dieu et de son triomphe,
celui de la j ustice, de la paix et de l'amour, à cette
fin des temps annoncée aux portails des cathédrales.
126
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 3
CONCLUSION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 125
127