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Contes & Légendes populaires

du Maroc
édition originale Éditions Ernest Leroux
(Presses Universitaires de France), 1926

Editions du Sirocco
4, rue Imilchil
Casablanca 20200 - Maroc
[email protected]

ISBN 9954-8851-0-2
© Editions du Sirocco, Casablanca, 2010,
pour la présente édition
2ème tirage
Contes & Légendes populaires
du Maroc

recueillis à Marrakech
et traduits
par la

Doctoresse Légey
Avant-propos de l’éditeur

Le Conte est un récit de tradition orale. Pendant des siècles, les


contes, ceux dits populaires parce qu’ils « émanent du peuple », le
plus souvent anonymes, d’origine impossible à préciser, mais qui
présentent de grandes ressemblances d’un pays à l’autre, voire d’un
continent à l’autre1, ont été transmis oralement.
Leur passage de l’oralité à l’écriture, qui pourrait prétendre leur
donner une légitimité littéraire et les faire passer de la culture populaire
à celle dite savante, fait l’objet de vifs débats entre spécialistes du
genre. Le propos n’est pas ici de reprendre les arguments des uns
et des autres, mais, néanmoins, de se poser la question de ce que le
lecteur gagne, ou perd, dans cette transposition.
Lire, activité solitaire, versus écouter la parole du conteur, au sein
d’un groupe de personnes réunies pour cela (la Halqua, au Maroc,
« théâtre en rond -théâtre de rue 2») ; si le mode de transmission n’est
pas le même, le désir, lui, est commun : celui d’être transporté, pendant
un moment, dans un ailleurs imaginaire.
Le lecteur, qui pourra recevoir le récit sélectionné à son
rythme, décider de relire certains passages ou d’en sauter d’autres,
interrompre sa lecture pour la continuer au moment voulu, dans un
lieu choisi, perdra cependant ce qui est au-delà des mots : il ne vivra
1.  D’où la notion de contes types et l’existence d’une classification
internationale depuis les années vingt (Aarne-Thompson, à laquelle a sacrifié
l’auteur, ou son premier éditeur, et qui a été conservée telle quelle dans cette
édition) ; les folkloristes la considèrent relativement arbitraire et montrant ses
limites, notamment tant qu’il existera une section « contes non classés ».
2.  Traduction de Tayeb Saddiki, conteur, écrivain, homme de théâtre ; voir
Bibliographie en fin de volume.

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contes & légendes du maroc

pas la complicité créée avec son auditoire par le conteur.


En effet, celui-ci ne se contente pas de livrer simplement son
récit ; il le rythme de répétitions qui vont permettre la mémorisation,
il l’agrémente de quantité d’adjectifs, l’interrompt soudainement
pour solliciter une attention accrue, taquiner un auditeur ou
attendre une question qu’il aura suggérée. Puis il le reprend, peut-
être pour installer alors un climat d’appréhension ou bien chanter
une mélopée poétique.
L’histoire contée, même connue de ceux qui l’écoutent, ne sera
jamais tout à fait la même : l’art du conteur est aussi d’y introduire
des variantes, improvisées, par exemple en développant l’action
d’un personnage secondaire, de recréer chaque fois le récit et ainsi
le faire sien.
L’écriture du conte populaire lui fait quitter « sa terre d’oralité3 »
pour en figer l’histoire qui, jusqu’à sa transposition sur un support
de papier, avait évolué au gré de la fantaisie des conteurs qui s’en
étaient emparée pour la transmettre.
On pourra rétorquer que la Halqua existe toujours et que les
contes continuent d’y être narrés, recréés, vivants.
Outre le fait de figer, en la transposant à l’écrit, une histoire
transmise jusque là oralement, on pourra, quand elle est, en sus,
traduite dans une autre langue, comme ici de l’arabe au français,
se demander quel a été le degré d’interprétation, d’adaptation, de
restitution « vraie » d’un monde ancien et mythique. On pourra
critiquer le choix du lexique de la traductrice, lui reprocher d’avoir
voulu « faire exotique » en truffant sa traduction de dialectalismes,
ou d’avoir employé là un mot trop « moderne ».
Il est connu que la réceptivité d’un texte est toujours différente
d’une personne à l’autre et qu’une traduction, œuvre à part entière,
est toujours, forcément, subjective.
Madame Légey, dans la préface qu’elle a écrite à son recueil de
contes et légendes (voir ci-après), si elle n’explique pas ce qui a
motivé son entreprise de cette collecte et la traduction de ces récits
en vue de leur publication, en 1926, a tenu cependant à informer
ses futurs lecteurs de l’authenticité indéniable de ses sources et à
préciser comment elle a procédé pour que « la version que [qu’elle] je

3.  Expression de P-J. Catinchi – Les contes populaires sur un plateau, Le Monde
du 05.09.03

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contes & légendes du maroc

donne [soit] est aussi près que possible du conte entendu ».


Ses conteurs d’alors, la voyant faire, traduire en français au fur
et à mesure qu’ils racontaient leur histoire, écrire puis retraduire en
arabe pour s’assurer de sa bonne compréhension, ont, sans aucun
doute, compris son but et, en l’agréant, l’ont partagé.
Transmettre, s’ouvrir à d’autres cultures, diffuser plus largement
les paroles, perpétuer, préserver ce patrimoine oral traditionnel
marocain, on peut se permettre de penser que tels ont été les desseins
de Mme Légey et des conteurs qui l’ont accompagnée, bien avant que
l’Unesco ne proclame, en 2001, « chef-d’œuvre du patrimoine oral et
immatériel de l’humanité », l’espace culturel de la place Jemaa el-Fna
de Marrakech, haut lieu de la Halqua.
Cette réédition souhaite prolonger leur démarche.

Nous avons choisi de respecter l’intégrité de l’œuvre de Mme


Légey, y compris sa préface, qui pourrait cependant heurter des
sensibilités encore aujourd’hui, en mentionnant le « ralliement à la
cause française » de l’un de ses conteurs, et en évoquant « les grands
avantages procurés par le Protectorat français aux populations
indigènes ».
On ne peut nier l’histoire, même douloureuse, mais on peut,
on doit, replacer des propos dans leur contexte (1926) et ainsi
dépasser les passions d’une période révolue ; le Maroc a fêté le 50ème
anniversaire de son indépendance en 2006.

La traduction de l’auteur a été conservée intégralement, de même


la graphie de l’édition originale de son recueil. Un glossaire des
mots arabes est donné en fin de volume, ainsi qu’une bibliographie,
succincte et à titre uniquement indicatif, pour les lecteurs désireux
de mieux connaître ce véritable univers qu’est le Conte.

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Préface

J’ai recueilli tous ces contes à Marrakech.


Plus heureuse que nombre de folkloristes qui ont dû s’adresser
à des intermédiaires, j’ai fait ma récolte directement dans les
principaux harems de Marrakech, sur la place de Jâma ‘el-fna‘,
auprès des conteurs publics ou dans mon cabinet, où venaient
s’asseoir et causer Si El-Ḥasan ou Lalla ‘Abbouch.
Je transcrivais ces contes en français, au fur et à mesure qu’ils
m’étaient contés et, ensuite, pour être bien sûre de n’avoir fait aucune
erreur d’interprétation, oublié aucune expression particulière, je les
redisais à mon tour en arabe à mes conteurs.
Je puis donc affirmer que la version que je donne est aussi près
que possible du conte entendu.
Parmi les conteuses que j’ai écoutées avec tant de plaisir, je dois
une reconnaissance particulière à la chérîfa Lalla Ourqiya.
La chérîfa Lalla Ourqiya est une conteuse exquise. Elle vit en
temps ordinaire dans la maison ou couvent des chérîfat de la zâwiya
de Sidi Bel ‘Abbès, où sont recueillies toutes les femmes de noblesse
impériale pauvres et sans mari. Mais, étant donné son âge avancé,
Lalla Ourqiya n’est pas cloîtrée et elle profite de sa liberté pour
visiter les grands harems, où son talent de conteuse la fait accueillir
avec joie.
Cette femme est douée d’une mémoire extraordinaire. Elle est
infatigable et, dès que l’heure de l’ ‘achâ a sonné, elle commence à
débiter à ses auditrices extasiées les récits merveilleux qui charmèrent,
dans le passé des âges, les vieilles aïeules berbères ou arabes.

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contes & légendes du maroc

Elle dit ses contes avec grâce, intelligence, finesse, et l’on raffole
d’elle partout où elle va.
Quand la soirée s’avance et que, malgré l’intérêt du conte,
l’auditoire est défaillant, la chérîfa se lève discrètement et va dans
les cuisines porter le charme de ses récits aux esclaves les moins
favorisées du harem. Elle sait qu’en échange d’un peu de rêve elle
recevra le meilleur morceau, le pain chaud le plus appétissant,
le beurre le plus frais. Elle termine ainsi sa nuit, tenant en éveil
les esclaves qui préparent le premier repas de la maison, ou qui
pétrissent le pain, puis, satisfaite d’elle-même, elle va se coucher
dans quelque pièce obscure d’où on ne la verra sortir à nouveau
que le soir venu.
Elle passe ainsi quelques jours dans chaque maison amie et
s’en retourne ensuite au dâr ech-Chérîfât, toujours comblée de
présents.
Je suis aussi redevable de nombreux contes à deux anciennes
esclaves du sultan Moulay Ḥasan, Jema ‘a et Zahra. Toutes deux étant
enfants les ont appris d’une vieille esclave du dâr el-Makhzen qui les
contait elle-même au Sultan.
Moulay Ḥasan, en effet, aimait à se faire raconter des contes.
Le soir, il réunissait ses favorites et ses esclaves dans ce grandiose
palais de l’Aguedal de Marrakech, qui est aujourd’hui l’hôpital
Maisonnave.
Mollement étendu sur de beaux tapis, entouré de ses femmes,
il écoutait sa conteuse préférée, ancienne jâriya (concubine) de son
père.
Cette esclave, originaire de Larache, avait un répertoire immense.
Les deux petites esclaves attentives l’écoutaient et, à leur tour,
répétaient les contes ainsi entendus à celles qui n’avaient pas été
admises auprès du Maître.
Et ainsi elles apprirent un très grand nombre de contes qu’elles
m’ont racontés et parmi lesquels j’ai choisi ceux que je donne.
Un des mouéddin de Sidi Abd-el-‘Azîz, croyant fervent qui
chaque soir chante sur le minaret l’appel à la prière, Si El-Ḥasan,
m’en a aussi conté beaucoup, et des meilleurs.
Si El-Ḥasan est rallié à la cause française depuis peu. C’était un
partisan d’El-Hiba, l’agitateur du Sous qui, dans une folle équipée,
occupa Marrakech pendant quelques jours.

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contes & légendes du maroc

Aussi prit-il le deuil lorsque le drapeau français flotta sur la ville


à côté du drapeau du Sultan.
Pendant deux années, il laissa pousser sa barbe, ses cheveux,
ne tailla pas ses ongles, porta de vieux vêtements et mena une vie
d’ascétisme, de jeûne et de prière.
Puis il se rendit compte que le Protectorat français n’était pas
sans procurer de grands avantages aux populations indigènes et
entra en confiance avec nous. Comme, grâce à ma profession, je
pénètre un peu dans tous les milieux, j’eus l’occasion de le connaître
et je le mis largement à contribution lorsqu’il fut devenu un familier
de ma maison.
Je me suis dispensée de dire, à la fin et au commencement de
chaque conte, les formules traditionnelles, pour ne pas fatiguer
le lecteur. Ces formules ressemblent beaucoup à celles qui
commencent et terminent les contes populaires de Turquie, et cela
n’a rien d’étonnant, l’importation de bien des contes ayant dû se
faire par l’Islam.
On dit donc ici, comme en Turquie, en commençant un conte :
« Il y avait comme il n’y avait pas ; comme il n’y a que Dieu qui
soit présent en tous lieux » ; ou bien : « A l’époque où les aveugles
cousaient et où les paralytiques sautaient par-dessus les murailles… »,
et, en terminant : « Il est sorti un panier de pommes du paradis,
que chacun m’en donne une » ; ou bien, et le plus souvent : « Mon
histoire est partie au fil de l’eau et je reste avec les nobles personnes
qui m’ont écoutée ».
Les conteurs populaires qui réunissent un auditoire sur les places
publiques ont certains moyens pour attirer les gros sous sur leur
tapis ; si, par exemple, la première monnaie qui tombe est jetée par
un chrétien, ils se mettent à crier aussitôt : « ala ‘ar el-meselmîn » (sous
la honte des Musulmans), obligeant, par cette formule du ‘ar, leurs
coreligionnaires à être au moins aussi généreux que l’a été le chrétien.
Si, malgré cela, les sous ne tombent pas en abondance, ils
emploient les grands moyens et crient : « ‘ala ‘ar Sidi Bel ‘Abbès, Sidi
Belliout, ou Moulay Idrîs ! » saints patrons des villes de Marrakech,
Casablanca, Fès, suivant la ville où ils se trouvent. Le saint est obligé
de les protéger et de leur faire faire recette.
Si, au cours de leur récit, ils s’aperçoivent que les rangs de leurs
auditeurs s’éclaircissent tout à coup, parce que ceux-ci sont attirés

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contes & légendes du maroc

par les acrobaties du bateleur voisin, ils s’écrient : « Khorjoû a el-


waldîn meṣkhoût ! » (Que sortent tous les mauvais fils !)
La crainte de passer pour un mauvais fils arrête la défection :
ceux qui partaient se rassoient aussitôt, ceux qui sont encore assis
restent immobiles à leur place, et l’auditoire est ainsi conquis de
haute lutte.
Il est extrêmement difficile de recueillir un conte sur la
place publique ; les conteurs, en effet, par des répétitions, des
accompagnements sur le gembri ou le tambourin, des chants
intercalés, une mimique expressive, des interpellations et des
invectives directes pour tenir l’auditoire en suspens, transforment
le conte en un véritable scénario où le public joue son rôle.
Il faudrait un appareil enregistreur pour recueillir le récit, dont le
sens est presque perdu au milieu d’incidents de toute sorte.
J’ai pu, cependant, recueillir quelques-uns de ces contes. Mais ils
étaient contés par un gamin de douze à treize ans, le matin, de bonne
heure, devant un auditoire des plus restreints. C’était un apprenti
conteur et, bien que déjà fort roué, il n’avait pas à sa disposition
l’arsenal de bataille des vieux routiers, ni leur loquacité, de sorte que
le conte, ayant conservé son allure de conte, pouvait être transcrit
en français d’une manière compréhensible.
La plupart des autres contes de ce recueil ont été dits devant moi,
dans des harems, par des esclaves qui n’avaient aucune instruction
et n’avaient jamais eu de contact avec l’élément européen. Ils
apparaissent, quelle que puisse être leur origine, importés ou
produits du folklore local, comme adaptés depuis longtemps à la
mentalité marocaine.
Je laisse à de plus savants le soin de discuter de leur origine et de
leurs migrations.

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première partie

contes mErveilleux
I
HISTOIRE DU PÈLERIN,
DE SES SEPT FILLES, DE LA BONNE ‘AFRîTA
ET DU FILS DU SULTAN

Un jour, un homme qui vivait heureux chez lui et qui


avait sept filles se décida à partir pour son pèlerinage de La
Mekke. Il réunit ses filles, leur annonça sa résolution et leur
dit : « Laquelle d’entre vous va garder ma maison, faire les
commissions, veiller à ce que rien ne manque à ses sœurs et à
ce que rien de honteux ne m’arrive pendant mon absence ? »
Et la fille la plus petite répondit : « C’est moi, mon père, qui
garderai la maison et ferai les commissions. » Alors ce futur
Ḥâjj lui répondit : « Demain, avant mon départ, je te donnerai
mes instructions. » Et il souhaita une bonne nuit à ses filles
et alla se coucher. A peine était-il dans sa chambre, qu’une
jolie chatte noire, gracieuse et souple, sauta sur son oreiller.
Cette petite chatte était une ‘Afrîta qui, chaque soir, venait
par le chemin du puits, de sa demeure souterraine, lui rendre
visite. Elle entrait ainsi tout doucement, traversait la chambre
des filles qui la connaissaient bien et sautait auprès de lui en
ronronnant.
Puis lorsque tout dormait, que l’on était sûr que personne ne
viendrait dans la chambre, elle abandonnait sa robe de chatte
et se muait en la plus adorable des adolescentes aux yeux noirs
et amoureux, au corps onduleux, aux longs cheveux. Et la nuit
des amants se passait en fête. Et lorsque l’aube arrivait, un
peu avant la prière du fejer la jolie fille frissonnait et reprenait

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contes & légendes du maroc

sa douce fourrure de chatte noire pour regagner rapidement


son domaine souterrain, non sans laisser comme souvenir de
sa nuit d’amour de nombreuses richesses à son amant, le fils
d’Adam.
Or, ce soir qui précédait le départ, ils furent bien tristes
tous les deux. Mais le Pèlerin, qui appréciait la générosité de
son amie, lui dit : « Pendant mon absence, ô belle, visiteras-tu
ma maison ? » Et l’ ‘Afrîta répondit : « Je viendrai chaque jour
sous ma forme de chatte que je ne quitterai pas jusqu’à ton
retour, car je veux te rester fidèle, et je pourvoirai aux besoins
des tiens. Mais tu avertiras ta fille la plus petite que je compte
sur sa discrétion, car il faut que personne ici ne sache jamais
qui je suis pour que je puisse continuer à y revenir. »
Le Pèlerin fit le serment solennel et promit la discrétion
absolue de sa fille.
Le matin venu, il appela en effet sa plus jeune fille, lui remit
ses clefs et lui dit : « Pour ce qui est de l’argent, tu trouveras
tous les matins sous ton oreiller la somme nécessaire à tes
besoins du jour. Sache être discrète pour telle et telle raison »,
et il partit.
Aussitôt les six filles aînées se concertèrent et dirent : « Nous
allons monter sur la terrasse respirer un peu l’air lumineux et
voir ce qui se passe dans la rue. » Et elles montèrent sur la
terrasse et, pour pouvoir se pencher au-dessus et voir dans
la rue, elles firent semblant d’arroser des pieds de basilic.
Quelques gouttes d’eau tombèrent sur un beau jeune homme
qui passait, il leva la tête et fut ébloui, car elles étaient toutes
belles comme des lunes, et pour entrer en conversation il leur
dit : « O arroseuses de basilic, pouvez-vous me dire combien
il y a de feuilles à chaque pied de basilic ? » Mais, rougissantes
et honteuses, elles baissèrent les yeux et ne répondirent point ;
au contraire, pour cette fois, elles se retirèrent de la terrasse et,
de quelques jours, elles n’osèrent plus y remonter.
Alors le fils du Sultan, car c’était lui, revint tous les jours et
il se mit à dépérir et à jaunir, car il mourait d’amour.

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contes & légendes du maroc

Voyant qu’il n’arriverait pas tout seul à ses fins, il alla


trouver une vieille entremetteuse et lui dit : « O grand’mère, il
m’arrive telle et telle chose et je veux entrer dans cette maison
et posséder ces six belles adolescentes. Débrouille-toi pour
m’y faire entrer. » Et la vieille lui dit : « Mon fils, l’entreprise
est difficile, car ce sont les filles du Ḥâjj et c’est la plus petite
sœur qui a les clefs, mais je vais essayer. »
Le fils du Sultan lui mit dans la main une grosse poignée
d’or et ils se séparèrent.
Le lendemain, toutes les sept sœurs étaient assises sur des
tapis, dans la cour intérieure de la maison, et prenaient le thé
quand on frappa un coup à la porte.
La petite se leva et, sans ouvrir, demanda : « Qui est là ? –
C’est moi, répondit une vieille voix. – Qui toi ? – Moi, votre
vieille tante, la sœur de votre père. – Comment se fait-il que tu
viennes pour la première fois de notre vie quand mon père est
à son pèlerinage ? – C’est, ma chérie, que je suis bien vieille
et remplie de rhumatismes et que je me remue difficilement.
J’ai même dû louer, pour venir, une petite fille sur laquelle je
m’appuie pour marcher. – Eh bien retourne-t’en avec cette
petite fille. Tu reviendras quand notre père sera de retour. »
Alors toutes les six sœurs à la fois se levèrent, querellèrent
la petite et lui reprochèrent de refuser d’ouvrir à une vieille
parente de leur sang et malheureuse.
La dispute devint vite grave, elles se battirent et la plus
grande, se saisissant des clefs, ouvrit la porte à la vieille. Celle-
ci, qui avait écouté la dispute de l’autre côté de la porte, entra
bien vite, embrassa toutes les sœurs qui se calmèrent pour lui
faire bon accueil et lui offrirent une tasse de thé.
Alors la vieille perfide leur dit : « O mes chéries, filles
de mon frère bien-aimé, je deviens vieille et je sens la mort
venir. Or, j’ai chez moi une grande caisse remplie de bijoux
et d’objets de valeur que j’ai toujours réservée pour vous. Je
voudrais vous l’apporter et vous partager les richesses qu’elle
contient. » Et les six sœurs répondirent : « O notre grand’mère,

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contes & légendes du maroc

va chercher un portefaix et apporte-nous la caisse. » Mais la


plus petite leur dit : « Rappelez-vous, ô mes sœurs, que celui
qui creuse un trou tombe dedans. Je ne creuse pas le trou avec
vous et n’y tomberai pas. »
La vieille fit semblant de ne pas entendre la réflexion de la
plus jeune des sœurs et s’en alla chercher la caisse. Elle revint
à la nuit tombante, et les six grandes, qui avaient gardé les
clefs de la maison, firent monter la caisse dans la chambre de
l’aînée.
La vieille leur recommanda de ne l’ouvrir qu’au milieu de
la nuit et elle partit.
Lorsque vint le milieu de la nuit, elles ouvrirent vite la
caisse et furent émerveillées de la trouver remplie par le beau
jeune homme qu’elles avaient arrosé en même temps que le
basilic. Et celui-ci leur dit : « Je vous veux toutes depuis que je
vous ai vues et j’ai usé de ce stratagème pour venir chez vous ;
maintenant la vieille est loin et nous allons ensemble passer
une bonne semaine d’amour et, chaque nuit, je la passerai avec
l’une de vous. Cette nuit, je vais la passer avec l’aînée », et les
autres sœurs se retirèrent. Lui et l’aînée s’enlacèrent jusqu’au
matin. Si bien qu’il la rendit enceinte, et ainsi de suite pour la
deuxième, la troisième et, toutes les nuits, jusqu’à la sixième.
Et il les mit toutes enceintes également.
Enfin vint le tour de la septième sœur, la plus petite ; mais
celle-ci, la sixième nuit, ne dormit pas, elle attendit la chatte
noire qui venait chaque nuit la visiter, comme elle l’avait
promis à son ami le Ḥâjj, et lui dit tout ce qui s’était passé et
lui demanda de la protéger.
Alors la chatte lui répondit : « Quand viendra l’heure de
rejoindre le fils du Sultan, je serai là. »
En effet, à l’heure dite, le lendemain, l’ ‘Afrîta arriva
comme elle l’avait promis. Elle prit la jeune fille par la main,
lui recommanda de fermer les yeux et, par le chemin du puits,
l’emmena dans son palais souterrain, où elle la combla de
présents, la fit dîner avec elle et, un peu avant l’aube, la ramena

20
contes & légendes du maroc

tranquillement dans sa chambre, car, las d’attendre, le fils du


Sultan s’était profondément endormi.
Le matin, les six grandes sœurs arrivèrent pour se moquer
de leur jeune sœur. Mais elles trouvèrent le bel adolescent tout
seul et encore endormi, et le réveillèrent.
Et celui-ci était furieux de sa mésaventure ; soudain, on
entendit le crieur public qui criait dans la rue et qui disait :
« A celui qui fera retrouver le fils du Sultan disparu depuis
une semaine, notre Sultan bien-aimé promet la moitié de son
royaume. »
Entendant cela, le jeune homme qui, dans cette semaine
d’amour et de plaisir, avait tout oublié dans les embrassements
des jolies arroseuses de basilic, retrouva sa raison et s’enfuit
à toutes jambes vers le palais de son père et, à tous ceux qui
le voyant courir lui demandaient : « Que t’est-il arrivé, ô fils
de notre Sultan glorieux ? » il répondait : « Peu de choses. Je
m’étais enivré avec des amis et je me suis endormi dans le
fond d’une impasse. »
Voilà pour lui ; quant aux six jeunes filles, elles vécurent
tristement jusqu’au jour de leur délivrance et toutes les six
accouchèrent la même semaine, puisqu’elles étaient toutes
devenues enceintes la même semaine, et mirent au monde
chacune une fille.
Alors la petite sœur leur dit : « Mes sœurs, le temps du
pèlerinage est terminé et notre père va rentrer. Qu’allons-nous
devenir ? – Il faut, dit l’aînée, que toi qui peux sortir, tu ailles
exposer ces six filles dans un Seyid où une âme généreuse les
prendra en pitié et les élèvera. – Pas du tout, dit la petite, je
les apporterai à celui qui les a faites. » Elle alla donc chez le
vannier et lui dit : « Fais-moi une grande corbeille comme ça
et comme ça avec une anse. » Et, quand la corbeille fut faite,
elle y mit les six petites filles.
Elle les recouvrit de vieux linge déchiré à raccommoder,
mit une bobine de fil, des grands ciseaux, s’habilla en juive du
mellâḥ et s’en alla, son panier au bras, se promener sous les

21
contes & légendes du maroc

fenêtres du Sultan en criant : « Couturière ! Qui a besoin de la


couturière ! »
Justement le fils du Sultan avait une jellâba trop longue et
qui lui traînait sur les pieds. En entendant le cri de la couturière,
il appela son esclave et lui donna l’ordre de lui amener de suite
cette couturière.
La fausse juive monta avec son panier au bras, elle embrassa
le bas du manteau du fils du Sultan et lui dit : « Me voilà à
ton service, que veux-tu que je couse. » Celui-ci lui donna sa
jellâba à raccourcir.
Elle posa son panier plein de hardes devant lui et se mit à
tailler tout de travers, car elle ne savait pas coudre du tout, et
soudain elle s’écria : « Mon dé, j’ai oublié mon dé. Je vais tout
de suite chercher mon dé, car je ne peux pas travailler avec
un autre dé. » Alors, courroucé, le fils du Sultan lui dit : « Et
qui m’assure que tu reviendras ; maintenant que tu as coupé
ma jellâba, il faut la recoudre. – Mais oui, ô mon Seigneur, et
pour te tranquilliser je laisse vers toi mon panier d’ouvrage à
raccommoder. Je cours au mellâḥ chercher mon dé et je reviens
dans un moment. » Et, légère, elle s’en fut en courant.
Au bout d’un moment, le jeune homme, inquiet, ne la
voyant pas revenir, fouilla dans le panier et y trouva les six
petites filles.
Il se mit à pousser des cris affreux, appela la ‘Arifa et lui
demanda d’amener aussitôt devant lui la sage-femme du
palais.
Quand la sage-femme, toute émue, fut devant lui, il lui
montra les enfants et lui dit : « Sont-ce des démons ou des
filles d’Adam ? » Et la vieille sage-femme, qui avait une grande
expérience, le regarda finement et lui répondit : « Mon jeune
Seigneur, ne serais-tu pas allé te réjouir chez des jeunes filles,
il y a quelques mois, car ces petites filles sont certainement
des êtres humains, et même je trouve qu’elles te ressemblent
beaucoup. »
Alors, tout confus, le jeune Seigneur nia énergiquement,
mais, convaincu de son tort, il n’osa pas faire du mal aux

22
contes & légendes du maroc

enfants et donna ce panier et tout ce qu’il y avait dedans à


la qâbla en lui recommandant de chercher discrètement six
nourrices.
Puis, tout songeur, il quitta son palais, se rendit chez un vieux
ṭâleb réputé pour sa sagesse et lui raconta toute l’histoire sans
rien omettre et lui demanda son conseil. Le vieux, après avoir
pris sa barbe dans sa main un grand moment, lui répondit :
« Marie-toi avec la petite peste qui est la septième sœur et,
quand elle te sera amenée, égorge-là et essuie le couteau sur
tes lèvres pour oublier tout le tourment qu’elle t’a donné. »
Le jeune homme fit aussitôt demander la fillette en mariage.
Mais le père refusa, car il avait six filles à marier avant cette
dernière. A cette réponse, le Sultan se fâcha et renvoya la vieille
dire qu’on voulait la septième sœur et non les autres.
Enfin l’accord fut conclu et le mariage fixé.
Le jour du mariage, la jeune fille appela son amie la chatte
et lui dit : « Il faut m’aider, car c’est pour se venger qu’il
m’épouse. »
L’ ‘Afrîta réunit tous les artisans ‘afârît qu’elle commandait
et leur fit faire une poupée de bois. Comme ventre, on lui mit
une outre de miel puis elle donna à la jeune fille un anneau
qui la rendait invisible et lui dit : « A l’heure où l’on devra
te transporter, mets la poupée à ta place et on la mettra
sur l’ ‘ammâriya, et toi tu t’assoiras à côté d’elle et tu seras
invisible. »
On apporta donc la poupée de bois parée et habillée dans
la chambre nuptiale et la jeune fille invisible y pénétra aussi.
Le fils du Roi entra à son tour. Quand il fut seul, il prit son
poignard et, après avoir dit à sa fiancée toutes les insultes qu’il
savait, il lui plongea le poignard dans le cœur et, comme le
lui avait conseillé le vieux mage, il le passa sur ses lèvres pour
refroidir sa colère. Quand il trouva du miel au lieu de sang,
subitement calmé il se jeta à terre en sanglotant, regrettant son
action. Alors la jeune fille, qui avait retiré son anneau et qui
était devenue visible, lui dit : « Celle-ci n’est qu’une image. Je

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contes & légendes du maroc

suis bien vivante, sache que je t’aime et console toi. » Alors il


lui demanda de lui pardonner d’avoir voulu la tuer, il comprit
que c’était elle qu’il aimait et ils furent très heureux grâce à
l’ ‘Afrîta qui avait protégé son amie.
Il maria les six sœurs avec les ministres, puis succéda à son
père dans le gouvernement du royaume, qu’il administra avec
sagesse.

(Raconté par Zahra, ancienne esclave


de Moulay-Ḥasan, qui l’avait surnommée
sa petite Schaharazade.)

24
II

HISTOIRE DE LA FILLE DU ROI


ET DU TEIGNEUX

Il y avait une fois un commerçant très riche qui avait trois


fils, dont un teigneux.
Au moment de sa mort, il les appela auprès de lui, leur
fit ses dernières recommandations et leur partagea ses
nombreuses richesses, réservant un pavillon isolé situé au
fond d’un jardin.
Au sujet de ce pavillon, il leur dit : « Je ne le donne à aucun
de vous et je vous interdis de jamais l’ouvrir. »
Les deux fils qui n’étaient pas teigneux continuèrent le
commerce de leur père et virent leur fortune s’accroître chaque
jour. Mais pour ce qui est du teigneux, qui était fort joueur et
fort mauvais sujet, et de plus joyeux buveur, il eut vite fait de
gaspiller sa part de bien et le jour se leva vite où il n’avait plus
que quelques mouzoûnas en poche.
Il s’adressa à ses frères pour leur demander de lui prêter
de l’argent. Mais ceux-ci, qui savaient très bien que cet argent,
une fois sorti de leurs coffres n’y reviendrait plus jamais, firent
la sourde oreille.
A bout de ressources, le teigneux, étendu au soleil dans le
jardin de son père, une pipe de kif aux lèvres, se demandait ce
qu’il allait bien trouver sur le chemin d’Allah et quelle destinée
lui était écrite, quand soudain, mû par une force intérieure, il
se leva et courut au pavillon réservé que son père mourant
avait défendu d’ouvrir.

25
contes & légendes du maroc

Il examina la serrure et alla aussitôt chercher un forgeron pour


lui faire fabriquer une clef avec ses dernières mouzoûnas.
Dès que la clef fut faite, il ouvrit la porte et entra dans
le pavillon. Il le trouva entièrement vide ; seuls, traînaient à
terre, comme jetés dans un coin, des objets qui lui parurent
sans valeur : une vieille chéchia, une peau de mouton et une
pipe à kif.
Alors, s’asseyant sur la peau de mouton, il se coiffa de la
chéchia et se mit à se lamenter sur sa malheureuse destinée et,
pour oublier ses malheurs et sa détresse, il prit la pipe à kif, la
bourra et se mit à la fumer.
Mais la pipe était enchantée et, au lieu de rendre des
bouffées de fumée, elle se mit à cracher un petit lingot d’or
chaque fois que le fumeur aspirait le parfum de la drogue.
Et le teigneux fut tout à coup au comble du bonheur, car
il se rendit compte aussitôt que ces objets qu’il avait cru, de
prime abord, de peu de valeur, étaient, au contraire, pour
lui, la source de richesses infinies, de splendeurs à rendre
ses frères non teigneux jaloux de lui à la limite de la jalousie,
car la chéchia était aussi enchantée et avait le don de rendre
invisible celui qui s’en coiffait. Quant à la peau de mouton, elle
transportait au gré de sa fantaisie celui qui s’asseyait dessus. Et
notre fumeur de kif se mit à faire des projets de toutes sortes,
et le premier fut de conquérir la fille du Sultan et de s’en faire
épouser. Il mit en lieu sûr la peau enchantée et la pipe à kif
également enchantée, se coiffa de la chéchia et s’en fut par les
rues, faisant des niches aux boutiquiers qui, affolés, voyaient
s’envoler les plus belles pièces de leur étalage sans voir qui
les leur volait, et qui riait aux éclats à leur nez de leur figure
courroucée.
Après s’être ainsi bien amusé aux dépens de tout le monde,
il arriva au Dâr el-Makhzen, passa au milieu d’un groupe
d’eunuques qui, ne le voyant pas, le laissèrent passer, traversa
les cours et les salons et, tout à coup, se trouva au milieu des
femmes dans le palais de la fille du Sultan. Celle-ci, seule dans

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contes & légendes du maroc

une chambre, étendue sur de riches soieries, pensait que bientôt


l’heure allait sonner où son père devrait la marier. Soudain,
levant les yeux, elle vit le teigneux devant elle. Puis, par un
prodige incomparable, elle ne le vit plus, le revit encore et celui-
ci qui s’amusait follement, car il était encore sous l’influence du
kif fumé dans le jardin, s’écria : « O fille de notre Roi, je suis
un teigneux et tu es une belle princesse et je te demande en
mariage. »
Alors, celle-ci lui répondit : « Prête-moi d’abord ce que tu
mets sur ta tête et qui te rend invisible. » Et le teigneux lui mit
lui-même la chéchia sur sa tête et elle disparut aussitôt à ses
yeux. Mais elle se mit cependant à pousser des cris de terreur,
à appeler ses femmes et son eunuque, et fit un tel vacarme que
tous les gens du palais accoururent, se saisirent de l’intrus, le
ligotèrent, le rouèrent de coups de bâton et le jetèrent tout
meurtri dans la rue.
Le teigneux, réveillé de son rêve de kif si brutalement,
prit le chemin de sa maison, jurant de se venger. Il alla donc
s’asseoir sur sa peau de mouton, dans le pavillon, et, à l’heure
où la jeune fille avait l’habitude de monter sur sa terrasse, il
donna l’ordre à son tapis de l’y transporter. Et, en un clin
d’œil, il se trouva assis sur sa peau de mouton auprès de la
ravissante jeune fille. Celle-ci ne s’étonna même plus. Elle lui
dit seulement : « Prête-moi la chose sur laquelle tu es assis
et je te promets que cette fois je t’épouserai. » Le teigneux,
confiant, lui obéit aussitôt et lui passa le tapis enchanté, sur
lequel elle s’assit. Mais elle recommença bien vite le manège
du matin et les esclaves, accourant, se conduisirent envers le
teigneux amoureux sans plus d’égards que la première fois.
Copieusement meurtri, il reprit tristement le chemin du
pavillon et se dit : « Je n’ai plus de recours que dans ma pipe aux
lingots d’or. » Il prit la pipe et revint une troisième fois tourner
autour du palais du Roi, du côté où se trouvait l’appartement
de la jeune fille. Il se promenait comme un simple fumeur
de kif et, quand il eut trouvé l’endroit d’où la fille du Roi

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contes & légendes du maroc

pouvait l’apercevoir, il s’allongea au soleil et fuma sa pipe qui,


à chaque bouffée, lui donnait un petit lingot d’or. La jeune
fille ne tarda pas à l’apercevoir, car elle se mettait souvent
derrière sa fenêtre pour voir sans être vue et, remarquant les
façons bizarres qu’il avait, elle l’interpella, lui disant : « Prête-
moi ta pipe. » Mais loin de la princesse il se sentait courageux
et répondit par un refus. Alors celle-ci lui promit le mariage
pour le soir même, lui jurant que, jusqu’à ce moment, elle avait
seulement voulu savoir s’il l’aimait réellement. Et, comme il
était de plus en plus amoureux, il finit par céder. La jeune fille
envoya auprès de lui une vieille entremetteuse au visage de
mauvais augure pour le conduire auprès d’elle par un passage
secret. En remettant la pipe à la jeune fille, il vit son mauvais
sourire et comprit qu’il était encore une fois tombé dans le
piège. Il reçut encore plus de coups que les deux autres fois,
car la princesse encourageait les eunuques à frapper fort et
comptait les coups.
Enfin, quand il fut plus mort que vivant, on le descendit tout
ligoté et on le jeta sur un tas d’ordures. Alors, il se remémora
les évènements de la journée et se dit : « Un teigneux est un
teigneux et la fille du Roi n’est pas pour lui. » Et, ayant perdu
et la chéchia qui rendait invisible et le tapis voyageur et la pipe
au lingot d’or, il se décida à quitter ce pays de malédiction. Il
se mit en route péniblement et, à peu de distance de la ville,
traversant un jardin, il vit de magnifiques figuiers chargés de
figues mûres. Or, ce n’était pas la saison des figues, mais il
avait faim, étant parti sans provision, et il cueillit deux figues
noires et les mangea gloutonnement. Mais en même temps
qu’il avalait la dernière bouchée de la dernière figue, il sentit sa
tête grossir de chaque côté du front et deux énormes cornes
lui pousser. Il se tâta la tête et se dit : « Voilà le comble de mon
malheur. Je suis teigneux et je porte deux cornes plus grandes
que celles des mouflons. » Et comme tous les fumeurs de kif,
il se consola vite et se mit à rire en pensant à la drôle de tête
que cela lui faisait. Comme sa faim n’était pas apaisée, il cueillit

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