Jean-Pierre Richard, Poésie Et Profondeur (Baudelaire) PDF
Jean-Pierre Richard, Poésie Et Profondeur (Baudelaire) PDF
Jean Wahl.
Les quatre essais que voici constituent la suite de ceux qui furent publiés
en 1954 sous le titre de Littérature et Sensation. Ici encore j’ai tâché de situer
mon effort de compréhension et de sympathie en une sorte de moment
premier de la création littéraire : moment où l’œuvre naît du silence qui la
précède et qui la porte, où elle s’institue à partir d’une expérience humaine ;
moment où l’écrivain s’aperçoit, se touche et se construit lui-même au
contact physique de sa création ; moment enfin où le monde prend un sens
par l’acte qui le décrit, par le langage qui en mime et en résout
matériellement les problèmes. Ce n’est là, bien sûr, qu’un unique moment.
Nous savons maintenant que toute conscience est conscience de quelque
chose, que l’homme a cessé d’être nature, île, prison, essence. Nous savons
qu’il se définit par ses contacts, par sa façon de saisir le monde et de se
saisir par rapport à lui, par le style de la relation qui l’unit aux objets, aux
autres hommes, à lui-même. Or il m’a semblé que la littérature était l’un des
lieux où se trahissait avec le plus de simplicité et même de naïveté cet effort
de la conscience pour appréhender l’être. C’est au contact d’un beau vers,
d’une phrase heureuse, d’une image, d’un adjectif, voire d’une inflexion,
d’un rythme ou d’un silence que tout grand écrivain découvre et crée à la
fois sa grandeur d’écrivain et sa vérité d’homme. La grande littérature
constituerait dès lors comme le domaine électif de la relation heureuse.
À propos de ces quatre poètes j’ai donc essayé de retrouver et de décrire
l’intention fondamentale, le projet qui domine leur aventure. Ce projet, j’ai
cherché à le saisir à son niveau le plus élémentaire, celui où il s’affirme avec
le plus d’humilité, mais aussi avec le plus de franchise : niveau de la
sensation pure, du sentiment brut, ou de l’image en train de naître. Comme il
s’agissait ici de poésie, la sensation ne pouvait d’ailleurs se séparer de la
rêverie qui l’intériorise et la prolonge. C’est dire tout ce que ce livre doit aux
recherches de Gaston Bachelard. J’ai tenu l’idée pour moins importante que
l’obsession, j’ai cru la théorie seconde par rapport au rêve. J’ai pensé que la
vérité d’un poète était inscrite en ses poèmes plutôt qu’en ses discours sur la
poésie, discours que j’ai d’ailleurs tâché de lire comme autant de poèmes…
Ce qui signale toute grande œuvre d’art, c’est assurément sa cohérence
interne. Entre les divers plans de l’expérience on y voit s’établir des échos,
des convergences. Lire, c’est sans doute provoquer ces échos, saisir ces
rapports nouveaux, lier des gerbes de convergence. Nerval rêve par exemple
à l’être comme à un feu perdu, enseveli : aussi recherche-t-il à la fois le
spectacle des soleils levants et celui des briques roses qui luisent au soleil
couchant, le contact de la chevelure enflammée des jeunes femmes ou la
fauve tiédeur de leur chair bionda e grassotta. Le même projet le fait encore
rêver à une alchimie universelle capable de provoquer le feu par le feu,
d’éveiller l’amour par l’amour, de susciter l’être grâce au besoin que nous
avons de lui. De la suite des attitudes nervaliennes se dégage alors une
physionomie de Nerval, à partir de laquelle nous pouvons redescendre dans
le détail vécu ou écrit de son existence et mieux en apprécier le sens.
Cet effort de lecture ne peut bien entendu pas aboutir à la saisie d’une
vérité totale. Chaque lecture n’est jamais qu’un parcours possible, et
d’autres chemins restent toujours ouverts. Le chef-d’œuvre c’est justement
l’œuvre ouverte à tous les vents et à tous les hasards, celle qu’on peut
traverser dans tous les sens. J’ai donc choisi de lire Nerval, Baudelaire,
Rimbaud et Verlaine selon une perspective qui m’a paru dans leur cas
privilégiée et qui est celle de la profondeur. Il m’a semblé que leur aventure
poétique consistait en une certaine expérience de l’abîme, abîme de l’objet,
de la conscience, d’autrui, du sentiment ou du langage. L’être pour eux est
bien perdu dans les solitudes profondes, et c’est du fond de cette profondeur
qu’il se manifeste aux sens et à la conscience. C’est donc la profondeur qu’il
va s’agir pour eux de conquérir, de parcourir, d’apprivoiser.
Nerval tâche ainsi de concilier surgissement et profondeur, conscience et
ubiquité. À tous les niveaux de cette distance intérieure – dont Georges
Poulet est désormais pour nous l’explorateur attitré, – à tous les points du
temps et de l’espace, il projette des images mythiques de lui-même. Il se veut
à la fois total, égal au monde et identique à lui-même, universel et personnel,
éternel et temporel. Il s’atteint et se réalise lui-même dans l’obscure poésie
des Chimères, dans ce langage étincelant et vertical où se superposent les
sens les plus lointains, les plus contradictoires. – Baudelaire a la vocation du
gouffre : tantôt plongé en lui, à la poursuite du « Dieu qui se retire », – et
c’est le vertige, l’effroi, – tantôt envahi par lui, pénétré par la splendeur de
ses lumières, par la suavité de ses voix, de ses parfums, de ses vapeurs, il
peut aussi le vaincre directement et le convertir en profondeur. Il y parvient
soit par la grâce physique de la transparence, du « feu clair qui remplit les
espaces limpides », soit par les vertus actives du mouvement, de l’eurythmie,
soit enfin par le pouvoir de sa « sorcellerie évocatoire ». Verbe, adjectif,
substantif composent chez lui une trinité parfaite ; ils réalisent un équilibre et
une plénitude du langage qui ne se retrouveront jamais sans doute après lui ;
ils créent un état de paix ondulatoire où gloire, familiarité, solennité,
souffrance et profondeur se trouvent merveilleusement accordés comme pour
résoudre, dans un pur bonheur d’expression et d’expérience, toutes les
dissonances d’un destin apparemment manqué.
Rimbaud, qui sort tout entier de Baudelaire, veut au contraire nier la
profondeur. Ou plutôt il se propose de la dépasser et pour cela d’extraire
d’elle sa promesse d’élévation, sa charge d’avenir. Par l’explosion, l’envol,
le jet, la métamorphose, le laconisme, la révolte, il tente d’édifier un monde
sans en-dessous, un univers délivré de l’origine et de la nostalgie. Mais il
réclame aussi que ce monde soit harmonieux et fraternel. Divisé entre son
intention de liberté et son besoin d’architecture, incapable de se fabriquer les
espaces nouveaux où ce futur monde pourrait établir ses assises, – espaces
dont seul le langage des Illuminations arrive à nous suggérer la qualité
physique, la dimension essentielle, cette dimension paradoxale de tendre
vigueur ou d’« égoïsme bienveillant »… – il ne peut que se taire et renoncer.
Verlaine enfin, que nous méconnaissons aujourd’hui, poursuit une
expérience non moins paradoxale. À la profondeur il veut en somme ôter son
fond, et donc son fondement. Loin que sa sensation le conduise vers un objet
précis, point originel du temps et de l’espace, elle ne lui indique que le vide.
S’il pense, c’est au rien, à rien. La profondeur devient chez lui largeur
diffuse, vastitude, pure indétermination. Et Verlaine consent à s’absenter de
soi pour n’aller nulle part, à se laisser envahir par le vague,
l’impersonnalité, par ce néant positif qu’il nomme fadeur. Moins fort
cependant que Nerval, Rimbaud ou Baudelaire, il ne pousse pas jusqu’au
bout l’aventure. Avec Sagesse il s’arrête, prend peur et recule. Il revient au
quotidien, au nommé, à la vie distincte et particulière. Drame d’un être qui
s’égare pour n’avoir pas voulu vraiment se perdre, ni atteindre à cette
extrémité où, tout entier disparu, il se serait peut-être retrouvé.
« Il faut légèrement couler le monde et le glisser, non pas l’enfoncer »,
disait Montaigne. Dans une note de la Nouvelle N. R. F., Maurice Blanchot
commente ce propos, le rapproche de déclarations semblables de Nietzsche
et de Valéry et suggère que la littérature moderne devrait se détourner de
toute profondeur. Peut-être en effet Nerval et Baudelaire ne sont-ils pas des
écrivains modernes. Sans doute aussi Rimbaud est-il le premier de nos
contemporains. Mais cette expérience de la profondeur à laquelle ils se sont
tous trois, et si tragiquement, livrés, on conçoit mal qu’elle ne puisse plus
concerner les hommes d’aujourd’hui. Je veux bien que la profondeur ait pu
souvent servir de prétexte à la nostalgie, de champ à la gratuité, de refuge à
la complaisance ou à la fuite. On accuse souvent aujourd’hui en elle la
dimension favorite de toutes les mystifications qui nous défigurent et nous
asservissent. C’est pourtant elle, et elle seule, qui pourra faire exister
l’horizontal, qui fondera la relation, le glissement heureux de conscience à
conscience, le libre étalement des surfaces, l’emboîtement des formes, le
contact vrai. Tout l’effort poétique de notre époque, et je songe à des hommes
aussi différents que Char, Ponge, Emmanuel, Cayrol ou Bonnefoy, vise sans
doute à rétablir un tel contact. Pour tous ces poètes il s’agit, il me semble, de
traverser la profondeur et d’en ressortir délivré, fraternel. D’une manière ou
d’une autre, tous s’enfoncent dans l’innombrable, dans l’impossible, dans la
mort, pour ensuite, ou pour en même temps en resurgir vivant. Expérience
paradoxale, et pourtant chaque jour recommencée et réussie, qui lie la
littérature à l’impossibilité de la littérature, et qui fonde l’être sur une
familiarité active du néant.
Notes
1. Voyage en Orient, éd. Clouant, I, p. 23.
2. Id., I, p. 18.
3. Id., I, p. 26.
4. Id., III, p. 124.
5. Id., III, p. 36.
C’est derrière ce rempart que des yeux ardents vous attendent, armés
de toutes les séductions qu’ils peuvent emprunter à l’art. Le sourcil,
l’orbite de l’œil, la paupière même, en dedans des cils sont avivés par
la teinture, et il est impossible de mieux faire valoir le peu de sa
personne qu’une femme a le droit de faire voir ici…4
La première vertu du voyageur, ce sera donc la patience. Il n’y a pas ici un,
mais plusieurs seuils de réalité à dépasser avant de parvenir au cœur de l’être.
Le monde nervalien se constitue en une épaisseur de voiles superposés, de
couches d’existence qui se recouvrent les unes les autres. Ce qui fait l’opacité
des choses, ce n’est pas chez Nerval, comme chez un Baudelaire par
exemple, la vaporisation du moi ou l’excessive dépense de l’être,
l’embrumement ou la fatigue. C’est l’entassement des enveloppes, la
sédimentation des expressions et des apparences. Monde-gigogne, où la
recherche devra dans la durée et dans l’effort vaincre une succession
d’obstacles et patiemment réduire une pudeur de l’être. De là naît le schéma
d’une connaissance elle aussi successive, à base de dépassements et
d’épreuves : une connaissance qui se confondrait avec une initiation. Dans
l’amour comme dans le voyage, Nerval essaie donc de réintroduire les
démarches de l’occultisme, les rites de la franc-maçonnerie.
Ce qui le séduit dans ces rites initiatiques, c’est leur caractère de fixité. La
tradition garantit l’ordre de la progression, elle conduit sûrement le futur
initié à travers une suite immuable d’épreuves. Elle donne en somme à la
chasse spirituelle un cadre et un soutien. Mais justement cette connaissance
demeure pour Nerval idéale, théorique. Il n’est pas sûr qu’il ait jamais été
initié et que donc il ait pu concrètement profiter d’un tel soutien, ni jouir
d’une telle sécurité. Il est certes tenté par toutes les traditions ésotériques ; –
et cet éclectisme nous est déjà un signe d’incertitude ; mais toute son œuvre
nous témoigne en outre, et quelquefois tragiquement, qu’il mena sa propre
recherche avec les seuls moyens du bord, dans la nuit, l’angoisse et la
solitude. L’ascèse revêt chez lui la forme d’un long tâtonnement, d’une
ambulation ténébreuse. Et cette façon d’approcher l’être se retrouve jusque
dans ses démarches les plus concrètes : l’un des lieux nervaliens les plus
obsessionnels, les plus maléfiques, n’est-ce pas justement le labyrinthe ?
Suivons Gérard à la découverte d’une ville inconnue : « Tu sais avec quelle
rapidité et quelle fureur d’investigation je parcours les rues d’une ville
étrangère…7 » Ne soyons pas surpris par cette fureur : elle le pousse très
sûrement à la recherche d’un cœur géographique, d’un « centre ardent et
éclairé8 » à partir duquel la ville sera sûrement connue et possédée. La quête
se développe donc en deux temps successifs. D’abord il faudra descendre
dans le labyrinthe, se perdre dans l’épaisseur, s’enfoncer dans l’horreur
poudreuse du multiple et de l’anonyme. Au Caire, Gérard se plonge
Les vieux meubles luisaient d’un poli merveilleux, les tapis et les
rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que
le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans
l’air une fraîcheur et un parfum des premières matinées tièdes du
printemps24.
Notes
1. Les Illuminés, p. 398. Nerval prête ces mots à Cazotte, mais ils résument admirablement
son propre credo.
2. V. O., I, p. 154.
3. Id., I, p. 160.
4. Id., I, p. 162.
5. Id., 1, p. 160.
6. Lorely, p. 25.
7. V. O., I, p. 88.
8. Id., I, 61.
9. Id., I, p. 163.
10. Lorely, p. 187.
11. V. O., I, p. 61.
12. Œuvres, p. 261.
13. Ces distinctions ont été établies par Georges Poulet dans sa très belle étude sur Sylvie,
ou la pensée de Nerval, parue dans les Cahiers du Sud d’octobre 1938.
Dans les deux sonnets les images qui suivent cette évocation, et sur
lesquelles s’achève le poème, sont loin de suggérer un surgissement
victorieux de l’être. Elles disent plutôt le sommeil – la sibylle endormie sous
l’arc de Constantin, – sommeil abrité, à demi spéluncal, la brisure – « Depuis
qu’un duc Normand brisa tes dieux d’argile… » – ou la mort enclose, le
tombeau de Virgile. Dans le récit d’Octavie, l’éruption apparaît mieux encore
comme un avortement d’être, et même comme une tentative ténébreuse : à
peine sorti des bras de la sombre magicienne qui l’a ensorcelé, Gérard
s’aperçoit qu’il étouffe, qu’« une poussière chaude et soufrée (l’) empêche de
respirer » ; il n’échappe à cette nausée que par un recours à l’altitude – au
« Pausilippe altier », – et à la mer. Ce qui discrédite au fond le volcan, c’est
sa violence. Il contient un feu impatient, un être coléreux, entré en lutte avec
l’épaisseur de la terre. Au lieu de s’insinuer, sa véhémence se révolte. Le feu
bénéfique sait au contraire se glisser dans toutes les entrailles du monde, il
irrigue la terre sans la violenter. Et s’il lui faut paraître au jour, il s’arrangera
pour y émerger doucement, par toute une gamme de transitions sensibles. Le
volcan heureux, ce sera chez Nerval le feu jailli de l’eau, le soleil qui se lève
au-dessus de la mer.
Par le volcan nous apercevons en tout cas l’importance du complexe igné
de Nerval. Dans l’une de ses excellentes études sur Nerval, François
Constans7 a bien montré l’étendue de cette obsession. Depuis Adoniram
jusqu’aux héroïnes des Filles du Feu, en passant par le Prométhée de La
Pandora et par le lama d’argile d’Aurélia, il est vrai que toute une lignée de
créatures nervaliennes n’existent que par la flamme : une flamme d’ailleurs
capable de provoquer hors d’elle d’autres flammes, comme il ressort de
l’aventure napolitaine. Si le Vésuve fait éruption, c’est parce que Gérard l’a
« touché d’un pied agile » : lui-même homme de feu, il lui suffit d’effleurer la
montagne de feu pour causer son embrasement. Nous touchons ici à l’un des
aspects les plus étranges, mais aussi les plus vivifiants du génie nervalien.
Intellectuellement, sentimentalement, spirituellement, Gérard se rêve lui-
même comme un homme-volcan : « Ton ami flamboie et pétille ; on le
touche, il en sort du feu…8 » Ce feu, ce brio volcanique, cette facilité à
pétiller et à réchauffer autrui, ce n’est rien d’autre au fond que le génie. Le
génie n’est peut-être ici que le don de surgissement, que l’aptitude au génie.
Il réclame hors de lui une contagion, et se sépare mal d’une générosité d’être.
Réciproquement Nerval comptera sur le génie des autres. Il aura besoin de
leur chaleur. Toute sa vie, il craindra que son feu ne s’éteigne. Le froid, le
gel, la neige lui sont des signes indubitables du néant, et l’on ne peut
s’empêcher de penser que son suicide par une glaciale nuit de janvier s’inscrit
tragiquement dans la logique de ses rêves. Cette nuit-là il dut croire sa
flamme morte. Or toute sa vie, l’amitié l’avait protégé contre un tel désastre.
Rechercher la flamme d’autrui, non pas pour s’en laisser paresseusement
pénétrer, mais pour s’obliger soi-même à rallumer son propre feu : tel fut
chez lui le sens de la sympathie humaine, et, sur un autre plan, de l’amour.
Avec Théo comme avec Jenny, il croit découvrir des êtres capables de
ranimer son être. Pour cela il lui suffit de découvrir dans la froide étoile une
certaine naïveté de cœur, une fraîcheur de sentiments :
Aimer quelqu’un, c’est deviner en lui cette fraîcheur qui soit comme un
reste d’enfance, et c’est du même coup se rendre digne de faire revenir vers
soi cette fraîcheur, de se rajeunir à elle, d’être aimé. L’amour heureux
provoque ainsi une aimantation de la jeunesse par la jeunesse, un commun
retour à l’origine, un réveil du feu par le feu.
Que ce réveil s’opère trop brutalement, et ce sera l’accident. Comme dans
l’acte alchimique manqué, l’être n’est plus alors animé, mais embrasé,
détruit. Il semble bien que quelque désastre de cet ordre se soit produit entre
Gérard et Jenny. Qu’est-ce que le bonheur d’aimer ? Une joie volcanique,
nous dit Nerval, « la suprême joie qui fait éclater toutes les facultés
humaines… ». Mais cet éclatement qui projette l’être vers la joie d’une
conquête extérieure, peut tout aussi bien rompre ses structures intimes.
L’amour provoque alors un éparpillement de la personne, un étrange
égarement des facultés :
Mais pour les cœurs plus profondément épris, l’excès d’émotion mêle
pour un instant tous les ressorts de la vie, le trouble est grand, la
confusion est profonde, et la tête se courbe en frémissant, comme sous
le souffle de Dieu10…
Lignes terribles, qui nous peignent l’irruption d’un inconnu, d’une folie au
cœur même de l’extase amoureuse. Par excès d’inflammation passionnelle,
Gérard se retrouve en face de Jenny dans un état d’immobile frénésie,
silencieux et comme paralysé au sein d’un nuage de cendres. D’où provient
cette épouvantable confusion ? D’une impuissance physique, nous dit
G. Sébillotte. Et cela est probablement vrai. Mais il semble que cette
impuissance prenne elle-même sa source, – la suite de cet essai le montrera –
dans une incapacité plus profonde, dans un trouble existentiel de l’identité.
L’être s’y découvre soudain aliéné, séparé de lui-même ; le ressort de sa vie
se bloque, il ne peut plus répondre :
Les palmiers sont plus beaux et plus touffus ; les figuiers, les
grenadiers et les tamarins présentent partout des nuances infinies de
verdure. Les bords du fleuve, aux affluents des nombreux canaux
d’irrigation, sont revêtus d’une végétation toute primitive ; du sein des
roseaux qui jadis fournissaient le papyrus et des nénuphars variés,
parmi lesquels peut-être on retrouverait le lotus pourpré des anciens,
on voit s’élancer des milliers d’oiseaux et d’insectes. Tout papillote,
étincelle et bruit…22
Orgie rouge, qui n’atteint à un tel degré d’effervescence que grâce à une
complète traversée de toutes les trames sensibles. À travers surfaces ou
épidermes le désir s’y est enfoncé jusqu’à une certaine intimité chaleureuse
de la matière, qui irradie également son feu à travers toutes ces incarnations
transitives que sont fleurs, chairs, briques, terres, soleils. Le charme de la
Flamande, c’est de participer à une tiédeur profonde et unanime. La souplesse
un peu molle de sa chair, sa lente élasticité annoncent à Gérard les
mouvements internes d’un être calmement ruminé, d’une fécondité couvée.
La Frisonne se signalé au contraire par une vivacité de pure surface, qui
n’éveille en lui aucune émotion :
Elles sont très vives, très spirituelles même et n’ont rien du calme
flamand ; cependant on sent une certaine froideur sous cette
animation, qui étincelle comme les prismes irisés de la neige aux
rayons d’un soleil d’hiver…32
***
À bien considérer le charme de la bionda e grassotta, on s’aperçoit qu’elle
réalise charnellement l’une des associations sensibles que Nerval a toujours le
plus ardemment poursuivies : elle est l’image d’une flamme humide, d’une
liquidité ardente ; sa chair réalise une parfaite union de l’eau et du feu.
Or on sait la place essentielle que tient l’eau dans la géographie magique
de Nerval. Tous ses paysages bénéfiques en sont imbibés et même saturés. Le
Valois, recouvert de sources, d’étangs et de rivières, se signale par son
extraordinaire coefficient d’humidité : tout y dégoutte l’existence, mousses,
forêts, prairies, et jusqu’à cette eau aérienne, le brouillard. La Hollande ;
noyée de brumes, est en fait pour Nerval recouverte d’eau : il nous raconte
comment il s’y promène sur une terre qui est un fond de mer, en regardant
au-dessus de sa tête passer les quilles des navires… La sèche Égypte puise
toute sa vie dans la douceur du Nil, eau sacrée où vit un dieu dissous. Quant
au Liban, terre suprême et séminale, il offre à Nerval la joie d’une eau
superlative, d’une humidité lactée : Liban, dit Gérard, c’est leben, terre de
vie, terre de lait. Dans le Valois Gérard s’abreuvait d’être : au Liban il tette la
vie.
En elle-même l’eau nervalienne n’est pourtant pas spécialement bénéfique.
Coupée des autres éléments, et surtout séparée du feu, elle apparaîtrait même
plutôt hostile. Nerval rapporte dans le Voyage en Orient une curieuse
conversation, au cours de laquelle un médecin suédois lui soutint que « l’eau
était une pierre », « un simple cristal naturellement à l’état de glace, lequel ne
se trouvait liquéfié dans les climats au-dessous du pôle que par une chaleur
relativement forte, mais incapable cependant de fondre les autres pierres ». Et
Gérard ajoute que cet entretien lui laissa une vive et désagréable impression :
« On peut n’aimer pas à avaler de la pierre fondue33… » L’eau participe
curieusement ici du dégoût nervalien de la froideur rocheuse. L’humidité
serait-elle donc un paradoxal sous-produit de la sécheresse ? Peut-être, s’il est
vrai que, pour Nerval, fraîcheur égale tiédeur, et que l’eau véritable c’est
celle qui aura été traversée, mouillée par le feu.
Comprenons ici que pour la rêverie nervalienne aucun élément n’est en soi
bénéfique ou maléfique. Tous deviennent bénéfiques en se conjuguant,
maléfiques en s’opposant. L’eau sans le feu, la terre sans l’eau, le feu sans
l’eau et sans la terre : ce sont là divers aspects d’une même malédiction, celle
d’une matière divisée et qui se bat contre elle-même. L’entreprise de
réanimation du monde à laquelle se livre Nerval devra donc commencer par
réconcilier les divers éléments, ou, mieux encore, par les faire s’engendrer les
uns les autres. Elle débutera par une liquéfaction de la pierre, se poursuivra
par un embrasement de l’eau, s’achèvera en une volatilisation générale de la
matière. Or on sait, – et Georges Le Breton l’a récemment rappelé34 – que
l’acte alchimique poursuit ce même but, qu’il emploie pour cela des moyens
analogues, et que sa progression traverse des phases très exactement
similaires. Là aussi il s’agit de réveiller un feu intérieur par le moyen d’un
feu extérieur, de provoquer ouvertement et de manifester l’occulte.
L’opération alchimique brise d’abord la terre, l’effrite et la dissout en eau ;
puis elle brûle et volatilise cette eau ; enfin elle opère, par le mariage fraternel
du mercure et du soufre, cette union du même et du même qui obsède si
profondément Nerval. La gamme même des teintes alchimiques – noir, blanc,
vert, rouge – recouvre très exactement la dialectique concrète des couleurs à
travers lesquelles on a vu se poursuivre la quête nervalienne de l’être. On
conçoit donc que les symboles alchimiques puissent – en particulier dans les
Chimères – si fidèlement illustrer le dynamisme, et jusqu’aux accidents de la
recherche personnelle. Après tout, ce que tente Nerval ce n’est hors de lui
qu’une transmutation du monde, en lui qu’une alchimie de son propre destin.
Dans l’opération de cette alchimie l’eau joue un rôle de support, de
transition. Elle confère à la matière une continuité qui autorise la progression,
puis le surgissement de l’être. Elle remplit heureusement la profondeur, lui
donne fluence, onction, ductilité. Le rêve la traverse sans s’arrêter en elle.
Elle est donc seulement justifiée quand elle a porté l’être, le feu, depuis son
fond jusqu’en sa surface, lorsqu’elle en a réalisé l’émergence. Joie du
nénuphar, de la feuille éclose sur l’étang, du feu follet jailli du marécage, des
fleurs de pourpre livrées « au courant des ruisseaux35 »… Un degré de plus, et
la fleur rouge s’envole, elle devient oiseau ou papillon. Être mixte, végétal
détaché du sol, « fleur sans tige », « harmonie entre la plante et l’oiseau36 »,
ce dernier désigne un état charmant de volatilité transitive. La déesse détache
« avec son arc son corset d’or bruni », l’eau sans doute se soulève, un vautour
passe, « et de blancs papillons la mer est inondée »… Ces papillons, il faut
les voir sortir de l’eau juste au moment où des pigeons jaillissent aussi de leur
nid et où toute la solidité du monde, jusque-là réunie en une dure colonne
diamantée, se défait et s’épand en long déploiement de rougeur :
Notes
1. V. O., III, p. 214-215.
2. Id., p. 216.
3. Œuvres, p. 421.
4. Id., p. 31.
5. Id., p. 29.
6. Ibid.
7. Mercure de France. Avril et mai 1948.
8. V. O., I, 102.
9. Œuvres, p. 732.
10. Œuvres, p. 733.
11. Ibid.
Je vous ai dit mes souffrances avec le sourire sur les lèvres, de peur de
vous effrayer : je vous ai raconté avec calme des choses qui me
tenaient au cœur… ; je faisais aussi la parodie de mes propres
émotions ; il me semblait qu’il était question d’un autre…7
Celui qui parle se sent distant de celui qui éprouve ; entre le sentiment et
son expression, entre la profondeur et sa surface, il s’est produit une coupure.
Le mal naît à partir d’une rupture de la continuité intérieure, qui provoque
une irresponsabilité de l’expression et une gratuité des signes. L’unité de la
personne, la conviction du sentiment se trouvent alors perdues. L’obsession
nervalienne du double se fonde sans doute sur une conscience pathologique
de ce que l’on nommerait aujourd’hui la séparation du pour soi et du pour
autrui.
Ce divorce est si gravement ressenti qu’il va jusqu’à être rêvé ou perçu en
autrui même. Gérard fou éprouve chez ses amis les plus chers les effets d’une
division toute semblable à celle qui le paralyse :
Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que
sous toutes les formes tu as toujours aimée. À chacune de tes
épreuves, j’ai quitté l’un des masques dont je voile mes traits, et
bientôt tu me verras telle que je suis…12
Au fond de l’ombre, derrière tous les voiles, peut-être n’y a-t-il que le rien.
Mais cela même, pense Nerval, ne doit pas décourager notre recherche : c’est
sa grandeur particulière que d’avoir obstinément, modestement, voulu
toujours atteindre l’être à travers « tant de portes ouvertes sur le néant17 ».
Tel est le dilemme de Nerval. Si le réel se limite à la simple épaisseur
d’une existence individuelle et matérielle, il se discrédite par son opacité, son
absurdité, son irréalité. S’il prétend se dépasser lui-même, se fonder en un
sens ou en une forme, il s’évide et s’irréalise de façon plus radicale encore.
Nerval se trouve donc partagé entre le vertige d’une forme sans contenu et la
gratuité d’une matière sans fondement. D’un côté il connaît la déception
d’une éternité vide, de l’autre il éprouve la désillusion d’une durée vivante,
mais que cette vie même voue à l’épuisement, à l’achèvement et à la mort.
Des deux côtés, dans le type ou dans la substance, dans Aurélia ou dans
Sylvie, il ne rencontre finalement qu’échec, qu’inexistence. Telle est la
moralité de Sylvie.
Mais telle n’est pas l’ultime moralité de Nerval lui-même. Toujours et
jusqu’au sein de la folie, il essaiera de trancher le dilemme. Aurélia, Sylvie,
Les Chimères nous sont les témoins de son effort. Il y veut tout garder, tout
réconcilier, et même les termes apparemment les moins réconciliables : temps
et éternité, être et paraître, forme et matière, fixité et diversité, mort et
immortalité. Il a besoin d’une jeunesse qui soit aussi une vieillesse, d’une
fraîcheur qui enveloppe une sagesse, d’une identité multiple et une, d’une
monotonie vivante, d’une existence qui meure et qui pourtant ne meure pas,
d’un désir actif mais chargé de mémoire, d’une « chanson d’amour qui
toujours recommence ». Il veut que la femme aimée soit « éternellement
jeune ». Il tâche en somme de réaliser entre ces termes contradictoires un
mariage un peu semblable à cette union du profond et du surgi qui dominait,
on l’a vu, sa rêverie matérielle. Et ce mariage est quelquefois réussi :
certaines réalités, concrètes ou abstraites, résolvent le dilemme de Nerval. Il
nous faut donc maintenant considérer ces solutions, ces éléments ultimes
d’un bonheur nervalien.
Notes
1. Œuvres, p. 31.
2. Œuvres, p. 176.
3. Œuvres, p. 170.
4. V. O., II, p. 290.
5. Œuvres, p. 267.
6. Œuvres, p. 846.
7. Œuvres, p. 716.
8. Id., p. 381.
9. Cet essai recoupe en divers endroits les conclusions de son excellent Gérard de Nerval
et les Doctrines Ésotériques.
10. Œuvres, p. 290.
2. Œuvres, p. 360.
3. Id., p. 455.
4. Ibid.
5. Œuvres, p. 263.
6. Id., p. 252.
7. Id., p. 261.
8. Œuvres, p. 263.
9. Id., p. 400.
10. Œuvres, p. 361.
11. Id., p. 403.
12. Ibid.
13. Œuvres, p. 365.
14. Œuvres, p. 373.
15. V. O., II, p. 8.
16. Ibid.
17. Œuvres, p. 91.
18. Id., p. 716.
VI
La parole nervalienne est donc le lieu d’une simultanéité absolue. Cela
explique son statisme, sa nature immobile et quasi sacrale. C’est dans un
climat d’intemporalité que le langage fait se rencontrer la somme des
identités nervaliennes. Le mot, dans les Chimères, se suspend hors du temps ;
éclatant comme une étoile fixe, il prend visiblement sa source en une éternité
signifiante. Aucun courant de durée ne traverse ces poèmes, et il en est de
même des récits nervaliens. Coupée d’incises, de parenthèses, de retours en
arrière, la narration ne s’y écoule pas selon les exigences d’une cohérence
temporelle. Georges Poulet a par exemple montré dans Sylvie la
prédominance de la logique intérieure sur la nécessité chronologique. Le
langage nervalien fixe une permanence : il est dénué d’élan ou d’avenir.
Chaque fois donc que Nerval voudra se créer verbalement un avenir, il sera
trahi par ses mots. Telle est peut-être la leçon des Lettres à Jenny Colon :
« Dans notre amour, écrit Gérard à Jenny, il y a trop de passé pour qu’il n’y
ait pas beaucoup d’avenir1. » Mais la nature même de son langage l’empêche
justement d’extraire de ce passé – comme le fera si bien Rimbaud – toute sa
charge de futur. Éternellement présent, le mot reste dans ces Lettres à l’état
d’angoisse et de prière ; il n’a pas puissance créatrice. S’il veut saisir la
solidarité vivante des divers états de sa durée, Nerval devra donc se détourner
du mot. Il lui faudra trouver un autre système de signes dont la souplesse
temporelle puisse infléchir la rigueur structurelle : quelque chose d’un peu
semblable à une langue active.
Or cette langue existe, elle fournit même à Nerval la matière de certaines
de ses rêveries les plus obsédantes : c’est la race. En elle, écrit-il
admirablement, « notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons
dans notre race et notre race vit en nous2 ». Double et merveilleux rapport
d’implication réciproque, à l’intérieur duquel l’identité se trouve à la fois
fondée et multipliée. Nous vivons dans notre race, c’est-à-dire que nous
sommes un parmi de multiples semblables, chacun de nous est un anneau
dans une immense chaîne ouverte et continue, « une chaîne ininterrompue
d’hommes et de femmes, écrit Nerval, en qui j’étais et qui étaient moi-
même3 ». Mais notre race vit aussi en nous, c’est-à-dire que l’essence de cette
multiplicité vivante dont nous faisons partie constitue aussi la loi la plus
intime de notre existence personnelle. Entre l’individu et sa race existe donc
le même rapport qu’entre le mot et sa signification, avec pourtant une
différence essentielle, c’est que ce rapport s’établit maintenant dans
l’écoulement orienté d’une durée. Disons en somme que la race nervalienne
est un langage temporel.
La souplesse même de ce langage entraîne son ambiguïté. Car si la race se
propose de soutenir l’identité de l’être dans le temps, c’est à travers une suite
de morts et de renaissances. Le même s’y trouve à tout instant nuancé,
menacé. De père en fils la ressemblance ne se transmet pas de façon totale ou
automatique : elle circule, se perd et se retrouve. Rêvant à la suite de ses
ancêtres, Nerval voit leurs « images se diviser et se combiner en mille aspects
fugitifs ». Mais cette division peut devenir éparpillement, et l’être de la race
se trouver dispersé et perdu. Si inversement la race tend à se perpétuer sans
courir le risque d’aucune division, d’aucune ouverture, le danger n’est pas
moindre. Sang clos et sang mêlé sont également maléfiques. On voit que la
race nervalienne a besoin pour se prolonger de maintenir un équilibre difficile
entre audace et fidélité, constance et aventure. À cette seule condition elle
pourra instaurer une respiration temporelle de l’identité.
La race sera donc doublement menacée de dégénérescence. Premier
danger : l’impureté, la chute du même dans l’autre. « L’isolement, la
diversité, la contradiction, l’indiscipline », tels sont « les instruments éternels
de la perte des races énervées4 ». La race perd de sa pureté en s’épanchant
hors d’elle-même, elle meurt d’un excès de générosité. Devenu trop différent
du type essentiel de sa race, l’individu ne se sent plus rattaché à aucune
origine, à aucun corps mystique, et son détachement prend vite les allures
d’une révolte. Nul doute que n’aient existé chez Nerval, à l’état implicite, les
éléments d’un assez virulent racisme politique : il n’est qu’à voir dans quel
sens il fut utilisé par les doctrinaires de droite, et par Barrès tout le premier.
Chez lui aussi le péché, c’est de croiser le sang, de couper les racines ; rien de
pire qu’un homme sans maison ni ancêtres, que par exemple « ces étrangers
sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra,
au carrefour de l’Archipel5 ». Le grouillement, ce mouvement nauséeux qui
relève à la fois de la pulvérulence et de la fébrilité, exprime bien ici le dégoût
d’une humanité à la fois superficielle et dispersée.
Ce racisme, au demeurant inoffensif, a cependant un tout autre soutien
intérieur que celui d’un Gobineau ou d’un Barrès : le seul corps offensé par
l’horrible grouillement des métèques, c’est ici celui de la mère, de l’unité
originelle. En mêlant sans discernement leur sang, les hommes « ont peu à
peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien
que les races perdent de plus en plus en force et en perfection6 ». Le premier
crime est donc de morcellement. À l’inverse du racisme barrésien, tout
obsédé de cloisonnements et de frontières, le racisme nervalien est mû par
une puissante nostalgie d’unité, de continuité. La division raciale n’est pour
lui qu’une image particulièrement tragique du déchirement actuel de
l’univers. « Ce sont les tronçons divisés du serpent qui entoure la terre7. » Et
si ces tronçons veulent se rejoindre pour recomposer l’unique corps originel,
ils ne le peuvent que dans la violence. « Séparés par le feu, ils se rejoignent
dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes. » Le sang divisé ne
retrouve son unité que dans la fluence, en se mettant à s’écouler, en devenant
un sang versé, dans la guerre.
Grande sera donc la tentation contraire d’éviter toute altération du sang, et
pour cela de protéger la race, de la refermer hermétiquement sur elle-même.
Le sang clos garantit la retransmission immaculée d’une essence raciale. Les
images d’une telle clôture sont fréquentes chez Nerval. Ce sont par exemple
les petites villes de l’Île-de-France, qui vivent à demi coupées du monde
extérieur, et dans lesquelles la même existence se poursuit sans changement
depuis des siècles. Ces villes, Senlis, Fontainebleau par exemple, « se
concentrent en elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles
d’une civilisation qui les condamne ou les oublie…8 ». Cette concentration
sauve leur pureté. Leur charme tient à une certaine immuabilité des propos et
des gestes, tout y vit de modestie et de répétition. « Il y a dans ces sortes de
villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante,
immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un centre plus étroit
les actes de la vie passée9. » Étroitesse et permanence, l’une contenant l’autre,
se fondent d’ailleurs ultimement sur la garantie d’une fixité biologique, d’une
stase sanguine : dans ces villes, note Nerval, « les familles ne s’unissent
guère qu’entre elles10 ».
Devant de telles images Nerval s’attendrit ; pourtant elles ne le satisfont
pas vraiment. C’est comme si ces petites villes n’étaient pas dotées d’une
existence pleine et actuelle. Il est significatif qu’il préfère s’y promener au
clair de lune, c’est-à-dire en une lumière qui est pour lui celle du souvenir et
de l’irréalité. La même lune éclaire pour Nerval Fontainebleau et Pompéi ;
sur des paysages endormis ou anachroniques, elle étend la même lumière de
palingénésie.
L’identité close, même et surtout si elle se prétend éternelle, si elle refuse
de mourir, apparaît donc de quelque façon à Nerval comme une identité
morte. À cette idée, chez lui centrale, il donne une merveilleuse affabulation
mythique dans le chapitre VIII de la première partie d’Aurélia. Au cœur d’un
pays sauvage, et plus complètement encore isolé du reste du monde qu’une
petite ville du Valois, – « dans le centre de l’Afrique, au delà des montagnes
de la lune et de l’ancienne Éthiopie » – nous voyons une dynastie de rois
perpétuer inlassablement son existence et sa tyrannie. Cette perpétuation est
visiblement maléfique ; elle s’enveloppe de sécheresse et de monotonie, elle
provoque une rigidité des structures sociales et même elle tarit les forces
vitales du royaume. « Les bocages ne portaient plus que de pâles fleurs et des
feuillages flétris ; un soleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles
enfants de ces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie… »
Ce qui les accable, c’est d’avoir à nourrir de leur substance l’artificielle
pérennité de leurs rois. Car ceux-ci ne sont pas naturellement éternels ; ils ont
volé le secret de l’éternité, ils ont usurpé, mécanisé le mystère même de la
vie. De père en fils l’identité se prolonge entre eux de manière à la fois
infaillible et automatique ; elle s’étire et se fige en une fausse éternité :
Mais cette renaissance n’est pas une résurrection : elle ne redonne pas à
l’être un pouvoir de jaillissement ni de fécondation. À l’inverse de la fée des
légendes « éternellement jeune », ces sorciers de la connaissance ne sont
qu’éternellement vieux. « Ces vieillards languissaient sous le poids de leurs
couronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins et des prêtres
dont le savoir leur garantissait l’immortalité. »
Or la véritable immortalité ne peut jamais être garantie. Ce qui condamne
ces nécromants au supplice d’une éternité sans vigueur, c’est qu’ils se
refusent à véritablement mourir. Ils veulent conserver leur corps, leur forme,
ils résistent à cette dissolution matérielle sans laquelle ne peut se produire
pour Nerval aucune vraie renaissance. Comme il leur faut malgré tout
ménager un espace à la métamorphose, ils s’arrangent une fausse mort, un
sommeil artificiel de quarante jours. Le même se trouve alors figé et
embaumé dans la stupeur, dans l’horizontalité d’une durée morte. La race
vivante se prolonge au contraire en un jeu d’oscillations, en une alternance
d’enfoncements et d’émergences : rivière tantôt aérienne et tantôt souterraine.
Elle demande que chacun de ses membres accepte de mourir, de rentrer dans
le sein des choses – dans l’histoire d’Adoniram, Nerval dit même : de
retrouver le feu central – pour que chaque identité nouvelle puisse rejaillir
ensuite à la surface de la terre, à la lumière d’un jour chaque fois recréé. La
race ne vit donc pas d’hypnose, elle n’a pas besoin de cocons, ni de ces. faux
cercueils, les hypogées ; elle choisit de se perdre dans des tombeaux
véritables, dans ces lieux sincèrement profonds et visiblement liés à une
épaisseur de matière que sont grottes ou volcans. La moralité d’Aurélia, c’est
ainsi que pour se sauver il faut accepter de descendre en enfer, de tout perdre,
et jusqu’à la raison. Point de santé qui ne passe par la folie, point
d’immortalité qui n’acquiesce à la mort, point de renaissance qui ne vise
secrètement la destruction. Être et néant se lient ici en une dialectique
dangereuse : le suicide de Nerval n’est peut-être après tout qu’un moment de
cette dialectique, qu’une expression limite de sa foi dans la vie.
Mais si l’être ne se transmet qu’en acceptant d’abord de disparaître, on
devine dans quel climat, d’angoisse et d’espoir mélangés, va s’effectuer la
passation magique d’identité. Chaque mort particulière devra être un acte de
foi dans la profondeur, dans la puissance de recueillement et de liaison de
l’onctuosité cosmique. Ce corps rendu au monde, il faudra croire que la
continuité matérielle saura en faire glisser le principe jusque dans l’enveloppe
renaissante d’un autre corps. Le choix nervalien de l’immortalité ne se sépare
donc pas de son besoin d’un monde, lisse et sans couture : c’est la matière
homogène, le limon qui feront passer la vie – le feu – d’être en être. Mais on
n’est jamais sûr que ce passage s’effectuera vraiment, qu’un hiatus ou un
obstacle n’arrêteront pas au dernier moment la progression souterraine de
l’être. Le doute accompagne ici intimement la foi, et c’est pourquoi le
personnage qui incarne le mieux l’ambiguïté raciale, c’est le fils qui se sent à
la fois occupé et abandonné par son père : Gérard face au docteur Labrunie,
dans la maison du docteur Blanche, Jésus-Christ face à Dieu ou à une
absence de Dieu, sur le Mont des Oliviers.
Si ce n’est pas le père qui vit à l’intérieur du fils, tout est perdu et le fils
lui-même ne peut rien pour les hommes (« Hélas – et si je meurs, c’est que
tout va mourir ! »). De Dieu à Jésus, et de Jésus aux hommes, le seul mystère
est celui d’une présence continuée, d’une retransmission à la fois matérielle et
spirituelle d’existence :
***
Cette interrogation reçoit pourtant quelque part une réponse : c’est dans la
suite de rêves des Mémorables qui clôt Aurélia, et qui peut passer pour le
dernier mot de Nerval. Logique intérieure et chronologie se conjuguent pour
conférer à ces pages un caractère ultime, testamentaire. Spirituellement,
matériellement, poétiquement, toute l’œuvre nervalienne, Albert Béguin l’a
bien montré, converge vers ces quelques couplets extatiques. Ce n’est point
hasard si le texte de Nerval le plus heureux, le plus ouvert à toutes les
promesses du ciel et de la terre, constitue aussi son plus particulier chef-
d’œuvre.
Ce si parfait bonheur des Mémorables, de quoi est-il donc fait ? D’une
double découverte. Nerval s’y découvre d’abord pardonné et sauvé ; il rêve
qu’aux côtés de sa grande amie, – la femme unique, ici devenue déesse et
anonymement appelée*** – il monte à la conquête du ciel et pénètre dans la
Jérusalem nouvelle. Mais ce triomphe spirituel a été précédé d’une apothéose
cosmique. Nerval a aussi découvert le secret du monde sensible, la formule
matérielle de réconciliation dont race et poésie ne lui avaient donné que des
approximations imparfaites. Ce secret, cette vivante loi du monde, nous nous
apercevons enfin que c’est la consonance.
Comme tout ici se lie, et que l’expression ne se sépare pas de l’expérience,
cette consonance se découvre d’abord dans l’acte littéraire lui-même. Les
Mémorables échappent à la sédimentation sémantique, ils sont purs de tout
syncrétisme. Les mots y sont monovalents. Volontairement dénué de
profondeur, le langage s’y emploie à peindre en chacun de ses gestes un seul
sentiment ou un seul spectacle. Comme les couleurs d’un Fra Angelico, les
mots s’y consacrent à traduire l’unicité d’une vision miraculeuse. Point de
dédoublement ou d’arrière-pensée. Cette consécration à l’unique marque
peut-être le passage d’un art polythéiste à une inspiration monothéiste, elle
donne en tout cas au langage une extraordinaire allure de dévotion et de
naïveté, elle étend sur lui un vernis d’innocence. Et pourtant la suite de
versets des Mémorables possède autant de profondeur qu’aucun sonnet des
Chimères : mais la profondeur s’y crée justement dans l’étalement d’un lisse
verbal, dans une superficialité du langage. Elle y naît horizontalement, à
travers la distance et dans l’écho. Chacun de ces couplets y garde en effet son
unicité, sa nuance d’étrangeté ou de légèreté à l’intérieur d’un climat qui
évoque l’inouï rimbaldien : tous se rejoignent pourtant dans
l’approfondissement d’une vérité commune. De l’un à l’autre un thème
unique se découvre, se ramasse, se complique, triomphe. Et ce thème dont la
progression intérieure s’accorde admirablement à l’espacement des strophes,
à leur libre harmonie, c’est justement le thème de l’identité dans la distance,
le thème de la consonance.
D’où naît la consonance ? Elle sort d’abord d’une expression concrète de
confiance, d’un chant d’adoration :
Une perle d’argent brillait dans le sable ; une perle d’or étincelait au
ciel… Le monde était créé.
Perle d’argent, ce feu liquide enfoui dans la terre, et perle d’or, ce feu
stellaire enfoncé dans le ciel, accordent soudain leur double éclat. Leur
consonance étincelante redonne à l’univers le sens de son unité : c’est donc
elle qui crée le monde. Cet accord véritablement originel entraîne toute une
série d’événements où les gestes de la création et de l’exaltation ne se
distinguent plus de ceux de la réunion. Le feu par exemple se délivre de la
profondeur, la montagne s’embrase, les vies surgissent d’un peu partout, un
sentiment puissant de fraternité pousse les êtres à s’appeler les uns les autres :
Une fois quitté l’abri du touffu végétal, une fois gravie la montagne, ce
seront l’envol, l’ascension céleste, l’arrivée au pays de vie et de vérité.
Mais cette vérité de l’esprit n’est pas dirigée contre une vérité de la nature.
La rédemption nervalienne n’est pas, comme Albert Béguin l’a fortement
souligné, un oubli du monde humain ou naturel. Nerval sauvé redescend vers
ses semblables, il se retourne vers la tendre contrée matérielle pour lui
annoncer la Nouvelle. Un dernier verset onirique, plus complet et plus riche
encore que tous les précédents, reprend et redessine alors de manière
définitive la vision nervalienne d’un monde sauvé.
Du sein des ténèbres muettes deux notes ont résonné, l’une grave,
l’autre aiguë, – et l’orbe éternel s’est mis à tourner aussitôt. Sois
bénie, ô première octave qui commenças l’hymne divin !
Notes
1. Œuvres, p. 717.
2. Id., p. 368.
3. Ibid.
4. V. O., III, p. 132.
5. Id., I, p. 149.
6. Œuvres, p. 407.
7. Id., p. 379.
8. Id., p. 160.
9. Id., p. 164.
10. Œuvres, p. 452.
11. Œuvres, p. 377.
12. Œuvres, p. 33.
13. Œuvres, p. 409.
14. Œuvres, p. 419.
15. Ibid.
16. Œuvres, p. 68.
Profondeur de Baudelaire
Baudelaire est bien lui-même ce bijou endormi, enseveli, cet être séparé de
son être, cette conscience toujours distante d’elle-même et de son objet,
perdue dans l’insondable. Mais cette distance est ambiguë : elle enveloppe
une proximité, elle suggère une intimité. Le joyau est seulement endormi, il
peut toujours s’éveiller, revenir au jour, s’épanouir, devenir fleur, et c’est
alors le miracle d’un parfum qui nous atteint comme un message :
Notes
1. Éd. de la Pléiade, p. 92.
2. Ibid.
3. Id., p. 1386.
I
« L’ivresse de l’Art, écrit Baudelaire dans Une mort héroïque, est plus apte
que toute autre à voiler les terreurs du gouffre1 » Par gouffre entendons à la
fois la viduité du monde et le creux intérieur de la conscience, l’espace
d’extase et de vertige qui constitue le lieu de la spiritualité baudelairienne. Ce
creux, on verra comment l’activité de l’imagination parvint en effet chez
Baudelaire à le remplir et à l’humaniser. Mais avant d’entrer avec lui dans
cette entreprise, avant de partager toutes les ivresses de son art et d’en vérifier
le pouvoir salvateur, il faut nous demander si Baudelaire ne connut jamais
d’autres ivresses ou d’autres activités lucides capables de vaincre son vertige
ou de voiler ses terreurs. Pour descendre vers le centre interdit de lui-même,
n’eut-il jamais à sa disposition d’autre magie que celle des images, d’autres
moyens que ceux du rêve ? Et dut-il confier au seul art l’exploration de son
abîme intérieur ?
L’attention passionnée que Baudelaire prêta toujours à Edgar Poe semble
bien nous prouver le contraire. Elle suggère qu’il envisagea d’autres moyens
d’exploration intérieure, ceux par exemple que lui offrait une raison
conquérante. Ne croyons pas pourtant que chez Poe cette raison affirmât
immédiatement sa puissance : Baudelaire pouvait au contraire y reconnaître
sans peine un double de ses propres peurs. Dès l’abord il y voyait régner
l’incongru, le fantastique, et s’y dessiner sur un fond d’inexplicable toutes les
formes possibles de la chute : descente dans l’entonnoir du Maelstrœm, folle
montée vers la lune, ou bien encore retombée en spirale vers le Pôle Sud,
nombril des mondes, source des temps, « foyer » mystérieux « vers lequel les
rayons de la destinée vont se concentrant et s’engloutissant ». On devine à
quel point tous ces cauchemars durent le fasciner : le même mouvement s’y
retrouvait que dans sa propre rêverie vers un infini qui serait en même temps
un centre, un fond toujours plus resserré de l’être vers lequel le moi se
sentirait irrésistiblement attiré. Chez Poe, dont l’univers est dominé par la
présence des eaux lourdes et mortes, cet engloutissement revêt le plus
souvent un aspect liquide ; chez Baudelaire, au contraire, dont le monde
intérieur s’oriente selon l’aimantation d’un tropisme solaire, cette chute
devient un affolement aérien, une retombée céleste : son Icare qui veut
« sonder la fin et le milieu » du ciel, s’écroule sous « l’œil de feu », il monte
et tombe tout à la fois vers « les astres nonpareils qui tout au fond du ciel
flamboient2 ». Au fond du gouffre, il y a ici pour Baudelaire un soleil qui
brûle et qui regarde. Mais les différences de décor n’altèrent en rien la
similitude du vertige.
Cette peur que Poe installe si puissamment en nous, il nous donne
cependant les moyens humains de la réduire. De conte en conte se développe
en effet toute une méthode de pensée apte à sonder, peut-être même à
posséder le gouffre, à expliquer l’apparemment inexplicable. Le mystère y est
lentement et progressivement vaincu par les démarches – hypothèses,
déductions, inductions, – de la pensée la plus purement rationnelle. « Ce qui
impose (à cette œuvre) un caractère essentiel et la distingue entre toutes,
c’est, écrit Baudelaire, qu’on me pardonne ces mots singuliers, le
conjecturisme et le probabilisme3. » Cette puissance de conjecture s’y exerce
sur les terrains les plus divers : énigmes policières par exemple. Dans
l’Assassinat de la rue Morgue ou le Mystère de Marie Roget l’abîme où se
perdent les esprits ordinaires est celui d’un crime apparemment absurde. Un
jeune homme se présente alors qui « va refaire l’instruction pour l’amour de
l’art ». « Par une concentration extrême de sa pensée, et par l’analyse
successive de tous les phénomènes de son entendement il est parvenu à
surprendre la loi de génération des idées. Entre une parole et une autre, entre
deux idées tout à fait étrangères en apparence il peut rétablir toute la série
intermédiaire et combler aux yeux éblouis la lacune des idées non exprimées
et presque inconscientes. Il a étudié profondément tous les possibles et tous
les enchaînements probables de faits. Il remonte d’induction en induction… »
L’inconnu se trouve donc peu à peu cerné en extension par la largeur d’un
savoir encyclopédique : il est en même temps fouillé dans sa profondeur par
la rigueur d’une chaîne logique qui, de degré en degré, finit par en atteindre
l’origine, le nœud, le point central à partir duquel tout s’éclaire, à partir
duquel il n’y a plus de gouffre.
S’agira-t-il d’élucider un mystère métaphysique ou cosmogonique, la
méthode demeurera la même. Par exemple Baudelaire commente en ces
termes la Révélation magnétique : « Le point de départ de l’auteur a
évidemment été celui-ci : ne pourrait-on pas, à l’aide de la force inconnue
dite fluide magnétique, découvrir la loi qui régit les mondes ultérieurs ? »
C’est dans un gouffre temporel que prétend s’enfoncer alors la conjecture :
mais toujours elle vise à combler un abîme, à conquérir rationnellement un
inconnu. Le pessimisme fantastique de Poe débouche donc sur un optimisme
de la raison qui le situe, dans l’échelle des déchiffreurs d’énigmes et des
explorateurs de mondes, tout près de ces deux autres pionniers de l’invisible
que furent Jules Verne et Conan Doyle. Poe les dépasse seulement par le
caractère métaphysique de son ambition : toute son œuvre, écrit Baudelaire,
est emportée « dans une incessante ascension vers l’Infini », « une
entraînante aspiration vers l’Unité », un mouvement passionnément rationnel
qui voudrait toujours dépasser la diversité des probables, et découvrir, au
fond du gouffre des possibles, le point fixe où git l’unique vérité.
C’est dans le Scarabée d’Or que cette méthode connaît sa plus
merveilleuse réussite. Il s’y agit, on le sait, « de l’analyse des moyens
successifs à employer pour deviner un cryptogramme, avec lequel on peut
découvrir un trésor enfoui4 ». Découverte que Baudelaire dut tenir pour tout
simplement miraculeuse : quiconque a vécu dans la familiarité de son univers
imaginaire sait toute la place qu’y occupent ces thèmes magiques du trésor
enterré ou du métal caché. Ils signifient à la fois l’interdiction qui lui est faite
de se toucher directement lui-même et le désir passionné d’un tel contact. Du
« joyau qui dort enseveli loin des pioches et des sondes », jusqu’aux a bijoux
perdus de l’antique Palmyre », « aux métaux inconnus », « aux perles de la
mer5 », toute une richesse inaccessible incarne dans sa rêverie l’impossible
présence à soi-même. Pour mieux souligner le caractère interdit de ces
trésors, son imagination va jusqu’à les soumettre au contrôle d’un dieu lui
aussi réprouvé. Dans les Litanies de Satan, le grand Intouchable est
nommément reconnu le maître de toutes les richesses souterraines :
***
Baudelaire pourtant ne retient pas cette leçon. Toute son admiration pour la
puissance intelligente, qui parvient dans le monde de Poe à maîtriser le
fantastique et à dissiper la terreur, ne l’empêche pas de ressentir aussi devant
elle un malaise secret. L’implacable progrès du raisonnement s’y
accompagne en effet d’un sentiment d’abstraction grandissante, qui provoque
bientôt en lui une sensation physique d’étouffement. « Dans cette incessante
ascension vers l’infini, écrit-il, on perd un peu l’haleine. L’air est raréfié dans
cette littérature, comme dans un laboratoire »… Et cette raréfaction gagne
bientôt le tissu concret du monde : « Ainsi les paysages qui servent
quelquefois de fond à ses fictions fébriles sont-ils pâles comme des
fantômes8. » C’est comme si les choses, à mesure qu’elles sont envahies par
le progrès de l’explication rationnelle, s’évidaient peu à peu, perdaient de leur
densité et de leur poids. L’approche de l’Unité, le voisinage d’un secret
presque atteint semblent volatiliser en elles la substance charnelle : et peut-
être en effet la recherche du vrai ne peut-elle ici s’effectuer sans l’abandon
préalable d’une fraîcheur, sans le sacrifice d’une tendresse ou d’une chair.
Ce sacrifice, le Scarabée d’Or semblait pourtant prouver qu’il n’est
nullement nécessaire : la vérité découverte n’y avait rien d’abstrait, ni de
fantomatique ; elle réchauffait au contraire, rayonnait ; le vrai, qui se
dévoilait dans l’éclat jaune de cet or, y restait merveilleusement charnel. Mais
c’est peut-être parce que cet or n’avait pas été totalement découvert, ou parce
que sa découverte n’avait fait qu’ouvrir la voie à d’autres rêveries, à d’autres
hypothèses. Au cœur du coffre déterré, nous voyons en effet s’installer
bientôt un autre mystère, celui d’une richesse inépuisable : « Le contenu du
coffre, écrit Baudelaire, est d’abord évalué à un million et demi de dollars,
mais la vente des bijoux porte le total au delà… » Et dans cet au-delà
entrouvert voici un nouveau vertige qui se creuse : « La description de ce
trésor donne des vertiges de grandeur et des ambitions de bienfaisance9. Il y
avait certes, dans le coffre enfoui par le pirate Kidd, de quoi soulager bien des
désespoirs inconnus… » Bref on voit qu’il s’agit ici d’une fausse découverte.
En se rechargeant d’inconnu, de possible, le trésor redevient générateur de
rêves, objet imaginaire. Et nous n’arrivons ainsi jamais au fond du coffre, ni
du gouffre.
Si en effet la rêverie baudelairienne vise, tout comme l’intelligence
poesque, à s’enfoncer toujours plus loin dans le mystère, il n’existe pas pour
elle de terme ni d’arrêt ; elle n’atteint aucun savoir ultime, et le réel demeure
toujours pour elle en sursis. Dans le temps comme dans l’espace, son paysage
est sans limite. Alors même que de reculs en reculs on pourrait se croire avec
elle arrivé en un lieu et un moment premiers, au cœur de cet « autre océan où
la splendeur éclate, Bleu, clair, profond ainsi que la virginité10 », se
développe toujours le soupçon d’une virginité encore plus vierge, d’un
commencement plus absolument premier. Le « vert paradis » lui-même n’est
peut-être que le rêve d’un autre paradis, plus primordialement vert, d’une
autre enfance en deçà de l’enfance, et dont les plaisirs furtifs de l’enfance
réelle servent sans doute seulement à défendre l’accès : tout semble s’y passer
au delà d’un écran au son de violons « vibrant derrière les collines », dans
une sorte de clandestinité joyeuse, « avec les brocs de vin, le soir, dans les
bosquets11 ». Et si l’on traverse cet écran, ces bosquets, si l’on redescend dans
la Vie Antérieure elle-même, « au milieu de l’azur, des vagues, des
splendeurs12 », au centre de ce paysage rêvé qui converge tout entier vers le
creux d’une conscience attentive, on ne découvre encore qu’une
insatisfaction, qu’un mouvement pour dépasser cette convergence elle-même
et pour approfondir un secret éternellement douloureux. Tout effort vers le
centre de l’être débouche ici sur une nostalgie.
Cette nostalgie se retrouve au cœur de toutes les rêveries baudelairiennes,
et par exemple dans cette imagination des métaux qui donnait au Scarabée
d’Or sa valeur de miracle. Baudelaire peut bien rechercher dans l’univers
métallique, comme on l’a souvent montré, la dureté, la frigidité, la négativité,
tout ce qui s’oppose ou déchire. De par son éclat froid, tout entier réfugié en
une surface apparemment infranchissable, le métal peut figurer un monde
sans en-dessous ; il incarne à merveille le regard mort de la stérilité. Mais très
souvent aussi Baudelaire rêve à sa substance intérieure ; il imagine en lui le
minerai fondu, la pâte à peine refroidie, la vie originelle. Cette chaleur
engourdie, son imagination essaie alors de la réveiller de l’extérieur, par
l’excitation superficielle du son, du mouvement :
Miracle d’un soleil, toujours rêvé comme le noyau fabuleux des mondes,
mais qui ne pourrait continuer à les animer de sa chaleur qu’en réchauffant ce
feu à l’abîme, plus central encore, d’une eau étrangement lustrale. Ainsi voit-
on l’homme baudelairien lui-même se partager toujours entre désir et
nostalgie, espoir et souvenir, tâchant de les rejoindre l’un à l’autre, « aspirant
sans cesse à réchauffer ses espérances, et à s’élever vers l’infini23 ». Qu’elle
parvienne à faire circuler entre passé et avenir ces courants de chaleur, cette
continuité d’existence, qu’elle puisse relier en profondeur l’ombre intérieure
à l’obscurité des choses, qu’elle réussisse enfin à faire rejaillir de l’insondable
la joie d’une réalité toute neuve, et l’imagination baudelairienne aura
pleinement accompli sa tâche : elle aura démontré l’infinie fécondité du
gouffre.
***
Cette fécondité, il n’est cependant nul besoin d’aller plonger au plus
profond du gouffre pour en éprouver les bienfaits : elle se manifeste aussi
bien à qui reste au bord de l’abîme, seulement attentif à écouter monter en lui
les voix de l’ombre. L’être n’est point alors forcé jusqu’en son centre par le
mouvement d’une imagination conquérante : c’est de loin, et par diverses
sortes de messages, qu’il manifeste sa présence.
Il peut par exemple se trahir sous la forme d’une expansion presque
invisible :
Elle est belle, et plus que belle : elle est surprenante. En elle le noir
abonde : et tout ce qu’elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux
sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard
illumine comme l’éclair : c’est une explosion dans les ténèbres.
Je la comparerais à un soleil noir, si l’on pouvait concevoir un astre
noir versant la lumière et le bonheur…30
***
Au lieu de s’épaissir, que le brouillard inversement s’allège, s’évapore : il
devient transparence, « rideau d’azur ». Nouvelle rupture d’équilibre, presque
aussi dangereuse que la rêverie pétrifiante, car ce passage au translucide
risque de creuser le gouffre, d’introduire le vide au cœur même de la
recherche intérieure, bref d’accabler le moi sous la « sereine ironie » dont
gémira plus tard un Mallarmé. Mais Baudelaire échappe à ces dangers par la
rêverie d’une substance nouvelle, à la fois transparente et infranchissable : la
vitre. Substance merveilleuse, qui remplace l’opacité brumeuse par une
visibilité totale, mais en interdisant aussitôt de toute sa surface interposée
l’accès immédiat de l’objet. La vitre écarte et réunit, elle dérobe et elle
propose : tout aussi ambiguë que le brouillard, et tout autant que lui favorable
à la recherche imaginaire de l’être.
Point pour Baudelaire « d’objet plus profond, plus fécond, plus ténébreux,
plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir
au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une
vitre…40 ». Car le soleil dépouille, écrase l’univers. Sous le soleil nous
sommes tous égaux et misérables, mauvais acteurs d’un drame dont nous
ignorons le sens, jaugés, jugés par l’œil lointain. Mais la vitre rassure. Elle
met le monde sous glace. Elle transforme la réalité en un spectacle,
l’absurdité en une énigme, la platitude en une profondeur, et nous devenons
nous-mêmes, derrière elle et par elle, des spectateurs, et donc des innocents.
Transparente, elle empêche la splendeur, mais elle favorise cette
concentration lumineuse qu’est l’éblouissement. Enfin elle semble évider
encore la profondeur et purifier la nuit, en cristallisant dans sa pâte glacée
toute l’inquiétante et vague épaisseur autrefois éparse dans le tissu concret de
l’ombre. Mais ce vide reste inoffensif : à moins de briser la glace, – geste
sadique, et sacrilège comme l’indique bien le Mauvais Vitrier, – le spectateur
n’a rien à craindre. La vitre ne voile pas le gouffre, mais elle fait mieux : elle
le signale et l’interdit.
Plus étrange pourtant, et plus importante encore, cette notation d’une
fécondité de la vitre, ou de cet espace interdit et transparent que la vitre
recueille en elle, durcit et symbolise. « Rien de plus fécond, écrit Baudelaire,
qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle… » Fécondité sans doute morale : car
la vitre engage à d’infinies hypothèses sur son au-delà humain, elle entrouvre
une intimité, propose peut-être le déchiffrement d’un destin. Mais la
fécondité de la vitre est plus encore sensible. Tout se passe en effet chez
Baudelaire comme si les objets étaient enrichis, ou du moins transformés
dans leurs relations réciproques par la seule transparence qui les éloigne du
regard, et qui les sépare aussi les uns des autres. Dans la limpidité défendue
de la vitre Baudelaire va découvrir un milieu vivant, une épaisseur créatrice.
À cette découverte l’ont surtout amené ses réflexions sur les beaux-arts. S’il
se demande par exemple d’où provient l’harmonie colorée d’un paysage, il
aperçoit que c’est le « vernis épais et transparent de l’atmosphère41 », – vernis
parfois ramassé et coagulé dans la glace recouvrant le tableau lui-même, –
qui provoque le mariage des teintes, en même temps que leur émergence à
un maximum d’éclat et de spécificité :
Il est bon que les touches ne soient pas matériellement fondues : elles
se fondent naturellement à une certaine distance voulue par la loi
sympathique qui les a associées. La couleur obtient ainsi plus
d’énergie et de fraîcheur42.
La vitre reste ici douée d’un pouvoir magique, mais cette magie est
désormais négative, inhumaine. Elle vise à accentuer les limites de chaque
objet, à souligner leur juxtaposition, leur clôture, leur indifférence
réciproque ; en même temps elle les rapetisse et les éloigne ; elle fait d’eux
les morceaux épars et ridicules d’un monde de pure contingence. Bref ce qui
triomphe dans cette précision incongrue et presque hallucinante, c’est ce
contraire sensible de l’harmonie que Baudelaire nomme rapsodie : un état de
désordre où rien n’a plus de sens, où tout est séparé de tout.
De cette cruauté rapsodique, on peut cependant rendre compte par le climat
physique dans lequel cette scène est située : tout s’y passe à travers un froid
insupportable. Le spectateur, glacé lui-même, « un morceau de glace
pensant48 », y est séparé de son spectacle par une vaste étendue d’air gelé. Or
on sait que le froid signifie toujours pour Baudelaire resserrement, acuité,
déchirure ; il crispe les choses sur elles-mêmes ; il les clôt désespérément tout
autour d’une vérité mourante, d’une absence. S’il vit, c’est de rigueur,
d’avarice et de stérilité. Il suffit donc à paralyser la transparence : le vide
n’est chez Baudelaire qu’une limpidité glacée. Inversement, la transparence
véritable est un vide attiédi, assoupli, voluptueusement vivant, presque
liquide. C’est ainsi que le ciel, dans lequel se roule le nageur spirituel
d’Élévation, tient à la fois d’une eau et d’une flamme : c’est une « pure et
divine liqueur », mais aussi un « feu clair qui remplit les espaces limpides ».
Tout s’y passe comme si le soleil lui-même avait daigné quitter son
inaccessible zénith, comme s’il était descendu se noyer dans l’espace des
hommes, pour le remplir de sa chaleur et l’animer de sa fécondité. Plus
besoin dès lors de poursuivre la transcendance, « le Dieu qui se retire »,
jusque dans l’ultime profondeur : le nageur d’Élévation est tout le contraire
d’un Icare ; il sillonne « l’immensité profonde », mais il se sent par elle
accepté, soutenu ; il la parcourt horizontalement, en vol plané ; il peut même
baisser la tête et jeter les yeux sur cette terre dont son envol ne l’a pas
détaché, dont au contraire et paradoxalement son élévation le rapproche. Car
désormais « il plane sur la vie », et grâce à sa hauteur, à toute l’étendue
d’espace transparent qui s’étend entre le sol et lui, il
Ici encore c’est la distance qui révèle, la transparence qui éclaire le sens des
choses : et quoi d’étonnant à cela puisqu’elle n’est qu’une flamme invisible,
un feu fondu.
***
Ce feu, il flambe aussi dans notre corps : c’est lui qui assure
matériellement le rayonnement personnel, et qui permet la relation humaine.
Ce soleil charnel, ce sera le sang. Le sang a chaleur, souplesse, plénitude,
continuité ; il fait glisser jusque dans les parties les plus reculées de l’être le
secret liquide de la vie. Il illumine, il brûle ; la flamme rougeoyante d’un
foyer peut « inonder de sang [une] peau couleur d’ambre50 ». Et le soleil peut
ressembler inversement à une plaie sanglante. Surtout le sang féconde, il
apaise la soif ; lui aussi est un « père nourricier » ; ainsi le sang perdu de La
Fontaine de Sang s’en va « transformant les pavés en en îlots », désaltérant la
soif de chaque créature » ; de façon plus troublante encore le cadavre
sadiquement décapité d’Une Martyre
Boire le sang tout chaud, c’est boire aux sources de la vie. Le sang sera
donc le signe même de l’expansion, l’antithèse vivante de toutes les
paralysies.
Pourtant il reste lui-même exposé à la paralysie : qu’il se ralentisse, se
refroidisse, et le voici devenu sang figé. La coagulation est une pétrification
sanguine : c’est pourquoi le soleil couchant ou hivernal, le soleil mourant,
apparaît si souvent à Baudelaire sous les espèces d’une sorte de caillot gelé.
Mais cette malédiction de l’immobile, le sang peut aussi la rencontrer par de
tout autres voies : celles, par exemple, d’un pourrissement interne. Dans
l’échelle de vie et de mort, le sang corrompu ne vaut guère mieux que le sang
coagulé ; tous deux signifient stagnation, impuissance, et tous deux se
retrouvent en effet dans le sang engourdi du spleenétique. Car s’il est vrai,
comme l’écrit Baudelaire dans son étude sur Poe, « que notre destinée circule
dans (nos) artères avec chacun de (nos) globules sanguins52 », il est normal
que le signe d’une destinée dès le départ brisée, – brisée par le péché originel,
brisée par le mouvement même de la conscience, – que le symbole d’une âme
fêlée soit un sang lui aussi divisé, en lutte contre lui-même, donc sans élan, et
privé de cette chaleur expansive que Baudelaire nomme la curiosité. Le
spleen est le lieu même de l’incuriosité : ce qui coule dans les veines du
spleenétique, c’est en effet un liquide de mort, « au lieu de sang l’eau verte
du Léthé ».
Quelle joie en revanche que de voir couler un sang bien frais ! « La volupté
surnaturelle que l’homme peut éprouver à voir couler son sang53 s’explique
par la jouissance d’une vie jusque-là protégée, mystérieuse, et devenue
soudain présente, merveilleusement et dangereusement tangible. Notre réalité
la plus lointaine, non pas vraiment notre nature, mais ce que Baudelaire
nomme surnature, s’étale avec lui au grand jour. Et ce qui rend cette
révélation spécialement bouleversante c’est qu’elle représente en même
temps une atteinte à cette surnature : un sacré s’y trahit et y meurt. La
grandeur de l’hémorragie lui vient ainsi de réunir en elle une évidence de vie
et une fatalité de mort ; l’homme ne s’y découvre existant et puissant qu’à
travers la montée d’une faiblesse. Le cauchemar de la source tarie, ou du
soleil éteint va donc se retrouver dans le monde de l’épanchement sanglant :
le rêve d’hémophilie que nous décrit La Fontaine de Sang traduit
admirablement cette hantise d’une vie saignée à blanc.
Cette saignée ne postule d’ailleurs aucune blessure : la vaporisation
sanglante qu’est l’hémorragie s’aggrave encore de toute la porosité des
corps ; la chair se laisse ici traverser en tous sens par la circulation sanguine.
Pour saigner, elle n’a pas même besoin d’être entamée, incisée. Tout filtre à
travers l’épiderme ; c’est comme si la peau n’existait pas :
Mais la peau peut aussi se durcir, se faire métal ou pierre ; le sang s’enfuit
alors, il se retire dans les profondeurs charnelles. La femme froide, œil
d’acier, chair de marbre, réussit à suggérer qu’elle ne recèle plus ni vie ni
sang, et qu’en sa profondeur tout comme en sa surface s’étend le même
désert stérile :
***
Larmes, parfums, sang, brouillard, vitre, rayons solaires : autant de formes
de l’être vaporisé. Ils incarnent pour Baudelaire l’épanchement d’une âme ou
d’un objet, le contact enfin rétabli avec soi-même et avec l’univers. Mais ils
lui rappellent aussi que ce contact ne saurait se créer qu’à travers une
distance, dans un espace défendu. Il lui faut donc se contenter d’attendre et de
recevoir chaleur, lueurs, parfums, messages. Séparé de l’objet et distant de
lui-même, il a jusqu’ici ignoré la joie de l’appréhension immédiate, de la
possession directe. Il s’est senti vivre de loin.
À d’autres moments, pourtant, cette distance s’annule, cet exil cesse. De
spectateur lointain, Baudelaire devient soudain maître et possesseur de sa
propre vie. Il parvient à pénétrer directement tel objet, tel son, tel paysage, et
à prendre en même temps de lui-même une conscience immédiate. Dans
certaines minutes d’extase, « dans les grandes heures de la vie », l’être est
vécu dans son intériorité même, et c’est à partir de cet intérieur que la
conscience en épouse le dévoilement et l’expansion :
La personnalité, c’est bien ici cette distance singulière qui sépare toujours
le moi de son spectacle, de sa sensation, de lui-même : mais dans ce que
Baudelaire nomme l’objectivité cette distance s’annule. Il ne voit plus une
aile ou un oiseau : « Bientôt vous êtes arbre… ; déjà vous êtes l’oiseau lui-
même… » Un oiseau qui, à chaque instant de son vol, vit au centre du
monde.
Baudelaire continue en décrivant son expérience de fumeur ; expérience
fort commune, mais exemplaire en ce qu’elle illustre exactement la double
tendance à la concentration et à l’évaporation qui caractérise pour lui toute
existence humaine. Voici la phénoménologie baudelairienne du tabac :
Cette expérience, prenons garde qu’elle est exactement inverse de celle que
nous décrit Baudelaire dans le petit poème des Fleurs du Mal intitulé La
Pipe : dans La Pipe, le fumeur jouit de la même évaporation, il y savoure la
même fumée, mais il y domine son plaisir, il y traite la pipe en instrument.
Son « âme » y accueille la fumée qui monte lentement vers elle.
Mais dans les Paradis Artificiels, l’âme devient elle-même cette bouche
enflammée : brûlante, accroupie et concentrée dans le tabac, expansive,
évaporée dans la fumée, elle se charme et se fume elle-même. Baudelaire
s’habite désormais, il est installé dans sa propre vie, il occupe son propre
soleil.
Sa rêverie va donc se faire conquérante, expansive. Elle voudra rayonner
autour de ce foyer et saisir à partir de lui toute l’étendue des temps et des
espaces. Elle n’essaiera plus de redescendre, comme en un abîme toujours
davantage rétréci, du multiple vers l’un. Elle s’interrogera au contraire sur le
passage de l’un au multiple : elle visera à créer, dans le mouvement d’une
fécondité multipliante, une harmonie totale. Reste à savoir si cet élan vers la
totalité ne se heurtera pas aux mêmes obstacles qui avaient arrêté la poursuite
unitaire de l’être, si cette extase de la multiplication ne risque pas de se
détruire elle-même, de s’achever en catastrophe. Le rêve de l’expansion
indéfinie est-il un rêve heureux ? L’excès, dans l’ambition ou le désir, n’est-il
pas au contraire le seul véritable ennemi du bonheur ? Et s’il est cet ennemi,
comment Baudelaire va-t-il le conjurer, par quels équilibres sensibles,
moraux ou poétiques ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles se
propose de répondre la deuxième partie de cet essai.
Notes
1. Id., p. 323.
2. Les plaintes d’un Icare, p. 244.
3. Poe, p. 672.
4. Poe, p. 672.
5. Bénédiction, o. c., p. 85.
6. Id., p. 193.
7. Poe, p. 672.
8. Poe, p. 678.
9. Poe, p. 672.
48. P. 453.
49. Élévation, p. 86.
50. Les Bijoux, p. 218.
51. P. 182.
52. Poe, p. 683.
Sans que rien ait changé dans la nature de son extase, l’être passe
brutalement d’un sentiment de plénitude à un sentiment de terreur. Et ne
croyons pas que cet effroi soit dû à l’intervention d’un élément extérieur à
l’extase, d’une laideur par exemple, d’une brutalité, d’une ironie ou d’un
remords qui viendraient rompre du dehors l’équilibre interne du bonheur6 :
c’est de ce bonheur même que naît la terreur, que sort la rupture. Simplement
l’être s’y sent dépassé par l’accroissement de sa propre joie, il ne peut plus en
comprendre le mouvement, en deviner la règle. N’obéissant plus à aucune loi
humainement saisissable, perdant tout caractère nécessaire, son bonheur vire
alors d’un seul coup au malheur ; livrée à la frénésie d’un hasard absolu,
l’âme devient la victime de la fantaisie, de l’imprévisible, de toute l’horreur
rapsodique7. « Le rêve gouvernera l’homme8 », et la vie devient semblable
« à un roman fantastique qui serait vivant au lieu d’être écrit9 ».
Rupture d’une équation intime, apparition d’un déséquilibre, telles sont
bien les causes du désastre. « Il n’y a plus d’équation entre les organes et les
jouissances, et c’est surtout de cette considération que surgit le blâme
applicable à ce dangereux exercice où la liberté disparaît. » Rien alors ne se
modifie, mais tout change de signe. La plénitude continue à s’enfler, mais
c’est dans la douleur : « Monuments et paysages prirent des formes trop
vastes pour ne pas être une douleur pour l’œil humain. L’espace s’enfla, pour
ainsi dire à l’infini10. » Péniblement distendu, il semble en même temps
s’évider, se creuser : c’est comme si Baudelaire découvrait, au fond de ce
nouveau tonneau des Danaïdes, des trous par où s’échapperait sans fin la
substance la plus précieuse de son désir, de sa souffrance :
Mais c’est que tout est nombre, et qu’au bout de tout accroissement
numérique, de toute multiplication, et donc de toute activité vivante, puisque
la vie se définit par une fatalité d’expansion, se produit un dérèglement,
s’ouvre un abîme. Le dernier vers du Gouffre, si ambigu et toujours discuté :
***
On sait l’attirance qu’exercent sur la sensibilité baudelairienne toutes les
formes sensibles ou morales de la corruption. Mais qu’est-ce que le
corrompu sinon le suprêmement expansif ? Le rêve de putréfaction ne se
sépare pas de la rêverie multipliante, dont il constitue la suite logique et la
caricature. Car la vie pourrie, c’est de la vie défaite ; mais cette vie, justement
parce qu’elle est défaite, nous semble répandue, fourmillante, suprêmement
active. Rien de plus fécond qu’un beau cadavre, telle est la leçon, mal
comprise, de La Charogne. Tout en elle brûle, sue, coule, rayonne, exhale ;
un corps s’y décompose et donc s’y multiplie ; elle peut
***
Cette fixité, autant vaudrait sans doute l’installer au cœur de la vie elle-
même. À l’inverse de corrompu, où le vital triomphe en pullulant et en se
dégradant, l’intense contient en lui une vitalité immobile. Il est le fait d’une
énergie qui résiste à la tentation expansive, qui s’amasse sur elle-même et
qui, sans rien égarer de sa puissance, se manifeste cependant au dehors
d’elle-même. La fraîcheur devient intensité en se chargeant de sens et en
s’alourdissant de sa vie ; l’intense est donc le lieu d’une accumulation, d’un
bouillonnement de puissance. On sait qu’il constitue pour Baudelaire l’un des
grands critères esthétiques, qu’il peut servir à signaler une surnature, –
intensité du regard ou du geste, – ou à indiquer – intensité du son ou de la
couleur – la particulière acuité d’une expérience sensible. Il témoigne en tout
cas d’une tension vitale heureusement maintenue ; il affirme l’extrême
densité d’une existence.
Reste à empêcher cette densité de s’alourdir au point d’engendrer une
douleur. Mais le malheur de l’intensité, c’est justement que, relevant d’un
effort de multiplication interne, elle doive bon gré mal gré se soumettre à la
loi de surenchère énergétique qui gouverne, ou plutôt qui dérègle toutes les
expansions sensibles. Pour être ressentie comme intense, une couleur devra
sans cesse accroître son éclat : elle ne pourra rester intense qu’en devenant
plus intense, en se gonflant toujours davantage d’énergie19, en se faisant
criarde, hurlante. Et brusquement elle se trouvera détruite par l’excès même
de son intensité : une minute plus tôt l’être planait dans le bonheur d’une
intensité de pensées et de sentiments quasi royale. Mais voici que
***
Ce loisir n’est si pur que pour se situer au plus haut d’une conscience, au
plus clair d’une lucidité. L’âme bercée domine toujours son bercement ; elle
en constitue le pivot ; à partir d’un centre d’équilibre elle se sent et se voit
balancée. Que ce balancement s’éloigne d’elle, qu’il prenne une existence
quasi indépendante, et c’est comme d’un spectacle que la conscience
immobile jouira de la mobilité. Elle connaîtra le plaisir nouveau de voir tout
autour d’elle se balancer les choses et graviter le monde.
Toi qui « aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement28… » dit
Baudelaire à son âme dans Anywhere out of the World. Inversement ce
mouvement reste aimable parce que saisi à partir d’un repos. L’œil y devient
le centre d’une suite de figures, qui s’engendrent géométriquement et
dynamiquement les unes les autres en une ronde rigoureuse. Baudelaire aime
ainsi la grâce mouvante d’une voiture, ou d’un navire,
Les aspects successifs de l’objet s’y enchaînent les uns aux autres grâce au
pouvoir liant d’une continuité glissante. Mais l’identité de l’objet tout au long
de ces évolutions et l’immobilité de l’œil qui le contemple assurent d’autre
part à ce glissement une rigueur mathématique. C’est pourquoi un tel
spectacle parvient à marier sans rupture réel et possible. Une des plus belles
Fusées analyse le « charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation
d’un navire… et surtout d’un navire en mouvement », charme qui tient, écrit
Baudelaire,
Multiplication, génération ne sont plus ici senties comme les éléments d’un
affolement sensible, mais comme les origines concrètes d’une eurythmie :
« L’idée poétique qui se dégage de cette opération du mouvement dans les
lignes est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais
eurythmique. » Cette vastitude, cette immensité ne suscitent aucun vertige,
car la complication dynamique qui se déploie en eux y demeure soumise à
une loi, à un tout-puissant regard. Le spectateur reste au centre de son
spectacle, et ce spectacle n’a de sens, il n’existe même que par rapport à lui.
***
Repos et mouvement s’y sont pourtant dissociés, ce qui risque d’ouvrir la
voie aux plus graves divorces. Au bout de la jouissance tranquille d’un
rythme extérieur, il y a peut-être l’optimisme impressionniste d’un Guys, –
encore celui-ci reste-t-il « l’homme des foules », c’est-à-dire le partisan
d’une vision éparse, décentrée, – mais plus sûrement l’indifférence du
spectateur, le dandysme ou le stoïcisme, toutes les formes du durcissement
intime et de l’« antihumanity ». Le bercement, où le mouvement demeurait
intérieur à l’immobile, parvenait mieux à préserver une unité vécue :
imparfait seulement en ce qu’il réclamait une paresse, en ce qu’il excluait
toute poussée vers le dehors, tout élancement de la curiosité ou du désir. Que
le bercement franchisse cette clôture de l’intimité, qu’il réussisse à s’enrichir
d’un troisième mouvement qui le transporte hors de lui-même, l’entraîne vers
un but, et l’être s’y retrouvera dans une jouissance nouvelle, celle de la
sinuosité.
Le sinueux est un balancement en marche ; il combine un bercement et une
avancée ; il conjugue une paresse et un élan ; c’est pourquoi il signale
toujours chez Baudelaire la montée d’un désir ou le mouvement d’une joie
sensuelle. La femme la plus voluptueuse est un « serpent qui danse31 » ; tout
en elle ondule : ses vêtements, « ondoyants et nacrés », ses hanches qui
roulent avec l’harmonie rythmique d’un beau navire, sa peau qui « miroite »
« comme une étoffe vacillante », sa chevelure qui déroule sur le cou son
océan de tresses, et jusqu’à son regard singulier
Elle peut bien se « développer comme les longs réseaux de la houle des
mers » ; mais cette sinuosité s’accompagne toujours d’indifférence :
***
L’idéal serait, bien sûr, de toujours contrôler le sinueux en le rappelant à la
fidélité de son origine, au respect de son axe. L’ondulation devrait rester
guidée par une rectitude, et les courbes les plus folles rattacher leurs volutes à
une arête essentielle. Ce mariage du droit et du sinueux, qui constitue pour
Baudelaire le seul équilibre vraiment satisfaisant, dans l’art comme dans la
vie, il en trouve un exemple parfait dans l’image mythologique du Thyrse.
« La ligne courbe, la spirale (y) font leur cour à la ligne droite, et dansent
autour, dans une muette adoration. Ne dirait-on pas que toutes ces corolles
délicates, tous ces calices, explosions de senteurs et de couleurs (c’est donc
bien encore une évaporation qui se traduit par une sinuosité) exécutent un
mystique fandango autour du bâton hiératique ? » La ligne droite peut bien
être nommée hiératique puisqu’elle est chargée d’incarner la singularité,
l’intangibilité, l’immobilité sacrée d’une essence ; mais autour d’elle les
ondulations du sinueux symbolisent toute la variété de l’expression, les
hasards heureux du geste ou du langage, la fantaisie vivante d’une chair :
Notes
1. P. 1090.
2. P. 455.
3. P. 1091.
4. Id.
5. P. 449-450.
6. Cela peut toutefois se produire. Ainsi dans La Chambre Double, l’extase est rompue par
un violent coup frappé à la porte. C’est le temps qui fait irruption dans l’éternité.
7. « Le mot rapsodique, qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le
monde extérieur et le hasard des circonstances. »
8. P. A., p. 445.
9. P. 456.
10. P. A., p. 516.
11. Le Tonneau de la Haine, p. 143.
12. P. A., p. 517.
13. Le Gouffre, p. 244.
14. Une Charogne, p. 106.
15. L’amour du Mensonge, p. 170.
16. Poe, p. 698.
17. Le Tir et le Cimetière, p. 351.
18. Le Tir et le Cimetière, p. 351.
19. Cf. par exemple cette description, dans le Fou et la Vénus (p. 289) d’une « orgie
silencieuse » de lumière et de vitalité : « On dirait qu’une lumière toujours croissante fait de
plus en plus étinceler les objets ; que les fleurs exaltées brûlent du désir de rivaliser avec
l’azur du ciel par l’énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums,
les fait monter vers l’astre comme des fumées. » Outre la notation finale, – l’intensité
visiblement liée à la vaporisation, – ce qui frappe dans un tel texte, c’est le caractère de
compétition que prennent tous ces dégagements énergétiques. L’intensité y est évidemment
soumise à la loi du toujours davantage.
20. Confiteor de l’Artiste, p. 284.
21. Id.
22. P. A., p. 445.
23. Le Chat, p. 109.
24. Ce qui serait sans doute à la fois poésie et charité.
25. C. E., p. 909.
26. La Chambre Double, p. 285.
27. La Chevelure, p. 101.
28. P. 356.
29. P. 920.
30. P. 1201.
31. P. 104.
32. Le vin du Solitaire, p. 179.
Une morale, et même une esthétique de la vie huileuse, tel est bien
l’exotisme baudelairien. Mais cette huile, celle de la mer d’huile, ou celle
encore dont les femmes des Îles enduisent la grâce de leur corps, ne signifie
pas mort intérieure. Sa continuité glissante, tout en empêchant ride ou
morsure, – pensée… – s’accommode très bien du mouvement bercé ou de la
vie ondulatoire. Mieux : elle reste le lieu d’une intensité rayonnante. Une fois
toute conscience assoupie, toute lumière diffusée, tout foyer d’énergie
disparu dans l’uniformité d’un gris universel, le paysage exotique ne s’en
ordonne pas moins en effet selon les lignes de forces d’une radiation
impérieuse. Il se dispose autour de ce triomphe lumineux que Baudelaire
nomme gloire. Et le mystère de cette gloire, c’est qu’elle n’a ni centre ni
périphérie, ou plutôt que son centre est à la fois partout et nulle part.
Omniprésente, vivante, mais presque abstraite dans son ubiquité, elle ne
s’incarne plus dans la réalité quasi personnelle d’un soleil, seulement dans
cette entité sensible : une ardeur, ou même, et plus vaguement encore, une
chaleur. L’image la plus exacte de l’âme exotique, ce sera donc celle des
navires de La Chevelure, qui glissent sur une eau hiératique, et dont les voiles
se tendent, comme pour y vérifier la présence d’un dieu, en direction d’un
ciel vivant et vide, vers toute la pureté de l’espace et du temps :
***
Du paysage exotique, le paysage parisien constitue le très exact revers.
Pour cadre géographique, il a la grande ville ; pour site temporel, il élit non
plus une origine mais un terme, un présent-limite, cette durée fragile, chaque
jour condamnée à mourir et renaître, que Baudelaire nomme la modernité.
Surtout il pose pour postulat premier l’horreur de la nature, la haine de la
fécondité et de l’épanchement, le culte de l’artifice. Point de sève dans ces
murailles : c’est le règne du minéral, de l’inanimé, des substances que le rêve
parisien a dépouillées de toute initiative intérieure, de toute vertu radiante et
réduites à l’état de plages muettes, de façades, de décors ou de miroirs. Rien
dans l’objet urbain ne devant s’opposer aux décrets de la volonté humaine, la
ville baudelairienne se définirait assez bien comme un univers du jouet. En
elle point de palpitation profonde, mais un épiderme sans tache ni ambiguïté,
une « vie plus colorée, nettoyée et luisante que la vie réelle », une existence
sans troubles, qui se signale par « sa propreté lustrée », « l’éclat aveuglant
des couleurs, la violence dans le geste et la décision dans le galbe ». Finis les
mouvements noyés, les tremblements ou les halos, les splendeurs ou les
brumes. La lumière urbaine éclate d’un seul coup, théâtralement,
artificiellement, le gaz déchire l’ombre des rues, allume la pâleur des fronts ;
il dénonce une absence d’âme au creux de ces regards
Les corps n’ont pas été ici victimes d’un affaissement ni d’une fatigue. On
à l’impression que leurs « membres discords », leurs dos bossus, ou leurs
jambes tordues ont été volontairement cassés pour les soumettre au caractère
général d’angularité qui domine le paysage urbain. Car Paris, royaume du
dissonant, du dissymétrique, de l’impair, de tout ce qui boite, – voyez le
Cygne, – c’est le monstre qui brise à la fois les anatomies et les destins. Ainsi
cheminent les petites vieilles, boitillantes, « trottant » pareilles « à des
marionnettes »,
Notes
1. La Chevelure, p. 101.
2. La belle Dorothée, p. 318.
3. P. A., p. 461.
4. Curiosités esthétiques, p. 871.
22. P. 281.
23. P. A., p. 467.
Fadeur de Verlaine
C’est le même son trotte-menu qui court en fausset à travers toutes les
créations authentiquement verlainiennes. C’est lui qui les condamne à
demeurer grêles et boitillantes, privées de profondeur harmonique et
d’architecture intérieure, qui les voue à paraître plus tremblotantes que
tremblantes, plus dorloteuses que berçantes, plus falotes que vraiment
lunaires12. Esthétique de l’impression fausse qui connut ses plus beaux
triomphes dans les Romances sans Paroles :
Nous aurons à revenir sur cet exprès qui pose le problème de la sincérité
verlainienne. Contentons-nous de noter ici l’aveu ravi des frissons que ces
accords discords ont provoqués en lui, et la reconnaissance, d’autant plus
probante que Verlaine s’en croit à ce moment délivré, des séductions
équivoques de la fadeur14.
Notes
1. Fêtes Galantes, En Sourdine, éd. Y. G. Le Dantec, p. 96.
2. F. G., Cythère, p. 90.
3. Romances sans Paroles, Ariettes Oubliées, v., p. 123.
4. F. G., À Clymène, p. 92.
5. Poèmes Saturniens, Nuit du Walpurgis Classique, p. 55.
6. Jadis et Naguère, Kaléidoscope, p. 201.
12. Et ce n’est point hasard si Verlaine a précisément adoré ces terminaisons diminutives
en -otte, -otter, -ette, etc., qui, donnant à la sensation un prolongement mineur, la situent,
juste au moment où elle va disparaître, dans un demi-jour un peu aigre.
13. Parallèlement. À la manière de P. V., p. 359.
14. Cette équivoque n’est peut-être pas sans relation avec cette autre ambiguïté qui fit de
Verlaine un être sexuellement ambivalent. Peut-être conviendrait-il alors de relier le goût du
fané, des brumes et de la continuité sensible à certaines tendances féminines, et de rattacher
au contraire le besoin de déchirure et de dissonance au côté viril de sa nature. En face de
Verlaine, Rimbaud se situe tout entier du côté masculin du choc et de la dissonance :
admirons-le d’avoir reconnu la féminité verlainienne, et d’avoir voulu la nourrir en faisant
lire à Verlaine tes poésies de Marceline Desbordes-Valmore, dont celui-ci aussitôt
s’enthousiasma.
II
Séductions délicieuses, mais dangereuses, car elles dissolvent peu à peu la
fermeté de la conscience qui s’abandonne à elles. Dans la douceur ou dans
l’aigreur l’esprit pouvait continuer à vivre sans rien abdiquer de lui-même,
sans virer pour autant à l’aigre ou au doux. Mais l’aigre-doux lui est une
tentation irrésistible ; par la fadeur il se laisse malgré soi envahir,
transformer, affadir. La fadeur n’est même rien d’autre que cet affadissement
de l’esprit, cette façon sournoise qu’ont les choses d’insensiblement le
pénétrer et de se le soumettre ; elle est une contagion qui décompose la
conscience, qui l’oblige à céder aux appels d’un monde sans visage et à
renoncer aussi à son propre visage.
Laissons-nous persuader
Au souffle berceur et doux…1
Les projets se diluent dans le vague de l’objet, dans « les cieux bruns où
nagent nos desseins5 ». Tout se met à communiquer, à se recouvrir ; le mal de
la réversibilité noie toutes les distinctions temporelles :
Je suis un berceau
Qu’une main balance
Au fond d’un caveau
Silence, silence…10
Tiédeur des mains qui se rejoignent dans l’ombre, douceur d’un tutoiement
chuchoté à travers la grisaille anonyme17, facilité d’une communion plus
authentiquement réalisée ici, dans le vague du sensible, qu’elle ne pourra
l’être, plus tard, dans la banalité de l’idée.
Mais cette situation demeurait ambiguë. Elle risquait même de devenir
douloureuse, dans la mesure où Verlaine continuait à s’interroger sur elle :
preuve trop évidente qu’il ne parvenait pas à l’assumer pleinement, à se
perdre tout entier dans son impersonnalité nouvelle, et que demeuraient en lui
assez de traces de l’individualité ancienne pour assister à la montée de
l’anonyme, s’en étonner et en souffrir.
Tout le malaise verlainien tient en effet à ce dédoublement, à cette
irrémédiable déchirure. Car tout comme Rimbaud, Verlaine pourrait écrire
que « JE est un autre » ; mais alors que Rimbaud, une fois cet autre
découvert, se livre entièrement et frénétiquement à lui, Verlaine ne peut
abolir en lui la voix ancienne, et il se condamne donc à demeurer à la fois JE
et Autre. À l’inverse de Rimbaud, intégralement présent en chacun de ses
mouvements, il éprouve l’impossibilité d’adhérer à lui-même. Il sent sur le
mode de l’anonyme, mais il se sent sentir sur le mode du particulier. Son moi
impersonnel lui fait connaître d’étranges extases, mais sa sensibilité
personnelle ne peut que constater la distance qui le sépare encore de ces
extases, et de cet autre lui-même plus lui-même que lui. Et c’est dans cet
intervalle que se situe sa poésie. Elle dit l’étonnement et la couleur d’un être
à demi aliéné, transporté dans un paysage dont il ne peut découvrir le sens, et
dans lequel il lui est cependant interdit de tout à fait se perdre.
La conscience se sent alors à la fois présente et absente à elle-même :
« envolée, en allée, vers d’autres cieux, à d’autres amours18 », mais en même
temps attachée à cette terre où il lui appartient de dire, par les procédés les
plus calculés et au besoin les plus cyniques de la parole, le caractère ineffable
de sa fuite ou de son envol. Le poète est à la fois ici et ailleurs, attaché à son
propre langage et perdu dans la langue anonyme, dans « l’ariette de toutes
lyres ». Il se sent vivre hors de lui-même, dans le lointain d’un faux exil :
Et le monde semble avoir lui aussi perdu ses raisons d’être. La vie est
comme un rêve intermittent d’où l’on s’éveille en sursaut de temps à autre
pour s’interroger sur le sens de ce qu’on est en train de rêver :
– Corneille poussive,
Et vous, les loups maigres,
Par ces bises aigres
Quoi donc vous arrive ?…23
– Parfums sinistres !
Qu’est-ce que c’est ?
Quoi bruissait
Comme des sistres…24
Au c’est a succédé le qu’est-ce que c’est ? Et la tentative verlainienne
s’achève dans ces sursauts d’homme frôlé par l’invisible, dans cette
interrogation nerveuse qui diffère assez peu d’un cauchemar25. La raison
refuse alors d’admettre un vide qui soit seulement un vide, une existence qui
ne contienne rien d’autre que sa propre révélation. Le rien lui apparaît
maintenant comme le lieu de tous les possibles, comme l’origine même du
fantastique. Faute d’avoir pu en épouser pleinement la neutralité, la
conscience repeuple l’anonyme de toutes ses petites frayeurs. Verlaine
retombe dans le marais de la particularité la plus étroitement physiologique et
nerveuse. Mais ce n’est point d’elle que lui est venue sa malédiction : tout
son malheur fut de s’être arrêté en chemin, de n’avoir su ou pu pousser
jusqu’au bout l’expérience et de n’avoir pas atteint à ce point où, se perdant
totalement, il se serait peut-être retrouvé.
Notes
1. F. G., En Sourdine, p. 96.
2. Cf. Le Dantec, Notes, p. 919.
3. P. S., Chanson d’Automne, p. 57.
4. Sagesse, III, V, p. 183.
5. Id., III, VIII, p. 185.
6. Parallèlement, Réversibilités, p. 356-357.
7. Id.
11. Il n’est pas indifférent que, dans la 3e Ariette oubliée, Il pleure dans mon cœur, qui
décrit précisément ce passage à l’impersonnel, Verlaine ait hésité sur le terme qui rendrait le
plus exactement cette sensation de dissolution intime. Avant s’écœure, choix définitif, il avait
essayé s’effrite, s’ignore, s’ennuie. Cf. Le Dantec, p. 918.
12. R. S. P., Ariettes oubliées, I, p. 121.
13. Id., III, p. 122.
14. R. S. P., Ariettes oubliées, II, p. 122.
15. Cette tentation de l’impersonnel se retrouve présente, si l’on y prend garde, tout au
long de la carrière littéraire de Verlaine. En mai 1873, donc après les Romances sans
Paroles, et probablement en réflexion sur elles, il écrit ainsi à Lepelletier qu’il « caresse
l’idée de faire un livre de poèmes d’où l’homme sera complètement banni » (cité par
Michaud). Sorte de « parti pris des choses », projet de poésie impressionniste d’où l’homme
serait, semble-t-il, exclu, à la fois comme « sujet » et comme conscience de la description
poétique. Plus tard, dans la préface à Parallèlement, il proclame aussi son désir de faire
« enfin de l’impersonnel ».
16. R. S. P., Ariettes oubliées, I, p. 121.
17. Cf. aussi Fêtes Galantes, En patinant : « Rires oiseux, pleurs sans raisons, Mains
indéfiniment pressées, Tristesses moites, pâmoisons, Et quel vague dans les pensées… »
(p. 89).
18. Jadis et Naguère, Art poétique, p. 207.
19. R. S. P., Ariettes oubliées, VII, p. 125.
20. J. et N., Kaléidoscope, p. 201.
21. R. S. P., Ariettes oubliées, III, p. 122.
22. J. et N., Kaléidoscope, p. 202. À l’inverse du Rêve Intermittent d’une Nuit Triste de
M. Desbordes-Valmore, qui est un déroulement continu d’images doucement délirantes, la
rêverie verlainienne comporte des chocs et des réveils, de véritables intermittences. Mais ces
intermittences ne compromettent pas son unité intérieure. Du personnel à l’anonyme, de
l’éveil au sommeil c’est la même féerie et le même décor, le même paysage, mais réalisé
avec plus ou moins de perfection. « Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois… »
Certains moments et sentiments privilégiés permettent de saisir concrètement le mystère de
ce même qui est en même temps un plus, c’est-à-dire un autre. Tel est par exemple le
sentiment du déjà vu, ou du déjà senti. « Ce sera comme quand on a déjà vécu… » continue
le poème. L’interrogation verlainienne apparaît alors comme le premier mouvement d’une
quête intérieure que Verlaine n’aurait pas eu le courage de poursuivre, comme une sorte
d’appel à la réminiscence.
23. R. S. P., Ariettes oubliées, VIII, p. 126.
24. R. S. P., Paysages belges, Charleroi, p. 128.
25. Cf. déjà dans les Poèmes Saturniens la réaction analogue du « Tout suffocant et blême,
quand Sonne l’heure » (Chanson d’automne).
III
Faute d’atteindre à cette limite, et dans l’impossibilité reconnue de
continuer à vivre dans l’équivoque, Verlaine renonce brusquement. On le
voit, après les Romances sans Paroles, tenter de se réinstaller dans le monde
familier, celui de la sensation précise et personnelle. Ce qu’on nomme la
conversion de Sagesse, qu’avait annoncée la première conversion de la Bonne
Chanson, n’est guère en effet qu’un essai pour se ressaisir et pour ressaisir les
choses selon les habitudes du sens commun.
Il importait dès lors de disqualifier tout ce qui avait précédé, et de faire
apparaître les tentatives préalables comme à la fois dangereuses et
mensongères. La courbe du destin verlainien épouse ici assez curieusement,
on l’a peu remarqué, celle de l’évolution rimbaldienne. Comme Rimbaud,
Verlaine brûle ce qu’il avait adoré, il semble même mettre à chanter la
palinodie une sorte de joie mauvaise. Coïncidence plus étrange encore :
Rimbaud s’accuse d’avoir divinisé le désordre de son esprit, mais Verlaine
s’accuse de charlatanisme, et d’avoir fait passer pour sincère une parade
inauthentique. Rien de tout cela n’était vrai, nous dit-il, ce cœur était
« fadasse exprès », et s’il a pu se croire un instant de bonne foi, c’est de cette
bonne foi suspecte de l’enfance qui touche de si près à la mauvaise foi :
– Je pardonne à ce mensonge-là1.
La conscience individuelle ne se perd plus dès lors dans le vide des cieux :
au fond du ciel l’accueille une conscience divine étrangement semblable à ce
qu’elle se sent être elle-même, un moi à la fois transcendé et rédempteur. Et
l’efficacité de cette rédemption tient à sa précision, à sa littéralité ; le pouvoir
de la religion provient ici de son caractère incarné, historique et concret.
Aussi le sentiment religieux n’est-il guère chez Verlaine qu’une idolâtrie. Il a
besoin, pour vivre et pour se soutenir, d’images, et si possible d’images
d’Épinal : les plus nettes, les plus familières, les plus naïves seront celles qui
provoqueront en lui les adhésions les plus heureuses. Seule la netteté du Vrai
dissipera pour lui l’incertitude des possibles. Car ce Vrai a désormais un
nom, un corps, une existence personnelle ; la sagesse provoque bien encore
« un doux vide, un grand renoncement », elle s’enveloppe bien d’une
nouvelle forme de fadeur – « une candeur d’une fraîcheur délicieuse » – mais
ce vide n’est pas une absence ni cette fadeur un écœurement : dans le moi
évidé plus de on, plus de ça, mais un Il, une présence indubitable et radieuse,
« Quelqu’un en nous qui sent la paix immensément »…
Assuré de ce point d’appui, relié par sa foi nouvelle à ce Quelqu’un, à ce
centre divin de référence et de prière qu’est la personne de Jésus-Christ,
Verlaine peut se retourner vers soi, et, seul dans la cellule de Mons,
entreprendre de se refaire une âme. On le voit reconstruire avec application
toutes les catégories logiques, « les cases » de son esprit, et y ranger en bon
ordre, soigneusement étiquetées, les explications qui échappaient autrefois à
son angoisse et que la foi lui a d’un seul coup rendues :
Et la lumière crue
Découpant d’un trait noir
Toute chose apparue
Te montre le Devoir
En sa forme bourrue…6
Notes
1. Parallèlement, À la manière de Paul Verlaine, p. 359.
2. Sagesse, p. 160.
3. Id., I, XIX, p. 162.
4. Sagesse, II, 10, I, p. 172.
5. Parallèlement, p. 358.
Pour vivre ce pur élan, aucun effort n’a été nécessaire : tout naturellement
chaque aube change et recrée notre être, retrouve un court instant la vraie vie.
Mais l’aube véritable ne dure qu’un éclair : redescendu dans la monotonie,
dans le ressassement du quotidien, l’être y redevient la proie des humains
suffrages, des communs élans. C’est alors que pour faciliter son envol, sa
délivrance, Rimbaud fait intervenir le « systématique et raisonné dérèglement
de tous les sens ». Si spectaculaire qu’il apparaisse, ne nous laissons pas
aveugler par ce trop fameux désordre : il ne constitue pas l’essentiel de
l’aventure rimbaldienne. S’il vise à fausser la sensation, à détraquer
l’habitude, à bafouer raison et beauté, s’il prétend faire sortir le moi de son
assiette et les choses de leurs casiers trop bien étiquetés, c’est à seule fin de
secouer l’être, et de lui donner l’occasion de se dégager, donc de
s’appréhender lui-même. Déréglé, le monde redevient mouvant et libre. Mais
comprenons que le dérèglement constitue un exercice préalable en vue d’une
fin bien plus haute : et cette fin le dépasse et le nie, puisqu’il s’agit au fond
pour Rimbaud de découvrir, dans et par le désordre, une sorte de règle
nouvelle. Dans la hiérarchie des gestes créateurs, plaçons donc le
dérèglement bien au-dessous du dégagement ; il en représente la face dure et
tendue, il en est à la fois le prélude et la caricature. Leurs climats eux-mêmes
s’opposent : d’un côté volonté et souffrance, de l’autre souplesse,
spontanéité. Pour symbole le dérèglement pourrait prendre l’affreuse verrue
artificielle poussée sur le visage des comprachicos, alors que le signe idéal de
la vie dégagée, c’est l’aile déployée, l’aube envolée.
« Exaltée ainsi qu’un peuple de colombes », l’aube se gonfle donc vers une
plénitude roucoulante et plumeuse. Elle s’élève vers une allégresse qui
culmine et se crève soudain en un froufrou d’envols, de cris ou de paroles.
Création merveilleusement radicale : car rien n’y retient les oiseaux à l’arbre,
aucune atmosphère, aucun souvenir ; rien non plus n’y rejoint le silence au
cri ; aucune transition n’y relie le JE à l’autre. Début absolu, l’aube envolée
n’est un avènement que pour en être en même temps une rupture. Sa
fraîcheur est faite d’un oubli total : ainsi les saules de Mémoire « d’où sautent
les oiseaux sans brides » restent pâles « comme une robe verte et déteinte4 »,
mais les oiseaux débridés ont eux-mêmes hérité de leur vigueur ; ils
s’élancent avec la violence d’un jet de sang, d’un coup de tonnerre. Dans
Vies I5 : « un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée ». Et cette
pensée, cessant alors de s’habiter ou de se contempler elle-même, comme
celle d’un Hugo, ou de se concentrer, de se vaporiser et de se bercer, comme
celle d’un Baudelaire, se projette violemment dans toute la diversité des
choses. L’oiseau porte et promeut l’élan. Son aile déploie le ciel comme un
éventail de routes ; elle signifie l’espace déchiré, le monde ouvert.
Parfois le monde s’entr’ouvre seulement : la bride se tend sans se rompre,
quelque chose arrête l’envol. Ainsi dans le Bateau ivre, faux symbole du
délire, et qui incarnerait bien plutôt la difficulté de l’ivresse totale et de la
véritable liberté. Au-dessus du bateau, « presque île ballottant sur [ses] bords
les querelles et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds », toute une
agitation volatile, mais non pas un envol. Ces oiseaux restent sur les bords du
navire, qui n’est lui-même qu’une presqu’île, non une île : liés à lui, ils n’ont
pas la force de le quitter, c’est-à-dire de le désintégrer pour le faire renaître.
Sa quille n’éclate pas, il ne peut pas « aller à la mer » ; sa demi-folie n’arrive
donc pas à le dégager vraiment de la réalité ancienne, de ce monde clos et
continental, – « l’Europe aux anciens parapets » – vers lequel il ne lui reste
plus alors qu’à revenir.
Au thème dynamique de l’explosion ailée s’oppose ainsi celui, passif et
insatisfait, de l’essaim, envol arrêté, mouvant, mais condamné à se mouvoir
autour d’un centre immobile, et à ne jamais se déployer, – ou celui encore du
bourdonnement, bruit indistinct, tout prisonnier encore du silence, et qui
n’arrive pas à s’élancer dans l’espace des sons, à vraiment naître. Ainsi dans
Enfance6, cet admirable poème du malaise, on voit un promeneur s’avancer
dans un paysage de clôture, de vide et d’hostilité : les palissades sont « si
hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes », l’auberge est vide, le
château à vendre, l’église close. Ce bruissement d’arbres incarne une vie
prisonnière, une vigueur à demi paralysée et trop faible en tout cas pour faire
éclater sa prison : « L’essaim des feuilles d’or entoure la maison du général »,
« des fleurs magiques bourdonnaient ». Ces sensations engendrent à la fois un
charme et un malaise, si l’on se souvient que pour Rimbaud l’oiseau est aussi
feuille ou fleur. Tout serait sans doute sauvé, et les « vieux » eux-mêmes,
« enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées », reviendraient à la vie, –
ils n’auraient qu’à se laisser porter par l’éclosion des fleurs et à traverser la
muraille, – si les choses parvenaient à s’exalter et à prendre leur vol. Mais
c’est le contraire qui se produit : à mesure que le voyageur avance, on voit
disparaître autour de lui tous ces signes concrets du désir malheureux. Plus
d’essaim ni de bourdonnement : bientôt même aucun bruissement, aucun
frisson, aucun duvet de vie ; simplement une rugosité des surfaces : « les
sentiers sont âpres » ; une léthargie atmosphérique : « l’air est immobile », et
ce soupir, qui nous révèle pleinement la valeur originelle de l’oiseau : « Que
les oiseaux et les sources sont loin ! » Enfin l’inévitable conclusion : « Ce ne
peut être que la fin du monde en avançant ».
Aux origines du monde il y avait donc l’oiseau-source. Mais avant même
ces origines, quelle réalité mère, quelle aile repliée, quelle infra-source ? « Ta
mémoire et tes sens, chante Rimbaud à l’homme libéré, ne seront que la
nourriture de ton impulsion créatrice7 » : mais cette impulsion, qui contient en
elle l’élan même de la vie et de la poésie, par quel miracle surgira-t-elle de
l’expérience ancienne, sortira-t-elle toute armée des sens et de la mémoire ?
Car si JE est un AUTRE, c’est bien je qui a produit cet autre ; et pourtant il
n’a pas pu le produire, puisque cet autre est justement un autre, un être
radicalement neuf, incompréhensiblement étranger. « On me pense », écrit
Rimbaud, mais ce on c’est aussi un moi ; cette pensée, c’est encore et plus
que jamais la mienne. Paradoxe d’un nouveau cogito, – on me pense, donc je
deviens, – qui constitue la clef de toute l’aventure rimbaldienne. Le mystère
qu’interroge la poésie de Rimbaud, c’est précisément celui de ce passage, de
cet avènement du même à l’autre, celui-là même en vertu duquel la nuit
devient aussi du jour, le passé du futur, et le néant de l’être. C’est le mystère
de la création.
Voyons donc dans les Illuminations un effort, le plus complet peut-être qui
ait été tenté par aucun écrivain moderne, pour vivre humainement ce mystère.
Considérons-les comme la description et comme l’opération d’une genèse :
genèse intérieure de l’autre à partir du moi, mais aussi genèse extérieure d’un
monde vrai à partir d’un monde d’impostures, genèse enfin d’une force,
d’une « santé », d’une « franchise » nouvelles, à partir du besoin désespéré
que l’homme moderne éprouve de cette force, de cette franchise, de cette
santé. Car s’il anéantit les faux réels, le désir d’être réussit aussi à transformer
le vide en plénitude, à créer l’être. Toute l’œuvre de Rimbaud constitue ainsi
comme un essai de réponse à la fameuse question posée dans le Bateau ivre :
Ces nuits sans fonds, Baudelaire avait déjà plongé en elles pour y trouver
un noyau de l’ombre, un cœur de l’être : soleil couché, bijou perdu, souvenir
effacé, lac antérieur, il s’efforçait toujours vers un vertigineux en deçà de lui-
même et du monde, à la poursuite du « Dieu qui se retire ». Mais Rimbaud ne
poursuit plus le Dieu, il ne remonte plus aux sources : bien plutôt épouserait-
il la descente du fleuve ou la remontée des soleils. À la profondeur défendue,
il veut arracher sa force, de la nuit il veut extraire sa charge de lumière. Puis
il actualise ce jour en un or multiple et vivant, il le déploie, le projette devant
lui en un futur qu’il s’efforcera de rejoindre. Tel est bien chez Rimbaud le
projet essentiel de la création poétique : convertir la nostalgie baudelairienne
en un mouvement de conquête, transmuer le passé en avenir, brûler si
possible le présent et, à tous les niveaux de l’être, éveiller la future vigueur.
***
« Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce, croisée de
violence nouvelle…8 » Ainsi surgit le génie : surgissement miraculeux,
dégagement rêvé, car à l’inverse de l’envol des oiseaux il ne déchire pas la
forme ancienne. La brisure s’y conjugue de croisement, la violence s’y ajoute
à une grâce qu’elle transforme sans vraiment la détruire. Greffée sur la vie
d’autrefois, une vie nouvelle s’y élève et s’y dégage sans rupture ; c’est le
glissant plaisir de la métamorphose.
Plaisir continu, qui se développe en une durée, et qui peut donc acquérir
valeur théâtrale, surtout quand il prend pour objet et lieu le corps humain lui-
même. La métamorphose peut même alors constituer un vrai spectacle, avec
scène, spectateur, narrateur. Ainsi à la fin de Parade9 et dans Being
Beauteous10. On y voit toute une série de signes physiques, – frissons,
tremblements des membres, éclat bizarre du regard, – trahir d’abord la
montée de l’effervescence : mais, comme c’est en des corps d’acteur ou de
danseuse que se manifeste cette ébullition charnelle, la frénésie parvient à se
discipliner selon la progression toute scénique d’une mimique ou d’une
danse, d’un jeu de plus en plus intense. « Les yeux flambent, le sang
chante ». Puis le corps se soulève, s’agrandit, « les os s’élargissent ». La
danseuse abandonne bientôt tous les traits qui faisaient d’elle un individu
particulier, elle cesse même d’être femme : surhumaine, désexuée, élevée à
l’échelle d’une vie plus vaste et moins personnelle, elle devient un being
beauteous, un « être de beauté de haute taille », le lieu pur et quasi abstrait
d’une existence en voie de dégagement. Nul doute que le goût rimbaldien du
génie ou de la fable, des êtres immenses et détachés comme la légende, que
son amour aussi des architectures colossales et amoncelées les unes sur les
autres, « de la ville énormément florissante11 », bref que son obsession de la
vie superlative ne correspondent à ce besoin essentiel d’accroître toujours
davantage la forme afin de la faire déboucher et culminer en une autre forme,
de la métamorphoser. Normal, anormal, extraordinaire, génial, ce sont là
quatre étapes de la même ascèse délivrante. Dans cet univers en extension, où
le gigantisme signale une fécondité en acte, l’exemple des comprachicos
nous révélait déjà la valeur créatrice de l’horreur : voici maintenant que le
monstre libère l’homme de lui-même, qu’il lui permet de devenir génie.
La forme ancienne commence donc par s’évider, par mourir en quelque
sorte à elle-même. On assiste à une spécialisation frénétique du corps : « Des
sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et
trembler comme un spectre ce corps adoré12. » Mais cela ne suffit pas
encore : il faut que ce corps tremblant, agrandi, soulevé, succombe finalement
à la poussée interne qui lui commande de toujours s’accroître davantage.
Soudain son épiderme éclate et le sang coule, comme le jus d’un fruit trop
mûr, d’une pulpe à l’étroit dans sa peau. La blessure n’a chez Rimbaud aucun
sens sadique : elle déverse une vie, exprime une pléthore, et c’est pourquoi le
sang qui coule se marie si souvent chez lui à d’autres images de frénésie
heureuse, feu qui flambe, fleurs qui s’ouvrent « qui tintent, éclatent,
éclairent ».
Voici donc « des blessures écarlates et noires » qui « éclatent dans les
chairs superbes ». Ces blessures sont noires, parce que le noir s’associe
toujours chez Rimbaud au rouge, dont il constitue un état limite : il est un
rouge foncé, intense, excessif, un rouge dont la véhémence serait déjà à demi
explosée. Souvenons-nous qu’il est aussi la couleur de la fermentation active,
des « golfes d’ombre », et qu’il colore, dans le sonnet des Voyelles, l’envol
bourdonnant des mouches autour des cadavres, l’explosion des « puanteurs
cruelles ». (A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour
des puanteurs cruelles…13) Dans tous les cas, il signale un déchaînement, il
colore un sang exaspéré. Après le noir, plus rien de possible que la mort, par
éclatement et rupture, ou que la renaissance : et en effet, au bout de
l’exaspération charnelle, on assiste dans Being Beauteous à un dégagement
léger comme une danse. « Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent
et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier…14 » Un nouvel être surgit
de cette mort : « elle recule, elle se dresse », et cette nouveauté gagne par
contagion le spectateur lui-même : « Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau
corps amoureux ! » Amoureux, ce nouveau corps, car il est une chair libre,
sans frontière, ouverte à toutes les osmoses, une chair qui s’abat « à travers la
mêlée des arbres et de l’air léger », rejoignant un certain délire naturel. La
métamorphose aboutit alors à un mélange de vie et de matière ; elle épouse
une extase de perméabilité cosmique ; elle marque un premier
accomplissement de cette force qui, dans sa virtualité, se nomme chez
Rimbaud jeunesse, et dans son activité amour.
Que toute la jeunesse de Rimbaud n’ait été occupée que de l’amour, que de
la recherche et de l’expression d’un certain état d’extase charnelle, c’est ce
que nous prouvent abondamment ses premières œuvres. Emplies par des
obsessions de pubescence, de turgescence, de gonflement ou de débordement,
les Poésies sont visiblement travaillées par les « rousseurs amères de
l’amour ». Leur intérêt premier tient même justement à ce que l’amour s’y
enveloppe d’amertume, s’y colore de réprobation. Tout s’y passe comme si
l’érotisme ne s’y acceptait pas encore, comme s’il y subissait une
condamnation, y entraînait un dégoût. On y voit en effet le désir refusé s’y
trahir sous les espèces les plus répugnantes, celle de la fermentation, de la
pourriture ou de la scatologie. La description des stupra, – organes et
substances, – la prédilection pour l’ordure, la pratique du jargon ou de l’argot
y sont pour Rimbaud des moyens de déguiser, et pourtant de manifester sa
jeune force. En eux le jaillissement premier se trouve souillé ou parodié : en
eux il est cependant contenu, et d’une certaine manière exprimé. Quand
Rimbaud écrit par exemple à l’un de ses amis, – et cela au moment même où,
travaillant aux Illuminations, il se trouve presque mystiquement plongé dans
la contemplation de la nature, – que « la contemplostate de la nature
(l’)absorcule tout entier », il réussit à salir à la fois lui-même, le monde, sa
contemplation et son langage. Cet exemple montre bien que l’ignoble naît
chez lui d’une pudeur retournée, et non d’un choix premier de la bassesse.
L’obscène humilie un élan non assumé. Il est le signe d’une vigueur qui
hésite encore à choisir le plein dégagement, c’est-à-dire l’inquiétante liberté,
et qui tâche de se traduire indirectement, négativement, en provoquant dans le
champ du quotidien un malaise à la fois destructeur et révélateur. Bref le JE
obscène n’ose pas encore s’avouer autre, tout en sachant fort bien qu’il n’est
plus l’ancien JE. Il se laisse paralyser par toutes les facilités de la mauvaise
foi.
Rimbaud essaie-t-il, dans les Poésies, de briser ces facilités, s’efforce-t-il
d’échapper à cette tentation du négatif, veut-il traduire son obsession par des
moyens licites ? Le résultat n’est pas meilleur : car c’est alors pour chanter,
comme pouvaient le faire dans le même temps un Glatigny ou un Coppée15,
de la façon la plus doucereuse et la moins efficace, les attraits de la nature
printanière, les charmes des jeunes filles que l’on voudrait bien embrasser,
sans trop oser, la douceur des oiseaux qui chantent dans les arbres. Fadeur ou
nausée, fadeur de la nausée, nausée de la fadeur, Rimbaud jeune ne sort pas
de ce cercle. Pour lui pas d’autre choix que celui du mièvre ou de l’obscène,
point de milieu entre l’excrément et la petite fleur bleue.
À partir des derniers poèmes au contraire, et surtout à partir des
Illuminations, tout change. Rimbaud découvre, ou bien invente, – la
distinction ici n’a pas grand sens, – de nouveaux paysages qui le libèrent à la
fois du banal et du scatologique. « La circulation des sèves inouïes »,
« l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs », toute cette effervescence
d’être qui n’avait pas jusqu’alors trouvé moyen de directement se traduire,
nous allons désormais la voir s’exprimer sans camouflage ni malaise. Par
l’invention d’un monde neuf, Rimbaud se donne les moyens de librement
rêver à sa vigueur en train de s’éveiller, à ce pouvoir de métamorphose qui
l’occupe et qui va le transformer en un on, ou quelqu’un d’autre. Mais cette
vigueur, ce pouvoir, il ne les accepte en lui qu’en les découvrant au même
moment hors de lui, dans les choses. En elles seules il peut s’atteindre. Et
bien sûr les choses varieront dans leur grain, leur forme, ou leur arrangement,
selon l’être que Rimbaud cherchera à posséder en elles. Ainsi plus tard, aux
derniers moments de la Saison, voulant se ressaisir comme un individu solide
et séparé, il tâchera d’étreindre une réalité rugueuse : dans les Illuminations il
s’écoute au contraire naître et grandir au cœur d’un réel instable et
dynamique, à la fois tranchant et velouté, foisonnant et déchiré, d’une nature
en voie de devenir. Ce réel, impossible de comprendre Rimbaud sans tâcher
de le rêver avec lui, sans explorer en même temps que lui les lieux, emblèmes
ou fantômes de sa propre genèse.
***
Ce sont d’abord les arbres, et de préférence les petits arbres, taillis ou
futaies, végétaux qui portent en eux la suggestion d’une santé sans règle ni
entrave, et dont l’enchevêtrement feuillu semble protéger en outre on ns sait
quelles opérations secrètes. La futaie foisonne et obscurcit ; elle déploie en
tout sens un instinct d’expression, un désir de lumière, mais elle étend aussi
au-dessous d’elle une ombre défendue, un espace interdit, un silence. C’est
en elle que se déclarent les naissances :
Futaie violette parce que cette couleur, beaucoup plus que le vert, signale
une fécondité en acte. Au premier moment du printemps Rimbaud se
précipite « au sein du sillon », pour y cueillir la « doucette et la violette…17 »
Il voudra « expirer en ces violettes humides Dont les aurores chargent les
forêts18 ». Le vert signale un calme, une virginité, une abondance heureuse –
« paix des pâtis, paix des rides que l’alchimie imprime aux grands fronts
studieux…19 » Mais le violet est au vert ce que le noir est au rouge : un vert
foncé, actualisé, déployé, aussi vibrant, vivant et plein de sève que le taillis
lui-même. « Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornementales dans les
ombres vierges… Pour l’enfance d’Hélène frissonnèrent les fourrés et les
ombres…20 » De cette ivresse violette, et à partir de « l’ombre des futaies
mouvantes », s’élèvent dans Aube des ailes, des paroles. Que ces futaies se
meuvent un peu plus encore, qu’elles se déplacent vers les espaces libres,
qu’elles gagnent sur les chemins, et ce sera le mystère incliné des talus, « qui
tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route
humide21 ». Lieux de transition entre forêts et routes, terrains d’échange et de
passage entre le virtuel et l’actuel, entre la vie enclose et la vie déclarée, les
talus sont sans doute les endroits où l’on peut le mieux voir germer la
métamorphose et circuler la féerie (Ornières). Mais ils prolongent seulement
le taillis. C’est dans la futaie que tout couve. Toute existence part du sous-
bois et revient au sous-bois. Quand, dans l’une des Illuminations les plus
oniriques, Rimbaud imagine sa chute au plus profond de l’ombre, au cœur de
la nuit originelle, il se rêve en train de tomber, de façon à la fois étouffante et
délicieuse, dans l’épaisseur du taillis intérieur :
D’un gradin d’or, – parmi les cordons de soie, les gazes grises, les
velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze
au soleil, – je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes
d’argent, d’yeux et de chevelures.
Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou
supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de
fines verges de rubis entourent la rose d’eau.
Tels qu’un dieu aux énorme yeux bleus et aux formes de neige, la mer
et le ciel attirent aux terrasses de marbres la foule des jeunes et fortes
roses…
Pleurs, sang, lait, ailleurs sueur : ce sont des liquides intimes, des humeurs
qui trahissent une épaisseur biologique. Ils sont au corps ce que la goutte est à
la terre. Ils peuvent d’ailleurs jaillir directement de la terre elle-même, et la
montée des larmes se mêle alors au surgissement des déluges pour inonder
physiquement le monde dans le flot d’une tristesse insupportablement
humaine : « Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges54 ! » Faites de
votre mélancolie un remède à la mélancolie, utilisez vos pleurs comme un
moyen de vous sauver et de vous perdre dans cette « haute mer faite d’une
éternité de chaudes larmes55 ». Quant au sang, – et l’on devine toute la charge
érotique de ce sang noir ou vert, – il s’identifiait, dès les premiers poèmes, à
l’égouttement d’une sève :
L’expression reste encore banale, la rêverie extérieure. Mais ces vers nous
sont pourtant infiniment précieux en ce qu’ils nous permettent de saisir le
projet originel du désir chez Rimbaud : transformer la terre en un vaste
« corps amoureux », ouvrir les choses pour provoquer en elles le frisson et
l’éveil d’une chair, pour y faire apparaître un nouvel être.
C’est l’évocation d’un paysage ainsi sensibilisé que développe, dans une
étonnante richesse d’associations imaginaires, l’illumination intitulée
Barbare57. Paysage que Rimbaud tâche bien en effet d’évoquer, de susciter,
car il n’existe pas encore. Tout s’y déroule entre deux mondes, dans la
suspension d’un vide sensible : loin de l’univers ancien, – et cet éloignement
ne se maintient qu’au prix d’une tension difficile, – mais à distance aussi
d’une harmonie non encore créée. À mi-chemin entre « les voix anciennes »
et la nouvelle « douceur ». Tout l’effort de l’imagination rimbaldienne
consiste alors à refuser le passé et à se tendre vers l’imminence, à solliciter
tous les présages, si obscurs soient-ils, de la Vigueur future. Ces signes
peuvent bien apparaître au premier regard absurdes, incohérents, bizarrement
associés les uns aux autres : nous savons maintenant reconnaître en eux les
expressions parentes d’une même obsession. Quoi de surprenant à voir le
rouge d’un drapeau saigner sur la surface soyeuse d’une mer et se
métamorphoser en viande, puisque Rimbaud rêve cette soie elle-même
comme une chair humide et fleurie ? Pourquoi ne pas accepter de voir se
marier écumes et brasiers, ces mousses de l’eau et ces mousses du feu ?
Quant aux diamants et aux givres, ne sont-ils pas des cristaux, de terre et
d’eau ?
Enfin le dernier mouvement de Barbare, qui débute par un appel extatique
à cette existence idéale non encore existante, « Ô Douceurs, ô monde, ô
musique », parvient à rassembler sur la surface d’une eau-mère, et dans la
fécondité d’un chaud désordre flottant, la plupart des objets, organes ou
substances où s’incarne d’ordinaire le mythe rimbaldien de la genèse : « là les
formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches,
bouillantes, ô douceurs ». – À tous ces signes s’ajoute la mystérieuse « voix
féminine arrivée au fond des volcans et des grottes », une voix descendue au
fond même de l’obscur abîme où dorment nuit, oiseaux, vigueur, et où le moi
futur est encore exilé. Si cette voix nous semble si émouvante, c’est qu’elle
constitue un signe, – et l’on sait combien dans les Illuminations ces signes
peuvent être rares, – d’une directe intervention d’autrui dans l’aventure
rimbaldienne : elle incarne la nostalgie d’un éveil par les autres, elle évoque
la possibilité d’une métamorphose qui serait due à une influence amoureuse.
Mais cette voix bientôt s’efface ; elle a touché le fond de l’être sans vraiment
l’émouvoir ni lui arracher un nouvel être. Tout se situe donc à nouveau dans
le futur, dans l’espérance, et l’illumination s’achève sur l’image reprise du
drapeau rouge prophétique.
Le charme unique de Barbare, c’est qu’une douceur s’y rende presque
physiquement sensible sans y être pourtant existante. La barbarie
rimbaldienne est une gourmandise de l’irréel : mais elle est en même temps
une tension pour réaliser cet irréel, et cette tension, finalement insatisfaite,
engendre à son tour un malaise. Car nous sommes « bien après les jours, et
les saisons, et les êtres et les pays », mais nous n’avons pas encore abordé
aux autres rives : nous sommes en dehors du temps, mais non encore dans
l’éternité ; nous vivons dans une sorte d’intemporalité provisoire. Et les
choses elles-mêmes peuvent bien résonner sous l’écho esquissé d’une
harmonie nouvelle – ô Douceurs, ô monde, ô musique ! – : cet essai
d’atteindre à un autre monde aboutit en fin de compte à détruire l’ordre
ancien, à remplacer la convention par une fiction, – « elles n’existent pas » –
et par une incohérence. Dans le chavirement général des apparences, « le
virement des gouffres et le choc des glaçons aux astres », tout se cogne à tout,
sans vraiment se réunir ni se recomposer. Aucun espace humain ne sort de
ces naufrages ; ce ne sont pas là les « plans magiques » auxquels rêve
Rimbaud, et sur lesquels « se rencontrent lunes et comètes, mers et fables58 ».
Le chaos barbare reste figé dans une discontinuité pathétique : l’avenir y
demeure enfermé dans ses limbes.
C’est que l’accomplissement de cet avenir et l’avènement à une vie
changée se lient sans doute au rétablissement d’une certaine continuité
sensible. La réalité nouvelle ne pourra se constituer que dans l’unité d’une
seule nappe matérielle. Il faudra donc dépasser le geste de la destruction, le
moment du chaos et du chavirement, et recréer au cœur de la fragmentation
des éléments de cohésion concrète : bref retrouver le sens d’un certain tissu
des choses.
Pour cela Rimbaud pourra utiliser diverses forces liantes : celles par
exemple que lui proposent le ruissellement des liquides ou la vaporisation des
herbes. Une certaine perméabilité cosmique corrige en effet la discontinuité
barbare : l’arc-en-ciel symbolise cette réunion spongieuse de l’univers. Ainsi
dans la vision suivante où tous les éléments du paysage se traversent et
s’entrepénètrent en une sorte de gloire poreuse :
… la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui
sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-
ciel, la flore, la mer…59
Reconnais ce tour
Si gai, si facile,
Ce n’est qu’onde, flore,
Et c’est ta famille…60
… L’Éternité
C’est la mer allée
Avec le soleil…
Allée avec, et non pas simplement mêlée à, comme il est écrit dans
l’Alchimie. L’union des deux extrêmes sensibles, eau et feu, ne se sépare pas
du mouvement qui les attire l’un vers l’autre, et qui les pousse en même
temps, l’un avec l’autre vers un autre espace et vers un autre temps, vers une
nouvelle substance, une et ambiguë, une eau de feu. Comprenons bien le
caractère purement intérieur de ce mouvement ; tout se passe ici dans
l’esprit ; cette union n’est elle-même qu’une pensée, que « l’aveu » d’une
conscience poussée jusqu’à la pointe d’elle-même, « étincelle d’or », « âme
sentinelle » :
Âme sentinelle
Murmure l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Nulle, la nuit, puisque pleinement accomplie, vidée de sa promesse,
accouchée de ses oiseaux, de sa vigueur. Devenue actuelle, celle-ci peut
emplir de son feu la totalité du monde. Puis c’est la description du
dégagement rêvé, de l’envol idéal :
***
« Après ces nobles minutes vint stupidité complète64. » Après l’extase,
l’abrutissement, la chute. Comme l’expérience baudelairienne des Paradis
Artificiels, la possession extatique de l’éternité s’achève chez Rimbaud en
une retombée, en un échec. Ainsi, dans Matinée d’Ivresse65, le fumeur
d’opium avait cru toucher « à l’œuvre inouïe », « au corps merveilleux » ; il
avait cru vaincre le temps. Mais voici que la « fanfare tourne », que le temps
recommence à couler, et que l’unité mystique du monde, le totum simul un
instant possédé, s’éparpille à nouveau en mille petites réalités distinctes :
« Cela finit – ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité – par une
débandade de parfums. » Débandade, c’est-à-dire à la fois déroute, fuite,
dispersion. Le « monde un » un moment entrevu se défait en une multiplicité
vertigineuse.
Échec par conséquent, mais non désastre. D’abord parce que la rupture de
l’unité extatique n’entraîne pas chez Rimbaud, comme chez Baudelaire, un
renversement des signes, parce qu’elle ne provoque pas un brusque passage
de l’être au néant. Chez ceux qui l’ont vécue, l’extase interrompue ne se
prolonge pas en amertume ; elle laisse au contraire subsister derrière elle des
traces positives, et comme une obscure mémoire corporelle. « Ce poison va
rester dans nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendus à
l’ancienne inharmonie. » Ce poison, qui est une rémanence et presque un
souvenir, s’installe dans l’épaisseur du corps avec une assurance, une
obstination qui font aussi de lui une promesse. Car ce qui a été perdu peut
toujours être retrouvé. Cette éternité que, faute de préparation ou d’agilité
spirituelle, nous avons laissé s’éparpiller entre nos mains, nous pouvons
essayer de la réunir à nouveau :
Et pour que cette violence ressaisisse les choses et les recompose en une
seule gerbe, il suffit peut-être que nous acceptions, à chaque minute de notre
vie, de sacrifier cette vie, ou du moins que nous soyons prêts à abandonner
tout ce qui en elle marque une différence, nous distingue, et nous fait exister
comme des individus particuliers :
Et que cette mort soit une acceptation des vicissitudes du temps : « Je veux
bien que les saisons m’usent. » Alors peut-être l’éternité nous sera rendue ;
mais pas avant que, contre la totalité sensible désirée, nous ne donnions, et
toutes les fois qu’il le faudra, la totalité de ce que nous sommes. Désormais,
chante Rimbaud à la fin de Matinée d’Ivresse, « nous savons donner notre vie
tout entière tous les jours ».
Mais il y a mieux encore : non seulement la retombée de l’éternité peut se
vivre comme la promesse d’un retour à l’éternité, – promesse qui devra
s’exploiter en toute une ascèse temporelle, – mais l’état qui succède à cette
chute n’est pas exactement l’état antécédent, « l’ancienne inharmonie ». Le
passage au monde un a de toute façon détruit l’architecture de l’ancien monde
et libéré les choses, même si cette unité doit ensuite dégénérer en une
multiplicité retombante. Cette multiplicité nouvelle ne ressemble en effet en
rien à l’absurde diversité d’autrefois : elle aussi relève de l’inconnu, et
appartient d’une certaine manière à l’« inouï ». Le Baudelaire de la Chambre
Double, une fois chassé de son extase, retrouvait, huissiers ou concubines,
toutes les « trivialités de (sa) vie » ; s’il abandonnait les nuages, c’était pour
retomber dans la triste soupe quotidienne. Mais Rimbaud ne retombe pas. La
plupart du temps67 il ne retrouve pas l’état premier d’où il était parti : il
poursuit simplement dans l’univers du nombre, du temps et de la différence,
la même tentative d’expression totale qui avait culminé dans l’expérience
unifiante de l’éternel.
Lieux, moments, existences vont donc être rendus à une liberté
merveilleuse, le réel se faire l’espace même du possible, les sensations se
multiplier, et tout glisser à la métamorphose. Rimbaud se vante « de lever
toutes les impressions possibles68 », « de posséder tous les paysages
possibles69 ». Il s’imagine à la fois saint, savant, piéton de la grand’route,
enfant abandonné ; il aime dans la comédie l’infinie substitution des masques
et des personnages. En un étonnant vertige temporel il recompose, épouse les
destins. « Devant plusieurs hommes70 », il « cause tout haut avec un moment
de leurs autres vies » : « Le monsieur ne sait ce qu’il fait, il est un ange, cette
famille est une nichée de chiens ». Le temps foisonne, l’espace prolifère. Et la
conscience apparaît comme le carrefour où se croisent ces vies multipliées, le
lieu où tous les possibles éveillés se rencontrent et se télescopent. Le jeu de
ces rencontres, la gamme de ces combinaisons sont bien entendu infinis. Tout
se multiplie partout, et donne tout. « Le rêve intense et rapide de groupes
sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les
apparences » aboutit à prodigieusement diversifier le monde, à faire du moi
« un opéra fabuleux ».
Tel est le bonheur rimbaldien, qui ne se situe pas, on le voit, sur le même
plan que la joie, « bouffonne et égarée », d’Éternité. De l’une à l’autre il y a
retombée, diminution d’être. Car le bonheur se découvre dans le temps, dans
la multiplicité et l’indétermination des choses, – (« Ô saisons, ô châteaux ») –
et toujours il s’enveloppe d’une certaine nostalgie ; il porte en lui la
conscience d’un manque spirituel, peut-être aussi le souvenir d’une exaltation
plus pleine (« quelle âme est sans défaut ?… ») Il est « magique », en ce qu’il
met Rimbaud en possession d’un monde sans loi, fixité, ni limite, d’un
univers où l’on n’a plus besoin de vouloir ni de s’efforcer puisque tout y est
instantanément réalisé (« Mais je n’aurai plus d’envie, il s’est chargé de ma
vie »). – À cette vie désormais irresponsable il procure la jouissance d’une
infinie plasticité sensible, il assure une invention toujours renouvelée. Il
nourrit une légèreté d’imagination et de démarche qui réussit à susciter les
plus incroyables alliances. Mais cette souplesse n’est pas sans ambiguïté ni
sans danger ; elle se distingue mal d’une magie éparpillante :
Notes
1. Œuvres complètes, éd. de la Pléiade, p. 270.
2. Id., p. 254.
3. P. 132.
4. P. 121.
5. P. 173.
6. P. 168.
7. P. 200.
8. P. 198.
9. P. 172.
10. P. 173.
11. P. 136.
12. P. 173.
13. P. 103.
14. À ce thème du chantier s’associe parfois l’image d’une métamorphose qui serait due
non plus à la poussée d’une spontanéité particulière, mais à l’efficacité d’un travail organisé,
d’une action collective. « Le travail humain, écrit Rimbaud dans Une Saison en Enfer, c’est
l’explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps » (p. 227). Une vie nouvelle peut sortir
de cette explosion, c’est-à-dire de l’effort commun des hommes en vue d’un avenir meilleur.
Ainsi, dans Bonne Pensée du Matin, à quatre heures du matin, l’été, l’Aube se peuple de
charpentiers qui s’agitent, « dans l’immense chantier, vers le soleil des Hespérides ».
Rimbaud nous les décrit, tranquilles dans leur désert de mousse (on verra plus loin la valeur
génétique de la mousse chez Rimbaud), et il supplie la Reine des Bergers de leur apporter
l’eau de vie, au sens concret du terme, en attendant la culmination de leur œuvre, « le bain
dans la mer à midi ». Mais cette attente justement agace Rimbaud ; il n’accepte le travail que
sous la forme d’une explosion foudroyante, d’une réalisation instantanée : d’une révolution.
Le plus souvent il lui reproche son caractère progressif, sa lenteur à changer la vie. Au
contraire la naissance du Génie, ou de l’Être de Beauté, possède un caractère quasi fulgurant
qui le soustrait à tous les avatars de la durée.
15. Ce Coppée qu’il parodie, dans l’Album Zutique, avec une si inquiétante perfection…
16. P. 167.
17. P. 137.
18. P. 129.
19. P. 103.
20. P. 196.
21. P. 180.
22. P. 187.
23. P. 78.
24. P. 102.
25. P. 195.
26. P. 131.
27. P. 185.
28. P. 185.
29. La chevelure incarne certainement pour Rimbaud une verdeur, une présence vivante.
Elle s’associe souvent aux autres expressions sensibles de la profondeur et de la vigueur (cf.
plus loin) : yeux, sueurs, etc. En revanche, quand Rimbaud se sent grillé à tous les feux de
l’Enfer, et que la source de vie se tarit en lui, il s’écrie : « Je ne suis qu’un bonhomme en
bois, la peau de ma tête se dessèche… » Et il tâche de se raccrocher à des souvenirs
d’enfance qui sont aussi des souvenirs de fécondité liquide : « Ô mon enfance, mon village,
les prés, le lac sur la grève, le clair de lune… », p. 232.
30. P. 190.
31. P. 128.
32. P. 169.
33. P. 98.
34. P. 168.
35. P. 121.
36. P. 167.
37. P. 99.
38. P. 186.
39. C’est bien là le sens de l’illumination intitulée Conte. Pour le Prince de cet apologue,
massacrer femmes, bêtes ou amis, tuer « tous ceux qui le suivaient », c’est encore un moyen
de se délivrer des « communs suffrages » et des « humains élans », de se dégager de tout ce
qui le retient dans la perfection des « générosités vulgaires ». Le Prince y poursuit son Génie,
un génie d’abord imaginé comme un appel, une promesse, la « promesse d’un amour
multiple et complice ». Quand il rejoint ce génie, c’est-à-dire quand il s’atteint pleinement
lui-même en un moi transfiguré, c’est l’apothéose de la Vigueur, le triomphe de « la santé
essentielle ». Triomphe extatique qui, comme dans Aube, ne se distingue pas d’une chute ou
d’une mort, d’un passage à l’inconscience.
40. P. 190.
41. P. 200.
42. P. 168.
43. Elle est aussi pour lui un aliment de choix, celui qu’il préfère à toutes les autres
friandises, vivantes ou végétales, plumeuses ou fleuries, dont regorge le sous-bois :
Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits
N’attendent que la cueillette ;
Mais l’araignée de la haie
Ne mange que des violettes.
44. P. 213.
45. P. 212.
46. P. 205.
47. P. 214.
48. P. 212.
49. P. 213.
50. P. 191.
51. P. 169.
52. P. 192.
53. P. 104.
54. P. 167.
55. P. 169.
56. P. 56.
57. P. 190.
58. P. 170.
59. P. 168.
60. P. 133.
61. P. 221.
62. P. 222.
63. P. 130.
64. P. 234.
65. P. 176.
66. P. 130.
67. Il faudrait ici nuancer. Un poème comme Après le Déluge doit s’interpréter comme un
retour à l’état ancien : une ancienneté pourtant lavée, et comme recouverte d’un vernis
d’innocence. Mais Alchimie du Verbe, complété par ses brouillons, nous est un témoignage
plus essentiel, en raison même de son caractère voulu et testamentaire. C’est toute
l’expérience de Rimbaud qui nous y est racontée au moment où Rimbaud renonce à cette
expérience. Et l’Alchimie met très nettement en évidence le passage de l’unité (l’Éternité) à
une multiplicité neuve (« tous les sophismes de la folie »).
68. P. 235.
69. P. 218.
70. P. 223.
71. P. 335.
72. P. 198.
73. P. 230.
74. P. 230.
II
Ce dénouement ne peut s’expliquer que mis en rapport avec une origine.
Pour comprendre le renoncement de Rimbaud, il faut avoir exactement saisi
quel était son projet, et pourquoi ce projet n’a pas été rempli. Car si la poésie
lui apparaît finalement comme une activité d’échec, c’est pour avoir
commencé par lui être une activité d’exploration et de conquête : une
entreprise, conduite selon certains plans très précis. Son ambition en effet n’a
rien de vague ; dès le début il sait où il veut aller. Au lieu de tant épiloguer
sur sa retraite, il vaudrait mieux par conséquent s’interroger sur ses buts, son
intention première, et se demander si cette intention n’était pas dès le départ
contradictoire, si elle ne contenait pas en elle la logique d’un inévitable
échec.
À relire ses textes théoriques, on relève chez lui deux ordres d’ambitions
qui restent longtemps confondus ou parallèles, mais qui peuvent aussi
diverger et entrer en conflit. Rimbaud y manifeste d’abord, et c’est son projet
le plus évident, le plus communément commenté, un désir de renouvellement
total : il veut y faire éclater la littérature et la société anciennes, il veut bondir
dans l’inconnu, l’inouï, il s’entraîne à la voyance. Mais cet inconnu, Rimbaud
peut-il vraiment affirmer qu’il ne le connaît pas déjà ? Cherche-t-il sans
savoir ce qu’il trouvera ? Il semble au contraire qu’avant même le départ de
l’aventure il se faisait une idée très nette de son aboutissement. Le ton de ses
déclarations évoque moins un Rimbaud voyant qu’un Rimbaud prophète :
***
Initialement, on l’a vu, la création rimbaldienne revêt la forme d’un jet
ascensionnel ; elle se propose de vivifier la ligne d’une verticalité, et
d’atteindre à un certain état de culmination glorieuse. Tout y commence par
un soulèvement d’être, – « l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte
dans les masses6 », « la levée des nouveaux hommes et leur en-marche7 » ; et
tout s’y continue par une longue marche montante : piéton obstiné, Rimbaud
s’élève parmi les choses, « sur la jetée partie à la haute mer », ou sur « l’allée
dont le front touche le ciel8 ». Enfin cette marche ascensionnelle s’achève par
la possession et la jouissance d’une hauteur sensible ; le piéton touche le ciel
lui-même, débouche dans la haute mer. Dans Aube, après avoir poursuivi la
« déesse » sur la cime des sapins, à travers les clochers et les dômes, l’enfant
finit par la rattraper « en haut de la route, près d’un bois de lauriers » ; il sent
« un peu son immense corps ». Le désir a suscité, projeté en avant de lui, puis
poursuit et rejoint une réalité en laquelle il s’incarne et se perd aussitôt. Le
bondissement matinal de l’enfant s’achève en une aube charnelle, et cette
rencontre fixe le paysage tout autour d’un zénith glorieux.
Mais aussitôt se produit la catastrophe : « l’aube et l’enfant tombèrent au
bas du bois ». Très souvent chez Rimbaud la verticalité ascendante se trouve
ainsi combattue et niée par un mouvement opposé, une poussée venue du
haut, dirigée vers le bas, et qui semble avoir pour rôle d’humilier le
bondissement humain. À l’origine de ce mouvement, il y a le ciel, cet azur
que dans la Saison Rimbaud veut tenir pour paradisiaque, mais qui dans
l’Alchimie du Verbe et dans les Illuminations apparaît comme noir et maudit,
parce que voué à recueillir toutes les aspirations faussement spirituelles,
toutes les impostures religieuses. Ciel écrasant, qui n’a nullement pour rôle
d’ouvrir un infini ni de créer parmi les choses une dimension nouvelle, mais
qui pèse au contraire de tout son poids aérien, et comme l’église elle-même,
sur l’homme agenouillé. Toute sa jeunesse, Rimbaud a subi « l’inévitable
descente du ciel9 ».
Dans un état d’âme mystique il pourra vivre cette descente du ciel comme
un étouffement parfumé, un recouvrement succulent, comme un moyen de se
laisser physiquement cerner, envahir par une tendresse à demi spirituelle :
L’indolence requise (fut confiée) à une barque de deuils sans prix par
des anses d’amours morts et de parfums affaissés11.
***
Ceci est faux, bien entendu. Car tout paradis est d’abord et en définitive
pour l’homme, par l’homme : Rimbaud seulement consent ici à s’oublier lui-
même, à résigner son pouvoir de domination, son droit d’intervention, à se
tenir pour moins important que tous les objets qui l’entourent. Choisissant la
nouveauté du monde, il en accepte aussi l’autonomie, l’étrangeté,
l’irréductibilité à tout critère humain.
Ou du moins il aurait dû les accepter s’il était resté logique avec lui-même,
et fidèle à son projet premier. Mais c’était là une fidélité difficile, un choix
qui exigeait de lui une presque impossible humilité. Davantage baigné de
sagesse orientale, Rimbaud eût peut-être été capable de cette humilité : lui-
même reconnaît à diverses reprises tout le prix spirituel d’une stupeur qui
n’est au fond qu’un effacement du moi devant les choses. Mais il reste trop
occidental, et cela quoi qu’il fasse, pour si totalement abdiquer raison ou
volonté, pour choisir de se mettre lui-même absolument entre parenthèses.
« L’esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire
pour conclure comme je voulais. » Mais on ne peut pas le faire taire, et donc
Rimbaud ne conclut pas. Comment d’ailleurs pourrait-il renoncer à cette
rigueur, à cette autorité, à ce pouvoir de se contrôler soi-même qui lui ont
permis par exemple d’élire, et sans aucun risque de naufrage, un dérèglement
comme règle de vie, une anarchie pour discipline, une ignorance pour étude ?
Car s’il veut la folie, c’est par raison ; s’il se lie au hasard, c’est en vertu d’un
plan très sûr ; l’incontrôlé même lui est système. Sacrifier cette exigence, ce
désir essentiel de domination et de contrôle, ce serait pour Rimbaud se
sacrifier tout entier, se nier soi-même. Aussi ne réclamera-t-il pas de lui-
même un tel sacrifice, ne conclura-t-il pas, ne s’abandonnera-t-il pas tout à
fait à la poésie objective. À la spontanéité première, toute dirigée vers une
compréhension interne du dynamisme naturel, s’ajoute alors chez lui une
spontanéité seconde, qui tend à ressaisir de l’extérieur cette nature, à la
dominer, à la recomposer, à la rendre compréhensible, humainement viable.
Au voyant se superposent un ingénieur et un metteur en scène : un
organisateur de la nature, un artiste du paysage.
***
Point de paysage où l’on ne puisse circuler ; humaniser les choses, cela
consiste d’abord à les visiter, à faire courir à travers elles des voies de
communication. Parmi les rêveries les plus mouvantes la route tend la ligne
de sa rectitude ; au milieu des dérives elle installe le tracé d’une orientation
immobile. Divisant la vision en deux aires distinctes, elle y tient le rôle d’une
frontière, mais elle lui donne aussi un sens quasi-physique, puisqu’elle
engage toujours à une avancée, à un mouvement de découverte et de
dévoilement. C’est par la route, et par la marche à pied que Rimbaud, on le
sait, tâche de posséder le monde. Cette valeur invitante et ordonnatrice du
chemin s’affirme surtout chez lui dans l’imagination des ornières, petits rails
naturels où le mouvement s’enferme et glisse. Fixée, polarisée, la route peut
alors se muer en une sorte de lieu scénique, où défilent les cortèges les plus
féeriques (Ornières) : et ces féeries, qui pourraient ailleurs, – dans une herbe,
ou dans un sous-bois, – relever d’un onirisme pur, s’ordonnent ici en une
suite théâtrale. Grâce à la route le délire devient spectacle.
Parents de la route, d’autres éléments géographiques interviennent encore,
comme en surimpression sur la trame de la vision originelle : ainsi le quai, –
généralement bâti en marbre, – qui rectifie la rive tout en séparant durement
terre et eau ; le parapet, (« l’Europe aux anciens parapets… »), qui protège le
quai lui-même, sorte de quai du quai ; la jetée, quai perpendiculaire et
dynamique, route aquatique, échelle dressée vers la haute mer ; la terrasse
enfin, et plus particulièrement la terrasse au bord de la mer, quai surélevé,
espace magiquement élu pour la danse (Enfance I), la prière (Enfance IV), les
rencontres cosmiques (Fleurs). Tous ces éléments rectificateurs appartiennent
à la rubrique des constructions humaines : ce sont des travaux de maçonnerie
ou de voirie que le spectateur impose à son spectacle afin d’en contenir la
liberté. Solidité, poids, rectitude, linéarité, tous ces attributs d’une certaine
raison sensible veulent lutter contre le jaillissement premier. Encore y
parviennent-ils assez mal.
Au chapitre des Ponts et Chaussées, n’oublions pas les ponts eux-mêmes.
À l’inverse des routes ou des quais, qui ordonnent en séparant, ils ont un rôle
de synthèse ; ils se chargent de relier les uns aux autres les fragments épars de
la vision. Sans eux point de villes possibles. Dans ces étranges ensembles
architecturaux que travaille un délire de verticalité, les passerelles, les canaux
suspendus, les plates-formes, les escaliers qui courent au-dessus des abîmes
et d’étage en étage constituent les seuls éléments de continuité sensible. Leur
labyrinthe autorise la circulation, sinon l’exploration véritable ; il jette en tout
cas au milieu du gouffre l’horizontalité d’un réseau très humain. Et cette
humanité s’affirme aussi dans leur minceur, leur longueur, leur fragilité, dans
ce caractère toujours menacé qui est le leur, et qui apparaît si bien à travers
l’illumination intitulée Les Ponts : « tellement longs et légers » ces ponts, que
les rives elles-mêmes, comme sous la contagion d’un effondrement
imminent, « s’abaissent et s’amoindrissent ». Leur « bizarre dessin », leur
enchevêtrement angulaire, plusieurs fois reflété dans le miroir de l’eau,
suspendent pourtant au milieu d’un paysage flottant la demi-assurance d’une
texture géométrique. Seule cette solidité relative permet et supporte la vie :
« Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres
soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets… » Refuges, liens,
noyaux de solidarité, centres d’architecture, les ponts ressemblent donc à ces
« accords mineurs », qui, un peu plus loin dans la même illumination, « se
croisent et filent ». Ce sont des harmonies fixées et des lieux de passage : les
seuls possibles arcs-en-ciel du paysage humain.
Tous ces efforts de construction ne parviennent pourtant pas à vraiment
fixer le jaillissement ou la dérive, ni donc à fonder un paysage. À la fin de
Ponts, tout s’écroule, se dissipe ; un seul rayon tombé du ciel suffit à
« anéantir cette comédie ». Cette comédie, c’est-à-dire ce réel rongé
d’irréalité, cette architecture dépourvue de conviction matérielle et tout au
fond d’elle-même dénuée de sérieux. Ce qui fait défaut au paysage
rimbaldien, pour que ce paysage se ressaisisse comme une architecture
humaine et s’érige vraiment en paysage, ne serait-ce pas ici l’existence, le
sentiment d’une extériorité irréductible ? Car beaucoup de ces visions nous
résistent mal ; elles n’ont pas la dureté, l’opacité d’un en soi. Rimbaud lui-
même les traite paradoxalement à la fois comme des fantasmagories et
comme des spectacles ; il souligne le fait qu’elles sont issues de lui et que
sans lui elles n’existeraient pas, mais c’est seulement afin de les projeter hors
de lui sur un écran de verre ou de papier, et de les transformer en objets
spectaculaires. En faux objets par conséquent. À la fois rêves et tableaux,
illuminations et enluminures, ils participent en même temps d’un délire et
d’une volonté d’art. Êtres hybrides, situés à mi-chemin entre subjectivité et
objectivité, ne relevant tout à fait ni de l’une ni de l’autre, il est normal qu’ils
choisissent souvent de s’établir dans un espace hybride lui aussi, où le
subjectif n’existe que projeté hors de soi et où l’objectivité ne soit que
simulacre, un espace de comédie : l’espace même du théâtre.
Rimbaud, on le sait, adore le théâtre, les comédies qu’il se donne à lui-
même (Vies), et celles qu’on lui donne (Parade). Il aime en lui surtout sa
gratuité, son caractère de pure convention. Tout théâtre lui est féerique.
Aucun risque ici de se laisser emporter par le réel, car d’emblée le théâtre se
place hors de toute réalité ; ou du moins s’il accepte les choses, c’est
seulement pour les soumettre à ses propres normes. Tel n’était pas le cas des
routes, des ponts, ou bien des quais, de toutes les fausses rectitudes posées en
surimpression sur le désordre élémentaire : elles risquaient toujours de
succomber à la contagion d’une réalité bien plus puissante que la leur, et de
se laisser emporter par l’anarchie. Le pont s’effondre, ou bien il est recouvert
par l’eau montante du déluge, la route tourne, elle se laisse envahir par la
douce descente du talus, elle est vite occupée par l’invasion de l’ombre, des
taillis, ou de l’herbe. Son irréalité, son caractère purement arbitraire protègent
au contraire le monde du théâtre contre de tels empiètements. En toute
tranquillité, loin de toute contagion existentielle, la vision s’y divise, s’y
réassemble, s’y organise. Un réel fait d’impressions successives et
contingentes, y acquiert, – et sans même avoir le droit de protester, – un sens
nouveau et unitaire :
***
Il nous faut bien conclure à l’échec sensible de Rimbaud. Partagé entre un
univers brut et un monde de théâtre, entre l’anti-paysage et le décor, il ne
parvient pas à créer une réalité qui soit à la fois naturelle et humaine,
continue et discontinue, libre et architecturale : les « sauts d’harmonie »
auxquels il rêve demeurent inouïs. Et c’est sans doute pour cela qu’il finit par
se taire : « la musique savante manque à notre désir ».
Elle n’a pourtant pas manqué au désir de Rimbaud écrivain : car dans un
seul domaine il triomphe, il parvient à trouver des « rythmes instinctifs » : et
c’est le domaine du langage, de la création poétique. Le prestige unique de la
poésie rimbaldienne tient en effet au mariage qu’elle opère, et qui ne sera
jamais plus réalisé après elle, d’un jaillissement et d’une forme, au
croisement qu’elle réalise, tout comme le Génie lui-même, entre une
« grâce » et une « violence », à la possession simultanée qu’elle rend possible
d’une « élégance », d’une « science » et d’une « vigueur ». Les mots y
éclatent dans une solitude, ils semblent s’y dévorer eux-mêmes tant ils sont
rapidement proférés et brûlés, rendus au silence ; mais il est bien vrai aussi
qu’ils y sont porteurs d’un sens global, générateurs de réciprocité, qu’ils y
« font l’amour ». Ils vérifient en somme la définition que Rimbaud a donnée
du langage futur : « de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons,
couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ».
Car les mots s’unissent bien ici les uns aux autres, mais c’est en raison de
leur éloignement et de leur liberté, de leur caractère tranchant et solitaire.
Entre eux point de brouillards verbaux, au-dessus d’eux aucun glacis, aucune
unité formelle ; pas d’adverbes de liaison ; l’adjectif même, loin de vaporiser
le substantif comme chez Baudelaire, l’isole et le confine dans son étrangeté.
Et c’est la distance creusée entre les mots par cette étrangeté même, qui
produit l’accrochage, le tirage, l’ébranlement lointain d’une signification qui
finit par circuler de terme en terme et par créer tout au travers du poème une
forme dynamique d’unité. Rien de semblable ici à la profondeur résonnante
de Baudelaire, à l’unité mystique de « tous les sens fondus en un », ni même
aux petits éclatements sous-jacents, « pianotés autour », du poème
mallarméen. Chez Rimbaud le sens poétique se brise à chaque instant, et
pourtant se poursuit, se propage de mot en mot à la manière de cet « influx de
vigueur et de tendresse réelle » que Rimbaud redécouvre à la fin de la
Saison ; son avancée ressemble au foudroyant progrès d’une fraternité
verbale.
Mais cette fraternité se fonde d’abord sur un refus, sur une solitude.
Rimbaud est bien un poète moderne, le premier peut-être des poètes
modernes, au sens où l’entend par exemple un Roland Barthes29. Le mot est
bien chez lui un signe debout, « un bloc, un pilier qui plonge dans un total de
sens, de réflexes et de rémanences ». Sa densité s’élève bien « hors d’un
enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme une fureur
et un mystère ». Mais le suprême mystère c’est que cet enchantement, le mot
est aussi capable de l’emplir, de le peupler. Comme la vigueur s’achevait
chez Rimbaud en tendresse, comme l’orgueil finissait par devenir « plus
bienveillant que les charités perdues », le langage nous fait assister ici à un
constant dépassement, et comme à un déni de sa profondeur originelle. Nous
devenons par lui témoins d’une sorte d’avènement existentiel à la largeur,
c’est-à-dire à l’humain. C’est donc de sa verticalité, de son aridité, de son
orgueil naturel que le mot tire ici sa bienveillance, son pouvoir de
réconciliation, sa force de contagion. Et cela est si vrai que le poème de
Rimbaud qui nous donne l’idée la plus exacte peut-être du bonheur poétique
rimbaldien, c’est aussi et précisément le poème où Rimbaud solitaire rêve au
miracle d’un Génie qui réunirait êtres et objets séparés, et qui rétablirait entre
eux un courant tout humain, une nappe horizontale de solidarité :
Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver,
de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage,
de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le
renvoyer, et, sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre
ses vues, ses souffles, son corps, son jour.
Notes
1. P. 256.
2. P. 255.
3. P. 256.
4. P. 200.
5. P. 175.
6. P. 199.
7. P. 175.
8. P. 170.
9. P. 198.
10. P. 185.
11. P. 196.
12. P. 170.
13. Ce n’est donc pas de cet azur que part, comme le dit Jacques Rivière, l’« impulsion
créatrice » de Rimbaud. Je crois que l’origine en est au contraire un centre, un noyau situé
dans l’épaisseur de la terre. Et s’il y a au coin du ciel une fissure, celle-ci n’annonce
nullement l’avènement d’un nouveau monde : elle annihile au contraire toutes les tentatives
humaines pour édifier ce nouveau monde.
14. P. 208.
15. P. 181.
16. L’architecture urbaine de Villes XIX se développe selon des lignes tout analogues :
simplement l’impression de fourmillement et de discontinuité qui se dégageait de Villes XVII
y est remplacée par des sensations d’énormité et d’étrangeté. Mais, des « hauts » jusqu’aux
« bas quartiers », – et l’on voit comment Rimbaud transpose imaginativement les
automatismes du langage, – c’est le même triomphe d’une verticalité impénétrable à
l’intelligence humaine : « Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes,
des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la
ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres
quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est
impossible. »
17. P. 198.
18. P. 179.
19. P. 192.
20. P. 182.
21. P. 185.
22. P. 169.
23. P. 184.
24. P. 188.
25. P. 123.
26. P. 189.
27. Elles n’en laissent même aucune pour l’explication ou l’élucidation symbolique, c’est-
à-dire pour une certaine critique, si nous acceptons pour vrai ce propos rapporté de Rimbaud
sur sa poésie : « J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. » (XXVII.)
28. Il peut arriver que cette liberté se découvre dès l’origine une vocation harmonieuse, et
que la spontanéité s’allie d’elle-même à une forme. « Où achèteras-tu un objet de luxe ou
d’art d’une structure plus savante que cette fleur des champs ? Quand toutes nos institutions
sociales auraient disparu, la nature nous offrirait toujours, en variété infinie, des millions de
bijoux. » (p. XXII). Cette réflexion attribuée à Rimbaud éclaire son naturalisme et son
optimisme fondamentaux. L’objet naturel (fleur-bijou) est à la fois liberté et structure,
structure née d’une liberté et supportée par elle. L’objet artificiel, si savant qu’il soit, apparaît
au contraire comme une architecture gratuite et improbable.
Littérature et Sensation
(Stendhal, Flaubert, Fromentin, les Goncourt)
« Pierres vives », 1954 (épuisé)
et « Points Essais », no 8, 1990
Paysage de Chateaubriand
« Pierres vives », 1967
Microlectures I
« Poétique », 1979
Microlectures II
Pages paysages
« Poétique », 1984
Whisquierda
Albin Michel, 1973
Épouser la notion
Stéphane Mallarmé
(édition Jean-Pierre Richard)
Fata Morgana, 1992
Terrains de lecture
Gallimard, 1996
Quatres lectures
Fayard, 2002