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CRISTAL

Du même auteur

Cristal, Récit, Éditions Salammbô, Tunis, 1982. Éditions


Chama, Tunis, 2000.
Le ciel est par-dessus le toit, Nouvelles, contes et poèmes
de prison et d'ailleurs, Éditions du Cerf, Paris, 2005.
Qu'as-tu fait de ta jeunesse ? Itinéraire d'un opposant au
régime de Bourguiba (1954-1979), Éditions du Cerf, Paris -
Mots Passants, Tunis, 2009.

En cours d'édition :
De l'idéologie du développement à celle des droits de l'Homme
- Essai sur les récentes transformations du monde et leurs repré­
sentations, Mots Passants, Tunis,, Tunis, 2011.
Gilbert Naccache

CRISTAL
Récit
Troisième édition

Préface de Samira M’rad Chaouachi

Les Éditions Mots Passants


Tunis - 2011
Imprimé en Tunisie

© Mots passants
(3 rue du 9 avril 1938
2078 La Marsa - Tunisie)

ISBN : 978-9973-02-489-3
Préface
Samira M’rad - Chaouachi

Une réédition constitue une entreprise périlleuse. Pourquoi alors


une troisième édition de Cristal ?
La première édition datant de 1982 a été vite épuisée, de même
que la seconde, parue en 2000. Ce serait donc pour répondre à une
réelle attente du public. Plus encore, à cette heure de l’Histoire, où
la Tunisie tente de recoller les morceaux de sa mémoire, Cristal se
taille sa place de lui-même. Car il s’agit bien d’un pan de l’histoire
de la jeunesse tunisienne, de son action d’opposition politique, dans
la Tunisie de Bourguiba durant les années 60-70.
L’ouvrage est construit sur deux récits imbriqués l’un dans
l’autre : un récit de fiction, écrit par le détenu politique dans une
cellule de Borj Roumi l’été 1974, - extraordinaire ingéniosité - sur
les emballages de paquets de cigarettes dont la marque donne son
nom à l’œuvre, et un récit autobiographique, écrit à l’issue de la
détention de l’auteur, entre 1979 et 1980.
Ces deux récits renvoient l’un à l’autre, se nourrissent même
l’un de l’autre, dans un jeu constant de miroirs. Gilbert Naccache
s’explique lui-même sur cette structure en strates, faisant sourdre
au passage une émotion contenue : « Et comme on éprouve parfois
le besoin de montrer à ses amis les photos d’un album, en racontant
un peu autour, pour « éclairer » les photos, j’ai eu envie de montrer
ce roman et de dire comment il a pu être écrit.» Nous passons ainsi
de l’autobiographie à la fiction au gré des deux récits qui, par la
structure même en « feuilletage », n’en font plus qu’un. L’ensemble
se prêterait d’ailleurs volontiers à une adaptation cinématogra­
phique, le roman exprimant en technicolor le réel, cependant que le
récit-témoignage faisant entendre une espèce de voix « off », appor­
terait sa caution au réel, fonctionnant en contrepoint, en noir et
blanc.
8 CRISTAL

Le réel est au cœur de l’œuvre, directement présent dans le récit


autobiographique, il alimente le roman. Incarcéré, torturé, G. Nac-
cache ne fait cependant pas dans le sensationnel. Témoin et acteur
des événements qu’il relate, il passe en revue son itinéraire et celui
de ses camarades de lutte. S’entremêlent ainsi et se superposent au
fil des pages, fiction, témoignage, flash-back, réflexions et convic­
tions, dans un va-et-vient entre présent et passé.
Le passé - essentiellement pris en charge par les personnages de
fiction, émerge à travers les paroles échangées, relayées par la
parole de l’auteur qui apporte en écho son témoignage au premier
degré. Ce passé correspond aux années 60. Il apparaît comme une
étape mirifique dont l’échange avec René Dumont, lors de sa
conférence tenue à Tunis, un soir de février 1966, est particulière­
ment symptomatique. Cette rencontre constitue une séquence
essentielle de prise de liberté et de parole, pour la revendication
contre le régime en place, mais paradoxalement dans la continuité
de la politique égalitariste de Bourguiba, cependant poussée à l’ex­
trême, d’une république laïque, d’extrême-gauche, qui va procla­
mer l’égalité pour tous, où la femme marche de concert avec
l’homme.
Ce passé, c’est le temps heureux de l’engagement politique, des
projections sur le futur, et de toutes les ferveurs que renvoient l’ef­
fervescence et la métamorphose de Tunis. Il affleure par bribes à la
mémoire, comme en pointillé sur la ligne du présent. Un présent
comme vidé de sens, qui s’inscrit dans les années 70, où la reven­
dication politique, devenue une espèce de mécanique de contesta­
tion, ne répond plus à une exigence fondamentale, et qui suscite des
interrogations. Que s’est-il passé ? Les personnages de fiction,
désormais des intellectuels installés dans l’existence, s’interrogent
sur l’effondrement de leurs idéaux de jeunesse, toujours relayés par
le propos du narrateur. Vertigineuse rétrospective que celle du nar­
rateur qui se questionne lui-même sur ses engagements, son par­
cours et, dans un dépouillement de soi poussé toujours plus avant,
d’une probité souveraine, nous livre ses réflexions, ses certitudes,
ses errances et ses prises de conscience :
« . . . ceux qui avaient faim [...], ces pauvres étaient « les autres »
[...] des catégories abstraites, la justification de l’engagement ou
des positions que nous développions ».
« . . . la lutte pour la démocratie, le respect du citoyen, nous ne la
menions pas dans l’espoir qu’elle aboutisse [mais] pour mettre en
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place quel régime ? Pas d’hésitation, celui de la dictature du prolé­


tariat. »
« A l’intérieur des organisations, il n’y a pas de démocratie, mais
cette merveille qui a nom centralisme démocratique. »
La démocratie est aujourd’hui en Tunisie, une question d’une
actualité brûlante.
Au-delà du propos politique et idéologique, au-delà du parcours
d’un homme, une profonde exigence intérieure rythme le texte.
Cristal dans une logique toute sartrienne aux accents cependant
camusiens, aboutit à une réflexion d’ordre existentiel sur l’engage­
ment, la liberté, la liberté de conscience, et nous parle de loyauté,
de dignité et de respect humain.
Par le fait même d’être juif, l’auteur nous rappelle aussi nos
coexistences.
Par-delà l’itinéraire d’un homme, parce qu’il soulève des ques­
tions pérennes, universelles, parce qu’il a su nous dévoiler comme
une leçon d’histoire, les radicalismes habillés des plus beaux ori­
peaux, Cristal s’impose encore de manière prégnante.
« Tu n’as pas besoin de livres, tu peux parfaitement en écrire »
m’avait dit Paule.
Je ne l’avais pas crue, je ne me sentais pas capable d’écrire.
J’avais essayé quelquefois : au bout de trois, six pages, je renonçais.
Et je m’étais résigné à l’idée de ne pas être écrivain. Pourtant le livre
imprimé me fascine, j’ai commencé très jeune à lire et ne me suis
plus arrêté. Le magicien qui me parlait à travers les pages était un
être extraordinaire auquel j’aurais aimé ressembler. Tant pis !
D’ailleurs, j’avais autre chose à faire pour aider les gens.
Cette autre chose, l’action politique, m’a conduit en prison. Et
c’est là, plus précisément au parloir de la Prison Civile de Tunis, que
Paule m’a dit cette phrase, un jour de Juin 1973. Je venais de lui
raconter qu’on nous avait séparés les uns des autres et retiré tous nos
livres.
Paule m’accorde plus d’imagination que je ne m’en reconnais.
Evidemment, l’écriture est un excellent moyen de combattre la
solitude, mais je ne voyais pas comment m’y prendre, ni par où
commencer. Et je chassais cette idée.
En Mai 1974, je m’étais retrouvé, isolé encore, dans une cellule
de la prison de Borj-Roumi, à sept kilomètres de Bizerte. La dispo­
sition des lieux est telle que je me sentais vraiment coupé de tout et
de tous, à part les quelques minutes où je voyais le gardien qui
ouvrait ou fermait la porte, apportait le couffin, la gamelle ou sur­
veillait le coiffeur qui me rasait à toute vitesse, sans un mot.

* Les provisions amenées par les familles le sont généralement dans


des couffin que l’on renvoie avec des récipients vides.
12 CRISTAL

Je me suis mis à rêver pour meubler mon temps, à imaginer ce que


des amis, de ceux qui m’avaient connu il y a longtemps, avaient pu
ressentir à l’annonce de notre situation, à notre statut un peu parti­
culier.

Arrêtés en Décembre 1972, et condamnés à un an de prison, Nou-


reddine et moi étions encore détenus en avril 1974, sous un prétex­
te inconsistant : deux de nos camarades, sous le coup de la même
inculpation que nous, venaient de se voir signifier un non-lieu et
d’être libérés. On nous avait traités différemment : plusieurs
dizaines de militants d’extrême gauche avaient été arrêtés en
Novembre et Décembre 1973, nous étions considérés comme fon­
dateurs de leur organisation, et on ne voulait pas nous laisser la pos­
sibilité de la remettre sur pied.
Nous attendions donc que soit trouvée la façon « juridique » de
nous maintenir en prison. Nous savions que le juge d’instruction
comptait sur un décret présidentiel pour ne pas assumer lui-même
cette responsabilité. Rejoints en février par nos jeunes camarades au
pavillon cellulaire, nous étions isolés les uns des autres dans des cel­
lules individuelles, après qu’on nous eut retiré livres, papiers, stylos
ou crayons pour nous empêcher de communiquer entre nous et sur­
tout avec l’extérieur.
Et puis, le 20 Avril, à la suite des manifestations étudiantes de la
veille, le décret présidentiel arriva : prenant prétexte de poursuites
devant la Cour de Sûreté de l’Etat, on supprimait à cinq d’entre nous
la grâce qui nous avais remis en liberté en 1970, après deux ans de
prison. Pour moi, cela signifiait 14 années encore.
On peut penser que le décret n’est pas possible, pas applicable,
que cela ne tiendra pas : comment des poursuites prouveraient-elles
la culpabilité ? Et puis ces poursuites se termineront sans doute par
un non-lieu, un acquittement, on sortira alors. D’ailleurs il n’est pas
possible que l’opinion ne réagisse pas, que nos camarades, nos amis
à l’étranger ne se saisissent pas de ce scandale, du retrait, après
quatre ans, d’une grâce qui avait été accordée en signe de change­
ment de politique, de renonciation à la répression qui accompagnait
l’étatisation et la collectivisation forcée...
Oui, tout cela aide peut-être à supporter le choc. Mais on est
comme assommé quant même. Deux personnages, bien habillés,
sûrs d’eux-mêmes, vous font venir dans un bureau. Le petit, gras,
rougeaud, manifeste une satisfaction certaine en vous annonçant la
CRISTAL 13

décision. L’autre prend un air gêné, il n’y est pour rien, il est tenu de
vous informer. C’est tout. Pas le droit ? Mais si, le Président a le
droit. Impossible d’attaquer, de protester. Mais en politique, les
choses changent, bientôt peut-être... Comment ? Qu’on vous
montre le premier décret ? Celui de mars 1970 ? Pas notre rôle, nous
devons seulement communiquer le contenu de celui-ci. Courage, se
permet de dire l’un d’eux. Et n’eût été la jubilation de ce salaud de
gardien qui m’accompagne, la certitude qu’il ne demande qu’un
prétexte pour me tabasser, pour joindre sa mesquine petite répres­
sion à cet énorme arbitraire, j’aurais gueulé, craché, renvoyé le cou­
rage à la face de ce gros mec qui va tranquillement rentrer déjeuner
chez lui, avec sa femme et ses enfants, et peut-être dire à table : « Je
viens de signifier à cinq types qu’ils ont encore plein d’années de
prison à passer ». Je ne veux pas qu’il puisse ajouter : « ils étaient
désespérés ; pour des gens qui veulent faire la révolution, ils n’ont
pas grand chose dans le ventre ».
Il y a ça. Il y a aussi ce flageolement des jambes, ce vide brutal
dans la tête, ce sentiment d’impuissance... C’est tout, on peut faire
de nous ce qu’on veut, nous sortir, nous remettre en prison quand on
veut ! Merde ! merde ! 14 ans, mon vieux.
Trois ans, déjà, ce n’était pas drôle tous les jours.
Rester isolé, sans livres, regarder les rayons de soleil qui entrent
par la fenêtre si haute effectuer leur parcours, ils éclairent d’abord la
paillasse par terre, puis le carton qui contient les provisions, attei­
gnent le mur en face, puis la porte - il est alors l’heure de l’arrivée
des gardiens l’après-midi - montent encore le long du mur, se rédui­
sent à un petit rectangle, disparaissent. Parfois on regarde la pous­
sière, les grains qui jouent dans le faisceau. C’est curieux, on se
prend à retrouver des réflexions de son enfance, il y a de la pous­
sière partout dans la pièce, on en respire constamment, mais on ne
la voit que quand elle passe dans les rayons qui tombent de la
fenêtre. On joue, quelques minutes ou quelques heures, cela dépend
à envoyer la fumée de sa cigarette dans le faisceau, à regarder les
volutes, à déchiffrer les formes, à essayer d’en susciter d’autres...
Nous avions appris que la décision de nous retirer la grâce avait
été publiée en première page des journaux, à côté de l’information
sur les poursuites engagées à la suite des « troubles sur la voie
publique » du 19 Avril. Le rapprochement était pour nous évident :
on voulait manifester de la fermeté et nous en étions la preuve et les
victimes.
14 CRISTAL

Quinze jour plus tard, nous étions à Boij-Roumi.


Un jour, je ne sais comment un crayon a franchi les barrages et
s’est retrouvé dans mon couffin, dans ma chambre. Pour le tailler, la
languette d’une boîte de sardine aiguisée sur le ciment du sol suffi­
sait. J’avais conservé un effaceur qui ne ressemblait pas à une
gomme. Le papier, je le découvris rapidement : je fumais à l’époque
des Cristal, cigarettes qui ont un double emballage, un papier blanc
et lisse, imprimé d’un seul côté, à l’extérieur et du papier transpa­
rent, doublé d’aluminium, à l’intérieur. Chaque paquet de cigarettes
me fournissait donc deux pages. Tous les politiques envoyaient des
messages à l’écriture minuscule, pour moi aussi, une simple feuille
de papier à cigarette Job pouvait devenir une longue lettre, facile à
cacher et à passer. Mon rectangle format carte postale représentait
un luxe appréciable, et la longueur de mes messages était plus que
quadruplée, chaque page pouvant contenir environ sept cent mots.
Le moyen d’écrire, arrivant alors que j’étais en pleine rêverie, fit
ressurgir la phrase de Paule « tu peux écrire... », et je décidais d’es­
sayer.
J’étais en train d’imaginer comment mon ami M. et sa femme
avaient réagi à la lecture, dans leur quotidien, de l’annonce du retrait
de la grâce. Nous avions été très liés à une époque lointaine, et l’é­
loignement seul avait interrompu notre conversation. Pas tout à fait
en réalité : certains désaccords avaient rendu cette conversation très
difficile les derniers temps de nos rencontres. Mais tout de même...

Est-il besoin de s’interroger sur ce que pouvait signifier, pour le


détenu isolé que j’étais, le fait de se demander si, face â ce qui était
pour lui l’arbitraire le plus total, ceux qu’il avait aimés sauraient se
souvenir de lui ? Le fait est que, ne connaissant rien de l’itinéraire
récent de ces amis dont je n’avais aucune nouvelle (mais eette absen­
ce de nouvelles n’était-elle pas en elle-même éloquente ?), je n’ai pas
osé inventer leurs réaction, imaginer quelles répercussions auraient
eu sur leurs rapports de couple des façons différentes de prendre
l’événement. Je crois que j’étais trop impliqué, j’avais peur de leur
faire faire, non ce qu’ils avaient envie ou pouvaient, mais ce que
moi, j’aurais désiré qu’ils fassent. Et peut-être, au fond de moi, ne
me suis-je jamais résigné à la fin de cette amitié, ne voulais-je pas
rêver de façon trop précise, de peur de revenir de trop loin ?
J’ai alors changé mon fusil d’épaule. Pas de doute je ne voulais
pas m’impliquer, me livrer, si on veut. Mais aussi je voulais être
objectif, ne pas juger. J’ai donc abandonné celle première idée et me
CRISTAL 15

suis lancé dans une autre, l’évolution d’un couple imaginaire, que je
créerais de toutes pièces, à partir, bien sûr, de caractères que je
connaissais, de situations que j’avais rencontrées.

Et, pendant tout le temps passé à écrire, c’était pour moi une
intense jubilation : l’idée du bon tour que je jouais à mes gardiens,
la complicité avec Paule, dont je prévoyais bien qu’elle serait ravie,
lorsqu’elle l’apprendrait. C’est pourquoi j’ai dédicacé ce roman
ainsi : « A P., dont je savais qu’elle lisait par dessus mon épaule pen­
dant que j’écrivais ».
J’ai fini par sortir de prison, le 3 Août 1979. Et j’ai récupéré ce
roman. Le relire m’a fait revivre une ambiance, m’a rappelé des sen­
timents qui s’étaient éloignés. Un peu comme, quant on regarde une
ancienne photographie, on retrouve, à une façon de sourire, à un per­
sonnage ou un objet en retrait, quelque chose de ce qu’on avait alors
vécu. Et comme on éprouve parfois le besoin de montrer à ses amis
les photos d’un album, en racontant un peu autour, pour “éclairer”
les photos, j’ai eu envie de montrer ce roman et dire comment il pu
être écrit.
PREMIÈRE PARTIE
Midi vingt. Afif Lakdar s’étire, s’asseoit derrière son bureau.
Repousse le fauteuil et, en refermant machinalement le tiroir
métallique, jette un coup d’œil distrait par la fenêtre ; vue
limitée sur la cour de l’hôpital, une silhouette d’infirmière
pressée au loin, deux hommes en blouse grise arrêtés autour
d’un chariot vide, le mur du pavillon dont le blanc est de moins
en moins éclatant, la peinture des fenêtres en face qui s’é­
caille... Quand donc redonnera-t-on un coup de peinture ?
Il regarde l’agenda à la page du jour. Plus rien pour
aujourd’hui. Ouf! La matinée a été chargée. Trois patients à
domicile de bon matin, je ne devrais pas boire tant de café, mais
ils sont si déçus quand on refuse... L’embêtant, c’est quand ils
font des efforts pour faire la conversation, pour vous traiter en
ami. Besoin de se rassurer, peut-être aussi envie de nier le rap­
port que crée entre nous la note d’honoraires. Bah, ceux de ce
matin ne sont pas les plus désagréables.
Ensuite il a fallu passer au ministère : impossible d’avoir le
responsable au téléphone, on se demande ce qu’ils fichent toute
la journée, ces gens-là ! Une réunion fixée par on ne sait qui
pour demain après-midi. Impossible, une opération qu’on ne
peut pas retarder... Pourquoi faut-il tant de réunions ? Bien
sûr, Afif n’a trouvé personne. 11 a laissé un mot. On ne l’a pas
appelé... Si on lui demandait son avis avant...
Puis l’hôpital. La consultation interne, rien de spécial, sauf le
gosse du 21, il faudrait voir du côté du cœur... Trop de malades
en ce moment dans les chambres. La promiscuité est malsaine.
20 CRISTAL

Et les repas ne sont pas extraordinaires. C’est un peu mieux


qu’avant, mais pour ce qui est de régimes adaptés à l’état des
patients, va-t-en voir ! Bizarre qu’il n’y ait pas plus d’acci­
dents. A quand les diététiciens responsables des cuisines ?
Cette idée de diététiciens me vient de loin. En 1956-57,
nous étions quelques jeune lycéens, militants communistes
pour la plupart, à sortir avec des lycéennes de notre âge,
nous attabler dans certains cafés où les jeunes filles com­
mençaient timidement à apparaître. Nos amies d’alors
étaient surveillantes dans un collège de banlieue et,
lorsque nous ne préparions pas le bac dans une salle que
les Pères Blancs mettaient à la disposition des jeunes, rue
d’Alger, nous parlions beaucoup de présent et d’avenir.
L’une de nous voulait être diététicienne. Et, avec un ami
qui se destinait à la médecine, elle évoquait la complé­
mentarité de leurs rôles, ils construisaient un hôpital de
rêve d’où les malades sortaient tous complètement guéris.
Les chemins ont divergé depuis. Elle ne pouvait imposer
à ses parents de la laisser poursuivre ses études à l’étran­
ger (l’Institut de Nutrition de Tunis n’a été créé que plus
tard), elle a préparé une licence d’histoire, a épousé quel­
qu’un qui n’avait aucun rapport avec notre petit groupe, a
eu plusieurs enfants, et doit être professeur ou directrice
d’école aujourd’hui. Et ce mot de “diététiciens” que j’ai
écrit m’a longuement fait rêver d’après-midis de soleil, de
promenades dans Tunis, des éclats de couleurs, des odeurs
me sont revenus, et j’ai dû me secouer pour poursuivre...
En ce moment, les malades ne sont pas seuls à poser des pro­
blèmes. La situation générale est - comment dit-on ? - préoccu­
pante, oui, il y a trop d’électricité dans l’air. Les stagiaires ne
sont assez à ce qu’ils font, chuchotent, se retrouvent par petits
groupes pour discuter. Bruit de grève d’étudiants... Afïf a failli
s’emporter contre la petite Hayet, qui comprenait aujourd’hui
tout de travers. Et mon meilleur interne au service militaire ! Un
coup dur, pas pu encore le faire revenir, le ministère de la Santé
n’ose pas bousculer les responsables de l’intérieur ou de la
Défense. J’avais pourtant l’impression qu’il se consacrait com­
plètement à l’hôpital, qu’il ne faisait pas de politique... Mais ils
ne me parlent guère, tous, peut-être suis-je trop distant. Espé­
rons que tout cela se tassera assez vite...
CRISTAL 21

La consultation externe, la ruée habituelle, difficilement


canalisée par deux robustes infirmiers et un agent de police.
Comment faire du bon travail avec tant de monde ? C’est à
peine si le malade a le temps de prendre conscience qu’il est
devant le médecin, on appelle déjà le suivant. Heureusement il
y a les radios et les analyses, sinon... Cette salle de consultation
est lugubre, donne une impression de froid, il faudrait en chan­
ger, au moins la repeindre, l’aérer plus, la réaménager...
Ne pas oublier de faire commander les produits manquants,
les internes se plaignent de la pauvreté de la pharmacie. Encore
des paperasses ! Il fait une petite note pour l’administration,
rajoute la mention “Très urgent” en rouge dans le coin. Ça
n’accélère rien, mais si elle n’y est pas, on vous oublie complè­
tement. Quelle bureaucratie ! L’administrateur parait souffrir
quand il doit acheter ce qu’on lui commande ! D’ailleurs on ne
peut pratiquement plus rien obtenir à partir d’octobre « Ça
sera sur le budget de l’année prochaine. » Et ce qu’on com­
mande en mars, « II fallait le demander en octobre ! »
Recommencer les analyses du 16. Je me demande ce qu’ils
fichent au labo. Bien sûr, les mêmes problèmes que partout,
trop de travail, pas assez de personnel compétent, pas assez de
crédits... Avec ça quelques belles machines toutes neuves que
personne n’utilise, qui avaient été commandées par un, deux
médecins qui ont eu des ambitions de recherche et puis sont
partis... Faire de la recherche... Afif en a toujours rêvé, mais
où trouver, d’abord le temps, ensuite les conditions d’une
bonne recherche ? Arriver à seulement soigner est déjà telle­
ment peu évident...
Il appelle l’infirmière, lui donne ses instructions, la regarde
s’affairer pendant qu’il ôte sa blouse. Mignonne, celle-ci. Je me
demande si elle résisterait beaucoup si j’essayais... Sûrement
pas, à voir son regard ! Mais pas de ce genre d’embrouille pour
moi, ça complique tout. Comment est ce proverbe anglais ? Ah
oui, « ne pas chercher la viande là où on trouve le pain ! »
Il rêvasse sur ce thème en s’en allant. A Paris, ça ne posait
pas de problèmes, enfin presque pas... Ni les infirmières, ni le
travail. Ça marche tout de même à peu près... Des regrets ? Pas
tout à fait, une vague insatisfaction. Mais il peut toujours
repartir s’il le veut. Son ancien patron l’accueillerait à bras
ouverts. Et pas que lui, certainement...
22 CRISTAL

Il croise deux internes qui cessent de discuter pour le saluer


poliment, mais sans chaleur. Trop loin d’eux, se répète-t-il en
débouchant au grand soleil.
Le vieux docteur Stambouli sort du pavillon 9.
- Non merci, vous savez bien que je préfère marcher. Et avec
ce soleil...
- Vous êtes un philosophe, soupire Afif. Ma femme insiste
pour que je vous amène déjeuner à la maison... Vous avez pro­
mis...
- Vous avez une femme délicieuse, Lakdar. Je vous dirai la
semaine prochaine quand je pourrai venir. Présentez-lui mes
hommages.
C’est fou ce qu’on se réfugie facilement dans les invitations à
déjeuner ou dîner pour éviter de parler vraiment, pense Afif en
mettant son moteur en marche. Bien gentil. Stambouli, et plein
d’humour. Aussi dépassé par les événements que par les progrès
de la médecine. Ses deux thèmes favoris « Je ne comprends pas
les jeunes, si nous avions eu les avantages dont ils jouissent... »
et « Vous me faites rire avec vos thérapeutiques modernes et tous
ces nouveaux produits qui n’arrêtent pas de nous envahir. On
peut faire de l’excellent médecine avec quelques remèdes de
base. Tout ça, ce sont des trucs des laboratoires pharmaceutiques
pour gagner de l’argent... ». Il n’a d’ailleurs pas complètement
tort sur ce point, il paraît qu’en URSS il n’y qu’une centaine de
remèdes.

Le personnage de Stambouli, je ne sais pas au juste d’où il


sort. Je vois un petit vieux un peu gras, au teint rougeâtre,
mais je n ’arrive pas à le situer. Et pourquoi, face à un homme
jeune qui commence à s’empêtrer dans les rites d’une civili­
sation où l’on a toujours l’impression que le temps est
compté, qu ’il faut faire vite, pourquoi avoir fait apparaître ce
sage qui a un autre rapport avec le temps ?
Stambouli a quelque chose d’un symbole, voire d’un stéréo­
type, mais il me paraît être moins dépassé que ceux qui se
moquent de lui. Sa façon tranquille de résister au courant de
la “modernité” pourrait faire de lui un personnage fabuleux,
mais aussi un représentant de beaucoup de valeurs figées. Il
ne peut guère fréquenter nos héros, nous ne le reverrons plus.
Il aurait peut-être été bon qu ’il revienne jeter un regard iro­
nique - et indulgent - sur les gesticulations de la nouvelle
CRISTAL 23

génération, qu’il lui apporte le sens de la marche, de la médi­


tation, de la contemplation des choses et des gens... En prison
aussi, on a un autre rapport avec le temps...

Rue Charles de Gaulle. Il voudrait ramener des jouet aux


enfants. La boutique est fermée. Forcément, à cette heure-ci !
Un homme un peu replet, vêtu visiblement à grands frais
mais sans beaucoup d’élégance - Afif est très fier de sa façon de
s’habiller - l’arrête pour le saluer avec chaleur. Il répond sur
un ton enjoué. « Quel plaisir de te rencontrer, après tout ce
temps ! ça va ? Un peu changé, la moustache... Tu es dans les
affaires, n’est-ce pas ? Ça a l’air de marcher, tu as une mine
superbe, des habits de roi ! »
Comment s’appelle-t-il donc ? Nous avons pourtant fait nos
études secondaires ensemble ! On s’aimait bien alors... Il a dû
commencer à travailler avec son père quand il a raté son bac,
je ne l’ai plus revu depuis. Qu’avons-nous de commun, à part
une période de notre enfance ? Je me demande s’il est marié.
Certainement... Etrange, cette impression de désert, de mor­
ceau de ville morte que donne la rue Charles de Gaule à cette
heure-ci. Il y a d’autres rues vides, mais aucune ne fait cet effet.
C’est peut-être parce qu’une heure avant, on pouvait difficile­
ment se frayer un passage à pied, quand les magasins et le mar­
ché étaient ouverts...
Il est reparti, la circulation est moins dense. Rue Courbet -
nom facile à retenir, c’est une rue tout à fait droite ! - en fait,
elle ne s’appelle plus ainsi depuis... depuis quand ? On change
souvent les noms des rues, c’est difficile de s’y retrouver...
C’est maintenant la rue de Palestine.
Il suit un instant du regard une jolie silhouette, quelque
secrétaire qui s’est attardée à son travail, ou une femme mariée
qui va rejoindre un amant... Il sourit. Il fut un temps où il
jouait avec Nabiha à imaginer l’histoire des gens qu’ils croi­
saient ainsi, décidant, d’après leur tête, leur allure, leur habille­
ment qu’ils allaient vers de grandes aventures, ou se trouvaient
mêlés à de sombres histoires. C’était très rare, mais il arrivait
parfois qu’à court d’imagination, ils soient près de la vérité
quand ils faisaient de la femme qui marchait à pas pressés une
employée qui avait juste le temps d’acheter le pain avant de faire
en vitesse le repas pour ses enfants, et de repartir au travail...
24 CRISTAL

En général, les histoires étaient plus belles. Un jour, il avait


longuement développé un thème de feuilleton télévisé, mimant
les personnages, à propos d’un couple qui courait dans la rue :
après bien des rebondissements, le Roméo, que le père de
Juliette avait menacé de mort violente, mais pas rapide - il était
question de petits trous dans le ventre à coups d’alène de cor­
donnier, pourquoi pas ?- Roméo donc avait réussi à enlever
Juliette, et ils couraient faire bénir leur union et se placer ainsi
sous la protection de la loi. Si on n’avait pas été pressés, on
aurait pu voir arriver le père fusil dans une main, couteau de
boucher dans l’autre - et l’alène ? pas de problème, passée dans
la ceinture ! - suivi de la mère éplorée disant à son époux de
pardonner... Nabiha avait laissé délirer Afif avant de dire tran­
quillement « Pas mal du tout, on y croirait ! Dommage, il ne
s’agit que des Ben Ali, tu les connais, ils étaient nos voisins, les
instituteurs du premier étage... Ils couraient pour ne pas rater
leur bus. »

Rue du 1er juin, il est arrivé. Sa maison est dans le plus joli
quartier de Tunis, une belle villa qu’il a fini de payer au mois
d’octobre. Inutile de traîner des dettes pendant 10 ou 20 ans
quand on peut s’en débarrasser en 4 ou 5. Il est plutôt fier de sa
« bicoque » luxueuse mais sans tape-à-l’œil, construire il y a
une dizaine d’années par un architecte étranger. Il aime surtout
montrer les jeux « pour les enfants » dans le jardin : tous les
adultes, à commencer par Nabiha et lui, jouent volontiers à la
balançoire.... Voulait avoir une petite piscine, Nabiha a trouvé
cent arguments contre...
- Bonjour Bia, tout va bien ?
Il embrasse sa femme venue ouvrir la porte, puis va au grand
salon où, posés sur la table basse à côté de son fauteuil, les jour­
naux attendent le maître de maison. Ils sont abonnés au
Monde, en plus d’un journal local, mais il n’en lit guère que les
titres et parfois un article sur la médecine ou sur un spectacle.
- Je te sers un apéritif ?
- Très volontiers, merci. Les enfants sont repartis pour l’é­
cole ? Tout se passe bien, commandant de bord ?
- Tout va bien, docteur. Je m’occupe du déjeuner. Jette donc
un coup d’œil au Monde, il y a un article sur les cancers héré­
ditaire qui t’intéressera peut-être.
CRISTAL 25

A part cet article, rien d’intéressant dans les journaux. Tout


va très bien en Tunisie, on inaugure, on fait des discours, on
développe, on investit... Rien de neuf ailleurs, négociations de
paix, guerre, coup d’État manqué ou plutôt répression à la
suite de, tensions, détente, un nouveau film... Il baille.
- J’ai faim, constate-t-il.
Elle l’attend toujours pour déjeuner, il n’aime pas manger
seul. Il dévore allègrement la nourriture - c’est bon, donne-
m’en encore - répond brièvement aux questions de Nabiha sur
son travail et enchaîne à propos de Stambouli.
- Il n’a jamais voulu apprendre à conduire. « A quoi bon ?
dit-il, si je suis vraiment pressé, il vaut mieux que quelqu’un
d’autre me conduise pour que je puisse me concentrer sur la
tâche qui m’attend. Si je ne suis pas pressé, j’aime mieux mar­
cher, cela permet de voir les choses, de regarder les gens, les
entendre... » Il adore prendre les transports en commun, bus
ou train, mais pas aux heures d’affluence, « ils m’aplatiraient
le ventre ! ».
- C’est un sage, je te l’ai toujours dit, Afif. Lui as-tu rappelé
mon invitation à déjeuner ? Va donc te reposer un peu. Tu
auras ton café à ton réveil...
Il revient du petit salon aux persiennes closes où il a dormi
vingt minutes - il a une horloge dans le crâne l’après-midi,
aime-t-il dire, et peut s’endormir un temps précis, mais ce n’est
pas pareil la nuit - accueilli par l’odeur du café que lui sert
Nabiha.
- En forme ?
- Ça ira, je pense pouvoir affronter l’après-midi. Et toi,
qu’as-tu fait aujourd’hui ?
- Comme d’habitude, un peu de jardinage, les courses. Télé­
phoné à Saloua, elle m’a dit de t’embrasser sur le nez. Pourquoi
là?
- Fais ta commission, d’abord ! Et un autre de ta part.

Naïma, leur jeune bonne, tend un thé au citron sans sucre à


Nabiha. « Pour sa ligne ? » Il regarde sa femme, la trouve,
comme toujours, exactement à son goût.
Son regard se pose sur l’agrandissement en couleur qui
représente les enfants. Eliès, 12 ans, un petit homme déjà, à
l’air un peu grave - il ressemble davantage à Nabiha qu’à moi
26 CRISTAL

- et Mounira, 8 ans, qui a hérité les yeux de son grand-père


maternel et le sourire de son père, sous une masse de cheveux
d’un noir d’encre.
Il se sent un peu cafardeux, pas très sûr de lui tout à coup.
Notre vie, ma vie, plutôt, car je ne sais plus très bien comment
vit Nabiha, à quoi elle pense... Mon travail m’intéresse, mais ce
n’est pas vraiment ça, trop d’obstacles, pas assez de moyens. Je
n’ai pas les contacts que je voudrais avec les gens, malades,
infirmiers ou étudiants... Les internes et résidents me trouvent
trop exigeant, pas assez ouvert, ils ne me parlent que s’ils y sont
obligés, ne savent pas quoi dire en dehors du service. Ne par­
lons pas des confrères qu’on ne rencontre pratiquement jamais.
Je ne suis pas très bon époux, ni très bon père. Des titres ron­
flants, une belle maison, l’apparence de la réussite... des aven­
tures par-ci par-là, qui m’apportent quoi ? Bien sûr il y a
Marie-Claude, c’est beaucoup mieux avec elle, mais est-ce que
cela durera ? Et Nabiha que j’ai tellement aimée, que j’aime
encore, mais ce n’est plus pareil, je ne parviens plus à être
comme avant avec elle, et elle le sait bien. Qu’a-t-il donc pu
nous arriver ? Il la regarde intensément. Elle feuillette une
revue. Mon Dieu, comme elle est belle ainsi, avec cet air de
concentration. Oui, elle est plus que jolie, on ne lui donnerait
pas ses 34 ans. Elle se maquille à peine, paraît toujours fraîche
comme une rose. Et sa bonne humeur, comment fait-elle pour
ne jamais la perdre en ma présence. J’étais si fier de son élé­
gance, nous étions un si beau couple ! Maintenant, je remarque
à peine ses nouvelles robes. Et jamais un mot qui laisse
entendre qu’elle a des reproches à faire. Elle ne veut pas être une
entrave, je le vois bien. Ses enfants l’adorent, elle obtient d’eux
ce qu’elle veut, sans jamais se fâcher ou crier.
- Au fait, reprend Nabiha, Hamadi a téléphoné. Il voudrait
que tu confirmes la partie de tennis de dimanche. Mais j’aime­
rais que nous allions à Sousse, Maman a été malade.
- C’est bête, je ne peux pas m’éloigner de Tunis ces jours-ci.
Mourali est en voyage, je dois passer au service tous les jours.
Je comptais y aller après le tennis.
Ils décident que Nabiha ira à Sousse avec les enfants. Afif
cède généreusement sa 504 pour le voyage. Nabiha a réussi à ne
pas marquer sa déception, elle passe à autre chose.
CRISTAL 27

- Tu n’as pas oublié que nous dînons chez Saloua ce soir ?


Essaie de ne pas rentrer tard, les enfants sont si heureux de te
voir.
- Et moi donc ! Je voulais leur amener des jouets. Mais les
magasins étaient fermés.
- Si tu veux, je peux en acheter en sortant de chez le coiffeur,
tu les leur donneras...
- Tu es ma providence, Nabiha. Promis, juré, je serai ici à
sept heures au plus tard.

L’après-midi est passé très vite. Afif a une légère crispation


au souvenir de son cours.
- Je ne comprends pas les étudiants. C’est entendu, ils ont
des problèmes, la situation est pénible. Mais puisqu’ils assistent
à un cours, ils devraient faire un effort d’attention. Le pro­
gramme est très chargé, je dois aller vite. Aujourd’hui c’était
insupportable. Ils ne suivaient visiblement pas, chuchotaient,
échangeaient des billets, on ne peut pas admettre cela !
- Peut-être fais-tu trop de cas de la forme. Tu sais bien qu’il
y a des moments où les études ne paraissent plus avoir d’im­
portance.
- Je suis bien obligé de faire mon cours ! Cela ne veut pas
dire que je sois contre eux, tout de même !
Il a réussi à se libérer assez tôt, grâce à l’organisation remar­
quable de sa consultation privée. La “jument verte”, c’est ainsi
qu’il surnomme sa gaillarde et très compétente infirmière-
secrétaire, s’est arrangée pour qu’il n’y ait pas de temps mort.
Elle lui évite aussi, avec beaucoup de doigté, les délicates dis­
cussions d’argent : il n’a jamais compris comment il pouvait
gagner autant de ses consultations, cela lui semble un peu
magique.
Il a vu deux clientes à domicile “des épouses de personna­
lités” qui se sentent délaissées et qui ont besoin qu’on s’occupe
d’elles. Je leur ai donné des produits très chers à acheter, elles
en étaient très contentes.
Nabiha sourit.
- Mais ça ne leur fera pas de mal, au moins ?
- Je ne pense pas, et puis ça leur donnerait l’occasion d’es­
sayer un autre médecin... J’arréussi à rentrer à sept heures
moins le quart, c’est un record, n’est-ce pas ? Ta coiffure est
28 CRISTAL

très belle, ma chérie je suis fier de ma jolie femme... Qu’as-tu


donc acheté pour les enfants ?
- Pour Eliès, un petit dictionnaire de l’espace, tu sais qu’il est
passionné par les histoires de cosmonautes... Pour Mounira, un
ensemble d’objets pour sa maison de poupées. Ça m’ennuie un
peu qu’elle soit tellement “petite fille”, mais il faut en tenir
compte... Va donc les leur donner, ils sont dans leur chambre.
- Je n’aurais sans doute pas pensé à ce genre de choses, tu les
connais mieux que moi. Merci beaucoup.

Les enfants accueillent leur père avec une joie bruyante et


tournent autour des paquets. Il se laisse un peu bousculer,
s’amuse à les faire languir « Devinez donc... »
Mounira commence tout de suite à ranger les objets dans sa
petite maison. Eliès, après avoir jeté un coup d’œil sur son livre,
le pose sur la table.
- Je le regarderai tout à l’heure, quand vous partirez...
Afif l’interroge sur ses occupations. L’école ?
- Bah, pas de problème, ça marche sur des roulettes, mais les
garçons qui vont au lycée Carnot sont un peu prétentieux, je
n’aime pas les fréquenter. Les filles aussi, mais moins...
Il a fallu l’inscrire au lycée français pour ne pas rompre le
cours de ses études commencées en France, et parce qu’il
n’avait pas appris l’arabe. Il s’y est mis depuis, a fait des pro­
grès très rapides, il faut dire qu’il savait très bien le parler : il
passait toutes ses vacances chez les uns ou les autres de ses
grands-parents.
- Dis, Papa, tu n’as pas fait de maths modernes, n’est-ce
pas ?
- Non, les programmes ont beaucoup changé, tu sais.
- T\i ne peux donc pas me donner un avis sur ma solution
d’un problème. Je demanderai à Maman.
- Mais, Afif est surpris, elle n’a pas fait non plus de maths
modernes ! Et elle n’aime pas spécialement les mathématiques.
- C’est moi qui lui ai appris, et elle est devenue plus forte que
moi.
- Ah bon. Et qui sont donc tes amis ?
- Oh, je suis bon copain avec quelques uns de mes cama­
rades de classe. Mes plus grands amis, ce sont ceux avec qui je
fais du hand au club. Ils n’aiment pas tellement venir ici, c’est
loin et le quartier ne leur plaît pas, plutôt ils ne s’y sentent pas
CRISTAL 29

à l’aise... Maman me dépose parfois chez l’un d’eux, ou bien on


y va en sortant de l’entraînement, ou encore on se retrouve
après l’école..
- Et que faites-vous ? Afif est vraiment intéressé, il décou-vre
son fils, et surtout s’aperçoit qu’il ne savait rien de lui...
- On parle. On discute, on raconte des voyages, des films, des
livres... On joue aussi à des jeux où il fait courir, des fois même
au foot dans la ruelle ! On se promène aussi. Le père de Mokh-
tar est menuisier, on va parfois dans sa boutique, on le regarde
travailler et on l’aide un peu... Il m’a dit que je ferais un bon
menuisier si je voulais, ajoute-t-il avec fierté.
- Et où habitent-ils ?
- Ali habite Bab El Khadra, dans une maison arabe. Ils sont
six dans la famille et ils occupent deux pièces. Il y a d’autres
gens dans la maison. On ne peut jamais jouer chez lui, ça ferait
des histoires ! Mokhtar habite un appartement au rez-de-
chaussée d’un immeuble rue de l’Atlas, dans le même quartier,
c’est très commode pour jouer... Aziz, lui, est à la Hafsia.
Heureusement, se dit Afif, que Nabiha le suit bien. Mais je ne
connais de mes enfants que l’apparence...
Mounira a fini ses rangements.
- Moi Papa, mes camarades sont des voisins. On va à l’éco­
le ensemble et on joue ici ou bien chez elles. Des fois, Eliès nous
aide pour nos devoirs. L’autre jour, il nous a réparé la
balançoire.
Afif écoute gravement sa fille lui raconter les aventures du
chat de sa voisine, puis Eliès regarde l’heure et bondit sur ses
pieds.
- Vite, la télé ! Il y a Chariot dans une minute.
Nabiha les retrouve riant aux larmes devant le récepteur,
Mounira assise sur les genoux de son père.
- Les enfants, intervient-elle, nous devons nous habiller, et
Afif doit se raser d’abord, lâchez-le donc un peu.
- Laisse-le nous encore un peu, Maman ! puis, se ravisant,
non, s’écrire Mounira, je vais te regarder te raser, j’aime quand
la mousse s’en va, et qu’il n’y a plus de barbe...
- Ne restez pas trop devant la télé, recommande Nabiha.
- Ne t’en fais pas. Maman, on va bientôt dîner et se coucher.
Tù sais bien que Naïma est très stricte sur les horaires. Dites à
Saloua de venir un peu nous voir !
30 CRISTAL

En route, Afîf regarde Nabiha.


- Comment fais-tu donc pour faire tant de choses sans que je
m’en aperçoive ? Les maths modernes... ?
- Eliès te l’a dit ? Cela m’a amusée et je voulais pouvoir l’ai­
der en cas de besoin, mais il se débrouille très bien.
- Je ne les suis pas assez, je m’en aperçois bien.
- Tu as trop de travail, trop d’obligations, il t’est difficile de
faire mieux. Et les enfants t’adorent, n’aie aucune crainte.
- Je devrais tout de même leur consacrer plus de temps. A toi
aussi d’ailleurs...
- N’en parlons pas maintenant, veux-tu ? Et merci pour cette
bonne pensée, ajoute-t-elle en l’embrassant légèrement.

Le décor du roman commence à se placer. Afif est, en


apparence, tout le contraire d’un prisonnier : tout à fait
inséré socialement avec son domaine professionnel d’acti­
vité qu’il domine à peu près. Je ne crois pas avoir choisi par
hasard d’en faire un médecin : je connais un peu, mais de
l’extérieur, des gens qui font ce métier, je ne risquais donc
pas de me perdre dans les problèmes spécifiques à cette acti­
vité. J’étais obligé de supposer qu’Afif est un bon médecin et
que les difficultés qu ’il peut avoir se situent dans son rap­
port avec la société, on voit déjà qu’il en a avec sa famille.
On peut trouver Nabiha trop parfaite comme épouse, le
type même de femme qu’un comme Afif - ou comme moi ?
- désire avoir : elle n ’a que des qualités, est jolie, fraîche,
intelligente, cultivée, elle s’occupe merveilleusement de
ses enfants, tient admirablement sa maison...
Pour le moment, le personnage de Afif est plus vrai, plus
contradictoire, que celui de sa femme : il a encore la nos­
talgie de la liberté de la vie d’étudiant en France, de son
mode de vie d’alors, et il se laisse gagner par le confort de
l’homme installé, reprochant aux autres et au système tout
ce qui ne baigne pas dans l’huile dans son travail ou ses
relations. Son domaine de culpabilité, et non de remise en
question, est celui de ses rapports avec sa femme et ses
enfants - culpabilité qui met en évidence l’aspect égocen­
trique du personnage. Ce n’est pas au nom du respect de
la personnalité de l’antre qu’il se fait des reproches, mais
en fonction d’une représentation sociale. Afif paraît
emprisonné dans le rôle d’homme auquel son éducation
CRISTAL 31

l’a sans doute préparé : on peut supposer que c'était un


enfant choyé par les femmes de la famille, que ses succès
dans ses études en ont fait (sont aussi le résultat) le point cen­
tral de cette famille, qu 'on a mis en lui beaucoup des espoirs de
reconnaissance sociale.
Nabiha accepte apparemment de continuer à jouer ce jeu.
Cette façon de ne pas se révolter ou crier à l’oppression me
rappelle des attitudes semblables que j’ai pu rencontrer chez
d’autres (bien sûr !) femmes : du moment que l’on a accepté
un rôle, on le remplit parfaitement, jusqu’au jour où l’on
sait par quoi le remplacer. Volontarisme, autocensure ? Un
peu, certainement. Mais peut-être également, difficulté de
trouver seule un statut valorisant qui ne rentre pas tout à
fait dans le moule social.
vtMVtà ’èsiiVA y. i
■ ,1 ' :- 'M< \ "Si s'tfiïv» u •• '
;■ * v.... V.*I> JVSt «a)k»À
Tu lèves la main pour frapper à la porte. Et tu ne frappes pas,
comme les cinq, six, dix fois précédentes. Et tu reprends le va-et-
vient, vers le fond de la cellule, vers la porte, à nouveau vers le
fond, tu t’asseois sur la paillasse, restes un moment les yeux dans
la vague, regardes encore la porte. Surface bleue, comme lisse,
mais tu sais que la peinture est écaillée, qu’il y a d’innombrables
graffitis, tu les reliras encore tout à l’heure, le bleu tranche avec le
marron en bas, le blanc en haut de mur et sur le plafond si loin,
inaccessible. Tu ne regardes pas longtemps le plafond, ni la lampe
au milieu, la double lampe, Tune est la veilleuse qui ne s’éteint que
le jour. Tu ne te tournes même pas du côté de la fenêtre, derrière toi,
par où entre vaguement le bruit de la prison, plutôt de la cour, la
grande. Tu est comme fasciné par la porte, sur laquelle se dessinent
le carré du judas, au milieu, et des deux côtés autour, les petits
cercles, du trou, fermé de l’extérieur, par où le gardien peut t’ob­
server. Curieux, un seul des cercles correspond effectivement à un
trou, l’autre est bouché, Tauraient-ils fait uniquement par souci de
symétrie ? Cela ne leur ressemble pas beaucoup.
Et tu te lèves à nouveau, tu marches encore, deux pas, trois, vers
la porte, tu colles l’oreille contre la fente, entre le chambranle de fer
et le mur. Mais c’est trop inconfortable, tu as le cou tordu, la fente
est à hauteur des genoux, tu essaies à l’encadrement du judas, peut-
être qu’en poussant un peu... Tu Tas déjà essayé cent, mille fois, et
ça na jamais marché. Toujours tordu, étroitement collé à la porte,
l’oreille posée contre la plaque de tôle qui en recouvre le bois, tu
t’efforces de distinguer les bruits qui parviennent.
34 CRISTAL

Des pas dans la cour, sur le trottoir qui conduit au pavillon, non,
on ne vient pas ici. Un bruit métallique, une gamelle contre une
cuillère dans une autre cellule, quelqu’un qui mange. Un grattement
furtif, sans doute un des innombrables chats, oui c’est sûrement un
chat, tu l’entends maintenant fureter dans les gamelles posées par
terre sur un brancard de bois, les corvéards doivent les emmener
tous les matins à la cuisine, les ramener pleines de soupe vers onze
heures. Cette toux ne serait-ce pas..., mais non, c’est encore quel­
qu’un qui passe. Et tu as de nouveau envie de frapper sur la porte,
de grands coups, du plat de la main, ou même avec les pieds. Et tu
fais le geste, encore une fois, et tu l’arrêtes, en essayant de trouver
un prétexte plausible. Mais tu ne veux pas inventer de maladie. Tu
sais que c’est la solitude qui pèse. Tu sais aussi que même si un gar­
dien répondait à ton appel, ce serait quelques paroles échangées, par
forcément sur un ton amical, et tu te retrouverais encore plus seul
après. Tu recommences à marcher. En t’efforçant de ne pas penser.
Ne pas penser du tout est presque impossible, tu essaies de penser à
une autre chose qu’à l’endroit où tu es, à ceux que tu aimes, qui pen­
sent peut-être à toi, à cette vie qui coule sans rien de neuf, rien d’im­
portant que l’attente. Tu marches, et tu t’arrêtes et tu t’assieds sur la
paillasse, et tu vas vers la porte...

Ce genre d’après-midi, dans les périodes où Ton est privé de


livres, ou bien lorsqu’on a tellement lu qu’on est las des mots, que
les lettres dansent devant les yeux, ce genre d’après-midi est épui­
sant. Surtout les dimanche et les jours de fête, lorsqu’il n’y a au­
cune visite de famille ou d’avocat à espérer. Plus encore à la saison
où le jour s’allonge indéfiniment, où ne viendra jamais le moment
où Ton va enfin s’interpeller avec les autres, entendre des voix ami­
cales, se persuader que d’autres habitent aussi le pavillon, font
aussi ce qu’ils peuvent pour que le temps passe.
On a envie d’être ailleurs, de sortir. J’ai envie de sortir, je dois
bien reconnaître que j’ai la nostalgie de joies simples, de rencontres
affectueuses, de tendresse... Et je me remets à rêver. Les moyens de
sortir d’ici. Même en supposant que, d’un effort désespéré (où ai-je
lu que quand on veut quelque chose avec suffisamment de force on
finit par l’obtenir ?) je parvienne à faire sauter le verrou de la porte,
verrou énorme qui décourage à l’avance toute tentative du type coup
de pied, il y a ensuite la grille, enfin la porte faite de gros barreaux,
avec une serrure semblable - toutes sont énormes - qui s’ouvre à
contresens et bien sûr seulement de l’extérieur. Il y a ensuite deux
CRISTAL 35

nouvelles grilles, et l’on se retrouve dans le couloir du greffe. En­


core une porte et c’est la petite cour d’entrée : il ne reste plus que les
deux grandes portes, qui fonctionnent comme un sas, avec toujours
au moins deux gardiens armés, par où entrent et sortent les voitures.
Rien que huit portes incassables, avec autant de serrures inviolables,
sans parler des nuées de gardiens entre moi et la liberté...

Les jours sans rien, ceux où la porte ne s’ouvre que pour la pro­
menade ou la toilette, ces jours sont encore plus pénibles quand il
fait gris dehors, et sombre dans la cellule. Alors on se demande com­
ment il se fait que rien ne traduise l’agitation qu’il devrait y avoir en
faveur de notre libération, pourquoi les gens dehors sont si patients
vis-à-vis de notre situation. Et puis on se rend compte qu’on est
injuste et sûrement les gens dehors font se qu’il peuvent, et c’est le
peu de possibilités qu’ils ont qui fait maintenant frémir. Et on s’ef­
force de chasser ces pensées, de marcher dans la cellule, de comp­
ter ses pas, de marcher jusqu’à dix mille...Mais non, on s’arrête
avant, et on recommence, on pense un peu à celles que l’on aime,
que l’on a aimées. Et on ne se pose pas trop de questions sur ce
qu’elles peuvent ressentir à votre égard. On rêve un peu d’idylle. Et
on attend la nuit, le départ des gardiens, les discussions avec les
autres, et on marche et on s’arrête et on considère sa cellule sans
arriver à s’y intéresser, on caresse de vagues projets d’évasion sans
y croire...

C’est parfois cela, la vie d’un isolé au pavillon E, le pavillon cel­


lulaire de la Prison Civile de Tunis
On y est logé en arrivant de chez le juge d’instruction, après l’in­
terrogatoire de la police : pendant quelques semaines ou quelques
mois, le détendu est isolé, à la disposition du juge. On y revient aussi
lorsque, de Borj-Roumi où on est généralement envoyé après la
condamnation, quelquefois même avant, on est dirigé vers des soins
de spécialistes ou vers l’hôpital. C’est encore là que, souvent, on
attend sa libération.
On descend de la voiture de police ou de la cellulaire dans la pre­
mière cour de la prison. On passe ensuite au greffe, puis au bureau
du gardien-chef, qui donne par deux fenêtres d’angles sur la cour
intérieur.
On oblique à droite et on se trouve devant le pavillon E..
Le gardien qui vous a escorté vous remet entre les mains de celui
du pavillon, on passe une autre grille et on est dans la « skifa », sorte
36 CRISTAL

de patio où sont placés une table et un banc pour les gardiens et une
petite armoire : on y range les médicaments, les récipients en verre
et les boîtes de conserves qui restent à la disposition du détenu mais
qu’il ne peut en principe pas emporter dans sa cellule. Deux autres
grilles donnent sur ce patio : à gauche, celle qui conduit à Varia, la
cour de promenade qui n’a pas d’autre issue, et, en face, celle qui
mène aux cellules.
On franchit cette dernière qui, comme toutes les autres, est
refermée derrière vous, et on suit le gardien vers la cellule qu’il vous
a assignée, après vous avoir dûment fouillé. Posé par terre entre deux
portes, le brancard en bois contenant les gamelles de tout le pavillon,
vides ou pleines, c’est selon l’heure d’arrivée. Elle répandent une
odeur d’huile mélangée à du piment qui ne quitte pas l’atmosphère.
Cette odeur persistante d’huile rance, refroidie, elle sera toujours
associée pour moi au pavillon cellulaire, au passage brutal de la
lumière de la grande cour de la prison (le blanc domine les surfaces
extérieures du bâtiment) à cette pénombre aux reflets marron, car les
murs du couloir et des cellules étaient jusqu’en 1977 de cette cou­
leur jusqu’à une hauteur de deux mètres cinquante au dessus du sol..
Les portes des cellules, les grilles qui les doublent sur la rangée de
gauche, le sol cimenté et la hauteur inaccessible du plafond, tout
cela participait à donner au nouvel arrivant l’angoisse qui se dégage
parfois de certaines peintures de la Renaissance, de ce clair-obscur,
lorsque l’on projette sur ces zones d’ombre qu’on regarde toute l’in­
quiétude de la solitude qui vous attend.

Lorsqu’on a passé un certain temps dans le pavillon cellulaire,


surtout si on l’a quitté pour d’autres lieux de temps en temps, on
finit par avoir logé dans la plupart des cellules. Pour ma part, au
cours de mes séjours, j’ai eu l’occasion d’habiter treize ou quatorze
d’entre elles. Je connais, de l’intérieur, les différences qui peuvent
exister, les avantages, en apparence dérisoires, qu’il y a à être dans
les cellules paires, ensoleillées le matin et donnant sur la cour des
douches, moins bruyante l’après-midi : surtout leur porte n’était pas
doublée par une autre porter en barreaux. Je sais que cela peut
paraître ridicule, mais on s’y sent moins étroitement enfermé...
Une nuit, le gardien avait oublié de fermer la porte d’une des
cellules, la 14, je crois. Eh bien, le détenu qui s’y trouvait nous a
demandé, en nous parlant sous la porte, comme si elle était norma­
lement fermée, s’il devait ou non appeler un gardien pour lui dire
de fermer : il craignait qu’on lui reproche après d’avoir utilisé sa
CRISTAL 37

situation pour contacter les autres par leurs judas. En fin de compte,
il n’est pas sorti de sa cellule une seule fois, cette nuit-là.
Mais, parmi les cellules paires, il y en a deux qui sont à éviter -
si on peut ! - les deux premières : d’ordinaire réservées aux détenus
punis, elles disposent d’une toute petite fenêtre, celle de la 2 encore
plus insignifiante que dans la 4, et il y fait sombre toute la journée.
J’avais des livres quand j’y logeais, mais je n’avais pas pu en lire
une lettre de toute la journée à la 2 et m’étais terriblement fatigué à
le faire à la 4. On ne pouvait y lire que la nuit, entre le moment où
s’allumait la grande lampe et celui où elle s’éteignait pour faire
place à la veilleuse, pendant une heure et demie les jours d’été...
Je connaissais, dans ces cellules, celles où les fentes pratiquées
par les détenus entre le chambranle métallique de la porte et le mur
(les murs eux-mêmes étaient trop épais et trop durs pour qu’on
puisse penser à les trouer) étaient suffisantes pour entendre les
conversations dans le couloir, parfois pour entrevoir le passage de
jambes l’espace d’un éclair. Toutes les cellules paires avaient des
fenêtres fermées par une rangée de barreaux seulement et un gril­
lage, en plus de la vitre qu’on enlevait Tété ou lorsqu’on craignait
que le détenu ne l’utilise pour se blesser ou se suicider, bien que le
bas de la fenêtre (un mètre de haut, 70 cm de large) fut situé à plus
de trois mètres du sol.
Les cellules impaires, elles, avaient une double rangée de bar­
reaux et un double grillage aux fenêtres, ce qui les rendait plus
sombres. Sauf la cellule cinq, la plus claire de toutes les cellules
individuelles, qui n’avait qu’une protection semblable à celle du
côté pair. La 15 n’est pas à recommander, car sa fenêtre se trouve à
l’angle du pavillon, tout contre le mur de la 17, qui est en réalité une
grande chambrée : de ce fait, elle est sombre de très bonne heure.
Mais dans quelques unes, la 5 et la 7, les deux lampes avaient à une
époque la même puissance, avantage appréciable pour ceux qui vou­
laient lire la nuit, et donc inconvénient pour les dormeurs, obligés
d’avoir un mouchoir ou une étoffe sur les yeux pour dormir.
Le côté impair donne sur la cour de promenade du pavillon. Pos­
sibilité donc d’échanger un mot avec un camarade qui fait le tour
de l’aria, mais aussi danger de se faire prendre, menacer par un gar­
dien à l’affût de ce genre de contacts ou averti par un corvéard
mouchard. Du moins, à la toux qu’on entendait, à la chanson fre­
donnée, à la conversation insignifiante avec un gardien, on pouvait
identifier la présence de tel ou tel camarade.
38 CRISTAL

La plupart des gens enfermés dans une cellule éprouvent le


besoin irrésistible d’y laisser leur signature, de signaler aux suivants
qu’ils sont passés par là, qu’il y étaient pour telle ou telle raison.
Peut-être certains politiques ont-ils prématurément rêvé de visites
organisées dans leurs cellules, comme cela se fait pour le Président,
toujours est-il que les murs et les portes sont couverts de graffitis.
Il y a ceux qui sont timides, ne mettent qu’un prénom, des
insultes à un autre prénom, gardien, codétenu ou rival dans le coin,
au crayon ou au stylo-bille et ceux qui gravent des lettres sur le mur
ou sur la porte. Les graveurs, parfois, signent en lettres énormes.
Beaucoup de dates, de phrases réconfortantes, du genre “tout passe”
formule très usitée à la prison de Tunis. Des mots d’ordre, des sigles
et souvent des poèmes ou fragments de poèmes accompagnent la
signature des détenus politiques. Et même si l’on a soi-même ten­
dance à trouver cela un peu ridicule, on se surprend à écrire aussi
son nom, une courte biographie répressive, à chercher une phrase
adaptée... Et puis, un jour, bien plus tard, on rencontre un détenu
dans une autre prison, et il vous dit : « Tu sais, j’ai habité la 3 (ou
n’importe quel autre chiffre) et j’ai trouvé ton nom, j’ai écrit le mien
dessous...» Et la chaîne continue.
On se retrouve dans une cellule qui contient une paillasse et
quelques couvertures par dessus, un pot de chambre dans un coin,
un petit balai en alfa, parfois aussi un bout de serpillière et un broc
en matière plastique. On pose ses affaires et on s’installe, en com­
mençant généralement par “faire son lit”, c’est-à-dire recouvrir la
paillasse d’une couverture et plier les autres pour les utiliser comme
coussins
Puis on regarde la cellule. La porte bleue en face, avec son judas,
son trou par où le gardien peut vous observer. Le haut parleur situé
au dessus de la porte, à une hauteur inaccessible, juste au dessous
d’une petite ouverture rectangulaire grillagée pour l’aération : on se
demande souvent au début s’il ne cache pas un micro. Le plafond, à
environ cinq mètres, avec au milieu la double lampe, normale et
veilleuse. En face de la porte, la fenêtre, surmontée d’un autre rec­
tangle d’aération. C’est tout.
On essaie de déchiffrer les graffitis surs la partie basse, marron,
des murs. On se remet bien vite à guetter les bruits de robinet, des
corvéards qui nettoient le couloir, arrivée de la gamelle, du pain.
Au bout de quelques heures, ou de quelques jours, commence à
arriver le couffin.
CRISTAL 39

On le vide, y remet des récipients de la veille, du linge à laver


parfois : dans ces cellules où il n’y a ni cabinet ni fontaine, on ne
peut faire beaucoup de ménage. Et on en sort vraiment peu :
quelques minutes le matin et le soir, à tour de rôle et suivant un rituel
compliqué : le prisonnier isolé doit croire qu’il est le seul à être
enfermé là, dans ce pavillon où 18 cellules se situent de part et
d’autre d’un couloir lugubre, aux teintes marrons, éclairé miteuse­
ment par les lampes qui ne paraissent éclatantes que la nuit, par
opposition aux loupiotes des cellules. On va d’abord au fond du cou­
loir où une fontaine, en face, attend nos ablutions. Puis, à moins que
cela n’ait été avant, on va dans un des deux cabinets qui encadrent
la fontaine, où l’on est protégé du regard d’autrui par un simple
muret d’un mètre vingt de haut, on y vide le contenu des pots de
chambre, celui des intestins aussi, lorsqu’on a réussi à les discipli­
ner pour ne faire pas faire dans le pot, garder cette odeur jusqu’au
lendemain, qui se mêle à celle, tenace, de l’huile rance des gamelles
qui baigne tout le pavillon, plus, toute la prison.
Le cérémonial du pavillon est fixe : à leur arrivée le matin, les
gardiens font sortir un détenu à l’aria pour sa promenade, à peine
a-t-il tourné dans la skifa qu’on ouvre à un autre qui doit d’abord
pousser ses ordures devant sa porte, puis aller vers la fontaine et les
cabinets. S’il s’attarde, on le rappelle à l’ordre. On referme sa porte,
on fait rentrer l’autre. Le temps de promenade est calculé en fonc­
tion du remplissage des cellules, il est rare qu’il dépasse un quart
d’heure le matin, dix minutes l’après-midi. L’ordre de sortie change,
souci de sécurité, bien sûr, mais aussi de “justice” : chacun finit ainsi
par être sorti aux différents heures possibles.
Une fois tous les prisonniers dans leurs cellules, les corvéards
nettoient le couloir, distribuent les gamelles et le pain, par le judas
en général. Ceux qui reçoivent la visite de leur avocat ou de leur
famille sortent et reviennent, toujours de façon à ne pas rencontrer
les autres. Le couffin est introduit et ressorti de la cellule en prenant
les mêmes précautions. Une fois par semaine, entre midi et trois
heures, on emmène les isolés un par un à la douche : pas question
de traîner, les autres attendent leur tour.
C’est surtout l’après-midi que viennent les avocats. La séance de
fouille à la sortie, puis à la rentrée dans le pavillon, a pour but de
décourager tout trafic par l’intermédiaire des défenseurs. Ceux-ci
nous apportaient plutôt un réconfort moral, des nouvelles de nos
familles que nous ne pouvions pas voir durant certaines périodes,
40 CRISTAL

quelques informations sur la vie politique. Et l’état de l’instruction.


Pour la défense proprement dite, il n’y avait pas grand-chose à dis­
cuter, l’issue de nos procès dépendait de décisions politiques ; et
nous avions mis au point l’essentiel de notre argumentation juri­
dique en 1968, lorsque les avocats s’étaient tous désistés et que les
juristes emprisonnés avaient rédigé les mémoires qui nous servirent
de défense.
Une fois les gardiens partis, vers six heures du soir, on prend
contact les uns avec les autres. Ceux qui sont dans des cellules conti­
guës communiquent en frappant sur les murs : morse simplifié uti­
lisant l’alphabet d’abord, le décomposant plus tard en cinq séries de
lettres, “méthode quadratique”, disions-nous, que nous apprenions
très vite. Chez certains, tout de même, cela n’allait pas tout seul :
ainsi Noureddine, lors de notre première arrestation, ne comprit
qu’au bout d’un mois qu’il s’agissait d’un système de communica­
tion, il croyait que son voisin voulait juste s’assurer de sa présence
et lui confirmer la sienne.
Car nous communiquons aussi autrement : bien plus tard dans la
soirée, nous parlions “sous la porte” : allongés par terre, l’hiver nous
étendions une couverture, nous collions tout à tour la bouche ou
l’oreille devant la fente entre la porte et le sol ; il y avait parfois un
souffle glacé qui donnait mal aux oreilles. Nous échangions des
informations ramenées des visites, arrachées aux corvéards, aux gar­
diens, essayant de reconstituer à partir de ces bribes l’état de la vie
politique du pays. Parfois, dans la skifa, les gardiens écoutaient en
silence. Celui de nous qui percevait le premier les présences intruses
sifflait pour prévenir les autres, et le silence revenait. Nous prenions
d’autres précautions pour éviter la répression : au lieu de nous inter­
peller par nos noms ou les numéros de cellules, nous utilisions des
pseudonymes. A une période, nous étions tous devenus des mon­
tagnes : Kilimandjaro, Khroumir, Everest, Mogods...
Mais on nous surprenait parfois : habitués à ouvrir sans bruit les
grosses serrures pour les exécutions de condamnés à mort, certains
gardiens mirent à profit leur technique pour essayer de nous prendre
sur le fait. Une nuit, nous nous étions procurés des journaux : deux
pages du quotidien “La Presse” pour ma part, un numéro entier d’un
autre quotidien, “Es Sabbah”, pour Noureddine. Nous avions éplu­
ché ces malheureuse pages, puis les avons lues aux autres. Et nous
n’avons entendu les gardiens qu’après qu’ils aient ouvert trois cel­
lules, dont les nôtres. Fouille systématique et brutale, menaces, ils
CRISTAL 41

finissent par sortir le carton qui contient tous mes livres dans la Skifa
et le renverser par terre. Le lendemain, le gardien du pavillon me dit
qu’il ne peut pas toucher mes livres. Je vois le chef le soir, juste
avant la fermeture, il ne veut pas admettre que j’aie trouvé le journal
dans l’aria, m’annonce que je serai descendu à la cave le lendemain,
ne m’autorise pas à ranger les livres dans le carton. Ce n’est que
deux jours plus tard, après que j’en aie parlé à mon avocat, que l’on
m’autorise à remettre mes livres en ordre, et une semaine après que
je les récupère. J’étais resté sans possibilité de lecture, mais il n’était
pas question de dénoncer celui qui nous avait permis de lire quelques
informations.
En 1973, on nous avait isolés à nouveau après le procès et on
nous avait tous mis du côté pair, pour éviter que nous puissions
échanger quelques mots par les fenêtres à l’occasion de la prome­
nade de l’un ou de l’autre. Moi, faute de place, je m’étais retrouvé à
la cellule 2. Le choc du passage de l’obscurité à la lumière éclatante
de la cour, l’espèce d’avidité que j’avais à profiter des rayons de
soleil, et aussi la hâte à me retrouver dans la cellule, après deux ou
trois tours de cette cour cimentée vide, inamicale, et à nouveau la
sensation lugubre en rentrant, l’attente du couffin, de l’avocat, de la
réponse du gardien à qui j’ai demandé dix fois de me changer de cel­
lule.. . Je finirai par me retrouver en face, à la 1, et par jouir effronté­
ment pendant une journée complète de la lumière ! Puis revinrent les
journées “normales”, avec l’attente, l’espoir, les sorties pour la toi­
lette, pour l’aria, pour la visite de l’avocat, les quelques lettres qui
arrivent, les rares informations qui filtrent jusqu’à nous ; lorsqu’on
avait des livres, je lisais, lisais... J’ai demandé qu’on m’envoie des
livres de mots croisés, j’en ai remplis beaucoup, en m’aidant quel­
quefois, il est vrai, des solutions de la fin. Souvent, j’avais aussi un
puzzle que je faisais lentement pour qu’il dure plus longtemps. La
journée ainsi remplie finissait par passer et arrivaient le soir et les
discussions avec les autres.

Pour ces discussions, ces contacts qui rompaient notre isolement


nous étions prêts à courir les plus grand risques. Du fait de la durée
de notre séjour au pavillon, parce que, aussi, nous avions de l’expé­
rience et un moral assez élevé, Noureddine et moi étions devenus
une sorte de comité d’accueil des nouveaux. Nous prenions rapide­
ment contact avec eux, qui avaient parfois le moral bas en arrivant
à la fin des interrogations, et nous leur expliquions les prisons, les
42 CRISTAL

procès, nous étions même devenus des experts en code pénal... En


échange du réconfort que nous leur apportions (les inculpés de l’af­
faire dite d’espionnage de 1973 étaient persuadés qu’ils risquaient la
peine de mort, ils sortiront tous avant nous) il nous donnaient
quelques informations sur la situation politique à l’extérieur, dont
nous commencions à être coupés, et nous discutions, de tout, surtout
de politique, sous les portes, parfois jusqu’à l’aube. Dans ce cas,
c’était bon, on dormait une bonne partie du lendemain, la journée
s’écoulait moins lentement.
On parvenait aussi parfois à se passer des cigarettes, un livre,
quelque chose à manger, par l’intermédiaire des corvéards qui nous
faisaient en général payer ce genre de service, presque légal, avec
force paquets de cigarettes. Souvent, le corvéard qui amenait la
gamelle, le pain ou le couffin dans la cellule était l’homme de
confiance du gardien et tremblait d’être déclassé ou puni : son
emploi de corvéard lui donnait une assez grande liberté de circula­
tion dans la prison, sans parler des avantages que la proximité des
gardiens pouvait lui procurer : café ou thé, casse-croûte supplémen­
taire, petits extras extorqués aux droit-communs avec lesquels il
avait le champ libre.
Les corvéards du pavillon, qui nettoyaient les cabinets, le couloir,
la cour, qui faisaient les commissions des gardiens, était des homo­
sexuels. Plutôt jeunes pour la plupart, on les avait regroupés à la cel­
lule 18, une fois et demie grande comme les autres, après de
nombreux incidents dans les chambrées. Ces jeunes gens, qui se fai­
saient appeler par des prénoms féminins, étaient, dans la langage
ironique des autres prisonniers, des condamnés de “petite politique”.
Quelques-uns de ces corvéards, que nous pouvions rencontrer à
tous nos séjours, ne passaient guère plus de trois à quatre mois en
liberté, se faisant reprendre pour une rixe, un scandale à la sortie
d’un bar... Ils avaient un comportement très amical, et en tout cas
très respectueux à notre égard : pas de mouchardage (et pourtant ils
pouvaient entendre tout ce que nous disions la nuit) ni même de ten­
tative de nous faire taire pour pouvoir dormir, ils ne rataient aucune
occasion de nous manifester leur sympathie, ce n’était guère leur
faute si cela dépassait rarement la parole... Ils avaient été sensibles
au fait que nous leur manifestions aucun mépris, et nous avons pu
parfois leur dire notre refus de condamner l’homosexualité : ainsi,
lorsqu’en mai 1973, j’ai passé une nuit dans leur cellule (on nous
avait alors séparés les uns des autres et on avait voulu nous mettre
CRISTAL 43

avec des droit-communs) j’ai beaucoup parlé avec deux d’entre eux,
pleins de sollicitude pour moi, et nous n’avons pas seulement discuté
de la liberté de disposer de son corps, mais aussi du pourquoi de
notre présence, de notre façon de lutter : ils étaient très admiratifs
devant la manière dont nous présentions nos revendications, utilisant
les grèves de la faim, et finissions par obtenir satisfaction. Lors-
qu’aujourd’hui il arrive à certains de nous de rencontrer l’un d’eux
dans la rue, nous n’avons pas le moindre geste de réprobation devant
leur façon de parler, de marcher, d’avoir les cheveux passés au
henné ; nous sommes heureux de les retrouver, de prendre un café
avec eux, car nous savons bien qu’ils peuvent être bien plus corrects,
faire preuve de plus de courage et dignité (nous disions souvent,
phallocratie du langage, de “virilité”) que beaucoup d’hommes qui
affirment leur sexe. Et nous ne manquons pas de nous recommander
réciproquement de faire attention, de ne pas retourner en prison...
Le pavillon cellulaire n’est pas réservé aux politiques. Il reçoit
également des détenus de droit-commun, punis pour une raison ou
une autre, qui passent de trois à quinze jours dans une cellule. Et
l’on apprend très vite que c’est ici que sont logés les condamnés
mort, en attendant leur exécution.
Dépouillés de tous leurs vêtements civils, dépossédés de tout ce
qui pourrait leur faciliter un suicide, verre, fer ou même allumettes
(ils ne peuvent fumer que lorsque le gardien leur fournit encore la
flamme) ces hommes, déjà en deuil de leur propre vie, paraissent
encore plus misérables dans les vêtements militaires verts, informes
et mal ajustés, qu’on leur fait porter.
On arrive à échanger quelques paroles avec eux qui, en fonction
de la mansuétude du gardien, peuvent parfois respirer au coin de la
cour, assis par terre, beaucoup plus longtemps que les 10 minutes de
promenade que le nombre de cellules oblige à faire respecter par
chacun. On leur donne quelques cigarettes, leur fait parvenir un peu
de nourriture...
Un jour, par exemple, c’était le Mouled de 1973, nous étions 16
dans la grande cellule, la chambre 17, et nous avions reçu bien plus
d’“assida” que nous pouvions en manger. Nous en avions fait par­
venir aux quatre condamnés à mort qui se trouvaient là. En rentrant
de la promenade, nous les avions vus manger dans la cellule de l’un
d’entre eux : le gardien avait laissé la porte ouverte pour s’assurer
qu’ils ne profiteraient pas de la présence des cuillères ou d’un réci­
pient en verre pour se suicider. Ils étaient là, tous quatre, s’efforçant
44 CRISTAL

de .manger avec appétit un mets délicieux que visiblement ils trou­


vaient fade. A notre passage, ils ont fait mine de se lever, d’exprimer
leur reconnaissance pour notre geste : sa chaleur n’avait pas réussi à
les réchauffer, leurs yeux exprimaient un tel désespoir, une telle ter­
reur... Comme s’ils pressentaient déjà que deux d’entre eux seraient
pendus à l’aube suivante, comme s’ils savaient qu’aucun d’eux ne
serait là en juillet.
Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, quel crime a pu les mener là. Je
n’oublierai pas de sitôt leur silhouette, leur désespoir, leur terreur,
leur solitude devant la mort. Ni cette impression de froid glacial qui
m’a étreint chaque fois que l’un d’eux est parti...
Et comment parler de ce matin où on en a exécuté cinq en une
fois ? Ils étaient jeunes, tous, mais cela ne change rien à l’affaire,
être exécuté à vingt-cinq ou cinquante ans doit être aussi atroce. On
était le 27 Ramadan et cette nuit-là, du moins, ils se croyaient à
l’abri, ils pourraient dormir, ils pensaient qu’on ne les exécuterait
pas à l’aube d’un jour sacré. Car ils ne dorment pas la nuit : ils sont
sur leur paillasse, sous la pâle lumière jaune de la veilleuse, les yeux
écarquillés fixés sur la porte, les oreilles guettant le moindre bruit,
interprétant les moindres paroles échangées dans la grande cour. A
l’aube, épuisés, soulagés ils se laissent aller à dormir, jusqu’à l’ar­
rivée de gardiens à huit heures du matin, dont le premier soin est les
réveiller, pour s’assurer qu’ils sont encore vivants.
Toutes les nuits, après la fermeture des portes, bien après, ils s’in­
terpellent, essaient de dire un mot ou d’entendre la voix d’un des
autres détenus, pour se sentir un peu moins seuls... Cette nuit-là ils
avaient un peu ri, ils espéraient, ils voulaient croire que leurs juge­
ments allaient être cassés, qu’ils seraient graciés. Ils étaient quatre
qui étaient là depuis plusieurs mois, et on avait amené un cinquième
dans la journée, pas eu moyen de l’entendre, de connaître son his­
toire. “Ça ne fait rien, on le verra demain”, dit l’un des quatre avant
de saluer tout le monde.
Pas eu demain. Pour aucun des cinq.
Certains d’entre nous ont entendu des bruits de pas de clés au
petit matin. Tout le monde a pu voir, en sortant pour la promenade,
les cinq portes ouvertes, les cellules qu’on lavait, et les cinq
paillasses dans un coin du couloir, avec les pauvres couvertures
entassées, et de petits ballots d’affaires personnelles...
Je crois, pour ma part, avoir entendu le départ des deux derniers.
Mais va donc savoir ! Un premier bruit de clé, à la porte de la grille
CRISTAL 45

(j’étais dans la première cellule, la plus proche de l’entrée), mais il


faisait encore nuit, j’ai dû me rendormir. Puis réveil en sursaut, peut-
être un autre bruit, de clé ou de pas, je ne sais pas. Pas de voix, per­
sonne ne parlait. Et la tension, à se demander si... et puis à nouveau
clé dans la grille, puis plus loin, une porte de cellule, la dernière sans
doute, puisqu’il y avait moins de précautions prises, qu’il faisait
presque jour et que l’homme avait deviné, savait. Et à nouveau la
grille qui se renferme, et cette boule dans la gorge, et cette envie de
pleurer, de hurler, de retrouver une chaleur maternelle, quelque
chose de tendre qui me console, me fasse oublier que la mort vient
de passer par là, que l’on vient de retirer la vie à des hommes que je
sentais désarmés, si proches de moi dans leurs dénuement face à ce
vers quoi ils viennent d’aller.
Je ne sais plus si j’ai vraiment pleuré. Je me suis efforcé de me
réfugier dans le sommeil, tout, les murs si hauts de ma cellule, la
veilleuse allumée qui n’éclairait maintenant plus rien, le rectangle
grillagé d’aération au dessus de la porte, à trois mètres cinquante du
sol, le haut parleur inutilisé alors juste au dessous, la porte, doublée
d’une plaque de fer, avec la forme du judas, tout, tout ce que je
voyais m’était glacial, hostile, désespéré. Et je me suis rendormi,
j’ai fui dans la moiteur de mes couvertures, de mon coussin, dans le
repos du sommeil... Mais j’ai mal dormi, très mal. Et pendant plu­
sieurs nuits, comme tous ceux qui avaient été là....
Il me revient ici un autre souvenir, un cauchemar que j’ai fait, un
mois peut-être après ces événements, mais sans rapport direct. Je
rêvais que le gardien responsable du pavillon venait d’entrer dans
ma cellule. Cet homme, nouveau dans le service, était gros, bouffi,
laid et grossier. Le regard qu’il portrait sur nous, politiques, était de
haine, de rancune, et de satisfaction quand il pouvait nous refuser un
renseignement ou un service sous prétexte qu’il était trop tôt ou trop
tard. Toujours mal habillé, mal rasé, en train de mâcher quelque
chose. Nous étions persuadés qu’il volait dans nos couffins, pas seu­
lement la nourriture, parfois aussi des vêtements, des draps. Cet
homme, qui exsudait la haine et la petitesse, n’osait l’exprimer que
lorsqu’il savait que le prisonnier ne lui répondrait pas, se laisserait
faire...Cette nuit-là, dans mon rêve, il tentait de me violer, me main­
tenant les bras en arrière pesait sur ma poitrine en me disant des
obscénités. Je n’arrivais pas à me dégager, à me retourner sur dos, à
crier, à respirer. Puis je m’aperçus que je rêvais. Je m’efforçais de me
réveiller, mais trop paniqué, revenais à mon rêve. J’ai finalement dû
46 CRISTAL

faire un mouvement et me suis assis sur ma paillasse, trempé de


sueur, vérifiant involontairement que la porte était fermée, et me
tenant l’estomac douloureux...

Le séjour au pavillon E, je devrais écrire les séjours, ce n’était pas


seulement cela. Il y a eu des périodes de joie, d’exaltation, des éclats
de rire, des chansons. Nous n’y sommes pas toujours restés. Et
même isolés, nous avons souvent chanté. Chacun tout seul, dans sa
chambre, pour lui : il m’arrivait de faire défiler tout le répertoire que
je connaissais, comme cela, pour rien apparemment. En fait, c’était
souvent à la suite de la réception d’une lettre ou d’un colis, ou bien
parce qu’après plusieurs journées de temps gris, il s’était mis à faire
beau et que le soleil entrait par la fenêtre, chassant l’humidité.
Parfois aussi, souvent entre midi et trois heures, certains d’entre
nous chantaient fort, pour les autres, des chansons, en arabe surtout,
qui évoquaient une autre époque. A un moment, l’un des inculpés de
l’affaire “d’espionnage” lut surnommé “le canari” : il chantait avec
beaucoup de talent et de conviction les chansons de Farid El
Atrache ; un autre enchaînait parfois, cela pouvait durer plusieurs
heures, la nuit.
Et les batailles pour le rassemblement ! Lorsqu’on arrive au
pavillon E, on commence par réclamer des livres, de quoi écrire et
d’être réunis dans une chambrée avec les autres inculpés de la même
affaire. Cela finit par se produire, généralement après une ou deux
grèves de la faim de courte durée, une fois que l’instruction est suf­
fisamment avancée.
Quand nous sommes arrivés en Janvier 1973, “anciens” connais­
sant la maison et ses habitudes, nous avons tout de suite essayé de
prendre contact avec des membres d’un autre groupe qui venait
d’être démantelé : avant même de s’installer dans le pays, des
jeunes, rentrés de France, s’étaient faits prendre avec des documents
établissant leurs objectifs, leurs moyens, leurs contacts. Parmi ces
contacts, il était prévu de toucher Hédi S. un professeur de lycée qui
avait passé deux ans en prison entre 68 et 70, et qui n’avait plus
d’activités politiques. Il avait été arrêté, son nom figurait sur une
liste, mais on avait pu établir qu’il n’était même pas au courant du
fait qu’on pensait pouvoir l’intéresser à l’activité de ce nouveau
groupe. Il attendait donc légitimement sa libération, ne comprenant
pas pourquoi on l’avait envoyé en prison : le juge d’instruction de
l’époque décernait facilement les mandats de dépôt. Quand on nous
a rassemblés fin janvier, on l’a fait partiellement. Les “récidivistes”,
CRISTAL 47

ceux qui avaient déjà séjourné en prison, se retrouvèrent à quatre


dans la cellule 18. Les nouveaux furent répartis à deux ou trois par
cellule et pouvaient effectuer leur promenade tous ensemble. Hédi,
qui croyait qu’on allait sinon le libérer du moins préparer sa sortie,
fut désespéré de nous voir avec lui : il lui paraissait évident que
nous allions rester un bon moment en prison, et l’associer à nous lui
semblait de mauvais augure, comme une condamnation avant la
lettre.
Il se remit de son désappointement, et quand nous nous sommes
trouvés tous les seize ensemble à la 17, il n’avait pas que des
moments de cafard. Nous séjour de trois mois dans cette chambrée
ne fut d’ailleurs pas désagréable, loin de là : à l’organisation ration­
nelle de notre vie s’ajoutait une certaine désinvolture : nos affaires
n’étaient pas graves, et, somme toute, nous nous amusions bien.
Pendant la journée, deux d’entre nous nettoyaient à tour de rôle la
chambre alors que le responsable de la nourriture recevait les couf­
fins et préparait la répartition des plats. Ce que nous recevions à
manger de nos familles était si abondant que nous n’utilisions prati­
quement pas les gamelles de la prison. Nous faisons du sport dans
l’aria, avions du mal à retrouver suffisamment de silence pour lire
un peu avant que ne reprennent les discussions, par petits groupes
ou tous ensemble, et les séances de détente : chansons, sketches,
devinettes, jeux... Deux de nos compagnons, avaient, sur l’air de
l’hymne à la joie de la neuvième symphonie de Beethoven, composé
une chanson sur la 17 et ses occupants. Les jours passèrent rapide­
ment jusqu’aux procès : le nôtre, le 15 mars, nous vit revenir (nous
étions quatre inculpés dans la chambrée) avec un an de prison cha­
cun, celui des autres, le 16 avril se termina par la libération de dix
de nos compagnons, sept acquittements et trois condamnations à
trois mois et moins : ils nous quittèrent les larmes aux yeux, nous
n’étions pas moins émus de cette séparation.
Nous serons de nouveau isolés les uns des autres, mais on tente
d’abord de nous assimiler aux droits-communs. Pour peu de temps.
Chacun de nous se retrouve seul à la fin Mai. Séjour de deux mois
à Boij Roumi pendant l’été, retour à Tunis en septembre, c’est l’au­
tomne avec l’attente de la sortie (je dois finir mon année en
décembre ), son incertitude, la nouvelle qui nous parvient d’arresta­
tions massives de jeunes militants, de tortures. C’est l’époque de
l’exécution des cinq condamnés à mort, de l’impression, justifiée,
d’une recrudescence de la répression.
48 CRISTAL

Il faut dire aussi que l’atmosphère de la prison avait changé à par­


tir de février 1973 : l’ancien ministre du plan, Ahmed Ben Salah,
condamné à dix ans de travaux forcés, s’est alors évadé avec la com­
plicité de gardiens. Vent de panique à la prison : de très nombreux gar­
diens sont interrogés, pas toujours courtoisement, par la DST, le
gardien-chef et quelques autres sont arrêtés, et toute l’organisation
modifiée. On change les gardiens du pavillon E, c’est à ce moment
que nous arrive celui que nous appellerons “la crapule”, tout le monde
a peur, les contrôles sont plus stricts, plus tâtillons. On commence à
installer, à grands renforts d’experts qui vont et viennent et d’im­
menses rouleaux de câbles, un nouveau système de contrôle élec­
trique des portes de toute la prison - on installe aussi des micros dans
les salles où les avocats rencontrent leurs clients détenus. Comme
nous le disions alors, “l’ambiance n’est plus intéressante, il serait
temps pour nous de changer d’auberge”.
Après l’arrivée, en Février 74, des arrêtés de novembre-
décembre, la vie est devenue plus facile. Sans livres, mais dans l’at­
tente des soirées où on allait s’interpeller, discuter jusqu’à l’aube,
malgré le bruit insupportable qu’il y avait dans le couloir : “la cra­
pule” ouvrait à fond tous les soirs avant de partir le robinet du cou­
loir, et pour que cela fasse davantage de bruit, plaçait dessous un
couvercle métallique de poubelle, en déséquilibre pour qu’au tinta­
marre de l’eau sur le fer s’ajoute la vibration du métal contre le sol.
Dans la journée, on bougeait le moins possible, on somnolait, sor­
tait aux moments où on nous faisait sortir, somnolait à nouveau jus­
qu’à la visite de l’avocat lorsqu’il y en avait. Pas celle des familles
car nous avions refusé le régime qu’on avait voulu nous imposer de
les rencontrer avec les droit-communs dans un parloir immense où
des dizaines de personnes hurlaient pour tenter de se faire entendre
à travers le grillage.
Arrivait le soir, et on parlait. De tout. Echanges d’informations,
discussions politiques, sur l’art, sur la vie, lecture, récitation plutôt
de poèmes... c’était aussi la période où j’avais d’affreuses rages de
dents : le dentiste d’alors, vieux au point de n’avoir pas confiance
dans sa propre main, m’avait massacré, retirant une moitié seule­
ment de molaire, refusant d’enlever le reste. Il m’est arrivé de
prendre alors jusqu’à 12 cachets d’aspirine dans une soirée...
Malgré cela, les soirées étaient des fêtes. Encore plus isolés de la
réalité qu’il n’est normal dans cette situation, certains se faisant l’é­
cho de rumeurs absolument folles, prolongeant les manifestations
CRISTAL 49

étudiantes du 19 avril 1974 d’une sorte de début de soulèvement


populaire qui nous remontait le moral, même si nous en étions peu
convaincus.
C’est ainsi que fut décidée la grève de la faim du 1er mai, des­
tinée à obtenir que soit accéléré le passage devant le juge d’instruc­
tion et que l’on nous rassemble dans une seule chambrée, en nous
rendant livres, papiers, stylos, pour que la vie soit à peu près pos­
sible. Nous étions nombreux à penser que cette grève était préma­
turée, mais la majorité, une ou deux voix avaient fait la différence,
voulait agir, manifester sa combativité, sa solidarité avec les étu­
diants au dehors.
La réponse à cette grève, je l’ai connue le matin du sixième jour :
c’était, au moins pour moi, le transfert à Borj Roumi. Sur le bac qui
nous amenait à Bizerte, reconnaissant une deuxième cellulaire du
service pénitentiaire, j’en déduisis que nous étions au moins deux
dans le même cas, et que Noureddine était certainement dans l’autre
voiture, puisque nous avions partagé la répression de manière égale
depuis 1968, et beaucoup d’autre choses avant : j’en déduisis égale­
ment que nous allions rester isolés à Borj Roumi, puisque nous
étions transférés séparément. Et je commençais déjà à regretter nos
soirées, à sentir peser la solitude.
Le dîner a été parfait, comme toujours chez Saloua. On passe
au salon d’où on a une vue impressionnante sur les lumières de
la baie de Carthage. Nabiha et Marie-Claude ont insisté pour
aider Saloua à desservir. Pas question de laver la vaisselle, la
bonne sera là demain matin, ainsi que la dame qui vient aider
au grand ménage.
Afif s’est assis tout seul sur un sofa près de l’électrophone
qui diffuse une musique douce, du jazz moderne probablement,
il n’y connaît pas grand chose. Il regarde distraitement autour
de lui, aperçoit le regard de Saloua, venue apporter des verres,
échange de sourires. Saloua est formidable, elle a une façon de
vous regarder qui établit tout de suite une connivence.
Afif est censé bien connaître les lieux, il n ’éprouve donc pas le
besoin de les détailler, il s’y sent à l’aise, cela lui suffit. Pour ma
part, je voyais un salon où dominent des tons bleu profond, une
lumière douce, des meubles en bois sombre, des fauteuils confor­
tables, une table basse près du sofa derrière lequel se dresse un
grand lampadaire. Le salon est une grande pièce qui prolonge la
salle à manger, il y a même une cheminée qui ne fonctionne pas
en ce moment. Cette maison ressemble à d’autres maisons que
j’ai connues. Peut-être est-ce la raison du désintérêt de Afif pour
son environnement : je n ’avais pas envie de remuer des souvenirs
trop précis.
Saloua Kilani. La trentaine, professeur d’histoire dans un
lycée de jeunes filles de Tunis - « Ces petites sont parfois
bébêtes, souvent très pertinentes, et je les aime beaucoup » -
52 CRISTAL

prépare vaguement une thèse de doctorat, écrit un peu, mais


n’a rien publié encore. Divorcée, elle vit avec un journaliste.
Son mari était un haut fonctionnaire très plein de lui-même « Il
manque terriblement d’humour ». Le journaliste est plus jeune
qu’elle, sympathique, mais ne semble pas profond : il se pas­
sionne pour le football, comment peut-on ? Absent pour le
moment, en Europe pour un stage ou quelque chose du genre...
Très en beauté ce soir, Saloua, sa robe lui va à ravir.Elle n’est
pas vraiment jolie, mais a beaucoup de charme, un visage très
mobile, expressif, deux grands yeux sombres, un peu myopes.
- Je ne porte pas de lunettes dans la rue - chez elle, ce soir,
non plus.
Par coquetterie, raconte-t-elle. Et les gens me reprochent de
ne pas vouloir les saluer. Pendant une période, j’ai décidé de
rendre à tout hasard leur salut à tous ceux qui me disaient bon­
jour. Et je me suis retrouvée avec des dragueurs qui pensaient
avoir une touche et n’admettaient pas que je les repousse après
un aussi bon accueil. Je suis revenue à l’ancienne méthode, ne
saluer que si je reconnais les gens. Mais chaque fois qu’on me
présente quelqu’un, je préviens que je suis myope.
Rousse en ce moment, les cheveux mi-courts. Ça lui va bien,
mais j’aimais mieux quand elle les avait noirs et longs, elle a l’air
un peu moins naturelle, maintenant. Beaucoup d’aisance, une
grande facilité à se lier, à écouter les autres. Très ouverte, com­
prend beaucoup de choses, juge rarement ses amis... Elle a aussi
quelques solides haines, mais si justifiée... Pas d’enfants : « Si on
veut s’en occuper vraiment, il faudrait ne pas travailler. Et j’ai
besoin d’un boulot pour me sentir exister, mais comme j’adore
les gosses, quand j’ai le temps, je kidnappe ceux de mes sœurs ou
de mes amies... » C’est toujours un grand bonheur pour Eliès et
Mounira d’aller passer un moment avec elle.
Elle aime bien recevoir chez elle, sa maison s’y prête, va
moins volontiers chez les autres, et presque pas dans les lieux
publics, restaurants ou boîtes de nuit. Toujours prête à donner
un coup de main, elle aime se sentir utile.
Les invités se sont assemblés par petits groupes. Ils s’en
étaient tenus à des propos bénins pendant le dîner, en hommage
à la cuisine de Saloua et aussi pour éviter les éclats. Maintenant
on peut aller plus au fond, aborder des sujets qui semblent
importants ou parler avec ceux à qui on a envie de dire quelque
CRISTAL 53

chose... les “bobonnes”, comme les appelle méchamment


Marie-Claude, sont sûrement en train de discuter maladies des
petits, régimes alimentaires, problèmes de bonnes ou chiffons.
Malgré leurs efforts de toilette et les frais de coiffeur, elles ne
parviennent pas à être tentantes, trop... “bobonnes”, Marie-
Claude a raison.
Afîf regarde pensivement Mohamed, un cardiologue avec
lequel il était très lié du temps de leurs études, ici on est trop
bousculé. Il a un peu vieilli, un peu engraissé, sa calvitie pro­
gresse, mais ne l’enlaidit pas, l’air plus grave peut-être. Il est en
train de discuter avec Najet Hamdi, une grande jeune femme
qui ne manque pas d’allure, mais qui a quelque chose d’un peu
raide, comme si elle craignait de se casser. Le troisième person­
nage du groupe est Ali, un cinéaste barbu à l’allure volontaire­
ment “artiste”, que tout le monde appelle Ali Baba, peut-être
parce qu’il trouve qu’il y a trop de voleurs dans le monde du
spectacle.
Tout est pratiquement prêt pour son chef-d’œuvre, mais il
n’a pas de producteur. Je dois être très injuste, pense alors Afîf,
mais il est tellement suffisant. Je me demande ce qu’il peut
raconter. Le mari de Najet - tout le monde l’appelle par son
nom de famille, Hamdi - professeur d’histoire à l’Université,
est en conversation avec Giorgio, un architecte italien qui a un
accent savoureux qu’il accentue par coquetterie, Gina, sa plan­
tureuse épouse, Makhloufi, un autre professeur de Fac, mais de
psycho, celui-ci, et Nabiha qui vient de se joindre à eux. Ils sont
tout près, Afif les entend commenter les décisions de décentra­
liser l’Université « Ce n’est pas forcément négatif, il y a des
avantages... ». Ils passent ensuite à la discussion du dernier fdm
au Cinéma d’Art et d’Essai.
Qui d’autre ? Ah, le barbu silencieux, près de la fenêtre qui
dévore Nabiha des yeux, il en oublie presque de boire. C’est un
peintre que Marie-Claude a amené. Au fait où est-elle, celle-là ?
Pas possible, assise avec les bobonnes !
La discussion sur le film s’anime. Afif note l’air un peu nar­
quois de Nabiha, tandis que Hamdi parle avec solennité.
Il est irritant avec sa façon de pontifier. Ses cheveux raides,
ses grosses lunettes, sa manière de se tenir très droit - sans
doute parce qu’il n’est pas grand - accentuent l’impression
qu’il donne se prendre très au sérieux. Cela ne pouvait pas
54 CRISTAL

manquer, il fallait qu’il fasse étalage d’érudition, cite des noms


de metteurs en scène, de scénaristes, de vedettes, des titres de
films, des dates. Et Makhloufï qui renchérit !
Afif pose son verre vide.
- On peut vous faire un brin de cour, mon beau docteur ?
C’est Saloua qui vient s’asseoir près de lui, posant sa tête sur
son épaule et serrant son bras de façon affectueuse.
- Ito peux même aller plus loin, ma toute belle. Je n’oppose­
rai même pas une résistance formelle...
- Ne me tente pas, rit-elle. Mais pourquoi regardes-tu Hamdi
si méchamment ? Aurais-tu peur qu’il séduise Nabiha ?
- Il n’a pas la moindre chance ! Non, ce n’est pas ça, il m’é­
nerve avec ses airs...
De fait, Afif est mal à l’aise en face de Hamdi : il n’arrive pas
à oublier que celui-ci a été en prison, en est ressorti après avoir
demandé la grâce. Et il semble trouver son comportement natu­
rel, il lui arrive de raconter des épisodes de sa vie en prison, ce
qui rend Afif muet : lui et ses amis en ont souvent parlé, ils se
sentent incapables de condamner ou même de juger Hamdi, et
en même temps ils ont du mal à admettre son comportement.
Peur de se mettre à sa place et de s’apercevoir qu’eux-mêmes...
Saloua affirme que, dans le cas où un homme marié est
arrêté, l’attitude de sa femme - pas sur le plan de la fidélité
conjugale, cela serait trop simple, précise-elle - joue un rôle
très important dans la façon dont son mari supporte la répres­
sion. Elle peut le renforcer ou l’amener à renoncer. Najet
n’avait pas très bien tenu, elle voulait que cela finisse vite.
Afif aime bien Najet, il trouve injuste de lui imputer une part
des faiblesses de son mari. Il vaut mieux ne pas juger, se dit-il.
Saloua et lui restent silencieux un moment. Elle lui caresse
affectueusement la joue.
- Je trouve Nabiha très belle, ces temps-ci. Attention, Afif,
quand une femme devient très belle, c’est que son mari la né­
glige, et qu’elle éprouve le besoin d’hommages...
Elle est repartie sur cette mise en garde. Afif la suit des yeux,
silhouette penchée pour choisir et mettre des disques avant de
s’éloigner de cette démarche innocemment excitante - le galbe
des mollets, la cambrure des reins, les mouvements des
hanches, ou l’ensemble ? Son regard revient à sa femme. On
voit donc si bien que tout ne va pas pour le mieux... Mais Saloua
CRISTAL 55

n’est pas comme tout le monde, elle est vraiment très fine... Évi­
dement, Ali Baba plastronne au milieu des femmes !
- Mohamed, pourrais-tu passer voir un de mes malades ? Si
tu préfères que je te l’amène...
- Non, je devais de toute façon aller chez vous ces jours-ci. Et
toi, Afif, que deviens-tu ? On devrait se voir plus souvent.
- C’est bien mon avis, mais le temps... Iras-tu au Conseil de
Faculté ? On pourrait prendre un verre en sortant.
On parle un peu boutique, on échange des banalités.
N’avons-nous plus rien à nous dire ou bien faut-il du temps
pour briser la glace ?
- Fais-moi donc danser, Afif.
C’est Marie-Claude, le seule vraie blonde de la soirée, il en
est presque sûr. Un autre couple danse déjà.
- Ne me secoue pas trop, je suis un peu grise... Tu devrais
parler un peu avec Samir, mon peintre barbu... Ne fais pas donc
pas cette tête, gros bêta, il n’est pas encore - elle appuie sur
“encore” - mon amant. C’est le locataire du studio du premier
étage de la villa, j’ai commencé à le connaître un peu plus ces
temps-ci.
- Façon polie de me dire qu’on ne se voit pas assez ?
- Que tu es bête ! J’aime beaucoup danser avec toi... J’ai
causé un peu avec les bobonnes tout à l’heure, continue-t-elle
pendant qu’ils vont chercher à boire. Quel effort ! Elles ne lais­
seront pas leurs maris mourir de faim, mais j’ai l’impression
qu’ils ont parfois envie de changer de menu : quelques-uns ont
la main leste, c’est flatteur pour moi... Tu devrais faire un peu
danser Nabiha, elle doit se raser avec ces types.
Afif est amusé.
- C’est dans les règles, la maîtresse et l’épouse...
- Tîi es complètement stupide ! J’aime beaucoup Nabiha, et
ce soir elle est belle à croquer. Je regrette de ne pas pouvoir
faire l’amour avec vous deux à la fois, plaisante-elle. Je crois
que ça me plairait..
- Ça serait une solution... pas banale, grimace Afif, mais ça
me mettrait dans une situation délicate.
- Tu est plein de préjugés bourgeois, voilà tout ! Moi aussi
sans doute, parce que l’idée de faire l’amour avec une femme
ne m’inspire pas tellement. Bon, je vais m’occuper un peu de
Samir, il l’air de se barber, c’est le cas de le dire.
56 CRISTAL

Son verre à la main, Afif revient vers Nabiha et ses interlo­


cuteurs. Il dit au passage une amabilité à une des bobonnes,
indique par la même occasion un sédatif à la gaillarde Madame
Makhloufï “mes nerfs, si Afif...” et se heurte à Saloua qui
repousse gentiment son invitation à danser.
- Plus tard, si tu veux bien. Je voudrais m’asseoir un
moment, la discussion paraît passionnante.
- Mais vous faites un monde de ce fameux “principe de
Peter”, est en train de dire Nabiha. Et à mon avis vous vous
laissez séduire par le paradoxe et vous ne voyez pas qu’il est
presque vide ! On progresse bien plus à l’ancienneté qu’en
fonction de sa compétence. La société bourgeoise ne cherche
que le maintien et la reproduction des rapports existants. Elle a
littéralement besoin d’une certaine injustice.
-Allons donc, interrompt Makhloufi, et la rentabilité, le taux
de profit...
- Si tu restes au niveau immédiat...

Afif ne suit pas le reste de la discussion. Il est un peu surpris


des commentaires de Nabiha, qu’à la réflexion il trouve fondés.
Comme tout le monde il avait entendu parler du principe de
Peter, avait trouvé amusante l’idée du “niveau d’incompétence
à atteindre”, amusante, mais pas fausse. Du reste, il a un sens
critique à retardement, il lui faut un certain temps pour trou­
ver les failles d’un raisonnement. Nabiha, elle, réagit toujours
très vite.
- C’est le schéma de la révolution culturelle !
Makhloufi a haussé le ton. Afif revient à la conversation.
- Oui, parfaitement, la révolution culturelle ! Nabiha s’ef­
force visiblement de rester calme.
- J’ai peur, intervient Saloua, que ce ne soit pas facile. Je
veux bien admettre que la révolution culturelle soit cela. Mais
comment juger les responsables, qui juge et sur quels critères ?
- En principe, ce sont les masses qui jugent, elles y ont droit
puisque c’est d’elles qu’il s’agit.
Afif a l’impression que sa femme est découragée par l’in­
compréhension de ses interlocuteurs, lui tend un verre en sou­
riant.
- Merci, parler autant m’a donné soif. Oui, j’ai envie de dan­
ser avec toi...
CRISTAL 57

- Il y a longtemps que nous n’avons pas dansé ensemble, ma


douce, lui murmure-t-il à l’oreille.
C’est curieux, il l’a appelée “ma douce”comme dans le temps
où, étudiants ils étaient bien plus amoureux l’un de l’autre.Tout
cela, le fait de danser, l’exaltation d’avoir tenu tête aux autres,
l’impression de se retrouver, cela fait qu’elle est rayonnante de
bonheur, un peu rouge. Dire qu’il suffit de si peu d’efforts pour
rendre heureux les gens qu’on aime, pense Afif en la serrant un
peu plus fort. Il a retrouvé le contact tellement familier, et
pourtant tout neuf ce soir, de son corps souple. La pression de
sa tête contre son épaule l’émeut soudain. Je réfléchirai à tout
cela plus tard, se dit-il, sur le point de faire des promesses
hâtives. Ils continuent à danser, goûtant en silence le plaisir de
cette harmonie retrouvée, exprimant ce bonheur par des pres­
sions de la main, des regards un peu éperdus...
Samir invite cérémonieusement Nabiha à danser.
- Je danse plutôt mal, si vous n’avez pas peur pour vos pieds.
Afif a réussi de son côté, il en est bêtement un peu fier, à enle­
ver Saloua à Ali Baba et l’entraîner sur la “piste”.
- Vous formez un très beau couple, avec Nabiha. Avec Marie-
Claude aussi, il faut le reconnaître.
- C’est pourquoi je tiens aux deux. Afif prend un air fat.
Saloua sourit avec indulgence.
- Tu es un grand gosse qui aime les situations ambiguës.
Inutile de prendre ton air séducteur, tu fais un peu... pute
comme cela. Je t’aime bien, va, même si j’ai peur que tu ne
finisses par casser ta jolie gueule, à force d’acrobaties...
- Nabiha est très en forme ce soir, reprend-elle après avoir
essayé d’accorder ses pas au rythme de la danse et renoncé avec
un haussement d’épaules, Afif ne semble pas remarquer sa ma­
ladresse. Regarde comme elle est épanouie. Afif, je te le répète,
vous êtes à un moment important, un véritable tournant.
Il la plaisante sur son journaliste.
- Ne m’en parle pas, je t’en prie ! je commence à penser que
c’est encore une de mes erreurs... Rassure-toi, j’en ai commis
d’autres et m’en suis toujours remise. Et ne te crois pas obligé
de proposer d’ajouter ton nom à ma liste d’erreurs !
La conversation porte sur la politique dans le pays. Afif n’a
pas envie d’y participer, il a une impression bizarre, comme s’il
était étranger à ces gens. Ce n’est pas vraiment de politique
58 CRISTAL

qu’ils parlent, ce sont des petites histoires de gens en vue, des


pronostics sur ce que X ou Y a envie de faire, des rumeurs plus
ou moins fondées, mais qui ne portent sur rien d’essentiel, qui
ne permettent pas d’en savoir vraiment plus... Où sont nos dis­
cussions d’antan ?

Si lugubre que puisse paraître cette soirée, elle n ’a évidemment


rien à voir avec la solitude de la cellule. Dans ce va-et-vient un
peu tourbillonnant de gens bien habillés, d’hommes et de femmes
qui parlent, rient, se touchent, dansent, peut-être le prisonnier
retrouvait-il certaines odeurs, des parfums, une atmosphère, ses
mains se rappelaient-elles le contact de robes de soie... En passant
en revue autant de sujets de conversation - cela se fait dans ces
milieux, certes - il exprimait peut-être aussi un certain regret de
ces “small-talk”superficiels auxquels il n’avait plus accès.
Même lorsque nous étions plusieurs ensemble, par exemple
dans la cellule 17, les veillées n’avaient pas cette forme sous
“l’obscure clarté” des veilleuses (branchées à 9 h 30 au plus tard
chaque soir), nous consacrions le temps de veille soit à la détente
complète, soit à de petites discussions, généralement “sérieuses”,
à deux ou trois, soit à des séances communes toujours orientées
vers l’échange d’expériences ou la transmission de connais­
sances... C’est que nous ne pouvions guère trouver beaucoup de
sujets dans l’actualité plutôt monotone de la prison...

Bien que le trajet soit court, Nabiha a insisté pour qu’on rac­
compagne Marie-Claude et Samir, au moment où ils prenaient
ensemble congé de Saloua. Marie-Claude propose de descendre
une minute prendre un verre. Nabiha a accepté tout de suite.
- Pourrais-je avoir un Alka Selzer et un verre d’eau, je me
sens barbouillée...
- Vous n’avez pas beaucoup parlé ce soir, Samir, remarque
Afif.
- Oui c’est vrai, je n’avais pas très envie de le faire. J’ai sur­
tout absorbé, par la bouche, les oreilles et les yeux...
- Et cela donnera-t-il un tableau ? s’enquiert Nabiha.
- Si j’étais un grand peintre... Vous êtes très belle, ça pour­
rait être exaltant de vous avoir comme modèle. Je ne le dis pas
pour faire un compliment. C’est une constatation, un regard de
métier, c’est tout.
CRISTAL 59

C’est tout de même très agréable de se l’entendre dire. Mais


vous aviez l’air de vous ennuyer, ce soir...
- A part de courts moments - avec vous Nabiha, avec Marie-
Claude, quand j’écoutais la musique sans regarder les gens - je
me suis senti agacé toute la soirée. Ce n’est pas très joli, les intel­
lectuels tunisiens, pas exaltant en tout cas. Je reconnais que, pris
un à un, ils ont beaucoup de qualités, sont souvent très calés, très
compétents dans leur domaine, certains sont franchement sym­
pathiques. Mais ensemble, ils se caressent mutuellement, même
lorsqu’ils paraissent s’engueuler, ils se congratulent et... restent
si pauvres, si stériles... On en parlera à une prochaine rencontre,
j’espère.
- Dis donc, Marie-Claude, demande Nabiha après le départ
de Samir, est-ce que tous tes amis sont aussi gentils ? Il res­
semble à un satyre, mais il a un bon regard, très doux, lorsqu’il
vous fixe.
Afîf aussi se déclare conquis. Avant de repartir, Nabiha
demande encore à Marie-Claude :
- J’aimerais que tu me fasses écouter les derniers enregistre­
ments que tu as reçus de ton frère. Et puis, il faut qu’on fasse
la tournée des grands ducs entre femmes ensemble un de ces
jours. Oui, des grandes duchesses, corrige-t-elle en souriant.
Elles s’embrassent affectueusement - Afîf se sent un peu
perdu...
- Une soirée agréable, n’est-ce pas, Nabiha ?
- Oh, oui, très agréable !
Dans un élan, elle l’embrasse, manquant lui faire perdre la
direction. Il n’a pas le temps de s’étonner de sa fougue.
- Merci, mon chéri, tu as été très chic ce soir. Et tu ne m’as
pas raconté d’histoires, je préfère ça. Elle rit un peu nerveu­
sement. En ce moment, je me pose beaucoup de questions. J’ai
l’intention de me reprendre en mains, je t’en parlerai à mon
retour de Sousse. Mais je veux que tu saches que je t’aime, Afîf,
je t’aime comme tu es. Chut, ne me dis rien. Plus tard...
Dans toutes les prisons du pays, le nom de Boij Roumi était syno­
nyme de régime dur, discipline sévère. Centre de travaux forcés, ce
nouveau bagne - une ancienne caserne de l’armée française - avait
remplacé en 1965 celui de Ghar-El-Melh (Porto-Farina) qui inspirait
une véritable terreur.
Nous entendions à la P.C.T. parler des conditions difficiles de
“Bizerte”(le bagne se trouve près de cette ville) : l’espoir d’une libé­
ration anticipée à la suite d’une grâce y était quasi-inexistant ; on
racontait que, là-bas, un condamné à qui il restait cinq ans à purger
cherchait une place près de la porte de sa chambrée et préparait la
chemise qu’il porterait à sa sortie...
Après notre condamnation, en septembre 68, nous parvinrent des
rumeurs au sujet d’un prochain transfert, mais nous étions scep­
tiques : nous étions condamnés à la prison, pas aux travaux forcés,
et notre régime de détention, mis à part le temps des interrogatoires,
avait été tout à fait correct. Nous avions été rassemblés au début de
l’été -trois mois environ après les arrestations -au pavillon D de la
PCT. L’ambiance y avait été telle que nous avions surnommé la par­
tie du pavillon D que nous occupions “Cité-Loisir”. De 7 à 10 par
chambrée, nous avions en effet occupé le temps qui avait séparé
l’instruction du procès, à rire, chanter, plaisanter, jouer aux échecs,
aux cartes, discuter de politique, mais aussi d’un tas d’autres choses
et, pour certains, préparer la défense juridique au procès.
Aussi étions-nous tendus, en préparant nos affaires, le 23 sep­
tembre, en nous demandant ce qui nous attendait à Bizerte...
La cellulaire qui nous amenait, les huit les plus lourdement
condamnés (nous avions ensemble près d’un siècle de prison),
62 CRISTAL

précédait celle qui transportait les vingt six autres. Nous avions
chanté, des hymnes révolutionnaires, certains venaient d’être tra­
duits à la “Cité-Loisir” en tunisien, et aussi d’autres chants, popu­
laires, légers, joyeux ; et nous évitions de parler de l’avenir
immédiat en faisant des plaisanteries à propos de tout, en particulier
des ballots énormes, contenant beaucoup de livres, qui nous empê­
chaient de placer nos jambes confortablement.
Arrêtée en marche arrière devant une double grille ouverte, la cel­
lulaire nous dégorgea, avec l’aide d’un bataillon de gardiens, sur les
marches descendant abruptement dans ce qui nous apparut comme
une grotte, car murs et plafonds étaient creusés dans le roc. Bous­
culés assez vivement, mais comprenant que l’heure n’était pas à exi­
ger la politesse, nous nous retrouvâmes avec nos ballots en bas des
trente six marches de vingt cinq centimètres en moyenne.
Dans une lumière irréelle, une impression d’humidité, un gardien
chef (les chefs portaient une casquette, les simples gardiens un
calot) nous intime de nous déshabiller dans une petite pièce, de
prendre des vêtements de prison (en fait de vieux habits militaires
de l’armée anglaise) et de revenir à l’endroit où le coiffeur, assis sur
un tabouret, nous attendait. A Tahar qui traînait, essayant de trouver
un pantalon à sa taille, il donne une gifle, annonçant ainsi la couleur,
et tend d’autorité le premier pantalon qu’il trouve, qui est bien trop
grand : on retrousse les revers et on serre un peu plus à la ceinture,
voilà tout.
Déguisé, pieds nus, le pantalon rêche et le col de la vareuse me
grattant, je me retrouve assis par terre au pied du coiffeur qui, en
trois coups de tondeuse, m’enlève ce que j’avais de cheveux. On
avance dans un couloir, accompagnés par les vociférations et insultes
des gardiens, on tourne à droite, franchit une sorte de chicane, une
porte et on se retrouve dans une grotte, une véritable grotte à peu
près ovale, avec des morceaux de rochers qui dépassent du mur et du
plafond concave percé - à dix, quinze mètres ? - d’une ouverture cir­
culaire pour l’aération : nous n’avons jamais su où elle conduisait.
Me voici donc à cette fameuse cave de Boij Roumi... celle dont les
droit-communs parlaient avec terreur à Tunis.
Je suis rassuré au premier coup d’œil : il y a huit paillasses, nous
resterons donc ensemble. Le gardien me place debout contre le mur
au pied d’une paillasse qu’il choisit. Les autres arrivent, non, sont
amenés l’un après l’autre, avec plus ou moins de coups et d’insultes.
A chaque nouvel arrivant, ceux qui sont là tournent furtivement la
CRISTAL 63

tête et reviennent regarder précipitamment le mur : pas envie de


donner un prétexte aux gardiens pour nous battre (ils les inventent
d’ailleurs, ces prétextes, mais frappent sans beaucoup de conviction,
nous n’offrons pas prise), mais aussi envie de pouffer de rire devant
les gueules méconnaissables de ces véritables repris de justice qui
arrivent.
Nous n’avons pas très bien entendu ce qu’ont dit les gardiens en
s’en allant, ils ont fermé la porte, en fait une grille à gros barreaux
puis une autre, identique, de l’autre côté de là chicane : il faut que
l’air circule un peu. Il ne circule pas tellement, à en juger par nos
respirations un peu oppressées D’ailleurs, je ferai quelques jours
plus tard l’importante découverte “scientifique” suivante : l’air que
nous respirons ne contient pas assez d’oxygène pour faire vivre les
mouches, il n’y en a pas une seule dans la cave alors qu’au mois de
septembre à Boij Roumi, on doit presque se frayer un chemin à tra­
vers elles en surface ! En réalité, c’est bien sûr une question de
lumière !
Au bout d’un moment, on décide de se retourner, on se regarde,
on se voit et c’est l’hilarité générale. Chacun imagine à quoi il peut
ressembler en voyant les autres. C’est là qu’on est heureux que nos
femmes ne puissent pas nous voir, elles descendraient de haut (“de
36 marches”, estime un plaisantin). On compare les crânes rasés,
certains ont encore de véritables plages de courts cheveux, Brahim,
qui a eu la teigne dans son enfance, a une sorte de carte géogra­
phique au dessus du cerveau. Je suis assez fier de la régularité,
dûment constatée par mes camarades, de ma boîte crânienne.
Nos affaires sont toutes restées dans la cellule d’entrée. Nous
remarquons un nombre impressionnant d’anneaux scellés par terre
près du mur, pour les chaînes certainement. L’humidité que nous
sentons, nous la voyons maintenant sur le sol cimenté humide, sur
les murs qui suintent. Un coup d’œil pour voir les “commodités” :
quatre pots de chambre d’aspect répugnant (un de nous s’arrangea
le lendemain pour rater le trou ! ), un petit bassin plein d’eau crou­
pie, cube de 30 centimètres de côté, dans lequel nage une gamelle
vide. Enfin, on s’installe pour dormir, on verra demain.
Deux d’entre nous seulement s’aperçoivent de la visite, un peu
plus tard, du directeur et de quelques gardiens qui n’ont pas osé
(tiens, tiens !) nous réveiller. Mais quand j’ouvre les yeux et que, je
trouve quelques autres éveillés, je pose spontanément la question :
“on est déjà demain ?”, car rien n’indique si c’est le jour ou la nuit,
'

\ :)
64 CRISTAL

la lumière restant en permanence allumée et les lueurs éventuelles


du jour ne pouvant, pas plus que les mouches, se risquer jusque là.
On le saura, finalement, que c’est demain : des gardiens viennent
nous conduire au pied de l’escalier où nous attend, bien entouré, le
directeur, un homme rogue et hargneux, qui nous avertit qu’ici, il
peut tout faire de nous, et qu’il a “carte blanche”. Il nous ordonne de
prendre une partie de nos affaires - pas les vêtements “civils”- qui
sont fouillées avant que nous puissions les porter à notre grotte, où
elles sont posées par terre, car il n’y a pas d’étagère. Durant les huit
jours que nous passerons dans ce charmant endroit, nos livres auront
doublé de poids.
Puis on nous ramène au bas de l’escalier pour nous raser et figno­
ler la tonte de nos crânes. Tout en nous frottant vigoureusement la
barbe avec du savon vert - on ne nous rendra que plus tard blaireaux
et crème à raser - nous pouvons jeter un coup d’œil sur le monde là-
haut : nous n’en sommes plus à penser regarder celui de dehors.
Nous ne voyons, en fait, qu’un peu de clarté à travers la double grille
aux barreaux renforcés d’un grillage, et l’énorme verrou qui ferme
cette grille.
Nous nous retrouvons “chez nous” et commençons à nous
demander combien de temps va encore durer “cette plaisanterie”
lorsqu’il y a comme un bruit de clés, puis de marche rapide dans le
couloir. Peu après on entend une, puis plusieurs voix qui nous mur­
murent “courage”. Ce sont certainement les condamnés du complot
de 1962. Ils sont donc restés depuis ce temps dans la cave ! Nous
avions su qu’ils avaient été au bagne de Porto-Farina (Ghar El
Melh) et devaient se trouver maintenant ici. Mais personne, et nous
en avions maintenant honte, ne se doutait qu’ils étaient dans des
caves ! Et ils viennent nous dire, à nous qui arrivons, “courage”.
Nous en sommes touchés, et aussi nous ressentons un peu d’inquié­
tude à l’idée que la “plaisanterie” risque de se prolonger.
Huit jours plus tard, nous sommes ramenés à la surface. Nous
finirons par apprendre que ce délai était destiné, non seulement à
nous intimider, mais à permettre la construction d’un mur dans la
cour, de façon à nous séparer de la chambrée voisine où se trouvent
nos vingt-six camarades, accueillis à leurs arrivée par un véritable
tabassage. Pendant les premiers jours, on s’efforce de nous plier à la
discipline de la prison, on nous fait tourner à la file dans la cour, on
exige de nous des marques de respect envers les gardiens ; nous
n’opposons qu’une sourde inertie : nous avions décidé, à la prison
CRISTAL 65

de Tunis, que nous ferions une grève de la faim le 15 Octobre,


quelles que soient les conditions où nous nous trouverions, nous
attendons notre heure.
Mais nous commençons à souffrir de la faim, car on ne nous sert
qu’une gamelle infecte et insuffisante : quelques bouts de tiges et de
feuilles de “chardon” dans un liquide verdâtre avec un peu d’huile
et quelques pois chiches de temps à autre pour le repas de midi, un
peu de pâtes ou de couscous le soir. Les quantités sont volontaire­
ment faibles, on laisse les gamelles dehors, exposées à la poussière,
aux insectes (nous finirons par les trier machinalement avant de
manger) un long moment avant de nous les donner. Le pain n’est ni
beau ni bon, mais nous le coupons en huit morceaux pour le faire
durer toute la journée, et nous nous prêtons mutuellement des “hui­
tièmes” réclamés à grands cris le lendemain. Aziz, plus astucieux,
s’aperçoit que le sirop qu’on lui donne pour sa toux est sucré : il en
redemande, le prend en tartines sur du pain !
Nous mangeons si mal que la grève de la faim du 15 octobre ne
nous demandera pas un gros effort : nous sommes entraînés.

Ce 15 octobre, nous ne sommes malheureusement pas unanimes.


Les sequelles de cette division pèseront longtemps sur nos rapports.
Nous huit, et quelques autres, nous faisons la grève, en informons
les autorités de la prison par une lettre qui est déchirée devant nous.
Puis on nous redescend à la cave. Le directeur menace, il a pire que
la cave, il emmène Rachid, notre porte-parole habituel (nous avons
bien insisté sur le fait que nous n’accepterions pas d’avoir un “capo­
ral”), dans le cellule d’entrée de la cave. L’après-midi, comme nous
ne voulons pas cesser la grève, on nous ramène en haut, nous pas­
sons devant notre chambre, franchissons le mur, et pouvons voir ce
qu’il y a derrière : un seul bloc bas ( 2,10 m environ) de près de
trente mètres de long. Dans la partie proche de nous : nos camarades
que nous pouvons apercevoir vaguement à travers les minuscules
fenêtres barrées de fer et de grillage. Plus loin, une autre porte, faite
de barreaux, qui mène dans une chambre où sont aménagés 10
cachots de 1,20 m sur 2 m, avec des portes en bois qui laissent pas­
ser l’air en bas et en haut. Nous passerons une semaine là, chacun
dans son cachot, n’ayant pour dormir la nuit qu’une natte en alfa
qu’on nous retire le jour. Nous sommes pieds nus, sans lunettes pour
ceux qui en portent, et souffrons parfois du froid, plus particulière­
ment une nuit où l’on “oublie”de nous donner la natte.
66 CRISTAL

Pour nous tenter, on nous oblige à rentrer avec nous la gamelle et


le pain. Celui-ci surtout est un supplice : il est noir, plutôt mauvais,
mais comme je l’utilise comme coussin, il fait monter des effluves
de brioche ! Une courte sortie pour les besoins éventuels (à la fin du
deuxième jour, il n’y en a presque plus) et pour une toilette som­
maire et nous revoilà dans notre trou : celui qui est contre le mur
peut parler avec ceux de la chambrée voisine, mais de nombreuses
rondes de gardiens nous obligent à nous taire. Ça ne fait rien, on
chante. Et aussi, oh masochisme ! on décrit les plats qu’on aimerait
manger avec des détails si précis...
Il y aura par la suite de nombreux déménagements à l’intérieur de
la prison. Aucune de nos revendications n’est satisfaite après la
grève, malgré les promesses faites. Nous resterons neuf mois sans
recevoir ni couffin, ni visites, sans avoir droit ni à la correspon­
dance ni à la cantine. Mais nous avons arraché le respect de nos gar­
diens, le régime est moins sévère et la gamelle plus copieuse.
Nous sommes séparés les uns des autres, le groupe de huit que
nous étions éclate en quatre groupes de deux, les vingt six autres en
quatre groupes de six à huit. C’est que le bloc de trente mètres a été
réaménagé : on a démoli les cachots, sauf un dans le coin extrême à
cause de l’humidité qui coule du plafond, et aménagé quatre cham­
brées. La plus grande, celle où se trouvaient les six premiers
cachots, restera vide un moment. Les nôtres sont répartis dans les
trois autres. Quatre, puis deux resteront seuls en bas, près du dépôt,
hors de portée de nos voix, la communication avec eux tiendra à
chaque fois du prodige, mais nous mènerons toutes nos actions
ensemble.
Pendant ces neuf mois où tout contact est coupé avec l’extérieur,
nous nous efforçons de survivre. Heureusement, nous n’avons pas
suivi les “conseils” du gardien-chef de la P.C.T. qui nous avait
recommandé de rendre nos livres aux familles, nous pouvons passer
une partie du temps à lire.
Nous écrivons aussi, des notes de lectures, des articles politiques
que nous discutons ensemble. Faisons un peu de gymnastique, ce
qui ne nous empêche pas d’engraisser : nous fumons très peu - par
force - et le régime alimentaire est à base de pain et de pâtes. De
temps à autre, très rarement pour chaque chambrée - nous sommes
répartis en sept groupes - Ben Jennet, qui a été remis avec les droit-
communs, nous fait parvenir une gâterie : une boîte de lait concen­
tré, de confiture, un paquet de sucre, quelques bouts de journaux, un
CRISTAL 67

paquet de cigarettes qu’on fait durer, récupérant le tabac des mégots


pour le rouler dans du papier et utilisant encore les mégots des
mégots.
Nous parvenons à communiquer entre nous, les chambrées “du
haut”, qui ont des arias contiguës : on fait sortir une chambre sur
deux, mais nous profitons toujours d’un moment d’inattention des
gardiens pour lancer par dessus le mur de séparation un papier, en
général enveloppé dans un chiffon ou un vieux paquet de cigarette
froissé, il est arrivé que le même paquet fasse le va-et-vient plu­
sieurs jours de suite, jusqu’au moment où un gardien jugeait utile de
nous faire nettoyer l’aria. Plus tard, nous eûmes recours à des
procédés plus sûrs, qui demandaient davantage d’adresse : un papier
lesté d’un caillou au bout d’une ficelle lancé et relancé par la fenêtre
- la chambrée en question est alors fermée - jusqu’à ce qu’il fran­
chisse le mur : les détenus en promenade le prennent, le remplacent
par leur message et la ficelle est retirée. Nous risquions de nous faire
surprendre, mais le gardien chef ne tenait pas à faire des histoires, il
acceptait facilement les justifications peu convaincantes qu’on lui
donnait :un jour qu’il faillit attraper un paquet de “Gitanes” qui ne
contenait qu’un message, il préféra attendre et demander ensuite ce
que c’était. Entre-temps on y avait mis une cigarette (il s’en était
trouvé !) et, feignant de compatir à notre détresse de fumeurs en
manque, le chef nous en donna une de son propre paquet !
Nous avions fait tous ensemble une grève de trois jours en
décembre 68, sans illusion sur ses résultats, mais pour montrer à
l’administration que nous avions retrouvé notre unité ; nous devions
en mener une autre, plus longue et plus décisive en avril 1969. Nous
avions été rejoints en mars par les condamnés du parti Baath :
arrêtés en même temps que nous, et présents au début du procès de
septembre, ils avaient vu leur affaire disjointe de la nôtre, et
venaient d’être jugés et condmnés (en février 1969). On les répartit
avec nous dans les différentes chambrées. Nous nous sommes rapi­
dement mis d’accord avec eux pour l’action du 9 avril, que deux
d’entre nous, transférés pour soins à Tunis, avaient annoncée à ceux
de nos camarades qui y étaient restés (une dizaine, pour des raisons
de santé ).
Les autorités avaient jusque-là tenté en vain de nous persuader
d’envoyer des demandes de grâce au Président de la République.
Elles profiteront de la grève de la faim pour accentuer les pressions
et, il faut le reconnaître, obtenir un certain succès.
68 CRISTAL

Le troisième jour de la grève, on emmena quelques-uns d’entre


nous, ceux qui semblaient pouvoir entraîner les autres et ceux qui
donnaient des signes de défaillance physique, à l'infirmerie où l’on
nous fit une sonde par force. On nous descendit ensuite à la cave où
on nous laissa, lumière éteinte. Chaque jour, on en ramenait
d’autres. Plusieurs parmi les jeunes “bathistes” furent terrorisés au
bout de quelques heures de séjour dans l’obscurité, et ils deman­
dèrent à remonter, acceptant de signer n’importe quoi. Je me trou­
vais dans la cellule située en bas de l’escalier et je voyais descendre,
puis remonter avec leur paillasse, ces jeunes que je connaissais à
peine de vue. Le chef ne manquait pas de venir me voir, me dire le
succès de la tactique de l’administration « Tu n’as pas envie de faire
comme eux ? Ils seront libres le 1er juin ! » Le deuxième ou troi­
sième jour que nous étions là, il m’annonça que Mohamed C., que
j’avais vu remonter, mais sans sa paillasse, avait lui aussi signé ; il
était content de la chose, mais son attitude laissait voir une légère
déception : c’est que, juriste, Mohamed avait expliqué auparavant à
plusieurs reprises, et de manière convaincante, pourquoi nous ne
pouvions pas demander la grâce, « Cela serait admettre notre culpa­
bilité, disait-il au directeur, alors que nous n’avons fait qu’user de
nos droits de citoyens. C’est la condamnation qui est illégale, c’est
elle qu’il faut annuler, si on veut nous libérer. ». Il avait fini par
céder.
On nous remonta le neuvième jour, après que nous eûmes
annoncé la fin du mouvement.
Ceux qui ont demandé la grâce ont été logés ensemble dans une
chambrée que nous avons baptisé “Aéroport Tunis-Carthage”. Ils
seront rejoints par quelques autres un peu plus tard : au début mai,
on autorisa une visite des familles à condition qu’elles essaient de
convaincre le détenu de demander la grâce. Certaines y parvinrent.
Et le 1er juin, dix-sept ou dix-huit des condamnés furent ainsi
libérés, après avoir été transférés à Tunis.
Il y en aura quelques autres, pas beaucoup, jusqu’en décembre
1969.
A ce moment-là, deux d’entre nous voulurent bénéficier d’une
mesure de grâce amnistiante que l’Assemblée Nationale avait auto­
risé le Président à accorder : il fallait que l’intéressé en fit lui-même
la demande. Cela se passait dans un contexte de changement poli­
tique, nous savions que Ton voulait nous libérer et en finir avec
notre affaire, nous pensions donc qu’il fallait rester fermes : cette
CRISTAL 69

double défection engendra une certaine amertume et nous ne fumes


pas tendres, ni très justes, à l’égard des deux intéressés.
Revenons fin mai 1969, nous avons obtenu le droit à une visite
familiale (les parents directs uniquement, père, mère, femme,
enfants, frères et sœurs), un couffin, une lettre dans les deux sens et
un achat à la cantine par mois. Nous apprenons que les condamnés
du complot occupent la chambre du fond, que nous avons baptisée
la A’, la A étant la première occupée par nous. Au soulagement de
savoir qu’ils sont enfin sortis de sous-terre se mélange le plaisir de
penser que c’est un peu grâce à notre présence que leur sort s’est
amélioré : nous parvenons et parviendrons à faire savoir des choses
à l’extérieur, et l’administration craint que leur situation ne paraisse
trop scandaleuse.
Je me retrouve en juillet avec trois autres dans la A, la chambre
contiguë à la A’, nous parlons avec eux à travers le mur. Ils nous
apprennent qu’ils ont passé cinq années, non seulement dans les
caves, mais enchaînés par les pieds aux anneaux, obligés de tra­
vailler l’alfa pour fabriquer des scourtins* ou des nattes avec, en
plus de l’humidité, l’épaisseur de l’air, toute la poussière de l’alfa à
respirer. Deux d’entre eux sont morts au cours du séjour, de n’avoir
pas été soignés, car on ne les avait conduit voir le médecin que trop
tard. Et régulièrement, sans aucun motif, gardiens et caporaux droit-
communs venaient leur donner des raclées à coups de matraque.
“Nous ne savions rien de tout cela, personne dehors ne le savait”,
c’est tout ce que nous trouvions à dire. Ils n’ont pu recevoir leurs
familles, écrire, recevoir de la nourriture, de l’argent et des ciga­
rettes, faire des achats à la cantine qu’en même temps que nous.
La A’, pour eux, c’est le paradis, l’oxygène, une très longue pro­
menade matin et soir où ils peuvent voir le ciel, marcher, parler à
haute voix, chanter. Comme ils chantent bien, ces ressuscités ! Quel
bonheur de les entendre rire, plaisanter, faire de la gymnastique !
Quelle émotion lorsque, en allant à la visite (qui se passait à la pri­
son du Nadour, à 700 m de Borj Roumi qui n’était alors qu’une
annexe), on rencontrait l’un d’eux dans la cellulaire ! On ne pouvait
pas se dire grand-chose, les gardiens ne nous laissaient pas, mais on
se regardait, se souriait : on parlerait au retour, à travers le mur ! Et
ces hommes, qui voyaient les leurs pour la première fois depuis six
ou sept ans, étaient désemparés que leurs enfants aient grandi, que
leurs femmes, lorsqu’elles venaient (certaines avaient divorcé !),
n’avaient plus tout à fait l’air de leur souvenir. Mais ils vivaient, eux
70 CRISTAL

qui auraient pu mourir, être exécutés, et revenait l’espoir de la


liberté, du retour à la vie ! Mais, longtemps après leur installation à
la A, ils tremblaient encore lorsque l’un des corvéards, qui partici­
pait à tous leurs tabassages, venait dans la chambre et prenait d’au­
torité une boîte de conserves ou un paquet de cigarettes...
Nous parlons avec eux de nos expériences respectives. Ils nous
racontent leur entreprise, tentative qui nous paraît délirante (mais si
elle avait réussi ?) de réaliser un coup d’État à partir d’un conglomé­
rat de mécontents, civils et militaires, qui n’avaient guère de pro­
gramme commun...
Nous interprétons ensemble les informations qui nous parvien­
nent sur le changement de politique, la chute de Ben Salah et l’aban­
don de la collectivisation, les bruits sur la santé de Bourguiba, les
conséquences des inondations - il y en a eu de catastrophiques en
septembre : pour nous, elles permettent aux deux derniers isolés en
bas de venir nous rejoindre, leur chambre est devenue inhabitable.
De temps à autre, et parfois à notre demande, nos voisins chantent,
ils connaissent à la perfection des airs de malouf qu’on pourrait
écouter toute la nuit.
Ils seront tous libérés le 1er juin 1973, sur grâce présidentielle,
après plus de 10 ans de détention.
Nous les aurons quittés bien avant : en attendant que Ben Salah
soit arrêté et jugé, des mesures sont prises pour détendre une atmos­
phère rendue explosive par les résistances à la collectivisation.
Parmi ces mesures, la décision de nous libérer, qui se traduit en jan­
vier et en mars 1970. Ben Salah entre en prison quelques jours après
notre sortie.

Je reviens à Boij Roumi en juillet 73, en compagnie de deux de


mes camarades, Noureddine et Salem, et de deux nouveaux condam­
nés : un chauffeur de Ben Salah et un gardien de la PCT, complices
de l’évasion de l’ancien ministre. Le troisième condamné de l’affai­
re, le Docteur Mhamed Ben Salah, frère du fugitif et organisateur de
l’évasion, est resté à l’infirmerie de la PCT, à cause de son état de
santé.
En arrivant, nous avons envie de plaisanter avec le gardien chef :
nous lui avions proposé en mars 1970 de laisser une partie de nos
affaires “pour la prochaine fois”, il avait refusé en disant qu’il espé­
rait ne plus nous voir là. Mais c’est un autre chef qui nous accueille,
moins ouvert et plus manifestement enclin à la violence, et nous ren­
gainons nos plaisanteries.
CRISTAL 71

Bien qu’isolés les uns des autres, nous trouvons que l’été se passe
relativement bien : il fait bon ici, les gardiens - quelques-uns nous
ont connus en 68-70 - nous respectent, nous avons des livres et des
puzzles, recevons des visites régulièrement. Et nous attendons notre
libération pour décembre.
Je vis dans une chambre pourvue d’une minuscule cour indivi­
duelle : avantage, et non des moindres, la durée de la promenade :
une heure et demie le matin, une heure l’après-midi au moins, ce qui
change des 10-15 minutes quotidiennes de Tunis. Mais l’avantage le
plus grand de ces chambrées est l’existence de cabinet à l’intérieur
et, lorsqu’il n’y a pas d’eau aux robinets, faute de pression, de petits
bassins où on peut puiser l’eau nécessaire à sa toilette, au ménage, à
la vaisselle, la lessive... Et puis, l’architecture du bloc des politiques
de Borj Roumi, qui n’a pas été conçue au départ comme une prison,
est moins carcérale, si l’on peut dire, et donne moins le sentiment
d’oppression, on peut voir les arbres, les champs et même un petit
cimetière sur la colline voisine, rêver de grands espaces...
Début août, Paule m’annonce qu’on lui a signifié son expulsion
du pays, elle doit préparer ses affaires. Quelques jours après, des
policiers viennent prendre un procès-verbal à propos d’un papier qui
avait été saisi en mai à la PCT : nous avions alors été interrogés,
mais comme il n’y avait pas eu de procès-verbal, nous pensions l’af­
faire classée. Elle devrait l’être de toute façon pour moi, puisque je
n’ai reçu ou envoyé aucun message, ni lu celui qui a été saisi. Cela
n’empêche pas, en septembre, le juge d’instruction de m’inculper
d’atteinte à la sûreté de l’État et de me décerner un nouveau mandat
de dépôt, et me revoilà à la prison deTunis jusqu’au prochain trans­
fert...
Je ne le sais pas encore, mais ce 6 mai 1974 où l’on me transfère
une fois de plus à Boij Roumi, commence pour moi, et pour de
longues années, une nouvelle vie pénitentiaire. Je ne reviendrai à la
prison de Tunis que pour deux courts séjours, un mois pour me soi­
gner, la première fois, une nuit avant d’être libéré, bien plus tard.
De retour pour la troisième fois au “Boij”, c’est à la chambre A’
que l’on m’installe, tandis que les deux autres transférés, Hechmi et
Noureddine sont respectivement à la D et la B.
Trop grande pour un seul prisonnier, avec une sorte de vasistas
près du mur et une fenêtre un peu plus grande près de la porte, la
chambre A’ fait penser aux habitations troglodytes, car elle n’a
qu’une face, qui donne sur la cour, l’autre étant adossée au talus. Il
72 CRISTAL

suffit de lever un peu les bras pour toucher le plafond, et la disposi­


tion des fenêtres laisse dans une sorte de pénombre toute la partie
qui contient le petit cachot du coin et, en face, les WC, à coté d’un
grand bassin d’un mètre cube environ.
La lampe au dessus du bassin, qu’on actionne en mettant en
contact deux fils nus (attention quand tu allumes, m’a recommandé
le gardien-chef) n’est pas suffisante pour lire ou écrire, sauf si on
reste debout en dessous, appuyé sur le rebord du bassin.
Je n’ai pas assez d’affaires pour occuper plus d’un coin de l’é­
tagère métallique qui court sur les quatre mètres du mur latéral et
sur une partie du fond, de 10 m peut-être. Je finirai par prendre
l’habitude de changer ma paillasse de place plusieurs fois par jour,
pour profiter de la lumière, échapper un peu aux mouches, ou trou­
ver un peu plus de fraîcheur.
Noureddine est séparé de moi par une chambre vide. Nous ten­
tons quand même de communiquer : en frappant fort sur le mur, si
le correspondant colle son oreille de son côté, on peut être entendu.
Mais ce moyen est trop bruyant, nous craignons les rondes des gar­
diens, et n’échangeons que de courts messages, qui nous rassurent
sur la présence et le moral de l’autre.
J’essaie de saisir les bruits de la prison, de faire un peut parler les
gardiens. Nous avons d’excellents rapports avec eux, qui s’étonnent
parfois de nous trouver toujours souriants et prêts à plaisanter. Mais
leur univers est si étroit qu’ils ne parviennent pas à nous donner des
informations, à part peut-être sur le football. Quand je suis dans la
coin, je regarde à travers les fentes de la porte extérieure, elle est en
bois et pas bien solide : quelques détenus vont et viennent autour du
chaudron noirci par le feu de bois dans lequel on fait parfois bouillir
les couvertures ou les vêtements de la prison, à côté d’éviers en
ciment sur lesquels d’autres lavent du linge personnel. Le bloc des
politiques donne en effet sur le séchoir, où des fils de fer portent du
linge de toutes les couleurs lorsqu’il y a du soleil.
Quand je descends vers la douche, le bureau du chef ou le parloir,
je peux voir les droit communs dans leurs occupations quotidiennes.
Il y en a qui nettoient leurs chambrées à grande eau, c’est parfois un
grand ménage, toutes les affaires et les paillasses sont alors étendues
dehors au soleil (spectacle que Ton peut voir également en cas de
fouille, il y a alors les gardiens et les caporaux qui fouinent dans les
paquets, à côté de leurs propriétaires). Ceux qui s’occupent de la
cuisine, sur la gauche, s’affairent autour de cageots à légumes, de
grandes marmites, de brancards chargés de gamelles. Des corvéards
CRISTAL 73

se dépêchent ici et là, ils portent les ordres d’un gardien, amènent un
couffin à son propriétaire, vont faire des réparations diverses. Et
souvent on peut rencontrer ceux qui portent de l’eau dans de grandes
tinettes : la pression est insuffisante en été pour que puissent fonc­
tionner les robinets des chambres, on utilise alors le réservoir.
A droite, dans la cour triangulaire qui jouxte les deux grandes
chambrées, des détenus font leur promenade, tandis que les plus
nombreux, assis par terre, travaillent l’alfa sous les hangars en face
des chambrées ou tout simplement assis au pied du mur : ils fabri­
quent surtout des scourtins, mais aussi des nattes que l’on pose
sous les paillasses et des sacs à grosses mailles pour le charbon.
Plus loin, “l’infirmier”, un détenu qui n’a pas de compétence par­
ticulière, mais qui aide le véritable titulaire, un gardien qui a fait un
stage plus ou moins long à l’infirmerie de la PCT, se pavane en
blouse blanche.
Par dessus tout cela, les cris du chef ou d’un gardien, ils donnent
facilement de la voix, ou un corvéard qui interpelle un détenu, une
altercation dans un coin ou un autre. On voit souvent aussi le “capo­
ral de la centrale”, détenu qui supervise tous les caporaux de cham­
brées, qui aide à la tenue des comptes de la cantine, travaille un peu
aussi au greffe : très plein de son importance, il s’efforce de ne pas
s’attirer de trop grandes inimitiés chez les autres prisonniers. Il ne
me parle que s’il a quelque chose à me dire : il a trop peur d’être
accusé de rendre service aux politiques, il y a des candidats à son
poste. Se déplace librement, aussi, l’instituteur-meddeb, qui appelle
le soir à la prière et apprend la lecture du Coran aux autres détenus.
Borgne, il affecte derrière ses limettes l’air digne qui sied à sa fonc­
tion, mais ne parvient pas à impressionner les autres.
Tout cela, je l’entrevois très rapidement, je retourne très vite dans
ma chambre, me replonge dans mes pensées.

Quand on est transféré à Boij Roumi, la question la plus préoc­


cupante concerne les familles : comment pourront-elles faire pour
supporter la charge de ce déplacement jusqu’à Bizerte puis, en taxi,
jusqu’à la prison ? Pas seulement la dépense, pas seulement le temps
que tout cela prend, le taxi qui attend, ou n’attend pas et il faut alors
trouver un autre moyen de retourner à Bizerte, arriver jusqu’au car,
mais encore tout ce tracas de transporter plusieurs couffins encom­
brants, lourds, de se demander si on n’a rien oublié, rien perdu en
route. Il arrive qu’une femme, une mère, une sœur, une amie, perde
un couffin, se fasse voler son argent en cours de trajet. En été, luxe
74 CRISTAL

suprême, on nous amène même de la glace : cela signifie qu’il faut


faire un détour à Bizerte pour la chercher, avoir un autre récipient...
Le couffin, c’est la première manifestation de la sollicitude de la
famille ou des amis, le premier fil qui vous relie au monde, à l’autre
monde. Pour moi, le couffin du 7 Mai, le lendemain de notre trans­
fert, a été une bénédiction : c’est donc, qu’ils savent où nous
sommes, qu’ils ne nous ont pas perdus de vue ! J’en inventorie le
contenu. Lorsque, parfois, j’y trouve un produit peu courant en Tuni­
sie, du chocolat ou des vêtements neufs, je sais que ma famille a
envoyé de Paris quelque chose pour nous, si ce n’est pas une de mes
sœurs qui est arrivée elle-même.
D’après la cuisine, je devine qui a fait le repas, je peux imaginer,
mal, mais tout de même, comment cela s’est passé : ce café-là, c’est
Désirée, une amie de ma sœur qui réside à Tunis et vient assez sou­
vent me voir à la prison de Tunis, qui l’a préparé. Elle m’a d’ailleurs
dit un jour qu’elle le fait avec ma cafetière qu’elle a récupérée, et
qu’elle n’utilise que pour moi : il est trop fort à son goût. Ce gâteau
au chocolat, c’est une spécialité d’Elyette Chiche, la mère de mes
amies, également parente, qui n’a cessé de suppléer ma mère aux
visites, depuis 1969, établissant entre nous un lien plus solide que
l’on ne l’aurait imaginé. Aujourd’hui, la sauce des petits pois a un
fort goût de thym : c’est Aïcha, la femme de Noureddine qui signe
son envoi.
Mais ce n’est pas seulement la nourriture, toujours trop abon­
dante pour un seul homme (on est obligé d’en donner aux corvéards
pour qui notre présence est une aubaine) qui est signe de présence,
d’affection, d’amitié. Des petits riens, des serviettes en papier ou des
draps repassés, un tube de lait concentré, de crème de marron, une
brosse à dents qu’on n’avait pas demandée, un puzzle qui, ne com­
portant pas d’écriture, finit par vous arriver, des tas de détails vous
indiquent que non seulement on pense à vous, mais qu’on s’efforce
d’imaginer ce qui peut vous faire plaisir, vous aider à passer “le
temps qui tant s’allonge”.
Et lorsqu’on finit par avoir une visite, en mai cela avait été pour
moi Madame Chiche, il y a la volonté manifeste de minimiser les
difficultés : tout va bien, les transports très faciles, le couffin pas de
problème, c’ est un plaisir, la famille va bien, est optimiste, sait que
le moral est bon et ne se fait pas de mauvais sang, on se téléphone
souvent. Des nouvelles aussi de Paule et Isa... Les filles m’em­
brassent, pensent à moi...Et, même si j’aurais aimé en savoir plus, je
suis au fond heureux de ne pas avoir à me poser de questions
CRISTAL 75

précises, à me préoccuper de la manière dont sont résolus des pro­


blèmes auxquels je ne peux rien... Je suis de mauvaise foi : je vais à
la visite en sachant que je n’apprendrai pas grand-chose de neuf, que
c’est surtout, seulement, un contact, un bonjour, une présence pour
quelques instants de l’autre univers. D’autant qu’avec le gardien qui
écoute, qui voudrait nous forcer à parler lentement (il ne peut pas,
comme à d’autres, nous ordonner de parler en arabe) on ne peut pas
vraiment se dire grand-chose ; je reviens tout de même frustré, peut-
être aurais-je voulu me faire rassurer, m’entendre dire qu’il y a des
protestations sur mon cas, une campagne même, et que je sortirai
bientôt... Et en même temps, ce peu de choses dites me pousse à me
retremper très vite dans mon quotidien, à repartir dans mes person­
nages, à assembler vaguement un puzzle, par terre, tout en me
demandant ce que sera le chapitre suivant.
Les puzzles, au début, avaient paru louches : qu’est-ce que tous
ces morceaux de carton, peut-être y a-t-il un message dessus ? Heu­
reusement, nous en avions ramenés de Tunis, et pour convaincre le
directeur qu’il pouvait nous remettre ceux qui venaient d’arriver, il
fallut en composer un ou deux qu’il examina d’un air perplexe.
Peut-être se disait il qu’une telle chose pourrait tenir ses enfants
sages ? J’en avais toujours un en cours, qui me permettait de penser
que les gardiens croyaient que je passais ma journée à le faire, alors
que j’écrivais beaucoup : c’est fou comme on se sent coupable lors­
qu’on fait les choses en cachette ! J’avais peur qu’intrigués par mon
calme, ils ne fouillent ma chambre et découvrent mes papiers qui,
pourtant, ne parlaient pas politique.
J’avais reçu un puzzle de Paule. Compris que ça venait d’elle
parce qu’il avait quelques fleurs séchées avec : on ne nous donnait
pas l’emballage, ne nous indiquait pas l’expéditeur des colis qu’on
voulait bien nous remettre. Les autorités ressentaient apparemment
comme un échec le fait qu’elles n’arrivaient pas à nous couper com­
plètement de toute sympathie. L’été 73, je l’apprendrai plus tard, plu­
sieurs personnes ont été inquiétées par la police politique, deux se
sont même vues retirer leur passeport pour un temps, après avoir
accompagné dans leur voiture ma mère jusqu’à Boij Roumi où elle
venait me rendre visite.
On avait bien le droit d’écrire une lettre tous les quinze jours, on
en recevait, très rarement, qui avaient passé un ou deux mois à la
censure. Mais ces lettres, cette ombre de contact, en dehors de leur
retard, que pouvaient-elles contenir dans ces conditions ? Qu’elles
76 CRISTAL

aient existé a aidé à vivre, mais avec toujours ce même sentiment de


frustration : l’impossibilité de faire passer quelque chose de pro­
fond, de chaleureux, de lire entre les lignes, de découvrir les non-
dits sans savoir si on doit garder ceux qui font plaisir ou avoir peur,
car on a la certitude, parce qu’on le fait soi-même, que l’interlocu­
teur ne veut pas parler de ses difficultés, ajouter à votre condition la
préoccupation de ses problèmes à lui.
Et cc n’était pas facile d’écrire la lettre. .
Quoi dire, qu’imaginer pour remplir ces pages ? Car il aurait paru
sacrilège de n’écrire que quelque lignes, de ne pas utiliser toute la
surface du papier. A un moment tout de même, j’eus un sujet de
conversation, une véritable aubaine tombée un soir par la fenêtre sur
mon dos alors que je dormais : Apollo, chat dont le nom indique qu’il
est né en juillet 69, qui avait été élevé par un des condamnés de 62,
était resté au bloc des politiques et m’avait adopté. Nous avons eu
une longue amitié, Apollo et moi, il entrait et sortait quand il le vou­
lait, se plaçait au pied de la paillasse et quand il faisait un peu plus
froid, partageait mes couvertures, sa tête posée sur mon bras. Il
régnait en maître sur l’ensemble du bloc, ne tolérant que certaines
chattes, ne permettant à aucun mâle d’approcher de son territoire.
Jusqu’à ce qu’arrive Tigre, un énorme chat, bien plus gros et plus
fort que lui, qui lui donnait de bonnes raclées : Apollo y allait, hur­
lait avec son adversaire pendant parfois des heures, reculait pas à
pas, acceptait l’engagement, le regrettait puis finissait par se replier
dans la chambre. Une nuit, même, Tigre osa l’y poursuivre. Je n’é­
tais pas concerné directement par le conflit, je me suis tout de même
mis du côté d’Apollo, j’ai chassé Tigre. Par la suite, j’ai participé
parfois modestement aux combats de mon ami, lançant à travers la
fenêtre tous les projectiles que je pouvais avoir, surtout des mor­
ceaux de savon vert, et manquant régulièrement ma cible...
Il mourra en 1977, Apollo, victime de la peur des puces de cer­
tains de mes camarades de chambre, car nous avions été rassemblés
entre-temps : il revenait de ses escapades sale, boueux, égratigné et
plein de puces. On parvenait parfois à le laver, mais il finit par être
expulsé de la chambre, par vivre dans la cour. Un jour, l’un de nous
le frotta vigoureusement avec un insecticide. Ce qu’il a été malade !
Comme c’était dur de le voir souffrir. Et puis un ou deux mois plus
tard, après des pluies, il revint pour mourir près de nous. J’ai appris
depuis que l’insecticide mélangé à l’eau pouvait provoquer un
empoisonnement, en plus des brûlures de la peau.
CRISTAL 77

Il y avait beaucoup de chats dans la prison : pour compenser un


peu la dureté des rapports entre eux, cette promiscuité insupportable
des chambrées, l’absence totale de douceur, certains détenus de
droit-commun en élevaient, reportaient sur eux leur affection inem­
ployée, chez qui ils voulaient voir celle que personne ne leur mani­
festait. On mangeait rarement de la viande, et il arrivait qu’un, deux
chats disparaissent, qu’on retrouve ensuite des bouts de leur peaux :
leurs propriétaires en devenaient malades, cherchaient les cou­
pables, soupçonnaient l’un ou l’autre, préparaient des vengeances...
Nous n’avions pratiquement pas de relations avec les droit-com­
muns : un corvéard chargé de nous amener la gamelle, le pain, d’en­
lever les ordures, de nous aider à remplir le bassin avec des tinettes
d’eau amenées par d’autres qu’on apercevait à peine. Parfois on
voyait le détenu chargé de la cantine, on en croisait souvent d’autres,
mais toujours les gardiens vigilants nous empêchaient de nous par­
ler, menaçaient les autres au moindre salut, au moindre sourire.

J’étais seul. Dans une chambre nue, basse, peu éclairée, peu
aérée, dans la cour au sol cimenté, sans même l’espoir d’une mau­
vaise herbe pour mettre une note de couleur dans le blanc très délavé
de la chaux des murs, le gris du ciment.
C’est là que je commence l’aventure d’écrire.
Pour qu’on ne me saisisse ni crayon, ni papiers, je n’écris que
lorsque les portes sont fermées, je cache mes “instruments” au
moindre bruit de clé à la porte de la cour. Je ne peux pas écrire, non
plus, dès qu’il ne fait plus assez jour : utiliser un crayon avec une
bonne lumière électrique n’est déjà pas si simple, ici c’est tout sim­
plement impossible. Pendant les heures de promenades et le soir,
avant de dormir, je vis donc avec mes personnages, imagine ce
qu’ils peuvent dire, faire.
Le reste du temps, si je ne dors ni ne mange, j’écris et j’efface.
J’écris à plat ventre sur la paillasse, le papier “Cristal” posé par terre
devant moi. Position assez pénible, surtout pour effacer : je dois
faire des efforts pour me tenir alors sur les coudes et effacer sans
froisser ni déchirer le papier, surtout celui qui est doublé d’une
feuille d’aluminium. Lorsque je suis satisfait d’un passage, je le
recopie, efface le brouillon pour utiliser encore le papier : il me fau­
dra 73 feuilles extérieures pour le texte définitif, cela aura en fait
nécessité une centaine de paquets de cigarettes. Et au début je man­
quais de papier...
78 CRISTAL

Jusqu’au 7 Juin, je mets au point une sorte de synopsis du roman,


écrivant certains chapitres, effaçant encore, prenant des notes. Lors-
qu’arrivent nos camarades, j’ai à peu près l’ensemble en tête et une
partie sur le papier. Ces camarades, nous les avions laissés à la pri­
son de Tunis, attendant de passer devant le juge d’instruction. Un
mois, c’est fait, et avant le procès, on les a envoyés à Borj Roumi
où Ton espère, du moins, que leur présence suscitera moins de tra­
cas à l’administration : la distance, les difficultés qu’on crée aux
familles désireuses de visiter leurs parents, la menace d’isolement
plus grand. Ils sont trente-trois, répartis en deux groupes, qu’on
essaie de prendre en mains les premiers jours : gifles, insultes, et
même, pour certains, léger tabassage sous un prétexte anodin. Un
trente-quatrième, Ahmed, à qui la police veut faire payer son refus
de parler malgré une torture très poussée, est dans une cellule en
bas, pratiquement inaccessible. .
Dix-sept occuperont une chambre proche, mais sans mur
mitoyen, d’où un contact peu aisé avec eux, les seize autres s’instal­
lent dans la chambre que j’occupais, la A’, alors que je suis repoussé
à la A. Aubaine, je peux maintenant communiquer avec les deux
chambres voisines, puisque Noureddine est resté à la B. Pendant la
journée, chaque chambrée a sa propre vie, avec sortie à l’aria, récep­
tion de couffins, visite de familles, d’avocats aussi parfois. Dès le
départ des gardiens, on commence à taper sur les murs pour s’appe­
ler, et débutent des discussions plus ou moins longues, plus ou moins
intéressantes, très rapidement j’ai mes interlocuteurs privilégiés à la
A’, ils semblent assez proches de mes positions politiques, et je fais
aussi l’intermé-diaire avec Noureddine. Je suis donc en marge du
groupe compact de nos camarades, et ne reçois de leurs idées, de
leurs façons de voir qu’un écho, que ma transmission à Noureddine
déforme encore un peu plus. De son côté, il assure la liaison avec
celui qui est venu avec nous au Borj, Hachmi et que l’arrivée des
autres a rapproché de sa chambre : avant leur arrivée, une cellule
vide séparait chacun de nous trois de son plus proche voisin, à pré­
sent, toutes les cellules du bloc politique sont occupées.
Au cours de cette période où Ton prépare un peu le procès (les
camarades de la A’ feront, sur notre suggestion, des répétitions),
nous discutons aussi beaucoup pour déterminer les causes de la
répression, pour trouver les erreurs commises, tirer le bilan de
l’expérience. Des résistances sérieuses, que nous avions pressenties
dès le pavillon cellulaire à Tunis, se font jour devant un examen
CRISTAL 79

approfondi. Beaucoup d’anciens responsables se sentent personnel­


lement mis en cause et préfèrent parler généralités, ligne stratégique,
etc., plutôt que de voir comment ils ont concrètement préparé, sinon
provoqué la catastrophe. Les tensions sont assez vives, un de la A’,
qui avait eu une crise pendant son séjour à Tunis, retombe dans la
maladie mentale, oscillant entre une lucidité passagère et des agis­
sements visiblement forcés, ce qui fera dire à certains qu’il feint la
maladie pour pouvoir demander la grâce...
Je continue à écrire, sans que le changement de situation ne
paraisse se répercuter sur le roman : simplement, j’ai un peu moins
de temps. Mais c’est aussi que les grandes lignes sont tracées et qu’il
me suffit dorénavant de continuer ainsi.
Plus tard, à la mi-juillet, c’est l’ordonnance de renvoi de l’affaire
devant la Cour de Sûreté de l’État : Noureddine et moi bénéficions
d’un non-lieu. En toute logique, nous devrions être libérés immé­
diatement, puisque le décret d’avril se basait sur les poursuites...
Non seulement nous ne sortons pas, mais encore, nous le saurons
bientôt, on a ramené un autre gracié de 1970, Rachid : il venait de
passer deux jours de liberté après avoir purgé un an pour avoir été
au courant du départ clandestin de deux camarades qui avaient
quitté le pays en voilier. On lui fit lire, à la DST, le texte d’un décret
daté de Mai (on était en juillet, et il était resté en prison jusque deux
jours auparavant !) qui ne donnait que de vagues justifications de la
mesure de retrait de la grâce.
Du 25 juillet au 24 août, nos camarades allèrent se faire juger à
Tunis. Restés seuls, nous disposions à nouveau de beaucoup de
temps, même si nous recevions des visites plus souvent : moi, parce
qu’en été, ma mère faisait le voyage de Paris, généralement avec
une de mes sœurs, restant plus d’un mois pour me rencontrer une
demi-heure par semaine, Noureddine avait obtenu de célébrer son
mariage avec Aïcha et mettre fin à des angoisses. C’est que le juge
d’instruction avait profité de ce que Noureddine, en instance de
divorce d’avec Leyla, avait reconnu vivre avec Aïcha, pour leur
faire obtenir une petite condamnation supplémentaire : trois mois
pour Aïcha (“mariage coutumier”), six mois pour Noureddine
(“bigamie”). Dans les milieux de militants, cette condamnation
d’une forme d’union libre provoquera une vague de mariages, on ne
veut pas “prêter le flanc à une répression de ce type”...
Pendant ce mois d’août où je mets la dernière main à mon roman,
Noureddine me demande de lui raconter des histoires, car nous
80 CRISTAL

n’avons toujours rien à lire. Tous les jours ou presque, j'écris une ou
deux courtes réminiscences, un tout petit peu romancées, que je lui
fais parvenir : comme je parle souvent de gens qu’il connaît, cela le
fait rêver aussi. Un jour, il me suggère de faire un récit à la manière
d’Henri Miller, dans “Sexus”. Je m’exécute, trouvant ainsi l’occa­
sion, en faisant travailler mon imagination érotique, de donner libre
cours à certains fantasmes et de les évacuer en partie. J’ai fait lire
cet essai à deux de nos camarades (nous serons quatre ensemble en
74-75) et le silence gêné qui avait suivi ne m’avait pas encouragé à
recommencer. J’ai tout de même, plus tard, donné les feuilles à lire
à quelqu’un d’une autre chambre, qui n’en avait pas terminé la lec­
ture, ni fait bénéficier ses compagnons de mon talent : il avait pré­
texté la difficulté de lecture - mon écriture pose quelques
problèmes, il est vrai, surtout lorsque je m’efforce d’écrire tout petit,
et le papier intérieur des paquets de cigarettes, “épluché”de sa
feuille d’aluminium, est d’une transparence qui n’arrange rien. Je
crois tout de même qu’il avait été choqué.
Au cours de ces séances d’écritures-lecture-commentaire par
écrit avec Noureddine, il nous était arrivé de réinventer à deux des
soirées d’été au bord de la mer, où nous nous amusions de ce que
chacun reprochait à l’autre d’avoir écrit le premier la réplique attri­
buée à X ou Y : j’allais l’écrire, ou c’est exactement ça, nous excla­
mions-nous par écrit... Nous avons détruit cet échange, il ne fallait
pas que les gardiens se doutent que nous pouvions communiquer
ainsi et prennent des dispositions pour couper notre “piste Ho-Chi-
Minh” , ainsi avions-nous baptisé le circuit utilisé pour se trans­
mettre des papiers.
Ce mois d’août 1974, où nous avions volontairement minimisé
l’ampleur de nos désaccords avec nos camarades, où nous nous
efforcions de ne pas penser à tous les signes annonciateurs de la
crise en notre sein, où nous nous persuadions que nous allions aider
les autres, et découvrir avec eux la voie du dépassement de toutes
nos insuffisances, ce mois pendant lequel ont vécu avec nous beau­
coup de nos amis, et surtout de nos amies, pendant lequel j’ai ter­
miné d’écrire mon roman, ce mois où j’avais avec Noureddine une
communion incroyable, presqu’une idylle, cela a été le plus beau
mois de mon séjour en prison...
Au ton de Saloua au téléphone, Nabiha a compris que son
amie n’est pas très bien, cafard ou ennui, ou les deux. Elle a
accepté sa proposition de “faire les magasins”, elle a d’ailleurs
quelques emplettes qu’elle ne peut repousser. Saloua a une véri­
table boulimie de vêtements quand elle est cafardeuse, elle se
demande ensuite ce qui lui a pris d’acheter tout cela ! C’est
égal, c’est un tel plaisir de sortir avec elle...
- Figure-toi que, pour ne pas changer, ma voiture n’a pas
voulu démarrer ce matin. J’allais prendre démocratiquement
le train, mais un voisin compatissant, peut-être aussi un peu
concupiscent, il ne faut pas désespérer, m’a amenée à Tunis...
Lorsqu’elles se trouvent seules, les deux amies rient à tout
propos. Cela n’a pas manqué de se produire ce matin encore,
comme si elles étaient redevenues les deux lycéennes un peu
délurées, pas particulièrement discrètes dans leur façon de rele­
ver les aspects comiques des gens et des choses de la rue. Se
tenant par le bras, de plus en plus chargées de paquets, elles
s’esclaffent bruyamment au spectacle d’un monsieur âgé et
digne qui hésite à traverser la rue, semble tenir un conciliabule
avec lui-même avant de descendre du trottoir, d’esquisser un ou
deux pas, et de revenir précipitamment sur le trottoir à la vue
d’un taxi, sans cesser de maugréer.
- Nous avons l’air de deux petites folles. Soyons donc un peu
plus sérieuses, Saloua !
Mais impossible de ne pas trouver comique ce bonhomme
qui gesticule, sa serviette à bout de bras et qui fait des
reproches véhéments à un petit vieux, apparemment pas ému
outre mesure.
82 CRISTAL

- Un Président-Directeur Général qui n’a pas trouvé sa voi­


ture à la porte, devine Saloua. Il a peur d’attraper un coup de
soleil, c’est vrai, c’est dangereux : ça ferait comme un œuf dur,
le cerveau peut prendre en masse, sous son crâne chauve !
- Et l’allure de cette bonne femme ! Quelle horreur ! Elle a
dû dépenser une fortune pour s’habiller, mais ces couleurs ! et
ce maquillage horrible !
- Où donc est la moralité publique ? je suis sûre qu’ils l’ont
fait exprès, quelle indécence !
C’est la vue d’une jambe (en bois) de femme placée entre deux
chaussures d’hommes dans une vitrine qui provoque ce sursaut
de pudibonderie de Saloua, et tout ce que cela suggère, notam­
ment quant à l’esprit mal tourné de cette dernière, relance l’hi­
larité des deux amies. Elles rient encore, en sortant d’un
magasin, de la confusion de la vendeuse si contente, ou si étonnée
de réussir une vente qu’elle leur a rendu la monnaie en plus des
billets avec lesquels elles avaient payé, de l’air revêche de cette
autre - décidez-vous vite Madame, il y a des clients ! - comme si
on était des passantes ! des lazzi suggestifs d’un cireur de chaus­
sure à l’adresse d’une femme à l’allure un peu vulgaire qui l’a
bousculé.

- Bonjour, Madame.
Saloua s’arrête pour saluer deux jeunes filles à l’air timide.
- Vous n’êtes donc pas au lycée ? Ne me dites pas que vous
aussi abandonnez pour vous marier !
- Oh non, Madame, nous sommes sorties plus tôt, Madame
Béji est absente, nous avons deux heures libres...
- Ce sont des élèves de terminales, explique-elle à Nabiha en
repartant. Dans ces classes, il y a une épidémie de mariages...
J’avais 47 élèves en Octobre, il n’en reste que 28, la plupart ont
abandonné pour se marier, quelques-unes pour aider à la mai­
son, deux ou trois pour travailler, et une autre, aux dires de ses
camarades, parce qu’elle serait enceinte ! Pauvre gosse ! Je me
demande comment elle s’en sortira... Tu sais, les filles qui étu­
dient vraiment jusqu’à l’université restent une minorité...
- Attention à cette voiture ! tu as vu comme il conduit, celui-
là !
L’indignation de Nabiha est à la mesure de la frayeur qu’elle
a ressentie.
CRISTAL 83

- Si cela avait été une femme, fulmine Saloua ; en regardant


autour d’elle, tu aurais vu les hochements de tête de tout ces
hommes.
- Iti sais ce que dit Afïf : l’humanité est divisée en automo­
bilistes et piétons, qui ne peuvent “communiquer” que par la
violence du choc de la machine des uns contre les autres ou des
insultes qu’ils échangent. Et quand on passe d’un état à l’autre,
ce qui peut se produire parfois - tu notes la prudence scienti­
fique de la remarque - on perd toute mémoire de l’état précé­
dent.
A la Maison de l’Artisanat, où Saloua a acheté un vase, un
couple d’étrangers assez âgés - Allemands ou Suisses, tranche
Saloua, à la vue de leur teint - se font répéter et répètent le mot
« pouf » en examinant l’objet rond ainsi nommé. La femme
finit par s’asseoir dessus et manque tomber à la renverse.
- Pouf ! s’écrie Nabiha, voilà pourquoi on l’appelle ainsi !
Cette fois, c’est le fou rire, elle battent précipitamment en
retraite, évitant de justesse de renverser une dame qui entre et
que leurs paquets les ont empêchées de voir, et cet incident ne
calme pas la crise d’hilarité...
Elles se sont réfugiées dans un salon de thé. Leurs paquets
empilés sur deux chaises, elles soufflent un peu.
- Cette bonne femme, commente Saloua, aurait dû faire
attention en entrant, c’est fatal qu’il y ait des gens qui sortent
avec des paquets ! Je suis peut-être de mauvaise foi, mais à la
façon dont elle avait maquillé ses yeux, elle méritait pire !

Unique garçon de la famille, orphelin de père, j’ai beaucoup


vécu avec les femmes, ma mère, mes tantes, ma grand-mère, et
surtout mes sœurs. Comme j’étais le plus jeune, je n ’avais pas de
sentiment de supériorité vis-à-vis de mes sœurs, au contraire. Je
connais relativement bien leur univers, leurs façons de réagir, et
cela m ’a permis, plus tard, d’avoir un contact plus facile avec les
jeunes filles.
Ces amitiés entre femme, apparemment plus solides que celles
qui lient les hommes entre eux, j’en ai vu de nombreux exemples.
Avec presque toujours cette gaîté de se retrouver ensemble sur les
lieux de leur jeunesse, de rétablir d’anciennes complicités : sou­
vent agressées par le regard ou l’attitude d’hommes lorsque,
jeunes filles, elles tentaient de conquérir leur droit à se promener
dans les rues ou s’asseoir dans des cafés, elles ont acquis
84 CRISTAL

ensemble une solidarité renforcée par leur éveil simultané à la


maturité, par leurs rapports avec la transformation de leurs
corps, par le problème d’habiller ces corps...
J’en ai aussi connu beaucoup, des femmes qui ont comme une
rage d’acheter des vêtements lorsqu’elle ne se sentent pas bien
dans leur peau. Et l’attitude de Saloua me rappelle d’autres
jeunes femmes qui, pour justifier leurs achats, disaient : je n ’ai
que des vieilleries, en montrant une armoire pleine, et qui
oubliaient vite ce qu’elles venaient d’acheter.

L’arrivée du thé et les commentaires - obligatoires, souli­


gnent-elles à l’unisson en souvenir d’une de leurs anciennes
complicités - sur la différence entre le nuage de lait et la rondelle
de citron les éloignent de leurs aventures commerciales.
- C’est si bon de sortir avec toi, Nabiha ! Ca me rajeunit,
nous devions le faire plus souvent... Mais... c’est Eliès qui vient
d’entrer avec cette petite blonde !
En effet, Eliès, suivi d’une blondinette de 13 ou 14 ans, est
venu les saluer sans la moindre gêne. Sa compagne semble net­
tement moins assurée.
- Bonjour, je vous présente Gisèle Vallon, une camarade de
classe.
Nous avons une heure creuse et pas de travail pour la sui­
vante, c’est du dessin. Tu nous offres une glace, maman ?
- Non, s’empresse Saloua qui a assis Eliès près d’elle, c’est
moi qui vous invite aujourd’hui.
- Veux-tu que je passe te prendre à midi au lycée ? Nous
avons encore quelques courses à faire, ça irait très bien.
- Gisèle m’a invité à déjeuner chez elle. Nous avons des
leçons à revoir. Et aussi, reconnaît-il dans un grand sourire, on
va écouter des nouveaux disques. Je comptais te téléphoner en
sortant.
- Eh bien soit, nous déjeunerons chacun de notre côté
aujourd’hui. Afif, explique-t-elle à Saloua, n’aura pas le temps
de rentrer et Mounira est invitée chez une de ses camarades.
Gisèle n’ouvre la bouche que pour répondre aux questions
des deux femmes et pour manger sa glace. Saloua bavarde avec
Eliès. Après avoir longuement observé Nabiha, la petite se déci­
de à l’interroger :
- Vous êtes vraiment sa maman ?
- Mais oui, bien sûr ! Ai-je l’air d’être sa grand-mère ?
CRISTAL 85

Gisèle rougit.
- Oh non, vous paraissez si jeune, je ne croyais pas...
Les enfants se sauvent bientôt. Les deux amies ramassent
leurs bagages et hésitent sur le seuil.
- Qu’est-ce qu’on fait, on rentre ou on continue ?
- J’ai encore deux petites choses à acheter pour Mounira à
côté, ensuite je t’emmène déjeuner à la maison, on sera seule,
on pourra parler tout notre soûl.
Elles rient encore un peu en entassant leurs paquets à l’ar­
rière de la mini de Nabiha : deux adolescents boutonneux ont
tenté maladroitement de les aborder, elles ont gardé le silence
et l’air de jeunes filles intimidées mais décidées à bien se
conduire, tout en échangeant des coups d’œil amusés.
- J’ai failli leur dire quelque chose de méchant, commente
Saloua, mais j’aurait été ingrate : c’est chic de leur part de nous
rajeunir... Et c’est rassurant, il nous reste toujours la ressour­
ce des minets, ajoute-t-elle rêveusement.
- Allons, ne dis pas de bêtises. On est encore jeunes et belles,
et on peut séduire qui on veut !
- En tout cas, on ne peut pas dire que ce sont les attributs de
la maternité qui attirent vers moi les petits garçon, soupire
Saloua,, avec un geste vers sa poitrine à peine marquée. Tu te
rappelles, nous étions quelques rares filles à nous asseoir dans
les cafés, nous apparaissions comme des reines parmi les garçon,
je ne sais pas qui était le plus intimidé, d’eux ou de nous, et on
n’a jamais osé se faire de déclarations... Finalement nous en
avons épousé d’autres. C’était il y a combien ? 15,18 ans ?
Elles ont fini le trajet en évoquant silencieusement leur jeu­
nesse. Il faut descendre les paquets, Naima les aide. Sous pré­
texte de trier ce qui revient à chacune, de comparer, Saloua
défait tous les emballages, commente chaque achat, essaie cer­
tains objets demande à Nabiha d’en faire autant, insiste pour
qu’elle garde un pull qui lui va à ravir...
Elle gagne du temps, se dit Nabiha, elle voudrait peut-être
que je lui pose des questions. Allons-y, il doit s’agir de son
copain, en tout cas, ça sera toujours un commencement.
-J’ai l’impression qu’il veut me plaquer. Oh, il ne me l’a pas
dit tout net, ce n’est pas son genre. Non, il m’écrit qu’il envisage
de prolonger son séjour en Europe, qu’il y rencontre des tas de
gens qui peuvent l’aider dans son boulot...
86 CRISTAL

- C’est sans doute vrai, pourquoi ne pas le croire ?


- Il y a aussi des réflexions sur notre compte qu’il avait
d’ailleurs faites avant, mais qu’il reprend dans cette lettre « tu
vaux beaucoup mieux que moi, je me demande si ce qu’il me
faudrait, ce n’est pas une petite idiote... »
- Je suis de son avis, tu es mille fois mieux que lui.
- Allons donc ! ce sont les préliminaires de rupture.
- Je ne crois pas que ce qui m’embête, ajoute-t-elle au bout
d’un moment, ce soit la rupture elle-même. Je me suis posé des
questions sur le sens de notre liaison.
- Et tu as trouvé quel sens ?
- Je ne le sais pas très bien, l’impression que c’était super­
ficiel. Mais qu’il me laisse tomber me fait mal ! je ne croyais pas
avoir un tel amour-propre ! Saloua a un petit rire nerveux. l\i
vois bien que je commencer à être moche et vieille !
- Cesse de dire des bêtises, ma chérie. 1\i n’es ni moche ni
vieille. S’il te quitte, c’est une chance pour toi, il ne t’apportait
pas grand-chose, tu en serait plutôt débarrassée, de ce type.
- Mais je n’ai pu trouver que ce “type” ! crie Saloua dans un
sanglot. Et même ce type ne veut plus de moi, il y a quelque
chose, tu ne vas pas me dire le contraire !
- Tu ne t’y attendais pas et c’est un peu dur. Mais tu vois bien
qu’il ne s’agit pas de ton amour-propre. Tù as peur qu’on ne
puisse t’aimer, que tes échecs te condamnent à la à la solitude.
C’est bien ça ?
- Sûrement, mais tu vois bien...
- Mais ce n’est pas vrai ! Il n’est pas fatal que tu n’aies que
des échecs ! Tti es encore jeune et très attirante, je te jure. Si tu
avais moins peur de la solitude, si tu étais moins indulgente
envers les hommes, ça serait plus facile. Non, ne m’interromps
pas, il y a longtemps que je voulais t’engueuler un peu, ça nous
fera bien à toutes les deux...
Saloua se tasse comiquement au fond du fauteuil : même en
larmes, elle continue à se moquer d’elle-même, et un peu de son
amie qui, debout, lui fait posément sa leçon de morale.
- Vois-tu, n’es pas assez exigeante envers les autres, tu
donnes tout et ne demandes rien, toujours prête à te mettre en
quatre pour faire plaisir aux gens, les aider, les rendre heureux.
Résultat, ils croient que ce que tu fais pour eux leur est dû et
qu’ils rendent service en te permettant d’être utile. Ne proteste
CRISTAL 87

pas ! Par exemple, les Ayadi n’ont-ils pas abusé de ton hospita­
lité, ils te laissaient leurs enfants pendant qu’ils allaient se bai­
gner ou manger, revenaient boire toute ta bière ou ton coca,
sans jamais t’inviter autrement que pour la forme à partager
leurs plaisirs.
- Je n’avais pas envie de les partager, je n’aime pas telle­
ment sortir, tu le sais bien.
- Mais tu ne vois pas le sans-gêne de leur attitude, la façon
désinvolte dont ils agissent envers toi.
- Je t’assure que ça ne me dérange pas.
- La question n’est pas là, elle est dans tes rapports avec les
gens. Tu manques d’assurance, tu n’as pas confiance en toi, en
tes capacités. Tti ne parviens pas à demander aux autres de voir
en toi quelqu’un qui a aussi des envies, des besoins. Je ne sais
pas à quoi c’est dû. Peut être ne te trouves-tu pas bien physi­
quement, c’est stupide.
Peut-être ton mariage malheureux t’a-t-il traumatisée, ou
même ça peut remonter plus loin. Dans ce cas, tu devrais voir un
bon psychiatre, il doit en exister. Si tu sous-estimes sur le plan
moral ou intellectuel, ça serait un comble : tu es la meilleure de
nous. Je ne te dis pas ça pour te consoler, je t’assure. Tiens, si Afif
voulait me quitter pour toi, j’accepterais avec une certaine joie,
bien que je l’aime très fort, parce que je suis sûre que tu es
capable de le rendre heureux, bien plus que moi.
Elle s’arrête interdite, elle ne voulait pas en dire autant !
Regarde Saloua pour juger de ce qu’elle a retenu du discours et
surtout de la dernière phase. A un geste fataliste et un sourire
résigné. C’est dit.
Son amie relève une tête pensive aux yeux humides.
- Eh bien, quel long discours ! Tu est devenue très loquace
ces temps derniers ! Oui, tu as rien raison, je n’ai guère d’as­
surance. Mais il y a de quoi ! je suis lamentable au lit, une vraie
catastrophe, si tu voyais ! J’ai beau faire des efforts, j’ai tou­
jours l’impression que le partenaire est déçu et j’ai un peu plus
peur à chaque fois, ce qui n’arrange rien. Pour le reste, je sais
que vous m’aimez bien, vous ne pouvez pas voir qu’au fond, je
ne suis pas grand-chose. Si je vis tant avec les autres, c’est que
je ne suis pas très bien avec moi-même. Comment veux-tu que
je m’estime ? Ma thèse est au point mort depuis des années, j’ai
commencé à écrire plusieurs romans, et n’ai pas terminé la
88 CRISTAL

moitié d’un, mes rapports sentimentaux aboutissent toujours à


des échecs. Je le sais bien, il y a quelque chose en moi...
- Quand finiras-tu de dérailler, grosse bête ? s’indigne Nabi-
ha. Tes cours ne sont pas mal du tout, en juger par l’adoration
que te vouent tes élèves et le nombre d’entre elles qui font
ensuite de l’histoire. Et ton métier, c’est avant tout d’être pro­
fesseur. Tes difficultés avec la thèse ne me paraissent pas
importantes, tu n’es peut-être pas faite pour la recherche, mais
ce n’est pas un crime, il se peut aussi que ça te passionne plus
tard. Je ne comprends pas que tu adoptes l’échelle de valeurs
de ces crétins d’universitaires pour qui la thèse est le sommet
des sommets. Tu connais la pauvreté d’esprit de certains doc­
teurs, la lâcheté d’autre. Les diplômes universitaires ne sont
qu’une indication sur la capacité à s’adapter à la mentalité et
à l’idéologie des universitaire eux-mêmes.
- Peut-être, Nabiha, mais puisque j’ai décidé de préparer
une thèse, je devrais le faire. Ce n’est justement pas si compli­
qué que ça, et je n’en suis même pas capable !
- Il ne faut pas raisonner ainsi ! Tu as décidé de faire un thèse
par. .. disons par conformisme, sans songer que ça ne t’intéres­
sait pas vraiment : ça se fait, on s’inscrit pour un thèse avec
l’idée d’être un jour docteur et d’enseigner à la fac. Et tu
devrais facilement y renoncer, puisque le titre ne t’intéresse
pas.
- Et mon incapacité à écrire des romans ? Ce n’est pas par
conformisme que je m’efforce d’écrire, j’ai vraiment envie de
raconter des histoires, pourtant...
- Je ne sais pas si tu es vraiment douée pour la littérature, si
tu as quelque chose à dire. Mais peut-être devrais-tu montrer ce
que tu écris, demander conseil à d’autres, obtenir des critiques.
Écrire est aussi un métier, il y a des choses à apprendre. Et il
faut pouvoir juger de l’effet de ce qu’on écrit, cela peut aider à
continuer.
- Nabiha, ça m’a fait du bien de parler avec toi, et surtout de
t’entendre. Je vais me laver la figure et me recoiffer un peu, je
doit être affreuse ainsi ! Et j’ai très faim, précise-t-elle en reve­
nant de la salle de bains, ce genre de discussion me donne un
appétit féroce !
Saloua est très enjouée pendant le repas, mimant les person­
nages rencontrés pendant la matinée. L’évocation de leurs
CRISTAL 89

aventures les fait de temps à autre pouffer de rire, elles ont


besoin de se détendre.
- Dis donc, ton fils grandit très vite ! Il va avoir des tas de
petites amies dans quelque temps, peut-être même me fera-t-il
la cour, si je suis vraiment aussi tentante que tu dis.
- Oui, ces enfants nous empêchent d’oublier notre âge. Je
suis bien sûre qu’Eliès aura envie de te faire la cour, va. Sérieu­
sement, je pense qu’il sera un garçon sain et ouvert. Mais ce
n’est pas très difficile pour les garçons, si les parents ont les
moyens d’aider un peu. C’est moins simple pour les filles, et je
ne suis pas aussi rassurée pour Mounira.
- Pourtant, je la trouve adorable, je ne vois pas la moindre
raison de t’inquiéter.
- Je n’aime pas tellement son école, même si les méthodes
d’enseignement sont relativement avancées. C’est une école
pour gosses de riches, ses camarades ont toutes assez de jouets
pour ouvrir un magasin. Elles n’ont aucune idée de ce que peut
être la vie des gens qui n’ont pas tout à leur naissance. Et quand
je la laisse chez ses grands-parents, des deux côtés, c’est pareil,
je la retrouve un peu poseuse et affectée, ils la gâtent trop et cul­
tivent son côté « petite bonne femme » qu’ils trouvent amusant.
Je vais contre, mais ça n’est pas facile ! Et elle me donne l’im­
pression d’arriver à un âge où les filles s’éloignent de leur
mère...
- Pourquoi donc la laisses-tu chez ses grands-parents, c’est
très malsain ! Tu sais ce que je pense de la famille : c’est là que
s’exercent toutes les oppressions idéologiques de la société, c’est
par elle qu’on se résigne. Si tu veux, je prendrai un peu Mou­
nira chez moi pour les prochaines vacances, je te donnerai mon
diagnostic. Et vous viendrez me voir plus souvent, ne serait-ce
que pour vous assurer que je ne la martyrise pas !
- Tout à fait ton genre, sourit Nabiha, martyriser Mounira !
Tu es très chic, mais je n’accepte qu’à condition que tu te
réconcilies un peu avec toi-même.
- Il faut refaire tous ces paquets, quelle barbe ! Pourquoi ai-
je acheté tout cela, Nabiha, veux-tu me le dire ? Ah, le vase, je
sais, c’est pour te l’offrir. Accepte, il va très bien sur cette table
basse, ou dans ta chambre.
- Si tu insistes autant, je vais être obligée de le laisser en vue
pour le cas où tu viendrais. Merci Saloua.
90 CRISTAL

- Oui, c’est ça, je viendrai inspecter régulièrement et voir le


degré d’amour que tu me portes - gare si tu le changes de
place ! Ce que tu m’as dit à propos d’Afif m’a beaucoup tou­
chée. Oh, je sais que tu es très forte, beaucoup plus que moi et
que tu t’en sortiras très bien sans mes conseils. Mais je veux
que tu saches qu’aucune femme n’est plus capable que toi de
rendre Afif heureux.
Émue, Nabiha l’embrasse avant de suggérer de sortir.
- On prend les enfants à la sortie de l’école et on va voir le
film comique du Globe. Th restes dîner avec nous, ça te donne­
ra l’occasion de voir Afif. Ne dis pas non, Afif est si heureux
quand tu es là !
- Mais je ne dis pas non ! C’est un excellent programme.
Avec un somnifère pour dormir, je suis sûre que demain matin,
j’aurai le meilleur moral du monde. Allons-y donc. Et merde
pour les hommes, journalistes ou pas !
En écrivant ce roman, j’avais choisi le réalisme. Non pas le « réa­
lisme socialiste », aucun de mes personnages n’est un héros positif,
mon propos n’est pas de donner au lecteur envie d’être meilleur. Je
voulais parler de ce que peuvent vivre et ressentir des gens réels, non
analyser ou expliquer comment ils devraient vivre. Il fallait donc leur
donner la parole. Mais je ne pouvais pas les suivre partout, ma préoc­
cupation était précise : comment s’arrangeaient-ils de leur passage
de l’état d’étudiants à la vie adultes installés dans l’existence, en par­
ticulier comment vivaient-ils leurs rapports avec leur élans, leurs
engagements politiques passé ? Éclairage particulier, certes, et point
de vue assez précis. Beaucoup de choses, pas seulement extérieures
aux personnages mêmes devaient donc forcément rester dans
l’ombre, j’en avais pris le risque.
A cause de cet éclairage, de la position de mes héros dans la vie,
il y avait peu de chance que l’on rencontre une situation saillante, un
événement exceptionnel. Aune vie en apparence plate, sans sommet,
ne pouvait correspondre qu’une histoire sans grands rebondisse­
ment. Mais non sans contradictions, sans certaines possibilités, inté­
rieures à la situation de départ, de basculer ou de remettre en
question des équilibres. Là, je me sentais tenu d’être prudent, de ne
pas forcer une situation, ni de bousculer artificiellement un équilibre
stable : même s’il est perturbé, ce genre d’équilibre est le résultat de
forces suffisamment profondes pour se reconstituer grosso modo. En
un mot, je me suis efforcé de rester dans la logique de mes person­
nages, de me soumettre à ces derniers et non de les entraîner.
Cette exigence d’honnêteté, cette volonté de dire les gens tels
qu’ils sont, d’éviter d’intervenir pour les changer, en leur donnant la
92 CRISTAL

possibilité de s’expliquer, c’est peut-être le résultat de ma situation :


condamné, à mon avis injustement, je ne voulais pas que, dans cette
sorte de procès où figuraient mes personnages, le jugement puisse
être prononcé sans que la défense ait pu user de tous les moyens à
sa disposition. Et si mon regard de narrateur est aujourd’hui parfois
sévère pour les individus, il s’efforce de les comprendre bien plus
que les juger.
C’est que je parlais d’intellectuels dont j’aurais pu être, le fait que
nous nous trouvions à des places différentes ne suffisait pas à faire
de nous des étrangers. Peut-être aussi cherchais-je à comprendre
pourquoi moi, et très peu d’autres, étions en prison alors qu’eux ne
s’y trouvaient pas. Bien sûr, j’avais des explications prêtes, qui
tenaient de l’analyse et du jugement politique. Mais il faut croire
qu’elles ne me suffisaient pas : je n’avais pas réussi à les rejeter dans
le néant où aurait dû les mettre mon jugement de l’époque sur leur
capacité à s’adapter à une société qu’ils avaient condamné plus tôt.
Mon imagination s’efforçait donc de reconstruire le monde exté­
rieur, de restituer, sans les déformer, les façons de réagir de gens
proches de ceux que j’avais pu rencontrer et voir vivre à certaines
époque de ma vie.
Des souvenirs, naturellement, étaient à la base de cette reconsti­
tution. Mais lorsqu’ils sont sollicités, qu’ils commencent à jaillir, les
souvenirs qui viennent ne sont pas seulement ceux dont on a besoin
pour écrire le roman sur lequel on travaille.
On essaie de les trier, mais ils vous interpellent, vous opposent
une réalité différente de cette idylle qu’on est tenté de recréer, de cet
univers bon, affectueux, tendre et ouvert auquel on aspire. Les
raconter devient alors une aubaine : on va pouvoir les choisir, les
arranger pour qu’ils soient plus présentables. On cherche alors à
faire rêver, sourire son lecteur, et on en profite pour se rassurer, pour
se persuader qu’on n’a pas gâché sa vie, qu’il y a eu des moments
pleins, riches, qui en valaient la peine...
Faire revivre ces moments, se les approprier encore une fois, en
ayant en plus l’alibi de la nécessité de romancer pour que les per­
sonnages ne soient pas trop transparents, en fait pour pouvoir ne pas
parler de ce qui a laissé un goût trop amer, c’est encore une façon de
se réconcilier avec soi-même, avec son passé, avec le fait de se trou­
ver enfermé, sans la moindre prise sur la réalité.
D’autres s’en tiraient surtout par la vie politique, les discussions
théoriques ou politiques, les jeux. Cela a souvent été le cas pour moi
CRISTAL 93

aussi. Mais je crois n’avoir pu le faire que parce que j’avais l’autre
vie, celle de mes souvenirs, de mon univers passé. Et je suis persuadé
que ce n’est pas par hasard que j’ai éprouvé le besoin d’écrire sur
cela : si bien que, lorsque Noureddine m’a demandé de lui raconter
les histoires, j’avais trouvé un prétexte. La certitude d’avoir un lec­
teur bien disposé à mon égard, de lui apporter quelque chose qui l’ai­
derait m’a seulement permis de m’exprimer sans trop de gêne. Au
point qu’au bout d’un certain temps, je suis passé de récits relative­
ment neutre, où, du moins, la douleur que je pouvais éprouver était
escamotée, à des choses plus intimes, plus douloureuses, se rappor­
tant à des blessures pas complètement cicatrisées.
En même temps, sans que je m’en rende bien compte, ces récits
sur différents sujets, mais qui tournaient tous autour de l’amitié, des
formes qu’elle avait pu prendre, et où il y avait toujours beaucoup
de femmes, ces récits disait ce qui me manquait le plus, ce à quoi
j’aspirais alors, que je ne pouvais me procurer que par l’imagina­
tion, ou la mémoire.
Le premier que je fis, fin juillet 74, parlait de plage et de soleil,
cela n’étonnera personne, je pense.

LA CHANSON
Il avait fait très beau ce mois de mai, et particulièrement ce jour-
là, un dimanche ou un jour férié, je ne sais plus au juste. Nous
avions pris l ’habitude de rechercher les coins les moins fréquentés,
de préférence au bord de la mer, dès que les baignades devenaient
possibles : en faisant un effort, dés la fin mars. Le travail à mon
administration ne m ’était pas pesant. J’avais décidé, après la éniè-
me altercation avec mon chef de service, que je ne pouvais lui être
d ’aucune utilité et que le service ne marcherait ni mieux ni plus mal
si je me contentais d’y faire une apparition quotidienne pour mani­
fester mon existence et justifier le mandat de la fin du mois. Je pas­
sais donc mon temps, quand j’étais à l’administration, à discuter
avec des collègues, à bavarder avec les employés de tous grades,
me renseignant sur la vie du pays et les réactions des gens, en cette
première année d’installation définitive après mes études. Et puis
j'avais beaucoup de livres et de revues à lire, ce que je m ’étais pro­
mis depuis longtemps.
Je menais donc une vie sans grands problèmes, consacrant à
mes amis la plupart de mes soirées et toutes mes journées libres,
que nous passions généralement à visiter les coins que nous ne
94 CRISTAL

connaissions pas, et je rentrais le plus souvent seul à mon apparte­


ment de célibataire. Nous discutions beaucoup politique, cherchant,
sans bien en trouver le moyen, à ne pas nous contenter de discus­
sions... Ce n’était pas facile et, malgré nous, nos regards se tour­
naient vers les étudiants de Paris, lorsqu ’il s ’agissait de décisions
concrètes. Nous travaillions finalement beaucoup et je m’aperce­
vais à peine que j ’avais rarement mené une vie plus chaste, mes rap­
ports avec toutes les filles que je fréquentais étant alors de
camaraderie, et même l’ambiguïté qui s ’y glissait parfois ne dépas­
sait pas le stade des plaisanteries.
Donc ce jour de mai, nous étions allés à Porto-Farina. Nous
étions trois couples, ou plutôt deux couples en plus de moi et Saïda,
une amie qui m'était proche et que beaucoup croyaient ma maî­
tresse. Nous avions eu, dans un silence soudain, une pensée
attristée, et obscurément inquiète, en passant devant le pénitencier
où nous savions se trouver comploteurs condamnés en Janvier, mais
très vite, une fois franchie l’espèce de lagune qui sépare de la plage,
le calme de la mer, la blancheur et la finesse du sable, la bonne cha­
leur du soleil, la beauté du paysage nous avaient fait chasser de
notre esprit tout ce qui n ’était pas détente...
Les D. étaient très bien équipés pour ce genre de sortie, glacière
portative que nous avions approvisionnée en sortant de Tunis, ther­
mos de café, parasol... bref tout ce qu’il fallait pour un pique-nique.
Je ne sais plus ce que nous avions emporté à manger, car nous nous
doutions que la baraque au bord de la mer serait fermé et que nous
n’y trouverions plus les grillades de poisson qui nous avaient
enchantés l'été précédent.
Deux mots sur les amis avec qui j ’étais ce jour-là. Ce n 'était pas
les plus intimes, mais, au moins pour Ahmed et Ute (une autri­
chienne) ils étaient parmi ceux que je voyais le plus souvent. Les D.,
Mahmoud et Jeannette, étaient moins liés avec nous. Lui, un col­
lègue d’Ahmed que j ’avais connu à Paris, s ’ennuyait de la fréquen­
tation de ses parents et proches et avait pris conscience que ce
milieu exaspérait sa femme, une belle parisienne qui ne s ’attendait
pas à la monotonie de l’existence tunisienne. Leurs rapports ne sem­
blaient pas des meilleurs, mais, couci-couça, cela tenait encore.
J’avais, dès ma première rencontre avec Jeannette, un jour les
D. m ’avaient ramassé à la sortie du bureau pour me déposer en
ville, eu envie de « voir la chose » de plus près, cela s ’était accen­
tué quand, par la suite, Mahmoud m ’avait dit d’un air assez fat :
CRISTAL 95

« Jeannette te trouve sympa. On devait sortir ensemble un jour.


Mais ne te fais pas d’illusion, tu n ’as aucune chance avec elle. »
Plaisanterie qui fit que, presque malgré moi, j ’avais agi de la
façon la plus apte à me “donner des chances ”, affectant la sollici­
tude amicale pour le couple et l ’indifférence pour Jeannette, de
plus en plus intriguée par tous les aspects de ma vie dont elle devi­
nait vaguement les contours. Il faut dire aussi que j’étais assez
jeune et prétentieux pour ne pas vouloir partager une femme avec
un autre, fût-il son mari. Mais je ne pouvais manquer de voir que
mes chances augmentaient, et cela m'obligeait à une certaine ten­
sion pour ne rien brusquer, ne rien faire d ’équivoque, qui puisse
être interprété par lui comme une affirmation de droits, par elle
comme un renoncement à ces droits...
La matinée s’était très bien passée. Bain de mer prolongé.
J’avais fait un effort pour dépasser mes médiocres qualités de
nageur et m’éloigner un peu du bord. Jeannette (comme Saïda
d’ailleurs) se contentait de barboter et je sentais bien que Mah­
moud n’appréciait pas que je reste trop avec les femmes. Nous
avions fait un peu les clowns avec Ahmed, par un simulacre de
combat qui nous avait amusés bien plus que les spectateurs. Puis
nous avions mangé d’excellent appétit, descendu une douzaine de
bières, siroté un café passable et nous bronzions tranquillement ;
en fait, la tension avait un peu monté entre Mahmoud et Jeannette,
à la suite d’un mot maladroit d’Ahmed et d’une remarque aigre-
douce d’Ute...
Ma tête posée sur la cuisse de Saïda qui me caressait machina­
lement les cheveux, ce qui entretenait l’équivoque, j’essayais de
m ’extraire du présent. Les yeux fermés sous le soleil brûlant, je
m ’efforçais de faire revenir des images de bonheur sans nuage,
d’évoquer une autre plage, un autre sourire..., mais un sentiment
de malaise s'était installé, et je me tortillais pour être mieux, sans
grand succès. Jeannette, sous le parasol, avait mis la radio, on
entendait vaguement des chansons.
Et puis, sans que j ’en comprenne tout de suite la raison, je me
suis senti heureux, mais heureux comme on ne l’est pas souvent
dans la vie. Je ne peux pas exprimer ce sentiment de plénitude,
d’intense jubilation intérieure, mais c’est un peu comme si je com­
muniais tout d’un coup avec tout ce qui m ’entourait et qu ’en même
temps je revivais des joies passées, inexprimées mais énormes, des
souvenirs vagues, comme un écho informe d’une vie antérieure,
l’assurance d’un réconfort...
96 CRISTAL

Et à l ’origine de tout ça, j'en pris conscience en même temps que


je demanderais à Jeannette de hausser la tonalité du poste, une
chanson de Catherine Sauvage, une toute petite chanson, un air
que j ’avais entendu une ou deux fois dans ma vie, peut-être même
seulement fredonné par ma sœur, au cours d’un de nos bains de
mer d’adieu à la plage du 30 septembre à 7 heures du matin,
lorsque le camion de déménagement était prêt à embarquer les
affaires de la famille...
Comment une chanson peut-elle chasser toutes les préoccupa­
tions, vous sortir du présent, vous élever au-dessus des ennuie,
vous donner une telle indulgence pour tout ce qui se fait autour de
vous, laisser une impression d’accompli pour toute la journée ?
J’ai posé la question un peu plus tard à Sa'ida, en lui expliquant ce
qui s ’était passé. Elle m ’a regardé avec un air sérieux, puis a rit
gentiment, comme elle le fait souvent, m ’a caressé la joue en répon­
dant : « Je ne sais pas. Mais c ’est dans des moments comme ça que
je t'aime ».
J’étais encore tellement bien que je n ’ai pas relevé. J'ai pris la
main de Sa'ida pour l ’entraîner à la mer, un dernier plongeon avant
de repartir, et la mer m ’a semblé accueillante, amicale...
Je suis retourné plus tard à Porto Farina, j ’ai revu les uns ou les
autres de ceux qui étaient là ce jour-là. Je n ’ai jamais retrouvé tout
à fait cette sensation. Des fois, un tout petit peu, quand j ’entends à
nouveau la chanson.
DEUXIÈME PARTIE
En ce 31 Juillet 1967, nous avions, Noureddine et moi, passé la
journée à éditer un tract en faveur de la libération de notre cama­
rade Ben Jennet, condamné la veille à vingt ans de travaux forcés.
Il avait été pris comme bouc émissaire à la suite de manifestation
qui, le 6 juin précédent, avaient tourné à l’émeute anti-juive, après
avoir pris pour cible les ambassades et représentations américaines
et anglaises. Nous avions acheminé les tracts vers ceux qui
devaient le diffuser et nous nous reposions, vers neuf heures du
soir, sur la véranda de la villa de ma famille, à Salammbô, où nous
passions alors l’été, en compagnie de quelques amis.
L’un de nos camarades, qui avait un contentieux avec nous depuis
quelque temps déjà, vint nous donner une leçon de morale.
- Oui, au moment où notre camarade est ainsi condamné, vous
buvez tranquillement du whisky ! Et s’il avait été condamné à mort,
comme le demandait le procureur, vous auriez été de ceux qui n’au­
raient pas été d’accord pour qu’il demande la grâce. Bien trop facile
d’avoir des principes fermes quand on est à l’abri.
Nous avions bien essayé de discuter, mais nous répugnions à
l’idée de nous justifier, et il s’en alla, persuadé que, nous étions des
salauds, tout juste bon à envoyer les autres au casse-pipes
Cette idée, je devais la rencontrer à nouveau au mois de Février
1968, chez un autre camarade avec lequel nous avions collaboré de
plus près. Sous la pression des étudiants surtout, notre mouvement
s’était radicalisé, et la perspective de la répression n’était plus
quelques chose de tout à fait abstrait. Ce camarade vient un soir
dîner avec nous dans l’appartement double que je partageais alors
avec Noureddine et sa femme Leyla, rien de vraiment luxueux, mais
100 CRISTAL

un aubaine que nous avions trouvée trois ans plus tôt. Nous vivions
à Taise avec nos trois salaires, et consacrions beaucoup de nos reve­
nus à nos activité politiques.
Nos meubles étaient pour une bonne part le résultat d’héritages
d’amis ou de parents partis de Tunisie ou qui nous avaient laissé le
mobilier qu’ils avaient renouvelé.
Nous nous étions retrouvés seuls après dîner, et écoutions de la
musique classique, lorsque ce camarade me fit l’étonnante déclara­
tion suivante dont, sur le coup, je ne compris pas le motif réel : « Je
ne t’aime pas, me dit-il. Je n’ai aucune confiance en toi. Tu ne pour­
ras jamais faire les sacrifices nécessaires, renoncer à tout cela (geste
circulaire sur le salon) et accepter la prison. »
Il n’avait pas fait de remarque semblable à Noureddine qui parta­
geait mes condition de vie. Mais ce dernier, originaires du Sud, est
censé ne pas avoir les goûts du luxe normaux... d’un juif tunisien,
forcément né et grandi dans l’opulence. Peut-être aussi, à cette dis­
tinction Juif-Arabe, faut-il ajouter une autre que faisait inconsciem­
ment ce camarade, celle entre le citadin d’origine et le fils de la
campagne, qui est habitué à la misère. Il se trouve que, de milieu
plutôt féodal si on peut dire, Noureddine était, de par sa famille, bien
plus riche que moi. Mais aucun de nous deux ne comptait sur sa
famille pour maintenir un train de vie qui ne nous semblait pas scan­
daleux
Certes, nous ne correspondions pas à l’image que les militants,
toujours un peu populistes, croyaient indispensable de donner
d’eux-mêmes. Beaucoup de choses dans notre façon de vivre, de
regarder, ne correspondaient pas aux stéréotypes rassurants, à la
vision un peu manichéenne propre à ceux qui font de la privation, de
l’aptitude à la pauvreté, si on veut, la mesure de la capacité de faire
la Révolution.
Nous en avions eu de nombreuses preuves, notre conception de la
vie était considérée par nos camarades, nos amis de combat, comme
“libérale”, “bourgeoise” peu favorable à nous faire accepter comme
“direction des masses”.
Ainsi, au moment où, après leur mariage, Noureddine et Leyla
décidèrent d’habiter avec moi, il se trouva des gens, des mieux
intentionnés pour rejoindre les réticences du père de Leyla - dont il
est plus normal qu’il ait pu craindre le scandale. “Tu comprends”,
dirent-ils à Noureddine - moi, j'étais présumé imperméable à ce
genre d’arguments, ayant déjà choqué par ma façon de concevoir et
CRISTAL 101

mener ma vie privée sans me soucier des scandales - « nous savons


qu’il n’y a rien de sale là dedans. Mais tu connais la mentalité des
gens, tu risques de perdre ton crédit, que l’on interprète mal : tout de
même, un couple vivant avec un célibataire, et, il faut bien de dire,
un Juif !. Il ne faut pas minimiser le racisme latent... C’est beau,
l’utopie, mais nous avons des choses importantes à faire, il ne faut
pas les hypothéquer en choquant les gens sur des sujets moins
importants. »
Si prêt qu’il ait pu être à ne pas faire de provocation, Noured-
dine n’admit pas que l’amitié, que des rapports désintéressés, que
le refus de racisme, que cette sorte de préfiguration de ce que nous
voulions voir arriver pour tout le monde, la confiance dans l’autre,
l’absence de calcul, l’affection assumée... il n’admit pas que cela
puisse faire partie “des chose pas importantes”. Et il allait de soi
qu’il en était de même pour Leyla et moi, au point qu’il ne nous
parla de ces interventions que bien plus tard, parce que le sujet était
venu sur le tapis.
Nos camarades parvenaient difficilement à admettre que la misè­
re pouvait n’être pas la principale, ou l’unique motivation à vouloir
faire la révolution, nous avions souvent l’occasion de le vérifier. En
particulier pendant l’été et l’automne 1967. Nous avions alors, pour
faire face à la situation politique, apporté des aménagements à la
situation de notre groupe et commencé à le transformer en une orga­
nisation de type marxiste-léniniste. Jusque-là, il avait été un groupe
très démocratique et très décentralisé, ce qui permettait à tous ses
membres d’intervenir dans les discussions, de les bloquer à l’occa­
sion, mais laissait aux plus actifs, aux plus dévoués toutes les tâches
réelles, la confection du journal en particulier. La réorganisation,
faite sous la pression des étudiants, fut menée tambour battant et
suscita des mécontentement. Nous n’avions certes pas péché par un
excès de démocratie, nous trouvions une justification à la hâte que
nous mettions dans la nécessité de ne pas nous laisser déborder et
nous condamnions facilement ceux qui voulaient ou ne pouvaient
pas suivre le courant.
De leur côté, ceux-ci ne nous attaquèrent pas tant sur le fond que
sur certains aspects de notre vie privée ; comment peut-on leur faire
confiance, à ces pseudo-révolutionnaires qui se promènent dans des
D.S. rouges, qui vont à la chasse au sanglier, aiment le luxe, les
jolies filles, les occasions de plaisir, toutes les manifestations de la
dépravation bourgeoise, en somme.
102 CRISTAL

Affaire de génération, de différence de culture, d’origine sociale


peut-être aussi, mais à un moindre degré, nous étions différents de
nos camarades de l’époque. Et nous n’avions aucun complexe à
vivre comme nous le faisions. Il nous était aussi impossible de
réduire la société à deux pôles opposés, les méchants bourgeois et
les bons travailleurs, que de refuser d’apprécier un repas, une bonne
musique, un fdm, une partie de plaisir avec des gens qui savent rire
sans contrainte.
Au début de l’année 1968, commençait à devenir évidente la crise
du régime politique : il y avait de plus en plus de manifestations de
refus de l’autoritarisme, de l’étatisation de la vie du pays, et la plus
spectaculaire était celle des étudiants, Ces derniers fournissaient la
majorité des membres de notre groupe et leur masse constituait
notre milieu privilégié de propagande. Et nous étions angoissés par
la vitesse à laquelle se développait notre mouvement sans que soit
mené un véritable travail de formation, avec une simplification de
plus en plus nette de l’appréhension de la vie politique.
Mais le choix nous paraissait s’imposer, nous ne pouvions qu’être
avec, essayer de précéder et guider ceux qui voulaient agir pour
changer la situation. Et les sacrifices éventuels, nous les acceptions
sans hésitation, comme le prix à payer pour être, pour rester nous-
mêmes. Peut-être, si on nous avait dit à ce moment-là que le prix à
payer serait de onze ans de prison et de résidence forcée dans de
petits villages, loin de ce qui remplissait notre vie sociale et intel­
lectuelle, peut-être aurions-nous réfléchi davantage. Ce n’est pas
sûr, je crois que nous ne l’aurions pas cru, que nous aurions tout de
même vécu l’aventure, persuadés que nous en sortirions aussi forts,
sans perdre une seule amitié, un seul amour...
Parce que nous n’avions pas le même âge que la plupart de nos
camarades, que nous étions incontestablement plus occidentalisés,
avions moins d’enracinement dans la société d’alors, nous ne les fré­
quentions guère, ou très peur d’entre eux, en dehors des nécessités
militantes. On ne parlait pas beaucoup de marginalité à l’époque, et
le concept même nous aurait paru absurde : comment concevoir
autre chose que vivre en dehors des normes de cette société que
nous jugions si peu humaine ? Nous étions ce qu’on appelle aujour­
d’hui des marginaux, profondément, sans compromis avec la
société, cela allait de soi, et nous n’avions même pas même les illu­
sions populistes ou ouvriéristes de certains de nos camarades, nous
savions bien que le peuple intériorise encore davantage que les
CRISTAL KM

bourgeois la morale de cette société. Nous étions persuadés que ne


nous devions pas chercher à être comme les ouvriers, que de toute
façon ils ne croiraient pas que nous leur ressemblions. Notre apport
n’avait de valeur qu’à condition de comprendre et respecter les
différences.
Nous étions marginaux par rapport à nos camarades de lutte, et
nous pressentions que nous ne mettions pas tout à fait le même
contenu dans les objectifs qui nous unissaient, dans le modèle de
société que nous voulions créer. Nos relations habituelles étaient
plutôt des gens comme nous, intellectuels occidentalisés et coopé­
rants étrangers, de gauche naturellement, qui nous étaient très
proches.
Cette double marginalité, sous-tendue par ma qualité de juif, qui
n’avait aucune attache avec sa communauté d’origine, se traduisait
aussi dans nos rapports avec les femmes : nos amies étaient, aspi­
raient à être des individus autonomes (si le concept d’autonomie de
la femme nous était inconnu, l’idée en existait incontestablement) et
se heurtaient à chaque pas au regard de la société, à celui même des
gens de gauche. Nous nous efforcions, sans toujours y parvenir, de
respecter cette aspiration à l’autonomie, qui ressortait elle aussi bien
plus des formations occidentales que nous avions en commun, que
des traditions du pays.
Nous n’étions pas le moins du monde embarrassés de cette mar­
ginalité. Il était clair pour nous que la transformation de la société
que nous préconisions, que nous tâchions de faire aboutir, débou­
cherait tôt ou tard sur un monde où il ferait bon vivre, où nous ne
serions plus perçus comme des personnes étranges ou dérangeantes,
mais tout simplement comme des gens aspirant au bonheur,
capables de le vivre. Les différences, les manières de voir contra­
dictoires, seraient dépassés au cours de la lutte. Et nous n’avions pas
à nous justifier, à faire des déclarations d’intention sur les sacrifices,
nous savions que nous convaincrions les sceptiques ...

C’est ainsi que nous abordons notre première arrestation.


Lorsqu‘en mars 1968, l’Université se met en grève pour deman­
der la libération de l’étudiant Ben Jennet, la contestation s’étend très
vite et dépasse le seul cas de notre camarade, la seule revendication
des libertés publiques, la seule dénonciation de l’impérialisme...
Dans le gigantesque (pour l’époque) coup de filet qui suit, la police
découvre, en recourant systématiquement à la torture, l’existence
.

.
104 CRISTAL

d’organisations politiques, et surtout la nôtre, le Groupe d’Études et


d’Action Socialiste Tunisiens.
Dans le pays, la main-mise de l’Etat sur l’économie, la transfor­
mation autoritaire de l’agriculture au moyen de coopératives, la pré­
sence d’un parti unique s’accompagnaient d’une répression larvée,
du relus de toute forme de contestation ou même de critique. A côté
de cela, l’Université était restée un lieu de relative démocratie,
comme une enclave libre au milieu d’un territoire occupé. Et cette
Université était par nature sensible aux courants d’idées qui traver­
saient alors le monde : la contestation des Universités américaines,
les oppositions radicales en Hollande et en Allemagne, les débuts de
remise en cause de 1 ‘état de fait en Europe de l’Est, et surtout, de
manière plus consciente, la Révolution Culturelle Chinoise, dont la
littérature commençait, à se répandre, par les soins de l’Ambassade
de Chine, et par ceux de notre groupe.
Ce groupe, nous le dirigions en sentant que nous n’étions pas
maîtres du rythme que nous imposait l’impatience des étudiants,
leur refus de se laisser mettre au pas, de devenir des machines à
applaudir, de cautionner la répression contre les couches populaires.
Nous ne nous doutions pas que nous étions les véhicules d’un cou­
rant général qui allait continuer, après le Mai français, à entraîner la
jeunesse dans le monde. Nous pensions tout simplement être por­
teurs d’idées révolutionnaires que nous avions mission de trans­
mettre au peuple, mais, surtout à la classe ouvrière, qui déciderait de
les appliquer, une fois convaincue.
C’est pourquoi, comme beaucoup de gens, nous avions été sur­
pris par la violence de la réaction du pouvoir. Après une campagne
de presse qui nous avait paru folle, où certains n’avaient pas hésité
à réclamer la peine de mort pour nous, nous sommes passés devant
une Cour de Sûreté de l’Etat spécialement créée à notre intention.
Et, à notre stupéfaction, on nous infligea des peines qui, totalisées,
car il y avait de nombreux chefs d’inculpation, atteignaient seize ans
de prison pour Noureddine et pour moi, les autres n’étaient pas mal
servis non plus. Cinq ans, sur ce total, pour avoir rappelé par écrit la
théorie marxiste de l’Etat et de la dictature du prolétariat, “complot
contre la Sûreté de l’Etat”, alors que les classiques marxistes se ven­
daient librement en librairie !
C’était trop disproportionné pour être crédible, et nous étions per­
suadés que nous ne passerions pas plus de deux ou trois ans en pri­
son. Je trouvais, je n’étais pas le seul à le faire, que ceux qui, au
CRISTAL 105

procès, s’étaient désolidarisés de notre orientation, ne récoltant qu’un


à trois ans, avaient fait un mauvais calcul, que nous sortirions à peu
près en même temps. Il se trouve que ceux-ci étaient, pour la plupart,
de ceux qui avaient contesté notre radicalisation ou qui, devant les
sacrifices à consentir, préféraient s’en tenir là, eux qui n’étaient plus
étudiants.
C’était d’eux que, sur le plan personnel, nous étions les plus
proches. Mais le jugement politique sévère que nous avions porté
sur eux devait nous en séparer, nous laissant seulement la possibilité
de vivre, avec les plus jeunes, ceux qui n’avaient en commun avec
nous que l’engagement politique sans réticence.

Je ne sais pas si nous aurions pu supporter les conditions de la


prison sans cette exaltation un peu aveugle, sans l’impression que la
sévérité du traitement qui nous était fait confirmait la justesse de nos
analyses, sans la tension qui nous poussait à mener une “lutte idéo­
logique” sans trop de nuances ni de tolérance vis-à-vis des autres,
sans sectarisme en un mot. Dans ces combats, nous avons, par force,
laissé une partie de nous-mêmes de côté, Noureddine et moi, cette
partie que précisément nous n’avions pas en commun avec les étu­
diants, beaucoup plus jeunes que nous. Et, sans trop nous en aper­
cevoir, nous nous sommes transformés en cette caricature
d’hommes politique que nous avions refusé d’être auparavant,
consentant au simplisme, au schématisme, au dogmatisme, accep­
tant, du bout des lèvres, mais l’acceptant tout de même, le Maoïsme.
Nous étions très fiers d’avoir pu malgré tout sauver ce qui, à nos
yeux, avait fait l’originalité du groupe : sa capacité de procéder par
lui-même à l’analyse de la situation tunisienne, sans avoir de com­
plexe si ses analyses ne coïncidaient pas avec celle du “mouvement
communiste international”, c’est à dire la tendance maoïste. Ainsi, à
notre sortie de prison en 1970 (sur ce point nous avions eu raison,
nous n’étions resté que deux ans) nous étions convaincus que nous
pourrions faire redémarrer le mouvement sur des bases solides et
originales.

Nous étions encore neuf en prison, les plus lourdement condam­


nés, après la libération en janvier de la plupart de nos compagnons.
Nous avions su que ceux d’entre eux qui avaient été condamnés pour
complot contre la sûreté de l’Etat étaient assignés à résidence dans
leurs villes et villages d’origine. Nous nous demandions où nous
irions à notre tour.
106 CRISTAL

Le 20 Mars, on nous fit préparer nos affaires aprèsO onze heures


du soir : il semblait bien que certains responsables ne désiraient pas
notre sortie et il fallut que, dans un discours à la nation téléphoné de
Paris où il se faisait soigner, le Président Bourguiba rappelât à huit
heures du soir sa décision de nous libérer pour que les choses se des­
sinent. Alors que l’on emmenait directement trois d’entre nous vers
leur village, les cinq autres et moi nous sommes retrouvés à Tunis :
nous pouvions en donner des explications, moi j’étais né et avais
vécu à Tunis, tous les autres, sans en être originaires, y avaient soit
leurs parents, soit leur femme, soit les deux.. Nous pensions donc
être tranquilles, d’autant plus que les policiers des postes dont
dépendaient nos logements respectifs nous avaient pris en charge du
point de vue de la surveillance. Nous trouvions mêmes les nôtres,
Noureddine et moi, un peu trop actifs, passant leur temps à rôder
autour de la maison, à nous suivre et même à nous interpeller dans
la rue pour nous interroger sur l’identité de telle ou telle personne
que nous venions de saluer. Il leur arrivait même de nous convoquer
au commissariat, pour nous demander de faire un rapport sur notre
emploi de temps.
En attendant de trouver l’occasion de protester contre ce zèle
excessif, nous avions changé d’appartement : Leyla, qui, n’avait pu
supporter l’immensité de celui que nous occupions avant notre
arrestation, en avait loué un autre où il n’était même pas question
d’envisager d’apporter nos livres, faute de place. Il fallut trouver
autre chose. Le nouveau loyer était élevé, mais nous espérions rapi­
dement trouver du travail.
Nous n’avons pas complètement fini de nous installer. Fin Avril,
on nous envoie des avis d’assignation à résidence à Gafsa pour ce
qui me concerne, à la Hamma, près de Gabès pour Noureddine, et
dans d’autres coins pour les autres. Nous sommes tous éloignés de
Tunis. Difficile de ne pas faire le rapprochement entre cette mesure
arrivant plus d’un mois après notre libération et le dépit affiché par
certains policiers de nous voir libérés sans avoir été “matés”. Nous
écrivons des lettres pour protester contre la mesure, demander des
audiences qui ne nous seront pas accordées.
Le 6 Mai, convocation au commissariat, procès-verbal puis
attente. Vers midi, on nous emmène au Ministère de l’intérieur,
dans un bureau où un homme nous regarde sans un mot - c’est le
Commissaire Central de Tunis, nous dira un inspecteur, puis on
nous enferme en bas, dans les geôles.
CRISTAL 107

Au Palais de justice, le lendemain, nous voyons des figures


amies, des parents, des avocats. Ce n’est pas grave, nous dit-on - et
la surveillance assez lâche dont nous faisons l’objet le confirme -
juste de l’intimidation, un juge va vous signifier de vous rendre
immédiatement dans les endroits assignés. Effectivement, simple
formalité : si vous êtes encore ici dans quarante-huit heures, c’est la
prison. Nous ressortons librement du Palais de Justice, comme le
fait remarquer Leyla, pour la première fois, alors que nous y avions
été conduits, arrêtés... Je reviendrai pas mal d’autres fois dans ce
palais de justice, et n’en ressortirai pas une seule autre fois libre­
ment. ..
Le magistrat que nous avons vu est celui-là même qui me signi­
fiera quatre ans plus tard le retrait de la grâce. Pour le moment il a
refusé d’entendre mes objections. Où logerai-je, de quoi vivrai-je à
Gafsa ? Je n’y ai personne... Vous verrez sur place, je suis seule­
ment chargé de vous transmettre.
Je ne vois rien sur place. Les autorités n’ont visiblement pas reçu
d’instructions pour faciliter notre hébergement ou nous trouver du
travail. J’ai logé à l’hôtel jusqu’à ce que je puisse trouver une petite
maison à louer en ville. Le commissaire m’avait dit son impuis­
sance à m’aider, la seule chose qu’il pourrait faire, c’était m’héber­
ger dans une cellule du commissariat, mais je ne devais pas y tenir,
pensait-il assez justement.
Devant la vanité de mes efforts pour trouver du travail, je finis par
demander audience au Gouverneur de la région. Je l’avais connu
alors qu’il était à Kasserine, un peu au Nord de Gafsa, et que je tra­
vaillais sur la Tunisie Centrale. Il me reçut fort courtoisement, nous
eûmes ensemble une très longue discussion qui se poursuivit avec
l’arrivée du responsable local du Parti (il est à présent dans l’oppo­
sition), et me promit d’intervenir en ma faveur. C’est un droit que
j’ai, le travail, précisais-je à plusieurs reprises, ceux qui m’ont placé
ici ont le devoir de m’en trouver.
Il ne partageaient pas mon point de vue, ceux qui m’avaient placé
là. Ils espéraient peut-être encore que je demande la grâce présiden­
tielle, ou bien ils voulaient juste m’embêter, mais ils ne me trouve­
ront pas de travail. Pire, ils m’empêcheront d’en avoir : j’avais fait
la connaissance d’un metteur en scène français qui devait tourner
“Biribi”, à partir du récit de Darien sur le bagne militaire français de
la fin du 19ème siècle. Le bagne militaire se trouvait dans la région
de Gafsa, on ne savait pas au juste où. Daniel Moosman me propo­
sa de travailler avec lui pour repérer les lieux de tournage. Il fallait
108 CRISTAL

pour cela circuler hors de la ville de Gafsa, je demandais au Gou­


verneur de me procurer l’autorisation de le faire. La réponse fut un
coup de téléphone du patron de la SATPEC (la Société Nationale de
production cinématographique qui co-produisait ‘ ’Biribi”) : il
engueulait vertement Moosman et lui interdisait de me donner du
travail, il avait certainement reçu l’avis de la police...
C’est à Gafsa que j’ai connu Paule et Isa. Leur rencontre m’a été
précieuse, et leur présence a rendu sans importance toutes les diffi­
cultés de la situation. C’est peu de dire cela, je le sens bien. Il fau­
drait écrire plutôt que j’ai tiré un rare bonheur de cet éloignement à
Gafsa...
Tout de même, Gafsa est loin de Tunis. Pas seulement par les 350
kilomètres d’une route de qualité variable et que les crues des oueds
coupent périodiquement. Le téléphone, manuel, était aussi un pro­
blème, et les moyens de transports rares et onéreux : peu de voitures
de louage, quelques autocars qui mettent huit à dix heures pour le
trajet ou un train qui joignait Sfax (où il fallait d’abord arriver) à
Gafsa vers trois heures du matin, après une nuit d’attente et de tra­
jet. Il y avait aussi un avion, un petit six places qui assurait la liai­
son quotidiennement depuis les inondations de Septembre 1969,
mais il était bien cher.
Aussi, quand des amis que toutes ces difficultés n’avaient pas
découragés arrivaient, ils ne pouvaient rester bien longtemps, Et ces
visites laissaient un sentiment de frustration, pour tout ce qu’on
n’avait pas pu se dire, pour l’énervement de savoir à l’arrivée que le
départ était si proche, pour l’impression que l’on a que les gens
devraient faire plus d’efforts, pour venir, pour rester plus longtemps,
et le sentiment d’être injuste en leur demandant tant...
Je rencontrais aussi, au café ou chez moi, des étudiants français
en vacances (c’était Tété) qui excursionnaient avec leur club dans
les oasis, et nous parlions des nuits entières. Je n’ai pas gardé les
noms de mes interlocuteurs, laissant au hasard le soin de nos pro­
chaines rencontres - ce hasard a quelquefois, rarement, fonctionné,
un peu aidé par les humains en question - mais j’ai retrouvé, avec
plus que du plaisir, certains des guides tunisiens de ces excursions...
J’avais fort peu de contacts politiques avec mes camarades. Seu­
lement des textes qui me parvenaient de temps à autre, que je ren­
voyais avec mes commentaires, mes propositions auxquelles il me
semblait qu’on ne répondait jamais... Pendant cette année 70, où
nous étions dispersés à travers le pays, vont se matérialiser le début
CRISTAL 109

de divergences politiques en notre sein, que, sur le moment, nous


avions crues être résultat de malentendus. Mais ceux qui, à Tunis et
à Sfax pouvaient mener un travail d’organisation, commençaient à
faire cavalier seul.
Mes journées se passaient en promenades, retour à la maison, lec­
tures, café d’où je téléphonais à ma famille et où je parlais parfois
avec des jeunes, pressés de voir les choses changer : ils s’énervaient
de me voir si peu d’enthousiasme à leur emboîter le pas dans leur
hâte, je restais sceptique quant à la profondeur de leur révolte. En
particulier, j’avais été frappé par le changement qui s’était opéré
chez deux d’entre-eux, que des inspecteurs de police avaient invités
à faire plus attention à leurs fréquentations (moi, bien sûr). Et puis,
je voyais bien que s’ils protestaient contre la séparation des sexes
dès la sortie du lycée (il était mixte), ils gardaient la même attitude
conservatrice vis-à-vis des filles, ne se gênant pas pour agresser
celles qui osaient se promener seules.
Je fréquentais un peu les professeurs français coopérants, mais les
vacances arrivèrent vite, et nous ne revîmes pas beaucoup à la ren­
trée, je déménageais le 23 Septembre. Entre-temps, l’un d’eux avait
laissé sa voiture à Paule, ce qui me permettait d’aller jusqu’à l’hôtel
Jugurtha, situé en dehors de la ville, où il fallait payer 500 millimes
pour accéder à la piscine. Il y avait, tout à côté une buvette et une
piscine publique, 50 millimes seulement de droit d’entrée. Mais
l’on avait ressorti, cet été-là, un cadavre qui y avait séjourné une
semaine. Il faut dire que l’eau est sulfureuse, on ne s’étonne pas de
son manque de transparence. Quand au mort, il s’agissait vraisem­
blablement d’un homme qui, ivre, était allé plonger la nuit pour se
rafraîchir, malgré l’interdiction. Il était resté au font de la piscine,
peut-être était-il remonté la nuit suivante avant de s’enfoncer à nou­
veau. Depuis la macabre découverte, j’avais préféré me baigner à
l’hôtel.
On avait besoin de fraîcheur, cet été-là le thermomètre était
monté à 48 degrés au début Août, et je me souviens d’une nuit où il
fallait sans cesse arroser au tuyau murs et sol pour se sentir moins
mal. J’allais aussi parfois au village de Lalla, tout proche, il s’y trou­
vait une source au milieu de l’oasis où des jeunes gens et jeunes
filles venaient, souvent à dos d’âne, emplir d’eau toutes sortes d’us­
tensiles. C’est également cet été-là, je crois l’avoir dit, que j’ai pris
des leçons d’équitation, transformant en passion un rêve d’enfance.
Je jouais aussi aux échecs de temps en temps avec Mustapha, un
garçon de la ville qui avait passé quelque temps en prison avec nous.
110 CRISTAL

Sans m’en rendre compte, j’avais emmagasiné, au début de mon


séjour, des tracasseries pour l’avenir. La Hamma, où se trouvait
Noureddine, est à 170 kilomètres de Gafsa. Une fois, Leyla, au lieu
de s’y rendre directement, est passée me dire bonjour, et resta jus­
qu’au soir : Noureddine envoya des cousins la chercher en voiture.
Je ne sais pas comment fut fait le rapport des policiers, mais le com­
missaires de Gabès, dont dépendait la Hamma, resta persuadé que
Noureddine s’était déplacé, et que nous nous rencontrions souvent
chez lui ou chez moi. Il n’en était rien, naturellement, et sa sur­
veillance sera vaine. Mais il sera nommé plus tard à Jendouba, dont
dépend Bou Salem, le village où je serai assigné en Septembre. Et il
semble avoir considéré que ma surveillance était l’un des objets les
plus importants de sa mission, il mettra une énergie particulière à la
chose, s’efforçant d’intimider tous ceux qui me rendront visite.
C’est toujours quand je m’installe qu’on me mute, avais-je dit lors
qu’est arrivée la notification du changement de lieu de résidence.
Nous étions précisément, avec Paule et Isa, en train d’emménager
dans une villa louée. C’est à Ghardimaou, village du Nord-ouest, à
la frontière avec l’Algérie, que je dois d’abord me rendre, Pas bien
engageant, quand on y arrive de nuit - pas d’hôtel, je dormirais avec
l’ami qui m’a accompagné dans une “oukala” (on y loue, non des
chambres, mais des lits aux passagers) et nous emporterons quelques
poux parmi nos vêtements. Mais le lendemain matin, le chef de poste
de police m’emmène à Jendouba où on me change de destination :
peut être Ghardimaou est-il trop proche de la frontière, je suis main­
tenant assigné à Bou Salem, un ancien village de colonisation, qui
s’appelait avant l’indépendance Souk El Khemis (le marché du
jeudi).
Si les colons ne sont plus là, ils ont laissé de nombreuse traces,
les plus évidentes d’ordre architectural : avec ses toits de tuiles
rouges, son hôtel des agriculteurs et... ses nids et cigognes, ce vil­
lage paraît un peu déplacé en Tunisie. A part les grandes fermes de
la plaine que je connaissais pour avoir travaillé sur leur reconversion
en coopératives de production, ce passage colonial est marqué aussi
dans la mentalité des gens. Plus qu’à Tunis par exemple, les gens
vous demandent de leur faire venir des vêtements ou des objets “de
France” ; les rapports avec l’étranger qui s’installe au village sont
plus ouvertement intéressés. Et la mentalité “petit village” se mani­
feste par le nombre élevé de lettres et de dénonciations anonymes,
phénomène dont j’ai soupçonné l’ampleur quand il m’a touché... Et
je ne parle pas du ton nostalgique de ceux qui étaient plus ou moins
CRISTAL

en contact avec les Français quand ils parlent de tel ou tel colon
J’allais oublier : à la poste, j’ai eu aussi l’occasion de remurquei le
nombre élevé de pensionnés de l’Etat Français, ancien combattants
d’Europe et même d’Indochine.
Comme à Gafsa, je suis obligé de trouver tout seul à me loger.
Après quelques semaines à l’hôtel, je louerai une petite maison avec
une cheminée dans laquelle je ferai d’agréables feux de bois. Pour
le travail, j’ai demandé à été embauché comme technicien dans une
ferme domaniale ou dans une coopérative : le Délégué semblait si
convaincu que cela marcherait que j ’avais fini par y croire. Mes
anciens collègues du Ministère de l’Agriculture devaient être d’un
avis différent, à moins qu’ils aient reçu des instructions précises :
pas question de me faire travailler, même comme contractuel. Fin
Novembre, chance ou préméditation, un commerçant en céréales et
grains, juif de Bou Salem installé à Tunis, me donne du travail. J’ap­
prendrai qu’il est très lié à un ami du Ministre de l’Intérieur de l’é­
poque, et qu’il a pris des précautions de ce côté-là : il n’y a pas
d’inconvénient, on lui recommande même de me faire travailler. Je
m’occuperai pendant quelques mois de son dépôt de Bou Salem
qu’il vient de rouvrir à la suite de la libération du commerce de cer­
tains grains : pendant les années 60, il avait mis ses activités en
veilleuse, car l’Etat avait monopolisé tout ce commerce.
Ce n’était pas particulièrement exaltant comme travail : faire le
tour du souk, le marché du jeudi pour ramasser des grains à des prix
intéressants, vendre des engrais et, pendant une courte période,
acheter des olives qu’on revend aux huileries. Mais enfin, cela per­
met de vivre et même de profiter d’une occasion rare pour acheter
mon cheval, il m’a coûté cent dinars seulement. Cela ne dure pas
bien longtemps : avec les difficultés que rencontre le Ministre, visi­
blement en perte de vitesse, mon patron commerce à avoir peur des
ennuis que ma présence risque de lui occasionner. Déjà un policier
lui a fait une visite, oh ! très amicale, ou il lui a demandé comment
il me connaissait, avant de solliciter des “conseils” pour se procurer
un tracteur ou une moissonneuse-batteuse. Bref, je me retrouve à
nouveau sans travail en Mai 1971, et deux ouvriers du dépôt, avec
lesquels j’avais des rapports plutôt bons auparavant, m’assignent
tour à tour devant le tribunal en prétendant que je ne les ai pas payés.
Il vaut mieux faire des arrangements (car il n’y avait pas de reçus
pour la paie des journaliers...), je leur verserai de ma poche un mois
de salaire chacun. Mon étoile a décidément pâli dans le patelin...
112 CRISTAL

J’ai dit que le commissaire de Jendouba me faisait surveiller de


très près. Le chef du poste de Bou Salem faisait comprendre aux
gens du villages qu’ils n’avaient aucun intérêt à me fréquenter. Très
vite, je ne pouvais plus avoir de relations amicales, mes interlocu­
teurs m’expliquant d’un air gêné qu’ils avaient une famille. Mais
cela ne suffisait sans doute pas : tous ceux qui venaient me voir de
Tunis, donc venaient en voiture, payaient leur fidélité, d’abord
d’une contravention de quatre dinars pour un prétendu excès de
vitesse, puis d’un passage au poste de police où tous les occupant de
la voiture étaient soumis à un procès-verbal d’identité. Il est même
arrivé qu’on conduise des amis à Jendouba, où le commissaire eut
avec eux une longue conversation “amicale” lourde de menaces
voilées. En fait, les policiers faisaient constamment des rondes
autour de ma maison et, lorsqu’ils repéraient une voiture, il l’atten­
daient un peu plus loin. A ce régime, mes amis finissaient par ne plus
avoir trop envie de venir me voir, on les comprend.
Il faut dire aussi que le commissaire avait très mal pris un événe­
ment survenu en janvier 1971 : René Dumont, qui avait été mon pro­
fesseur et m’avait manifesté sa sympathie au moment du procès de
1968, était venu étudier les expérimentations qui se faisaient alors
sur le blé mexicain. A Bou Salem où il était escorté d’une pléiade de
techniciens, il avait tenu à m’emmener déjeuner, puis visiter les
fermes avec le groupe : je n’avais pas le droit de sortir du village du
Bou Salem, il avait pratiquement forcé le Délégué à arracher l’auto­
risation à la police. Dumont est mal vu en Tunisie depuis 1966, j’au­
rai l’occasion d’en parler. Et le commissaire s’était personnellement
senti mis en cause, il me le fera payer : ainsi, je n’obtiendrai jamais
l’autorisation d’aller à Tunis subir des examens médicaux, même
après l’accord verbal du Ministre ; et de temps en temps, ce com­
missaire venait à Bou Salem, me faisait appeler au poste, en parlant
d’une dénonciation réelle ou inventée, je ne peux savoir, j’aurais dit
quelque chose de désobligeant sur le gouverneur de la région, ou
reçu des femmes dans ma maison, ou n’importe quoi, puis me rete­
nait des heures entières, profitant de sa position pour bavarder, pas­
ser le temps et en même temps menacer. Il me suggéra même un jour
de fuir en Algérie, je vous accompagne à la frontière, si vous vou­
lez. Comme j’exigeais de savoir s’il me parlait officiellement, il dit
qu’il avait plaisanté, mais passa le reste de la rencontre à menacer, à
exiger...
CRISTAL 113

Isa m’avait envoyé de Gafsa un petit chien, bâtard de berger, je


pense, et j’aurai assez vite l’occasion de lui trouver une compagne.
Les deux chiens et le cheval sont le début d’un bestiaire qui s’éten­
dra par la suite. Tout ce monde était dressé très approximativement
et occupait beaucoup de place, le temps n’était pas trop long. Mes
sœurs et ma mère avaient commencé à faire des séjours près de moi,
et Paule venait le plus souvent possible de Gafsa, pas toujours avec
Isa : le trajet, il fallait passer par Tunis, était long et pénible.
Je fréquentais, bien obligé, surtout des professeurs français,
coopérants sympathiques qui déploraient le manque de distractions
du village. Mais nous avions en commun cette impossibilité de vrai­
ment nous lier avec les autochtones et le fait d’être considérés
comme des étrangers. On me disait bien un mot de sympathie ou
d’encouragement de temps à autre, mais ce que je faisais, pourquoi
j’étais là, l’exemple que je pouvais constituer, cela ne semblent pas
intéresser les gens de Bou Salem. D’autant plus, ils ne se gênaient
pas pour me le faire remarquer, que j’étais juif et donc suffisamment
riche pour ne pas avoir à me préoccuper du peuple.
A la rentrée d’Octobre 1971, Paule obtint sa mutation à Bou
Salem. Nous nous installons dans une grande villa qui nous coûte
cher. J’aurais dû me méfier, mais comment ne pas s’installer ? Nous
y vivrons ensemble tous les trois, Paule, Isa et moi, recevant pour
des séjours plus ou moins longs mes sœurs ou ma mère. Un âne et
une chèvre viennent compléter la ménagerie, à la grande joie d’Isa
qui va allègrement sur ses neuf ans. Tous les matins, je fais le tour
du village à cheval, pousse un petit galop sur des labours ou dans le
lit de la Medjerdah (nous nous y étions baignés l’été précédent, le
cheval, les chiens et moi, ça ne vaut pas la mer). Quelquefois, nous
nous promenions en cortège, l’âne suivant le cheval avec les chiens,
Isa roulant en bicyclette à ma hauteur.
Je suivais de loin les activités du Groupe : impossible de faire
réellement de la politique active, je me contentais de donner un
point de vue sur différents problèmes, d’essayer de renforcer les
bases théoriques de nos activités. Quelques camarades étaient partis
clandestinement à l’étranger, ils avaient des difficultés à réorganiser
le travail là-bas. Certains d’entre eux poussent la logique de la
démarche maoïste, reviennent sur nos “déviations” et s’aperçoivent
qu’elles étaient le résultat de l’influence trotskiste, qui est une
“manifestation petite-bourgeoise”. A Tunis, on ne dépassait pas l’ar­
tisanat, le mot d’ordre “aller aux ouvriers” restait théorique. Bientôt,
114 CRISTAL

les événements montreront la fragilité du groupe : en février 1972,


à l’occasion du Congrès extraordinaire de l’organisation étudiante,
décrété par les étudiants en signe de protestation contre un coup de
force réalisé par les Destouriens au congrès normal précédent qui
s’était tenu à Korba, dans le Cap Bon, il y a eu une énorme mobili­
sation de l’Université. Avec la répression, la police disperse le
Congrès et commence les arrestations, l’agitation s’étend aux
lycées, à Tunis et à l’intérieur du pays. Coup de filet très large, au
cours duquel on démantèle une fois de plus le Groupe.
Je suis moi-même arrêté, à titre de précaution, le 12 février. Je
passe trois semaines dans la geôle de Bou Salem avant d’être
conduit à la DST à Tunis. Le lendemain de mon arrivée, on me fait
descendre au sous-sol, me recouvre la tête d’une couverture, m’em­
barque dans une fourgonnette, avec d’autres, et on nous conduit
dans une grande maison un peu délabrée hors de Tunis, sorte de
centre d’accueil. Nous parviendrons plus tard à situer les lieux, qui
seront d’ailleurs utilisés au cours d’autres répressions. Je reste là
près de deux mois sans être interrogé, personne n’a cité mon nom au
cours des interrogatoire, et je serai en en fin de compte ramené dans
un village du Sahel, Ouerdanine, qui se trouve être celui du Procu­
reur général de la République*, Mohamed Farhat.
Les autres arrêtés, on a parlé d’un millier en tout, auront presque
tous été libérés, les étudiants et lycéens après menaces et tentatives
de leur faire signer des engagements de ne se livrer à aucune acti­
vité politique. Resteront les quelques éléments organisés, surtout
dans notre groupe, qui finiront par être mis en liberté provisoire
entre septembre et décembre.

Me voilà donc dans un nouveau lieu d’assignation. Noureddine


sera placé quelques jours plus tard dans un autre village du Sahel,
Téboulba et nous parviendrons à garder plus facilement qu’aupara-
vant un contact, en particulier politique, qui passe souvent par sa
future femme, Aïcha. Celle-ci passait des nuits entiers à me montrer
les correspondances, les textes des uns ou des autres, les publica­
tions, on discutait de ce qu’il fallait faire... Un soir, Isa, qui était
alors avec moi, excédée du peu de temps qu’A'icha lui consacrait,
écrivit une lettre à Noureddine, lui enjoignant de me communiquer
de ce qu’il voulait me dire par écrit, afin quelle puisse jouer avec son

* Le poste de Procureur Général de la République a été supprimé récemment.


CRISTAL 115

amie. Nous tentions sans réel succès de réorganiser de loin le


Groupe, nous serons arrêtés avant d’y parvenir.
La surveillance à Querdanine était moins pesante qu’à Bou
Salem, je peux même dire que les policiers ne m’ennuyaient guère.
Mais il faut préciser que c’est un tout petit village, et je ne crois pas
que mes fait et gestes pouvaient y passer inaperçus. Les gens les plus
empressés à me rendre service étaient en même temps ceux qui fai­
saient partie de la clientèle du Procureur Général de la République,
dont tout le monde en Tunisie savait qu’il suivait personnellement
toutes les affaires politiques...
A Ouerdanine, l’idée même de trouver du travail était exclue, la
plupart des habitants du village allant tous les jours à Sousse pour
gagner leur vie. Si les gens étaient polis, souvent affables, leur ama­
bilité n’allait jamais très loin, et les illusion que j’aurais pu avoir
d’être accepté se seraient vite dissipées : on ne parlait pas de moi en
disant “l’éloigné” le terme en arabe est très précis, mais toujours “le
juif’. Bien sûr, le régionalisme est très vivant là-bas, mais être remis
ainsi à la place que le régime lui-même n’a jamais osé vous donner
ouvertement, c’est net. Pour eux, je n’étais pas celui qui subit une
répression, la question n’est pas qu’elle soit méritée ou non, mais
l’autre, le juif qui est de passage ici et qu’on est bien obligé d’ac­
cueillir. Pas toujours bien, d’ailleurs, Ouerdanine est le seul endroit
où j’ai reçu une communication téléphonique anonyme pleine d’in­
sultes racistes et menaces obscènes ...
Isa a passé avec moi le premier trimestre de l’année 72-73. Elle
avait refusé avec obstination d’aller à l’école du village, et donc
vécu trois mois de vacances supplémentaires dont elle dit avoir
gardé un excellent souvenir. Pour moi, c’était le soleil en perma­
nence... Elle jouait dans la rue avec les gosses du voisinage, enri­
chissant la gamme de gros mots qu’elle avait collectionnées entre
Gafsa et Bou Salem, se moquant de ses petits camarades qui ne pro­
nonçaient pas le “gue” mais le “Ka”... Pour eux, elle était “la fille
du juif’, et cela ne la perturbait apparemment pas.

La forme un peu plus ouverte, la répression devait bientôt laisser


la place à une forme plus ouverte, la prison reprenait ses droits : le
18 Décembre, à la suite d’un envoi de journaux du groupe que Nou-
reddine essaie de récupérer, il est arrêté, Aïcha suit deux jours plus
tard. Pour moi, c’est le 25 Décembre. La ville au soir, nous avions
fêté Noël, une occasion de bien boire, de manger et de rigoler
avant... le lendemain. Nous faisons un puzzle au soleil, juste après
116 CRISTAL

déjeuner, lorsqu’ils sont venus. Je suis parti en voiture laissant ma


mère, ma sœur Lisette, Paule et Isa, et me demandant comment elles
allaient se débrouiller avec les animaux, les affaires...
- Je ne te demande pas de répondre immédiatement. De
toutes façons, le projet ne prendra définitivement forme que
d’ici six mois. Je t’écrirai alors pour savoir ce que tu décides.

Legrand, un psychiatre niçois qui a fait une partie de ses


études avec Afîf, est de passage à Tunis. Ils vont dîner ensemble,
et, les femmes les ayant laissés seuls, Legrand a parlé à Afïf de
son projet de créer un cabinet de groupe à Nice. Il y aurait une
dizaine d’anciens condisciples, il serait surtout consacré aux
travailleurs immigrés. Cela n’excluerait pas le travail à l’hôpi­
tal et les cours à la Faculté. Afîf a écouté avec attention, le pro­
jet est séduisant, mais...
- As-tu lu ce livre ? lui demande son hôte.
Il s’agit de « Libres enfants de Summerhill », un livre sur
une école d’avant-garde anglaise posé sur un petit meuble.
- Pas encore. Nabiha vient de le finir, elle m’a conseillé de le
lire, je dois m’y mettre, je n’ai plus le temps, et aussi l’envie, de
lire beaucoup. Mais je compte bien y jeter un coup d’œil,
puisque ma plus noble conquête l’exige, ajoute Afîf en souriant
à l’arrivée dans la pièce des deux femmes.
Nabiha jour le jeu.
- Je suis peut-être ta plus noble conquête - je ne dis pas celle
que tu es pour moi - mais, noblesse oblige, je n’exige pas, je
suggère... Nous sommes prêtes depuis une heure, si vous vous
leviez un peu de vos fauteuils ! C’est ainsi, Marcelle, nous pas­
sons nos vies à les attendre, et ils disent que c’est nous qui les
faisons piétiner.
118 CRISTAL

On dîne en banlieue dans un endroit à la mode. Et Afîf


conduit lentement pour situer un peu le paysage. Non qu’on
voit beaucoup de choses, mais les concentrations lumineuses
indiquent les différents endroits que les Legrand ont appréciés
à leur précédent séjour. Legrand relance la conversation sur
l’éducation.
- Mais 68 ! Six ans seulement, cela paraît si loin ! Et nos dis­
cussions sur la révolution de l’éducation qu’il fallait entamer
dès le début ! Comment s’appelait ce barbu qui avait déterré
des vieux textes de pédagogues russes ?
- Ah oui, ces gens qui voulaient que l’enfant refasse en
quelque sorte le chemin de l’humanité, depuis la survie à la
campagne sans allumettes, ni couteau etc., jusqu’à la science la
plus moderne ! Moi aussi, reconnaît Nabiha, j’ai oublié leur
nom. Et je crois bien n’avoir jamais su celui du barbu dont tu
parles, je ne l’ai vu qu’à cette époque-là à la Sorbonne.
- Oui - Legrand est un peu mélancolique - on disséquait les
défauts de l’enseignement actuel, les niveaux d’oppression de
l’école bourgeoise, comme nous disions... Ce qu’il reste main­
tenant de tout ça...
- Beaucoup de bouleversements tout de même, note Afîf. Bien
sûr on parle de récupération, mais ce n’est pas comme la fer­
raille qu’il suffit de faire fondre. Mai 68, c’est aussi une façon
de penser différente. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’im­
pression que les gens, en France, sont moins limités qu’avant...
- Je crains, mon cher Afîf, que tu ne juges d’après les gens
que tu fréquentes, qui sont forcément d’un certain niveau intel­
lectuel.
Marcelle, plutôt désabusée, ajoute :
- Dans le peuple, les couches moyennes, il y a eu retour en
arrière, au contraire. Tu sais, avec la crise du pétrole, les pro­
blèmes de travailleurs immigrés, il y a un réveil du racisme
latent...
- C’est ce qui nous a poussés à songer aux immigrés. Les
gauchistes - je ne mets pas de nuance péjorative dans le terme
- s’occupent de leur apprendre le français, de défendre leurs
droits, etc. Mais ils se retrouvent complètement perdus devant
les circuits hospitaliers, les mystères de la Sécurité Sociale, sur­
tout s’ils ne sont pas tout à fait en règle pour leur travail, ce qui
est souvent le cas, les patrons profitent de la situation.
CRISTAL 119

- Oui, je vois, dit Afif. Et la présence de médecins nord-


africains connaissant la langue, les usages, voire les maladies
spécifiques des émigrés, serait une bonne chose...
Legrand préfère laisser Afif réfléchir.
- Pour en revenir à l’éducation, j’aimerais, Nabiha, que tu
me dises ce que tu as pensé du livre en question.
- C’est tout à fait anglais ! On constate un immense problème,
et on choisit un tout petit endroit où on essaie de l’éluder... Je
ne suis pas d’accord avec ces méthodes. Elles ne peuvent
s’adresser qu’à des minorités, coûtent cher. Et il s’agit moins de
former des gens ouverts sur le monde et ses problèmes que des
êtres à part, très bien adaptés à ce monde, et qui se tirent d’af­
faire individuellement, en regardant d’un œil indifférent les
autres se noyer... Cela n’a rien d’étonnant, c’est un psychiatre
qui dirige l’école...
- Je te trouve un peu injuste, déclare Legrand en sortant de
voiture, pas seulement envers les psychiatres !
- Que dites-vous de cette vue sur la baie ?
Afif est tellement fier qu’on croirait que c’est lui qui a
construit le restaurant et imaginé le décor. J’espère qu’on nous
a réservé une table près de la fenêtre, comme je l’ai demandé.
Il présente deux couples rencontrés au vestiaire : Madame et
Monsieur Ayadi, Madame et Monsieur Ketari.
- Je n’aurais pas cru qu’ils se fréquentaient, ceux-là, mais on
ne sait pas tout, reconnaît Afif.
- Si on se fie aux apparences... Nabiha explique aux
Legrand. Ketari est un brillant professeur de sciences écono­
miques à l’Université, conseiller de plusieurs grosses boîtes. Lui
et sa femme - elle est jolie n’est-ce pas- ont beaucoup milité à
un moment donné et il a été condamné à 4 ans de prison avec
tous les autres. Au bout d’un an, il s’est renié, a été libéré et a
passé son agrégation. On dit que sa femme a beaucoup pesé
dans ce sens, je ne sais pas. Je le considère comme un valet offi­
ciel de la bourgeoisie, peut-être ministrable d’ici quelque
temps. Sa femme est dans un Institut d’Art. Ayadi, est un archi­
tecte qui a échappé, on ne sait comment, à la répression. Je
crois que c’est parce qu’il n’avait pas vraiment d’activités, bien
que très lié aux emprisonnés, du moins à quelques-uns. Dans
nos milieux il prend toujours des airs de “je-fais-un-tas-de-
choses-mais-je-ne-peux-rien-en-dire-parce-que-clandestinité”,
120 CRISTAL

si bien qu’il a abusé beaucoup de personnes. En fait, c’est un


parasite de la révolution, si on veut, et il profite de la confusion
pour promener ses mains sur toutes les femmes qu’il rencontre.
Au fond, c’est normal qu’ils se fréquentent, ils tirent mutuelle­
ment profit de leur attitude, mais je pense que Ketari est le
grand gagnant, car il en tire une caution de gauche, ça peut être
utile.
- Nabiha exagère un peu, intervient Afif après avoir passé la
commande au maître d’hôtel, un dîner à base de produits de la
mer, crustacés et poissons. Le cas de Ketari plus complexe.
Selon Saloua, une amie qui le connaît très bien, c’est un garçon
ambitieux, qui veut certainement faire une carrière politique.
Par conviction comme par calcul - c’est un joueur d’échecs, sa
vie doit être menée comme une partie de championnat - il a
commencé dans un groupe d’opposition qui a évolué vers des
positions très radicales, trop, à son goût. II n’a pas eu le temps
de s’en retirer, la répression était là, il l’a subie, très dignement
au début, et puis il y a eu cette demande de grâce. Ce n’est pas
un reniement à proprement parler, c’est, disons, le sacrifice
nécessaire d’une pièce avec un recul tactique pour parer à une
attaque imprévue : il lui fallait l’accord du gouvernement pour
pouvoir passer son “agreg”, acte stratégique fondamental ! Son
recul lui a permis de reprendre le cours de la partie. Non sans
mal, d’ailleurs.
- Et voilà, explose Nabiha, comment on justifie les trahi­
sons. Tu peux dire ce que tu voudras sur les parties d’échecs,
mais c’est un salaud ! Et il ne risque pas de laisser tomber sa
femme, elle, en tant que fille de bourgeois, le rattache à la bour­
geoisie. C’est vrai, il calcule sa vie, mais ça ne justifie rien, il a
peut-être été entraîné plus loin qu’il ne voulait, mais de là à
demander la grâce...
Marcelle Legrand, une solide provençale qui respire la
bonne santé et exhale la bonne humeur, remarque
- Cette répression semble avoir marqué la plupart des intel­
lectuels tunisiens que nous connaissons.
- Plus que vous ne croyez, Marcelle, répond Nabiha. Nous
sommes tous traumatisés, non par la répression même qui n’a
touché que très peu d’entre nous, mais par l’attitude que nous
avons eue en face d’elle. Elle a souvent été l’occasion de se
rendre compte de son fond de lâcheté et d’impuissance. Ceux
CRISTAL 121

qui ne l’ont pas subie sont doublement touchés, de n’avoir rien


fait qui risquait de les exposer, et de penser qu’ils n’auraient
pas résisté. C’est pourquoi, dans notre “gauche”, il y a beau­
coup d’indulgence pour ceux qui se sont reniés, et des critiques
très vives pour ceux qui poursuivent la lutte, qu’ils soient en
prison ou dehors.
- C’est vrai, reconnaît Afîf, et cela prouve qu’il y a un déca­
lage entre ce que l’on pense et ce qu’on peut faire. Le pouvoir
lui-même oscille entre un relatif libéralisme et une répression
forcenée. L’autre jour, un confrère psychiatre me racontait que
beaucoup de personnalités font appel à lui dès qu’elles se voient
confier de très hautes responsabilités, et cela demande souvent
un suivi assez long. Selon lui, notre bourgeoisie n’était pas pré­
parée à être une classe dirigeante. Et nos intellectuels non plus
ne sont pas préparés à jouer leur rôle. La différence, c’est que
s’ils vont au-delà de leurs possibilités, c’est la prison qui les
attend, pas le psychiatre.
Nabiha triomphe.
- La psychiatrie directement mise à contribution par le pou­
voir, c’est clair !
- Tü as décidément quelque chose contre la psychiatrie, re­
lève Legrand avec bonne humeur, car les crevettes le mettent en
joie.
- Oui, j’ai quelque chose ! Je trouve que votre rôle est d’ar­
rondir les angles aigus de la société, d’adapter les individus à
cette société pour ne pas avoir à la changer.
- Ce n’est pas notre travail. Je ne nie pas que la plupart des
cas que nous rencontrons sont les produits des conditions
sociales. Mais nous ne pouvons pas renvoyer le malade, le lais­
ser se débattre, souffrir, faire souffrir ses proches, mourir..., en
attendant que la société change. Il faut l’aider, le soigner. On ne
peut pas nous reprocher de l’adapter à la société, nous faisons
en sorte qu’il puisse y vivre. C’est d’ailleurs le cas de toute
médecine : la maladie a pour origine une inadaptation plus ou
moins grave aux conditions dans lesquelles vit l’organisme et le
médecin aide à rétablir l’équilibre.
On mange en silence un moment. Les poissons sont délicieux
et les Legrand apprécient aussi la sauce qui est servie avec,
juste assez piquants pour donner soif et permettre d’apprécier
la chair du poisson... Marcelle fait un geste circulaire.
122 CRISTAL

- C’est très beau ici, ça respire le confort, l’assurance, la


sécurité, le luxe... Au fond, ce qui doit choquer et donner mau­
vaise conscience, c’est le contraste entre tout ça... Certains
maisons qu’on a vues cet après-midi m’ont fait penser aux rési­
dences de la côte d’Azur, et la pauvreté des autres...
- Oh, il n’est pas très difficile de s’en accomoder. D’abord on
se dit qu’on ne peut pas grand-chose pour tout changer d’un
coup. On pense que faire proprement son travail n’est déjà pas
si mal. Puis on se noie dans ce travail, on s’enrichit, on change
de vie sans s’en rendre compte, on justifie la futilité des loisirs
par la nécessité de se détendre. On a n’a plus la même patience,
le même refus du gaspillage : j’envisage plus facilement de
changer de voiture que de laisser la mienne trop longtemps au
garage. On ne pense pas trop à la misère, on espère vaguement
qu’un beau jour, on se réveillera en face d’un monde changé
par miracle où la pauvreté et l’inégalité trop flagrantes auront
disparu.
Nabiha est amère en ajoutant encore
- Le pire c’est qu’on reprend sans s’en rendre compte cer­
tains slogans du pouvoir, que les choses vont en s’améliorant,
que petit à petit... Heureusement les jeunes semblent plus exi­
geants.
- Dans le fond, reconnaît à son tour Afîf, nous nous
enfonçons imperceptiblement dans une vie bourgeoise... Et je
ne crois pas que j’accepterais facilement de renoncer à ce mode
de vie.
- Vous savez, intervient Legrand, pour nous aussi ce n’est
pas très différent, nous avons peut-être la chance de pouvoir
faire librement un peu plus de choses que vous, c’est tout. Je
prends encore chaque année ma carte du P.C., par routine plus
que par conviction, je vote aux élections pour le candidat le plus
à gauche, je donne un peu d’argent à tous ceux qui m’en
demandent, y compris les trotskistes et les maoïstes... On s’oc­
cupe un peu des problèmes d’assistance médicale aux immi­
grés, mais ou est l’engagement de notre jeunesse ? Ce qu’on
ressemble davantage aux activités de bienfaisance de bons
paroissiens.

On a bu le café en silence, un peu rêveusement, les regards


souvent tournés vers la mer, où la lune presque pleine provoque
CRISTAL 123

des jeux de lumière, comme des ruissellements d’argent sans


cesse renouvelés, un spectacle si familier qu’on ne le découvre
que par moments, presque par hasard, comme pour montrer
que la vie éclate de mille façons, fait remarquer Nabiha, avant
de proposer à Marcelle d’aller “se refaire une beauté”.
- Se refaire ? Je te trouve vraiment plus belle que jamais !
Nabiha prend le compliment de Legrand avec le sourire et
entraîne Marcelle.
- T\i as noté, remarque Afîf, à quel point la politique nous
baigne, même lorsque nous n’en faisons pas. Je ne sais pas à
quoi ça tient au juste, peut être est-ce une tradition nationale ou
le résultat de l’histoire récente. Il me semble parfois qu’il y a
comme un réveil dans le pays, j’ai un peu peur de l’avenir. Et
en même temps, je ne peux pas m’éloigner vraiment. Ce que je
veux dire, c’est que je ne voudrais pas fuir quelque chose que
j’ignore. Certes, ta proposition me tente, mais... attendons
encore.
- Je comprends parfaitement mon, vieux. Prends ton temps
et décide posément.
Ils sont passés au Night Club d’un hôtel voisin. La musique
n’est pas précisément endiablée, on voit bien qu’il n’y a que des
gens “rangés” qui viennent ici : les prix !
- Tant mieux, car je ne peux me faire à ces nouvelles danses.
Legrand est soulagé. Je me suis arrêté au slow... Tu viens
danser, Nabiha ? Avec ta permission, bien sûr, Afif.
Nabiha n’apprécie pas.
- Je ne suis pas sa propriété ! Et, menace-t-elle, si je décide
de te séduire, je ne demanderai pas la permission à Marcelle.
Ils continuent à danser un moment, plaisantent et rient, mais
la conversation de tout à l’heure pèse. Les deux couples qu’ils
ont rencontrés au restaurant sont maintenant assis à une table
voisine.
- Pourrais-je, vous offrir du champagne ? propose aimable­
ment Ketari, sans se douter de qui l’attend.
Nabiha répond avec un sourire vénimeux.
- Merci, nous avons déjà bu. Il ne faut pas mélanger. D’ail­
leurs nous devons rentrer, cet endroit n’est pas bien fréquenté.
Fin Avril 1970, nous avions déjà reçu les avis d’assi­
gnation à résidence dans les villes de l’intérieur du pays.
Une de mes sœurs arrivait de Paris pour me voir, et nous
124 CRISTAL

nous étions rendus à l’aéroport, avec Noureddine et Leyla.


Dans l’avion qui amenait ma sœur de Paris, revenait des
Etat-Unis un ancien prisonnier qui avait demandé et obte­
nu la grâce.
Au moment où il passait devant nous, Leyla claironna à
son intention : « Bien sûr, si on tient à aller en Amérique,
il faut se déculotter ! D’autres sont assignés à Gabès et
Gafsa ! » Le passager s’est fait tout petit et, le rouge au
front, s ’est empressé de disparaître.
Nous avions feint de ne pas voir notre ancien ami, nous
étions gênés de l’agressivité de Leyla, mais elle était
intraitable, « Si personne n ’avait demandé la grâce, vous
auriez été complètement libres ! » disait-elle.
Afif balbutie des excuses, salue le plus courtoisement qu’il
peut et on se retire. Nabiha note le regard haineux que lui lance
la femme de Ketari, elle se redresse et sort en souriant.
- Je sais, reconnaît-elle, ce n’était pas malin de ma part, mais
j’avais trop envie de leur en faire un peu rabattre ! Il comprend
vite, tu as vu comme il était rouge en battant en retraite ! Mar­
celle est plutôt amusée par l’incident, elle regrette qu’on ne soit
pas allé jusqu’aux insultes.
- Je vous en aurais soufflé, et des pas mal du tout. Mais ne
vous inquiétez pas, si ce gars est bien comme je crois, il va deve­
nir très cordial avec Afif et essaiera à toute force de vous faire
dîner chez lui. Et vous, Nabiha, vous l’attirez sur d’autres
plans ! Ces deux femmes ont l’air d’avoir peur de vous . Vous
êtes tellement plus belle qu’elles...
- C’est normal, elle est ma femme ! Afif a pris son air le plus
fat, très “chez moi, c’est toujours le meilleur !”
- Elle devait être ivre en t’épousant. Mais ces petits dames ne
sont pas si laides que ça, même si elles ont peur que leurs maris
soient tentés...
- Soyez sûr, Legrand, qu’ils ne me tentent pas...
On s’arrête à Sidi Bou Said. Il n’y a presque personne au
café du haut à cette heure. On apprécie le calme et le plaisir de
déguster un thé aux pignons. Après un échange anodin,
Legrand relance Nabiha sur la psychiatrie et l’éducation.
- On a toujours besoin d’entendre les critiques ...
- Reconnais tout de même que la psychiatrie est un fameux
auxiliaire du pouvoir ! Tù as vus “l’Orange Mécanique” ? On
CRISTAL 125

m’a dit que c’est à peine exagéré, qu’il y a vraiment des psy­
chiatres qui agissent de cette manière...
- Oui, quelques uns, c’est vrai, mais pas tous, loin de là.
Croirais-tu en l’anti-psychiatrie par hasard ? Remarque bien,
il y a des choses justes, des observations judicieuses à la base de
la démarche, mais je n’y crois guère...
- Non, je ne connais rien à l’anti-psychiatrie, ni à la psy­
chiatrie elle-même d’ailleurs. Je juge en fonction de ce qu’on
peut voir comme résultats. Il me semble qu’il devrait y avoir
moyen de dépister assez tôt les maladies mentales ou ce qu’on
appelle ainsi, pour ne pas les laisser devenir dangereuses.
Ensuite on devrait aider le malade en le soutenant dans sa
contestation de la société. Quand il refuse un aspect de la vie
sociale, au lieu de lui dire “calme-toi” , il faudrait approuver
sa critique, l’élargir, essayer de la renforcer en lui enlevant son
caractère individuel pour en faire une critique générale. Avec
votre chimiothérapie, vous avez plutôt tendance à endormir le
malade.
- II y a de ça, reconnaît Legrand, et c’est souvent indispen­
sable parce que qu’il ne vient à nous que lorsque son cas est
déjà grave. Bien sûr, si on pouvait faire un dépistage précoce...
Mais c’est difficile, trop d’éléments entrent en jeu, et les gens
en savent si peu sur les maladies mentales. Nous-mêmes, vois-
tu, nous sommes souvent perplexes. Mais tu n’envisages que
l’aspect social des maladies mentales, tu laisses de côté les
autres aspects qui sont importants pour nous, praticiens. Pour
ma part, je n’ai pas de théorie générale, j’essaie d’adapter la
thérapie à chaque cas. Quand je pense que je ne voulais pas
discuter boutique avec Afif pour ne pas t’ennuyer, Nabiha.
- Pour en revenir à l’éducation , je crois ces anglais trop peu
sensibles à l’aspect vie en société.
- Peut-être leur méthode est-elle trop axée sur la psycha­
nalyse, mais je crois que c’est encore ce qu’il y a mieux.
- Pour les bourgeois et petits-bourgeois européens, c’est pos­
sible. Mais pour les enfants du peuple, pour ceux qui viennent
des classes défavorisées, je pense que c’est la méthode Freinet
qui est la meilleure. Elle forme des gens sans complexe,
capables de comprendre le monde, désireux d’y avoir leur
place, qui connaissent l’importance du travail manuel, la
valeur de la solidarité, etc.
126 CRISTAL

- Je suis moins affirmatif que toi quant aux complexes, Nabi-


ha, je crains qu’il y en ait qui proviennent de la petite enfance,
qui sont liés à la sexualité, aux mœurs des parents. Mais je ne
nie pas l’importance de l’apprentissage du travail manuel, de la
reconnaissance du monde, en un mot. Nous-mêmes l’ergothé­
rapie nous rend de précieux services .
- Ne confondons pas, Legrand. Vos patients effectuent de
travaux manuels inhabituels. Les écoles Freinet réhabilitent
cette activité dans la tête des enfants.
- C’est de l’empirisme, qui demande des maîtres à part.
- Pas plus empirique que bien d’autres activités ! Et les
maîtres qui font ça sont des gens heureux, qui apprennent sans
cesse, il leur paraît facile et naturel de travailler ainsi... Et ils se
sentent intégrés au peuple, eux...
- En Tunisie, intervient Afif, il y a très peu de gens qui
connaissent et appliquent la méthode Freinet. Nous n’avons pas
trouvé d’école de ce genre pour notre fille, seulement quelques
maîtres plus proches de cette méthode. Il faut dire qu’avec les
classes de 40 gosses, les programmes bizarres, l’enseignement
en deux langues et seulement quatre heures par jour, les ins­
pecteurs anachroniques, les conditions matérielles très dures
pour les maîtres, on ne peut pas faire des miracles.
- Excusez-moi je vais peut-être dire une bêtise, mais il y a un
moment que j’ai envie de poser la question.
Marcelle réfléchitun moment encore avant de formuler sa
question.
- Voilà , vous parlez tous, et souvent moi-même, du peuple,
vous dites “proches du peuple”,“aider le peuple”, “s’intégrer
au peuple”... Mais le peuple est-ce que ce n’est pas aussi vous,
moi, nous ? Le peuple, c’est forcé que ce ne soit que les
pauvres ? Et à partir d’où ? Lorsqu’on dit « peuple français,
tu vas faire la guerre », tout le monde doit y aller. Est ce qu’on
ne nous a pas donné des complexes parce qu’on a une vie aisée,
comme si c’était honteux de gagner de l’argent ?
- Peut-être, répond Nabiha. C’est une question de voca­
bulaire, on dit “peuple” en pensant “majorité de la population”
ou “peuple travailleur”. Mais je crois qu’il y a quelque chose
dans ce qui dit Marcelle, sur nos complexes..
- C’est amusant, Nabiha, Legrand parle avec un sérieux qui
dément sa remarque. Tü me semblés parfois très emportée,
CRISTAL 127

presque gauchiste dans tes indignations. Et à d’autres moments,


au contraire, tu parais d’une sagesse !
- Je ne sais pas si c’est ma “sagesse” comme tu dis qui me
tire en arrière ou si c’est elle qui me préserve de faire des choses
que je regrettais ensuite ! Je n’arrive pas à me situer très préci­
sément, comme beaucoup d’intellectuels, je crois.

Le personnage le moins intellectuel est celui qui peut poser les


questions gênantes : Marcelle est moins enfermée dans un repré­
sentation populiste de la société, elle peut tranquillement la
mettre en pièces par une question “naïve”, mais qui va loin.
Je ne la suis pas longtemps, en 1974, lorsque j’écris ce roman,
parce que sa question me gêne aussi Mais je l’ai laissée la poser,
ce qui n ’est pas si mal pour quelqu ’un qui avait une conception
très précise du monde..

Ils ont acheté de petits bouquets de jasmin, non, de fleurs


d’oranger, rectifie Nabiha, et les femmes sont contentes, tandis
qu’ils redescendent à pied la colline de Sidi Bou Saïd. Marcher
est très agréable ce soir.
Marcelle raconte, avec force mimiques et en accentuant
comiquement son accent provençal
- Savez-vous pourquoi Legrand m’a épousée ? Moi, petite
idiote, j’étais amoureuse de lui quand j’étais pas plus grande
que ça. J’allais chez eux sous n’importe quel prétexte quand il
rentrait au village pour les vacances. Il ne savait même pas que
j’existais ! Forcément, avec toutes les parisiennes rachitiques et
poitrinaires qui lui couraient derrière ! Quand il a fini ses
études, son père lui a dit gravement : « Mon fils, rappelle-toi
que nos ancêtres étaient italiens, et les italiens disent qu’il faut
prendre sa femme et ses bœufs dans son pays ». Il a alors par­
couru toutes les étables du village et a fini par une voir.
- Je dois avouer que c’est meilleur produit de mon étable,
ajoute Legrand en riant de la grimace de sa femme. Elle m’a
donné trois enfants superbes et me fait de ces plats..
- D’habitude, arrivé là, il me donne une grande claque sur
les fesses en criant « Merci, Monsieur Ségalot, ça c’est du
meuble ! »
Afif est heureux de voir Nabiha rire sans retenue. Il lui
retrouve l’air un peu espiègle qu’elle avait à vingt ans.
128 CRISTAL

Que nous est il arrivé, pense-t-il pour qu’il soit si rare que
nous rions ensemble ? Ce soir, nous pourrions être très proches
et nous parler vraiment, comme dans le temps. Nous ne le
ferons sans doute pas, par pudeur, amour-propre ou simple
gêne, à moins qu’on ne m’appelle pour une urgence.
Il serre un peu plus fort le bras que Nabiha a passé dans le
sien. Elle répond à la pression avant de se détacher de lui et
rejoindre la portière de la voiture.
C’est Paule, ancienne élève d’une école qui utilisait la métho­
de Freinet, qui m’avait envoyé en 1973 différentes livres sur la
questions de l’éducation. Nous n’avions pu en discuter à l’é­
poque, mais j’avais envie de lui donner mon avis sur “Libres
enfants de Summerhill”, ainsi que sur une série d’articles d’un
numéro spécial des “Temps Modernes”. La discussion de ce cha­
pitre est donc un peu l’expression de l’envie de poursuivre la
conversation avec Paule. Et un psychiatre était l’interlocuteur
rêvé en la matière.
Mais aussi, j’ai toujours été intéressé par la façon dont la
société aborde la pathologie mentale : dans ce domaine, particu­
lièrement, l’idéologie sous-tend les manières spécifiques de tra­
vailler. Pas par hasard, assurément, puisque la “folie” n’est
souvent que la vérité limite des contradictions où se trouvent pris
les individus.
J’ai donc voulu exprimer des points de vue, et j’ai générale­
ment chargé Nabiha de le faire. Ainsi, je lui reconnais de plus en
plus l’aspect “réflexion politique”, qui reste superficiel chezAfif
plus préoccupé de problèmes concrets, davantage pris dans ses
envies contradictoires de partir et de rester.
C’est que, si le maintien de liens professionnels et d’amitié en
France n’a rien de rare, il exprime ici - c’est probablement vrai
pour d’autres gens dont la situation est voisine de celle de Afif -
le refus de s ’ancrer définitivement dans la société tunisienne. Le
fameux “brain-drain ”, cet exode de gens du Tiers-Monde formés
en Europe et en Amérique, tire son origine de l’inconfort qu ’il y
a, une fois initié aux techniques les plus modernes et habitué à
une forme de vie moins contraignante, à revenir dans les sociétés
qui offrent des conditions très différentes, plus difficiles, et pas
seulement sur le plan technique.
Je crains de n’avoir pas été tout à fait sincère en parlant de la
manière dont s’est élaboré ce roman. J’avais oublié, vraiment
oublié, donc j’avais inconsciemment voulu éliminer quelque chose
de gênant : je m’étais demandé, au moment de commencer, si j’al­
lais écrire un récit autobiographiques. J’y ai renoncé.
Les raison que je me suis données ? D’abord, une sorte de modes­
tie : je ne me considère pas suffisamment intéressant pour parler de
moi, pour en quelque sorte, me poser en exemple. De plus, la vie
que j’ai menée est trop originale, marquée de trop de circonstances
particulières dont la description, nécessaire pour suivre mon propos,
aurait alourdi le récit ; enfin, me disais-je, cette originalité même fait
que ce que je peux avoir à dire sur l’engagement politique et sa
transformation risque d’être perçu, non comme un discours général
portant sur une attitude d’intellectuel, mais en tant que justifications
de ce que, juif révolutionnaire, j’ai trouvé comme façon de vivre en
accord avec mes idées
C’est que, je m’en aperçois bien, j’avais des prétention didac­
tiques en écrivant : ce livre était au fond un autre façon de faire de
la politique, d’apporter aux autres ma réflexion, sous une forme
différente cette fois, et à un niveau plus individuel. J’aurais voulu
pouvoir le faire sans que le caractère trop particulier de mon per­
sonnage ne fausse le discours, ni que l’on puisse dire que cette expé­
rience (qui s’inspirerait de toute façon de la mienne) était en quelque
sorte perturbée par ma condition de juif.
C’est donc bien que je sentais qu’il y avait entre moi et les arabes,
même parmi les plus proches (je faisais toujours au fond de moi un
certain nombre d’exceptions) une distance de départ, objective, qui,
130 CRISTAL

faisait que si je pouvais parler de moi, de mes engagements, mes


réactions, mes sentiments... cela ne portait pas forcément en même
temps sur eux. Pour parler d’une situation où eux étaient impliqués
complètement, il m’a semblé nécessaire de m’en exclure.
Je ne pense pas ici au regard qu’on a souvent porté sur moi, les
policiers, les gardiens, les gens qui m’ont réprimé : comment se fait-
il qu’un juif soit au milieu d’arabes ? Ils étaient intrigués, ne com­
prenaient pas très bien quelle attitude adopter. Un gardien du
pavillon E, avec lequel nous avions d’excellents rapports, plaisan­
tant souvent et nous racontant de bonnes histoires, avait trouvé l’ex­
plication. Il dit un jour à Noureddine : « C’est impossible, un juif qui
ne soit pas sioniste. Celui-ci est certainement un agent d’Israël : il
fera vingt, trente ans de prison si nécessaire, arrivera au pouvoir et
pourra alors servir ceux qui l’envoient ». Il disait cela sans animo­
sité, satisfait de son astuce d’avoir découvert “mon jeu” et admira-
tif de ma “persévérance”.
Je pensais à d’autres gens, chez qui je ne pouvais soupçonner
l’existence de racisme. Mais j’avais le sentiment qu’ils ne me recon­
naissaient pas complètement, tout de même.
Ce sentiment, il faut bien qu’il me soit venu d’une perception, fut-
elle inexprimée, de l’attitude de la plupart de mes interlocuteurs : ce
n’est pas seulement cette sorte de reproche dont j’ai parlé qui nous
était fait à Noureddine, Leyla et moi, d’être, de vouloir rester margi­
naux. Ou plutôt, c’était la manière différente dont il nous était fait.
J’ai raconté les mises en garde adressées à Noureddine au moment
où nous nous sommes installés ensemble, le fait que l’on ne m’ait
rien dit de semblable prouve, je crois que Ton pensait que je ne pou­
vais pas accepter ce discours. Non seulement parce que je risquais
d’y percevoir un racisme que Ton voulait absent, mais aussi parce
que j'était censé ignorer, être incapable de comprendre les manières
de réagir du peuple tunisien. Oh, je pense sincèrement que cela était
perçu davantage comme un hommage à mon courage, à ma manière
“avancée” de vivre plutôt que comme un reproche.
Mais cet hommage est en même temps une négation de tout ce
qui sous-tendait ma démarche. Si je vis d’une certaine manière,
crois ii des principes, lutte pour des changements du monde, c’est
que j'espère que ces élans, ces objectifs, cette démarche donc pou-
vail eiie appropriée par tous. Ma vie militante, dont il était clair
qu’elle était un axe fondamental de mon existence, se concevait
“parmi el avec” les autres, plus particulièrement les Tunisiens, c’est-
CRISTAL 131

à-dire les arabes surtout. En refusant que je sois comme tout le


monde, même si c’est pour me placer plus haut, on fait de ce que je
propose un rêve, très beau peut-être, mais sans espoir de concrétisa­
tion. Soyons plus précis : lorsque je parle des rapports au sein de la
famille, ce que je peux dire à propos de la mienne n’intéresse que de
façon extérieure. En tant que juif, mon univers socio-culturel est
forcément si différent qu’il ne peut y avoir que des vagues parallèles
possibles. Pour pouvoir parler à un arabe de ses rapports avec les
filles je dois montrer que je connais et comprends suffisamment son
milieu, le préjugés qui ont entouré son enfance, et aussi ce que l’is­
lam enseigne à ce propos. Même alors, je sens bien qu’au fond de
lui, il n’accepte pas ce qui peut le remettre en question, qu’il se dit
que je ne peux pas comprendre.
C’est que, juif occidentalisé, je n’ai pas le droit de ne pas corres­
pondre à une certaine image : en terre d’islam, les juifs ont toujours
pu rencontrer les femmes musulmanes, pénétrer dans les maisons,
les soigner, etc. Ils sont censés ne pas les désirer, en tout cas il est
impensable qu’elle puissent avoir sur eux un regard équivoque. Je
ne veux pas entrer dans l’analyse de tout ce que cela peut laisser
comme traces dans l’inconscient. Ce qui paraît clair, c’est l’univers
sexuel du juif apparaît à la fois très différent, plus libre, plus
enviable, et inaccessible au jeune musulman qui souffre de ses frus­
trations.
Si, en plus, le juif est occidentalisé, s’il tient un langage de
liberté, alors ce qu’il dit sur la manière dont il s’efforce de vivre,
dont il croit qu’il faut vivre n’a plus qu’une valeur poétique, si on
peut dire. C’est qu’il va de soi qu’il a des rapports faciles et sans
problèmes avec les filles, qu’elles-mêmes sont plus libres et plus
décontractées dans son milieu d’origine, et que donc, malgré tous
ses efforts, il ne pourra jamais comprendre la véritable difficulté de
la communication entre les sexes en milieu arabe.
Du coup, son exemple ou la voie qu’il indique sont invalidés et il
n’a pas envie de se retrouver dans cette situation : lui aussi tient un
discours général, extérieur, qui ne l’engage pas plus personnelle­
ment que ses interlocuteurs. A nouveau la communication est
faussée...

La marginalité que nous vivions, avant 1968, il avait fallu la


construire, la protéger. Contre le désir légitime de nos milieux
d’origine, de nos familles, de nous récupérer, de parvenir à travers
132 CRISTAL

nous à réaliser leurs espoirs de réussite sociale, leur désir de recon­


naissance par la société. Mais aussi contre nous-même, contre tout
ce qui nous poussait à accepter ce rôle, à faire plaisir aux nôtres, à
reprendre notre compte leurs projets, à leur donner du moins motif
à être fiers de nous, contre, en un mot, tous les liens qui nous ratta­
chent, par les tripes, le cœur et la morale à ce qui a entouré et
protégé notre enfance.
Nos familles attendaient beaucoup de nous. Il se trouve que Nou-
reddine était comme moi l’unique garçon, et que sa mère fondait sur
lui beaucoup d’espoir. Son père avait été tué en 1956 au cours de la
répression de youssefistes, il était censé assurer à sa mère, et par la
même occasion à tous les siens, le motif de réhabiliter la famille par
sa réussite. Des études supérieures bien menées pouvaient le
conduire aux sommets de la société, au moins à une place enviable
dans sa ville d’origine, la Hamma, où un mariage avec une “payse”
aurait mis la touche finale à sa reconnaissance. Son avenir était
tracé : puisqu’il se préoccupait des autres, il n’aurait qu’à prendre en
charge d’abord sa mère, qui oublierait auprès de ses petits-enfants
toutes les souffrances de sa vie, sa famille ensuite qui bénéficierait
de sa protection, la ville enfin qui ne pourrait qu’être avantagée par
la position importante et influente de son rejeton. Imagerie de type
féodal, on le voit bien, où les notions de clientèle et le régionalisme
ne sont guère absentes, ce qui n’est pas étonnant si on pense qu’elles
sont également présentes dans l’idéologie et la pratique de presque
toute la société...
Qu’il ait ou non rejeté complètement, en profondeur, ce type de
rêve, Noureddine ne voulait pas en entendre parler, et s’efforçait de
mener sa vie selon un autre projet, plus moderne, plus universel. Il
souffrait, n’a pas cessé de souffrir du déchirement de sa mère, mais
n’a pas voulu se plier à l’image de lui qu’elle aurait aimé voir. Pour
vivre comme il l’entendait, il lui fallait rompre les relations presque
tribales avec les siens, les rejeter, non seulement de ses rapports
explicites, mais au dedans de lui-même. Et je crois savoir que ce
combat n’a pas été facile, je ne suis pas sûr qu’il l’ait un jour gagné
définitivement, tant est forte la présence affective de sa mère, la cul­
pabilisation sourde qu’il ressent vis-à-vis d’elle.
Ce n’est pas à moi de parler du rôle qu’ont joué dans cette bataille
son idéologie, l’espoir que ses luttes politiques allaient déboucher
sur un monde différent, moins déchiré, la certitude qu’il ne pouvait
plus être un représentant de la tribu, mais seulement un individu qui
CRISTAL 133

sacrifierait le moins possible de sa personnalité, et tout ce qui l’a


transformé. Ce qui m’importe ici, c’est que, pour vivre avec moi,
pour avoir Leyla comme femme, Noureddine avait dû au moins dis­
tendre considérablement ses liens avec son milieu d’origine.
Les choses, assez semblables au fond, se présentaient néanmoins
différemment pour Leyla. En tant que femme, elle avait au départ
moins de possibilités de biaiser ; la conquête de son autonomie pas­
sait nécessairement par le rejet des représentations idéologiques
dominantes, y compris dans sa famille, de la place de la femme : ou
marginalité plus ou moins complète, ou départ du pays. C’étaient là
les seules possibilités pour ne capituler en devenant une épouse, une
mère, et en renonçant par là à une grande partie d’elle- même. Et elle
n’avait pas eu besoin de réfléchir, d’exprimer tout cela : dans toutes
les tentatives de ses parents pour la ramener à la norme, elle sentait
qu’elle allait se perdre, qu’il ne fallait pas se laisser piéger. Et elle
refusait tranquillement, les amenant à admettre qu’elle vive comme
elle l’entendait plutôt que ne plus la voir, car ils sentaient bien qu’el­
le ne reculerait pas. Et elle n’a jamais reculé sur ce point : son auto­
nomie, la sauvegarde de sa personnalité. Lorsqu’elle a quitté
Noureddine, son réflexe n’a pas été de retourner dans sa famille ou
d’épouser un autre homme, il a été de partir, de prendre du recul et
d’essayer de continuer à vivre par elle-même...
Pour moi, la situation était en apparence plus simple : j’avais déjà,
dans le choix de mes études supérieurs, refusé l’ambition que ma
mère avait d’avoir un fds médecin, ce qui aurait représenté pour elle
la réussite la plus indiscutable, car, à l’aspect promotion sociale et
économique s’ajoute l’image du docteur de famille, bon, généreux,
qui dispense les soins et le réconfort gratuitement lorsqu’il le faut...
Faire de l’agronomie, c’était me placer dans une optique très diffé­
rente, politique en quelque sorte (je ne me doutais alors que c’était
une optique de pouvoir), un essai de participation à la solution de
problèmes généraux : un médecin, pensais-je, soigne des individus,
un agronome peut préserver de la faim des populations... Par la
suite, lorsque ma famille avait jugé impossible de demeurer en Tuni­
sie, je m’étais séparé d’elle, sans discuter la valeur de sa décision :
moi, je ne voulais pas vivre en France, mon pays restait la Tunisie,
je devais mettre mes capacités à son service. Je dois énonnément à
ma famille, elle est pour beaucoup dans tout ce que je me sens
capable de tirer de bonheur ou de joie de la vie. Devant ma décision
de rentrer en Tunisie à la fin de mes études, personne n’a tenté la
134 CRISTAL

moindre pression, n’a fait le moindre chantage sentimental. On a res­


pecté mon choix, sans même m’indiquer à quel point il décevait,
était ressentit douloureusement. Et j’ai trouvé dans le stoïcisme des
miens la chance de ne pas être culpabilisé de les quitter...
Car je les quittais. Bien sûr, je les voyais de temps en temps au
cours des vacances, mais nos univers étaient devenus différents, nos
espoirs, notre avenir... Je ne rêvais même pas qu’ils puissent retour­
ner en Tunisie si la situation changeait, les choses étaient plus pro­
fondes que cela... En somme, j’avais pris mon envol, et ne
maintenais plus que des liens affectifs qui ne pesaient pas sur ma vie.
Comme je me sentais depuis bien plus longtemps étranger aux
préoccupations et à la manière d’être de la communauté juive de
Tunis, je pouvais vivre sans trop de déchirement cette marginalité, ne
regardant pas trop du côté de ma famille en dehors des périodes de
vacances... Il me fallait donc être capable d’assumer mes choix de
vie, me prendre en charge sans plus compter sur les autres. Ainsi les
conditions existaient pour que nous nous retrouvions tous les trois.

Pour nous trois qui avions en commun l’éloignement de nos


milieux d’origine, le fait que ces milieux soient aussi différents
n’avait aucune importance, ne nous concernait pas. Je pouvais être
juif, ou grec ou n’importe quoi d’autre, eux aussi d’ailleurs, cela ne
se traduisait en aucune façon. Et nous n’étions même pas conscients
du fait que ces différences, par les traces qu’elles avaient laissées en
nous, par l’obligation qu’elles nous faisaient de nous battre chacun
à sa manière, nous enrichissaient tous, augmentaient l’apport de
chacun à la communication : cela était impossible à exprimer, il ne
nous venait pas à l’idée d’aller chercher le pourquoi de chacune de
nos personnalités.
Et c’était un repos, un réconfort, que de vivre avec eux qui ne per­
cevaient pas les différences, mais seulement ce que unissait, cette
volonté commune de ne pas capituler devant le regard des autres, de
nous assumer avec toutes nous ambition folles d’un monde autre.
Parfois, tout de même, je me sentais un peu seul, comme mis à
l’écart, ou bien j’éprouvais le besoin de me retirer, de m’éloigner un
peu dans ma chambre ou plus loin encore. Ce n’était jamais lorsque
nous nous trouvions ensemble à deux ou trois, (bien qu’il ait dû
m’arriver de fuir des situations tendues entre Noureddine ou Leyla,
mais c’était rare), cela se produisait plutôt en présence d’autres,
généralement des gens de la génération de Noureddine et Leyla ;
j’avais terminé mes études supérieures quelques années avant eux :
CRISTAL 135

il s’établissait à ces moments-là une communication, une sorte de


complicité entre eux dont je me sentais exclu.
Je mettais généralement cela sur le compte de ma mauvaise
humeur ou de la différence de générations, mais il m’apparaît
aujourd’hui que cela devait être plus complexe. Sans doute, incons­
ciemment, me reprochaient-ils d’avoir accaparé leurs amis, de les
avoir poussées à aller jusqu’au bout de la subversion et établis­
saient-ils instinctivement les rapports au niveau où je ne pouvais
intervenir, les remettaient-ils à la place qu’ils avaient à Paris en mon
absence. Et ma susceptibilité réagissait à cette sorte d’exclusion,
sans que j’aie la force ou le courage d’aller au fond des choses et de
m’interroger sur les causes profondes de mon malaise : était-ce
parce que je me sentais effectivement étranger ou bien parce qu’ils
ne voulaient pas m’admettre ?
Je ne crois pas trop m’avancer en écrivant que beaucoup de gens
qui nous fréquentèrent à cette époque étaient profondément
dérangés par notre façon de vivre. Ils nous aimaient, je pense que
cela doit être souligné. Mais il leur était trop difficile de concevoir
pour eux cette indépendance vis-à-vis de leur famille, ce mépris des
préjugés, des tabous, du regard social... Ils n’osèrent jamais, à ma
connaissance, poser ouvertement la question de mes rapports avec
Leyla. Ils avaient peut-être peur de la réponse, quelle qu’elle fut : si
nous avions eu des relations sexuelles, il faudrait accepter, affronter
l’idée d’un univers sans jalousie, sans possession, où l’amour n’est
pas culpabilisé, un univers possible, mais auquel ils se sentaient
incapables d’accéder ; dans le cas contraire, cela voudrait dire que si
libres que nous le paraissions, il y avait encore des choses qui nous
retenaient... Il était plus simple de nous placer dans une position
inaccessible d’idoles, de sortes de fous dont il valait mieux ne pas
approfondir les actes, et, je le sais bien, de pouvoir penser lorsqu’ils
avaient une raison de nous en vouloir, que nous feignions des rela­
tions fraternelles, mais qu’en réalité...
C’est que, hommes ou femmes, ils ne parvenaient pas à recon­
naître qu’ils résolvaient difficilement, péniblement, le problème de
leurs rapports affectifs. Leur reconnaissance du droit des autres à
une certaine liberté sexuelle ne s’étendait pas à leur conjoint, par
exemple. Ils préféraient du coup vider l’idée de liberté sexuelle de
tout contenu affectif... pour les autres. Imaginons une illustration,
que je ne tire pas spécialement d’une expérience précise : un couple,
légitime ou non, peu importe, nous fréquente et sympathise avec
136 CRISTAL

notre manière de vivre, pour l’homme, cela signifie que la femme


que je fréquente est abordable, acceptera une relation superficielle,
“libre”, avec lui, et qu’il peut essayer sans mettre son couple en dan­
ger, sans s’engager plus que sur le plan sexuel, pour la femme, ja­
louse de ma compagne et craignant que son “mari” ne succombe à
ses charmes, cette fille est une putain, mais moi, je pourrais à l’oc­
casion être un amant agréable, surtout en ce qu’il n’exigera pas de
promesse, qu’il saura rester discret...
La beauté de Leyla, sa manière un peu possessive de vivre avec
nous, sa sensibilité aux hommages masculins, lui valaient des senti­
ments pas toujours chaleureux de la part des femmes. De là à déci­
der qu’elle était inconsciente, volage, et vivait avec nous seulement
parce que son mari y tenait, il n’y avait pas loin. Personne, et j’ai
honte de me l’avouer aujourd’hui, peut-être pas même nous, au
moins à certains moments, ne pensait qu’elle avait délibérément
choisi, qu’elle assumait consciemment cette marginalité, ce soupçon
permanent d’être ma maîtresse. De fait, je crois que dans la façon
évidente dont elle vivait cela, dans l’absence totale de culpabilité
qu’elle avait, dans la certitude qu’elle affichait de ne rien nous
devoir de plus que ce que nous lui devions, elle montrait qu’elle
savait qu’elle nous apportait énormément à tous deux, plus encore à
moi, que sa confiance a tant aidé à vivre cette époque.
Elle n’était pas ma maîtresse, je crois devoir le dire, non pour me
justifier ou l’innocenter, mais pour montrer au contraire que nous
ne pouvions concevoir la liberté jusqu’au bout. J’ai préféré penser
que nos élans sexuels l’un vers l’autre, si tant est qu’il y en ait eu
vraiment, n’ont pas coïncidé, n’avaient pas lieu en même temps, au
point que nous les réprimions instinctivement, les oublions très
vite. Mais ce n’est pas la bonne explication. La vérité me semble
être plutôt que nous n’avions le courage de vivre une situation
scandaleuse que parce que nous nous savions innocent des accusa­
tions qu’on pouvait porter contre nous ; eussions-nous agi autre­
ment que nous aurions été culpabilisés et n’aurions pas pu
continuer notre vie de “trouple”. C’est donc que le regard extérieur
trouvait en nous un écho, que l’idée d’adultère, d’abus d’une situa­
tion, de l’équivoque ou l’aspect sale qui accompagne les amours
non légitimes, cette idée-là n’avait pas disparu en nous : nous
avions fait de grands pas vers la liberté, mais la partie n’était pas
gagnée, nous hébergions une part de la répression sociale...
Alors, dans les souvenirs que nous gardons du “trouple” Noured-
CRISTAL 137

dine et moi préférons souvent privilégier la communication qu’il y


avait entre nous deux, minimiser le rôle de Leyla, la réduire plus ou
moins à un ciment supplémentaire, à l’occasion de notre rencontre,
alors qu’elle en était un élément déterminant. Ainsi nous pouvons ne
pas trop fouiller dans nos sentiments de l’époque, accepter plus faci­
lement qu’elle soit partie, puisque son départ n’entrave pas cette
communication. Mais cela n’est pas si facile, et il est des moments
ou il faut bien regarder les choses en face, parce que cela est indis­
pensable pour vivre, parce que quelqu’un comme Leyla, même
absent, ne se laisse pas aussi aisément spolier...
Comme il était difficile, et dérangeant, de poser les questions sur
nos relations entre nous, nos amis préféraient les admettre telles
qu’elles se présentaient, et parler avec nous de choses moins enga­
geantes, de politique, culture ou autre. Et je reprenais alors le rap­
port extérieur, celui de l’intellectuel dont il n’est pas important qu’il
soit ou non juif, puisqu’il parle d’idées, pas de vécu. Et nous sor­
tions souvent ensemble, allions au cinéma, à la plage, aux confé­
rences, jouions aux échecs ou aux cartes, faisions de la politique...
J’étais ce type un peu bizarre, mais très bien, dont on ne comprend
pas très clairement pourquoi il agit ainsi au service du peuple, mais
il est comme ça ! Et moi, pour me faire aimer, et aussi parce que
c’est mon caractère, j’étais une compagnie agréable, assez boute en
train, toujours prompt à plaisanter et à rire, à être avec les autres et
leur rendre service...
Et la solitude s’éloignait, et les questions sur sa présence et cette
sourde angoisse sur l’avenir : j’avais des amis, et surtout, j’avais
Noureddine et Leyla, nous étions le “trouple”...
Mais que se passera-t-il lorsque je trouverai une compagne ? Je
tremblais à l’idée qu’elle puisse ne pas plaire à Leyla, mais ne son­
geais pas non plus à y renoncer éventuellement...
ii m i i ZOMQ

•'irx ^ r . 7 . i - ..;»!• ii'-: *

Uiiaà.K' -
ï'f • i . ip ■:
7 yjtu’ru^ Toi; .


Nablha éprouve beaucoup de plaisir à conduire la voiture
d’Afif. Celui-ci a fait ses recommandations en lui donnant les
clefs et les papiers. « Ne passe pas la quatrième avant d’arriver
à 80... » Elle en a été attendrie. Prêter son jouet favori, ce n’est
pas n’importe quoi !
Les enfants sont assis sur la banquette avant, Eliès, en qua­
lité d’aîné, près de la portière. Il est très attentif à la circulation
et ne manque pas d’avertir sa mère des obstacles qui peuvent se
présenter. Entre temps, il explique à sa sœur le code de route,
les bandes blanches, les panneaux routiers. Mounira, émer­
veillée de tant de science, a du mal à comprendre les subtilités
de la prioritaire.
- Mais si nous sommes sur une route prioritaire, pourquoi, à
Hammam-Lif, avons nous laissé passé des voitures qui venaient
de droite ?
- C’est que, dans les agglomérations...
Nabiha ne roule pas très vite, elle aime penser en conduisant.
Pourquoi me suis-je réveillée maintenant, et pas avant. Par
moments, j’ai l’impression qu’Afif aussi se réveille, mais il se
rendort si facilement. Attention à ce virage, il y toujours des
accident ici ... Me désengluer d’abord, rompre avec la routine,
cesser de me considérer d’abord comme une femme au foyer,
une mère, me retrouver, pouvoir respirer, réfléchir, agir sans me
censurer, sans faire passer une tas de considérations avant mes
désirs ou mes idées. J’aime Afif autant qu’avant, et pourtant je
commence à le juger, ça ne m’était jamais arrivé. Mettre de
l’ordre, de l’harmonie dans notre vie...
140 CRISTAL

- Il est fou, celui- là, de doubler dans le virage ! Il est passé


de justesse.
Une petite émotion, mais elle a bien réagi, se serrant à droi­
te et accélérant un peu. Eliès explique à sa sœur :
- Si elle avait freiné, les trois voitures se seraient retrouvées
de front dans le virage, et il aurait suffit d’un rien...
Maintenant, nous ne parlons plus ensemble, plus vraiment.
On se disait tout avant, presque tout. Avant... Les années d’é­
tudes ont passe à une vitesse folle, elles n’étaient pas toujours
faciles. Elle sourit au souvenir de la chambre sombre qu’ils
occupaient Rue de l’estrapade - le nom sonne agréablement à
ses oreilles. Eliès, tout petit, absorbait certains mois presque
tout l’argent de ménage. « Ce n’est pas du lait qu’on met dans
son biberon, disait Afif, c’est notre bourse ! » le menu des
adultes était alors invariable, matin, midi et soir, on prenait des
cafés au lait avec des tartines beurrées. Elle avait suggéré de
préparer un seul énorme biberon familial qu’il se passeraient à
tour de rôle tout les trois...
- Là, doucement, la route n’est pas très bonne. Bon, ça va.
Quelle fête lorsqu’un ami les invitait à dîner ! ou leur prêtait
de l’argent, mais c’était rare, personne n’était bien riche. Et
puis on passait à l’opulence, soit que l’un d’eux trouve un bon
job, soit que les parents d’Afïf envoient « une petite somme
pour Eliès ». Elle s’efforçait alors d’acheter tous les vêtements
nécessaire pour eux trois, les produits indispensables à l’enfant
s’entassaient dans un coin, on pouvait faire des folies, inviter
des copains, s’offrir le restaurant, les spectacles, ils s’étaient
même permis le luxe d’un baby-sitter, une étudiante qui habi­
tait une chambre de bonne à côte de la leur et qui s’endormait
souvent avant Eliès qu’elle était censée garder pendant leurs
sorties. Et quand on avait tout mangé, on vivotait à nouveau...
On ne se rendait pas compte de notre bonheur alors. Oh, si, tout
de même... Attention, des charrettes qui traversent la route, la
priorité, pour elles...
Un garde national, debout près de sa moto, lui adresse un
sourire amical. Elle ne le lui rend pas. J’aime pas les flics. Le
genre de choses à ne pas dire à haute voix devant les enfants, ils
enregistrent tout, il faudrait leur expliquer. Mais je n’ai pas
l’impression qu’il aiment les flics, eux non plus, ça doit être
héréditaire ! Bon on peut accélérer maintenant. Voilà, 85, je
CRISTAL 141

passe la quatrième. D’ailleurs Eliès surveille le compteur de


vitesse du coin de l’œil, rien ne lui échappe ! Dire que bientôt,
il conduira à son tour, aura des petites amies, se mariera...
Elle le regarde du coin de l’œil. Mon fils ! presqu’un homme,
déjà plus grand que moi, ce n’est pas bien difficile, mais tout de
même ! Un serrement de cœur. Elle revient à son obsession de
ces derniers temps. L’angoisse de vieillir, bien sûr, mais surtout
de vieillir stupidement, sans rien faire d’utile, sans exister. Ces
temps-ci vieillir, c’est pour elle voir s’éloigner les promesse, les
élans de sa jeunesse.
Ça ne serait rien si les années étaient pleines. Mais moi ! jus­
qu’à présent je me suis surtout occupée. De la maison, des
enfants, d’Afïf, de mon physique, de ceci, de cela, et dans tout
les ordres possibles. Les enfants auraient plutôt besoin mainte­
nant de sentir moins ma présence.
Elle repense à la proposition de Saloua de garder Mounira
pendant les vacances. Oui, elle aurait une bonne influence sur
elle. Il faudrait la changer d’école. En parler avec Afif. Il sera
sûrement d’accord, il a une confiance énorme en Saloua. Je
crois qu’il l’admire beaucoup. S’il se doutait de ses problèmes !
Elle sourit. Il coucherait avec elle et, pour une fois, ce serait
dans un but secourable. Car elle l’attire sûrement un peu. Mais
il faudrait à Saloua quelqu’un de plus altruiste, plus patient, et
qui l’aimerait vraiment. Ou un bon psychiatre.
Legrand. Peut-être pourrait-elle lui raconter, il saurait
conseiller. J’ai peut-être été un peu fort avec lui l’autre soir, mais
il faut reconnaître qu’il l’a très bien pris, il est très modeste. Et
il a certainement l’habitudes des gens agressifs. Afif semblait
un peu étonné de me reconnaissait pas. Tout est de ma faute,
j’ai trop vécu “en arrière” depuis notre retour ici, trop joué le
rôle de Madame Lakdar, je me suis trop limitée. Il ne voit plus
en moi que la mère des enfants, la maîtresse de maison, l’épouse
présentables. Mais je crois que je n’étais pas autre chose, la
Nabiha qu’il connaissent, je n’étais plus qu’en son absence,
quand je lisais un livre, ou réfléchissais...
- Nous voici à Grombalia. Avez-vous soif, les enfants ?
- Mais maman, rappelle Mounira, tu a promis que nous nous
arrêterions à Hammamet prendre quelque chose.
- Oui ma chérie, je suis d’accord. Mais on peut aussi s’arrê­
ter ici. Non, tu as raison, on continue jusqu’à Hammamet.
142 CRISTAL

Un sourire monte à ses lèvres. Chose promise, chose due.


Cette formule avait été un véritable mot de passe avec Afif à un
certain moment, et les enfants n’avait pas manqué de s’en
emparer à leur tour. Une manière de s’obliger les uns les autres
à ne pas faire de promesse à la légère, de donner plus de points
à sa paroles.
Elle double une vieille 2 C.V. sans toit occupée par des jeunes
gens qui lui font de grands signes. Les enfants leur répondent
de même, amusés par l’allure qu’ils présentent ainsi. Est-ce
qu’ils l’on baptisée, leur voiture ? Nous, c’était Boraq. Une
émotion un peu particulière, ce vieux Boraq*... Elle était ainsi
nommée parce que, aux premier temps de leur vie motorisée, ils
étaient allés en Touraine. Un soir le balancement de la voiture
l’avait émoustillée plus que l’habitude - elle avait déjà remar­
qué cet effet - et elle s’était mise à caresser Afif plus audacieu­
sement qu’elle ne l’avait jamais fait d’elle-même. Enchanté de
l’aubaine il avait vérifié de la main la position de changement
de vitesse avant de répondre de façon aussi intime, et ils avaient
parcouru de longs kilomètres en se caressant jusqu’à moment
où ils s’étaient arrêtés au bord de la route... Nabiha se sent de
nouveau excitée à cette évocation, elle a envie soudain de fermer
les yeux et de promener ses mains sur son corps. Elle rougit en
se rappelant brusquement la présence des enfants. Suis-je bête !
comme s’ils pouvaient deviner à quoi je pense ! Il faudra un jour
leur dire toutes les ressources de la 2 C.V. j’espère qu’on en
fabriquera encore quand ils seront grands.
- La route de Hammamet, Maman ! Mounira a de la suite
dans les idées. Arrêtés près de la mer. Les enfants ont couru et
un peu joué sur le sable, se sont trempé les pieds « elle est très
frrrr...oide ! » On est ensuite allé s’attabler au soleil à la ter­
rasse d’un café. Eliès demande au garçon s’il y a des gâteaux.
Sur sa réponse négative, il se lève, fait quelques pas, revient.
- Je n’ai pas d’argent, Maman. Mais j’ai vu une pâtisserie
pas loin... Commande-moi un lait grenadine, s’il te plaît.
- Mounira tient à son “kok”, Nabiha prend un café noir. Elle
se sent bien au soleil, encore un peu dans Boraq, le mouvement
de la 504 n’a rien à voir avec ça ! Elle prend conscience sans
déplaisir des regards masculins, la présence des enfants la

* Nom du cheval ailé qui, dit-on, transporta le prophète Mohamed au ciel et le


rtena ensuite sur terre.
CRISTAL 143

protège. Pas complètement, semble-t-il, puisque quelqu’un lui


adresse la parole. Elle n’a pas saisi, lève des yeux interrogateurs
vers un homme blond pas mal du tout, note-t-elle, à l’accent
germanique, qui, un peu penché, lui répète sur un ton enga­
geant :
- Mademoiselle, je voulais vous demander la permission de
vous offrir à boire et de vous emmener faire une promenade en
barque avec votre frère et votre sœur. Ils vous ressemblent
beaucoup, ajoute-t-il pour expliquer, qu’il a compris la nature
de la parenté.
Elle sent que s’il n’y avait pas eu les enfants, elle n’aurait pas
été indifférente, peut-être même... Elle jette un regard recon­
naissant à l’inconnu avant de se ressaisir et de répondre.
- Je vous remercie de votre amabilitié, Monsieur. Malheu­
reusement, mes enfants, elle appuie sur le mot en les désignant,
jouissant intérieurement de l’air incrédule de son interlocuteur,
et moi devons rejoindre mon mari, Nous repasserons tous ici
demain matin, ajoute-t-elle un peu malicieusement, et si vous
voulez, nous nous retrouverons alors.
- Et bien, à demain, accepte sportivement l’allemand en se
retirant, avec un grand geste vers les enfants.
Il n’y a donc pas que des homosexuels qui viennent ici ! Dire
que la sage Nabiha a bien failli succomber sans combat !
Elle rit toute seule en retournant à la voiture.
- Tu as bien fait de refuser, commente Mounira, il y a des
vagues et j’aurais eu le mal de mer.
- Et puis nous ne serions arrivés à Sousse que dans la nuit.

Eliès aime surtout regarder le paysage. Il branche la radio et


capte un poste qui diffuse des chansons en français et en
anglais.
- Ça ne te gêne pas, Maman ?
-Au contraire ! Mounira, tu as envie de dormir. Va donc t’al­
longer sur la banquette arrière Hop-là, ça y est ? N’est-ce pas
mieux ?
Eliès fredonne avec la radio. Il connaît presque toutes les
chansons nouvelles par cœur. Le paysage qui défile, il le connaît
aussi par cœur, mais ne s’en lasse jamais.
Elle reprend le cours de ses pensées. Cet inconnu... Non, je
ne crois pas que j’aurais accepté. Je dois manquer d’audace.
Mais si j’ai été remuée, c’est à cause de mes pensées érotiques,
144 CRISTAL

de l’abstinence de ces derniers temps. Reprendre ma vie en


main, mais pas en commençant ainsi. Serais-tu une petite bour­
geoise arriérée, Nabiha ? Peut-être, s’avoue-t-elle, je ne dois pas
être libérée. C’est pour cela que je ne supportais pas, ces temps-
ci, d’avoir avec Afif des rapports conjugaux formels, on est si
loin l’un de lautre à part ça ! Et maintenant, j’ai une de ces
envies de lui ! Boraq... Boraq les avait encore souvent trans­
portés au ciel, et puis il y avait la Simca, mais ce n’était plus la
même chose...
- A quoi penses-tu, mon grand demande-t-elle pour se
détourner de ses pensées.
- A rien, je suis bien et j’aime ces chansons.
Il a le sourire faussement naïf d’Afif, ce sera sûrement un
bourreau de cœurs ! Le passage à niveau d’Enfida, j’ai toujours
peur de ces feux de signalisation, ils se bloquent parfois. Il n’y a
rien, on peut passer. J’ouvre un peu la vitre, ils seront mieux ;
j’ai chaud, ma jupe est trop épaisse, avec ces maxi, on se sent
bien, si elles ne sont pas trop chaudes. J’avais eu du mal à
m’adapter à la mini-jupe, un peu de pudeur, peut-être. Et quand
je me suis mise à la porter sans complexes, on nous a ramenées
à la mode des années 50. Peut-être avons-nous gagné, à l’expé­
rience de la mini, d’avoir moins honte de nos corps. Aujour­
d’hui, il y a moins d’uniformité, les filles s’habillent comme elles
veulent. C’est comme les hommes, avec les cheveux longs. La
mode change, il y a des hommes qui les ont à nouveau courts,
mais moins qu’avant, ils ont moins honte de vouloir être beaux...
- Regarde, Maman, un nouveau café ! Il est beau, tout est
brillant... Oh, le beau cheval ! J’aimerais bien monter à cheval,
tu sais. Papa a dit l’autre jour que tu montais très bien, tu
m’apprendras, dis ?
- Bien sûr, si nous en trouvons l’occasion...
C’est vrai, elle a fait de l’équitation en France, au moment où
ce sport commerçait un peu à se démocratiser. Ils habitaient en
banlieue, il y avait un manège tout près. Afif était resté très
dilettante, pas elle. Disposant de temps et séduite par l’harmo­
nie qui s’établit parfois avec un cheval intelligent, elle s’y était
mise sérieusement.Toujours un peu grisée par l’impression de
vitesse, le rythme du galop et la sensation du vent dans le visage,
elle avait rapidement fait beaucoup de progrès. Le moniteur
avait même essayé de la convaincre de participer à des concours
CRISTAL 145

hippiques. Et puis il y avait eu sa seconde grossesse, elle avait


abandonné, et ils avaient déménagé.
Faire du cheval ici ? Si on vivait à la campagne, oui, peut-
être. Mais à Tunis, cela m’obligerait à fréquenter de telles gens
que je finirais par haïr le plus beau pur-sang arabe. Des gens
d’une suffisance ! qui donc comparait la forme des loisirs en
Tunisie et en France ? Nous faisions alors beaucoup de poli­
tique...
Pendant quelques années, Afif s’était passionné pour la poli­
tique, et il avait adhéré à un groupe d’étudiants révolution­
naires tunisiens. Elle n’avait pas voulu en devenir membre. Je
tiens à réfléchir d’abord, je ne veux pas être quelque part parce
que mon mari y est. L’engagement politique, c’est sérieux, il
faut bien choisir pour ne pas devenir une girouette, changer de
parti, ou, pis, abandonner si on est déçu et, comme quelques-
uns qui étaient insupportables, prendre un air blasé et mépri­
sant. Cela ne l’avait pas empêchée de prendre part à la plupart
des activités de ce groupe.
Dans le tourbillon de ses études, du travail à l’hôpital - il
était externe, préparait l’internat, était reçu, continuait - des
réunions innombrables auxquelles il participait, Afif n’avait
pas le temps de beaucoup lire. Elle achevé sa double licence de
lettres et de sociologie, et dévorait brochures et ouvrages
marxistes classiques. Elle avait même lu le premier livre du
Capital. Elle revoit cette réunion du cercle Marxiste où elle s’é­
tait enhardie jusqu’à préciser un aspect mal exposé de, voyons
c’était quoi ? ah oui, la plus-value relative. Les camarades,
d’Afïf n’avait pas ménagé celui-ci : « Espèce de féodal ! plai­
santaient-ils, tu caches ta femme et l’empêches de militer, alors
qu’elle est plus révolutionnaire que toi ! » Et elle, un peu rouge
de confusion, essayait de leur expliquer que c’était elle qui ne
voulait pas. Elle avait été à deux doigts de piquer une vraie
colère. « Alors, pour vous, une femme ne fait que ce que son
mari, son amant ou n’importe quel homme qui lui est proche
lui dit de faire ! ». Mais on avait plaisanté, et elle s’était déridée,
avait presque oublié l’incident.
Et cet autre camarade, les avait-il fait rire, le soir de la fa­
meuse “Assemblée aux chandelles” ! L’électricité avait été
coupée par des responsables pour mettre Un à une réunion où
gouvernement, parti destourien et direction syndicale étudiante
146 CRISTAL

avaient été sérieusement critiqués. Des étudiants avaient alors


enflammé des journaux enroulés et l’on avait pu voter une
motion très sévère, dans une exaltation très “serment du jeu de
pomme”. A la sortie, léger incident, bousculade. Nabiha avait
engueulé un destourien qui lui barrait le passage et fait allusion
au courage de ceux qui se sentaient forts lorsque le gouver­
nement et sa police étaient derrière eux. Arrivant sur le trottoir,
l’autre avait parlé haute voix de “ces putains qui...”. Afif était
derrière, quelque part dans la nuit. C’est alors que le camarade
en question, d’habitude très doux, n’élevant guère la voix, s’é­
tait planté face au destourien et avait ôté son manteau, l’avait
tendu à Nabiha sans un mot tout en fixant l’autre du regard.
Comme celui-ci ne bougeait pas, le camarade très nettement
plus grand et plus fort que son vis-à-vis avait enlevé ses lunettes.
On s’interposa alors et le destourien, entraîné par ses amis, était
parti en maugréant. Au café, près de gare du Luxembourg où on
allait toujours prendre un verre, on avait demandé des explica­
tions à Ahmed, oui, c’est comme ça qu’il s’appelait.
- Le manteau, c’était pour l’intimider, pour lui apprendre
que c’était dangereux de dire n’importe quoi. Mais il n’a pas
bougé, alors il fallait que je frappe, au moins une fois ! je n’ai­
me pas faire mal, j’ai enlevé mes lunettes pour ne pas le voir
souffrir.
Il y avait une sacrée ambiance, alors ! Nous étions tous cer­
tains de transformer la Tunisie et même le monde... Combien
gardent seulement quelques-unes de leurs idées d’alors ?
La circulation est un peu plus dense maintenant, on
approche.
- C’est ici Maman, qu’il y avait eu un accident l’an dernier.
Papa était resté pour soigner les blessés en attendant l’ambu­
lance.
- Oui, je crois bien que c’était là. “Les servitudes du métier”,
avait dit Afif, en souriant pour s’excuser.
Afif.. la voilà repartie., ça ne peut pas continuer ainsi avec
lui. Ses aventures ne me gênent pas, ni même Marie-Claude. Je
sais bien que ce n’est pas très important, il est comme ça, il a
besoin de séduire. Pour lui la vie est une sorte de jeu. Quand je
pense à la crise que nous avons traversée quand nous avons
décidé de rentrer au pays... Derrière les craintes de ne pas pou­
voir travailler correctement, il y avait surtout chez lui la peur
CRISTAL 147

que le provisoire, l’adolescence en quelques sorte, ne se termine.


J’avais peur moi aussi, mais moins, et m’occuper de lui m’a
aidée. Et ici, il a réussi à recréer sous une autre forme un uni­
vers provisoire où rien n’est vraiment tranché, où il mène avec
un grand brio une vie de dilettante, ne choisissant rien de défi­
nitif. Je lui ai facilité les choses, j’ai sans doute eu tort...
Ça a l’air assez sérieux, avec Marie-Claude... je n’arrive pas
voir très clair, mais je sens que c’est à la fois important et fra­
gile. Il y a des chances qu’elle parte bientôt, si j’ai bien compris.
Je l’aime bien, cette fille, je suis sûr qu’elle sait ce qu’elle fait.
Mais pourquoi aucune d’entre nous nous n’ose-t-elle en parler
à l’autre, alors que chacune sait bien que l’autre est au cou­
rant ? Et Afîf a une façon de vivre dans l’ambiguïté sans l’as­
sumer.... Il faudra que j’essaie de la voir à mon retour, je
préférais qu’il n’y ait pas de mensonges entre nous...

Nabiha est quelqu’un qui a beaucoup de respect pour la


liberté, qui semble, à bien des égards, une femme libre. Son
absence de jalousie par rapport à la vie amoureuse de son mari
n’est pas de l’indifférence : il y a peut-être un peu d’indulgence
maternelle dans son regard, et aussi pour ce qui peut constituer
la personnalité ou le caractère de Afifi Elle ne prend pas appui
sur les liens sociaux qui les unissent pour exiger qu ’il soit autre,
elle entrevoit qu’elle ne peut l’enfermer dans des rapports conju­
gaux. Mais elle commence - c’est son “réveil”, dit-elle - à avoir
d’autres aspirations, à juger son mari, après avoir accepté, par
amour, d’occuper un rôle de second plan : sens du devoir, faci­
lité ? Dans cette réflexion sur sa liberté, elle voit que c’est elle qui
n ’est pas libre, qu ’en se limitant, même volontairement, à coïnci­
der avec son rôle d’épouse, elle a perdu une part de son autono­
mie, et que son partenaire ne la retrouve plus.
La liberté qu 'elle admet pour lui, elle ne se sent pas capable de
la conquérir, même si elle n ’a aucun mal à la concevoir intellec­
tuellement. Il se peut que les choses se passent souvent de la
même manière pour une femme tunisienne évoluée, respectueuse
d’elle-même : elle met tellement d’engagement dans une relation
affective (résultat de son éducation, sans doute) qu 'elle ne peut
envisager réellement des relations diverses, de niveaux différents.
Du coup, elle vide sa liberté d’une partie de son sens.
Il est à première vue étonnant qu ’une femme aussi intelligente
ne remette pas le mariage en cause : elle a peut-être des raisons
148 CRISTAL

de ne pas douter de rattachement deAfif mais elle pourrait faci­


lement se rendre compte que ce qui le lie le plus à elle, ce sont les
rapports familiaux, ces rapports sociaux en partie extérieurs à la
nature de leurs relations à deux. Et elle devait se révolter, dans la
logique de cette liberté.
Il est plus simple, moins dangereux, de se mettre soi-même en
question. Nabiha se persuade qu 'elle peut préserver et développer
son autonomie à l’intérieur du mariage. Attitude volontariste, et
qui commence avec des décisions, la première étant de trouver du
travail. Elle ne peut rendre Afif responsable, même en partie, de
la lente dégradation de leurs rapports, car il faudrait alors exiger
de lui qu ’il change, et si cela s ’avérait impossible, de se poser des
questions sur leur mariage. Mais alors son monde, ses références
seraient menacées,
La liberté de Nabiha est limitée. Elle a besoin de la sécurisa­
tion du mariage, de son mariage avec Afif, elle intériorise des
valeurs qu ’on pourrait penser dépassés pour elle. Il semble dès
lors qu ’il y ait une contradiction avec sa façon sereine de regar­
der la vie sentimentalement deAfif. Elle la surmonte, une fois de
plus, par une attitude volontaire : « Ce n ’est pas important, cela
ne doit donc pas me gêner, je peux et dois en parler avec Marie-
Claude ». Le niveau d’auto-contrainte, inconsciente certes, est
impressionnant.
- Au fait, Eliès, elle semble gentille, mais, ta petite cama­
rade, Gisèle c’est bien son prénom ?
- Oui, elle est très gentille, mais un peu gamine. Tu l’as beau­
coup impressionnée, tu sais ! Elle m’a dit que j’avais beaucoup
de chance d’avoir une mère aussi jeune et belle, et que d’ici
trois ou quatre ans, tout le monde en nous voyant ensemble te
prendra pour ma petite amie...
Nabiha sourit. “Gamine”, alors qu’elle a deux ou trois ans de
plus que lui ! Il est vrai qu’avec les études qu’il a faites, - la
méthode Freinet, eh oui, Legrand ! - il est plus précoce, plus
mûr, plus éveillé que la plupart des enfants de son âge.

Curieuse, cette association d’idées entre Marie-Claude et Gi­


sèle ! Nabiha ne ferait-elle pas un lien entre Afif et Eliès, confir­
mant que son regard sur son mari est aussi maternel, ? Et, bien
qu ’on ne puisse pas la soupçonner de racisme, n ’y a-t-il qu ’une
coïncidence dans le fait qu ’elles soient toutes deux françaises ?
CRISTAL 149

- Dis Maman, j’aimerais faire un cadeau à mon copain


Mokhtar pour son anniversaire. Mais je ne pas le gêner. Est-ce
que tu crois qu’un ballon ? Non, hein ça ne serait pas cadeau
pour lui tout seul, mais pour tous.
- S’il n’a pas l’habitude de fêter son anniversaire, il vaudrait
peut-être mieux, plutôt que de lui faire un cadeau, l’inviter au
cinéma ou quelque chose comme ça, enfin une belle sortie.
- Tu as raison, Maman, je crois que c’est mieux. On arrive,
je réveille Mounira, n’est-ce pas ?
Elle pense maintenant à sa famille. J’espère que Maman
n’est pas trop fatiguée... Et mes sœurs, les trouverai-je à la
maison ? Sonia, c’est probable, si elle est au courant de notre
arrivée. Elle adore les enfants, et souffre de ne pas avoir. Je suis
sûre qu’elle n’a pas consulté un bon spécialiste, il faudrait
qu’Afif s’en occupe. Faouzia... ça dépend, si elle est en bons
termes avec son chenapan de mari, elle fera juste une appa­
rition. Les relations conjugales de Faouzia... jamais de calme,
ou la passion violente et exclusive, ou la rupture. Et le père, qui
regarde tout en feignant l’indifférence, mais qui n’en pense pas
moins.
- Eh bien, Eliès, es-tu satisfait du voyage ?
- Ma petite Maman, tu conduis très bien. Moins vite, mais
mieux que Papa. Il n’y a pas eu de secousses, pas de coup de
frein brusque. Je suis très fier de toi.
Le compliment la remplit de joie. Il sait déjà dire ce qui fait
plaisir, le bonhomme ! La voiture ne peut entrer dans la ruelle,
on la laisse au bout et on descend les bagages, Eliès vérifie que
toutes les portes sont bien fermées.

Comme toujours, l’arrivée a été triomphale. Les voisines, sur


le pas de leurs portes, la saluent, demandent des nouvelles du
docteur et commentent entre elles sans discrétion l’événement.
Les enfants de Faouzia, deux garçons de 9 etlO ans, une fille de
7, se sont précipités à grands cris. On est enfin à l’intérieur
d’une maison arabe au grand patio sur lequel donnent six
chambres. « Elle est trop grande pour nous, dit souvent la mère,
maintenant que vous êtes tous partis ».
Après les embrassades, les questions qui s’entrecroisent le
brouhaha se calme. La grand-mère distribue des gâteaux aux
enfants, tandis que Nabiha console sa sœur Faouzia.
150 CRISTAL

Le père revient de la mosquée, très droit pour ses 71 ans, ses


yeux bleus pétillant de joie, les moustaches blanches fièrement
dressées.
- Je ne comprends pas mon gendre. Comment peut-il
remettre la vie de ses enfants et sa belle voiture entre les mains
d’une femme ? dit-il à la cantonade.
C’est la plaisanterie traditionnelle, et la vieille répond du tac
au tac, comme à l’accoutumée.
- Il a remis tout le monde entre les mains de Dieu, qui veille
sur nous tous.
En réalité le vieux est très fier de Nabiha qui a toujours été
sa préférée. Lorsqu’elle a épousé Afïf, un « petit étudiant qui
n’est même pas de Sousse », il a boudé publiquement, mais s’est
réjoui au fond de lui-même de sa fermeté.
- Elle sait ce qu’elle fait, avait-il à sa femme. Si elle l’épouse
sans se soucier de notre avis, c’est qu’il en vaut la peine
Le père affecte de rentrer dans sa chambre sans voir les nou­
veaux venues, mais Mounira lui tend un paquet et, ému, le
vieux la prend sur ses genoux pour l’embrasser.
- Aïe ! tes moustaches piquent !
Il se rengorge, embrasse Eliès, regarde gravement ses deux
petits enfants, puis lance un regard circulaire :
- Eh bien vous êtes venus, tous seuls ? Où est donc votre
mère qui n’est pas encore venu embrasser son vieux père ?
C’est le signal attendu, Nabiha se jette dans ses bras.
-Tu es gentille d’être venue, ça nous fait plaisir à tous. Et
cela va faire beaucoup de bien à ta mère, tu lui manques !

Le calme est venu après un dîner houleux, où les adultes ont


feint de ne pas être incommodés par l’agitation des enfants.
Tout le monde s’entasse devant la télévision, tandis que Nabiha
reste à la cuisine avec sa mère qui prépare le café.
- Le mari de Sonia est en Lybie pour quelque jours - il fait
du transport de marchandises avec sa camionnette - c’est pour
cela qu’elle est ici ; elle est si heureuse de voir tes enfants !
Le téléphone.
- C’est Afif, annonce Faouzia, il veut parler à Maman.
La vieille, tout heureuse, reste accrochée au récepteur une
bonne demi-heure, puis c’est le tour du vieux, plus concis, des
sœurs, des enfants, et enfin Nabiha rassure Afif sur leur voyage.
Le mari de Faouzia est venu entre-temps.
CRISTAL 151

- Non, non, ce n’est pas pour demander pardon à cette


femme, précise-t-il en indiquant son épouse du menton, mais
pour saluer ma belle-sœur et ses enfants.
Son évidente mauvaise foi est soulignée par le clin d’œil qu’il
a adressé à Nabiha. Comme de juste, il repartira tout à l’heure
après avoir joué tout la scène traditionnelle, avec sa femme
accrochée à son bras.
- Les enfants se sont endormis, on les reprendra demain.
D’ailleurs nous avons des choses à nous dire en tête à tête, pré­
cise-t-il, tout joyeux, en prenant congé.
J’ai souvent été perçu comme, sinon un étranger, du moins quel­
qu’un de différent. Et l’on n’acceptait pas toujours cette différence,
même si l’on se défendait de tout racisme. Il m’en a été donné de
nombreux exemples, surtout en prison, où certains de mes cama­
rades essayaient à tout prix de minimiser la différence : d’abord en
me félicitant d’avoir si peu d’accent juif en parlant arabe (la langue
des juifs tunisiens, le judéo-arabe, est proche de l’arabe tunisien,
mais suffisamment éloignée tout de même pour que l’accent soit très
fort lorsqu’il parlent arabe), cela suffit généralement pour que je ne
trouve plus mes mots ou que je récupère malgré moi un accent très
perceptible. Mais aussi, ils voulaient que je sois un “juif arabe”, ce
que je ne pouvais accepter, car ces deux termes me semblent incom­
patibles.
Que l’on utilise cette expression par facilité de langage pour par­
ler des juifs originaires des pays arabes, cela peut passer à la rigueur.
Mais le faire pour définir les juifs comme faisant partie de la nation
arabe, cela me paraît une forme subtile mais indiscutable de ra­
cisme : elle permet de réduire la différence à une question de reli­
gion, et de nier tout l’aspect national culturel du fait juif. Et pour
ceux, juifs ou arabes, qui ne se reconnaissent pas de religion, cela
revient à accepter l’assimilation totale, la fusion de gens originaires
de communautés différentes dans une nation unique, posée a priori :
la nation arabe.
Les communautés juive et arabe de Tunisie vivaient côte à côte,
mais ne se connaissaient guère, se fréquentaient rarement. Aussi est-
ce sans difficulté qu’après le départ de la majorité de la communauté
juive, les arabes tunisiens ont “oublié” ses particularités.
154 CRISTAL

Avec le conflit israélo-arabe, la lutte des palestiniens arabes


contre l’État d’Israël, le racisme latent trouve des raisons de s’ex­
primer, on pose facilement l’identité juif-sioniste. Beaucoup de ceux
qui n’acceptent pas le racisme sont naturellement tentés d’annexer
les juifs, afin de les “réhabiliter”, mais, enfermés dans la probléma­
tique “nation arabe et religion juive”, ils ne parviennent pas à s’en
sortir, retombent dans le racisme.
Je ne veux pas ici développer mon analyse de ce problème, il me
semble seulement important, à partir de faits de ma propre vie, d’ex­
primer ce que peut ressentir un intellectuel juif tunisien, d’essayer
de clarifier les raisons de certains de mes choix. Ce faisant, je m’in­
terdis déjuger ceux qui en ont fait d’autres, je respecte leurs raisons.

Je suis né à la veille de deuxième guerre mondiale dans une fa­


mille juive plutôt modeste de Tunis. Ce que je dois à cette famille, je
ne saurai jamais le dire entièrement.
Difficile d’entrer dans ce domaine, la famille, de trouver la porte,
de ne pas avoir l’impression de désavantager, de mésestimer l’un ou
l’autre, car j’ai ici un sentiment complexe, ce domaine est à la fois
compact et très différencié. Une sorte d’unité, de solidarité à toute
épreuve, mais où chacun a son caractère, sa personnalité, ses conflits
avec les autres dont il arrive de penser qu’ils sont insurmontables...
Dans notre société d’alors, le père est fondamental. Pas unique­
ment parce que, pendant toutes les études, il faut remplir ces demi-
feuilles de cahier où la question importante est “nom et profession
du père”, pas seulement parce que les garçons au lycée s’enorgueil­
lissent ou ont honte de la position de leur père, et en font une base
de leurs rapports mutuels, mais aussi parce qu’il a dans la famille
une place de tyran : cette famille juive tunisienne était, dans le plein
sens du mot, une famille patriarcale, où l’autorité du père trouvait
dans la loi rabbinique (celle qui s’appliquait en matière de statut per­
sonnel) et dans les rabbins-juges sa justification et ses zélateurs.
Mon père est mort quand j’avais quatre ans. Son absence a pesé
sur mon enfance d’un poids énorme, cela se conçoit aisément. Elle
a d’abord été à l’origine d’une transformation ouverte du rôle des
femmes : ma grand-mère, femme de tête, avait, paraît-il, mené son
mari à la baguette, ma mère n’y songeait même pas, jusqu’au
moment où son veuvage Ta obligée à prendre des responsabilités
dont elle était bien forcée de se tirer.
Mon père tenait un café au bord de la plage de la Marsa, banlieue
qui était alors à la mode parmi les estivants juifs aisés : ils traitaient
CRISTAL 155

de haut ceux qui peuplaient la Goulette, à l’autre bout de la ligne du


train de banlieue, le TGM (Tunis-Goulette-Marsa) et qui recevaient
pour l’été les cohortes de leurs familles habitant la hara de Tunis ou
les quartiers limitrophes. Mort au cours d’un bombardement allié en
1943, il laissait la famille sans ressources. Il n’y avait pas d’autre
solution que de faire marcher le café pour vivre, ma mère le fit.
J’était trop jeune alors pour saisir le sens de cette révolution dans
sa vie, tout le courage qu’il avait fallu à une femme qui n’avait
jamais travaillé au dehors pour, à 36 ans, se lancer dans une pareille
aventure. Les plus grandes des filles, qui n’avaient pas 15 ans, l’ai­
daient un peu. Je me demande aujourd’hui comment elles ont osé
affronter seules tout ce que représentait un débit de boissons alcoo­
lisées, qui comportait une immense terrasse, en ces temps d’occu­
pation anglo-américaine : à côté des soldats qui buvaient sec et
s’efforçaient de s’amuser, venaient s’asseoir des membres de la
famille beylicale, forts de l’immunité de la famille et que tout le
monde redoutait. La plus jeune de mes sœurs sera grièvement
brûlée, et sauvée de justesse, par un feu d’artifice qu’un G.I. ivre
alluma dans une pièce fermée.
Et cette femme, ma mère, qui ne théorisait pas ce qu’elle faisait
au delà d’un “c’est la guerre”, dans le sens “je n’ai pas le choix”, qui
s’occupait aussi de la maison, n’a jamais prononcé ma connais­
sance un mot de reproche sur l’imprévoyance de son mari. Elle n’a
même pas jugé sa “promotion” suffisante pour assumer complète­
ment et ouvertement le rôle de chef de famille, et laissait un rôle for­
mel de décision et de tutelle à mon oncle, son jeune frère avocat, qui
n’a jamais même pensé à user d’autorité envers nous, ses neveux et
nièces.
Le peu de chose que je sais de mon père, car on ne parle pas beau­
coup de choses douloureuses dans la famille, vient de bribes
échappées à ma mère, dont je suis sûr qu’elle l’aimait beaucoup et
qu’en plus elle l’estimait et le respectait d’une façon qui m’émeut
encore. Elle lui était reconnaissante de la manière dont il la traitait,
des attentions qu’il avait pour elle, de la patience dont il faisait
preuve vis-à-vis de ma grand-mère (sa mère à elle), de l’affection
qu’il portait à mon oncle, qu’il traitait presqu’en grand fils. Même
dans les périodes où il avait des difficultés financières (il avait été
menuisier un temps, et autre chose aussi, je ne sais quoi, avant d’ou­
vrir un café, d’en changer, et, là aussi, d’avoir des hauts et des bas),
il fallait que les siens ne manquent de rien, plus, qu’ils vivent comme
156 CRISTAL

s’il gagnait beaucoup d’argent. Dans les périodes fastes, il n’avait


rien quand même, car il donnait tout aux autre, ses parents, ses amis,
les clients réguliers de son café avec lesquels, lui qui n’était pas
joueur, il s’arrangeait pour perdre dans une partie de cartes tout ce
qu’ils lui avaient fait gagner pendant la semaine.
De cela, ma mère a toujours parlé avec indulgence, dissimulant
mal sa fierté derrière un ton un peu mortifié. Il était très généreux,
et entêté dans tout, y compris dans sa générosité, il se laissait sou­
vent exploiter par les gens. Cet entêtement que je suis censé avoir
hérité de lui (je crois bien que la part de ma mère en la matière n’est
pas négligeable) excusait tout ce qui, chez moi, était ou pouvait être
matière à reproche : « Il est comme son père » soupirait-elle lors­
qu’elle ne parvenait pas à me faire quelque chose, et je sentais plus
de satisfaction que de colère dans cette constatation.
J’étais heureux de ressembler physiquement, elle me le disait
souvent, à ce père qu’elle aimait, que mes sœurs idolâtraient, car il
était avec elles plus qu’un bon père, mais qui m’avait joué le mau­
vais tour de m’abandonner en bas âge. “C’est la guerre !”, il fallait
bien se débrouiller avec cela.
Ce n’était pas facile. Il m’avait fait en mourant, sans le vouloir,
trois cadeaux dont je ne découvrirais la nature que des années plus
tard : le premier, celui qui m’a peut-être le plus marqué, c’est l’in­
trusion de l’idée de la mort dans ma tête d’enfant. Et je ne sais pas
pourquoi au juste, je n’ai jamais approfondi cet aspect, d’une mort
qui est une disparition totale, sans espoir, sans la consolation d’une
autre vie : jamais l’idée de paradis ou d’enfer n’a pu avoir de voie
d’entrée dans mon esprit. L’idée de la mort, de ma mort, m’a sou­
vent hanté depuis, me procurant des terreurs si grandes que, vers six
ou sept ans, j’essayais de ne pas m’endormir le soir de peur de ne
pas me réveiller.
Le second cadeau, être orphelin de père, a été d’abord lourd à por­
ter. J’ai longtemps eu les larmes aux yeux, me sentant un peu cou­
pable, lorsqu’au lycée professeurs ou camarades de classe me
posaient des question sur mon père. Je ne pouvais même pas pro­
noncer le mot “père” sans avoir envie de pleurer, et j’étais désemparé
d’entendre les autres garçons parler du leur, je n’avais rien à dire de
semblable. Je me sentais diminué, sans appui. J’ai découvert, bien
plus tard, que l’absence de mon père a favorisé le développement de
ma personnalité, je n’ai pu que reprendre à mon compte la phrase de
Sartre dans “Les mots” : « Je n’ai pas eu comme Enée à porter mon
CRISTAL 157

père sur mes épaules ». J’ai essayé d’exprimer cela, mal sans doute,
un jour de 1970, en présence de deux de mes sœurs et d’amis qui
fêtaient ma récente sortie de prison. J’ai mesuré alors, à la colère de
mes sœurs contre ce que je venais de dire, à quel point elles
l’avaient aimé et comme, pour elles c’était, surtout son absence qui
avait compté, pas l’idée que cette absence avait pu les aider à être
plus libres.
Enfin, dans la façon qu’il a eue de mourir, mon père m’a laissé un
dégoût viscéral de la violence, une peur panique de son enchaîne­
ment. Le bombardement dans lequel il était mort avait fait beaucoup
de victimes civiles, certaines étaient si déchiquetées qu’on n’avait
pas pu les reconnaître. Je savais que les membres de ma famille
avaient reconnu le corps de mon père sans hésitation possible. Mais
je préférais rêver qu’ils s’étaient trompés, qu’il était parti, j’imagi­
nais une amnésie, et qu’il reviendrait un jour s’occuper de moi... Et
la violence, l’image floue de cadavres en morceaux - j’avais suffi­
samment entendu commenter les bombardements, la guerre, et plus
tard les déportations, les répressions du mouvement national -, cela
n’était pas quelque chose d’objectif : cela me concernait, me tou­
chait, avait bouleversé sans rémission mon univers, plongé les
miens dans la détresse...
J’ai écrit à une amie en 1979, les derniers temps de mon séjour à
Boij-Roumi, des choses sur mon enfance. J’en recopie une partie
qui parle de ces problèmes :

... Vois-tu, les maîtres-mots de cette enfance sont la peur, la peur


surtout, la violence et la mort. C’est autour de ces trois concepts
que j’ai commencé à ordonner le monde extérieur. Pas le petit
monde familial, au contraire : quand l’univers est si dur à vivre, la
famille se constitue en conque, devient l’abri douillet où, non pas
sont exclues les agressions mutuelles, mais où l ’on sait qu ’on sera
soutenu coûte que coûte.
Tu ne comprends pas bien ? Je suis né en 1939, ma chère, dans
un pays colonial qui allait bientôt être touché par la guerre, les
bombardements, le régime de Vichy, la libération par les alliés, le
retour des autorités françaises, les luttes contre celles-ci, les
répressions, la violence... Et la peur ? Que pouvaient donc ressen­
tir des juifs qui n’étaient pas des notables tout au long de cette
guerre mondiale ?
L’un des premiers souvenirs que j’ai, c’est le départ de mon
oncle maternel et du mari de sa sœur pour le Service du Travail
158 CRISTAL

Obligatoire en Allemagne. A voir les têtes, on sentait qu 'il n ’y avait


pas beaucoup d’espoir de les voir revenir vite et bien portants : on
ne savait pas encore tout sur Auschwitz, mais on avait une idée de
ce que les nazis pensaient des juifs, de ce que leur faisaient les
autorités de Vichy. Atroce angoisse, d’autant que, trop jeune pour
en comprendre les causes, je la ressentais bien plus par contagion.
Et, quelques heures plus tard, retour du port, le départ avait été
annulé. Mais, jusqu 'au débarquement anglo-américain, et même
après, l'ombre du STO n ’avait plus quitté la maison. J’ai eu, il y a
dix ou quinze ans, en lisant “Agar” ou “La statue de sel" d’Albert
Memmi, quelques précisions sur ce fameux départ : de l'âge de mes
oncles il en était, lui aussi...
Et la peur a continué, continué... Les bombardements. Cela
paraissait lointain, pas dangereux réellement, l’occasion de se
retrouver avec tout l ’immeuble en bas, à attendre la sirène de fin
d'alerte, à rire de la peur de l ’agent de police du deuxième. Et un
jour, ça vous tombe dessus, les américains bombardent la côte
Nord, mon père est parmi les milliers de victimes ....
La peur ne s'est pas arrêtée avec la guerre. Dans un monde où la
violence était partout, où on apprenait l ’entendue qu ’elle avait pu
avoir, sa barbarie, des gens tout à fait ordinaires, qui arrivaient
avec peine à joindre les deux bouts, essayaient surtout d’éviter les
coups, les agressions. Les occupants français, pour la plupart arro­
gants et ouvertement racistes, les colons, mais aussi tous les “petit
blancs ” dont la situation, pas très enviable, ne pouvait être oubliée
que s ’ils se sentaient supérieurs aux Italiens, aux Maltais, aux Juifs
et aux Arabes, d’un côté ; de l’autre côté, la population opprimée et
qui exprimait de mille manières, souvent violentes, son refus de cette
oppression ; au milieu, les Juifs s ’efforçaient généralement, et en
vain, d’être protégés par la communauté la plus forte, les Français.
Si une poignée de notables avaient l'impression de s ’être intégrée,
la majorité des Juifs vivaient dans la peur, peur de l ’injustice des
uns, de la révolte des autres.
Après la guerre de Palestine de 1948 et la proclamation de l’É­
tat d'Israël, des incidents avaient opposé en différents endroits de
Tunisie des Juifs et des Arabes. En 1952, avec le début de la lutte
armée de libération nationale, la peur a repris, encore plus forte,
attisé par les bombes qui explosaient dans les quartiers européens.
Et la peur ne les a pas quittés, ces Juifs qui, restés en Tunisie
après l’indépendance, voyaient qu’ils ne pouvaient être des
CRISTAL 159

citoyens à part entière, craignaient les retombées de la guerre


d’Algérie, s ’affolaient du départ du dernier soldat français et, pour
la plupart, quittaient alors le pays. Ceux qui sont encore restés ont
subi le contre-coup de l ’attaque israélienne contre l ’Egypte et les
arabes de juin 67, et une autre partie s’est embarquée pour la
France, à la recherche, sinon de la tranquillité, du moins du reste
de la communauté auprès de laquelle elle se sentait moins menacée.
Si je t ’ai dit cela, et mal dit, car tu peux difficilement suivre ce
que je raconte, comment, par exemple, on paniquait la nuit, en
1953, pendant le couvre-feu, quand un soldat français fixait la
lumière de la lampe de poche sur la fenêtre obscure à travers
laquelle on regardait cette rue qu ’on ne pouvait plus atteindre à
neuf heures du soir, si je t ’ai dit cela, la violence, la mort, la peur,
c 'est pour que tu comprennes un peu comment j ’en suis venu où je
suis.
La violence était partout, générale, visible ou cachée, mais tou­
jours prête à vous tomber dessus. Je n ’ai eu aucune difficulté à
croire Marx, Engels, Lénine et les autres sur ce point. Aujourd’hui
encore, j ’ai du mal à avoir une attitude saine, celle qui consiste à
dénoncer, à refuser systématiquement la violence...
Combattre la peur, la refuser, il n’y a pas beaucoup de moyens.
J’ai très vite compris - senti, plutôt ? - que la fuite ne résout pas
le problème. Certains de mes contemporains sont devenus sionistes
et ont disparu de mon horizon. Il ne me restait que le communisme,
parce que je n ’avais jamais admis les manifestations de racisme
des Français de Tunisie, l’injustice qui régnait... et que le mouve­
ment nationaliste, qui mettait souvent l ’accent sur l ’islam, n ’était
guère ouvert aux juifs. Et mes amitiés me portaient vers ceux dont
les parents allaient à des réunions de cellule, ou étaient à tout le
moins libre-penseurs. J’ai un peu lu, mais me suis vite engagé,
parce que, ce qu ’il fallait, c ’était agir.
La peur n ’a pas complètement disparu, mais elle a eu un objet
précis, la répression. Elle pouvait être, elle a été endiguée, maî­
trisée d ’une certaine façon : prendre les mesures de sécurité qui
s’imposent et agir, en courant les risques, en ayant moins peur
parce qu ’on a fait ce qu ’il faut, qu ’on sait où on va...
Le communisme, avec ce qu’il représentait comme refus du
racisme, des inégalités, de l ’injustice, comme élan vers une société
où les hommes seraient plus libres, j ’y au cru de toute mon âme.
Et, quels qu ’aient pu être les dédales du chemin, j ’ai toujours pu
rencontrer des êtres qui en avaient la même idée que moi, ce qui
m ’encourageait à persévérer.
160 CRISTAL

J’étais un communiste tunisien. Mon combat était donc celui des


autres Tunisiens, des gens qui se reconnaissaient la Tunisie comme
espace de vie. Je n’ignorais pas que ma condition de Juif ne me
donnait pas tout à fait les mêmes possibilités qu’aux Arabes (au len­
demain de l’indépendance, les Juifs et Européens du Parti Commu­
niste Tunisien seront organisées dans une section à part, sauf les
étudiants, dont j’étais) mais je sentais que je devais lutter pour faire
reconnaître ma citoyenneté à part entière : je n’avais pas envie de
m’installer ailleurs, même pas en France, et mes amis, mon cœur,
ma sensibilité, ma peau même, me rattachaient à ce pays que je ne
voulais pas abandonner.
Je suis donc revenu en 1962, à la fin de les études peu après que
ma famille en fut partie. J’ai continué, bien que sorti du P.C. depuis
1958, à militer pour que change la société, à apporter une contribu­
tion à la réflexion sur les moyens de ce changement. Cela n’était pas
toujours facile, mais j’ai rencontré suffisamment de gens qui parta­
geaient mes espoirs, en particulier Noureddine, et j’ai continué sur
cette route, une route où, si peu nombreux que nous ayons été par­
fois, aucun de nous n’a jamais été seul. Et sur moi ne pesait aucun
regret de n’avoir pas de rapports avec la communauté juive, de ne
pas me sentir enraciné dans le corps social, si on veut : je me sen­
tais, me sens profondément de ce pays, de sa terre, son soleil, sa mer,
son humour, son fatalisme de surface, sa musique, ses odeurs... Et
je vivais une sorte de préfiguration de la société de demain qui valait
mieux que toutes les racines...
Puis j’ai été arrêté. Une première fois. Libéré en 1970. Notre soli­
darité, avec Noureddine et quelques autres, n’a jamais eu de faille,
nous avons maintenu ces rapports qui réchauffent tout.

Il avait été question, durant l’année 1972, que je parte en France


renforcer la direction de notre organisation. J’avais été d’accord.
Nous n’avions pas fixé de date, il fallait d’abord avancer dans la
réorganisation en Tunisie. Mais je n’avais rien fait pour préparer
mon départ, à peine un peu joué avec cette idée. J’étais aussi préoc­
cupé à l’idée que Paule, ou d’autres de mes relations ne soient
importunées par la police, je me demandais ce que deviendraient les
animaux... Et je laissais le temps passer, dans ce village de Ouerda-
nine, où j’étais assigné à résidence et où on m’a arrêté le 25
décembre 1972.
Aujourd’hui je crois que je n’ai jamais voulu partir, je veux dire
quitter la Tunisie dans des conditions qui ne m’auraient pas permis
CRISTAL 161

un retour légal. Bien sûr, il y aurait eu la satisfaction de ceux qui


auraient triomphé : évidemment, un Juif, ça se sauve. Mais il n’y
avait pas que cela. Le sentiment profond que je n’avais pas à fuir le
lieu de combat et expliquer de loin aux autres comment se battre. Ce
sentiment, nous l’avions eu en 1968, Noureddine et moi, et rien ne
m’en avait fait changer : peut-être n’avions-nous pas l’étoffe des
grands chefs. Je devais avoir peur, aussi, d’être pris dans l’engre­
nage de la vie en France, de ne plus avoir petit à petit, que des liens
au passé avec la Tunisie, de ne pas pouvoir revenir, non seulement
parce que cela me serait interdit, sous peine de répression, mais
aussi parce que je ne saurais plus pourquoi je devais revenir.
Ceci est mon pays, pensais-je, et si les conditions de vie ne me
plaisent pas, ce n’est pas en le quittant que je résoudrai quoi que ce
soit. Ces conditions proviennent de ce que le colonialisme a laissé
comme héritage, et tiennent aux choix politiques du pouvoir. Ces
choix peuvent être contestés par beaucoup de Tunisiens, et surtout
des Arabes, et je pourrais, et donc dois lutter à leurs côtes pour faire
de notre pays commun un endroit où nous pourrons tous vivre. Y
avait-il dans cette approche des illusions, une espérance d’assimila­
tion ? Je ne le crois pas. Ce dont je suis sûr, c’est que je répugnais à
partir battu d’avance dans un combat qui me paraissait s’imposer. Et
m’installer en France était admettre l’impossibilité de cette lutte.
C’était en plus, peu pour moi, admettre la victoire du colonialisme,
en ce qu’il avait toujours tout fait pour séparer Tunisiens juifs et
arabes, et admettre cette victoire en ma personne. De plus, je ne me
sentais pas prêt à accepter un statut d’étranger dans un pays dont je
pensais qu’il ne m’accepterait que si je ne le contestais pas vraiment.
Partir, même sous prétexte de renforcer la direction de notre mou­
vement, et partir clandestinement, il ne pouvait en être autrement,
c’était se mettre dans une situation où le glissement de la nécessité
au confort était facile. Je ne pensais pas mon combat perdu, je le
savais difficile. Au cas où j’estimerais ne plus pouvoir vivre en
Tunisie, je veux que ça se fasse consciemment, que je sache exacte­
ment pourquoi je pars, je ne veux pas regretter un choix fait pour
une raison apparente.
Le problème s’est d’ailleurs reposé pour moi au moment de ma
sortie de prison en 1979 : à côté d’impérieuses raisons familiales qui
me faisaient souhaiter pouvoir me rendre en France, ma situation
avait subi un changement qui pouvait me faire penser à partir, qui a
fait penser à certains de mes amis que je devais rejoindre les miens
162 CRISTAL

et me préoccuper de construire un avenir, comme on dit. C’est que,


au cours des six ans et demi que je venais de passer en prison, mes
rapports avec la politique, et plus précisément avec l’organisation
dont j’avais fait partie, s’étaient modifiés, j’avais rompu tout lien
avec elle et j’étais en train de remettre en question mon apparte­
nance même à l’idéologie marxiste. En d’autres termes, le lieu de
cette lutte pour transformer la société n’existait plus pour moi, et les
voies de la transformation étaient profondément remises en cause.
Cependant, je suis resté.
Je suis resté parce que, entre autres, quoi que j’aie à dire, quel que
soit le témoignage que je me sente tenu d’apporter, je reste convain­
cu que c’est ici que je dois prendre la parole. Et peut-être aussi parce
qu’en me libérant du poids d’une idéologie, en me détachant de
l’idée d’une organisation où se ferait la fusion des énergies, qui
prendrait en quelque sorte en charge le destin individuel de ses
membres, je me suis accepté pour ce que je suis, ce que je veux res­
ter : un être marginal, qui ne demande pas aux autres de l’adopter,
mais de le respecter et, s’ils en ont envie, de l’entendre
Sur les instances de sa mère, Nabiha a longuement paressé
au lit ce samedi matin. Elle a difficilement ingurgité l’énorme
petit déjeuner qu’elle a trouvé préparé à son intention à la cui­
sine et que sa mère voulait lui porter au lit.
Elle lui donne mollement la réplique, en goûtant la caresse
du soleil, assise sur une chaise dans la cour. La maison est tran­
quille, les enfants sont partis tôt avec Sonia, le gros du ménage
est terminé et, tout en écossant des petits pois, la mère parle des
différents centres d’intérêt de sa vie. Ses deux fils, dont l’un est
étudiant en France depuis bien longtemps, trouve-t-elle, il va
sûrement ramener une étrangère, pourvu que ce ne soit pas
cette fille blonde qui était venue aux dernières vacances ! Les
ennuis de Faouzia, les va-et-vient de ses gendres, les nouvelles
des parents, des voisins, des relations...
Nabiha écoute distraitement, se rend compte à quel point
cela ne la touche guère, elle se sent loin, très loin de ce monde.
La famille, ce cocon dans lequel nous nous sentions un peu
étouffés, mais en même temps si protégés... Tous ces gens, leurs
rapports entre eux, avec moi, c’était ma vie, avant. Plus rien,
maintenant, ou presque. J’ai rejeté le cocon, je regarde tout ça
avec détachement, avec un peu d’angoisse aussi. Maman, com­
ment fait-elle pour supporter la transformation de son monde,
le départ des enfants, l’espèce de solitude qui est de plus en plus
son lot ? Et moi, j’ai quoi, à la place de ce cocon ? Parfois, je me
sens aussi très seule. Elle a envie de sortir pour chasser ces
idées, mais où aller ?
164 CRISTAL

Ce désintérêt de Nabiha pour les siens n ’est en vérité pas éton­


nant, pas uniquement parce qu ’elle est en ce moment préoccupée
par ses propres problèmes. C’est plus profond, la séparation
d’avec son enfance est une véritable rupture, qui s’est réalisée à
travers sa formation pour se concrétiser dans son mariage et sa
façon de vivre dans le cadre d’une cellule familiale autonome.
Elle n ’est plus dans ce monde où la famille se regroupe autour du
patriarche qui décide de tout et est responsable de tous. Elle a
quitté, par la même occasion, ce milieu qui cantonne les femmes
à la maison, ne leur permet pas d’avoir la moindre vie sociale.
Pour elle, chacun est responsable de sa vie, la remplit comme
il peut. Elle ne peut pas partager les angoisses de sa mère au sujet
du mariage éventuel de son frère, ni ses inquiétudes pour ses
sœurs. Elle regarde sa mère comme une victime, une femme que
sa vie avait préparée à une vieillesse autre, mais que les change­
ments de la société condamnent à la solitude, incapable qu ’elle
est de concevoir autre chose qu ’une vie au service de sa famille,
maintenant dispersée. Son angoisse pour sa mère ne s’accom­
pagne pas de regrets : elle ne veut pas de ce genre de vie, de ce
rôle. Et sa solitude, lorsqu ’elle la découvre, n ’est pas de la même
nature.
Un homme aurait tendance à vivre ce type de situation avec
davantage de culpabilité. Pour lui, la mère est la génitrice, elle est
aussi la personnification des racines, le lien avec un passé agressé
par les transformations, de la société. Et lui, l’homme qui s’ins­
talle dans ces transformations, peut se reprocher de ne pas jouer
le rôle que sa mère attendait de lui, protecteur et soutien de sa
vieillesse, pilier qui remplace le père comme centre de la famille.
C’est aussi qu’un homme a plus qu’une femme l’impression de
perdre une part de son importance dans cette évolution de la
famille, ne parvient pas à s’y retrouver complètement.

- J’ai remarqué la voiture, je suis donc passé vous dire bon­


jour. Tu es venue seule ?
Samia - c’est une française dont le prénom, Simone, a été
tunisifié après son arrivée à Sousse et son mariage avec Lotfl,
professeur d’histoire comme elle - est apparue dans l’encadre­
ment de la porte.
- Je ne peux pas rester, je suis très pressée... Bon, alors juste
le temps de boire un café...
CRISTAL 165

Elle a l’air en pleine forme, très épanouie et toujours très


volubile.
- Ça va très bien maintenant. Trois enfants qui poussent à
une vitesse ! On a finalement résolu le problème de la belle-
mère, elle habite une maison une maison à deux pas de chez
nous. On la voit tous les jours, les enfants sont souvent auprès
d’elle, mais elle ne régente plus la maison ! Oh, elle le faisait
gentiment, pour me soulager et me permettre de me consacrer
à mon travail. Mais je préfère être maîtresse chez moi. Lotfi est
resté neutre, alors cela a un peu traîné, mais tout s’est arrangé
sans trop de déchirement. Lui ? Il va très bien, toujours pareil,
tu verras, un peu plus chauve et un peu plus gras, peut-être. Il
fait de la gymnastique, mais pas très régulièrement. Nous n’al­
lons pas souvent à Tunis et nous n’y restons jamais assez pour
voir tous les amis. Je ne te lâche pas, tu viens dîner à la maison
ce soir ! Si, il y aura juste deux couples d’amis, je crois que tu
les connais, qui ne resteront pas longtemps et deux coopérants,
des gens avec qui travaillons. On passe te prendre si tu veux,
vers sept heures, on dîne tôt ici ! Mais je bavarde, je bavarde...
Allez, je me sauve. A ce soir, Nabiha.

Elle a accepté l’invitation, pour se distraire de l’univers


familial, et aussi parce qu’elle est un peu anxieuse de savoir si
ses amis ont les mêmes préoccupations, les mêmes problèmes
qu’elle. Lotfi et Samia faisaient partie de leur petit groupe à
Paris, ils étaient très liés, sortaient souvent ensemble tous les
quatre.
C’est Lotfi qui est venu la chercher.
De plus en plus belle, Nabiha ! Tîi as l’air encore plus jeune
que la dernière fois que je t’ai vue, il y a... deux ans ! Je suis
vraiment très heureux de te voir. Et Afif ?
Effectivement, elle connaît les amis, ou plutôt les deux
hommes, car les femmes sont plus jeunes, des parentes ou
quelque chose comme ça, que leurs familles les ont encouragés
à épouser. Elles répondent à peine aux efforts polis de Samia, et
discutent entre elles, commentant visiblement les toilettes des
autres femmes, plus simples que les leurs. Les maris ont adopté
un genre détendu et jeune, vêtements et cheveux selon la mode,
qui leur donne l’air un peu affecté.
Ils n’ont pas manqué de faire un peu la cour à Nabiha, d’é­
voquer le “bon vieux temps” - en évitant de parler des petites
166 CRISTAL

amies qu’ils avaient alors - de s’enquérir d’Afîf, de dire


quelques mots des relations communes.
Pas la moindre originalité, pense Nabiha. Leur vie est simple,
ne comporte pas de problème plus grave que de savoir com­
ment organiser une soûlerie avec des amis ou tromper leurs
femmes sans scandale. Celles-ci seront dans quelques années de
rondes matrones criaillant après leurs moutards, attendant
avec résignation le retour du mari d’une de ses frasques, et le
querellant pour des bagatelles. Je suis méchante, s’avoue-t-elle
en constatant son soulagement lorsqu’ils prennent congé pour
aller au cinéma.

Oui, Nabiha n ’est pas gentille et le regard qu ’elle pose sur les
deux couples est sévère. Pas seulement un regard d’habitant de la
capitale sur des provinciaux arriérés, disposant de si peu de pos­
sibilités culturelles qu ’ils risquent de très vite s ’éteindre. Mais son
jugement contient aussi une condamnation de ces gens -y com­
pris Lotfi - qui, après avoir vécu la liberté de Paris, sont rentrés
se calfeutrer dans leur ville natale, où la plupart de leurs pro­
blèmes matériels peuvent être résolus avec l’aide de leur famille.
Et ils poussent parfois cette demande de prise en charge jusqu ’à
accepter le mariage qu ’on leur arrange ! Peut-être la sévérité de
Nabiha, accentuée par la gêne de ses interlocuteurs, vient-elle de
ce qu ’elle de ce qu 'elle projette sur eux sa façon de poser les pro­
blèmes. Elle aussi a besoin, semble-t-il, de se conforter par la jus­
tification de ses choix.

Elle a un peu bavardé avec les coopérants pendant le dîner.


Lucien et Colette, un peu moins de 30 ans, sont respectivement
professeur de math et de philo, « Je fais des acrobaties avec le
programme, a-t-elle raconté, les élèves sont d’une réceptivité
qui m’étonne, bien plus grande qu’en France. » Tous deux, très
ouvertement de gauche, font du cinéma en amateurs et animent
avec Lotfi la petite troupe théâtre du lycée.
La conversation porte sur l’alcoolisme lorsqu’on quitte la
table pour le salon où Samia sert le café.
- Voyez-vous, je ne m’attendais pas trouver tant de gens, et
surtout tant de jeunes qui boivent dans un pays comme la Tuni­
sie, explique Lucien. Je crois qu’on ne comprend pas bien, en
Occident, les rapports entre une religion comme l’Islam et la
CRISTAL 167

vie de tous les jours. Je ne m’y retrouve pas moi-même très


bien, les gens boivent beaucoup, mais ne sont pas tous athées !
- Au fond, remarque Colette, cela s’explique facilement.
Beaucoup de jeunes ne trouvent pas d’autres distractions, sur­
tout dans les petites villes et les villages. C’est la seule façon
qu’ils aient de fuir leurs angoisses, d’oublier les frustrations, les
oppressions qu’ils subissent.
- Les mesures de répression ne font qu’aggraver les choses,
dit Samia, parce qu’on boit davantage en cachette, cela crée des
problèmes supplémentaires. Mais l’alcool existe et est vendu
officiellement, et forcément...
- Il ne faut pas exagérer, rappelle Lotfi. Les arabes, même
musulmans, connaissent et apprécient l’ivresse du vin depuis
très longtemps. Bien sûr, le niveau actuel de l’alcoolisme tra­
duit à la fois qu’il existe des problèmes graves, que les gens ne
peuvent pas ou ne voient pas comment s’en sortir, ne savent pas
qu’on peut lutter, transformer la vie au lieu de la subir.
- J’ai un peu travaillé un scénario sur ce thème, raconte
Lucien. Mais c’est très difficile à réaliser et cela dépasserait les
moyens d’un amateur. Sans parler des problèmes du tournage.
Pour faire un film ici, il faut déposer le scénario indiquer la lon­
gueur de la pellicule, les endroits où on veut tourner. On ne
peut pas commencer sans l’autorisation du ministère de la cul­
ture. Ils peuvent d’ailleurs intervenir sans vraiment en avoir
l’air, en n’accordant pas l’autorisation d’importer tel ou tel
accessoire qu’on ne trouve pas sur place.
- C’est la liberté de création artistique, ironise Lotfi. Mais je
pense qu’on doit pouvoir traiter certains sujets, à condition d’é­
viter d’exposer trop ouvertement des thèses subversives.
- Mais ici, dit Colette, il y a tellement de sujets dangereux !
L’autorités voient de la subversion dès qu’il y a des questions
posées. Et à part la réaction réfléchie, la répression politique, il
faut compte avec la “médiocratie” comme dit un collègue, cette
bureaucratie si médiocre qu’elle n’admet rien qui sorte de la
médiocrité. Il faudrait faire des films tout à fait minables, genre
remake des Hollywood d’avant guerre pour ne pas avoir d’en­
nuis.
Lucien n’est pas aussi tranché.
- Ce n’est pas le cas des professionnels : avec talent et de l’in­
telligence, on peut dire beaucoup de choses que le censeur ne
168 CRISTAL

comprend pas et que le spectateur applaudit, si on veut vrai­


ment s’exprimer. Tenez je pense à ce film tourné en Afrique du
Sud, je crois, avec des bouts de pellicule arrachés à un autre
film très anodin que la même équipe tournait officiellement. Eh
bien, un réalisateur gonflé pourrait ainsi réaliser un film de
commande et avoir aussi son propre film qu’il ferait circuler
quelque temps à l’étranger...
- Ca me paraît... du cinéma, ton histoire ! Je n’y crois pas, il
y a tellement d’occasions de fuites pendant le tournage.
- Peut-être, Lotfi, mais il faudrait essayer pour voir ! Pour
les amateurs, du moins pour des étrangers, c’est vraiment dif­
ficile si on ne veut pas faire des choses hermétiques ou de la
recherche esthétique pure. Nous avons voulu tourner un moyen
métrage sur la répression sexuelle des jeunes l’an dernier. Nous
avons dû y renoncer. Les jeunes, qui travaillaient avec nous ne
marchaient pas très bien, trop d’inhibitions dans certaines
scènes, ils arrivaient pas à jouer les rôles.
- Mais, enchaîne Colette, ça, c’était très bon. On pouvait en
tirer parti. Ce qui nous a stoppé, c’est une intervention officielle
du proviseur, du style « Je vous comprends, j’ai confiance en
vous, mais vous savez ce que c’est... on parle de débauche,
d’obscénité, de pornographie très vite, les gens ne comprennent
pas, nos élèves eux-mêmes. Il vaut mieux ne pas faire ce genre de
choses ici. Votre contrat de coopérants, les parents, la loi sur la
protection des mineurs... » Il y avait tout, la complicité et les
menaces..., on n’a pas pu continuer. Depuis, on se contente d’ap­
prendre aux jeunes à manier un peu une caméra, à imaginer des
scénarios, à comprendre la différence de jeu pour le cinéma et le
théâtre.
Lotfi se tourne vers Nabiha.
- Pour le théâtre, vois-tu, cela a été un peu pareil. On a com­
mencé à monter une pièce originale, inventée par les élèves,
pour sortir du répertoire classique. Nous nous sommes
contentés de les conseilleur pour les jeux scéniques, le ton, l’é­
quilibre des diverses parties. C’était très intéressant, mais très
contestataire, plein d’agressivité, et avec beaucoup de faiblesses,
bien sûr. Nous avons essayé de convaincre les élèves d’arrondir
les angles, mais les autorités ont eu vent de la chose, et il y a eu
une note officielle “rappelant” que les seules pièces pouvant être
jouées par les troupes scolaires devaient être auparavant
CRISTAL 169

approuvées, ou bien faire partie du programme d’étude. Cela a


découragé tout le monde, et nous avons renoncé à participé au
festival scolaire.
La conversation se poursuit sur les mêmes thèmes. Nabiha
note que les coopérants ont une attitude très déterminée, Ils
sont pour la dénonciation systématique de la répression. « Faire
ce qu’on peut pour amener les gens à prendre conscience de l’é­
tendue de la répression et de la nécessité de la lutte politique ».
Samira et Lotfi sont moins radicaux.
- Il y a des brèches dont on doit profiter, au lieu de s’atta­
quer de front à l’édifice. Le ciné-club, par exemple...
- A condition d’être conscient que c’est limité et provisoire,
et de le dire. II ne faut pas se contenter du terrain où l’adver­
saire vous place, mais élargir le débat à chaque occasion.
- Mais on ne disposerait très vite plus de ces possibilités ! La
répression est aujourd’hui très générale, il ne faut pas lui don­
ner de prétexte facile. Si on discute davantage politique que
cinéma, on peut tout y perdre, je pense qu’il faut être prudent,
ne pas brûler tous les vaisseaux.
Nabiha trouve sensée la réponse de Lotfi à Colette. Celle-ci
paraît indignée.
- Et il faudrait se censurer, ne pas dire ce qu’on pense, empê­
cher les jeunes de s’exprimer, les obliger à ne pas sortir du sujet
proposé ?
Voilà ce que c’est que m’être tenue à l’écart de la vie poli­
tique, pense Nabiha, ballottée entre les deux interlocuteurs, je
suis incapable d’avoir un jugement sur les questions impor­
tants, de comprendre quelle est la position juste.
On lui a demandé ce qu’elle fait dans la vie.
- J’ai honte de l’avouer, je suis une oisive. Et cela me coupe
de beaucoup de choses et de gens que je voudrais connaître.
Mais j’ai l’intention de trouver du travail.
- Attention, prévient Lotfi, ils vont te proposer d’être la
vedette d’un de leurs prochains films.
Nabiha rit, Ali Baba lui a aussi proposé de figurer dans un
film, c’est sa façon de demander aux femmes de coucher avec
lui, il n’a rien tourné encore, « que certaines têtes un peu écer­
velées », selon l’expression de Saloua.
Elle éprouve beaucoup de plaisir à s’apercevoir que ce qu’elle
dit intéresse les autres, fait repartir la discussion. Elle s’y engage
170 CRISTAL

moins timidement et parle presque sans gêne, enhardie de la


confiance de ses vis-à-vis.
Nous avons bien peu de soirées semblables à Tunis, pense-
t-elle. Peut-être parce qu’il y a trop de gens en même temps, on
ne peut aller au fond de rien.
Elle s’indigne des réserves que met Lotfi à soutenir les mou­
vements contestataires.
- On n’a pas le droit de critiquer si on n’y participe pas.
Toute critique extérieure sert leurs ennemis !
- C’est trop facile ! Le fait qu’ils se battent suffirait à leur
donner raison sur tout ! Si j’estime qu’ils font des erreurs, je
pense avoir le droit de le dire, c’est à eux de prendre mes cri­
tiques en compte, et d’y répondre s’ils croient que j’ai tort ou
de changer d’attitude s’ils les trouvent justifiées.
- C’est ça, persifle Nabiha, du haut de ta tour d’ivoire...
- Mais ma parole, tu t’enflammes, on dirait que tu es rede­
venue militante !
- Hélas non, Lotfi, moi aussi, je laisse les autres agir et
prendre des risques à ma place !
- Nous ne croyons pas que notre rôle soit de militer, déclare
Samia. Du reste, il n’y a pas d’organisation qui corresponde
vraiment à nos idées.
- Mais n’est-ce pas un alibi ? Ne peut-on pas discuter la ligne
d’une organisation tout en y militant ?
- Mais y adhérer, c’est en accepter la ligne ! Et puis cela va
plus loin que le problème de la ligne. Vois-tu, Nabiha, nous
avons des ambitions modestes, ce qui ne nous empêche pas
d’être efficaces, je crois. Par nos cours, nos activités au syndi­
cat, au ciné-club, au théâtre, nous essayons d’éveiller l’esprit
critique, de donner quelques orientations justes. Si nous y arri­
vons un peu, ce n’est déjà pas mal ! Personne, ajoute encore
Lotfi, ne peut nous demander plus. Agir selon notre conscience,
aider autant que nous le pouvons les jeunes à voir de qui les
opprime, leur montrer les routes possibles, ce n’est pas toujours
très facile...
- Mais comment peut-on montrer la route et ne pas la
prendre soi-même ? Si on ne milite pas, on n’est pas bien placé
pour envoyer les autres se battre, pour leur expliquer comment
il faut faire, les critiquer, etc..
Lucien intervient sur un ton posé et grave, en cherchant un
peu ses mots.
CRISTAL 171

- Nous n’avons pas à nous faire d’illusions, nous sommes des


petits bourgeois, très radicaux, si on veut, mais tout de même
petits-bourgeois. C’est-à-dire des gens qui vivent avec des com­
promis permanents entre leurs idées et leur milieu. Nous avons
la chance que la situation ne nous oblige pas à choisir défini­
tivement dans un sens ou dans l’autre. C’est pourquoi nous
nous en sortons bien, et même avec bonne conscience. Mais
quand les luttes deviendront plus âpres, il est possible que ce ne
soit plus tenable.
- Je crois que tu es injuste, se défend Lotfi, en parlant de
contradiction entre nos idées et notre vie. C’est plus complexe
que ça, nos idées ne sont peut-être pas complètement révolu­
tionnaires, plus exactement prolétariennes, et notre vie... Je ne
vois pas comment nous pourrions faire autrement. Renoncer à
tout confort, vivre en ascètes ? Ce n’est pas très sérieux, et ça
ne résout rien.
Samia prend les choses avec moins de placidité.
- J’aimerais bien qu’on me les montre, ces gens qui vivent
d’une façon révolutionnaire ! Vous semblez penser que le seul
moyen de faire mûrir la révolution est de militer dans une orga­
nisation, écrire des journaux, des tracts, aller en prison... Mais
ce que nous faisons, ce que font d’autres comme nous, jouera
certainement aussi un rôle ! La transformation de la société se
prépare de beaucoup de façons simultanées, de beaucoup d’en­
droits différents ! Et il me semble que ce que nous faisons
montre de quel côté nous sommes, et nous serons dans l’avenir.
Vois-tu, Nabiha, Lotfi a refusé de se présenter aux élections
municipales. On ne lui demandait même pas de prendre une
position politique, ni d’adhérer au parti Destourien...
Elle est la théoricienne du couple, pense Nabiha. Et, parce
qu’il manque de dynamisme, il acceptera tout ce qu’elle décide
si elle sait le lui présenter de façon à ne pas l’humilier. J’admire
cette femme et sa détermination, mais je n’aimerais pas être
comme elle.
- Vous, Nabiha, demande pensivement Colette, ne croyez-
vous pas que c’est le fait de vivre à Tunis qui vous rend plus exi­
geante ?
- Je ne comprends pas très bien, vous voulez dire à Tunis,
par opposition à la province, ou à cause de la vie culturelle ?
Elle n’est pas très intense, d’ailleurs...
172 CRISTAL

Une manière adroite de me rappeler que je suis aussi une


petite bourgeoise. Nabiha est bien obligée de reconnaître qu’il
y a du vrai dans ce qui dit Colette. Peut-être aussi mes pro­
blèmes personnels m’obligent-ils à repenser beaucoup de
choses, à remettre, de l’ordre dans ma vie.

Cette discussion est du genre de celles que j’ai parfois eues à


Gafsa ou Bou-Salem, avec des coopérants du coin ou de passage.
Peut-être ma personnalité et ma situation orientaient-elles plus
facilement les discussions dans ce sens, et aussi, les gens qui
venaient me voir n’étaient pas précisément de droite : j’ai alors
rencontré beaucoup de jeunes professeurs qui avaient vécu Mai
1968 en France, et portaient encore la part de rêve et d’utopie que
ce mois avait semée en eux.
En Tunisie pour de courtes périodes, ils n ’essayaient pas de
mettre ce séjour à profit pour économiser de l’argent, mais s’ef­
forçaient de connaître le pays, d’en comprendre les gens, de les
aider aussi. Pas de traces de supériorité ou de paternalisme dans
leur attitude, ils avaient au contraire beaucoup de modestie, voire
d’humanité.
Je me souviens de trois d’entre eux, qui venaient d’une ville du
sud où ils enseignaient et, après avoir lu “Chébika” de Duvi-
gnaud, voulaient se rendre sur les lieux. Et, chez moi, à Gafsa,
nous avions discuté toute une nuit, parlant de cinéma, de façon
de s’exprimer, d’exprimer la pensée des autres, de communiquer.
Quand ils m ’ont quitté, au matin, nous avions l’impression d’être
de vieux amis, nous avions découvert, au détour de la discussion,
que nous avions beaucoup d’affinités.
Il y en a beaucoup moins en Tunisie, des coopérants français
de gauche, découragés par la suspicion des autorités tunisiennes,
le zèle des officiels français, mais surtout réduits par l’augmenta­
tion du nombre de professeurs tunisiens et les changements des
programmes scolaires. Dommage, ils apportaient à leurs élèves et
à leurs amis une ouverture rarement remplacée.

Les coopérants sont partis. Ils feront signe s’ils passent à


Tunis, ils seraient enchantés de rencontrer des gens de la capi­
tale. Restée seule avec ses hôtes, Nabiha s’aperçoit qu’elle n’a
plus grand-chose à dire, la discussion de tout à l’heure a répon­
du à ce qui la préoccupe le plus, elle a envie d’y réfléchir calme­
ment. Elle se sent un peu lasse, et le retour à des considérations
CRISTAL 173

plus anodines lui est pénible, mais elle s’y efforce un moment.
Samia lui montre la chambre des enfants - ils passent la nuit
chez leur grand-mère - et parle encore de leur éducation tandis
qu’ils raccompagnent jusque chez ses parents une Nabiha qui
parvient à peine à donner l’impression d’écouter.

Au cours d’une récente discussion, j’ai fait une découverte qui
m’a d’abord étonné, puis m’a paru évidente : une grande parenté
entre beaucoup de jeunes tunisiennes et moi.
Nous parlions d’authenticité, de nos réactions en face de la trans­
formation des paysages de Tunisie. L’une de nous a dit le choc
qu’elle venait de subir : elle avait passé le week-end dans un village
de montagne, la Kesra, construit en partie en maisons de type tro­
glodyte adossées à la montagne. Ces maisons sont adaptées au cli­
mat, en particulier elles n’offrent pas de prise au vent glacial d’hiver
et les vieux habitants y sont attachés. Mais leurs enfants, émigrés à
l’étranger ou travaillant dans les villes, se font construire des villas
de type européen sur un plateau exposé à tous les vents. Cela défi­
gure complètement le paysage, mais aussi remet en question toutes
les habitudes de la population : on s’habille, se meuble, fait la cui­
sine. .. différemment, et les vieux ont du mal à accepter le change­
ment, même s’ils sont fiers de ces signes de réussite de leurs enfants.
La chose n’est pas nouvelle : depuis des années, les paysages sont
ainsi violés dans le pays. Ce qui choque le plus, c’est la rapidité de
cette transformation, qui ne donne pas le temps aux nouvelles
constructions de s’intégrer dans leur environnement, au contraire
c’est celui-ci qui recule. Et on ne peut pas imputer ce fait seulement
aux autorités : bien sûr, elles y ont la plus grosse responsabilité,
ayant entamé ou encouragé des travaux de modernisation des villes,
qui font disparaître des quartiers entiers pour laisser passer de larges
avenues, à côté des constructions d’immeubles d’habitation, ou de
village en dur, d’édifices publics, etc., que la hâte, les faibles moyens
disponibles, et aussi une certaine image du progrès n’ont pas permis
de concevoir en harmonie avec ce qui existait. Mais les promoteurs
176 CRISTAL

immobiliers, ceux qui ont construit pour le tourisme, et surtout les


particuliers, ont imité à cœur joie le style européen, projetant leur
représentation de la modernité et de l’aisance empruntée à des
feuilletons égyptiens et au cinéma occidental.
Cette rupture avec les traditions, que Ton peut lire que les pay­
sages, implique d’autres changements à différents niveaux : tout le
mode de vie des endroits touchés a changé, résultat aussi des trans­
formations économiques du pays. L’artisanat a reçu des chocs très
rudes, une partie seulement a pu être sauvée, reconvertie surtout au
profit des ventes aux touristes. La transformation des habitudes ves­
timentaires - les habits européens ont conquis le pays, grâce notam­
ment à la friperie importée - et du mode d’habitation a imposé un
nouveau cadre de vie, transposé d’Europe : ameublement, moyens
de transport, commerce, tout s’est modifié. L’influence de l’indus­
trie du tourisme en expansion a renforcé celle des nouveaux médias,
radio et télévision, qui popularisent l’idée de la supériorité du mo­
dèle de type occidental sur le traditionnel, et celle, concomitante, de
la suprématie de l’argent.
Les résistances à ces changements, souvent teintées de passéisme
ou de conservatisme religieux, n’ont pas été tolérées, et le résultat
est souvent un déchirement, entre les générations différentes, mais
aussi au sein des individus, qui ne savent plus très bien où se situer.

Notre discussion est passée du plan de la société en général à


celui des individus, et d’abord des femmes.
Celle qui avait posé le problème a dit sa douleur, son angoisse de
vivre en elle-même une situation semblable à celle de ce paysage, de
ne pas pouvoir regarder en face son rapport avec son propre passé,
sa rupture avec son milieu d’origine : elle refuse ce milieu dont elle
sent en même temps la présence en elle, elle est déterminée à rester
citadine, différente de ce qu’elle était destinée à être, et ne peut vivre
tranquillement, sans culpabilité, cette détermination.
Elle, qui vient d’un milieu rural, n’a pu poursuivre ses études
secondaires, puis supérieures, qu’au prix d’incessants combats
contre la volonté de ses parents. Elle aurait dû y renoncer très jeune,
se marier, avoir des enfants, s’occuper de son mari, de ses enfants,
vivre entre le ménage, la cuisine, la vaisselle, la lessive, les visites
aux parents, ne plus exister qu’en tant que la femme de X, la mère
des enfants de X.
CRISTAL 177

Les études, ce n’est pas seulement l’appropriation des connais­


sances, un bagage littéraire ou scientifique qui permet de gagner sa
vie. C’est d’abord une rupture avec le monde rural, ses traditions, sa
manière de s’habiller, de marcher, de se voir et d’être vue, de sentir,
avec surtout sa langue. Mais passer de l’arabe comme langue unique
au français comme langue de culture, ce n’est pas simplement tra­
duire. Même lorsque les matières sont enseignées en arabe, il s’agit
d’une façon d’appréhender le monde qui emprunte tout à l’Occident.
Et la jeune fille qui veut poursuivre ses études et gagner sa vie
prend par là-même une décision d’autonomie qui est une rupture
avec ses origines. Elle ne peut s’y tenir qu’en poussant cette rup­
ture, en l’approfondissant en elle-même, en adoptant une grande
partie, si ce n’est complètement, l’idéologie, les modes de pensée
occidentaux : c’est ainsi seulement qu’une femme peut aspirer à
être un individu autonome, c’est le seul modèle actuel de civilisa­
tion qui permet une relative liberté aux femmes.
Le déchirement, la volonté de concilier deux aspects inconci­
liables de sa personnalité, le fonds transmis et ce que l’on a acquis,
cette impression de ne pouvoir être soi qu’en rasant les bases de sa
propre personnalité, en partant de zéro, sans ancrage dans le passé
des siens, cela est très douloureux.
Nous en étions là, et je ne pouvais me défendre d’une certaine
satisfaction : être capable de comprendre et d’exprimer tout cela !
Beaucoup de Tunisiens à ma place auraient arrêté la discussion
depuis longtemps avec des « il faut respecter, on doit défendre les
traditions, il ne faut pas faire le jeu de l’Occident... », avec des
impératifs, pour éviter de regarder une situation gênante. J’avais une
autre attitude, j’essayais de mettre le doigt sur la réalité, d’aider les
autres à mieux la voir.
Péché d’orgueil ? Ce que je prenais pour de l’intelligence, qui
devait me conforter dans un sentiment de supériorité, n’était autre
chose qu’une parenté, la sensation d’être très proche de ces jeunes
filles. Non parce que je suis plus attentif à elles, plus respectueux de
leur perception qu’un autre. Mais parce que j’ai vécu la même expé­
rience, n’ai probablement pas dépassé les mêmes contradictions.
Pour moi aussi, le problème du rapport avec les origines s’est
exprime d’abord au niveau de la langue que je parle, et de tout l’ar­
rière-plan culturel de cette langue.
Peut-être faut-il revenir sur la situation des Juifs de Tunis au len­
demain de la deuxième guerre mondiale. Je le fais brièvement, n’ai
178 CRISTAL

pas la prétention d’être exhaustif ni scientifique, je dis ce que j’ai


senti, pas plus.
J’ai perçu, dès mon enfance, un certain nombre de différences au
sein de la communauté juive. Très vite, j’ai su que nous étions
touensa (tunisiens) par opposition aux grana (les livoumais). Ces
derniers, Juifs récemment venus d’Italie, étaient comme une sorte
d’aristocratie, avaient par rapport aux touensa une attitude supé­
rieure, due, non seulement à leur richesse plus grande et à leur rôle
dans le commerce d’envergure (on peut dire que les plus riches
d’entre eux constituaient une partie de la “bourgeoisie compradore”)
à leurs rapports nombreux avec la cour beylicale, au fait qu’ils
dominaient aussi dans les professions libérales, mais également, ce
qui nous raidissait toujours, à leur conscience de posséder les
bonnes manières. Nous traduisions “snobisme”, “se faire voir”,
“hypocrisie”, etc. Nous étions plus proches du petit peuple, non pas
des Arabes, encore qu’il y avait de ça, mais des juifs pauvres, du
grouillement de la “hara” avec sa saleté, ses criailleries, ses poux et
son ignorance.
Car il y avait l’autre différence, qui s’exprimait géographique­
ment, au sein de cette communauté : celle entre les pauvres (touen­
sa pour la plupart), qui vivaient dans la hara, les riches, habitant à
partir du quartier “Lafayette”, une partie récente de ville européen­
ne, mais s’étendant jusqu’à Mutuelleville (le quartier résidentiel
actuel, El Menzah, est parti de ce côté) et, entre les deux, mêlés aux
siciliens et aux petits-blanc français, les familles qui s’étaient sorties
de la hara, mais n’étaient pas encore parvenues à un niveau social
élevé, artisans, coiffeurs, tailleurs, ouvriers un peu spécialisés,
employés de société ou d’administration, instituteurs, et, plus rare­
ment, professeurs de lycée ou avocats....
La promotion sociale, pour nous qui habitions à deux cents mètres
de la hara, et qui voyions par nos fenêtres défiler le flot de ses habi­
tants endimanchés pour le tour en ville du samedi après-midi, c’était
d’abord une affaire d’aspect extérieur, propreté, décence, parler sans
crier... et surtout de langue. Alors que les générations précédentes
avaient pour langue principale, souvent unique, le judéo-arabe, très
proche de l’arabe tunisien, la nôtre a franchi le Rubicond et adopté
complètement le français.
Ce n’était pas réfléchi ni délibéré. Au lendemain des révélations
sur les camps d’extermination nazis, nous tenions trop à revendiquer
notre droit à la vie en tant que Juifs, il n’était pas question de se
CRISTAL 179

renier. Mais les seules possibilités de promotion (les professions


nobles, libérales ou intellectuelles, comme l’enseignement) pas­
saient par la scolarité, dans des écoles françaises exclusivement. Les
musulmans pouvaient commencer leurs études primaires dans les
écoles franco-arabes où, du moins, on ne les privait pas de leur
langue d’origine. Nous, non. Nous ne pouvions qu’apprendre le
français, et on nous poussait à oublier le judéo-arabe. La suite était
toute tracée :après l’examen d’entrée en sixième, le lycée ou le col­
lège, où nous rivaliserions avec les fils de colons ou de fonction­
naires français, où nous tâcherions - et nous y parvenions souvent -
d’être meilleurs qu’eux dans la pratique de leur langue, de leur cul­
ture, et où nous apprendrions généralement le latin, souvent le grec,
toujours l’anglais, parfois l’italien, et presque jamais l’arabe, pas
même en tant que langue étrangère.
Je me souviens que, rentrant de l’école primaire, j’avais toujours
un peu honte de parler arabe avec ma grand-mère, qui ne connaissait
que cette langue, surtout en présence de tiers. Je cachais mon
malaise en me moquant d’elle et de façon de parler. Avec ma mère,
il m’était plus facile de parler français, alors qu’elle étais plutôt ara­
bophone. Ni avec mon oncle, avocat, ni avec mes sœurs, je ne me
souviens avoir eu de discussions, même brèves, en arabe. C’était
notre manière de nous persuader que nous étions différents, supé­
rieurs à ces gens de la hara (insulte chez nous : « on dirait une femme
- ou un homme - de la hara ») qui avaient toute l’apparence de ce
que nous ne voulions plus être. Peut-être leur reprochions-nous
inconsciemment leur incapacité à s’imposer individuellement, leur
vie ensemble, ce besoin de se sécuriser par leur présence mutuelle,
qui n’avait pas suffi à éviter la tentative d’anéantissement.
Je ne sais pas bien parler de cela, peut-être même que je n’ose pas
trop y réfléchir : le succès - relatif - du sionisme dans la hara, le fait
que la majorité de la communauté non sioniste ait quitté la Tunisie
dans le sillage de la France, cela peut se comprendre et s’expliquer,
si j’admets que, même négativement, j’ai réagi aux mêmes stimuli,
j’ai ressenti les mêmes angoisses. Être Juif tunisien n’était pas un
choix, notre condition nous était imposée. Nous nous efforcions de
la vivre le moins mal possible, c’est-à-dire, avec les contraintes
extérieures, et avec les seules façons de nous en sortir que nous pou­
vions imaginer, celles que nous fournissait le fait de la colonisation
par la France. Nous nous efforcions, sans réelle volonté consciente
d’assimilation, de nous imposer à la société dominante, qui était la
180 CRISTAL

société coloniale. Nous, Juifs, ne sommes pas inférieurs aux


Français, nous condamnions le racisme. Nous le refusions, sans nier
les différences, dont nous n’étions guère capable de dire en quoi
elles consistaient. Nous sentions ne pouvoir nous imposer qu’en
devenant les meilleurs sur le terrain de la réussite, de la considéra­
tion. Nous ne reprenions pas à notre compte les théories racistes ou
colonialistes, qui rejetaient les juifs aussi à une situation inférieure.
Mais nous adoptions automatiquement une position vis-à-vis des
Arabes qui indiquait clairement que nous étions plus proches des
Français que d’eux.
Et tout ce que représentait le parler de ma grand-mère, de ma
mère, de mes tantes, des relations de la famille, surtout les femmes
qui venaient passer les après-midi à la maison, m’irritait, me donnait
envie de posséder encore mieux la langue et la culture françaises. Et
j’étais tout de même heureux que, contrairement à d’autres vieilles
du quartier, ma grand-mère ait renoncé à la tenue traditionnelle
“arabe”, pour porter des robes de type européen.
Ce rejet des origines, je l’ai vécu à plusieurs niveaux, il a eu des
conséquences que je ne mesure pas toutes très bien. Je crois pouvoir
lui imputer la rapidité avec laquelle j’ai oublié l’hébreu classique que
j’avais bien été forcé d’apprendre pour faire mes prières et me pré­
parer à entrer dans l’âge d’homme, la “Bar mitzva” que appelions
“communion”, sous l’influence du catholicisme français. Je crois
avoir compris pourquoi les juifs sont facilement polyglottes : dans
leur enfance, on leur apprend au moins trois langues, l’hébreu clas­
sique, la langue de la communauté (yiddish ou judéo-arabe) et la
langue du pays. En apprendre d’autres par la suite est facile. Ce n’est
pas mon cas, j’apprends difficilement les langues, ne suis jamais allé
bien loin dans l’arabe classique, ai complètement oublié le judéo-
arabe, en plus de l’hébreu. Si je parle à peu près l’arabe tunisien, c’est
pour l’avoir pratiqué constamment, et encore, je le perds un peu dès
que les gens que je fréquente parlent surtout le français. Ayant eu à
apprendre le judéo-arabe, l’hébreu, le français, l’arabe tunisien, le
latin, l’anglais, l’italien et l’arabe classique, j’aurais pu être un par­
fait polyglotte sans ce rejet des origines.
Probablement faut-il aussi attribuer à cette attitude le fait que je
n’ai pas eu beaucoup d’amis juifs, ceux que je fréquentais ne par­
laient jamais de leur judaïté. Je me souviens aussi que, sans l’avoir
lu, j’avais condamné Albet Memmi pour avoir dit dans ses romans
ses contradictions de Juif européanisé : cette condamnation, que je
CRISTAL 181

pensais originale, je la justifiais par le refus de se laisser enfermer


dans sa condition de Juif ; elle rejoignait en fait celle de la majorité
de la communauté de Tunis, gênée de reconnaître, face aux non-juifs
la nature des problèmes qu’elle pouvait vivre.
Je m’aperçois, en écrivant, que cette attitude-là ne m’est pas non
plus étrangère, je l’ai souvent, et elle est très semblable à celle qu’en
tant qu’intellectuel, je me surprends parfois d’avoir. Et je me
demande si ce n’est pas en tant qu’intellectuel juif que je l’ai.
En somme, semblable aux jeunes filles tunisiennes que j’évo­
quais au début, j’avais besoin, pour m’affirmer en tant qu’individu,
pour avoir des prétentions à une vie sociale autonome, libérée du
carcan des traditions socio-religieuses de cette communauté, de
m’approprier la langue, les coutumes et la civilisation françaises,
occidentales.
Ce besoin a sans doute été nourri des conditions sociales du temps
de mon enfance. Déjà le sionisme - qui est la forme du nationa­
lisme des juifs, c’est une constatation qui me paraît à la fois banale
et complexe - avait répondu en Tunisie au réveil du nationalisme
des Arabes tunisiens, et aux réactions du colonialisme, remettant en
question l’idée que se faisaient les juifs de leur place (menacée et
fragile, cela va sans dire) dans le pays. Les révélations sur les mas­
sacres nazis, sur les complicités en Europe, dans l’atmosphère
d’après-guerre de remise en cause de tous les régimes sociaux, ont
dû aviver le besoin d’être autrement, moins vulnérables dans la
société.
Dans leur nationalisme, dans l’idée de se regrouper dans un cadre
national qui dispose de moyens de défense puissants, les sionistes
trouvaient la solution à ce besoin. Mais leur doctrine s’accompa­
gnait d’une sorte de revanche qui ne satisfaisait guère la plupart des
juifs tunisiens. Et elle ne remettait pas en cause, au contraire, l’idée
de la fusion des individus dans la communauté, elle proposait seu­
lement un mode de protection plus agressif.
Ceux qui ne voulaient plus être une communauté menacée, ne
pouvaient, influencés qu’ils étaient par les conceptions républicaines
françaises, que se tourner vers l’affirmation individuelle : on doit être
jugé sur ses propres aptitudes, sur ses actes, et non ceux de sa com­
munauté. De là, ou bien on essaie de s’assimiler à la société qui pro­
clame ces principes, la société française à l’époque, ou bien on
s’efforce de faire évoluer ce que l’on considère comme son pays vers
un choix de ce type : une société républicaine, laïque, où existe une
182 CRISTAL

véritable égalité. C’est souvent là qu’on peut trouver le soubassement


du choix du communisme : l’individu accepte alors de renoncer à
affirmer son individualité pour un projet qui réhabilite tous les indi­
vidus sans exception, et ce faisant, il affirme son originalité par rap­
port à sa communauté.
Et les tunisiennes, alors ? C’est ici plus facile à comprendre :
l’indépendance a amené, jusque dans les milieux qui n’avaient pas
été touchés auparavant par les conceptions occidentales, ou qui s’é­
taient raidis contre elles, un changement fondamental : non seule­
ment le statut juridique des femmes s’est transformé, mais encore,
par la scolarisation massive des filles, s’est introduit un décalage
entre leurs aspirations et ce que pouvait leur proposer, voire leur
imposer le milieu d’origine.
Dire cette parenté - la part de marginalité qui nous commune ne
suffit pas : comme ces amies qui se battent avec leurs contradic­
tions, essaient de les dépasser, lorsqu’elles parviennent à les discer­
ner, ou de les minimiser, les évacuer, j’ai eu à faire avec moi-même,
avec mon rapport à mes origines.
J’ai là aussi erré. Il me reste de nombreuses traces de ces
errances.
Mais je n’ai été culpabilisé. Cette chance-là, j’ai conscience
qu’elle est à la base du fait que je peux à présent parler de tout cela,
que je peux dire aux autres ce que je sens, et qu’ils y entendent peut-
être un écho d’une part d’eux-mêmes.
TROISIÈME PARTIE
.

'
Comment faire pour ne pas s’ennuyer à Tunis le samedi soir,
s’il n’est pas prévu de soirée avec des amis ? Cinémas et res­
taurants sont combles, les cafés s’emplissent et se vident brus­
quement aux heures d’entracte des spectacles, le théâtre,
lorsqu’il y a une représentation, ressemble à une “foire à la
volaille”, selon l’expression d’Afif, toujours un peu écœuré par
les étalages de toilettes et de chair qu’on peut y voir aux
entractes. Tout le monde est dehors, la plupart des gens s’en­
nuient, mais bien peu le reconnaissent. Les boites de nuit ?
Pouah ! A part les touristes, surtout Lybiens, c’est plutôt mal
fréquenté, il vaut mieux éviter d’y aller si on n’est pas en bande,
et il n’y a guère d’attractions sensationnelles. Il y a tout de
même quelques endroits valables, surtout dans les hôtels de
luxe, mais il faut réserver à l’avance.
Afif n’a envie de rien de semblable aujourd’hui. D’autant
plus que Marie-Claude refuse catégoriquement de s’afficher en
public comme sa maîtresse en titre : « C’est d’un bourgeois ! ».
Ils passeront la soirée à Dermech, dans sa maison qui donne sur
les ports puniques. Elle a parqué d’autorité Afif dans un fau­
teuil du salon. « Lis, détens-toi, pendant que je termine le dîner.
J’ai préparé quelque chose de vietnamien, et c’est un peu déli­
cat. Tu ne connaissais pas mes talents ? J’ai habité pendant
deux ans avec une fille qui venait de Haïphong. Elle m’a appris
beaucoup de choses. Pas seulement en matière de cuisine, elle
m’a raconté ce qui se passe chez elle. Je me demande ce qu’elle
est devenue à présent ? » ajoute-t-elle songeuse, avant de se
secouer et de disparaître.
186 CRISTAL

Aflf a mis un disque sans choisir. Il entend distraitement la


musique, violon et flûte et s’enfonce dans le fauteuil “moelleux
comme une matrice”, songe-t-il. Il ferme les yeux. Détente, sen­
sation de bien-être...
- Voilà, il n’y a plus qu’à laisser mijoter.
Marie-Claude est revenue, elle s’assit sur un pouf en face de
lui le regarde.
- A quoi penses-tu, Aflf ?
- A rien, c’est agréable. Si, maintenant, au spectacle de tes
jambes, et plus haut... Tu es très belle, ce soir, encore plus que
d’habitude, cette coiffure te donne un air de princesse de conte
de fée...
- Arrête donc, grand fou, tu vas me décoiffer ! Et sois sage,
je n’ai pas envie de dîner d’un sandwich, pas ce soir !
Allusion à quantité de repas brûlés « à cause de votre lubri­
cité, docteur, et de ma faiblesse », sa voix est ici alanguie,
comme il sied aux maîtresses de vaudeville. Ils rient en frottant
leur nez l’un contre l’autre, louchant de regarder de trop près
les yeux du vis-à-vis.
- Comment va ton peintre hirsute ? J’aimerais le revoir.
- On peut l’inviter à dîner, je pense qu’il est ici. Lorsqu’il
travaille comme ces jours-ci, il peut en oublier de manger plu­
sieurs jours de file. Je monte lui dire....
- Il se nettoie un peu et il arrive, annonce-t-elle en revenant.
C’est un garçon très sympathique, qui a une drôle de vie. Hé
bien, il a deux enfants, sa femme est infirme, la polyo, je crois.
Il n’en parle jamais, mais il leur est très attaché. Ils sont dans
son village natal, au Sahel, il leur envoie presque tout ce qu’il
gagne et disparaît soudain, parfois pendant un mois pour se
rendre auprès d’eux. Quand il revient, il a un sacré cafard, ne
dessoûle pas pendant plusieurs jours, puis se remet à travailler,
comme avec rage. Ce n’est que quand il a bien avancé dans une
toile qu’il se détend un peu, accepte de voir des gens à nouveau.
Le voilà, tout à fait propre, tu es transformé, Samir !
- N’exagérons rien, c’est une propreté de surface ! Salut,
grand patron ! Il paraît que vous acceptez de dîner avec un clo­
chard de mon espèce !
- Bonsoir Samir, je n’accepte pas, je sollicite ce plaisir ! Mais
on peut se tutoyer, c’est plus simple. Et je te signale que je me
sens très peu “grand patron”.
CRISTAL 187

- Très bien, disons “petit patron”, si tu veux. Je suis en forme


ce soir, et donc un peu agressif. Ne te formalise pas, si je t’in­
sulte au passage, c’est une façon d’exprimer mon rapport
actuel avec le monde.
- J’avais justement envie de reprendre la discussion de
l’autre soir. Je m’attends au pire. Mais passons d’abord à table.
- C’est bon ce truc, Marie-Claude, inhabituel, mais bon.
Qu’est ce que ce breuvage que tu veux nous faire ingurgiter ?
Du thé vert froid ? Tu n’as donc plus de vin ?
- Un repas à la vietnamienne, répond-elle sur un ton très
confucéen, ne comporte généralement pas de vin, Samir, c’est
ainsi ! Et je ne vous oblige pas à manger avec des baguettes, je
n’en ai que deux. Ne crains rien, on boira après dîner, j’ai pré­
paré une bouteille de vieux cognac.
- Bon, je n’insiste pas. Je verrai de près la bouteille en ques­
tion. Tu es vraiment la reine de la sauce cantonaise ou péki­
noise. T\i m’en redonnes, s’il te plaît.
- Voilà pourquoi j’adore Samir ! Il est encore plus ignorant
que moi en géographie !
- Afif, qu’as-tu donc fait de ta très jolie femme ? Tu la
séquestres pour pouvoir te dépraver en paix ?
- Oh non, Samir, elle est allée chez ses parents à Sousse. Ce
n’est pas elle qui m’empêcherait de me dépraver, comme tu dis.
- Elle paraît capable de comprendre beaucoup de choses.
Elle a quelque chose de décidé, un peu dur, dans le regard, ça
serait difficile à rendre dans un tableau, dit-il pensivement.
Peut-être en esquissant un froncement de sourcils. En tout cas,
cela doit être formidable de vivre avec une femme comme ça.
Afif est un peu gêné, il mange sans répondre. Samir poursuit.
- Ne te vexe pas, je comprend la situation. Marie-Claude est
assez sensationnelle aussi. Je passe mon temps à lui déclarer ma
flamme, elle fait semblant de ne pas me croire. Bien sûr, le ver
de terre et l’étoile. Ne ris pas, Marie-Claude, tu sais que c’est
vrai, un tout petit moins depuis que j’ai vu Nabiha... Mais je
vous en prie, ne me présentez plus d’autres madones, vous allez
me rendre complètement fou.
- Tu penses que Léonard de Vinci était amoureux de Mona
Lisa ?
- C’est évident ! L’amour est une façon de saisir, de s’appro­
prier la beauté, le regard de l’autre.
188 CRISTAL

- Que penses-tu de Saloua ? demande Afîf un moment plus


tard.
- Je crois que c’est une fille qui est si bonne que tout le
monde doit en abuser. Elle n’est peut-être pas très heureuse,
mais ne se soucie pas assez d’elle-même pour en souffrir vrai­
ment. J’aurais aimé avoir une sœur comme elle. Je la trouve
tout de même très attirante.
- L’attrait de l’inceste, plaisante Afif. Je te comprends très
bien. Dis donc, Marie-Claude, comment fais-tu pour avoir
toutes ces choses ? On ne les vend pas à Tunis, que je sache.
- C’est simple, je les ai rapportées de mon dernier voyage en
France. Non, ne m’aidez pas, j’irai plus vite toute seule. Instal­
lez-vous plutôt près de la cheminée, le café est prêt. Afîf mets le
magnétophone en marche, écoutez donc ce morceau de guitare !

Cette villa à Dermech, avec une cheminée, c’est la maison


d’une amie, Françoise. Le rez-de-chaussée était occupé pendant
quelques années par un architecte Italien très attachant et sa
tante, une femme pas banale. Nous y allions souvent en été, nous
habitions Salammbô, à quelques centaines de mètres, et avions
une barque ancrée dans les ports puniques tout proches. En par­
lant de la villa de Marie-Claude, je suis retourné là, chez Rober-
to et, devant la cheminée où flambent des bûches, nous avons
repris une de nos conversations, installés dans une lumière
douce. Une impression de calme, de sérénité, la tante de Roberto
lit dans un coin, et nous parlons de Florence, sa ville, dont mon
ami pouvait vanter les charmes des nuits entières. Il me dit aussi
des poésies, il en écrit, nous parlons d’autres sujets, son travail,
le mien, la politique, nos amis communs. Justement, il y en a qui
arrivent..
Le dîner vietnamien vient d’une autre amie, qui avait vécu
deux ans au Cambodge. Elle en avait ramené d’excellents souve­
nirs, nous racontait l’histoire du boa domestiqué qu’elle avait à
la maison - ces animaux remplacent là-bas le chats, avais-je à
peu près compris, sans très bien l’admettre d’ailleurs - et avait
beaucoup d’affection pour les Cambodgiens dont elle disait qu ’ils
avaient la douceur et l’amabilité instinctives. Elle connaissait
aussi des recettes de cuisine, mais je n’ai pas eu l’occasion d’ap­
précier sa manière de les appliquer.
CRISTAL 189

Ils ont bu leur café et “s’expliquent” un peu avec le cognac,


reposent leurs verres pour écouter. « C’est réellement beau »
pense Afif, et il s’aperçoit que les deux autres partagent son
émotion. Samir a les yeux fermés, il semble sortir d’un somme
quand le morceau s’achève.
- Arriver à ça ! Voilà le vrai talent ! Afif, crois-tu qu’il y ait
un seul de nous qui soit capable d’une telle plénitude ? Oui, je
reviens à nos intellectuels et artistes, le contraste est frappant.
Ecœurants ! En principe, nous sommes des créateurs, des pro­
ducteurs. Nous devrions être les témoins, les consciences de
notre temps, c’est bien là notre rôle, non ? Ou alors, il n’y a qu’à
extraire le phosphate ou décharger les bateaux. Et nous sommes
quoi ? Des minables qui mènent leur vie au jour le jour, rem­
plissent plus ou moins bien les fonctions qu’on leur a assignées :
on soigne les gens, on enseigne des trucs pour abêtir les jeunes,
ou on peint pour des gens qui s’extasient d’autant plus devant
une toile qu’ils ne ressentent rien ! Et je ne parle pas des prosti­
tués officiels, qui font n’importe quoi pour les journaux, la
radio, la télé, les affiches pour les ministères. Ceux-là sont en
carte, tout le monde connaît leurs tarifs, c’est clair. Mais les
autres, qui se disent “de gauche” ? Oui, merci, je prendrais
volontiers encore un verre. Ça m’aide à m’exprimer, mon
domaine n’est pas tellement la parole, mais j’en ai tellement sur
le cœur ! Laisse donc la bouteille près de moi.
- Moi, reprend-il après un moment, je ne pense pas être le
plus salaud. Laissez-moi vous dire la confession d’un artiste
malheureux. Je peins des trucs qui me passent par la tête, des
éclats de couleurs, des lignes, des formes. Pour moi, cela a un
sens, pas toujours très précis, mais enfin. Et qu’est-ce que cela
apporte aux autres, pouvez-vous me le dire ? Rien, strictement
rien ! J’utilise un langage que très peu de gens peuvent saisir. Et
il y en a si peu qui peuvent voir ce que je fais ! Même si l’on mul­
tipliait les expositions, cela n’en ferait pas lourd. Je me dis que,
lorsqu’on éditera les reproductions à très grand tirage et à bas
prix et que la qualité en sera bonne, on pourra peut-être faire
œuvre utile. Au fond, j’ai plutôt peur de ce genre d’épreuve de
vérité, je sens bien que ce que je fais ne touchera guère le peuple.
Il se tait pour bourrer sa pipe et la rallumer avec des gestes
lents et soigneux. Afif profite de la pause pour demander si on
peut voir ce qu’il a comme toiles en ce moment.
190 CRISTAL

- Je préfère ne rien montrer. J’ai remarqué que les gens qui


sympathisent avec moi ont tendance à apprécier ce que je fais,
souvent même avant de l’avoir vu. En plus, je n’ai en ce
moment rien de vraiment terminé, et je n’aime pas qu’on voit
mes ébauches. Plus tard, peut-être, quand ça sera plus avancé.
- Tti es un peu injuste, Samir, il y a des gens qui sont sincères.
Moi, par exemple, j’aime beaucoup certaines de tes toiles, et il
y a des tableaux que je trouve ratés. Pour en revenir à ce que tu
disais, il me semble que c’est une affaire d’éducation de masses,
le problème de l’art non figuratif. A Cuba, par exemple, les
gens sont plus familiarisés avec ce type d’expression.
- Il y a de ça, bien sûr. Quand je fais des recherches de
formes ou de lignes, qui me sont pourtant indispensables, j’ai
l’impression d’être un gastronome se préparant des recettes
très sophistiquées dans un pays où les gens n’ont pas assez de
pain. Mais c’est quelque chose de plus profond qui me travaille.
Je ne parle pas des compromis que, comme tout le monde, je
fais pour manger, la toile pour l’hôtel ou le timbre. Heureuse­
ment, les peintres officiels qui président les jurys ne laissent pas
souvent passer quelqu’un qui ne soit pas des leurs, et ces com­
promis sont assez rares. Ne parlons pas du fait que, lorsque
j’arrive à vendre une toile, j’ai souvent envie de la déchirer et
de flanquer le fric à la tête de l’acheteur. Il va “orner” son
bureau ou son salon avec ça et il sera très fier. Il dira à ses
amis : « J’encourage les jeunes, je sais déceler les talents incon­
nus, vous verrez, en plus, c’est un bon placement ». Tout ça
n’est pas très beau, mais ce n’est pas important.
Il s’est tu quelques instants pour se resservir à boire, vider
son verre, rallumer sa pipe dont il tire des petites bouffées, don­
nant l’impression de ramasser sa pensée pendant ce silence. Il
reprend son discours, s’échauffant peu à peu.
- Ce qui est grave, c’est que, même en supposant que je sois
un bon peintre, mes sentiments, mes émotions, mes réflexes,
tout ce que j’essaie de traduire en peinture... Eh bien, tout ça,
c’est ce que ressent ou ce que vit un petit bourgeois tunisien.
J’ai travaillé un moment dans un bureau pour gagner ma vie,
je connais les employés qui sont d’ailleurs aussi très petit-bour­
geois ! Je vis dans la capitale, plutôt bien, je suis loin du peuple,
je n’ai au fond que les petits problèmes de ma classe, de mon
micro-milieu, de mon éducation plaquée, de ma culture ambiguë
CRISTAL 191

et incomplète... Qu’est-ce qui peut intéresser en moi le docker,


la femme de ménage, l’ouvrier agricole, le chômeur ? Rien, je
me sens complètement coupé d’eux, et, au lieu de m’en rappro­
cher, mon activité m’en éloigne encore plus.
Afif intervient tandis qu’il reprend son souffle.
- Est-ce ta faute ? N’est-ce pas une conséquence des contra­
dictions qui existent objectivement ?
Il a retrouvé d’instinct le langage marxiste, constate-t-il à
part lui.
- Il est vrai que nous ne sommes pas responsables de ce cloi­
sonnement, cette atomisation des individus que crée la société
bourgeoise. Mais notre rôle devrait être de dénoncer cette ato­
misation, de chercher à unir, de montrer ce qu’il y a de commun
dans la condition des gens du peuple... Et au lieu de ça...
- Mais, dit Marie-Claude, rompant le silence, il s’agit du pro­
blème de l’engagement politique. Tu inverses les choses, Samir,
ce que tu soulignes doit être abordé et résolu politiquement, et
non dans les activités culturelles ou artistiques. Bien sûr, l’en­
gagement politique peut, doit se traduire dans l’œuvre, dans la
façon dont l’intellectuel fait son travail...
- Oui, approuve Afif, et un médecin par exemple, dans son
travail, peut trouver des façons de manifester ses sentiments en
faveur du peuple en accordant une attention suffisante aux
gens qui le consultent, alors qu’on est souvent contraint de
bâcler la consultation, en donnant des soins gratuits, en inter­
venant pour faire prendre en charge un malade par des orga­
nismes officiels, lui faire acheter une chaise roulante, des
appareils orthopédiques, le faire envoyer à l’étranger, etc.
-Attends, Afif. Laisse-moi d’abord répondre. Marie-Claude,
théoriquement, rien ne devrait empêcher un artiste, peintre,
écrivain, poète ou musicien de faire une œuvre utile au peuple.
Mais c’est une notion dangereuse, l’utilité au peuple ; en pra­
tique, ça risque fort d’aboutir à ces tentatives honteuses de
récupération du folklore, qu’on finit d’ailleurs par vendre aux
touristes. Parce que, vois-tu, servir le peuple, cela impose
d’abord de le connaître, de vivre avec lui, de comprendre son
langage, de l’accepter tel qu’il est. Combien seraient capables
de vivre, mettons à Mellassine ou Jebel Lahmar, ou n’importe
quel autre bidonville, de faire la queue au port à 4 heures du
matin pour l’embauche des dockers, de se soûler dans les
192 CRISTAL

tavernes douteuses avec des types plus ou moins patibulaires,


de ramasser des petites putains à 200 balles ? Je peux bien en
parler, j’ai essayé et je n’ai pas pu tenir, je suis revenu à toute
vitesse au café de Paris. A cause de nos origines, de notre for­
mation, de notre sensibilité, il nous faut un intermédiaire pour
que nous puissions nous lier au peuple, pour lui être utiles.
C’est par l’engagement dans l’action politique qu’on peut y
arriver. Mais c’est dangereux, il y a des risques et on n’a pas
envie de se faire tabasser, chatouiller les couilles avec des ciga­
rettes allumées, de faire de la taule et ne plus pouvoir prendre
de cuite ou tirer son coup quand on a envie.
- Il faut dire, aussi, qu’il y a très peu de possibilités d’enga­
gement politique satisfaisant.
- C’est un alibi, Afif ! II en existe. Et même s’il n’y en avait
pas, il faudrait les créer. Mais nous manquons de courage !
Nous ne sommes pas fichus de dire “merde” quand il le faut, et
la forme artistique n’est souvent qu’un paravent. Je sais bien ce
que je pourrais faire : des affiches, des bandes dessinées de pro­
pagande, des caricatures, par exemple. Mais j’aime mieux
“continuer mon œuvre”, et me soûler un bon coup quand ça ne
va pas trop bien. Tiens, j’ai appris que de jeunes militants fai­
saient de la poésie populaire engagée en arabe tunisien. Bien
sûr, celui qui m’en a parlé, et qui n’a écrit que des bêtises sen­
timentales en arabe classique, dit que tout ça est très mauvais,
et même ridicule. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est une ten­
tative de parler au peuple sa langue, d’aller à lui et c’est la seule
dont j’ai connaissance. Mais je dois vous embêter à discourir
comme ça, vous avez peut-être envie de vous coucher, de faire
l’amour, de parler d’autre chose...
- Non, Samir, tu ne nous ennuies pas du tout, ce que tu dis
est très intéressant ? J’ai l’impression que tu exagères, tu noir­
cis les choses. Afif prend une inspiration.
- Franchement, il y a quelque temps, j’aurais haussé les
épaules, j’aurais pensé : « masturbation intellectuelle ».
Aujourd’hui, je ne sais pas à quoi c’est dû, je me sens plus
réceptif à ce genre de discours, plus concerné...
Marie-Claude est heureuse de la réaction d’Afif.
- Samir n’a jamais parlé aussi longtemps et aussi bien, je
crois. Que diriez-vous de faire un tour jusqu’à la plage ? La
soirée est splendide et il y a un très beau clair de lune sur la mer.
CRISTAL 193

Ils marchent de front sur la petite route qui longe les ports
puniques. Marie-Claude a pris le bras d’Afif, Samir mâche sa
pipe éteinte. Tous trois sont silencieux et pensifs, la pause offerte
par Marie-Claude se prolonge tandis qu’ils se sont assis sur les
marches qui conduisent à la plage. Le clair de lune, les mouve­
ments argentés de la mer, l’obscurité autour du miroitement et
l’aspect un peu sauvages des lieux incitent au recueillement...

Samir défend à peu près les positions qu ’avait le militant que


j’étais à l’époque. Et il se trouve dans la même contradiction
quand il s’agit d’art abstrait : les concepts dont nous disposions,
lui et moi, ne nous permettaient pas de nous en tirer mieux.
Impossible de ne pas exprimer ce qu’on veut, ni d’associer le
peuple à cette création artistique.
On retrouve avec moins de nuance cette condamnation de cer­
taines formes de création chez beaucoup de militants, ou de per­
sonnes adoptant leurs schémas de pensée : ainsi, au cours d’un
débat sur la peinture dans une maison de la culture, il s ’est trouvé
des gens pour contester l’idée même que l’on parle de “cette pein­
ture” (pas seulement abstraite, toutes peinture artistique) « qui ne
touche que quelques rues de la capitale », et pour demander qu ’on
parle de “l’art du peuple”, le tissage, la broderie, le tatouage. Je
tremble rétrospectivement en constatant la parenté qui existe entre
de tels propos et les idées que je pouvais exprimer en matière d’art
et de création.
Mais je me trouvais dans la position de Samir, qui pense qu ’il
devrait servir le peuple par son art, mais ne se résigne pas à en
adopter les moyens : j’avais dit à mes camarades, en!974, que
j’avais écrit un roman. On m’a tout de suite demandé : « Est-il
politique ? » « Pas directement, avais-je répondu, il s’agit d’intel­
lectuels qui ne militent nulle part ». Ceux à qui j’en avais parlé
n’ont pas été intéressés au-delà, je n’avais pas moi même l’im­
pression qu’ils pouvaient l’être par cet ouvrage : je ne le voyais
pas directement utilisable dans un souci politique, j’avais ten­
dance à l’en estimer moins.

- Rentrons, voulez vous, je commence à avoir un peu froid.


Marie-Claude se serre un peu plus contre Afif pendant le tra­
jet de retour.
- Ça m’a fait du bien de parler, reconnaît Samir.
194 CRISTAL

- Mais si tu étais engagé dans une organisation politique, tu


ne peindrais peut-être plus, n’est ce pas ?
- Je ne sais pas, Afif. Peut-être aussi arrêterais-je pour une
période seulement, mais ça me fait peur. Je ne me vois pas vivre
sans peindre. Il est probable aussi que je peindrais des choses
différentes, d’une autre manière, je ne sais pas. Il y a peu de
chances que cela arrive. Tu sais, je crois que si on m’offrait une
bourse pour la Cité des Arts à Paris, je ne la refuserais pas. La
fuite, en somme !
- Tout de même, changer d’ambiance, voir d’autres peintres,
d’autres écoles, ça pourrait t’aider.
- Oui, Marie-Claude, mais je n’en ai pas besoin en ce
moment. Bon, assez parlé pour ce soir. Et assez bu, ajoute-t-il
en regardant les bouteilles vides. Je vais me coucher. On en
reparlera plus tard. Bonne nuit à vous et merci pour le dîner,
Marie-Claude, c’était vraiment très bien ! lîi as beaucoup de
talent !
Afif regarde Marie-Claude d’un air songeur.
- Il y a du vrai dans ce qu’il dit. Mais ce n’est pas simple, je
crois. Et puis, pour nous autres, médecins, ce n’est pas tout à
fait la même chose..
- Ce n’est jamais tout à fait la même chose pour personne, tu
sais. Elle sourit avec un rien de tendre ironie. Et les gens ne sont
pas souvent aussi lucides.
- C’est vrai. La preuve : je préfère y réfléchir plus tard.
Allons nous coucher, petite fille. J’ai une sacrée envie de toi, tu
as dû mettre quelque chose dans le dîner ! Et tant pis si je suis
pas en forme pour le tennis demain, ça donnera à Hamadi l’oc­
casion de me battre, et de faire ses grasses plaisanteries sur les
débauches qui ne sont plus de mon âge ! Ils se sont longuement
caressés, ont fait l’amour avec une rare volupté. La cigarette
qu’a allumée Afif - il ne fume pas beaucoup, mais en éprouve
souvent le besoin après l’amour - éclaire vaguement le profil
régulier de Marie-Claude endormie.
Les prisonniers politiques supportent bien mieux la prison que
les droit communs, c’est connu. C’est aussi qu’ils n’ont pas les
mêmes conditions de détention. Nous avions eu plusieurs occasion
de nous renseigner sur la façon dont vivaient ceux que la lourdeur
de leurs condamnations avait envoyés à Borj-Roumi, car, centre de
travaux forcés, il n’accueillait que ceux qui avaient au moins cinq
ans à purger.
Deux de nos camarades avaient été obligés de vivre plus ou
moins longtemps dans les chambrées de droit-communs : Ben Jen-
net, dont on avait voulu banaliser la condamnation et qui était reve­
nu “en bas” malgré la peine supplémentaire de quatre ans qu’il
s’était vu infliger en même temps que nous pour avoir été membre
de notre organisation ; et Rachid qui, au moment où on l’avait
ramené en juillet 1974, n’avait pu trouver de chambre individuelle,
ni être mis avec nous, car nous étions isolés les uns des autres par
ordre du juge d’instruction.
De ce séjour d’une longueur inégale, Rachid n’avait passé que
deux mois contre les trois ans de Ben Jennet, ils nous firent des des­
criptions plutôt sombres. Bien plus que dans les chambrées de pré­
venus de la Prison de Tunis (où tous deux avaient également passé
un temps) l’impression dominante est la promiscuité, dans des
conditions d’hygiène physique et psychologique absolument catas­
trophiques.
Paillasses collées les unes contre les autres, on ne pouvait y accé­
der que par un couloir central, les droit-communs étaient souvent
obligés de dormir à trois sur deux paillasses : chaque fois que l’un
d’eux se retournait dans son sommeil, il obligeait les deux autres au
196 CRISTAL

même mouvement. Le manque d’eau en été (j’ai dit, je crois, que le


Borj se trouve en haut d’une colline, et que la pression de l’eau n’est
jamais suffisante, d’où les bassins, toujours trop petits pour les be­
soins de la chambrée) ne permettait qu’une toilette très sommaire ;
puces et poux proliféraient joyeusement, malgré les passages inter­
mittents d’un insecticide vaporisé, en général de peu d’efficacité : sa
concentration était insuffisante, faute de crédits ou à cause de la
rapacité des économes, on ne l’a jamais su.
A propos de puces, Rachid nous a raconté comment, en juillet
1974, il avait parlé de puces dans une lettre à un ami. Le gardien-
chef lui ramène sa lettre quelques jours après (on remet le courrier
ouvert aux gardiens pour qu’ils puissent censurer) et lui dit de la réé­
crire en supprimant l’allusion aux puces. Le directeur, explique le
chef, a décidé qu’il n’y a plus de puces, il n’y en a donc plus. A
Rachid qui proteste, il répond en se grattant ostensiblement la
jambe : pourquoi créer des difficultés ? Si je me gratte devant le
directeur, je lui dis que j’ai de l’urticaire, sinon il se fâche.
Ce ne sont pas les bandits, les gens du milieu qui peuplent le Borj.
Ceux-ci “connaissent la musique”, et savent ne “tomber” que pour
des délits secondaires, ils s’en sortent généralement avec une ou
deux années de prison, qu’ils passent à Tunis où les provisions et
l’argent de leurs femmes leur assurent une position de caïds. La plu­
part de ceux qui sont au Borj sont des gens simples, issus de la cam­
pagne ou de petits villages, condamnés pour des crimes commis
dans un moment d’égarement ou qu’ils estiment légitimes, des
années après avoir été condamnés : beaucoup n’ont pas admis la
transformation légale du statut de la femme, et pensaient avoir le
droit de tuer l’épouse infidèle. Leur condamnation à vingt ans de tra­
vaux forcés leur paraissait le comble de l’injustice. D’autres vic­
times de la modernisation des institutions du pays n’ont pas non plus
très bien compris pourquoi on punit aussi sévèrement un règlement
de comptes entre tribus, un homicide causé par l’ivresse, un drame
de l’homosexualité...
Et puis, en 1968, il y a, encore pour un an, les derniers condamnés
“youssefistes”, pour la plupart issus du Sud du pays, et qui paient
d’avoir mal choisi leur camp dans la guerre civile qui a suivi l’indé­
pendance. Au régime de droit commun, avec eux, sont aussi les
coaccusés de Ben Jennet, pour la plupart des participants incons­
cients aux manifestations de juin 1967, ramassés souvent dans les
hôpitaux de Tunis, où faire soigner des brûlures les désignait comme
CRISTAL 197

des incendiaires. Quelques voleurs aussi quand même : une bande


avait fait l’erreur de “braquer” un ministre de l’intérieur, on ne leur
avait pas pardonné leur méprise, vingt ans. Un spécialiste des cam­
briolages avait réussi à totaliser plus de cinquante ans de prison, il
en passera près de vingt-cinq, pour s’être fait prendre aux tout
débuts de la tunisification de la justice ; condamné un an plus tôt, il
aurait été amnistié. Et d’autres...
Les visites des familles, habitant trop loin ou étant trop démunies,
lorsque la honte du délit ne les a pas complètement séparées de leur
parent, sont très rares. Aussi la pauvreté est-elle la marque fonda­
mentale de ces habitants des chambrées où l’homosexualité bat son
plein, malgré les tentatives de la combattre, au seul moyen de la
répression, d’ailleurs : raclées et cave. Pour un paquet de cigarettes,
une tablette de chocolat, on peut pratiquement soulager sur un autre
son exaspération sexuelle.
Il y a aussi les “couples”. Certains jeunes gens, dans le choc de
leur arrivée ici et du dénuement total qu’il vivent, acceptent
“l’union” avec un ancien qui les protégera désormais. Un corvéard,
pour prix des services qu’il nous rendait, demandait très souvent des
sous-vêtements ; cela nous intriguait car il en prenait trop qui ne pou­
vaient guère être à sa taille (il mesurait moins d’un mètre cinquante).
Nous avons appris plus tard qu’il “gâtait” ainsi son “cheval” (c’est
ainsi que sont appelés les “mignons” en prison), lui faisait porter ces
sous-vêtements et se délectait du spectacle de ses allées et venues en
slip. Comme quelques autres, il était réellement amoureux de son
ami, passait son temps à lui offrir des cadeaux, à lui procurer des
cigarettes, des douceurs.
Pour ces hommes frustrés généralement originaires de la cam­
pagne, les corps soignés des jeunes politiques, surtout ceux qui
avaient le teint clair, étaient un objet inaccessible de désir, ils fan­
tasmaient à leur propos comme le font les adolescents des quartiers
pauvres des villes sur les femmes élégantes qui se promènent dans
la ville européenne. Ils essayaient de nous regarder lorsque nous
faisions du sport, en short et le torse nu, ou bien ils trouvaient des
prétextes pour venir voir le droit-commun qui s’occupait des chau­
dières lorsque nous prenions notre douche : ils pouvaient alors jeter
un coup d’œil par la lucarne. Ils étaient d’autant plus friands de ce
spectacle - rare, ce n’était pas facile d’arriver jusque-là - que nous
étions généralement tout nus, alors que les autres détenus gardent
toujours un slip à la douche. A une époque, ayant pris conscience
198 CRISTAL

de cet intérêt un peu spécial qu’ils nous portaient, nous avions envi­
sagé de nous laver aussi en slip, nous y renonçons vite, il n’y a pas
souvent des spectateurs et cette méfiance vis-à-vis des autres risque
de rétablir un rapport avec notre propre corps que nous voulons avoir
dépassé.
Les choses se sont modifiées depuis, les transformations des
conditions de détention, le changement même du profil du détenu
ont donné un autre visage au Boij, à partir de 1974-75. Mais nous
sommes encore à la période précédente.
La promenade n’est jamais longue, il y a trop de détenus. Eux-
mêmes ont hâte d’aller dans les ateliers, sortes de hangars ouverts à
tout vent où, assis sur le tas d’alfa qui lui est dévolu, le prisonnier
confectionne les scourtins ou les nattes qui constituent son travail
forcé. Il lui est payé, son travail, à la pièce, cinquante millimes par
scourtin, que l’administration pénitentiaire vend ensuite cinq à six
cent millimes... Mais cet argent est généralement la seule ressource
de ces sortes d’orphelins, le seul moyen qu’ils ont d’acheter un peu
de tabac à la cantine, quelques épices pour améliorer le goût de la
gamelle, quelques boîtes de sardines pour avoir un peu de protéines..
Aussi amènent-ils parfois du travail à faire dans la chambrée, c’est
interdit en principe, mais on ferme les yeux, ils se tiennent ainsi plus
tranquilles, et, jusqu’à l’extinction des lumières, essaient de fabri­
quer une ou deux pièces de plus, ils espèrent pouvoir vivre un peu
moins mal ainsi.
A la poussière de l’alfa qu’on travaille, à celle que paillasses et
nattes emprisonnent et restituent, s’ajoute, le soir venu, l’odeur des
petites lampes à huiles, les “ftilas”, sur lesquelles les détenus
réchauffent leur gamelle : celle-ci est distribuée à onze heures du
matin et à quatre heures de l’après-midi, elle vient d’ailleurs de
l’autre prison, et a tout le temps de refroidir jusqu’au moment où ils
peuvent manger. Ils fabriquent des mèches, les plus astucieux ont pu
se procurer un peu de coton à l’infirmerie, les autres utilisent du
papier qu’ils torsadent. L’huile est fournie par les gamelles, c’est
celle qui, rougie par le piment en poudre, flotte à sa surface, déjà
cuite avant d’être ajoutée à la louche sur le bouillon de pauvres
légumes du matin ou les pâtes bouillies du soir. Même le couscous
semble préparé de façon bizarre...
Dans cette promiscuité, les conflits étaient fréquents, pas toujours
calmés par des caporaux-mouchards qui abusaient de leurs pou­
voirs. Aucun moyen d’échapper à la vie commune, de se réfugier
CRISTAL 199

dans un coin, de rêver d’un monde plus vivable. La misère de la plu­


part de ces droit-communs leur faisait voûter les épaules, accepter
tous les coups, l’arbitraire, les mesquineries des uns ou des autres
avec résignation. Ces hommes diminués faisaient parfois des tenta­
tives fanfaronnes individuelles pour affirmer leur dignité : dans les
conditions de la prison, cela se soldait par la persécution d’un autre,
moins combatif ou pas assez rapide pour s’éloigner sans broncher...
Tout cela, et bien d’autres choses, n’est probablement pas spécial
à Boij-Roumi, beaucoup de gens l’ont raconté pour d’autres lieux de
détention, d’écrasement de la personnalité de ceux qui ont trans­
gressé les lois. Généralement, les hommes entrés là sortent brisés à
jamais, incapables de se réinsérer dans la société, trop faibles pour
se révolter contre elle....
Moins nombreux, mais surtout unis et disciplinés face à l’admi­
nistration, nous avions des conditions différentes. Le premier objec­
tif des autorités était de nous tenir à l’écart des autres détenus : elles
craignaient que nos luttes ne deviennent contagieuses, et qu’on ne
puisse plus “tenir” les droit-communs par la peur du mouchardage,
des rapports défavorables et des punitions. Nous avions un statut
meilleur, plus de droits et d’avantages, non seulement parce que nos
familles nous faisaient parvenir régulièrement argent, vêtements et
nourriture, mais aussi parce que nous organisions seuls notre vie
dans nos chambrées, ne dépendions que des heures d’ouverture des
portes ou d’extinction des lumières ; nous obtiendrons même à cer­
taines périodes de disposer de tout le temps possible de promenade
et d’allumer et éteindre nous-mêmes nos lumières.
Cette situation, qui nous rendait plus forts, irritait certains res­
ponsables qui auraient voulu nous briser. A la PCT, en Avril 73,
nous filmes ainsi une grève de la faim pour bien manifester contre
le rejet de notre revendication de statut politique et la tentative de
banaliser notre condition : au lieu de nous répartir dans des cham­
brées de droit-communs, on nous divisa à l’intérieur du pavillon cel­
lulaire. On amena avec nous des droit-communs, condamnés à des
peines légères et qui venaient d’autres prisons, espérant qu’ils ne
pourraient pas adopter nos méthodes de lutte et les populariser.
Nous étions restés seulement sept dans la chambre 17 et nous
finissions dans une certaine mélancolie de déjeuner (nous étions
encore dix-sept l’avant veille, mais les autres avaient été libérés après
leur procès) lorsqu’on nous amena une douzaine de droit-communs.
Aucun responsable ne daigna répondre à notre demande de le
200 CRISTAL

rencontrer, et nous passâmes l’après-midi à expliquer à nos nouveaux


compagnons, qui semblèrent le comprendre très facilement, que ce
n’était pas par défiance ou mépris pour eux que nous refusions ce
mélange.
On nous divisa encore ce soir-là : je me retrouvais dans la cellule
14 avec R.L. et deux droit-communs. Trois autres étaient restés dans
la chambre 17 avec dix des nouveaux venus ; les deux derniers se
trouvaient dans la cellule 8, rejoints par deux compagnons.
Le lendemain, nous entamions une grève de la faim qui devait
durer douze jours, et nos compagnons sympathisèrent avec nous au
point de protester contre leur présence avec nous. Ils le firent de leur
point de vue, en arguant de la détérioration de leurs conditions, le
pavillon cellulaire étant un lieu de punition, et la vie y étant plus dif­
ficile qu’ailleurs.
Au début, on fit mine de réprimer ces protestations, qui devinrent
plus discrète. Puis, devant notre mouvement de grève qui se prolon­
geait et le mécontentement de nos compagnons, pourtant choisis
parmi les plus “sages” (les miens étaient un cinquantenaire père de
famille qui avait pris un an pour avoir cultivé du haschich, pour sa
propre consommation, et un homme encore plus tranquille, paysan
du Centre du pays, qui purgeait à Boij Roumi une condamnation à
vingt ans de travaux forcés pour avoir en 1957 tué sa femme infidè­
le, il était venu à Tunis pour des soins, et ne pensait qu’à terminer sa
peine sans ennuis) on préféra céder discrètement : peu à peu, les
droit-communs s’en allèrent, et on n’amenait pas de remplaçants, au
bout d’un mois environ, ils n’étaient plus que cinq ou six.
La saisie d’un message venant de l’extérieur de la prison, l’en­
quête ordonnée alors, et l’isolement imposé sur ordre du juge clô­
turèrent une fois pour toutes les tentatives de nous mélanger aux
droit-communs, en tout cas pour ceux d’entre nous qui se faisaient
arrêter dans le cadre d’une organisation politique “d’étudiants”,
c’est-à-dire se réclamant des idéologies qui existaient à l’Université,
le marxisme surtout.
Mais quelques années plus tard, à Boij-Roumi, les méthodes de
revendication des droit-communs commencèrent à ressembler aux
nôtres : il y eut, en 1977, pour la première fois dans l’histoire des
prisons d’après l’indépendance, une grève de la faim suivie par un
nombre impressionnant de détenus pour réclamer une amélioration
de leurs conditions. Et, au lieu de les réprimer, l’administration vint
faire des promesses.
CRISTAL 201

Notre présence gênait beaucoup les autorités qui ne pouvaient


nous appliquer les mêmes traitements qu’aux autres, parce que nous
ne nous laissions pas faire et que nous parvenions toujours à faire
parvenir nos protestations.
Ainsi, à l’exception de circonstances très précises, et rares, on ne
nous battait pour ainsi dire jamais. Ce n’était pas le cas des droit-
communs : pour la moindre broutille, une querelle avec un caporal,
un mot de trop devant un gardien, un soupçon de vol, ils étaient
amenés dans la “skifa” du pavillon cellulaire où ils étaient tabassés
avant de se voir conduire soit dans une cellule sans paillasse ni natte,
au pain et à l’eau pour quelques jours, soit dans la cave. Nous avons
appris comment était celle-ci en 1974, lorsqu’Ahmed eut à y passer
quatre jours : sol en terre battue à environ vingt mètres sous terre,
pas la moindre lumière, le prisonnier est enchaîné par un pied à un
anneau fixé par terre, et, le crâne tondu, habillé seulement d’un pan­
talon et d’une vareuse, il passe sa punition sur une natte crasseuse,
pleine de bestioles, ne pouvant faire ses besoins qu’en se déplaçant
légèrement, d’où une odeur persistante d’excréments et d’urine dans
cette cave qui ne semble jamais nettoyée...

A une période, j’occupais la cellule 1, la plus proche de la skifa,


et j’entendais parfaitement les séances de tabassage, généralement
effectué avec des ceinturons de cuir et des cravaches, les insultes des
gardiens, et les cris, souvent un peu forcés des victimes, pour faire
cesser plus vite la séance A chaque fois, cela me rendait malade...
Un jour, je ne sais pas exactement ce qui s’était passé auparavant,
peut-être avais-je reçu un colis que “la crapule” avait déchiqueté
sous prétexte de fouille, j’étais exaspéré. Quand a commencé une
séance de tabassage dans la skifa, j’ai eu une sorte de crise de nerfs,
frappant sur ma paillasse des deux poings et répétant hargneuse­
ment : « Vas-y, frappe, de toute façon ici ce ne sont pas des hommes
qu’on tabasse, ce sont des numéros, tu peux y aller, frappe donc,
salaud ! »
A cette même époque, pendant le mois de Ramadhan, on avait
amené un droit-commun puni dans une cellule. Réellement dérangé
ou feignant la folie, il n’avait cessé toute une journée de crier des
insultes aux gardiens, au chef, aux autres détenus, frappant sur sa
porte pour appuyer ses protestations. La “crapule” attendit la ferme­
ture des portes, et resta pour organiser sa vengeance : avec deux
autres gardiens, il battirent le malheureux jusqu’au sang, à coup de
202 CRISTAL

ceintures, lui faisant perdre conscience deux ou trois fois, le rani­


mant en lui lançant des seaux d’eau glacée sur la tête. A la fin de la
séance, on le ramena dans sa cellule ; je le vis en allant à la fontaine
à trois heures, sa porte était ouverte : il ne pouvait trouver de posi­
tion pour poser son corps ensanglanté sur sa paillasse, près de lui, la
“crapule” le faisait boire, en lui disant hypocritement « Si tu t’étais
tenu tranquille, tu ne serais pas obligé de commettre un péché en
buvant au milieu de la journée pendant le carême ! ». L’autre buvait
et geignait, on l’emmena le lendemain à l’infirmerie, ses plaies com­
mençaient à s’infecter.
Nous commentions souvent entre nous cette sauvagerie nous
demandant comment faire pour y mettre fin, pour obtenir que la loi
soit respectée pour tous les détenus, et constatant notre impuissan­
ce, nous ne pouvions qu’informer...
Aussi avons-nous été très heureux, sans trop nous faire d’illusion
sur l’avenir, lorsque nos camarades, revenant au Borj après leur
procès en Août 1974, nous racontèrent leur victoire : ils avaient
décidé de protester contre ces tabassages, et chaque fois qu’il y en
avait eu un, ils s’étaient mis à chanter très fort des hymnes révolu­
tionnaires, refusant de s’arrêter tant qu’on frappait quelqu’un. Au
bout de quelques jours, les gardiens avaient cédé, on ne tabassait
plus dans le pavillon.
Ces mêmes camarades avaient réussi auparavant à débarrasser le
pavillon de la “crapule”, multipliant les provocations jusqu’à le
mettre hors de lui : il est malade, se disaient-ils, il faut l’amener à
faire une grosse faute. Ils y parvinrent : fou de rage que le chef n’ait
pas accepté de punir l’un d’eux que tous les autres protégeaient, “la
crapule” se mit à arracher son propre uniforme et à blasphémer... Le
soir-même, il était muté à la surveillance de la cuisine.

On nous a souvent dit que nous étions des privilégiés du régime,


que nous n’avions pas de véritable raison de nous révolter, que la
répression que nous subissions serait de courte durée, que nous
serions récupérés. Et ces paroles trouvaient peut-être en nous un
écho, ce que nous vivions allait dans ce sens.
Ceux parmi nous qui exerçaient une profession avant leur arresta­
tion étaient rarement des ouvriers ou des petits employés, et on ne
peut affirmer qu’ils souffraient de difficultés matérielles insurmon­
table : les fins de mois pouvaient être difficiles, certes, mais ils ne ris­
quaient pas d’avoir faim ou de ne pas trouver où dormir. Les
étudiants non plus n’avaient pas trop à se plaindre directement : ce
CRISTAL 203

n’était pas la misère matérielle qui était à la base de leur engagement,


s’ils avaient des difficultés d’argent, c’était généralement parce que
qu’ils envoyaient une part de leur bourse à la famille pour l’aider à
subsister : d’ailleurs le pouvoir ne se faisait pas faute de le répéter,
ces étudiants apparaissaient comme les enfants gâtés de la Tunisie.
Peut-être les aspects populistes de notre démarche politique sont-
ils en relation avec cette culpabilisation sourde que nous devions
éprouver d’être moins défavorisés que la majorité des Tunisiens.
Nous ne trouvions pas de justification suffisante à la lutte contre le
pouvoir dans le refus de ses pratiques, il nous fallait en plus agir
pour le peuple, aller vers lui, en faire le motif et le bénéficiaire de
notre action. Nous nous sentions insultés lorsqu’on nous envoyait au
visage des choses comme : « Occupez-vous de votre propre avenir »
ou bien « Vous ferez comme les autres, une fois au pouvoir, vous
oublierez le peuple »..
Cette mauvaise conscience que nous pouvions avoir au fond de
nous était entretenue, en prison même, par le comportement de nos
geôliers qui nous respectaient davantage, et par la différence de
notre statut de détenus. Jusque dans les moments où nous étions per­
suadés être les ennemis les plus résolus du régime, il nous paraissait
normal d’être mieux traités. Nous ne pensions pas bénéficier de pri­
vilèges, nous préférions croire que nous arrachions des “acquis”
pour les prisonniers politiques par nos luttes. Et c’était sans doute
vrai en partie, nous avions pu arracher des modifications de nos
conditions au moment où elles étaient le plus dégradées. Mais il n’y
avait pas que cela, il suffit de voir notre réaction en Mars 1974,
lorsque fut réaménagé le pavillon D de la PCT.
Nous étions alors une cinquantaine de détenus politiques au
pavillon cellulaire, répartis inégalement : un certain nombre d’entre
nous, huit ou neuf, je ne sais plus, considérés comme les dirigeants,
vivaient chacun dans une cellule, d’autres, qui n’étaient plus isolés,
logeaient à quatre ou cinq dans les petites cellules, à huit dans la 18 ;
les derniers, enfin, avaient été rassemblés à dix-huit dans la cham­
brée 17.
J’ai évoqué les conditions désagréables, pour ne pas dire plus,
dans lesquelles nous vivions dans ce pavillon. Habiter la 17 nous
paraissait presque un luxe. Grande, claire, aérée, cette chambre dis­
posait en plus d’un cabinet et d’un fontaine. Nous, les isolés, nous
balancions toujours entre le refus de la solitude et la peur de la pro­
miscuité dans nos cellules trop petites, où deux personnes se
204 CRISTAL

gênaient déjà... Ajoutons à cela l’absence d’étagères pour poser les


affaires et la nourriture, et surtout le temps de promenade symbo­
lique, et Ton comprendra mieux pourquoi la revendication de ras­
semblement est si importante pour les politiques, qui trouvent en
plus ainsi l’occasion de mener une vie intellectuelle collective.
Lorsque les travaux d’aménagement du pavillon D ont com­
mencé, nous en avons été très vite informés par les gardiens, et ils
ont continué à nous tenir au courant au fur et à mesure. On a repeint
les deux grandes chambrées, remplaçant le marron sombre qui domi­
nait par un jaune pâle, il y a maintenant davantage de lampes et elles
sont désormais, commandées de l’intérieur des chambrées, on a
même mis des prises de courant, l’hypothèse des lampes de chevet
est fortement concurrencée par celle de la télévision - impensable,
disions-nous, jamais ! - on installe une rangée centrale de porte-man­
teaux métalliques où Ton peut accrocher ses vêtements, la véritable
révolution a été l’introduction de lits métalliques, “comme ceux de
l’infirmerie”, avec, tenez-vous bien, des matelas mousse et des draps
fournis par la prison, le vrai luxe, en somme, puisqu’il y a même des
tables de chevet !
Pendant toute la période des travaux, les gardiens étaient comme
nous persuadés que ces installations nous étaient destinées, que le
pouvoir allait enfin accorder aux politiques, un cadre et un mode de
détention plus décents. Et nous attendions notre transfert, pensant
que les retards, car le pavillon restait vide, étaient dus à l’attente de
la fin du passage de nos camarades devant le juge d’instruction.
Tout le monde à la prison fut indigné d’apprendre la destination
du D : les délinquants originaires des milieux aisés de la société,
particulièrement les escrocs et ceux qui avaient détourné les fonds
de l’État, se retrouvèrent dans cette sorte de paradis au milieu de
l’enfer. En gros, se disait-on alors, si on est capable de voler, ou
mieux encore, de détourner de grosses sommes, le pire qui puisse
arriver, au cas où Ton est assez bête pour se faire prendre, c’est de
purger une peine symbolique au pavillon D.
Il y avait donc mieux lotis que nous parmi ceux qui étaient arrê­
tés ! Les droit-communs auraient accepté placidement que le pavil­
lon D nous fut réservé, nous étions trop différents d’eux. Mais ils
ressentirent comme une injustice énorme que ces délinquants soient
mieux traités qu’eux : au sein même de la répression, il devenait
clair pour eux que celle-ci n’atteindrait que superficiellement et pour
peu de temps ces nouveaux “caïds”.
CRISTAL 205

Quant à nous, nous avions été déçus. Nous trouvâmes rapide­


ment la parade, en disant : « C’est normal, cela exprime bien la na­
ture du régime, etc ; », mais nous avions été dépités de cette
confirmation supplémentaire de que nous disions sur le caractère
inconciliable de nos positions avec la pratique du régime. Nous
aurions voulu loger au D, nous avions l’argument prêt : « Ce sont
nos luttes qui ont permis cela », mais au fond de nous, de moi en tout
cas, cette nouvelle preuve de la dureté du régime à notre égard était
vraiment désagréable.
Et les conditions de visite aussi étaient différentes : en 1968,
lorsque nous recevions nos familles, c’était dans un bureau, on était
assis et on pouvait se parler dans des conditions relativement
bonnes, se toucher, s’embrasser. Par la suite, après chaque arresta­
tion, on essayait de nous traiter comme des droit-communs et de
nous imposer des visites dans le parloir à double grillage où détenus
et parents, debout, s’efforcent de s’entendre au milieu d’un énorme
vacarme. Nous refusions régulièrement, n’acceptant les visites que
lorsqu’elles étaient à nouveau autorisées dans les bureaux.
Nous étions conscients de ce que cette absence de rencontre pou­
vait signifier pour les familles, mais il n’était pas question de céder,
affaire de dignité d’abord mais également parce que les visites dans
les conditions des droit-communs sont encore plus épuisantes et
démoralisantes pour les visiteurs
En 1974, l’administration de la prison construisit un nouveau par­
loir avec une seule grille, mais plus petit, et visiblement destiné aux
détenus “de marque”. Il y eut parmi nous de longues discussions, au
cours desquelles certains ne voulaient pas céder sur le principe
“bureau”, avant de finir par accepter les visites dans ce cadre : il n’y
avait que deux ou trois visites simultanées, pas beaucoup de bruit, et
le moral des visiteurs ne serait pas atteint. Nous apprîmes avec une
certaine colère que les habitants du pavillon D, certains en tout cas,
n’avaient pas cessé de recevoir leurs visites dans les bureaux..
Durant l’été 74, dans le parloir à grillage de Boij-Roumi où nous
recevions les visites, la mère de Noureddine lui demanda d’aller au
fond de la salle et de marcher : elle voulait être sûre qu’on ne lui
avait pas brisé les jambes, et on ne pouvait, de près, voir que le buste
du prisonnier, car le grillage était posé sur un mur d’un mètre trente.
Nous obtiendrons bientôt, au grand soulagements des familles, de
recevoir les visites dans des pièces sans grillage.
206 CRISTAL

Par la suite, lorsque les conditions de l’ensemble des prisonniers,


et les nôtres avec, se sont améliorées, il nous fallut encore batailler
pour faire accepter pour nous des aménagements supplémentaires,
la possibilité de faire chauffer la gamelle, puis de recevoir du café,
de faire nous-mêmes notre cuisine. Nous n’avons jamais obtenu que
soit reconnu un statut particulier aux détenus politiques, il faut
chaque fois recommencer tout à zéro, les grèves de la faim pour le
rassemblement, le couffin, les livres, le réchaud, les journaux,...
Nous n’étions pas des privilégiés, pas même en prison. Nous fai­
sons partie des gens moins défavorisés que les plus démunis, que
ceux qui participaient à un univers, des modes de production, des
relations sociales inadaptées à la phase que traversait le pays, bous­
culés par la volonté officielle de modernisation.
Nous n’avions pas craint de perdre nos situations, nous ne rai­
sonnions pas en termes d’avenir individuel. Bien plus, un certain
nombre de nos camarades avaient choisi de devenir des “profes­
sionnels”, c’est-à-dire avaient délibérément abandonné leurs occu­
pations rémunérées (ils étaient souvent dans l’enseignement) pour
occuper des responsabilités dans une organisation clandestine qui ne
leur offrait pour vivre que cinq à quinze dinars, soit un peu plus que
le prix des cigarettes que les fumeurs consomment en un mois.
Si nous pouvions paraître mieux lotis que la majorité du peuple
tunisien, rien dans notre situation ne justifiait l’idée de privilèges,
nous n’avions aucune ambition de nous enrichir, et aucune chance
de le faire, vu notre engagement politique qui nous plaçait, y com­
pris ceux qui auraient pu aspirer à des positions intéressantes,
comme des ennemis du pouvoir.
Faire partie des gens cultivés, des intellectuels, ce n’était pas un
tremplin pour nous, mais une responsabilité, celle de mettre nos
capacités nos connaissances, au service des autres. Et, faut-il le pré­
ciser ici ? nous n’avions jamais même imaginé commettre une mal­
honnêteté, « La femme de César... »
Mais il n’empêche qu’il devait y avoir en nous quelque chose qui
faisait écho à cette idée de privilège. Peut-être aussi nos engagement
idéologiques, indépendamment de nous, en dévalorisant l’intellec­
tuel et sa fonction, lorsqu’il n’est pas au service de la révolution,
nous installaient-ils encore plus dans cet univers inconscient de
semi-culpabilisation.
Il est vrai que nous ne pouvions pas, en comparant notre condi­
tion à celle des droit-communs, ne pas trouver que notre prison était
CRISTAL 207

plus joyeuse, moins accablante et moins désespérante que la leur.


Nous prenions notre situation avec beaucoup de philosophie,
tâchions de tirer parti du temps énorme que nous pouvions consa­
crer à la lecture, aux discussions, nous nous efforcions de ne pas
manquer une occasion de rire ou de chanter. La culpabilisation dont
je viens de parler n’a rien à voir avec le sentiment de culpabilité que
peuvent éprouver certains détenus : nous nous savions innocents de
crimes ou délits. « S’il était à refaire, nous referions ce chemin. »
Cette certitude changeait tout, ramenait à de plus simples propor­
tions, comme des à-côtés de nos choix, les aspects les moins
agréables de notre vie quotidienne.
Bien sûr, nous souffrions de ne pouvoir déplacer librement, ren­
contrer les gens qui nous intéressaient, faire autre chose que ce qu’on
nous permettait ici. Mais cela n’était pas bien grave. Nous avions
comme un regard extérieur à cette partie de nous qui était enfermée,
vivait cet univers à part, réagissait à des choses insignifiantes, comp­
tait les cigarettes ou s’assurait de l’équité de la réparation de la nour­
riture, attachait de l’importance à des problèmes que nous savions
dérisoires, centrait son monde sur un mot d’un gardien, une visite
d’un responsable. Surtout dans les périodes d’isolement, nous nous
surprenions à essayer d’interpréter les phrases de nos geôliers, et
nous en rions intérieurement, sachant bien qu’ils ne savaient rien de
plus que nous sur ce qui allait nous arriver : s’ils étaient avisés d’un
changement, nous le serions très peu de temps après, puisque leur
information impliquait une modification immédiate de notre situa­
tion, changement de cellule, autorisation de visites ou de livres, ras­
semblement, transfert ou n’importe quoi d’autre.
Lorsque venait un responsable des services pénitentiaires à la
prison, nous l’apprenions par un gardien ou un corvéard, nous espé­
rions toujours qu’il vienne nous voir, nous entendre, nous annoncer
une mesure en notre faveur,. Cela ne se produisait pas souvent. En
général, le responsable faisait le tour du pavillon, jetait un regard
sur une ou deux cellules, saluait vaguement le détenu politique qui
se rendait à ce moment à l’aria et repartait. Nous avions essayé
d’interpeller l’un ou l’autre des visiteurs : il disait « Votre cas ne
dépend pas de moi » ou écoutait nos doléances en promettant de
transmettre.

Fin Novembre 1973, nous étions alors isolés, il y eut une agita­
tion inhabituelle à la prison civile de Tunis. Brusquement, des nuées
208 CRISTAL

de peintres surgirent d’on ne sait où, et toute la prison se mit à chan­


ger de couleur. En fait, tous les ans, à l’approche de l’été, on procé­
dait à un rafraîchissement à la chaux des murs donnant sur la grande
cour. Mais là, cela allait plus loin : toutes les chambrées étaient
reblanchies, du moins la partie supérieure de leurs murs, et on repei­
gnait à la peinture bleue toutes les portes et fenêtres. Première
couche, deuxième couche se succédaient, se chevauchaient dans ce
type de désordre que seuls savent imposer des prisonniers sûrs que
l’on a trop besoin d’eux pour les punir. Bien plus, pour la première
fois de mémoire de prisonnier, on lava la partie inférieure des murs
des cellules et chambrées, cette fameuse partie marron sombre, dont
j’appris à l’occasion que ce n’était pas de la peinture, mais du
ciment coloré qui la recouvrait, et pour laquelle on utilisa généreu­
sement des litres de pétrole...
Difficile à raconter, cette agitation au sein du pavillon cellulaire,
avec les portes à moitié ouvertes pour empêcher le contact entre les
isolés, mais pour laisser tout de même passer les peintres, leurs
échelles qui prenaient tant de place, leurs seaux dégoulinant de
chaux ou de peinture...
Et nous au milieu de la cellule, en train d’essayer de glaner une
information, sur n’importe quoi, pas seulement la cause de ce
remue-ménage, de protéger nos affaires, de glisser en cachette du
gardien une cigarette au peintre. L’odeur de la chaux, de la peinture,
les murs et les portes où on risquait de se salir et la vie habituelle qui
continuait, sortie pour l’aria, la visite, gamelle, couffin, coiffeur qui
trouve péniblement une place pour nous raser debout....
Tout se passe très vite, il suffit de voir comme le travail des
peintres est bâclé pour s’en rendre compte. On se surprend à avoir
des réflexes de propriétaire, à relever cette partie de la porte qui
aurait besoin d’une retouche, ce coin de plafond oublié... C’est sûr,
officiel, tout le monde le dit, le président va visiter la prison inces­
samment.
Et les supputations de commencer, les espoirs, les craintes de
naître. Il viendra au pavillon cellulaire, il parlera aux politiques.
Quelle attitude avoir dans ce cas ? Pas simple, cela dépend de la
manière dont ça se passera. Il y a des choses qu’il faut absolument
dire, la torture, la nécessaire liberté d’opinion, d’expression... Mais
s’il crie, s’il menace ? En tout cas, on n’est pas tranquille.
Et puis les droit communs en sont persuadés, la visite sera l’oc­
casion d’une mesure de clémence, d’une amnistie partielle peut-être,
CRISTAL 209

il n’y en a pas eu depuis des siècles. Beaucoup préparent des lettres


au Président, explications, justifications, protestations d’innocence,
demandes de pardon, les pavillons de droit-communs ne vivent plus
que dans cette attente, préparent même une sorte de litanie qu’ils
diront en chœur “la grâce oh maître, la prison nous a bouffés”. Et je
me surprends à caresser l’idée d’une libération....
Le vendredi soir, déménagement dans toute la prison : on vient
me chercher, avec mes affaires, pour m’emmener de l’autre côté de
la grande cour, dans une chambre de gardien au flanc d’un pavillon
de droit-communs. C’est une chambre ordinaire, avec une porte en
bois une serrure “civile”, qui a même un trou de serrure, je pourrai
apercevoir un bout de la cour et du mur d’en face. La fenêtre, ordi­
naire elle aussi, donne sur la cour du pavillon ; il y a trois ou quatre
rangées de briques qui en obturent le bas, m’interdisant de lancer un
regard dans la cour, leur construction semble récente, les aurait-on
installées pour l’occasion ? Possible.
A voir un peu, à entendre toute l’agitation de ce soir, je com­
prends, et un gardien me le confirme, qu’on a complètement vidé la
moitié de la prison, tous les pavillons situés à droite en entrant, dont
les occupants sont maintenant à gauche. Pour ceux qui ne sont pas
isolés, aucun problème, ils s’entassent dans les pavillons, il y en a
même qui passent la nuit dans la cour en plein air. Les isolés ont
comme moi pu être casés dans des recoins qui étaient prévus pour
autre chose.
Déception chez les droit-communs, soulagement pour moi, nous
ne rencontrerons pas le Président, il va certainement de l’autre côté
et on s’est arrangé pour qu’il ne soit pas importuné par la vue ou les
sollicitations des prisonniers. Qu’est ce que cela veut dire ? Je n’en
sais rien et ne m’en soucie pas trop, préoccupé surtout de savoir
quand je pourrai retrouver ma cellule...
Le lendemain, je passe la matinée à essayer de voir et d’entendre.
A un moment, j'aperçois de l’autre côté un bataillon d’inspecteurs et
de commissaires en civil, ceux de la DST que je reconnais suscitent
en moi une certaine angoisse, nous n’avions pas des relations très
amicales. Ils s’agitent, vont et viennent, entrent dans des pavillons,
gesticulent, donnent des ordres aux gardiens impeccablement vêtus
d’uniformes tout neufs. Même notre gros gardien, toujours boudiné
dans un uniforme crasseux, a aujourd’hui allure humaine.
Et puis, brusquement, les droit-communs entonnent leur litanie.
Ceux d’entre eux qui étaient accrochés aux fenêtres et aux grilles
210 CRISTAL

des cours ont dû voir entrer le président... Bientôt ils se taisent,


intervention des gardiens ou départ du visiteur, puis ils reprennent
très brièvement, il doit être parti à présent. Il n’est pas passé en face
de moi, c’est donc qu’il n’est entré que dans le pavillon cellulaire,
hors de ma vue : tout le nettoyage, les déménagements de prison­
niers ont été inutiles.
On nous amène la gamelle, pleine à ras-bord aujourd’hui d’un
couscous comme on n’en mange pas souvent ici, avec un bout de
viande d’agneau, c’est du luxe ! On a sans doutes prévu le cas où le
visiteur demanderait à goûter la soupe. S’il l’a fait, il est rassuré, les
prisonniers mangent mieux que beaucoup de Tunisiens en liberté.
Pourvu qu’il n’ordonne pas de faire d’économies !
Vers midi et demi, on nous ramène à nos logis habituels, tout
rentre dans Tordre, les prisonniers ont à peu près le même sentiment
que les habitants de ce village espagnol où ne s’arrêta pas “Mister
Marchai”. Et on essaie de savoir ce qui s’est passé.
Peu à peu, en deux jours peut-être, nous savons tout : une équipe
de la télévision française a filmé le président dans la cellule où il
aurait séjourné pendant la lutte nationale, la cellule 15. Puis le visi­
teur avait reçu, dans le bureau du directeur de la prison, deux déte­
nus célèbres, l’ancien gouverneur Amor Chachia et le Docteur Ben
Salah qui avait organisé l’évasion de son frère, T ex-ministre du plan
condamné avec Chachia à dix ans de prison. On ne sut pas au juste
ce qui avait été dit, le ton du Président était plutôt de remontrances,
paraît-il. Il n’avait été question ni d’amnistie, ni de remise de peines,
mais quelques jours après on pouvait recevoir du café préparé par
les familles dans le couffin.

Cette visite inspira à l’imagination facétieuse et quelque peu


irrespectueuse de deux politiques l’idée d’un conte qui, comme tous
les contes ne peut concerner qu’un pays lointain et une époque révo­
lue. Je le résume : au cours d’une visite du président d’une petite
République d’Amérique du Sud dans une prison, ses proches com­
plotent avec le directeur de la prison de le renverser. Ils choisissent
un homme qui purge une lourde peine pour viol (la précision est
doublement nécessaire : la peine est longue, et l’homme a des ins­
tincts sexuels puissants) et se trouve être le sosie du président. Bien
sûr, il est dans le complot, n’ayant rien à y perdre. On cache donc le
condamné en question dans une cellule, dans laquelle entre le prési­
dent. En deux coups de cuiller à pot, le tour est joué, la substitution
CRISTAL 211

effectuée. Au bout d’un certain temps, revenu de sa surprise, le pré­


sident véritable commence à ameuter les gardiens, mais personne ne
le croit : il a entendu parler de la visite du président, lui disent-ils, et
veut semer un doute pour sortir, ou pour faire croire qu’il est fou...
Laissons donc l’ancien homme d’Etat se débrouiller avec ses gar­
diens et revenons à l’autre, le nouveau. Il agit, sur les conseils de ses
complices, exactement comme l’aurait fait son prédécesseur, ce qui
fait que personne ne se rend compte de rien. Pas tout à fait, tout de
même : la présidente, qui n’était pas au courant, est surprise d’abord,
ravie ensuite de la fougue inhabituelle de son époux. Elle réalise
bientôt qu’il ne s’agit pas du même homme, mais se garde d’en par­
ler, elle est trop contente. Mais la morale de ce conte est plutôt
attristante : au bout d’un certain temps, le nouveau président entre
si bien dans la peau de son personnage que ses complices n’ont plus
aucune prise sur lui, il le prouve en faisant incarcérer l’un d’eux ;
les autres, ne pouvant dévoiler la supercherie sans se condamner,
vivent désormais dans la terreur. Jusque-là, ça va, mais le pouvoir
est si grisant, si enivrant que bientôt notre homme renonce aussi à
ses ébats, et son épouse, navrée, ne sait plus s’il s’agit de son véri­
table mari ou d’un substitut tant la ressemblance est devenue to­
tale. Pourtant, au toucher, il semble rester encore une différence,
une toute petite différence...
Afif rentre à Dermech par la route de la Goulette. C’est une
véritable autouroute à présenter. Au début, elle était si étroite
qu’on avait toujours l’impression, quand on croisait une autre
voiture, qu’on allait se retrouver dans le lac ou sur le rail élec­
trifié du TGM, le train électrique qui roule encore avec des
rames du métro parisien de 1910, paraît-il, mais ça semble
incroyable, les rames sont vieilles, mais à ce point !
Il se sent bien. Il a médiocrement joué au tennis, entendu
sans surprise la plaisanterie de Hamadi : “Tu baisses, mon
vieux, tu baises trop !” A la douche, il a constaté avec plaisir une
fois encore qu’il n’a pas de graisse, à peine un soupçon à la
ceinture, en jetant un regard amical à sa silhouette, dans le
miroir du vestiaire.
Passé en coup de vent à l’hôpital. Tout va bien - si on peut
utiliser cette expression dans un hôpital ! - on n’a pas besoin de
lui. Il sifflote, heureux de vivre, sa bonne humeur n’est même
pas altérée par deux inconscients qui marchaient au bord de la
route et se sont décidés à travers juste comme il arrivait, l’obli­
geant à freiner sec. Une voiture devant chez Marie-Claude. Les
architectes italiens, ou plutôt l’architecte et sa femme !
« On arrive à peine, le rassure Gina. Il fait très beau, on va
prendre un bain de soleil sur la plage, Giorgio a promis de se
tremper, mais je trouve la mer encore trop froide pour moi. »
On se déshabille en attendant Saloua qui a tenu à assister au
“suicide” de Giorgio... Les hommes sont vite prêts et, à l’appa­
rition de Gina dans un minuscule bikini d’où ses chairs tentent
visiblement de s’échapper, Giorgio prend un air accablé.
214 CRISTAL

- Tu vois le spectacle ! Quant elle prend un bain de soleil, je


suis obligé de faire le service d’ordre !
- II exagère toujours ! Je ne suis pas indécente, tout de
même, tout juste un peu appétissante, sourit-elle à ses ron­
deurs. Pense que sur les plages de France, les femmes se promè­
nent souvent sans porter de soutien-gorge !
- C’est vrai ! Mais l’été dernier, à Juan-les-Pins, je n’ai pas
osé...
- Tu as eu bien tort, Marie-Claude. Avec ta jolie petite poi­
trine, tu n’as rien à craindre. Ce n’est pas comme moi, tout le
monde regardait ballotter mes mamelles. J’ai même peur que
des mères me proposent leurs enfants en nourrice...
Gina est exubérante à tous les points de vue. Afif ne peut
s’empêcher de regarder avec envie cette chair luxuriante agitée
par son éclat de rire. Mon atavisme arabe, sans doute, pense-il.

Au premier rang des fantasmes de prisonnier, bien sûr, il y a


les corps de femmes, plus spécialement quand l’été les déshabille
au soleil Nous avions, au pavillon cellulaire, reçu de corvéards
compatissants quelques photos en couleur découpées dans les
magasines, un gardien aussi nous en avait “prêtées”, nous avions
gardé ces photos, plaisanté à leur sujet, mais nous regardions.
Même si une partie de nous-mêmes ne trouvait pas toutes ces
femmes belles, n ’estimaient pas leurs rondeurs ou leurs poses du
meilleur goût, elles faisaient un effet certain.
Les droit-communs se fabriquent des sortes de valises en car­
ton pour mettre et transporter leurs affaires. Et ils collent souvent
sur leurs parois de grandes photographies, rarement très désha­
billées (parfois, tout de même à l’intérieur) de vedettes sexy
découpées dans des revues, souvent allemandes, dont je ne me
doutais pas qu ’elles étaient vendues à Tunis. Mais aucune de ces
femmes n’est aussi belle que le souvenir que l’on a de celles
qu’on a connues, touchées...

- Bon, on a préparé des casse-croûtes, Prenez quelque chose,


à boire et allons-y, décide Gina. Tiens, voilà Saloua. Dépêche-
toi donc de te préparer, on va voir Giorgio plonger au milieu
des icebergs, entourés de phoques et de pingouins !
Saloua, quant à elle, n’a pas beaucoup de poitrine, mais ses
jambes et sa silhouette compensent. C’est Marie-Claude la
CRISTAL 215

mieux faite, mais je goûterais volontiers aux deux autres. Afif


se sent égrillard ce matin, capable d’avaler un bœuf - façon de
parler. Mais, il ne veut pas abuser de sa supériorité sur Giorgio,
plutôt gringalet et pas spécialement beau, mais qui a beaucoup
de charme, tout de même, il faut être juste...
- Alors il m’a dit « Ça a l’air bon, on peut toucher ? ». Je
n’attendais que ça, j’ai tout de suite répondu : « Bien sûr, mais
tout gâteau touché doit être pris ! » Et depuis ce jour, le pauvre
n’a pas fini de regretter sa gourmandise, je ne l’ai pas lâché
d’une semelle. Mais Giorgio est comme beaucoup d’hommes,
surtout italiens : ils aiment marcher à côté de squelettes, mais
pour dormir, ils préfèrent beaucoup de viande, surtout des
mamelles ! conclut gaiement Gina, allongée sur le ventre, ses
yeux recouverts d’énormes lunettes de soleil - on pourrait se
tromper et me prendre pour Claudia Cardinale avec ça, feint-
elle de s’illusionner.
- A propos de gourmandise, enchaîne Saloua, un de mes
collègues m’a raconté comment il a été aussi victime de sa gour­
mandise quand il était petit, mais il s’agissait de véritables
gâteaux.
Afif connaît l’histoire, dont la drôlerie provient surtout de la
façon dont Saloua la raconte, avec force mimiques tout à fait
cocasses. Il s’est allongé sur le sable, la tête posée sur la cuisse
de Marie-Claude, les yeux mi-clos. Giorgio dessine vaguement
sur le sable avec son doigt.
- Comment ça marche, les traductions, Marie-Claude ?
- Ce n’est pas très amusant. Surtout des articles scientifiques,
il faut regarder beaucoup le dictionnaire. J’aurais aimé traduire
un bon roman, mais ça... Enfin ça me nourrit toujours assez
bien. Et toi, encore des projets d’aménagement de quartier qu’on
te demande de toute urgence et qu’on n’utilise pas ?
- Toujours pareil. Je travaille maintenant sur un complexe
en hauteur qu’on ne fera sans doute jamais... Mais j’ai quand
même eu le plaisir de voir un de mes projets accepté. Oh, pas
directement, il sera signé par le bureau d’études et par un
architecte du ministère qui ne l’a vu qu’une fois ! Je n’ai pas
intérêt à protester, c’est la seul façon de faire passer le projet. Il
s’agit d’une maison de la culture et il y avait un projet dément
d’un Bulgare. Il se croyait je ne sais où et proposait pour une
petite ville un projet énorme, genre une grande salle de 10 000
216 CRISTAL

places, et une dizaine de petites, et un tas de tarabiscotages...


Je rêve de faire un jour tout un village. J’ai déjà des esquisses,
des maisons faites pour les conditions de chaleur d’ici, de
lumière, des petites places abritées... Mais je ne t’en dis pas
plus, je rêve vraiment en y pensant, je ne crois pas pouvoir un
jour de réaliser.

La conversation porte maintenant sur l’urbanisme, les rap­


ports entre la cité et ses habitants... Samir, à qui Marie-Claude
avait laissé un mot, est arrivé tout habillé et s’est assis près
d’eux, après leur avoir souverainement présenté un jeune
homme, un cousin étudiant qui regarde curieusement tout ce
monde...
- Oui, poursuit Giorgio, toutes ces villas dans et autour de
Tunis, c’est un gaspillage invraisemblable...
- C’est son dada, avertit Gina en souriant. Vous allez voir, il
nous parler de Le Corbusier.
En effet, Giorgio développe avec enthousiasme les avantages
des immeubles en hauteur plantés au milieu de parcs, qui per­
mettent de laisser une grande surface à la verdure, aux jeux,
aux piétons...
- L’Aménagement du Territoire, commente Saloua, pourrait
intervenir...
L’étudiant la coupe.
- Les services officiels ne s’intéressent pas à la population, ils
aident les spéculateurs. Regardez les cités qu’ont construites des
promoteurs, souvent étrangers, sans y mettre de leur argent ! Le
gaspillage au point de vue du peuple est du bénéfice pour les
bourgeois, et le gouvernement les soutient. Il encourage
d’ailleurs les villas particulières qui séparent les gens les uns des
autres, bien plus que les appartements dans des immeubles. Vous
le savez, on donne à nouveau des prêts pour la construction de
villas : l’endettement des fonctionnaires ou des employés qui les
souscrivent les rend moins combatifs, ils ont peur de perdre leur
maison, d’avoir à rembourser de grosses sommes... Votre sys­
tème n’est pas viable dans une société bourgeoise !
Afif sourit rêveusement. Si Nabiha était là, elle aurait ren­
chéri, se serait peut-être rappelée opportunément une citation
de Marx ou Engels à l’appui, elle est très engagée ces jours-ci...
- Oui, répond Giorgio ce que tu dis des spéculateurs et
autres parasites du bâtiment est vrai, ils profitent du système,
CRISTAL 217

interviennent souvent pour qu’on interprète les lois en leur


faveur, pour corrompre les fonctionnaires ou pour peser sur les
options. Mais il ne faut pas confondre les à-côtés un peu sales
du système avec le fonctionnement du système lui-même, les
conceptions de Le Corbusier ne mettent pas en cause les rap­
ports capitalistes, elles peuvent être appliquées dans ce régime.
II y a eu des réalisations dans les pays d’Europe et la bourgeoi­
sie a pu faire de la récupération, là aussi. Si tu es marxiste, tu
sais que le problème du logement est commun à des gens de
plusieurs de plusieurs classes, même bourgeoisies, à tous ceux
qui n’ont pas les moyens de posséder la maison qu’ils désirent.
Si ces gens luttent ensemble, ils peuvent obtenir des résultats
importants, parce que ça ne porte pas sur le système capitaliste
lui-même, mais sur certains abus qui l’accompagnent.
- Oui, pense Afif pendant que les autres poursuivent leur dis­
cussion, nous sommes tous contre la conception des villas indi­
viduelles, mais nous logeons beaucoup plus volontiers dans de
telles villas, et nous n’aimerions pas avoir des appartements à
leur place.

C’est Roberto qui m ’avait le premier parlé de Le Corbusier,


m’avait intéressé aux problèmes de l’urbanisme. J’avais ensuite
lu en prison plusieurs ouvrages sur la question, et m ’étais per­
suadé qu 'elle n ’est pas secondaire, qu ’il y a des relations très
solides entre la façon dont on se loge et celle dont on voit l’ave­
nir, le sien et celui des autres.
Ainsi, dans les années soixante, nous étions nombreux à ne
pas vouloir acheter de maison, même avec les facilités que pou­
vaient offrir certains formes de location-vente : nous disions vou­
loir être libres de bouger, déménager, ne pas avoir à traîner des
pierres et des dettes. La plupart de ceux qui partageaient cette
façon de voir possèdent à présent leur villa, qu’ils ont achetée
à crédit, et ont une manière beaucoup plus “réaliste”, moins
ouverte aux autres, de regarder la vie. Ceux qui se souviennent de
leurs réticences se justifient en invoquant des considération éco­
nomiques. Mais on les sent attachés par ce qu’ils possèdent,
comme ancrés par le poids des pierres et du ciment.

Giorgio, se décide à tenir son pari et, à la surprise générale,


Samir qui s’était éclipsé, sans qu’on y prenne garde, apparaît
en slip de bain et s’engage dans la mer.
218 CRISTAL

- Pas bien chaude, hein ?


- J’irais jusqu’à dire glaciale. Mais j’ai dit, je ne recule pas.
Afif, viens donc avec nous !
- Je me tâte. Afif joint le geste à la parole. Non, je préfère
attendre de voir si vous en ressortez vivants.
En fin de compte, tout le monde a plongé, sauf Gina. « une
femme qui n’est pas frileuse perd la moitié de sa féminité ».
- Le premier contact coup littéralement le souffle, mais, si on
remue beaucoup, c’est très agréable, commente Marie-Claude
en claquant des dents sous sa serviette-éponge.
Certains s’attardent un peu, mais c’est pure bravade, et
Marie-Claude, charitable, les rappelle en les menaçant de tout
manger sans eux.
Les provisions s’avèrent insuffisantes. Afif et Marie-Claude
retournent à la maison chercher des ‘’munitions”.
- Toi, tu me parais avoir envie d’ajouter Gina à ton tableau
de chasse ! T\i la regardes beaucoup, je trouve...
- A vrai dire, aujourd’hui je vous sauterais bien toutes, les
trois. Mais Gina... Dommage qu’elle soit si sage !
- Tout de même, tu contenteras de moi n’est-ce pas ?
Elle rit sans trop se défendre pendant qu’il la culbute sur le
divan, lui enlevant avec adresse les morceaux d’étoffe qui la
couvrent.
- Les autres nous attendent, grand fou ! Maintenant, tu
regarderas Gina avec moins de lubricité !
- Peut-être, pas sûr ! Toute cette chair qui semble si ferme, je
me sens un appétit d’ogre !
- Vantard ! Sais-tu, ajoute-t-elle sérieusement, que Gina est
une fille étonnante. Elle joue les épouses italiennes, femme au
foyer, etc... En réalité, elle est une excellente archéologue, qui
fait des fouilles et écrit des choses passionnantes. Ne met donc
pas tant de beurre dans les sandwichs, ça va être immangeable !
Il y a suffisamment de bière et de sodas, on peut y aller, je crois.
Et cesse de regarder mes fesses de cette façon, j’ai l’impression
de devenir un objet ! Heureusement que tu as les bras chargés,
mâle en rut !
- C’est agréable d’avoir la plage pour nous tout seuls,
constate Afif, couvrant le paysage d’un regard de propriétaire.
On les accueille à grands cris, ils feignent ne pas saisir les
allusions à ce qu’ils ont bien pu faire pendant tout ce temps-
là... La nourriture et les boissons ne tardent pas à disparaître.
CRISTAL 219

- Qu’as tu donc ? demande Saloua à Gina qui se tortille.


- Envie de faire pipi et pas le courage d’aller jusqu’à la mai­
son...
-Allons-y ensemble, moi aussi avec toute cette bière...
Tandis qu’elles s’éloignent à la recherche d’un coin abrité,
Giorgio, remarque d’un air inspiré :
- Elles devraient faire comme les chats, un trou dans la
sable... C’est drôle qu’on soit gêné de faire ses besoins devant
ses amis d’un autre sexe. Au fond ce n’est pas plus que boire...
Et il se lève pour aller pisser dans la mer, debout sur le sable
mouillé.
- Ah, ah, triomphe Marie-Claude, tu nous as tourné le dos !
Tous somnolent un peu. Saloua lit un polar, « Il n’y a rien de
supérieur à un Chase », a-t-elle décidé une fois pour toutes ;
Gina a le visage posé sur la revue italienne qu’elle a à peine
feuilletée, ses rotondités sont moins évidentes quand elle est à
plat ventre. Samir a fait une construction bizarre de sable et de
coquillages. Le cousin est reparti, quelqu’un à voir sans doute.
“La dolce vita” soupire Afîf en s’assoupissant. Il se réveille
pour entendre Giorgio discuter à voix basse avec Samir.
- ... il faudrait pouvoir exposer un tableau avec un accompa­
gnement musical et même, pourquoi pas, la lecture d’un poème,
comme je l’ai vu au cinéma pour des tableaux de Picasso.
- Oui, le cinéma offre des tas de possibilités. A nous, archi­
tectes, il permet d’essayer des maquettes, des combinaisons de
forme et de lumières. En tout cas, j’ai travaillé une fois en Ita­
lie avec un metteur en scène, c’était une expérience passion­
nante pour moi, mais il a manqué d’argent et le film n’est
jamais fini... A ce propos, Ali Baba m’a proposé de travailler
avec lui son prochain film. Je le trouve sympathique
La voix de Gina s’élève soudain.
- Voilà comment est Giorgio, il suffit de lui proposer un tra­
vail pour qu’il vous trouve le meilleur des hommes !
Elle se retourne et, constatant qu’Afîf est réveillé :
- Si tu veux qu’il soit ton meilleur ami, demande-lui de te
construire une cabane à outils ou une niche pour ton chien, tu
verras comme ça lui fera plaisir !
- Et c’est quoi, son prochain film, à Ali Baba ? interroge
Samir d’un air sceptique.
- Le scénario n’est pas encore tout à fait au point. Il s’agit de
l’histoire d’un Tunisien qui a épousé une étrangère et n’arrive
220 CRISTAL

plus à se sortir des contradictions de sa vie, avec les pressions


de sa famille et son milieu.
- C’est ce que je te disais, Afîf ! Les problèmes et les
angoisses d’un petit-bourgeois ! Et ça intéresse qui ?
Saloua n’est pas d’accord.
-Tu es injuste, Samir ! Ce n’est pas pour défendre Ali, mais
le problème est plus général que tu ne dis. Les petits-bourgeois
ne sont pas les seuls à ramener des étrangères et se retrouver
dans les situations compliquées. Il y a aussi beaucoup d’ouvriers
émigrés, tous les jeunes qui rencontrent ici des touristes ! On
peut même élargir le problème, montrer que c’est le cas de tous
ceux qui épousent des femmes d’un autre milieu, même tuni­
sien, avec tous les refus que cela entraîne. L’étrangère est en
quelque sorte le cas-limite, une des façons de schématiser un
conflit. Mais je ne sais pas comment Ali voit les choses...
- Oh, je peux te le dire ! Samir est sarcastique. Une histoire
à la Godard, un décor à la Antonioni, des scènes de la John
Ford, des dialogues à la Carné, et le reste à l’avenant... Il n’a
pas beaucoup d’imagination et ne sait cuisiner que la chak-
chouka !
- Tu n’est pas sérieux ! proteste Marie-Claude. Elle se tourne
vers Giorgio. A-t-il trouvé un producteur ? Cela a toujours été
son plus grand problème...
- Pas encore. La Société Nationale pourrait le financer en
partie, il y a un fabricant de meubles qui est aussi intéressé, à
condition qu’on utilise sa marchandise... Il se demande s’il ne
va pas opter finalement pour une coproduction avec l’Italie...
- Avec tout le mal qu’il dit des coproductions !
- Mon pauvre Afif, intervient encore Samir, tu n’a pas fini
d’être étonné avec nos intellectuels et artistes ! Ce n’est pas
parce qu’ils condamnent une chose qu’ils ne la feront pas. Ils te
diront simplement que la façon dont eux la font change tout.
- Remarque bien que ça me gêne pas, dit Afîf. Je pense qu’il
vaut mieux qu’il fasse un film, même mauvais, même le pire de
navets, plutôt que de continuer à ne rien faire. En tout cas,
Giorgio, si tu peux l’aider...
Saloua est indignée, elle fait mine de frapper Afif.
- Non, mais ! Regardez-moi cette condescendance !
- Ce n’est rien, assure Marie-Claude en riant, une rivalité de
mâles...
CRISTAL 221

- D’accord, reconnaît Afif en riant, je n’aime pas sa façon de


faire la cour à toutes les femmes qu’il rencontre mais il a une
mauvaise technique ! Je ne risque pas d’être jaloux...

Gina et Giorgio, sont repartis. Samir rêve dans un fauteuil,


Marie-Claude éclate de rire.
- On a des têtes de peaux-rouges trempés dans l’huile !
Quand je pense à la nuit qu’on va passer.
- Oui mais dans quelques jours, on sera tout fiers d’être les
plus bronzés, rétorque Saloua qui voit toujours le bon côté des
choses.
- Dis donc Samir, ton jeune cousin, il a dû nous trouver
plutôt vieilles barbes, genre croulant sans ressorts, non ?
- Sais pas. Il avait l’air content de discuter et de donner son
avis. Peut-être le sentiment d’être plus avancé que nous lui
donne-t-il de l’assurance. Ils sont sûrs d’avoir raison, ces
jeunes-là ! Il doit militer quelque part, au syndicat étudiant, au
moins. Je ne serais pas surpris qu’il ait des ennuis un de ces
quatre matins...
- Moi, dit pensivement Saloua, je les admire, ces jeunes. Ils
paraissent avoir plus d’audace que nous, attendre moins avant
de se lancer dans la vie. C’est une façon de mettre leurs certi­
tudes à l’épreuve de la pratique. Alors que nous avons tendance
à ne juger d’une position que par rapport à un raisonnement
théorique, une cohérence que l’on peut toujours contester...
- Cela serait vrai, remarque Marie-Claude, si effectivement
l’expérience ou les expériences qu’ils font les poussent à corri­
ger leurs certitudes. Est-ce bien toujours le cas ? Ça ne paraît
pas évident, ni ici ni en France, d’ailleurs. Mais je ne suis pas
très renseignée...
- De toutes les manières, proteste Afif, Saloua, tu n’as pas à
parler ainsi, tu es parmi nous la plus jeune et la plus proche des
jeunes, je ne vois pas pourquoi tu t’exclues de leur monde !
- Flagornerie, très cher ! Je me sens vieille, par moments très
vieille, si tu savais... Mais je crois que la différence d’âge ne
compte pas vraiment, on peut rester jeune au delà de 80 ans,
c’est la façon de prendre la vie qui compte... Nous élevons des
barrières, souvent sans nous rendre compte, pour nous proté­
ger de ce que nous imposeraient les jeunes. Nous devenons ras­
sis, de plus en plus conservateurs, et nous craignons quelque
part que leur intransigeance, leur manque de sens des nuances,
222 CRISTAL

comme nous disons, ne mettent en pièces les belles vérités sur


lesquelles nous nous efforçons de vivre...
- Comme tu es pessimiste, Saloua ! Le sens des nuances per­
met de ne pas devenir dingues ! Quand on abandonne la vie
provisoire et sans responsabilités qu’est la condition étudiante,
les vérités, comme tu dis, sont plus nuancées, c’est normal. Ce
n’est pas forcement être conservateur.
- Tu as peut-être raison, Marie-Claude. Mais nous avons si
facilement tendance à accepter qu’il n’y ait pas de communi­
cation entre les générations ! Il faudrait se secouer, voir
d’autres gens, se sortir de son monde. On pourrait organiser
une rencontre, des discussions sérieuses entre les jeunes autour
de 20 ans et de plus de 30 ans comme nous, qu’en pensez-
vous ?
- C’est irréalisable, Saloua, intervient Samir. Même si la ren­
contre a lieu, c’est trop artificiel pour aboutir à une commu­
nication véritable. On va se regarder en chiens de faïence,
tourner au tour du pot... Je crois qu’il faudrait qu’il y ait
quelque chose de commun au départ, mais quoi ?
Afif n’est pas de cet avis.
- Cela vaudrait la peine d’essayer, pas seulement pour ren­
contrer des petites filles, plaisante-t-il en faisant un clin d’œil à
Marie-Claude. Mais comment choisir les gens à amener, sur
quel critères ?
- Eh bien, la première fois il n’y aurait que les adultes qui
n’ont pas trop de difficultés à communiquer et deux ou trois
jeunes qui connaissent au moins quelques-uns d’entre nous et
n’auront pas peur de nous engueuler... Par la suite, si ça
marche...
- Je veux bien voir, Marie-Claude. Mais à ne faut pas s’at­
tendre à des miracles, insiste Samir. Pour moi la solution est
ailleurs, la fusion des générations, des façons de voir différentes
ne peut se faire que dans la lutte politique, et si on ne s’y décide
pas, il ne faut pas rêver de rencontrer les autres.
Tout le monde est un peu las. Saloua a persuadé Samir de
rencontrer un sculpteur belge de ses amis.
Afif est heureux, la journée a été agréable. C’est une vie
satisfaisante. Nous fréquentons des gens intéressants, une sorte
d’élite en somme. Nous n’avons pas de gros problèmes, de sou­
cis obsédants...
CRISTAL 223

Nabiha n’est probablement pas d’accord... Il faudrait que


j’y pense un peu plus, à Nabiha...
Il décide de téléphoner à Sousse.
- Je peux, Marie-Claude ?
Il a parlé avec toute la famille, d’abord sa belle-mère, à qui
il a fait du charme, comme d’habitude, et finalement à Nabiha,
à laquelle il a raconté en deux mots qu’il a passé la journée avec
Giorgio, Gina, Saloua, Marie-Claude et Samir. Il a placé ins­
tinctivement Giorgio en tête de la liste, sentiment de culpabi­
lité ?
- Ils rentrent demain, annonce-t-il à Marie-Claude en rac­
crochant.
Elle a débarrassé le salon, fait la vaisselle, préparé un repas
chaud, surprise agréable pour Afif qui ne se rendait pas compte
qu’il commençait à avoir faim.
- Comment as-tu pu faire tout ça pendant que je télépho­
nais ?
- C’est ainsi depuis des millénaires, mon gros : les hommes
bavardent tandis que les femmes travaillent sans faire de ta­
page.
Il s’étire et baille, pas besoin de faire du café.
- J’ai plutôt sommeil, si on se mettait au lit ?
- Vas-y si tu veux, Afif, j’ai encore quelques pages à traduire,
je dois remettre le travail demain. T\i veux bien m’emmener à
Tunis, dis ? Ma Titine est encore en panne.
Titine, c’est sa vieille 2 V.C. qui marche quand elle en a envie,
pas souvent... Nous, c’était Boraq, se rappelle Afif avec un sou­
rire. Il prend un livre, n’a pas la force de l’ouvrir et s’abîme
dans le sommeil.
Nous, les prisonniers politiques, nous étions en grande majorité
des intellectuels et des étudiants, et notre statut social inspirait à lui
seul le respect. Nous avons d’ailleurs longtemps été désignés par
tout le monde de la prison comme les “étudiants”, même si certains
d’entre nous avaient quitté l’université depuis des années. Mais on
ne voulait pas nous reconnaître officiellement la qualité de détenus
politiques. La politique, nous avait expliqué avec simplicité le direc­
teur de Boij-Roumi à notre arrivée en 68, est terminée depuis 1956,
depuis l’indépendance.
Nous avions bien reçu des coups à notre arrivé, il se pouvait par­
fois que resurgisse contre certains une forme brutale de répression,
mais en règle générale, nos rapports avec les gardiens étaient cor­
rects, ils tenaient à ce que nous sachions qu’ils n’étaient que des
exécutants, qu’ils n’avaient rien contre nous. « Lorsque vous serez
ministres, nous disaient-ils souvent en ne plaisantant à moitié, car
notre formation occidentale nous désignait comme des aspirants au
pouvoir (“Vous êtes des leurs”, nous disait-on parfois, en écho à
l’idéologie officielle qui nous présentait comme des enfants diffi­
ciles qu’il fallait punir, mais à qui on pardonnerait leurs égarements
dès qu’ils se repentiraient), lorsque vous serez ministres, ne vous
vengez pas de nous, nous ne sommes pas responsables de votre
situation. »
Ce respect des gardiens, dû également à notre attitude combattive,
devait s’accroître avec la permission des couffins et des visites en
juin 1969 : nos familles faisaient des efforts prodigieux pour nous
rendre la vie plus facile, et nous recevions des provisions pharami-
neuses, en quantité et surtout en qualité, où les douceurs, les gâteries
226 CRISTAL

le disputaient au linge : nous faisions des sortes de concours d’élé­


gance, c’est par dizaines que se comptaient les livres reçus. Et puis
les nôtres étaient bien habillés, venaient en voiture, accompagnés
souvent d’amis du même genre, nos femmes étaient jeunes et belles,
élégantes et souriantes et même si elles devaient pleurer pendant le
trajet de retour, nous n’en saurions rien, ni les gardiens. Nous étions
fiers de leur courage, fiers qu’on ne nous ait pas demandé de nous
renier, fiers que notre absence ne soit pas pour les nôtres une sorte de
deuil.
Ce soutien des familles, la certitude d’être approuvés, c’est ce
qui nous a le plus aidés à supporter l’enfermement. Mais cela ne
suffit pas à expliquer la facilité avec laquelle nous acceptions de
n’être pas libres. Bien sûr, il y a la conscience de notre bon droit :
la liberté de parole et de pensée est plus importante que celle du
corps, elle mérite que l’on se sacrifie pour elle, un monde où l’on
n’a pas le droit de s’exprimer, nous n’y avons pas de place. Il y a
aussi la croyance en nos idées, la pensée que nous triompherons un
jour, que notre sacrifice ne peut être inutile. J’écris “sacrifice”, et je
suis gêné. C’est que je crois que, pour la plupart d’entre nous, la
prison, la privation de beaucoup de choses, n’ont pas été ressenties
comme des sacrifices, mais comme un enrichissement, comme une
occasion de vivre pleinement d’une autre façon...
Car, en plus de leur affection, de leur approbation, nos familles
nous apportaient l’aliment de notre vie intellectuelle : les livres,
certes, mais également les informations sur la vie au dehors, ce qui
nous permettait de continuer à penser, à discuter, à vivre en hommes
politiques. Au lieu de nous retirer cette dimension politique, c’était
pourtant son but, la prison l’avait étendue, en avait fait notre dimen­
sion fondamentale, nous permettant ainsi d’échapper au tête-à-tête
avec nos frustrations, nos nostalgies, nos angoisses. Il se peut que la
femme que j’aime ne puisse supporter très longtemps la solitude,
que mon avenir à ma sortie de prison ne soit guère précis, je n’y pas
pense pas, ou j’y pense peu, me consacrant plutôt à essayer de com­
prendre comment va évoluer la situation, comment je pourrai inter­
venir à nouveau politiquement.
D’ailleurs, je ne demande pas à ceux qui m’aiment de ne pas
vivre, au contraire. Je voudrais avoir la fierté de ne pas avoir empri­
sonné mes proches avec moi, de ne pas être l’élément qui leur inter­
dit de regarder ailleurs que vers cette colline, cette enceinte si
affreuse à regarder de l’extérieur lorsque quelqu’un qu’on aime y est
CRISTAL 227

enfermé. Et en même temps, je tremble que l’on m’aime moins, que


Ton m’oublie, que Ton m’abandonne, et je m’efforce de concilier
ces deux choses, de croire que la liberté que j’accorde aux miens, ils
l’utiliseront sans remettre en question leurs liens avec moi, que de
toute manière l’amitié, la tendresse, le soutien que je ressens à tra­
vers les visites, les couffins, les lettres, les tentatives de faire quand
même parvenir des choses interdites, tout cela laissera des relations
très solides, permettant même de reprendre le fil de la conversation
interrompue...
Et le choc, lorsque Leyla, décidément trop lasse d’avoir tant subi,
finit par annoncer à Noureddine son intention de divorcer ! On est
en février 1970, et notre sortie est certaine, annoncée officiellement
pour mars et juin, déjà un bon nombre d’entre nous a été libéré en
janvier. Elle préfère avertir Noureddine à l’avance, elle a raison,
nous avons tous les trois toujours préféré la franchise et la douleur à
l’hypocrisie et au mensonge. Mais c’est dur ! De voir l’effet que cela
produit sur Noureddine d’abord, mais aussi sur pour moi. Ça y est,
elle est finie notre belle aventure, notre “trouple”. En quittant Nou­
reddine, Leyla nous quitte tous les deux et je prends conscience de
la force du lien qui existait entre nous, de son importance dans notre
vie... mais elle a le droit de partir, elle Ta toujours eu, et je lui suis
reconnaissant de ne pas nous avoir traités en mineurs, d’avoir su que
nous approuverions sa franchise, que nous défendrions sa décision
contre tous ceux qui la condamnent d’avoir abandonné un prison­
nier. Je lui écris pour le lui dire, ma douleur et ma fierté, et mon
approbation, et mon affection. Et j’ai tout de même mal.
Et je me replonge dans le “travail”, dans la réflexion politique,
dans l’entreprise de préparer le changement du monde, parce que la
souffrance fait partie de la vie, parce que cette souffrance-là est le
résultat de la répression que nous avons subie, une partie du prix à
payer pour être ce que nous sommes dans une société aliénante. Et
c’est cette vie politique, cette ombre de vie politique si on veut,
puisque nous ne pouvons guère agir immédiatement, qui fait que
nous pouvons continuer à rester en prison, que nous ne songeons
quand même pas à dire “pouce”.
Dans cette sorte de vie politique de seconde zone, dans cet enfer­
mement obligé à l’écart de la vie des autres, le détenu politique ne
peut se retrouver vraiment qu’au prix d’un autre enfermement,
volontaire, cette fois : à l’intérieur de sa sphère politique “normale”,
des idées et principes de son organisation, des discussion sur la
228 CRISTAL

bonne interprétation des “textes classiques”, etc. L’univers est, non


pas réduit, mais médiatisé par la forme qu’il va prendre, par son pas­
sage à travers les filtres de la pensée organisée, codifiée, intelligible
à partir de certaines clés. La connaissance de ces clés, la théorie
marxiste en somme, et la confirmation que nous les utilisons tous de
la même façon va être un des pôles fondamentaux de notre
recherche. C’est ce que nous exprimons parfois un peu pompeuse­
ment en parlant de la prison comme d’une Université. Le mot n’est
pas tout à fait faux, la connaissance que l’on acquiert ainsi n’est pas
sans présenter un certain académisme, et la manière même dont
nous la recevons, la forme des discussions reproduisent un rapport
souvent vertical, confirment le pouvoir de ceux qui savent déjà, et
surtout qui peuvent s’exprimer facilement.

Monde à l’écart, où la connaissance n’est pas destinée à l’action


immédiate, la prison politique transforme en intellectuels tous ses
habitants. Comme ils étaient, sont encore des militants, des gens qui
veulent transformer la réalité, ils mettent cette réalité au cœur de
leur démarche. Mais elle ne leur parvint qu’à travers l’écho restric­
tif de leurs parents, de leurs amis, de leurs camarades, et, très vite
elle reste l’arrière-fond social, codifié lui aussi, de leur réflexion sur
la réalité qu’ils ont vécue, qu’ils connaissent le mieux, celle de leur
organisation, de leur milieu de vie, généralement les étudiant ; et
leurs discussions ne portent plus sur la société, mais sur le micro­
milieu qu’eux-mêmes, militants, constitue.
Je ne veux pas dire qu’obligatoirement, ils transforment cette réa­
lité, l’adaptent à l’idée qu’ils s’en font. Mais cela arrive souvent,
entre autre parce que leur réflexion devient insensiblement, non le
monde et sa transformation, mais la théorie qu’ils en ont et l’orga­
nisation qu’ils ont pensé pouvoir guider cette transformation.
C’est la raison pour laquelle je ne peux pas parler de cette vie
politique, de ces débat entre prisonniers sans évoquer l’histoire de
notre mouvement, sans rattacher l’auteur de ce roman à ce sur quoi
il se battait, aux idées qu’il considérait alors les plus importantes
dans sa vie : j’ai dit, je crois, que ce roman était surtout un moyen
de combattre la solitude ; je me percevais avant tout comme un mili­
tant politique, mettais l’essentiel de mon être dans cette démarche
politique.

Je ne suis formellement entré au G.E.A.S.T. (Groupe d’étude, et


d’action socialiste tunisien, qui pubiliait la revue “Perspectives”)
CRISTAL 229

qu’en 1967. Jusque-là, j’avais eu une histoire politique assez rem­


plie, adhérant au Parti Communiste à quinze ans, le quittant, en
1959, pour constituer avec d’autres étudiants à Paris un groupe trots­
kiste qui pensait, en découvrant les causes de l’évolution de l’Union
Soviétique dans les déviations que Staline avait introduites par rap­
port au léninisme, trouver les voies de la révolution tunisienne. Ren­
tré en Tunisie en 1962, mes études terminées, je devais prendre
conscience que la réalité était plus complexe, et que mes camarades
restés à Paris n’étaient pas pressés de l’affronter. Pendant plusieurs
années, entre mon travail de planification agricole et mes tentatives
de participer à des activités syndicales, je pensais que la meilleure
façon d’avoir prise sur la réalité était de faire partie du PSD au pou­
voir, qui ne tolérait pas l’existence d’autre partis, pour développer
les contradictions en son sein. Cela montre en passant à quel point
nous ne nous soucions pas de défendre concrètement la démocratie :
au lieu d’exiger que soit libéralisée la vie politique, nous (c’était une
position de certains trotskistes, mais je suis convaincu qu’elle est la
vérité limite de tous les léninistes d’alors, dont la plupart ne parve­
naient pas à expliquer leurs réticences par autre chose que le scepti­
cisme quant à l’efficacité de la démarche) préférions entrer dans les
moules du totalitarisme pour le transformer. Il faut dire aussi que
c’était l’époque du début de la collectivisation, de la planification,
et que les tendances “économistes”, comme on dit, la croyance que
le changement des conditions économiques entraînerait celui de la
vie politique, étaient dominantes parmi les marxistes.
Le retour en 1964 de Noureddine à Tunis me permettra de vivre
une expérience extraordinaire de respect de l’autre, de collaboration
et de discussion sur la base de la reconnaissance des différences
d’idées et de situation. Noureddine est l’un des fondateurs du
GEAST, il en était alors le principal animateur. Nous avions habité
ensemble, et nous parlions librement de nos expériences respectives,
chacun s’efforçant de faire participer au maximum l’autre à ce qu’il
faisait, mais surtout à sa réflexion sur cette action. Bien que n’étant
pas membre du Groupe formellement, j ’ai rédigé quelques articles
pour sa revue ; Noureddine venait par fois avec moi au syndicat de
l’Agriculture...
En 1967, après de nombreuses discussions, dont certaines avaient
eu pour cadre la revue “Perspectives”, je jugeais que la situation
m’imposait de renoncer à ma “tactique”, et d’entrer au GEAST. Il y
avait eu auparavant une répression contre des étudiants, certains
230 CRISTAL

étaient membres du Groupe, l’atmosphère se tendait dans le pays


et la récente maladie de Bourguiba me confirmait qu’il était vain
d’attendre un éclatement des contradictions sociales au sein du
PSD. Mon adhésion coïncidera avec la réorganisation du Groupe
qui se transforma formellement cet été-là en organisation marxiste-
léniniste.
Jusqu’à notre arrestation, en mars 1968, nous n’avions pas
éprouvé le besoin d’élaborer des textes de base, une plate-forme ou
un programme, contrairement aux autre organisations qui com­
mençaient en général par là. Nous vivions la politique au jour le jour,
pour ainsi dire, et nos prises de positions étaient sous-tendues par
notre adhésion à l’idée de la Révolution Culturelle chinoise, par ce
que nous avions intériorisé du marxisme, l’indignation devant les
mesures répressives, plutôt que par un ensemble cohérent et expli­
cite qui aurait constitué un consensus.
En prison, les choses allaient changer. Sous l’impulsion d’Aziz
Krichen qui dévorait alors les œuvres complètes de Lénine, dans le
prolongement également de nos discussions avec les détenus
d’autres tendances, nous nous sommes mis à rédiger la ligne straté­
gique et tactique de notre mouvement. En gros, nous définissions
l’étape historique que traversait le pays comme celle du capitalisme
dominé par l’impérialisme, et donc la “prochaine révolution” devait
être socialiste, vu le développement du mode de production capita­
liste. Dans l’immédiat, et pour favoriser la mûrissement de la classe
ouvrière, notre tactique devait être la recherche de la démocratie.
Ces orientations, qui devaient fixer (nous ne pensions pas : “figer”)
la direction de notre travail politique à la sortie, s’accompagnaient
de la définition de la nécessité de la jonction des révolutionnaires
avec l’avant garde de la classe ouvrière, au moyen d’un travail de
propagande au sein des ouvriers les plus combatifs.
Aujourd’hui m’apparaît avec évidence tout l’aspect réducteur de
notre démarche, toute la simplification, la schématisation de la vie
sociale qu’elle impliquait. Quand je pense à la manière dont se
déroulaient les discussions, à coup de citations de Lénine ou Mao, à
la façon dont la réalité était invoquée pour confirmer tel ou tel argu­
ment, je ne peux me retenir de penser, que nous avions des querelles
de chapelles, voire de sectes, que nous étions enfermés, beaucoup
plus profondément que dans la prison, dans nos façons religieuses
de penser la vie, dans notre idéologie. Et je me souviens comment
nous nous y investissions, dans ces discussions, avec quelle passion
CRISTAL 231

nous défendions les positions “justes”, avec quelle tranquillité nous


distribuions les anathèmes..., comme nous étions devenus intolé­
rants ! Et cette intolérance, nous la manifestions aussi envers ceux
de nos co-détenus qui paraissaient faiblir devant la répression, leur
reprochant de renforcer celle-ci, et, de notre côté, ne faisant rien qui
les aidât à supporter mieux la réclusion, la présence avec nous. Le
mot qui me vient pour évoquer cette période de deux ans est celui
de noviciat, comme ces épreuves que l’on fait subir aux néophytes,
et dont ils sortent encore plus forts, plus convaincus, plus fanatisés
aussi dans certaines circonstances.

Les idées que nous développions, à notre libération en 1970,


exprimaient encore l’aspect non conformiste de notre façon de pen­
ser, le refus de s’en remettre à des autorités supérieurs, d’accepter
que d’autres puissent penser à notre place. Ceux qui nous ont suc­
cédé les ont remises en question, ont développé peu à peu un dis­
cours absolument à l’opposé du nôtre. Nous avons longtemps cru,
Noureddine et moi, que la décision pourrait être prise sur la base de
débats démocratiques. Et, en accueillant nos camarades arrêtés en
1974 à la Prison Civile de Tunis, nous leur avions dit que ce qui
nous paraissait le plus important n’était pas tant la position sur le
fond des problèmes, que la manière dont le débat pourrait être mené
publiquement et démocratiquement.
Ils avaient déjà commencé à remettre en cause ces orientations.
Pour beaucoup d’entre eux, la Tunisie était en fait un Etat encore lar­
gement colonial, en tout cas la domination impérialiste, exercée à
travers une bourgeoisie compradore, était l’élément principal de la
situation. Dans ces conditions, il n’était pas question de révolution
socialiste, il fallait concevoir une révolution démocratique et natio­
nale, semblable à la révolution de la nouvelle démocratie de Mao-
Tsé-Toung ; la paysannerie serait la force principale de cette
révolution, conduite au moyen d’une guerre populaire de longue
durée. A nos demandes de précisions quant à la situation de cette
paysannerie, on répondait par la nécessité de procéder à un travail
d’enquête.
Nous ne nous étions pas trop enfoncés dans ce débat. Il nous
paraissait plus important d’essayer d’analyse les erreurs qui avaient
pu être commises et amener autant d’arrestations. Au début, l’am­
pleur de la catastrophe était attribuée à la faiblesse de ceux qui, tor­
turés, avaient les premiers donné des éléments à la police. Ils avaient
d’ailleurs même été dénoncés publiquement par voie de feuilles
232 CRISTAL

ronéotypées. En cherchant bien, on s’aperçut que tout le monde, hor­


mis Ahmed Ben Othman, avait parlé, et que, surtout, l’organisation
croyait tirer la sécurité de ses structures clandestines de la seule capa­
cité de résistance à la torture de ses militants. “Celui qui parle trahit”
était le mot d’ordre officiel. Et, sûrs que personne ne parlerait, les
dirigeants avaient accumulé des documents, des dossiers, des fiches
d’adhérents ou de sympathisants dans des maisons louées pour le
Groupe et qu’on croyait inexpugnables. Elles ont toutes été décou­
vertes. A partir du moment où l’on a commencé à se demander
quelles erreurs avaient été commises, différents camarades s’étaient
rejetés mutuellement la responsabilité de ces erreurs, les plus déta­
chés suggérant qu’on transporte la discussion sur le plan de la ligne
générale qui avait permis de se tromper à ce point : si nous avions
cru trouver la sécurité dans notre résistance personnelle à la torture,
c’est parce que la ligne RS (Révolution Socialiste) ne nous avait pas
permis de nous enraciner dans les masses populaires, et de nous y
trouver “comme un poisson dans l’eau”.
Mais c’est que, et sur ce point nous avions beaucoup à dire, la
ligne RS (c’est-à-dire la nôtre) comportait aussi l’idée d’aller vers
les ouvriers les plus avancés pour faire de la propagande en leur
sein,. Nos successeurs avaient trouvé ridicule le “travail de taupe”,
trop lent et dépassé par la montée prodigieuse des luttes révolution­
naires : ils s’étaient mis à faire de la “propagande de masse”, auprès
des ouvriers, ils allaient dans les usines ou dans les quartiers popu­
laires diffuser des tracts qui partaient d’un problème courant pour
expliquer la domination de l’impérialisme et la nécessité de faire la
révolution démocratique et nationale. Nous avions vu dans cette
façon de travailler l’origine principale de la catastrophe : exaspérés
par le caractère intensif de la propagande, les flics avaient trouvé des
alliés dans une partie des ouvriers affolés par le discours qui les
menait trop loin ; sur la base de dénonciations et de tortures, ils
avaient pu ramasser presque toute l’organisation et son matériel.
Un autre point avait fait l’objet de désaccord, la position à adop­
ter vis-à-vis de l’Union tuniso-libyenne avortée du 14 janvier 1974.
Alors que la plupart de nos camarades partaient du principe que
toute union entre deux pays arabes faciliterait leur capacité de résis­
tance à l’impérialisme et rapprocherait la future unité de tous les
pays arabes, nous avions vu, dans le projet en question, un très grave
danger de perversion de la conscience de la classe ouvrière tuni­
sienne, le risque qu’elle soit enivrée par l’idée d’enrichissement
CRISTAL 233

rapide, du profit de la manne pétrolière, qu’elle pense pouvoir “rou­


ler” les libyens et vivre en quelque sorte en parasite. Devant les com­
pensations matérielles escomptées, elle pouvait accepter un recul
politique considérable, renoncer à la démocratie formellement défi­
nie par la Constitution Tunisienne, à la laïcité de la vie sociale... On
nous avait reproché de ne voir que les intérêts de la classe ouvrière,
de vouloir l’isoler des autres couches de la population, de ne pas
considérer que les gens avaient faim, n’avaient pas de travail, etc.
Sur la plupart des problèmes, notre approche était très différente
de celle de nos camarades. Nous ne prenions pas cela au tragique,
persuadés que nous pourrions pousser les discussions et faire évo­
luer les choses. Il y avait pourtant de nombreux indices et de pétri­
fication des positions, le début de l’utilisation d’étiquettes
définitives, façon en fait de bloquer les remises en questions éven­
tuelles. Mais nous voulions rester optimistes...
Et aussi nous avions notre monde intérieur, la présence en nous
affections, nos souvenirs. C’est là, en ce qui me concerne, que j’ai
puisé l’espoir, le courage, la force de rire, de chanter et d’attendre.
Au fond, la présence du monde extérieur est au passé. Un passé
qui n’est pas seulement séparé de soi par le temps, mais aussi par la
distance, infranchissable pour longtemps, à laquelle se trouvent
ceux auxquels on pense : ils peuvent, eux, vivre un présent, combler
en quelque sorte les lacunes de leur passé. Et chacun ne peut
qu’imaginer, à partir de bribes, le présent de l’autre. Et comme notre
présent ne nous paraît pas très exaltant, nous sommes tournés vers
celui des autres ...
Paule a été expulsée de Tunis à la fin Août 73 ; des années durant,
on ne remettait pas à la prison ses lettres, ses colis, ses mandats...
C’est du moins ce qu’on m’a longtemps affirmé, avant que ses lettres
ne recommencent à m’arriver de façon intermittente ; cependant, elle
n’était pas sûre que je recevais ces lettres ; et l’idée de la censure, de
l’indécence du censeur, renforce la pudeur, n’encourage pas les
épanchements. Aussi ne recevais-je plus que de sourires, quelques
mots tendres et affectueux, mais ne savais rien de ce qu’elles, car la
jeune vie d’Isa me passionnait, étaient en train de vivre.
Je crus, un jour de cet été 74, que j’allais revoir Paule, d’autant
plus que nous espérons être prochainement libérer après le non-lieu
du juge d’instruction.
En ce temps là, les couffins de provision qui nous étaient amenés
portaient une étiquette accrochée à une poignée indiquant le nom de
234 CRISTAL

l’expéditeur. Façon de ne pas mélanger les couffins vides au


moment de les restituer aux familles, nous disait-on officiellement,
façon également de décourager les tentatives éventuelles de faire
passer des messages : l’expéditeur était trop facile à retrouver, le
danger était trop grand.
Je reçois donc un jour un couffin avec une étiquette portant sim­
plement “Paule”. Bien sûr, je vois tout de suite que ce n’est pas son
écriture. Mais, expulsée de Tunisie l’été précédent, elle a essayé de
revenir, j’en suis persuadé. Et il n’est pas possible non plus que l’on
écrive son nom sans que cela ait une signification. J’ai même pensé
qu’elle a pu rentrer à Tunis, mais que, absorbée par telle ou telle for­
malité, elle a chargé quelqu’un de m’amener le couffin. Puis cela me
semble absurde : dans ce cas, elle aurait écrit l’étiquette, et y aurait
mis son nom complet. C’est donc qu’elle n’est pas arrivée. Mais du
moment que l’on a mis son nom, c’est qu’on veut me faire savoir
qu’elle va arriver...
Quelques jours donc de supputations, d’espoir de bientôt revoir
Paule, car si on l’a laissée revenir, on l’autorisera sans doute à me
rendre visite. Noureddine est à peu près de mon avis et exprime
aussi sa joie pour nous..., jusqu’à sa visite suivante (je n’en reçois
pas cette semaine-là). Il en revient déçu, et nous prenons une nou­
velle fois conscience du fossé qui sépare la sensibilité du prisonnier
de celle du monde extérieur : la chose était très simple, les couffins
ont été amenés par la belle-sœur de Noureddine, qui s’était trouvée
prise de court quand on lui a demandé qui envoyait le mien. De peur
qu’on lui dise qu’elle n’avait aucun titre à s’occuper de moi, elle a
mis le nom de Paule, sans se douter un seul instant que cela me ferait
tant gamberger...
Cette séparation des mondes, je l’avais d’abord sentie, d’autres
aussi peut-être, pendant le procès de septembre 1968. Nous étions
trop nombreux, les accusés en détention, et on avait voulu prendre
des mesures efficaces pour nous empêcher de communiquer avec les
gens libres, familles ou autres, ce qui fait que les inculpés en liberté
provisoire, qui étaient une vingtaine, n’étaient pas assis comme nous
sur les bancs face au président du tribunal. Les hommes étaient
debout de côté, le long du mur, séparés de nous par des policiers
(ceux-ci étaient bien plus nombreux que nous !), tandis que, par un
geste douteux de galanterie, le procureur avait autorisé les femmes
à s’asseoir au pied de son estrade, en face de nous.
Pendant la durée du réquisitoire et des plaidoiries, nous n’avions
pas cessé d’échanger des sourires avec nos amies, nos femmes, nos
CRISTAL 235

compagnes presque toutes inculpées. Et aussi, détenus depuis six


mois sans presque aucune visite, de les dévorer des yeux, particu­
lièrement fiers de leur beauté que l’été et le commencement de la
mode des mini-jupes dévoilaient d’autant plus 'elles étaient assises.
Nous nous repaissions sans pudeur du spectacle des cuisses de “nos
femmes”, heureux qu’elles aient un peu bronzé, c’est-à-dire qu’elles
aient pris le temps d’aller à la plage, et au fond de nous-mêmes,
conscients que ce spectacle était le dernier de la sorte qu’il nous
serait donné d’avoir pour une longue, trop longue période.
Et ces jambes, que nous trouvions belles, parce que nous aimions
celles à qui elles appartenaient, parce qu’elles nous aimaient, nous
approuvaient, nous donnaient du courage, nous ne pouvions plus les
posséder, et pour un temps court encore, que par le regard... Et là,
nous étions tous égaux, il n’y avait plus de privilégiés, de rapports
particuliers.
J’ai un peu souffert que le regard d’un de mes co-détenus n’était
pas le même que le mien : il avait parlé des cuisses d’une des filles
avec un air lubrique qui m’avait écœuré, sollicitant en quelque sorte
ma complicité pour ce qui m’avait paru la salir, la dégrader au
simple rang d’objet de jouissance... Mais, avec nos femmes, nos
univers étaient désormais séparés, nous n’avions plus d’autres droits
que celui de continuer à les aimer, d’essayer de leur donner motif à
continuer à nous aimer quand même, à être fières de nous...

Le monde des vivants, comme il nous arrivait parfois de le nom­


mer, nous était donc interdit, plus exactement nous ne pouvions plus
qu’y regarder furtivement, à travers les meurtrières que les visites
des familles constituaient dans les hauts murs, vision très limitée et
déformée, en fonction de la fente, son diamètre et l’épaisseur des
murs... Et nous revenions de ces visites chancelants, assommés et
comme un peu éblouis de la lumière du dehors, sans arriver à
reconstituer, encore moins à décrire, ce que nous avions pu aperce­
voir. Mais pour quelques heures ou quelques jours revivait en nous
comme un remords, une gêne plutôt d’être si peu capables d’appor­
ter quelque chose aux nôtres. On se sentait obscurément coupable.
Je me demande à présent si ce sentiment de culpabilité que j ’é-
voque, l’idée que nous n’avons peut-être pas donné autant que nous
le pouvions à ceux que nous aimions, que nous étions pour eux
occasion d’angoisse, d’ennuis, de tracasseries même, si ce sentiment
donc n’est pas en quelque sorte la manifestation de l’intériorisation
236 CRISTAL

de la répression : on nous avait assez répété qu’à cause de nous, nos


proches souffraient, faisaient des sacrifices etc., pendant tous les
moments où l’on voulait obtenir de nous un reniement, une simple
lettre d’excuse. « Faites-le au moins pour vos parents... » Bien sûr
nous savions répondre à cet argument. Nous invoquions la respon­
sabilité du pouvoir, l’absence de liberté publique, notre droit à l’ex­
pression libre, notre innocence des accusations portés contre nous.
Si nos proches sont dans cette situation, rétorquions-nous, ce n’est
pas à cause de nous, mais parce que le régime veut empêcher les
gens de parler, sans se soucier des souffrances que cela entraîne, en
exploitant même ces souffrances comme un moyen supplémentaire
de répression.
Mais il n’est pas évident qu’au fond de nous il n’y pas eu un
recoin qui jugeait la condamnation un peu méritée, qui nous repro­
chait de n’avoir pas eu à l’égard de nos parents proches, pères,
mères, frères et sœurs, une fraction de l’attention que nous portions
à la classe ouvrière et à la révolution, qui nous condamnait de n’être
pas ce que nos parents auraient voulu que nous fussions, des jeunes
gens brillants qui réussissent dans la vie et dont la réussite rejaillit
sur les leurs...
Peu importe, en tout cas pour ce qui me concerne, car je pense
avoir réussi à dépasser l’essentiel de cette culpabilisation tant me
paraît évident que je ne pouvais être ailleurs pendant toutes ces
années sans perdre ma propre estime et probablement reprocher ce
sentiment à ceux pour qui j’aurais cru devoir reculer.
Afif a libéré son après-midi pour se consacrer à sa famille.
En attendant, il déjeune dans un restaurant cossu de Tünis avec
son frère cadet Abdallah. Celui-ci est un peu chauve, plutôt
rondouillet, ce qui est d’autant plus remarquable qu’il est net­
tement plus petit qu’Afîf ; pour compenser, il a un visage éner­
gique, un air décidé, il se consacre aux affaires et y réussit
brillamment, surtout depuis le changement de politique de
1970. Il a commencé par reconvertir le petit commerce de son
père et moderniser la ferme familiale, il est aujourd’hui Prési­
dent-Directeur Général d’une importante chaîne commerciale,
actionnaire dans plusieurs entreprises, et exportateur de pri­
meurs obtenues par les techniques les plus avancées. Il évite de
“perdre son temps” dans les réunions professionnelles ou les
voyages, préférant mettre le plus possible la main à la pâte et
surveiller personnellement la marche de ses affaires, il faut pro­
fiter des possibilités actuelles...
Il a insisté pour déjeuner avec son frère, lui reprochant au
téléphone de ne jamais faire signe, ni d’aller voir la famille.
Encore célibataire, il rentre au village chaque fois qu’il le peut,
et s’occupe seul des vieux parents et des sœurs, pas très bien
mariées, et qu’il faut assister.
- Vois-tu, j’ai essayé de donner du travail à cet abruti de
Mahmoud. Sous prétexte qu’il est le beau-frère du patron, il ne
fiche rien, arrive en retard, ivre parfois. Tu penses bien que les
autres employés ne sont pas contents, d’autant qu’il se permet
de leur donner des ordres ! J’ai pensé lui prêter un petit capi­
tal pour ouvrir un magasin, mais je n’ai aucune confiance en
238 CRISTAL

ses capacités commerciales ni en son courage, il boit trop ! Je ne


sais que faire. Le vieux veut que je l’aide, tu connais le refrain,
la famille, etc. Zeïneb me regarde sans rien dire, mais je vois
bien qu’elle compte sur moi. J’ai envie de le laisser tomber,
mais je ne peux pas m’y décider. Quant à Amor, il fait ce qu’il
peut, mais il n’a pas de chance, sa santé, celle de ses enfants...
Pourquoi ne me donnes-tu pas de conseils, Afif ?
- Comment pourrais-je te donner des conseils ? Tu es bien
plus qualifié que moi pour toutes ces questions, tu les connais
tous mieux que moi. Je sais que tu ne les abandonneras pas. Dis
plutôt que tu voudrais que je porte une part du fardeau avec toi !
- Il y a de ça, reconnaît très sérieusement son frère. Je trouve
que tu m’as laissé toutes les corvées, tu ne t’occupes pas de
nous... Et je suis un peu inquiet pour le vieux. Il me paraît plus
fragile, moins droit. Je suis sûr qu’il souffre davantage de sa
sciatique, mais il ne veut pas l’admettre. Tu devrais aller le voir.
- Je n’ai pas le temps de faire plus qu’un saut là-bas, je t’as­
sure que ce n’est pas faute de bonne volonté. Pourquoi n’es­
saierais-tu pas de les convaincre de venir passer un moment
chez moi ? Je les inviterai, mais je compte sur toi pour les ame­
ner à accepter. Je pourrais m’occuper de leur faire faire tous les
examens et de les soigner. Et ça les changera un peu de venir à
Tunis. Je pense que c’est la meilleure solution.
Nabiha les aime bien, elle sera contente de nous faire plaisir,
et l’effort n’est pas terrible... A propos, elle demande toujours
de tes nouvelles. Elle trouve que tu viens trop rarement à la
maison. C’est vrai, ça lui ferait plaisir de te voir, aux enfants
aussi d’ailleurs.
- Nabiha dit ça par politesse, elle ne m’aime pas beaucoup,
je le sais bien, on est trop différents.
- Tu te trompes ! Elle t’aime bien, même si elle te taquine un
peu pour ta manie de faire pousser de l’argent partout.
- C’est mon métier, je n’y peux rien ! Ce n’est pas ma faute si
je ne suis pas avocat ou médecin. Nabiha m’intimide un peu et
surtout, j’ai l’impression qu’elle ne me prend pas au sérieux !
Afif éclate de rire.
- Tu ne dois pas en avoir l’habitude, je comprends que tu sois
choqué. Rassure-toi c’est général, elle ne prend personne au
sérieux, à commencer par moi ! Peut-être tout de même un peu
les enfants, mais c’est tout !
CRISTAL 239

Ils continuent de manger, Afif est de bonne humeur, lui aussi


aime bien taquiner son frère qui, justement, se prend un peu
trop au sérieux à son goût.
- Et toi, aurais-tu l’intention de rester célibataire et de te
contenter des petites secrétaires ?
- D’abord, je ne touche pas aux petites secrétaires, comme tu
dis. Cela ferait trop d’histoires et on ne pourrait plus travailler
sérieusement. Tû sais bien que si je ne me suis pas marié jus­
qu’à présent, c’est parce que je joue en quelque sorte le rôle de
chef de famille. Le vieux a décroché depuis longtemps, il fallait
bien que quelqu’un prenne ses responsabilités.
Un peu radouci, il mâche son morceau de viande avant
d’ajouter timidement :
- Je pense me marier bientôt. J’ai en vue deux ou trois pos­
sibilités, je suis quand même un peu ennuyé parce qu’avec ma
situation, les femmes oublient souvent l’homme et ne voient que
l’argent...
- Mais, mon pauvre Abdallah, comment veux-tu qu’elles dis­
tinguent, alors que toi-même... Mais non, je plaisante. Je suis
sûr que tu vas trouver quelqu’un de bien... Si tu as besoin de
moi pour faire la demande...
- On n’en est pas encore là. Je te tiendrai au courant...
Afif annonce qu’il n’a plus de dettes, qu’il a fini de payer sa
villa.
- Tu ne comprendras jamais rien aux affaires, s’indigne son
frère. Sortant un stylo et un carnet il fait un rapide calcul et
explique à Afif qu’il aurait gagné énormément à payer sa villa
en 10, mieux 20 ans au lieu de 4.
Afif n’ose pas le reconnaître, mais l’assurance d’Abdallah l’a
impressionné, il est sur le point de regretter de ne pas avoir
réfléchi davantage. Mais il se reprend.
- Bah, je ne comprends rien à ces histoires, c’est vrai, mais
je n’ai pas besoin de tout cet argent. Je préfère qu’il en soit
ainsi je suis tout de même plus tranquille.
- Décidément, désapprouve Abdallah, on ne se comprendra
jamais toi et moi ! As-tu au moins pris une assurance sur la
vie... ?

Avec ses aspects un peu velléitaires, sa réussite profession­


nelle, sa désinvolture par rapport aux problèmes matériels, sa
240 CRISTAL

façon de prendre la vie comme elle vient, Afif me paraît une per­
sonnification de l’évolution d’une partie de la société tunisienne :
entraînée sans y participer réellement dans une transformation
“moderne” de son mode de vie, elle ne ressent pas le besoin de
marquer nettement les lieux de rupture avec le passé, elle peut
parler avec sincérité de son authenticité, alors qu’elle ne res­
semble plus à ce qu’elle était il y a vingt ans, qu’elle n’intériorise
plus les mêmes relations familiales et sociales.
Ce qui s ’est construit en Occident durant des siècles, à travers
des efforts, des résistances, des combats... s’est introduit en Tuni­
sie en quelques années. C’est dans les individus même que se
déroule le combat entre l’influence du passé et celle du présent.
Parce qu’il n’en est pas toujours conscient, ce combat prend
chez l’individu des formes inattendues, provoque des réactions,
des prises de position contradictoires. Lorsque, comme Afif il est
assuré que son passé, si on peut dire, est pris en charge par quel-
qu ’un comme son frère, il peut plus facilement vivre le présent,
sans que pèsent des remords de n ’avoir pas accompli son devoir.
Naïma a affirmé à Afif que tout est en ordre pour recevoir
“La Nabiha” et les enfants, puis est retournée à la cuisine. Il
pose le journal qu’il parcourait distraitement pour aller au
devant des siens. Les enfants sont heureux de la surprise qu’il
leur a faite en se trouvant à la maison. Nabiha ne s’attarde pas
aux effusions et laisse “ses trois gosses” ensemble, pendant
qu’elle fait une inspection rapide de la maison, félicite Naïma
rougissante, et va prendre un bain.
Afif s’étonne de l’intérêt qu’il prend au récit plutôt décousu
que lui font les enfants de leur séjour à Sousse. Mounira, ins­
tallée sur ses genoux, ne s’arrête de babiller que lorsqu’elle
croise le regard de son frère, assis sur un pouf en face d’eux, qui
voudrait bien placer un mot. Elle renchérit sur ce que dit Eliès,
ajoute des détails, éclate de rire pour des riens.
« Elle est si heureuse d’être avec moi ! » Afif est attendri, il
pose encore des questions, mais Eliès rappelle sa sœur à l’ordre.
- Allons ranger nos affaires, et laissons Afif retrouver Nabi­
ha, eux aussi ont des choses à se raconter !
Quand il appelle ses parents par leurs prénoms, c’est pour
dissimuler sa tendresse, Afif le sait bien.
« Comme il aime sa mère ! » se dit-il en allant à la recherche
de cette dernière. Elle est toujours dans la salle de bain.
CRISTAL 241

Il se met à genoux près de la baignoire et embrasse ses lèvres,


tend la main...
- Tu vas être mouillé, le prévient-elle.
- Aucune importance ! Comme tu es belle ainsi ! Et comme
j’ai envie..., ajoute-t-il en regardant ce petit corps si joli dans
l’eau.
- Non, pas dans la baignoire, rit-elle. Il n’y a rien de plus
inconfortable, et je veux être bien avec toi aujourd’hui. Va-t’en
et ne reviens que lorsque je t’appellerai sinon on ne sortira
jamais d’ici !
Il l’aide tout de même à se relever, la caresse un peu en
embrassant son museau mouillé, et se retire précipitamment
lorsqu’elle fait mine de se fâcher et de replonger dans le bain...

Elle le rejoint bien vite dans leur chambre, vêtue seulement


d’une sortie de bain en tissu éponge. Il l’enlace, la caresse, l’em­
brasse avec frénésie, avec douceur, partout, heureux de son
abandon, ému de retrouver les formes que ses mains connais­
sent par cœur et ne se lassent pas d’apprendre encore.
- Viens vite, murmure-t-elle.
Et ils se retrouvent, se noient, ressuscitent, ravis et émer­
veillés, sans souffle. Ils restent longtemps silencieux, leurs corps
entremêlés, leurs regards éperdus et reconnaissants.
- Si tu savais combien j’en avais envie, murmure Nabiha en
l’embrassant. Non, ne dis rien maintenant. J’ai beaucoup à te
raconter. Tout à l’heure. Je t’aime, tu sais ! Mais nous ne
sommes pas sérieux, que vont penser les enfants ? Allons vite les
voir...
- Et réglons les problèmes d’intendance, sourit Afif en enfi­
lant un pantalon.
- Ta voiture ? Ne t’en fais pas, elle est en bon état.
- Mais non, petite sotte ! Il l’embrasse sur le nez. Cela, je le
savais. Eliès m’a fait un rapport complet, d’où il ressort que tu
es le meilleur chauffeur du monde et qu’en comparaison, je ne
mérite pas d’avoir le permis de conduire ! Non, je pensais au
dîner, j’ai une de ces faims...
Vite réglée, l’intendance : le dîner sera prêt dans une petite
demi-heure. On se retrouve dans le salon. Les enfants devinent
le bonheur de leurs parents, sentent qu’on leur pardonnera tout
aujourd’hui mais restent silencieusement occupés à jouer sur le
tapis, un puzzle de 300 pièces, pas très facile, dit Mounira.
242 CRISTAL

Afif, assis sur son fauteuil, a attiré Nabiha sur ses genoux,
évitant de justesse de renverser le verre qu’il tient à la main. Il
proteste quand elle boit de son whisky, mais Mounira le ras­
sure, elle ira lui remplir son verre et même chercher de la glace
quand il en aura besoin.
- Raconte, Nabiha. Je commence à regretter de ne pas être
parti avec vous, ça semble avoir été passionnant.
Nabiha n’est pas dupe, son sourire entendu ne laisse pas de
doute, mais elle n’insiste pas.
- Ce sont ces deux-là surtout qui ont regretté ton absence !
Ils parlent avec un tel ravissement de ta leçon d’anatomie !
- Oh oui, papa, c’était formidable, on était très fiers de toi,
souligne Eliès, encore enthousiaste.
La leçon d’anatomie... C’était à l’Aïd précédent, on venait
d’égorger le mouton dans la cour de la maison de Sousse et, son
vieux jeans maculé de sang, un grand couteau à la main, Afif
avait expliqué à la multitude d’enfants qui l’entouraient la
place et le rôle de chaque organe, avait montré le rapport entre
sa forme et son fonctionnement.
- Oui, je n’ai jamais eu un auditoire aussi attentif à mes
cours à la Faculté, sourit-il.

Nabiha raconte la famille, sa mère - « de plus en plus amou­


reuse de toi, c’est normal avec toute la séduction que tu déploies
auprès d’elle » - son père, ses sœurs, l’épisode du beau-frère...
Elle s’attarde sur la soirée avec Lotfî et Samia, lui donnant des
détails, des précisions sur les positions défendues... Les
mimiques qu’elle fait en reprenant les propos de Samia font
rire Afif.
- Tout cela ne m’étonne pas tellement. Lotfi n’est pas très
dynamique et Samia le stimule beaucoup. Je ne crois pas, vrai­
ment qu’elle le domine. Et je suis content que ça marche entre
eux, à leur manière, sans trop de problèmes. J’aime beaucoup
Lotfi.
- Je sais. Et tu ne détesterais pas dire deux mots à Samia.
Elle sourit au regard qu’il lance vers les enfants, lui tire
comiquement la langue, puis reprend, plus sérieuse.
-Attends la suite, ce n’est pas fini. Le lendemain, c’est-à-dire
hier dimanche, vers 2 heures de l’après-midi, Lotfi me télé­
phone en me proposant de venir prendre le café chez lui. Il
CRISTAL 243

insiste et précise que Samia est absente jusqu’à 4 heures. Tu


penses que j’étais plutôt intriguée, j’y suis allée en me deman­
dant ce qu’il avait...
- Et tu n’as pas eu peur pour ta vertu ? Lotfi était amoureux
de toi dans le temps, ça se voyait bien.
C’est à elle de froncer les sourcils en lui indiquant les enfants
du regard. Puis elle hausse les épaules et sourit de sa réaction
pudibonde.
- Ne sois pas stupide ! Cette hypothèse ne cadrait de toute
façon pas avec ce que j’avais vu samedi soir ! Il a mis un bon
moment à se dégeler, à tourner autour du pot. Puis il a dit que
ce qu’ils avaient raconté la veille était vrai en gros. Ils sont
satisfaits de leur vie, mais il y a des moments... Pas très heureux
de devoir fréquenter des petits-bourgeois vides et limités. Il n’y
a pas tellement de gens intéressants à Sousse, et quand on a
envie de se détendre... Ils ont parfois eux-mêmes des attitudes,
des réflexes petit-bourgeois. Essaient de lutter contre, pas très
facile, enfin, tu vois le topo. Je ne saisissais pas où il voulait en
venir, je commençais à penser m’en aller, il m’a demandé sur
un ton brusque, en détournant le regard, « Et vois-tu quelque­
fois Raja ? Comment va-t-elle ? Quelles nouvelles y a-t-il à pro­
pos des détenus ? »
Afif est devenu grave, à présent. Nabiha poursuit son récit,
tandis qu’il la regarde un peu douloureusement.
- C’était ça. Il est obsédé par cette question, et j’ai l’impres­
sion qu’il n’en parle jamais. Il m’a fait pitié. Je lui ai répondu
qu’ils tiennent bien le coup malgré les conditions difficiles, que
je ne voyais guère Raja. Il a paru très triste. « Tu vois, m’a-t-il
dit, ils sont notre conscience et notre honneur, même si nous ne
sommes pas toujours d’accord avec ce qu’ils disent. Nous
devrions être fiers d’eux, les aider... Et que faisons-nous ? Nous
y pensons le moins possible, nous essayons de les oublier. Notre
lâcheté me fait mal, des fois ». Que pouvais-je répondre ? je l’ai
laissé assez retourné, et moi-même...
- Oui, dit Afif, notre attitude à tous n’est pas très belle. Nous
pourrions au moins voir Raja et les autres femmes... Mais pour
ça, on ne trouve jamais le temps, on est trop occupés...
- Tu sais bien que ce n’est pas une question de temps. Nous
avons un peu honte, et aussi très peur. Pour ma part, j’ignore si
j’ai peur que Raja me manifeste de la froideur ou du mépris, ou
244 CRISTAL

si je crains de la voir découragée et aigrie, comme l’était Najet


Hamdi dans le temps. Tü t’en souviens ? Elle pleurnichait :
« Oui, c’est facile pour eux, il leur suffit d’attendre là-bas que
l’Histoire en fasse des héros ! Mais pour nous, c’est insuppor­
table ! On se tape tous les tracas, des démarches compliquées
pour les voir, leur amener à manger ou n’importe quoi d’autre,
les ennuis d’argent, certaines ont été renvoyées de leur travail,
toutes sont regardées de travers... Et cette angoisse, constam­
ment, dont on ne sait plus pourquoi elle est là ! Il faut que ça
cesse, à n’importe quel prix ! » La pauvre, elle n’a pas fini de le
payer, ce prix... Non, je préfère ne pas savoir, au fond et conti­
nuer à penser que Raja est solide. Je sais que c’est lâche...
- Moi, je suis persuadé qu’elle est solide, elle ne désespère
jamais. Mais ne devrait-on pas essayer de l’aider ? Et com­
ment ?

Nous étions conscients de tout ce que nos familles faisaient


pour nous venir en aide, essayer de réduire notre isolement Et
nous notions avec amertume la rareté de ceux qui leur appor­
taient un soutien. Au moins, pensions-nous souvent, les gens
pourraient aller les voir, apporter des livres, les accompagner de
temps à autre en voiture à la prison de Borj-Roumi. Il y en avait
certes, mais pas tous ceux dont nous attendions des gestes. Et il
était facile de penser qu 'ils avaient peur, ou qu ’ils ne pensaient
plus à nous.
S’efforcer de dépasser cette amertume, cette envie de deman­
der des comptes, non par rapport à nous, mais à nos familles et
comprendre comment les gens, nos anciens amis, avaient évolué,
c’est une des choses qu’il fallait faire pour ne pas rester empri­
sonné et ne pas centrer toute la vie du pays sur la prison. Cela n ’a
pas été toujours facile, ni pendant, ni après la prison : il fallait
admettre que la répression qui nous touchait pouvait ne pas être
la chose plus importante pour des gens qui, tout en sympathisant
avec nous étaient absorbés dans leur propre vie.
Ce roman est peut-être ma première tentative de le faire, il m ’a
en tout cas aidé à tourner plus vite cette page.
On se met à table, Afif raconte son déjeuner avec son frère.
Nabiha rit aux larmes à l’idée de Abdallah faisant sa demande
en mariage... Elle rassure Afif, ses parents ne la dérangeront
pas. Et les enfants seront heureux d’être avec eux, n’est-ce pas ?
CRISTAL 245

- Je comprends un peu l’amertume de ton frère. Il a fait tout


ce que ton père aurait voulu que tu fasses, en mieux même. Il
est plein de sollicitude à l’égard de ta famille, et malgré tout, il
sent que restes le préféré. Même après m’avoir épousée ! Ce
n’est pas drôle pour lui, il faut le reconnaître !
Les enfants sont partis dans leur chambre. Il est temps qu’ils
pensent un peu à l’école. En embrassant sa mère, Eliès lui a
chuchoté à l’oreille :
- Ne raconte pas Hammamet à Papa, c’est notre secret.
A-t-il senti son trouble d’alors ? Elle est émue par la sensibi­
lité et la délicatesse de son fils et l’embrasse plus fort « Promis,
mon chéri. »
Elle annonce à Afif sa décision de trouver du travail de
s’intéresser à nouveau à la sociologie.
- Je crois que tu as raison. C’est une bonne idée, surtout si
tu commences à t’ennuyer, les gosses ont grandi et j’imagine
que la maison pour toi... Mais je ne sais rien de la façon dont tu
vis maintenant, tu devrais me raconter.
Une autre fois, Afif, c’est promis.
- Il l’entraîne vers leur chambre.
- Et as-tu pris d’autres décisions ?
- Oui, dit-elle en souriant. Eclaircir et améliorer nos rap­
ports. Rassure-toi, elle se serre contre lui, je ne te demande pas
de comptes, je sais que c’est à moi de faire le plus d’efforts.
Ecoute-moi, mon grand, je veux que tu saches que je connais en
gros ta vie privée, et je ne me sens pas le droit de te faire de
reproches. J’aimerais qu’il n’y ait pas de mensonges entre
nous, c’est tout.
Elle l’embrasse gaiement pour lui fermer la bouche et com­
mence à se déshabiller.
- Raconte-moi donc comment tu as passé ces trois jours avec
Giorgio, Gina et les autres, ajoute-t-elle malicieusement.
- Tout à l’heure. Je veux d’abord te dire deux mots plus
intimes, rétorque-t-il en l’attirant malgré la feinte résistance.
- Si tu crois que tu peux m’avoir par les sentiments... Eh
bien, tu as raison, finit-elle par dire les yeux fermés, la bouche
collée à celle d’Afïf qui la prend avec tendresse.
- Il faudra que tu me dises encore quelques mots intimes,
j’aime ça, reconnaît-elle un moment plus tard. Tu avais oublié
que tu avais une femme débauchée, hein ? Il faudra que je
246 CRISTAL

m’entende avec Marie-Claude pour que nous ne t’épuisions pas


complètement...
Afif apprécie la façon dont Nabiha prend les choses. Il savait
qu’elle n’était pas jalouse, mais ainsi, c’est mieux encore. Il ne
sait quoi répondre et se contente d’embrasser ce corps pour
lequel il éprouve tant de tendresse ce soir.
- Allez raconte maintenant. Sinon, je ne réponds plus de
nous, et je voudrais savoir..., insiste-t-elle.
Il s’exécute, et raconte la soirée du Samedi, jusqu’au
moment du départ de Samir.
- C’est un garçon très lucide, conclut-il, mais je ne sais pas
où ça peut le conduire, il souffre beaucoup.
- Oui, la lucidité est une bonne chose quand elle débouche
sur la pratique, sur des actes positifs. Autrement, elle peut
mener à l’autodestruction, par l’alcoolisme ou d’une autre
manière. J’ai l’impression que Samir peut être un très grand
peintre, mais son oeuvre doit être d’un pessimisme...
- Il te trouve si belle qu’il a sûrement beaucoup de talent !
plaisante Afif. Je pense qu’il exagère, les choses ne sont pas si
tragiques.
- Sans doute, tout dépend des exigences que l’on a. Peut-être
y a-t-il des compromis qui ne sont pas des compromissions.
Dans le fond, je crois qu’il a raison, nous tenons à notre statut,
à notre condition de petits-bourgeois. Et la vie ne nous a pas
encore forcés à le reconnaître ou renoncer.
Elle secoue la tête, de son mouvement familier qui indique
qu’elle veut changer d’idée, passer à autre chose.
- Et hier, la plage ? Et d’abord, dis-moi la vérité, c’est bien
Marie-Claude la mieux faite ?
- Oh oui, sûrement, rit Afif, mais j’ai aussi envie de goûter
aux autres, Gina surtout. Mais maintenant, ajoute-t-il solennel,
en détaillant le corps nu de Nabiha, aucune n’existe plus !
- Menteur ! Retire donc ta main et raconte-moi...
Elle a écouté le récit des discussions, amusée par la remarque
d’Afif « J’ai pensé que si tu avais été là... ».
- Oui, je pense aussi qu’Ali devrait faire son film pour démar­
rer, quelle que soit sa valeur... Et qu’as-tu conclu de tout ça ?
- Qu’il pourrait y avoir beaucoup de changements dans bien
des domaines si tout le monde s’y mettait, mais il y en a peu qui
veulent être les premiers.
CRISTAL 247

Ils restent silencieux un moment. Nabiha s’assit, allume une


cigarette. Elle ne fume guère habituellement, c’est signe qu’elle
réfléchit à ce qu’elle va dire, qu’elle cherche ses mots...
- Vois-tu, Afif tous ces derniers temps, je ne voulais pas faire
l’amour avec toi, bien que parfois... J’avais l’impression que tu
ne l’aurais fait que par devoir ou simple désir. J’ai failli t’en
vouloir un peu, puis j’ai réfléchi. C’est moi qui me suis le plus
laissée aller de nous deux, j’ai décidé de me reprendre en
mains. C’est bien mieux, je sens que je commence à revivre.
Elle aspire de longues bouffées avant de poursuivre.
- Peu m’importe de te partager avec d’autres sauf si tu ne
pouvais plus faire face... à la demande, plaisante-t-elle je t’as­
sure que cela, je le ressens profondément. Pour Marie-Claude,
cela ne me gêne pas, même, d’un certain côté, ça me fait plaisir
que tu sois avec elle, c’est une fille très bien, et elle t’a apporté
beaucoup. Je ne dis pas ça pour jouer aux filles émancipées ou
pour te faciliter l’existence, je le pense réellement.
- Je ne me doutais pas qu’il était si compliqué de vivre, finit
par répondre Afif. Je voudrais en ce moment t’avoir toujours
été fidèle, mais...
- Oui, je sais, c’est ta façon de connaître les femmes, de les
mettre et d’être en confiance. Et puis, nos rapports n’étaient
pas bien fameux, je pense. De ce côté, cela va changer, je te le
promets. Je te retrouve, je vais tâcher de ne pas te perdre.
Enfin, pas trop... J’ai repensé à Boraq, l’autre jour. Tu te rap­
pelles comme c’était bon ?
- Oui, bien sûr, dit voluptueusement Afif, les sens à nouveau
éveillés par l’évocation et les caresses de Nabiha, oui, c’était,
bon, j’y ai aussi repensé... Rappelle m’en davantage, sourit-il
en rendant les caresses à son tour.
La situation en prison n’est pas toujours restée ce qu’elle était en
1974. Les prisonniers politiques n’ont jamais cessé de lutter pour
l’amélioration de leurs conditions de détention, réclamant un statut
particulier qui tienne compte de la nature de leurs besoins, et cette
lutte a pris une ampleur plus grande à mesure que de nouvelles
vagues de répression venaient grossir leur effectif. De plus, l’admi­
nistration aà elle-même entamé une politique de modernisation des
conditions péniten-tiaires générales en 1975, politique qui sera
stoppée après le départ du ministre de l’Intérieur, fin 1977.
Peu à peu, nous avons pu obtenir un certain nombre d’améliora­
tions de notre situation, sans jamais parvenir tout de même à nous
faire reconnaître officiellement un statut politique. Mais nos
paillasses étaient remplacées par des lits portant des matelas, nous
avons pu regarder la télévision (nous achetions les postes à nos
frais) : on nous a longtemps censuré nombre d’émissions, mais cette
irruption visuelle et sonore du monde extérieur a changé notre vie ;
puis nous avons pu lire les quotidiens de Tunis, sortir de notre petite
cour pour faire du sport dans un terrain relativement grand, avec des
équipements que nous achetions nous-mêmes, ou nous faisions ache­
ter par nos familles (ballons, chaussures, vêtements de sports) et
enfin nous avons obtenu de faire nous-mêmes notre cuisine. Cela
soulageait énormément les familles qui n’avaient plus à amener des
quantité de couffins, il suffisait d’envoyer des mandats (ce qui n’est
tout de même pas rien !) et nous avions l’impression de nous prendre
un peu plus en charge, et aussi de manger des choses meilleures que
la gamelle de la prison...
250 CRISTAL

D’un autre côté, l’évolution de nos propres contradictions poli­


tiques a transformé considérablement l’atmosphère parmi nous. Je
ne développerai pas ici cet aspect, dont on comprend qu’il est le pro­
longement de tout ce que nous avions entrevu, et dont j’ai parlé plus
haut. Tout de même, il faut que j’évoque un aspect qu’avait pris la
“lutte idéologique” durant l’été 1974, parce qu’il explique que les
tensions aient abouti à l’impossibilité de la communication, et à une
rupture très profonde.
Dans leur tentative de faire endosser la responsabilité de l’am­
pleur de la répression de la fin 1973 par d’autres qu’eux, nos cama­
rades, certains du moins, s’en étaient pris, je l’ai dit, à la ligne
“trotskiste” du Groupe et à ses représentants, en l’occurrence nous,
mais aussi ceux de nos camarades à l’extérieur qui ne marchaient
pas dans ce qu’ils estimaient des enfantillages et une politique sui­
cidaire ultra-gauchiste. Ils s’en prirent tout particulièrement à la
femme de Noureddine, Aïcha, qui avait refusé à sa sortie de prison
au mois de mars, de reprendre des activités clandestines avant de
tirer les leçons de ce qui était arrivé. Elle ne put trouver de travail
qu’au début de l’été, dans un projet d’étude archéologique financé
par une fondation américaine, on décida que c’était la Fondation
Ford. Tout le monde sait que cette fondation est souvent un inter­
médiaire pour les agents de la CIA américaine. La simplification fut
vite trouvée : Aïcha fut dénoncée comme travaillant pour la CIA.
Comme, de plus, les couffins qu’elle nous faisait parvenir étaient
soignés et abondants, il devint clair pour le petit monde qui gravitait
autour des détenus politiques, que les “bourgeois” de la prison
étaient alimentés avec l’aide de la CIA...
Notre rupture, moi et quelques autres, avec ceux qui se récla­
maient de l’organisation, nous a permis, à travers des passages sou­
vent sombres, de prendre du recul, de réfléchir de façon approfondie
à l’itinéraire que nous avions suivi, aux choix que nous avions faits.
Pour ma part, ce n’est que plusieurs mois après ma libération que
je me suis senti tout à fait capable d’aller au bout de la logique de
ma réflexion : dépasser les tabous, poser la marginalité de l’intel­
lectuel comme inhérente à son statut. J’avais longtemps fait comme
si ce statut était une tare (tentation de populisme !), puis j’ai changé
d’attitude, assumé ce statut, mais d’une façon provocatrice, en
accompagnement d’un procès du marxisme à la manière des “Nou­
veaux Philosophes”. Ce débat n’est plus le mien...
Je dis cela pour faire comprendre que la répression totale que vit

250
CRISTAL 251

le prisonnier l’empêche de remettre en cause complètement sa façon


de vivre son engagement politique. Et, si grandes qu’aient été les
améliorations matérielles, l’enfermement restait, et pesait...
J’ai écrit en septembre 1978 une lettre à une jeune fille que je ne
connaissais pas. Cette lettre est peut-être ma première tentative de
parler, et donc de réfléchir, à ma façon de vivre ma situation d’alors :
jusque-là, j’avais plutôt parlé de la situation en général, de pro­
blèmes qui me touchaient, mais en faisant abstraction de ma per­
sonne, de ce que je pouvais éprouver. Et aussi cette lettre, que j’ai
faite lire à certains de mes camarades de détention m’a permis de
commencer un dialogue particulièrement riche avec eux. C’est dire
si elle est importante pour moi.

Lettre à Corinne
On se croit tranquille. A l’abri, loin des nouveautés, dans son
petit monde, avec ses proches, ses amis, ses relations, ceux dont on
entend parler et ceux qui vous oublient ou que vous rencontrez par­
fois au coin d’un souvenir qui parle d’autre chose. Des gens vous
saluent, vous expriment ceci ou cela, sympathie, amitié, admiration
compassion. On enregistre. Parfois, quand on le peut, on répond
par écrit. Ça arrive, ça n ’arrive pas, ça ne dure guère, bien vite ça
n ’arrive plus. Les gens qu ’on commençait à connaître, l 'Anglaise
étudiante, la première, la deuxième, la troisième, l’Allemande qui
envoie régulièrement des cartes postales de tous ses déplacements,
qui a fait écrire à deux gentilles petites Sabine de 12 et 14 ans, et
même celles-ci, leurs lettres n ’arrivent plus, ou on ne peut pas y
répondre*. Et d’ailleurs, ces lettres ne livrent qu ’un côté, une sur­
face de leurs expéditeurs, difficultés de langue, peur de censure,
crainte d ’ennuyer avec sa propre vie, si différente, si indifférente,
croit-on... Et le monde se réduit à nouveau à son univers habituel,
on sait qu ’il y a des choses au-delà des limites en question, des
gens qui..., que l’on s ’efforcera de voir, à qui on parlera, plus tard,
lorsqu ’on pourra se déplacer... Et c ’est d ’ailleurs un certain récon­
fort que de penser qu ’on a des amis un peu partout, des gens à qui,
pour une fois, peut-être, on pourra dire de vive voix pourquoi on est

* Les gens dont je parlais ici étaient des membres de groupes d’Amnesty Inter­
national qui m’avaient “adopté”. Il faudra consacrer un jour des pages à tout ce
qu’apporte la certitude que des gens pensent à nous, à la joie que nous éprou­
vions quand nous recevions des colis, et, comme cela m’est arrivé, des dizaines
de cartes postales, venus de différents pays, de différents continents...
252 CRISTAL

ici, ce qu 'a signifié leur carte postale, ramener à sa juste dimen­


sion, humaine, pas plus, l ’aventure que l'on vit.
Oui, on se croit fixé, pour ainsi dire. Pas ici, non. Mais dans son
cercle, sa sphère plutôt, limitée, un peu figée parce qu 'elle vient
plus d ’une reconstitution de la mémoire que de la vie réelle. Qu ’en
sait-on, de cette sphère, dans la vie réelle ? Existe-t-elle encore ?
Bien sûr, les plus proches de vous n ’arrêtent pas de vous dire que
la vie est comme entre parenthèses en attendant votre retour, que
quand vous serez là, on retrouvera tant et tant de belles choses... Et
on le sait bien que ce n ’est pas vrai, que c ’est l ’attente qui est entre
parenthèses, et la vie en attendant qui compte, qui est “pour de
bon ”, et on a comme un serrement de cœur, des fois, à l ’idée qu ’on
va se retrouver partant de zéro, ou pire, à essayer de se recréer un
monde... et puis on se rassure en pensant à sa sphère qui fournit
tout, les belles et grandes amitiés, les sentiments profonds ou éro­
tiques qui aident à survivre, et l ’idée qu ’on n ’a pas fait que des
conneries, et celle qu ’on en a fait beaucoup, et des souvenirs et des
regrets et tant d ’autres choses.
Limitée, incertaine, chancelante, contradictoire, la sphère de
son propre univers est du moins familière à l ’homme qui n ’a plus
de communication vraie et directe avec les autres. Il lui arrive par­
fois de se croire entouré, de penser qu ’on attend son point de vue
et, toujours immodeste, de s ’efforcer de le donner, de dire ce que la
marche du monde éveille en lui comme craintes, comme espoirs,
comme confirmations ou démentis de ce qu ’il avait pensé, dit ou
fait. Et parce qu ’on ne peut pas faire autrement, il faut vivre quand
même, on ne s ’attarde pas sur le fait que ce qu ’on dit, ce qu ’on
demande, sorti de problèmes matériels - et encore seulement pour
la famille directe et officielle cela semble avoir aussi peu d’effet
-

que l’aboiement des fameux chiens des caravaniers... Et on s’ins­


talle encore plus dans sa vie habituelle, avec le foot dans un terrain
trop petit avec des ballons rafistolés qui sortent des murs et ne
reviennent que quand on est déjà rentré dans la chambrée, le ping-
pong trop rare à cause du nombre élevé d’aspirants, la corvée, la
cuisine, la lecture, la télévision si rarement enrichissante, les dis­
cussions pas assez souvent poussées, trop de désaccords, de ten­
sions qu ’on évite de faire exploser pour que la vie soit possible. Et
comme cette vie prend beaucoup de temps, d’énergie, elle permet
de ne pas résoudre le problème de la sphère et de rester tranquille,
avec son monde à soi.
CRISTAL 253

Oui, et puis voilà. Un beau jour, comme ça, alors qu ’on a rien
fait pour, il y a une petite fille qui vient, qui s ’installe et qui pose
des questions. Oh, elle ne fait pas exprès, elle ne pose peut-être
même pas ces questions-là qu ’on entend. Elle, elle a voulu, com­
ment dire, manifester sa présence, son indignation, sa sympathie,
son envie de faire quelque chose, d’autres sentiments aussi peut-
être. Et d’abord on a simplement su ça, que son professeur, votre
amie, avait parlé de vous à ses élèves et qu 'elle, la jeune fille au
nom inconnu, avait écrit une lettre et attendait une réponse. Qu 'il
fallait absolument lui dire quelque chose. Pour elle ou pour son
professeur ? C’est-à-dire parce que ça lui était nécessaire à elle, ou
parce que ça pouvait lui montrer que son professeur avait vraiment
des relations, si on peut dire, ou encore, plus humainement, parce
que celle-ci voulait faire plaisir à celle-là ? Au fond, peu importe.
On n ’a pas le droit de refuser un mot qui peut aider quelqu ’un, en
tout cas, on ne peut pas ne pas essayer. Alors on l’a écrit, ce mot.
Un peu dans le brouillard, en essayant de comprendre où pouvait
être la destinataire, mais c 'était difficile. On a fait quelque chose
de peut-être un peu pompeux : on aurait voulu démystifier les
héros, en tout cas le héros que des gens non avertis auraient pu voir
en soi, mais on pouvait difficilement en si peu de place, de façon
aussi impersonnelle, montrer l’homme capable de souffrir moins
pour ses idées elles-mêmes que pour le droit d ’en avoir, mais aussi
capable de rire de lui-même et de ses idées, ou de la caricature
qu 'il en donne parfois... Alors on a été au plus pressé et on a écrit
ce qu ’on a écrit. Qu ’on ne renie pas mais qui est si incomplet...
Jusque-là ça pouvait aller : une petite fille inconnue vous a
envoyé une lettre qui ne vous est pas parvenue, vous lui avez répon­
du le moins impersonnellement que vous avez pu quelque chose qui
était autre chose que “merci, c ’est gentil ” et vous êtes en paix avec
vous-même, tout est rentré dans l'ordre. Oui, mais voilà que vous
voyez le professeur, qu ’elle vous parle de son élève, qui a mainte­
nant un nom, ou plutôt un prénom, une certaine taille, des cheveux
de telle couleur, coupés de telle façon, des yeux, un nez, qui est très
jolie, et intelligente, et a une sacrée personnalité pour ses 15 ans et
qui s ’intéresse à tel et tel problème etc. Et la lettre qu ’on a écrite
ne convient plus. Il y avait sans doute du paternalisme, peut-être y
prenait-on les choses et la vie de haut. Le ton « jeune fille écoutez
les conseils d’un ancien » devait y être vaille que vaille. Alors que
cette jeune fille-là, que vous commencez à connaître ou plutôt qui
254 CRISTAL

commence à se préciser devant vous, et qui vous donne envie de


mieux la connaître, cette fille ne peut pas se contenter de cette
réponse, accepter ce ton. Oh, bien sûr, elle commencera par être
heureuse d’avoir une lettre, obtenue plus par l’insistance de son
prof que par son propre mérite, soit, mais enfin, cette insistance est
elle-même un résultat. Et puis elle ne lira pas, les deux ou trois pre­
mières fois, cette lettre de façon critique, pour la raison, la bonne,
qu ’elle est avec vous, qu ’elle vous soutient et attend de vous que
vous sachiez beaucoup, et que vous disiez des choses pensées : si
même elle est un peu déçue, elle s ’en attribuera la responsabilité.
C’est elle, pensera-t-elle, qui manque d’expérience, qui ne sait pas
vraiment, qui n’a pas lu ceci ou cela...
Soyons franc. Si on ne vous avait pas dit : elle est mignonne, elle
a un petit nez, etc., auriez-vous été aussi plein d’elle ? Pourquoi
être franc dans ce domaine ? Le fait est le fait. Et il se trouve que,
exilé des hommes, et des femmes, surtout des femmes, depuis 6 ans,
vous êtes sensible à l ’idée qu ’une jolie jeune fille pense à vous. Et
cela vous pose des questions, éveille des angoisses. La franchise,
s ’il doit y en avoir, ne portera pas sur le fameux problème « j'ai
pris la plus belle, j ’ai pas choisi », mais sur ces questions, ces
angoisses. Un jour, j ’ai lu quelque part que les jeunes, en assez
grand nombre, appréciaient les chansons de Serge Reggiani, pré­
cisément parce qu ’il leur faisait pas de baratin ou de démagogie,
mais parlait des problèmes de son âge à lui, qui aurait pu être leur
père. Peut-être Corinne, pour l'appeler par son nom, croit-elle que
ce que je peux lui apporter, c 'est un discours politique ou philoso­
phique sur la vie. J’espère qu ’elle s ’apercevra vite que ce n ’est pas
là l'essentiel de ce que je peux avoir à lui communiquer. Il se peut
que ce que j ’ai à dire dans ce domaine lui convienne, lui plaise, ou
non. Il est peu probable que cela lui soit indispensable, elle peut y
arriver, à une vision globale du monde, ou peut-être pas globale,
par panneaux si je peux dire, d'une autre façon qu ’en dialoguant
avec un prisonnier politique. Et il me semble plus honnête de ne
pas utiliser cette qualité qui peut faire admettre plus facilement
certaines de mes idées à ceux qui ont de la sympathie pour moi.
Peut-être sont-ce là des scrupules déplacés, mais je voudrais éta­
blir, et m y efforce, que les rapports que j ’ai avec les gens soient le
moins possible fonction du fait que je suis où je suis, je n ’accepte­
rais pas, par exemple, que l ’on publie quelque chose de moi parce
que victime d’une répression... Et j’ai essayé, mais cela fait partie
CRISTAL 255

des questions implicites posées par Corinne, de ne pas user de


l’autorité morale que je pouvais avoir auprès d’elle pour orienter
dans une voie précise la fille de ma compagne à qui j'écris depuis
5 ans des lettres qui sont de plus en plus difficiles à rédiger, main­
tenant qu 'elle marche sur ses 16 ans.
Et la boucle est maintenant bouclée : comment et de quoi parler
à Corinne, moi qui pourrais être son père, qui ai presque une fille
de son âge, à qui je n ’arrive guère à parler ? Si j ’en crois l ’exemple
dont je suis parti, il faut que je lui parle de mes problèmes, de ceux
qui me préoccupent ou que je lui parle aussi d'autre chose, que je
me raconte plus complètement et avec beaucoup, beaucoup d’hu­
mour, puisque l ’humour est très important dans ma vie. Pas facile,
pas évident du tout comme entreprise.
D'abord, je n ’aime pas me raconter. Il faut être en très grande
confiance pour parler vraiment de soi. Et puis, voilà, j'ai, entre
autres petits défauts, celui d’aimer qu ’on m'aime. Je vais donc être
tenté de séduire, surtout que la fillette est mignonne. Pourquoi
cacher que la prison est frustrante ? Et puis comment savoir faire
rire tout en faisant comprendre ? Il faut raconter un itinéraire,
évoquer un certain nombre de paris que j ’ai pris, en parler avec
détachement, alors que je crois que si c’était à refaire, je les
reprendrais pratiquement tous, que je suis convaincu que, pour
moi, c’était la seule manière d’être homme ? Peut-être l’itinéraire
est difficilement racontable, que dire alors des problèmes d’au­
jourd’hui ? J’en ai esquissés quelques-uns en commençant cette
aventure d'écrire.
Bon, Corinne, écoute-moi. Essaie de m ’écouter comme on écoute
un ami, un camarade. Peu importe que je sois plus âgé que toi, en
tout cas que cela ne change pas ton attitude. Il faut que tu com­
prennes que, si je t’écris si longuement, ce n’est pas seulement
parce que j ’ai besoin en quelque sorte de faire le point. Je peux le
faire tout seul, ou avec quelqu ’un d'autre. Mais parce que je me
sens une responsabilité disons envers toi, probablement envers
toute ta génération, et d’autres qui l’ont précédée. Comme je te le
disais dans ma première lettre, tu ne doit pas nous prendre pour des
surhommes, mes compagnons et moi n 'avons rien d’exceptionnel.
Mais nous offrons un exemple, indiquons bon gré mal gré une voie.
Et il est juste que je dise ce que j ’ai appris sur cette voie, ce que je
sais de la façon dont nous avons envisagé de changer la vie. Et il
faut que je te le dise, parce qu 'il m ’est revenu que tu prends avec
256 CRISTAL

un grand sérieux beaucoup de problèmes importants de l’existence.


Tu as raison, petite fille - à propos, ne te formalise pas si je t’ap­
pelle petite fille, je ne connais pas de grande fille - il faudrait être
capable de refuser toutes les injustices, de participer, d’alimenter
toutes les révoltes. Et il faut le faire les yeux ouverts, le plus luci­
dement possible, en toute conscience, en tout cas avec la connais­
sance la plus étendue possible.
Je ne suis pas idéaliste, c ’est-à-dire que je ne crois pas que la
saleté du monde, pour utiliser un terme vague, puisse être balayée
par des grands sentiments, des intentions nobles, ni qu ’elle pourra
s'effacer sans de longs et durs combats. Je crois que ma présence
ici en témoigne. Mais il ne faut pas, pour les besoins de la cause,
que la fin justifie n ’importe quel moyen, que les sentiments, l ’idéal
dont on était parti soient trahis au nom de la victoire de cet idéal.
Peut-être connais-tu ce débat, rouvert après la publication du
“Goulag” et de beaucoup de livres sur la Chine. Je suis de ceux qui
sont réclamés successivement de la révolution d’octobre et de la
révolution culturelle chinoise. J’ai aussi, pendant un certain temps,
admis, au nom de l’efficacité, du centralisme démocratique, des
choses aussi étranges qu ’accepter par discipline d ’être engagé par
des décisions qu’on conteste... Ce n’est pas que je sois déçu, ou
comme on dit, que j’en sois revenu. Mes sentiments, mes idéaux
sont intacts. Je crois seulement que, sur certains points, avec
d ’autres, avec beaucoup d'autres, j ’ai pris les mauvais moyens, je
n ’ai pas su faire ce qu 'il fallait. Ce n 'est pas catastrophique, et ce
pour deux raisons : d’abord parce que je continue à chercher, je
n ’ai pas renoncé à la lutte, j ’envisage des voies nouvelles, plus
conformes aux idéaux de démocratie et de respect de l'homme que
je professe ; ensuite, et ce n ’est pas moins important, parce que, en
gros, ce que j ’ai fait, à l ’époque où je l ’ai fait, c ’était la seule chose
que je devais faire, le pari que je ne pouvais pas refuser, l’action
d’avant-garde, je dirais en émettant des réserves sur le mot, plutôt
l’action de contestation nécessaire, qu’il fallait que quelqu’un
fasse.
Mes paris, amie, se sont situés sur deux plans. Celui du racisme
et celui de la révolution. Bien que l ’on ne puisse pas vraiment les
dissocier l’un de l’autre, à l’échelle de la société, le faire est légi­
time à mon échelle, à celle de mes amis ; nous avons prouvé, et pas
d’aujourd’hui, mais la démonstration renouvelée ne fait pas de mal,
au contraire, qu 'il n ’était pas fatal que le racisme, l'antisémitisme
CRISTAL 257

ou l’anti-arabisme, dresse un obstacle entre les gens. Depuis des


années, de nombreuses années, je vis des expériences, je ne dirais
pas d’intégration raciale, c’est faux, nul ne s’intégre à nul autre,
mais d’abolition du concept de race aussi bien sur le plan de rap­
ports sentimentaux, affectifs, amicaux, que de la lutte commune et
solidaire pour un idéal de justice et de respect humain. Je crois que
mes plus proches amis et moi avons réussi, sur ce plan, à faire coïn­
cider l’idéal et la vie, car, comme je le disais à l’instant, il ne
s ’agissait pas du tout d’intégration, c ’est-à-dire de renonciation de
ma part, ou de la leur, à l ’identité, à la différence, mais du respect
de cette identité, de cette différence, et de la compréhension de la
place qu ’elle occupe. Pour ceux avec qui je vis, avec qui j ’ai vécu,
tout cela est naturel. Mais je pense que cela peut avoir une réso­
nance et une portée plus larges, dans ce monde où le refus de
l'autre est couvert par des soi-disant impossibilités de coexistence.
C’est probablement pour rendre hommage à cette réussite que le
pouvoir, dans sa répression, n ’a pas osé faire preuve de racisme,
même négativement, et m ’a réservé un traitement absolument iden­
tique à celui que j ’aurais eu si je n ’avais pas été juif. Je ne crois
pas, de la part de nos juges ou de nos ennemis politiques, à l ’ab­
sence de racisme, mais ils ont rarement osé le manifester, ce qui est
déjà aussi un petit succès...
Le plan de la révolution ? Je te le disais, si je réfléchis sur les
moyens, si je m ’interroge sur la signification réelle de ce qui s'est
passé ici ou là, je n ’ai en aucune façon renoncé à mon engagement
fondamental, pris quand j’avais 14 ans, il y a un certain temps
déjà. Dans ce domaine, il est plus difficile de réaliser à une échelle
réduite l ’idéal de société pour lequel on lutte, car nous sommes pri­
sonniers, d’une part des conditions de travail politique que nous
impose la situation (clandestinité par exemple), des nécessités pro­
venant de notre insertion de fait dans une société de profit, de cor­
ruption, d’injustice d’autre part, et qu’enfin nous nous sommes
nous-mêmes enfermés dans des façons de travailler universelle­
ment admises par nos semblables (le “Que faire ” de Lénine en est
la base) et qui mènent souvent à la sclérose et à l ’auto-amputation.
Malgré ces difficultés, j’ai toujours pu trouver des gens en qui
j’avais suffisamment confiance, qui faisaient une route au moins
parallèle, avec lesquels pouvait s ’établir une discussion basée sur
le respect, et l’espoir commun de trouver la façon juste d’insérer
son action dans le courant de la vie... Je maintiens mon pari, mon
258 CRISTAL

enjeu reste le même, ma vie, et si je ne suis aujourd ’hui plus sûr du


tout que je vivrai assez pour voir le triomphe de mes idées, du
moins ai-je la certitude de ne pouvoir vivre qu ’avec elles, en me
battant pour elles. Et ceci constitue un pan important énorme de
ma vie, de ma personnalité. Non pas le fanatique qui marche fié­
vreusement vers son destin, mais l’intellectuel qui croit que les
idées jouent un rôle fondamental pour la libération des hommes.
Suffit sur ce terrain, j ’avais dit que je ne comptais pas t ’appor­
ter la vérité dans ce domaine. Il me faut donc te parler de moi,
c’est-à-dire d’un homme de 40 ans, arrêté une première fois pour
2 ans en 68, assigné à résidence, c ’est-à-dire fort peu libre, jusqu ’à
son arrestation suivante en décembre 72, soit un peu moins de 2
ans et demi de semi-liberté, et depuis 6 ans, l’attente de la pro­
chaine libération. Je pense que tu es au courant du décret prési­
dentiel. Il avait été pris, en 74, dans le souci de compléter une large
répression contre nos jeunes successeurs et d’empêcher un éven­
tuel renouveau du mouvement : conception flatteuse de nos capa­
cités, nous aurions tout de même préféré qu’on nous considère
moins ! Ce qui reste, c ’est cette impression de vieillir en prison. Il
n ’est pas facile, selon toute vraisemblance, de vieillir en liberté.
Mais quand on s ’aperçoit que les gens de notre âge ont changé,
que nous-mêmes ne pouvons plus nous permettre par exemple les
mêmes efforts violents qu ’il y a dix ans, que le ventre commence à
être important et à ne pas vouloir fondre, que nous ne pouvons plus
nous replacer dans un milieu ou dans un autre, parce que vieillir
séparément, c 'est aussi se séparer et qu ’il est difficile de trouver un
langage que comprennent les moins vieux, les jeunes (j’essaie
pourtant, la preuve !) eh bien, on n ’est pas à la fête. Les cheveux
blancs, quand j ’avais 20 ans,j ’en étais un peu fier. Ce n ’est pas que
j ’ai honte maintenant, mais je les remarque beaucoup plus et dou­
loureusement... Je ne sais pas si j ’arrive à me faire comprendre, les
rides qui s ’effacent de plus en plus difficilement, les rhumatismes
plus fréquents, les courbatures plus tenaces, les moindres capacités
physiques, vieillir en un mot, ça ne me fait pas peur, ça ne me gêne
pas trop : c ’est vieillir seul, séparé de ceux que j'aime, que j ’aurais
voulu avoir près de moi pendant cette période, qui est dur. Je te
parlais tout à l ’heure de la fille de ma compagne, je l ’ai connue en
70, elle avait 7 ans. Nous avons un peu vécu ensemble tous les trois,
mais pas beaucoup, parce que j ’ai été trimballé de village en vil­
lage, et sans travail, et il fallait bien que Paule, mon amie, gagne
CRISTAL 259

notre vie ! Isa, nous nous sommes séparés quand elle avait 10 ans,
on s ’est écrit, mais ses lettres sont rares, soit qu ’elles n ’arrivent
pas, soit qu ’elle ne sache pas quoi m ’écrire. Et bien l ’idée qu ’elle
a grandi, qu ’elle a pris son essor sans moi, sans que je sache vrai­
ment ce qui la préoccupe, l ’occupe - oh, je devine un peu, tout de
même cette idée me démoralise un peu. Comment diable nous

retrouvons-nous, nous reconnaîtrons-nous, nous parlerons-nous ?


Je ne parle pas de sa mère, avec elle ce sera comme si on était des
étrangers, avec en plus la crainte que ce que je pourrais dire ou
faire ne soit pris comme un reproche, tout à reconstruire pierre à
pierre, délicatement... et si je n’en étais pas capable, hein ?
Mais je parle de vieillir à quelqu 'un qui ne peut même pas ima­
giner ce que ça peut être. Pour toi, je suppose, il y a les enfants, les
gamins, les jeunes, les vieux et les très vieux. Des mondes séparés,
communiquant rarement et fort peu. Et je crois deviner aussi que tu
aimerais être plus vieille pour pouvoir faire plus de choses, réaliser
certains rêves. Au fait, je ne sais rien de ton milieu, ta famille, vos
relations, leurs rapports avec la religion ou les religions, Dieu et le
reste. Pour ma part, ces rapports-là n ’existent pas, n ’existent plus
depuis très longtemps, sans qu ’il y ait rien eu de particulier : nos
liens tout simplement n ’étaient pas très solides, et je devais n ’avoir
pas trop besoin d’assurances post-mortem. Ça ne signifie pas que
l ’idée de disparaître soit plus facile à supporter d ’ailleurs, mais ceci
est un autre problème, pas le tien, je suppose : à 15 ans on est bien
sûr qu ’on ne mourra jamais !
L’amour et l’espoir, l’oubli est leur ennemi, l’oubli est un peu
ma hantise. On meurt plus quand on est oublié, on meurt plus
quand on oublie les gens. Ici, vois-tu on peut cultiver les souvenirs,
les plus malheureux d’entre nous sont peut-être ceux qui en ont le
moins, mais va savoir vraiment ! Bien sûr, il y a un tri, on a ten­
dance à retrouver plus facilement les bons, enfin ceux dont on n ’a
pas trop honte, ça aide à supporter la vie. Mais pas toujours. Des
fois, il y en a d’autres qui reviennent, les occasions perdues, les
gaffes, les phrases qu ’on n ’a pas dites quand il fallait, l 'affection,
l ’attention qu ’on n ’a pas prêtées parce qu ’on craignait de se lier
ou qu’on pensait à autre chose, l’amitié qu’on n’a pas traitée
comme elle méritait. Et c 'est étonnant comme toutes nos victimes
semblent avoir pardonné ce manque d ’égards, ou oublié, toujours
l'oubli, à moins qu ’elles n 'aient jamais vraiment attendu quelque
chose, ce qui n ’est pas moins vexant. Des fois, on arrange ce qui
260 CRISTAL

s ’est passé, le plus souvent non. On reste avec ça, on crée une ren­
contre qui se fera dans l ’avenir et où, évidemment, le jeune homme
qu’on a été retrouvera la jeune fille, qui a peut-être maintenant
quatre ou cinq gosses, plein de cellulite sur le corps, de tranquilli­
sants et de crèmes de beauté dans sa boîte à pharmacie, et la belle
jeune fille comprend et revendique elle-même la responsabilité du
malentendu et on tombe dans les bras l’un de l'autre. Suit une
scène érotique dont on imagine d’autant plus difficilement les
détails que, même si on avait connu le corps de la belle en ques­
tion, ça date de si longtemps...
Il faut que je te prévienne d ’ailleurs, en toute amitié, il est dan­
gereux pour une jeune fille à peu près comestible, pour parler un
langage un peu voilé, d’entrer en relation avec un prisonnier, fut-il
politique : elle risque de se transformer en objet érotique. Ça ne te
plairait peut-être pas de devenir un objet érotique, ou plutôt l ’idée
de base d’un délire érotique ? Et ne crois pas que le fait d’être très
jeune et supposée très innocente soit une circonstance atténuante :
comme la victime ne s ’aperçoit de rien, l'infâme satyre se croit tout
permis ! Voilà, le ton est devenu léger. C’est signe que je n ’ai plus
grand chose d’important à te dire, je bavarde. Je t’en ai déjà
raconté tant, et si peu !
Maintenant, je crois que tu es piégée autant que moi, si ce n ’est
plus. Avant cette lettre, j'étais pour toi un prisonnier politique pas
tout à fait anonyme bien sûr, tu as peut-être même vu des photos de
moi (j’aimerais en avoir aussi de toi), mais enfin un étranger,
quelque chose comme des idées en situation. J’étais sans doute
bien plus ce que ton imagination avait pu faire de l’image pré­
sentée par D, que ce que je te suis apparu maintenant, un type
objectivement défini, avec son caractère, ses fantasmes, sa sagesse
et ses folies, sa vie à lui qui ne t ’est plus complètement extérieure,
mais qui est indépendante de toi, un homme quoi, probablement un
de ceux que tu appelles des vieux, mais à qui il te faudra penser
comme à un homme. Ça t ’apprendra, ma petite Corinne, tu n ’avais
qu ’à ne pas insister pour que je te réponde, ne pas dire à D. de me
parler de toi, toi qui es une jeune fille réelle, qui existe et qui es
entrée dans ma vie, m’apportant un autre regard sur la vie, un
regard clair, beau, exaltant et passionné. A bientôt, Corinne, on se
retrouvera, c ’est sûr.
A propos, ne te fais pas trop d’illusions sur mon compte : j’écris
mieux que je ne parle, et je suis certainement plus facile à lire qu ’à
vivre.
CRISTAL 261

Je me suis aperçu, quelque temps après avoir écrit cette lettre que
malgré l’effort inouï que j’avais fait pour être franc, sincère, je m’é­
tais tout de même censuré sur quelques points, me réfugiant dans
des considérations vagues et pudiques, cela se comprend, mais aussi
taisant complètement un aspect qui est important, le problème de
mes rapports avec ma famille, ma mère et mes sœurs plus précisé­
ment.
C’est un sujet très difficile, et ici encore, j’ai du mal à en parler
sans détour : peut-être encore une certaine culpabilisation, quoique
j’aie pu en dire, probablement aussi l’influence de la nature même
de ces rapports, toujours marqués de pudeur, où nous ne manifestons
jamais, et surtout pas en public, l’affection que nous pouvons res­
sentir les uns pour les autres. Mes camarades étaient toujours sur­
pris, lors des visites, de constater que nous ne nous embrassions
jamais dans la famille, alors que les miens embrassaient ceux
d’entre eux qui se trouvaient au parloir en même temps que moi.
J’ai abordé ce sujet dans une autre lettre avec quelqu’un d’autre,
mais je ne suis pas sûr de n’avoir pas encore un peu triché, de ne pas
m’être contenté de ce qui est facile à dire : j’avais dit l’angoisse
sourde que je ressentais, à l’idée de ma prochaine libération, en pen­
sant qu’il pouvait arriver à ma mère ce qui est parfois arrivé à
d’autre personnes âgées, à savoir que la tension de ses énergies qui
lui permet d’attendre ma sortie ne se relâche, et que ce relâchement
ne soit fatal... C’est vrai, je le ressentais ainsi, mais je ressentais
aussi autre chose, l’idée que je n’avais jamais expliqué vraiment aux
miens comment je vis, pourquoi je le vis ; que je leur demandais -
pas directement certes mais je savais bien n’avoir pas à le leur
demander - de m’approuver, de me soutenir, alors que je suivais un
chemin qui n’était pas le leur, que je ne leur avais même pas expli­
qué ; que surtout je ne parlais jamais avec eux de ce qui était impor­
tant pour moi, qu’ils ne me connaissaient pas autant que mes amis,
et qu’ils continuaient à faire tant, à me taire tout ce qui aurait pu
m’affaiblir, leurs angoisses, leurs craintes pour moi, leur amertume
de l’insuffisance et l’inadéquation de l’action de mes amis en ma
faveur...
Je sais bien qu’ils ne m’ont jamais marchandé leur affection, que
ce qu’ils ont fait pour moi, ils ne jugent pas qu’il aient à en tirer
argument pour me demander des comptes, ou pour me pousser à
mener une vie plus conforme à ce qu’ils voudraient, à tout le moins
plus calme, moins dangereuse.
262 CRISTAL

Mais je n’ai pas parlé de ce malaise, de ce sentiment de ne pas


pouvoir transformer en rapports d’adultes les relations du petit
garçon que je suis resté avec sa famille. Peut-être, pour l’approfon­
dir, aurait-il fallu une remise en question trop importante de mes
idées politiques, sans doute n’étais-je pas capable d’envisager avec
lucidité le problème du départ de Tunisie des miens, et d’expliciter
de façon convaincante (pour moi aussi ?) les raisons de mon retour
après mes études.
Le silence sur cet aspect, en réalité très important, me semble une
fuite vers des propos moins dangereux pour mon image. Cette forme
dédoublée de pudeur, celle du prisonnier s’ajoutant à celle que je
traîne depuis mon enfance, qui me paraissait s’imposer en ce qui
concerne la famille, a donc finalement une fonction de censure, par
rapport à autrui, mais aussi vis-à-vis de moi-même.
Il faut essayer de la dépasser, et d’abord de raconter.
J’ai un peu parlé de ma famille. A côté des liens si solides qui
l’unissent, d’une affection si indiscutable qu’il n’a jamais été ques­
tion de l’exprimer - la moindre manifestation de “sentimentalisme”
exposant son auteur à de sanglantes railleries, à côté de cette façon
très méditerranéenne de dire ses émotions, ses colères, de se criti­
quer violemment, avec parfois des traces de méchanceté, ce que me
frappe le plus, c’est la générosité, une générosité telle que le simple
fait d’être trop démuni pour donner apparaissait comme une forme
d’avarice.
Ainsi, ma grand-mère, qu’une vie besogneuse, difficile, avait
habituée à connaître la valeur des choses, avait-elle parmi les petits
enfants une solide réputation d’avarice. Vers la fin de sa vie, elle
avait amassé un petit trésor, qui ressemblait en fait à une tirelire
d’enfant, auquel elle répugnait de puiser lorsqu’il lui fallait partici­
per un peu aux efforts indispensables. Surtout, son fils, mon oncle,
avait coutume d’apporter tous les vendredi soir des pâtisseries, des
amandes et des pistaches salées qu’il remettait entre ses mains, et
qu’elle nous distribuait parcimonieusement, s’arrangeant pour les
faire durer jusqu’au vendredi suivant, en donnant un tiers de gâteau,
quatre ou cinq amandes... Mais elle avait toujours des citronnades,
des sirops et des biscuits prêts pour toutes les femmes de son âge qui
venaient passer l’après-midi chez elle, elle sortait très peu.
Je ne veux pas m’appesantir sur la générosité de mon oncle, de
ma mère, de mes sœurs. J’ai pour ma sœur Jacqueline, morte en
février 1980 d’une maladie cardiaque, une reconnaissance émue et
CRISTAL 263

des sentiments dont je ne me serais pas cm capable, si sa mort ne


m’avait pas mis en face de l’immensité de sa bonté, de son élan vers
les autres. « Elle était si généreuse, a dit un de nos amis, qu’on ne
s’apercevait même pas qu’elle donnait, elle qui donnait tant ». A
moi, à qui elle a tant apporté, offert, pour qui elle a fait tant d’efforts,
souvent très pénibles - il est possible qu’ils aient joué un rôle dans
sa maladie - à qui elle n’a jamais rien demandé, si ce n’est, pendant
sa maladie, de tout faire pour aller la voir, elle m’a fait l’immense
cadeau, en plus, de trouver naturel que je ne me renie pas, ne
m’abaisse pas pour obtenir ma libération d’abord, mon passeport
ensuite. Sans cacher sa douleur, elle a accepté que je ne puisse pas
la rejoindre au moment où elle avait le plus besoin de ma présence.
Et elle m’a, en mourant, donné en plus l’occasion d’obtenir digne­
ment ce passeport pour aller à ses obsèques.
Je pleure en écrivant cela, et je ne sais pas sur quoi je pleure : sa
douleur, son espoir irréalisé de me revoir, de me savoir définitive­
ment hors du danger de la prison, ou la mienne, le poids de cette
absence irrémédiable, ou celle du reste de ma famille pour qui elle
était tant, à qui elle apportait tant...
Cette générosité des miens, qui s’exprimait, entre autre, par la
solidarité extraordinaire dont je n’ai cessé de bénéficier pendant
toutes ces années de répression, était à la base d’un autre sentiment,
de malaise cette fois : à chaque manifestation d’indépendance, on a
l’impression d’être égoïste, de manquer de reconnaissance, de ne
pas assez penser aux autres.
C’est par ce sentiment, qui alimente une sourde culpabilité, que
se renforcent, et pèsent parfois, les liens qui nous unissent. Comme
dans beaucoup de familles semblables, juives et méditerranéennes,
où les femmes ne sont pas à l’écart des décisions, la vie de chacun
est passée au crible par tous. Ces interventions, que la pudeur empê­
chait d’être présentées avec délicatesse, ne prenaient jamais l’aspect
de félicitations. On savait bien, l’intéressé sentait quand on était
content ou fier de lui. Mais on ne le lui disait pas, pas souvent du
moins. Je me souviens de ma surprise le jour où j’avais annoncé un
quinze sur vingt en composition de philosophie (mon professeur
notait durement, le second avait onze) et m’étais fait remettre en
place par une de mes sœurs : l’aînée était alors intervenue en disant
que c’était une excellente note et que j’avais raison d’être content.
Les interventions prenaient parfois la forme de reproches, le plus
souvent celle d’impitoyables moqueries. Si habitué qu’on soit à ce
264 CRISTAL

procédé, il est désagréable à supporter quand on n’est pas très sûr de


soi. Aucun de nous, y compris moi et mes deux cousins de mon âge
qui ont été élevés avec nous, n’était innocent de ce genre d’ironie,
quelquefois affectueuse, mais le plus souvent mordante. Elle épar­
gnait aussi rarement les amis des uns et des autres qui avaient du mal
à se faire, au début, à une façon plutôt agressive de leur témoigner
de l’intérêt. Mais ils s’y habituaient très vite, comprenaient que ce
n’était qu’une surface, et découvraient le reste de l’iceberg. Celui de
nous qui les avait amenés n’était jamais très rassuré, craignait qu’ils
se formalisent, et aussi, n’appréciait pas de les voir s’attacher à tout
le monde, dissoudre en quelque sorte la particularité des rapports
qu’ils avaient avec lui ou elle. « C’est mon copain, ou ma copine,
fiche-lui la paix ! », encore un cri qu’on entendait souvent. Car l’ami
qui arrivait n’avait aucun espoir d’être seul dans une chambre avec
celui ou celle qu’il venait voir : j’ai été surpris et un peu choqué la
première fois que, chez des camarades de classe, j’ai constaté que
les portes des chambres pouvaient être fermées. Ces portes toujours
ouvertes, certaines avaient même été enlevées, comme celle de l’ap­
partement de rez-de-chaussée que nous habitions, en face de celui de
ma grand-mère, comme les fenêtres donnant sur la rue, c’était un
signe de transparence : personne n’a rien à cacher aux autres.
Rassurant et réconfortant d’une côté, cet aspect est moins
agréable, il n’est pas question d’intimité. Difficile avec cela d’avoir
une vie individuelle, de montrer qu’on a sa propre façon de voir les
choses, qu’on conteste beaucoup de ce que font ou disent les
parents.
Les transformations du monde que vivaient ma génération et
celle qui l’ont précédée impliquaient la contestation, voire la rup­
ture brutale avec les rites, les traditions, les modes de pensée et de
vie des personnes plus âgées.
Dans ce processus où mes sœurs et moi n’étions pas engagés de
la même façon, où nous ne sommes jamais allés jusqu’à une rupture
totale, il était important que, dans notre monde individuel, c’est-à-
dire hors de la maison, nous soyons perçus en tant que personnes
différenciées. Cette exigence, nous ne pouvions l’introduire à la mai­
son, les railleries, les remarques des autres, dès qu’on vous suspec­
tait de vous prendre au sérieux, vous faisaient vous sentir petit,
petit...
On finit ainsi par ne rien dire des décision importantes que l’on
veut prendre. Parfois on ne parvient pas à les prendre. J’ai longtemps
CRISTAL 265

reculé la nécessité de dire que j’allais passer quelques jours à l’inté­


rieur du pays, chez un camarade, je ne me voyais pas faire face au
flot de questions, aux inquiétudes qui allaient s’exprimer, aux notes
ironiques. Quant je me suis jeté à l’eau, cela n’a presque pas suscité
de commentaires, pas de chantage ni de tentative de me décourager
en tout cas : je venais de réussir à mon bac, et, en tant que garçon,
je courais moins de risques, loin de la maison, que les filles, il ne fal­
lait pas m’absenter trop longtemps, c’était tout.
Je suis reconnaissant à Michel Boujenah d’avoir, dans sa pièce
“Albert”, parfaitement rendu ces relations de l’enfant juif tunisien
avec ses parents. Sans qu’elles soient tout à fait les miennes, je m’y
suis suffisamment retrouvé pour être sûr que mon cas n’est pas
unique, que la gêne que je pouvais éprouver de présenter les miens
à mes amis, l’impression qu’ils ne se comprendraient pas, se juge­
raient et me jugeraient, cette gêne-là a été générale, commune à
beaucoup d’autres qui ont eu comme moi deux vies distinctes, qui
communiquaient très peu, une avec leur famille et l’autre avec leurs
amis au dehors.
Bien sûr, on ne dit rien de ses choix d’avenir, on met seulement
brutalement les autres devant le fait accompli, comme pour les
empêcher de faire vibrer en vous les cordes qui vous feraient renon­
cer, alors que souvent, ils n’y songent même pas, à vous faire renon­
cer. On ne dit rien non plus de sa vie sentimentale : dans la
génération de ma mère, la répression était féroce dans ce domaine,
ses sœurs y participaient, et elles continuaient avec les générations
suivantes.
Les non-dits, qui portent sur l’aspect extérieur à la maison de
cette double vie, sont une manifestation de ce refus de se laisser
prendre en charge, nous pensons souvent “de se laisser dévorer”. Ils
provoquent tout de même des hochements de tête entendus, des
jugements inexprimés, ou dits en aparté, en l’absence de l’intéressé,
car on se doute que cet ami de celle-ci est plus qu’un bon camarade,
que telle de mes “copines” a une place à part.
Lorsque, dans le domaine de ces décisions, on sent quelque chose
qui ressemble à une intervention, un jugement, ce sont les emporte­
ments, la colère, le refus passionnel d’entendre l’autre : attitude
infantile, qui traduit à la fois la solidité des liens et la difficulté de la
communication.
Ainsi je n’ai jamais parlé de ma vie affective aux miens, jamais
expliqué mes choix de vie, mes engagements, pas plus que je n’ai
266 CRISTAL,

critiqué, du moins explicitement, ceux des autres. Sur des points


importants, ces choix, et ce qui les détermine, divergent. Et s’ag­
grave encore la difficulté de la communication, d’autant que je sais
que mes choix ont beau ne concerner que moi, ils ont tout de même
des répercussions sur les autres, il n’est que de penser à tout ce que
les miens ont enduré, ont accepté de faire pour moi pendant les
années de répression.
Pris entre l’envie de faire plaisir à ma mère, de rassurer mes
sœurs, et la conviction que je dois continuer à vivre loin d’elles, je
ne sais pas toujours exprimer ce que je ressens, le manifester concrè­
tement tout en défendant mon droit à vivre autrement.
Je ne parviens pas à instaurer une véritable communication, un
dialogue qui exprime un respect plus profond de moi et des autres.
Et nous restons le plus souvent avec les non-dits, l’amertume et le
malaise. Parfois, le courant passe, on parvient un peu mieux à s’ex­
pliquer, à s’admettre, même sans être d’accord. On se sent mieux de
s’être parlés, sait qu’on y parviendra encore. Et on se respecte
davantage de ce respect des autres.
QUATRIEME PARTIE
Nabiha est en pleine forme ce matin, cela se voit à sa mine
éclatante, aux couleurs gaies de sa robe, à sa démarche... Le
cœur content, elle se promène dans les rues, retardant le
moment de faire les achats qu’elle a pris comme prétexte pour
aller en ville.
- C’est le ciel qui t’a mise sur mon chemin, Leyla !
Elle est tombée dans les bras d’une grande femme un peu
forte, souriante et volubile qui, après l’avoir embrassée chaleu­
reusement, complimentée à propos de sa mine, sa robe, sa coif­
fure..., l’a entraînée d’autorité, ne la laissant placer un mot.
- Moi aussi je suis heureuse de te voir. Allons boire quelque
chose. J’ai tant à te raconter, depuis quand ne nous sommes-
nous pas vues ? Eh bien, finie la vie d’artiste ! Je me range. Oui
ma chère, la volage Leyla se marie dans huit jours. Il faut abso­
lument que tu viennes à mon marriage ! Tu me connais, hein, je
ne suis pas du genre à m’encombrer d’un homme, et pourtant !
Elle rit comme si elle se réjouissait de la farce qu’elle se fait
à elle-même.
- C’est presque par défi... Hatem, mon “futur”, est adminis­
trateur dans une grosse boîte, je l’ai connu dans une soirée,
chez des amis. Pas très beau, chauve, un peu guindé, présen­
table tout de même. On avait dû lui dire que je n’étais pas très
farouche. Ce qui est plutôt vrai, c’est trop bête de ne pas profi­
ter de la vie ! Il a donc foncé sur moi sans trop de préliminaires.
Au début ça m’a amusée, tout de même un peu surprise aussi,
parce que cela ne correspondait pas tellement au personnage...
Comme on allait partir ensemble, il m’a expliqué, “pour mettre
les choses aux point”, qu’il ne fallait pas penser à quelques de
270 CRISTAL

sérieux, encore moins au mariage, qu’il n’était plus très jeune,


n’est ce pas, mais qu’il n’épouserait qu’une jeune fille pure et
pas trop cultivée, qui s’occuperait de la maison et des enfants,
il leur faut la présence d’une mère...
Elle s’interrompt un instant, pendant que le garçon pose les
commandes sur la table, attaque une pâtisserie pleine de crème,
le regard pétillant de gourmandise, avale une gorgée de thé,
s’essuie la bouche et poursuit allègrement :
- J’ai pensé, en regardant son front dégarni, que les cornes
lui iraient bien, sa petite pucelle finirait sûrement par avoir des
idées... Mais j’ai joué le jeu à fond. « Vous avez raison, je vous
comprends ». Bref, il était rassuré et croyait l’affaire dans le
sac. Je l’ai fait marcher trois mois sans le laisser me toucher.
Ses déclarations étaient de plus en plus pressantes et
enflammées. Moi, putain repentie : « Je ne suis pas pour vous.
Oubliez-moi... » Je m’arrangeais pour qu’il me rencontre et me
sorte de temps en temps. Tü aurais vu la scène de la demande,
c’était à mourir de rire ! J’ai refusé, bien sûr. Mon but était
atteint, je lui avais donné une leçon !
Ensuite je me suis aperçue que je le connaissais mieux et que
j’appréciais beaucoup certaines de ses qualités. Au fond, je l’ai­
me bien, je me suis attaché à lui, et aussi je lui suis reconnais­
sante de m’aimer. Tu sais, ce n’est facile toujours de vivre seule.
Elle nettoie son assiette et boit un peu de thé pour surmon­
ter l’embarras de ce dernier aveu, et reprend sérieusement.
- Il me reste encore quelques années de... fraîcheur. Alors, un
peu plus tôt, un peu plus tard ! J’ai fini par accepter, je ne le
regrette pas. Il ne veut pas que je travaille. Ça m’arrange pour
le moment, parce que j’en ai plein de dos... On verra plus tard.
Voilà toute mon histoire.
Nabiha la regarde pensivement. Elle s’apprête à lui présen­
ter ses vœux, ne voit pas comment les exprimer. Leyla reprend.
- Tu souris et tu penses que ça va faire un cocu de plus, c’est
ça ? Bien sûr, je ne peux rien garantir, mais pour le moment je
suis décidée, enfin, résignée, elle rectifie avec une moue
comique, à la fidélité... Et toi, qu’est-ce que deviens -tu ? Com­
ment fais-tu pour rester si belle, pour avoir l’air si jeune ?
Nabiha lui répond brièvement, parle de sa vie actuelle, ses
préoccupations, ses enfants, son envie de travailler.
- Tû t’ennuies et tu ne veux pas prendre d’amants, c’est bien
CRISTAL 271

cela ? Toujours aussi sage ! Mon Dieu, tu me rappelles nos


années de collège ! Tu savais que j’étais un peu homosexuelle, à
l’époque ?
-Je l’avais entendu dire, sourit Nabiha, heureuse de voir son
amie si détendue, mais ne comprenais pas très bien ce que ça
pouvait signifier. J’admirais ton aisance, ta facilité dans les
études, ta façon de tenir tête aux pionnes...
- C’est bien ce que je pensais alors : innocente et pure Nabi­
ha ! Tu étais si belle que j’avais envie, mais une envie folle de
toi ! Tù m’intimidais, tu avais l’air si candide, si peu avertie ! Je
n’osais pas t’approcher, encore moins esquisser les caresses que
j’aurais voulu te faire, je me mettais à avoir honte...
Elle éclate de rire, embrasse affectueusement son amie.
- Dommage que ça me soit passé, je t’aurais fait des propo­
sitions très précises ! Es-tu heureuse avec ton mari ?
- Oui, je n’ai pas envie d’en changer ! Cela m’ennuie que tu
cesses de travailler, Leyla, juste au moment où je compte com­
mencer ! Je pensais venir avec vous à la section de socio de
l’Institut de recherches, et j’espérais...
- N’essaie pas de me faire revenir sur ma décision ! Je ne
veux pas te décourager, mais c’est un véritable panier de
crabes, les gens se tirent dans les pattes, se surveillent... Bien
sûr, si on est décidé à travailler, on peut arriver à le faire. Si tu
veux, je peux t’emmener là-bas et te présenter, s’ils y sont, les
deux ou trois types à peu près valables que j’y connaisse...
- Très volontiers. Oh, je ne m’attends pas à des miracles : je
connais quelques chercheurs dont je sais bien ce qu’ils valent...
- C’est mieux ainsi. Allons-y. Tu n’as pas touché à ton thé,
mon histoire a l’air de t’avoir passionnée !
- Je me demande comment j’ai pu rester oisive pendant
toutes ces années, remarque Nabiha pendant le trajet. J’ai bien
servi un petit moment de secrétaire à Afif, mais je n’ai pas
voulu continuer, on se voyait trop, et le travail n’était pas mar­
rant. Sauf quand des clients me faisaient la cour. Afif me disait
alors en fronçant les sourcils “Mademoiselle” ou, avec des gens
assez familiers : « Essayez toujours, leur disait-il, mais je crois
qu’elle aime un type... ». Et la tête qu’ils faisaient en apprenant
qu’on était mari et femme ! Après je me suis occupée de la mai­
son, des gosses. J’ai beaucoup lu. Mais il me manquait un tra­
vail, l’impression de faire quelque chose, d’avoir des contacts
272 CRISTAL

avec le gens en tant que moi-même, pas comme la femme de...,


tu comprends ce que je veux dire ?
- Je ne veux surtout pas comprendre, répond Leyla en rete­
nant Nabiha au bord du trottoir. Tu vas travailler, d’accord
mais ne te suicide pas ainsi, laisse passer ces voitures. C’est la
vie ! Quand les uns arrivent enfin à la sagesse, les autres com­
mencent à délirer et à renoncer aux joies du farniente...

Leyla est repartie après l’avoir introduite dans le bureau de


Jellal, “le type le plus sympa et le plus honnête de l’Institut”.
- Si je reste, a-t-elle expliqué, j’aurais trop envie d’envoyer
mon futur mari au diable et de revenir à la section...
Jellal, un peu gêné par les compliments de Leyla, s’est levé
pour inviter Nabiha à s’asseoir.
Ils se connaissent vaguement, font allusion aux amis chez qui
ils s’étaient rencontrés, puis un silence pesant s’établit, que
Nabiha se décide à briser.
- Tu dois penser que je suis une bourgeoise désœuvrée, qui
vient s’occuper et arrondir les sommes que lui donne son mari
pour ses toilettes, peut-être même se payer des petits étudiants
comme amants, attaque-t-elle.
Il se défend mollement.
- Ce n’est pas ça, je n’y pensais pas. Mais je ne suis pas le
chef de section...
- Je le sais bien. Je suis venue te voir d’abord, pour avoir une
idée de l’Institut, avant de faire des démarches : j’ai vrai-ment
envie de faire de la Socio. Et je connais le chef de section, qui
me paraît plus galant que nécessaire pour quelqu’un qui n’est
pas très brillant. Si cela ne t’ennuie pas trop, j’aimerais que tu
me parles des conditions de travail... Et je tiens à ce qu’on soit
copains tous les deux, il faut qu’on soit unis dans la jungle,
sinon je n’aurais pas le courage d’y pénétrer...
Il rit, conquis par sa franchise et son air décidé.
- C’est vrai, je me suis méfié, tu es trop élégante, tu vis trop
bien, ton mari et toi, vous semblez trop éloignés de vos préoc­
cupations d’étudiants. Je ne te voyais pas faisant un vrai travail
de recherche. Si c’était juste pour faire de la figuration, avoir
ton nom et un bureau à l’Institut, le chef de section pourrait
s’occuper de te mettre au courant. Si vraiment tu es décidée,
d’accord. Il faut que tu saches d’abord qu’il faudra te battre.
Rien n’est acquis ici, rien n’est facile. Nous sommes quelques
CRISTAL 273

uns pour qui ce travail est plus qu’un gagne-pain, il est une part
très importante de notre vie, et nous ne demandons pas mieux
que d’avoir du renfort...
- Il faut que je t’explique pourquoi je veux travailler. Bien
sûr, je me sens inutile, oisive et je veux m’occuper. Mais ce n’est
pas tout. La sociologie m’intéresse, j’aimerais en savoir plus
sur la façon dont les gens vivent. Et aussi, j’ai pris conscience
que je suis loin des choses et des gens qui comptent pour moi.
Je veux les retrouver, les aider, agir avec eux... pour cela, il faut
d’abord que j’existe en tant qu’individu autonome, indépen­
dant. Bien sûr le travail ne résout pas tout. Il faudrait avoir des
activités politiques, pour le moment, je ne vois pas lesquelles.
- Ne parle pas si fort de ces choses ! Même ici, il faut faire
attention ! Je dois préciser que, pour ma part et c’est sans doute
la même chose pour les quelques gens avec lesquels, je me sens
solidaire, je ne fais pas de politique, je ne milite nulle part, sauf
au syndicat. On se bat dans le cadre de l’Institut et de l’Uni­
versité sur les problèmes de la recherche, de notre statut, etc..
Et, sur le plan individuel, on s’efforce de faire un travail
sérieux, de justifier nos ambitions de chercheurs. On est plutôt,
tu vois, des universitaires démocrates, des syndicalistes radi­
caux, pas des militants politiques. Je te dis ça pour que les
choses soient claires.
- C’est bien ce que j’avais compris. Et l’Institut ?
- Tu sais sans doute que le directeur est seulement préoc­
cupé d’être bien vu en haut lieu, il pense à sa carrière. Ni les
Chefs de section ni les Maîtres de recherche ne sont très
brillants, même ceux, qui affichent des idées avancées. Chacun
surveille le voisin, c’est la course aux voyages à l’étranger, aux
congrès et séminaires internationaux, aux primes de recherche,
aux contrats avec le privé ou d’autres organismes, à ce qui
donne des avantages supplémentaires. La recherche-même
vient en dernier, à part ce qui est indispensable pour leurs
thèses de Doctorat, et encore ! Il y a très peu de production
parce que ces messieurs ont trop à faire, vivant en général sur
un travail réalisé il y a quelques années, qu’ils présentent à
chaque occasion, en y intégrant parfois des plagiats d’autres
chercheurs ou de publications étrangères... Quand il y a une
publication, elle est tellement technique que personne ne la lit
ou elle est si limitée par l’autocensure ou la censure officielle
274 CRISTAL

que ça n’apporte rien. Oh, on ne parle pas de censure, c’est le


“contrôle scientifique” du chef de section, du directeur : ils sont
responsables de ce qui se publie, bien sûr. Attends, je vais te
montrer quelques numéros de la revue, tu comprendras mieux.
II prend des publications sur les rayons derrière lui, les
feuillette, puis, regardant Nabiha :
- Je t’ennuie peut-être avec tout ça. Si tu as quelque chose à
faire, il ne faudrait pas que...
- Non, pas du tout, c’est moi qui te fais perdre ton temps...
- Pas d’importance. Je vais tâcher d’être bref, tu verras tout
cela par toi-même plus tard. Regarde cet article d’un écono­
miste : rien que des formules mathématiques ! Eh bien, l’au­
teur ne comprend rien aux maths, il a dû trouver cela quelque
part et le recopier. Et ceci : de l’économétrie appliquée, un truc
très savant pour établir, en vingt pages ce qui découlait, même
pour un non spécialiste, de la façon la plus évidente, des
données de la première page... Entrez, répond-il au coup frappé
à la porte. Tiens, bonjour Ahmed.
Présentations. Lejeune homme un peu timide qui vient d’ar­
river est un stagiaire, étudiant en fin de licence, qui ramène un
livre à Jellal.
- Qu’en as-tu pensé ? demande ce dernier.
- Il y a des choses intéressantes, mais aussi beaucoup de cou­
page de cheveux en quatre. Je suis un peu déçu, après tout le
bien qu’en avait dit notre professeur, je m’attendais à autre
chose.
- Voilà pourquoi je critiquais ton professeur. Il suffit qu’il
connaisse personnellement l’auteur, étranger bien sûr, d’un
article ou d’un livre pour qu’il en fasse l’apologie, comme si ça
rejaillissait sur lui. Il n’a pas beaucoup d’esprit critique... J’étais
en train de montrer certains articles de la revue à Nabiha, elle va
peut-être travailler avec nous. Reste si tu n’as rien d’urgent...
Ahmed s’absente un instant et revient avec des cafés. Il s’as­
sied en face de Nabiha, visiblement plus impressionné par son
physique que par ses qualités présumées de sociologue...
- Il y a aussi, à côté des charlatans, les gens limités intellec­
tuellement. Au fond, ils expriment que la science bourgeoise ne
parvient pas à aller au fond des choses. Voici par exemple une
excellente étude sur une zone irriguée. Tout y est, absolument
tout, et très bien analysé, sauf s’essentiel : “les difficultés”,
CRISTAL 275

comme les appelle l’auteur, on ne comprend pas d’où elles vien­


nent, elles ont l’air d’un accident. Il dit lui-même : « Cela n’a
pas été bien planifié, les paysans ne sont pas contents ». Il n’a
pas vu que ce qu’il a décrit, c’est précisément l’entrée et le
développement du mode de production capitaliste dans la cam­
pagne, que les “difficultés” sont dans la logique du système,
sont le moteur du système...
- Cela se passait à l’époque du Plan, intervient Ahmed, et
l’auteur n’arrive pas à concevoir qu’il aurait pu y avoir alors
du capitalisme ! D’autant plus que cette zone était encadrée par
des coopératives de service. Il y a une magie des mots, “coopé­
rative” par exemple.
- Sûrement. Mais c’est une conception de la science qui est en
cause. Beaucoup de chercheurs pensent que s’ils poussent l’ana­
lyse au-delà des descriptions, ils sortent de la science pour entrer
dans la politique et ils en ont peur. « Je dois rapporter les faits
! » comme si la science ne consistait pas à aller plus loin que les
faits, à en rechercher les causes, à retrouver les liens... Mais les
“sciences humaines” bourgeoises, c’est cela ! Et encore, on n’a
pas de sociologues à l’américaine, ça serait encore bien pire !
Jellal continue à montrer des articles qui expriment, selon
lui, à quel point les auteurs ne travaillent pas scientifiquement.
- Les faits sont secondaires. Le type a une idée précise de la
coopération, par exemple, ou de la planification, etc.. Il s’agit
pour lui d’étayer cette idée, de la confirmer, d’en convaincre les
lecteurs, et non de connaître la réalité. C’est l’absence de
sérieux, d’esprit scientifique, de respect de soi et de son tra­
vail... Et on arrive, à la limite, à ces articles apologétiques dont
on se demande pourquoi ils sont publiés dans une revue scien­
tifique.
Nabiha demande si, comme elle en a l’impression, la produc­
tion de l’Institut a vraiment diminué ces dernières années. Du
moins, elle a vu beaucoup moins d’exemplaires de la revue.
- En effet, répond Jellal. Il y a à cela plusieurs raisons. En pre­
mier lieu, l’épuisement de la veine qu’exploitaient certains cher­
cheurs, avec la fin du système coopératif. Certains étaient très
bien vus il y a 5 ans, espéraient devenir les cerveaux officieux du
régime et ont eu très peur après le changement de politique. La
plupart d’entre eux se sont tus, mais quelques-uns ont cherché -
et touvé ! - des aspects des orientations nouvelles qu’il fallait
276 CRISTAL

soutenir “scientifiquement”. Mais ils y vont moins fort, on ne sait


jamais, en cas de nouveau virage... Il y a aussi les contrats avec
l’extérieur qui mobilisent une partie des gens. Et l’incertitude de
notre situation, l’hésitation entre la recherche et l’enseignement
ne favorisent pas le recrutement de chercheurs et le développe­
ment du travail.
- En somme, dit Nabihe, je suis comme quelqu’un qui mon­
terait à bord d’un bateau menacé, sinon de démolition, du
moins d’immobilisation au port...
- C’est un peu cela. Il y a beaucoup de difficultés et très peu
de raisons d’être enthousiaste.
Ahmed prend congé. Jallal enchaîne.
- Et les stagiaires ne sont pas motivés à faire de la recherche,
on n’arrive pas à les garder ou à les faire revenir quand ils finis­
sent leurs études. Ahmed, par exemple, travaille ici parce qu’il
n’a pas de bourse, je ne crois pas qu’il revienne comme cher­
cheur...
- Tout de même, insiste Nabiha, tu restes bien, toi, et tu
essaies.
- Oh, ce n’est tout de même pas la mort ! Je fais ce que je
peux, mais il est difficile de publier. J’ai écrit un article sur le
logement dans un quartier populaire de Tunis. J’y ai renoncé
après discussion avec le chef de section et le directeur : c’est
bien, m’ont-ils dit, mais il faudrait changer la forme, retirer
certaines remarques, supprimer les conclusions. Ils avaient
peur qu’on nous accuse d’alimenter la propagande des groupes
d’opposition.
- Ne pouvais-tu pas insister, mobiliser des collègues ?
- Penses-tu ! Moi-même, cela me convient de rester ici à pré­
parer ma thèse, les autres sont comme moi, on ne veut pas
prendre de risques. Je crois aussi qu’il ne faut pas abandonner
la place, renoncer : en cas d’épreuve de force, on risque d’être
renvoyés, de laisser la recherche à ces gens-là ! Je crois que,
pour un certain temps encore, nous serons battus, nous ne pour­
rons rien publier de valable, mais nous devons rester, défendre
et appliquer une conception juste de la recherche, jusqu’à ce
que les mandarins fassent complètement faillite. Notre présence,
notre travail contribueront à les démasquer, à les démystifier
aux yeux des étudiants, et surtout à maintenir une tradition
valable. Nous pouvons jouer un rôle de conscience.
CRISTAL 277

- Et d’alibi peut-être aussi ?


- T\i as peut-être raison, Nabiha, mais il faut choisir ! Nous
ne sommes pas très nombreux, et de temps en temps, ils arri­
vent à se débarrasser de l’un de nous. Mais nous nous accro­
chons et nous remplaçons les manquants, n’est-ce pas ?
Nabiha répond à son sourire.
- J’espère que je ne serai pas trop lamentable... Et comment
me faire embaucher ?
- Il vaut mieux que tu fasses comme si tu ne me connaissais
pas, ce n’est pas la peine de les affoler et des pousser à trouver
des prétextes pour te refuser. Ils peuvent toujours parler de
budget ou de nombre de postes... ; ça serait pas mal si ton mari,
en collègue, en parlait au directeur et lui disait quelque chose
comme « Pourriez-vous engager ma femme ? » Il te croira inof­
fensive, sera flatté de rendre service à un grand médecin - ça
peut-être utile, en plus ! - sans parler des tentatives de te faire
la cour, il est très cavaleur.
- Qu’il essaie, il verra bien ! D’accord, on fait comme ça. Tü
sais, je suis très heureuse d’avoir fait ta connaissance, il faudra
que tu m’aides à me mettre dans le bain, à démarrer sur un
sujet intéressant.
- Je suis à ta disposition. Tu feras vite connaissance avec tout
le monde et tu jugeras si j’ai exagéré...
Nabiha ne se décide pas à partir encore. Une question lui
brûle les lèvres, elle finit pat la poser.
- Dis-moi, tu militais quand tu étais étudiant. Et tu ne le fais
plus à présent. Peux-tu me dire pourquoi ? Ou bien suis-je
indiscrète ?
- Non, tu n’es pas indiscrète, mais ta question m’oblige à
fouiller dans un coin un peu obscur. Je vais essayer d’être franc.
Je ne suis pas sûr que mes raisons soient très solides... Il y a ma
situation de famille : en plus de ma femme et de mes deux
gosses, j’ai ma mère et deux sœurs à ma charge. Mais au fond,
j’étais décidé à ne pas faire activement de la politique. Peut-être
ne suis-je pas assez dynamique et ne crois-je pas assez à mes
capacités de meneur d’hommes... Ce que je ressens, en tout cas,
c’est que les gens dont je me sens le plus proche ont des façons
de travailler que je désapprouve.
- Je te comprends. Et aussi l’idée de la répression n’est pas
facile à accepter. Moi aussi, je suis paniquée à la pensée que je
278 CRISTAL

pourrais être séparée de force de ceux que j’aime... Mais, il y a


des moments où on ne peut pas reculer. Tout cela n’est pas très
clair pour moi. Et le problème ne se pose pas encore vraiment,
il y a tant à faire, même sans militer politiquement...
1965 avait été une année de sécheresse, aux effets catastro­
phiques, particulièrement dans le centre de la Tunisie, ordinairement
peu arrosé. Les pertes de bétail étaient énormes et la population n’ar­
rivait plus à trouver de quoi subsister, allant souvent jusqu’à manger
les aliments du bétail distribués par les autorités, mélange de
céréales dénaturées afin qu’il ne soit pas détourné de sa destination :
il y avait eu de nombreuses victimes, on avait même parlé de morts...
Je travaillais alors dans un Projet de Planification dépendant du
Ministère de l’Agriculture, et portant sur la Tunisie Centrale. Nous
ne nous intéressions pas aux conditions de vie de ce moment, ce n’é­
tait pas notre rôle, nous préparions l’avenir, le présent était du ressort
des autorités administratives normales. Mais nous avions beaucoup
à nous déplacer sur le terrain, car notre projet, qui comptait en son
sein de nombreux experts de la F.A.O., avait son siège à Tunis. Cela
pouvait se justifier, outre la nécessité d’offrir à un personnel aussi
qualifié des conditions de logement et de vie correspondant à leur
standing, par la concentration à Tunis de tous les services et les
moyens techniques indispensable, ainsi que tous les organismes de
planification centrale et d’études.
Il n’empêche. Nous, le personnel tunisien, nous étions mortifiés
que les experts, dont nous ne discernions pas toujours les hautes
compétences, soient tellement mieux payés et traités que nous, dont
le travail était souvent la base de leurs conclusions... Et nous étions
indignés, alors même que nous n’étions souvent pas prêts à nous ins­
taller dans un coin éloigné de Tunis, du fait que le travail sur le ter­
rain leur valait des indemnités de déplacement très supérieures aux
nôtres.
280 CRISTAL

Cette année-là, je pense avoir fait un effort pour ne pas trop voir
les conditions misérables dans lesquelles se débattaient les habitants
de la région. J’en ai tout de même vu pas mal. Mais l’image qui
m’est surtout restée, c’est celle de ce couple qui faisait du stop sur
la route...
Il semblait beaucoup plus âgé qu’elle, s’efforçant de conserver un
air digne, en dépit de la pauvreté de sa mise, de la poussière qui
recouvrait leur vêtements de paysans, de leur maigreur à tous deux.
Nous les avions pris à la sortie de Sbeïtla, le siège de la délégation,
où il avait cherché en vain du secours, un petit emploi pour lui et. sa
femme. C‘est à peu près la seule chose qu’il nous avait dite, à part
l’endroit où ils devaient descendre, un petit hameau à vingt-cinq
kilomètres environ. Pendant tout le trajet, tassés au font de la Land
Rover, ils étaient restés muets, se contentaient de soupirer. J’avais
l’impression qu’elle n’avait pas levé le regard du plancher, nous ne
la regardions pas pour ne pas la gêner.
Arrivé à l’endroit où ils devaient descendre, l’homme seul sauta à
terre. Devant notre air étonné, il fit le tour de la voiture pour parler
au chauffeur. « Gardez-la le temps que vous voudrez, lui dit-il, et
ramenez-la ensuite ici. J’ai besoin de cinq cents millimes... » Le kilo
de pain coûtait alors cinquante millimes, vendre sa femme pour une
somme pareille, il fallait que ça aille mal... Et elle restait au fond de
la voiture, attendant, un peu perdue, que se termine la vente. Le
chauffeur a tendu un dinar et dit à la femme de partir, elle a fait un
geste pour embrasser la main, je n’ai pas compris l’air de son mari :
se sentait-il humilié par l’aumône, dépité de ce qu’on n’ait pas voulu
de sa femme, était-il trop ému ? Il s’est retourné très vite et a com­
mencé à marcher sur le sentier, sans se soucier de la femme qui le
suivait à quelques pas, les yeux baissés. Nous sommes partis, mal à
l’aise, n’osant même pas discuter entre nous de la question de savoir
si nous avions vraiment eu affaire à des gens que la misère poussait
à bout, ou bien...

Le peuple, celui pour lequel nous étions censés de lutter, nous


avions de nombreuses occasions de le connaître, d’en rencontrer des
échantillons. Il était différent de nous, lointain, même si, dans cer­
tains cas, il avait pu nous arriver de l’approcher, de parler avec lui.
D’ailleurs, je ne suis pas sûr que, dans mon esprit, tout au moins, ce
peuple n’était pas précisément composé de ceux à qui je ne parlais
jamais : il était quelque chose d’inconnu et d’inaccessible, alors que
CRISTAL 281

je connaissais des employés, des ouvriers, des paysans, des garçons


de course, des techniciens...
Peut-être est-ce dû au fait que, contrairement au peuple paré dans
notre esprit de multiples qualité, étant donné surtout son rôle à venir,
les petites gens que je connaissais étaient plutôt ternes, ne pensaient
qu’à des problèmes matériels, à des distractions peu relevées, à des
soûleries, des festivités où hommes et femmes étaient séparés, à des
parties de plaisir discutables... Je crois surtout que, d’une façon
inconsciente, car je ne me faisais pas faute de dire le contraire, je
reprochais à ces gens de ne pas comprendre assez vite, de ne pas se
dépêcher de jouer le rôle qui les attendaient, de ne pas se lancer dans
les luttes politiques radicales.
Il y avait en somme deux niveaux de perception : celui du quoti­
dien, où je jugeais les êtres selon leurs réactions immédiates, et celui
de la politique, où il s’agissait de catégories abstraites. Et le lien
entre les deux niveaux n’était pas clair du tout, quels que soient les
démentis verbaux que je pouvais apporter. Peut-être était-ce là le
moyen de mieux accepter la marginalité, de supporter le fait que
l’idylle entre le peuple et son “avant-garde” d’origine intellectuelle
ne semblait pas imminente...

Les gens que je connaissais pouvaient parfois lutter pour trans­


former leurs conditions d’existence. J’ai vécu ainsi une courte et
exaltante expérience de mise sur pied d’un nouveau syndicat des
agents du Ministère de l’Agriculture. C’était en 1964, le syndicat
officiel était complètement sclérosé, se comportait presque en
annexe des services administratifs. Un certain nombre d’agents
techniques se trouvaient lésés par les conditions de promotion et
d’avancement qui leur étaient faites, et s’étaient décidés à s’organi­
ser pour transformer ces conditions. Ils nous avaient demandé, à
Slah Amami et à moi, de participer à leur entreprise, et très vite,
nous avons élargi le recrutement à tous les fonctionnaires et ouvriers
du Ministère, et nous nous sommes mis au travail.
En dépit des pressions des représentants du syndicat officiel, nous
avons pu avancer pendant un certain temps, restant dans la stricte
légalité, nous efforçant surtout de faire comprendre à des gens qui
vivaient l’absence de démocratie ce que devait être un syndicat.
Parce que nous étions pas compromis avec l’ancienne équipe,
parce que les plus dynamiques des agent techniques qui étaient avec
nous avaient d’excellentes relations avec les agents des autres
grades et ne pouvaient être soupçonnés de volonté de pouvoir, notre
282 CRISTAL

discours fut entendu, et nous pouvions nous prévaloir de plusieurs


milliers d’adhésions (il y avait à l’époque d’importantes opérations
de mise en valeur et donc de nombreux ouvriers dépendants du
Ministère ). Ce succès tombait à un moment où le PSD au pouvoir
s’efforçait de supprimer complètement le peu d’indépendance
qu’avait la centrale syndicale nationale, l’U.GT.T. Dans sa résis­
tance à ces manœuvres, le secrétaire général de la centrale, Habib
Achour, jouait un jeu ambigu, nous encourageant dans l’espoir
d’ainsi renforcer l’U.GT.T, mais sans nous appuyer réellement pour
ne pas s’isoler de son appareil. Lorsqu’il fut arrêté sous un prétexte
transparent et que fut domestiqué le syndicat, nous n’avons pas pu
poursuivre le même type de travail, d’autant plus que l’on avait
donné quelques satisfactions aux agents techniques, supprimant une
partie du mécontentement qui les avait fait oser aller aussi loin.
De toutes les manières, on était entré dans une phase de suppres­
sion de toutes les libertés, et il n’y avait pas à espérer que la résis­
tance puisse être durable. Mais la défection de la plupart de nos
compagnons m’avait laissé un goût amer ; peut-être avais-je rêvé que
ce syndicat serait la base d’un mouvement qui irait plus loin, et avais-
je été déçu qu’une partie de ses fondateurs n’aient pas correspondu à
l’image qu’inconsciemment je me faisais d’eux et de l’évolution de
leur conscience...
Au cours de cette expérience, j’avais pu rencontrer des gens de
différentes conditions économiques ou sociales (il y avait tout de
même très peu d’ingénieurs ou de cadres supérieurs avec nous) et,
pour certains, les voir vivre au jour le jour. Je retrouvais, chez des
individus qui montraient une certaines volonté de lutter, et du cou­
rage dans cette démarche, toutes les limitations que leur formation,
leur éducation, etc., mettaient à la généralisation de leur contesta­
tions. Ce militant lucide et généreux était aussi un père autoritaire
qui ne laissait pas sortir ses enfants, cet autre qui tenait tant à nous
offrir à boire marchandait l’argent du marché aux siens, sans parler
des rapports avec leurs femmes, qui étaient souvent de domination
pure et simple. Le problème de la religion, fréquent surtout chez le
petit personnel, souvent très peu alphabétisé, ne s’est jamais posé :
elle existait, était l’affaire personnelle de chacun et n’entrait pas
dans notre travail commun, sauf pour justifier le droit de vouloir
améliorer sa condition et celle des autres, lutter contre l’injustice ; et
c’était souvent ainsi que nos amis répondaient à ceux qui leur repro­
chaient de militer avec des communistes athées : « Leurs idées n’ont
rien à voir avec ce que nous faisons, Dieu ne demande pas aux gens
CRISTAL 283

de feindre la foi, il exige surtout qu’ils soient bons et n’oppriment


pas les autres ».
J’ai beaucoup appris de cette expérience, mais je crois que ma
façon d’aborder les autres, qui devait tenir peu ou prou de la condes­
cendance, de l’idée de leur apporter mes connaissances sur la façon
de s’organiser, de rédiger des statuts, etc., m’a empêché de les ren­
contrer davantage, de les sentir plus proches de moi : j’avais, dans
mon arsenal idéologique, les instruments pour ramener telle ou telle
réaction à une catégorie générale, pour éviter d’écouter complète­
ment l’autre, et surtout de lui parler de moi. Et ces militants avec les­
quels j’avais fait un bout de chemin, qui étaient surtout pour moi des
compagnons de lutte et non des membres du peuple, je pense
n’avoir pas fait de grand efforts pour conserver des relations avec
eux, après que le militantisme qui nous avait unis se soit estompé.

Travaillant au Ministère de l’Agriculture, alors que le système de


la centralisation dominait, j ’ai eu souvent à aller sur le terrain, à ren­
contrer des paysans, des ouvriers agricoles, des cadres inférieurs de
l’administration, beaucoup de personnes, importantes ou pas, sur le
plan local. Le simple fait d’arriver là en voiture, souvent en plu­
sieurs voitures, créait un écran entre nous et les gens que nous
devions rencontrer. L’un d’entre eux nous le dit carrément, un jour
que nous étions arrivés dans une 2 CV poussiéreuse : « Les gens qui
viennent nous voir en voiture, ce sont les autorités, et nous n’avons
pas grand-chose à espérer de leur venue... »
Cette méfiance, ajoutée à la différence de milieu, de culture, de
langage, faisait qu’on s’observait plus qu’on ne communiquait. Pour
ma part, je trouvais surtout dans les réticences de nos interlocuteurs
la confirmation d’un certain nombre d’idées que j’avais sur la façon
d’aborder les problèmes de l’agriculture, et j’étais plus attentif à
prendre les responsables en défaut, dépistant facilement le mépris
qu’ils pouvaient avoir pour la volonté ou les sentiments des paysans,
eux qui trouvaient dans l’exercice d’un pouvoir bureaucratique leur
épanouissement. Ne parlons pas de mes indignations devant la façon
dont ces bureaucrates avaient souvent tendance à considérer que les
crédits dont ils disposaient pour leur travail devaient d’abord amé­
liorer leur propre condition.
Nous avons cru, au projet de Tunisie Centrale, trouver une
méthode pour faire participer les gens au développement qui les
concernait. En analysant les conditions de la région, en étudiant
toutes les possibilités de mise en valeur, nous étions arrivés à la
284 CRISTAL

conclusion que l’élevage ovin était fondamental. Le troupeau de la


région était régulièrement décimé par les sécheresses qui se produi­
saient environ tous les six ans. Le problème était de parvenir à sta­
biliser ce troupeau, en lui assurant une alimentation suffisante. Les
recherches dans la direction de l’amélioration des pâturages en sec
étaient encore peu fructueuses, et la seule chose sur laquelle on pou­
vait compter était l’extension de plantations de cactus qui permettrait
de constituer des stocks sur pied, utilisables au moment où l’on en
aurait besoin : le cactus résiste à la sécheresse et contient beaucoup
d’eau. Mais le cactus ne suffirait pas, quelle que soit l’ampleur des
nouvelles plantations. Nous avions trouvé une solution originale et
qui nous paraissait pouvoir entraîner l’adhésion des paysans au pro­
jet. Il y a, sur la zone, un certain nombre de points d’eau, forages en
profondeur ou autres, qui permettent l’aménagement de surface irri­
guées ; avec les calculs habituels des services du ministère, on avait
d’abord prévu d’utiliser ces surfaces en cultures riches, de façon à
rentabiliser l’eau au maximum. Lorsque nous avons proposé de les
affecter en priorité à la production intensive de fourrage, en laissant
une partie seulement pour les cultures plus riches et les plantations
fruitières, nous sommes passés pour de parfaits hérétiques : non seu­
lement nous voulions donner à des moutons des fourrages irrigués,
ce qui ne se faisait alors jamais en Tunisie, mais nous proposions de
“gaspiller” l’eau dans une production estimée peu rentable écono­
miquement. Nos calculs le confirmaient : grâce à la stabilisation du
troupeau que Ton pouvait obtenir ainsi, et donc aux économies réa­
lisées, à la combinaison de l’alimentation du troupeau sur les pâtu­
rages, les plantations de cactus et les périmètres irrigués, l’eau serait
valorisée autant, si ce n’est plus que par les cultures des plus riches
prévues. Pour habituer des éleveurs à utiliser l’irrigation et assurer
cette reconversion : devenir agriculteur, manipuler l’eau, les
semences, les différents produits, il aurait fallu d’énormes efforts de
formation. Il nous paraissait infiniment plus facile de les convaincre
de tenter cette transformation partielle, en leur permettant de conti­
nuer et d’améliorer leur activité habituelle, l’élevage ovin.
Un ingénieur italien qui travaillait avec nous en donna la preuve
sur l’un des périmètres où il réussit, malgré les difficultés de lan­
gage, à entraîner les paysans dans l’aventure, les impliquant gra­
duellement de plus en plus...
Mais nous n’étions qu’un organisme d’études, les réalisations
seraient le fait d’autres, qui travaillaient dans le cadre de structures
CRISTAL 285

bureaucratiques, et sans se soucier le moins de monde de la partici­


pation réelle des paysans ; il suffirait qu’à chaque visite de respon­
sables, on puisse en rassembler suffisamment pour applaudir...
Nous avions réussi, au cours de cette expérience, à établir des
rapports assez confiants avec un certain nombre de paysans. Mais je
ne pouvais m’empêcher de penser que celui-ci, qui nous recevait
chez lui, nous demandait de photographier sa famille..., était l’un
des plus riches, et qu’il s’arrangerait pour tirer de tout cela un peu
plus de richesse et de pouvoir. Et je savait aussi que sa présence, son
autorité étaient susceptibles de bloquer les autres. Ce qui fait que
j’accordais plus d’intérêt à notre démarche qu’à la connaissance des
paysans, persuadé que j’en savais assez sur eux pour pouvoir les
aider. Attitude paternaliste, certainement, même si la coïncidence de
nos conclusions avec les intérêts des paysans nous assurait de leur
adhésion au projet, mais ils n’avaient guère participé à son élabora­
tion.
Les images qui me restent de tournées dans les endroits à l’écart,
où les responsables de Tunis ne passent jamais : une école primaire
au bord de la route (elles se ressemblent toutes, en milieu rural), un
magasin, le “hanout”, où l’on trouve du tabac, du thé, du sucre et
parfois quelques articles d’épicerie, et souvent l’instituteur en pyja­
ma, cette tenue indique nettement le caractère de sa mission civili­
satrice, assis sur une chaise (symbole non moins expressif), buvant
du thé avec deux ou trois hommes assis par terre. Il y a quelques
hameaux plus loin, mais l’instituteur reste dans son domaine...
Des enfants qui vont à l’école, on en rencontre beaucoup. Parfois,
on en ramasse un ou deux en voiture, pour leur faire faire un
kilomètre jusqu’à l’école. Ils parcourent des trajets énormes, nous
semblait-il, et les jours de pluie ou de froid, on a un serrement de
cœur en voyant leurs vêtements insuffisants, on se demande jus­
qu’où ils pourront pousser leur scolarité, ce qu’ils feront après
l’arrêt de leurs études...
Durant l’hiver 1967-1968, il avait fait si froid que les loups réap­
parurent dans la région montagneuse de Jendouba. On apprit alors
qu’un enfant qui se rendait à l’école avait été dévoré du côté d’Aïn
Draham... Mais c’était une époque où tout le monde avait faim, il y
avait eu de nombreux incidents autour des coopératives agricoles,
des magasins de céréales avait été pillés. Nous rassemblions des
informations sur la faim, la misère. Ceux qui avaient faim, qui se
révoltaient parfois, ces pauvres étaient “les autres”. Et ces gens qui
286 CRISTAL

étaient l’objet explicite de notre sollicitude de militants étaient en


réalité, du moins pour ce qui me concerne, des catégories abstraites,
la justification de l’engagement ou des expressions politiques que
nous développions.
Sinon, comment expliquer la réation que j’ai eue, un jour de
1966, lorsque Ben Salah, alors tout puissant ministre du plan, vint
visiter Sbeïtla, une ville qui était encore presque un village ? Les
gens de l’intérieur du pays, sans attendre beaucoup de ces visites de
responsables, espéraient toujours, le plus souvent vainement, faire
parvenir leurs doléances, bloquées par les autorités locales. Ce jour-
là il y avait eu, comme toujours, une longue séance de travail au
siège du gouvemorat avec les techniciens et responsable locaux, en
plus de ceux qui avaient accompagné le ministre. On s’était ensuite
rendu à Sbeïtla, où l’on s’était longuement arrêté au siège de
l’Union des coopératives, ce qui avait encore donné aux bureau­
crates l’occasion d’exposer chiffres et tableaux. Avant de déjeuner à
l’hôtel, on avait visité une coopérative agricole, à la sortie de la
ville. En chemin, le convoi fut obligé de s’arrêter : il y avait une
petite foule qui attendait le ministre. Celui-ci écarta ses gardes du
corps pour laisser approcher les gens et entama une discussion sur
leurs conditions avec certains d’entre eux. Lorsqu’ils lui disaient des
choses précises, très timidement tout de même, il détournait la
conversation ou, indiquant d’un geste le gouverneur, il conseillait de
s’adresser aux autorités locales. A l’époque, l’un des dadas de Ben
Salah, il n’était pas le seul, était l’adoption par les travailleurs de
l’habit occidental, censé faciliter le travail et le rendre plus efficace.
Parmi ses interlocuteurs était un homme assez âgé qui portait la
coiffure habituelle des paysans de la région : une petite chéchia au
rouge passé entourée d’une longue écharpe en tissu qui joue un rôle
très important pour la protection du soleil, qui permet au paysans
d’essuyer sa sueur, de protéger son cou. Ben Salah eut un geste qui
fit blêmir son vis-à-vis ; il lui arracha l’écharpe et lui ôta la chéchia
en lui disant sur un ton paternel : « Enlève moi tout cela et porte un
chapeau de paille, nous sommes sortis du moyen-âge. » L’autre
ramassa ses affaires sans un mot et s’éloigna, tandis que le gouver­
neur, je crois, lançait : « Il va la remettre dès que nous serrons par­
tis ».
Je n’attacherais pas sur le coup d’importance à l’incident. Un peu
plus tard, alors que les assistants commençaient à montrer des
signes d’hostilité, Ben Salah prit une chaise pour s’adresser à eux,
CRISTAL 287

malgré l’avis contraire des responsables présents. Allocution déma­


gogique, invitant les gens à participer plus à leur destin, à exprimer
leurs doléances, et promettant qu’elles seraient écoutées. Ce que
j’avais surtout retenu, c’était le courage dont il avait fait preuve en
affrontant ces gens, j’avais admiré la manière provocatrice dont il ne
craignait pas d’user. Peu de ministres, à sa place, auraient refusé de
monter en voiture pour s’éloigner. Mais j’avais été presque insen­
sible à l’humiliation du paysan, à l’aspect démagogique du discours
du ministre...

La façon froide, logique, dont je prenais la politique, la certitude


de comprendre l’essentiel de la vie sociale, de disposer de schémas
d’interprétation de la réalité, de vérités quant à la transformation de
cette réalité, tout cela dispensait de s’intéresser aux gens vivants,
réels, et à leurs problèmes. Le progrès, les forces productives, la
lutte des classe suffisaient à assurer la bonne conscience, permettait
même d’ignorer les réactions des classes populaires, si ce n’est de
les mépriser en fait, sous prétexte qu’elles exprimaient un faible
niveau de conscience. Il y avait comme une complicité avec le ré­
gime, alors que je le combattais, comme si nous nous disputions le
pouvoir sur le des gens qui ne pouvaient, au mieux, que soutenir les
uns su ou les autres dans cette rivalité.
Cette bonne conscience, après l’adoption du maoïsme, ne pouvait
se maintenir qu’au prix de la récupération du discours populiste ; à
notre populisme abstrait et au fond, de façade, allait s’opposer un
populisme plus explicite, sans nuance. Il faut dire que, entre-temps,
le divorce entre le régime et le peuple s’était aggravé, nous ne pou­
vions pas ne pas le sentir. A la contradiction que nous vivions, de
parler au nom de peuple, sans pouvoir l’impliquer dans notre
démarche, allait se substituer une tendance à aller au peuple, à lui
porter la vérité. Et les difficultés de toutes ordres que nous aurons
dans cette entreprise m’empêcheront longtemps de voir que cette
démarche était elle aussi inefficace, que notre langage, et donc de ce
qui le sous-tendait comme idées, comme attitudes et manières d’ap­
préhender la vie, étaient inadapté, que le populisme était encore une
attitude de pouvoir, extérieure à ceux vers qui on prétendait allait.
Le fond d’un café de l’avenue, 6 heures du soir. Afïf est ins­
tallé à une table avec Mohamed qu’il a rencontré par hasard,
l’occasion de se voir qu’il cherchaient depuis un moment... Ils
continuent la conversation entamée dans la rue. En fait, là,
Mohamed s’est tu longuement avant de parler de ce qui le
préoccupe en profondeur, comme il dit.
- Vois-tu, peut-être avons-nous fait une erreur d’aiguillage.
Je ne sais pas si c’est ton cas, mais je regrette parfois de m’être
spécialisé. La médecine générale est plus gratifiante, on s’y sent
mieux.
- Mais nous avons tout de même choisi des spécialités qui
nous intéressaient. Pour ma part, je continue à être passionné,
je ne me sens pas l’étoffe d’un généraliste.
- Soyons francs, Afif. Au départ, nous avions des ambitions
de recherche, et certainement aussi une attitude un peu condes­
cendante envers la médecine générale - travail d’interne ! - qui
rapporte si peu d’agent.
- Peut-être un petit peu. Mais...
- Ne proteste pas. Que faisons-nous en fait de recherche ?
Moi, rien, je n’ai ni le temps, ni les moyens, ni au fond l’envie.
Je râle beaucoup, j’ai des velléités de m’y mettre et puis j’y
renonce. Nous donnons des soins, bien sûr, et je crois qu’ils sont
de qualité - pour nous il s’agit de cas, de fiche, de résultats
d’analyses. Je sais, les conditions... Cela ressemble à du Knock,
des fois, ce que nous faisons, de la médecine abstraite, avec des
maladies contre lesquelles le médecin seul se bat, le patient est
tout juste le terrain de bataille. Le vieux médecin de famille
290 CRISTAL

ignorait les spécialités, recourait exceptionnellement au chirur­


gien, et il soignait les gens ! On a écrit des tartines sur le fameux
“dialogue singulier”, mais la plupart des guérisons ne viennent-
elles pas du moral du patient, de sa confiance dans le toubib ?
Il y a des moments où je me demande si Stambouli n’a pas rai­
son, si nous ne sommes pas inconsciemment des agents de
publicité et de vente de produits pharmaceutiques dans un
système de pur profit.
- Tu me parais bien déprimé, Mohamed, que se passe-t-il
donc ?
- Rien de particulier, un peu de fatigue, de découragement...
je me sens vieux, aujourd’hui, mais vieux....
- Allons donc, tu es à la fleur de l’âge, la vie commence à 35
ans ; tu le sais bien. Tu n’as pas de maladie, n’est ce pas ?
- Non, ce n’est pas cela. Ce matin, j’ai eu l’impression
d’avoir subi un grave échec. Tu sais, une malade qui est passée,
une très belle fille, même pas vingt ans. Elle devait avoir eu des
alertes avant, mais n’en avait pas fait cas. On me l’a amenée
trop tard, je ne pouvais plus grand chose, je me suis tout de
même battu, mais... Elle était presque tout le temps consciente,
j’ai essayé de l’encourager, j’ai eu l’impression qu’elle ne vou­
lait pas vivre. Et ce regard, des yeux immenses si tristes ! Cela
m’a remué, j’aurais voulu connaître son histoire, pas seulement
son dossier médical, mais Et puis je me suis rappelé que je ne
connaissais celle d’aucun de mes malades, à part quelques cas
que je suis depuis très longtemps.
- Oui, il y a des fois où on a envie de hurler.Viens donc dîner
à la maison pour chasser ton cafard, comme dans le temps.
- Oui, sourit Mohamed, parler avec Nabiha et toi me remet­
tait toujours d’aplomb. Merci, mais je ne veux pas de vous
embêter, je suis pas du tout sociable. Je viendrais chez vous un
jour où je serais en forme, je ne veux pas déprimer ta femme.
Tu as une sacrée chance avec elle, tu sais Afîf !
Il continue sur un ton découragé, comme un peu affaissé sur
lui-même, à l’évocation de sa vie.
- Ma femme m’adore, c’est entendu. Elle est si fière de moi
qu’elle me voue une sorte d’admiration béate, d’idolâtrie per­
manente. La maison est ordonnée de façon à ne jamais me
déranger, les gosses tremblant à l’idée qu’ils pourraient faire de
bruit. J’ai l’impression d’entrer dans un sépulcre le soir, et je
CRISTAL 291

ne sais pas quoi dire : c’est vrai je deviens très nerveux, les
bruits m’irritent, j’en veux aux autres de m’avoir vu faire des
bêtises, je suis encore plus injuste avec eux. J’ai l’impression
d’avoir raté l’essentiel. Je n’ai réussi que mes études, je me
demande si ce n’est pas la plus grosse bêtise que j’ai faite...
Afif a tellement insisté que son ami s’est finalement laissé
convaincre. “A tes risques et périls”. Nabiha l’a gentiment
sermonné : « On ne te voit plus ! tu n’es pas chic de nous lais­
ser tomber. Et enfin ajoute-t-elle, tu n’es pas le seul à te poser
des questions, ça peut aider tout le monde de parler ensemble. »
Elle lui donne à boire pendant qu’Afif va voir les enfants. Ils
ont déjà dîné et accueillent leur père à grands cris.
- Voici ce que je n’entends pas chez moi. Mohamed est un
peu amer. Tli as raison, nous ne devrions pas rester chacun seul
à regagner sa vie, à se demander quel est le bilan. Mais on a un
peu honte de ce sentiment d’échec, on affiche au contraire
beaucoup d’assurance, ça ne se fait pas de reconnaître que tout
ne va pas bien. Et comment savoir si les autres ont envie de par­
ler de ça, et quand ? Avec la vie de dingue que nous menons
tous, on ne se voit plus, il est impossible de prévoir les réactions
des autres. Et on s’enfonce pas dans cette vie forcenée qui nous
isole davantage.
Afif est venu pendant que Mohamed parlait. Il s’installe
dans son fauteuil, écoutant pensivement la réponse de Nabiha.
- En somme, il faudrait admettre que la vie nous entraîne à
des kilomètres les uns des autres ! Au risque de se faire
rabrouer, il faut mieux de essayer de parler. Si tu tombes à un
moment défavorable ou avec des gens que cela n’intéresse pas,
tu reviens plus tard, ou tu vas ailleurs.
- C’est vite dit, cela, se trouve Afif. Mais qui de nous le fait ?
Il y a des questions gênantes qu’on préfère parfois ne pas se
poser. Oui, sourit-il à sa femme, moi aussi, j’ai une crise de luci­
dité.
- Parfait, on reprendra tout ça l’estomac plein. On verra si
ta lucidité n’est pas le produit de la faim, sourit malicieusement
Nabiha.
- Nous étions engagés à fond, reprend Mohamed, du moins
nous en étions persuadés. A coté de nos idées, de nos engage­
ments, des promesses que nous étions sûrs de tenir, notre vie a
pris une toute autre direction. Je le disais à Afif, nous aurions
292 CRISTAL

dû faire de la médecine générale et non des spécialités qui nous


isolent des malades, qui mettent entre eux et nous des bataillons
d’infirmiers, d’externes, d’internes, des masses d’analyses, de
radios, d’électro... Mais cela nous semblait trop banal, être de
petits médecins de quartiers ou de villages, nous qui étions des
théoriciens de la révolution !
Nabiha le regarde parler et le revoit, à Paris, écrasant d’un
raisonnement implacable un étudiant qui avait émis des doute
sur la validité d’une condamnation catégorique d’autres oppo­
sants au régime. En ce temps-là, il croyait vraiment, et beau­
coup d’entre nous avec lui, posséder la vérité, connaître la seule
façon valable de construire l’avenir.
- Cette révolution que nous étions censés préparer, dont nous
savions comment il fallait la faire, c’était quelque chose d’abs­
trait : nous n’éprouvions même pas le besoin de connaître les
gens avec qui nous allions la faire, je ne dis pas qui allaient la
faire, parce que nous étions sûrs que sans nous ils ne pouvaient
rien ! Aujourd’hui nous ne connaissons même pas les gens avec
qui nous travaillons. Nous les ignorons tout simplement, nous
les traitons comme des meubles ou des instruments. Nous les
maltraitons pour une toute petite faute, sans nous demander
quel genre de vie ils mènent, quels sont leurs problèmes, leurs
drames, leurs angoisses.
- Du moins, nous n’exploitons pas le personnel paramé­
dical, se défend Afif, nous soutenons ses revendications et nous
sommes du côté des étudiants chaque fois que c’est possible.
- Peut-être toi, moi et quelques autres. Mais nous sommes
tous partisans d’un enseignement d’élite, ce qui fait de nous des
fameux conservateurs, si on y regarde d’un peu près.
- Voudrais-tu confier la vie des gens à des médecins formés à
la va-vite ? La qualité est importante, tu ne le crois pas ?
- C’est drôle, trouve Nabiha, vous reprenez les schémas que
nous rejetions le plus. Tu te souviens, Mohamed, tu disais que
l’incompétence du médecin ou ses erreurs pouvaient tout au
plus tuer quelques centaines de personnes, alors que les fautes,
l’incapacité ou le cynisme d’un homme politique pouvaient en
tuer des millions : on ne contrôle pourtant pas la formation de
l’homme politique, il lui suffit de jeter de la poudre aux yeux.
- Oui, je disais cela. Et je le pense encore, mais je n’y pense
pas souvent. Je défends la formation parce que c’est la mienne,
CRISTAL 293

que tous les spécialistes ont beaucoup de connaissances. Et je


perds de vue, et toi aussi Afif, que l’aspect pratique, l’expé­
rience, le rapport avec le malade, la compréhension de son
milieu, de son entourage, est presque toujours plus important.
Quand je pense que j’ai décidé de faire médecine après avoir lu
“Le journal d’un médecin de campagne” de Soubiran ! Je
croyais au sacerdoce, à l’humilité du métier. Aujourd’hui je ne
laisse même plus les malades me dire de quoi ils souffrent, je
prétends le savoir mieux qu’eux grâce aux analyses, aux radios,
à ce que j’observe. Les fameux “médecins aux pieds nus” chi­
nois, tu crois qu’ils en savent aussi long que nous, qu’ils en ont
besoin ?
Nabiha reprend le relais avec vivacité.
- Je suis heureuse de t’en entendre parler, Mohamed, je
pense aussi que certaines maladies demandent autre chose que
des médicaments, disons plutôt que ceux-ci ne sont pas pleine­
ment efficaces que dans certaines conditions. Mais les “méde­
cins aux pieds nus” sont intégrés dans tout un ensemble
collectif, auquel ils font appel à chaque difficulté. Ce n’est pas
de la médecine individuelle, comme en Occident.
- Ce qui nous ramène au point de départ. Qu’avons-nous
fait, que faisons-nous pour qu’on arrive à une médecine diffé­
rente, plus collective ? Nous sommes intégrés au système, ins­
tallés confortablement et même nos critiques le servent parce
qu’elle ne remettent pas en cause ses fondements. Et je n’ai
même pas l’excuse d’agir dans un autre domaine, à part don­
ner de temps à autre un peu, très peu, d’argent, quand on me
sollicite. Du reste, on me sollicite de plus en plus rarement.
Afif trouve son ami trop pessimiste.
- Cela prouve rien. Nous pouvons être utiles dans nos petites
sphères d’influence.
- Nous pouvons faire des petites choses qui nous permettent
de n’avoir pas tout à fait mauvaise conscience, je sais bien.
- C’est un peu ce que je disais à Legrand l’autre jour, rap­
pelle Nabiha. Il s’agissait de la psychiatrie, mais on peut géné­
raliser dans une certaine mesure : la médecine est un peu la
soupape de sécurité du système, la solution n’est pas en elle,
mais ailleurs.
- J’en suis bien convaincu. Et je reste sans rien faire. Je
n’aurais rien trouvé à la mesure de mes capacités ? La bonne
294 CRISTAL

blague ! Non, le système m’a bouffé, ou presque. Je regarde avec


angoisse certains confrères et je demande quand je serais comme
eux, complètement fichu. Tu sais, Afif, ces types qui, à quarante
ans, ont une telle peur de la mort, une telle angoisse de vieillir,
qu’ils ne s’intéressent, après leur travail, qu’à trouver une
femme, n’importe quoi, passante, infirmière, voisine, putain
même, et, ne parlent que de choses du niveau de la braguette.
- C’est vrai, certains ont une vie si vide, si désespérément
plate, ils boivent comme des trous, s’habillent comme des
gamins et ne pensent qu’à faire l’amour avec toute les femmes
possibles.
- Parce que ma vie à moi serait pleine ? Non, mais si j’ai l’oc­
casion de manifester ma volonté, ma puissance, je ne la rate
pas. Tenez, je vais vous raconter quelque chose qui me fait
honte maintenant. C’était il y a deux ans, un ancien camarade
dont je savais qu’il continuait à militer très activement, est
venu me demander de l’aide. Je réponds : « Je suis disposé à
vous aider, mais il faut qu’on discute vos buts, vos méthodes,
etc. ». Il m’a répondu : « Iti as sans doute raison, mais je n’ai
pas le temps. Si tu veux nous aider, voici où il faut envoyer l’ar­
gent, si tu veux réfléchir, c’est ton affaire. » Et il est parti. Je
l’avais trouvé désinvolte. Il a été arrêté depuis, ainsi que celui
qu’il m’a indiqué. A présent je trouve mes réticences scanda­
leuses : même s’ils font des bêtise, ce sont ces gens-là qui se
remuent, qui font évoluer la situation, qui font tous les sacri­
fices. Mettre des conditions à les aider, c’est aller contre eux et
ce qu’ils se représentent.
- Tout de même, dit Afif, il est logique de se préoccuper de
savoir ce que les gens font de ton aide, les terroristes...
- Je savais que bien qu’ils n’étaient pas terroristes, ces gens
là. J’avais une idée de ce qu’ils faisaient. La discussion que je
demandais n’avait au fond pour but que de permettre d’exer­
cer le pouvoir que me conférait l’argent que je risquais de don­
ner. Un peu comme un producteur de cinéma qui exige qu’on
modifie le scénario ou qu’on fasse jouer telle actrice qu’il a
séduite. Non je t’assure que mes motivations n’étaient pas plus
belles. Aller, buvons, tiens, buvons à tous ceux qui tiennent nos
promesses, malgré nous ou contre nous...
Il reprend sur un ton un peu enjoué, après avoir fini son
verre.
CRISTAL 295

- Rassurez vous, demain je serai à nouveau en forme et satis­


fait de ma vie. Ça va déjà mieux, ça m’a fait du bien de nouveau
de vous parler. Peut-être qu’en voyant plus clair, on trouve ce
qu’il faut faire pour se supporter, et surtout la force de le faire.
Parlons d’autres choses, si vous le voulez bien. Tiens Nabiha,
Afif m’a dit que tu as commencé à travailler, ça marche ?
- Je ne peux pas encore te dire, je commence à peine. Pour
l’instant, je me contente de me mettre dans le bain, de lire des
choses utiles, de faire connaissance avec les chercheurs. Tous
sont très empressés, d’ailleurs, et se disent prêt de m’aider.
- Et ils sont sympathiques ?
- Pas trop, grimace-t-elle, à part une petite minorité. Ca sent
l’hypocrisie et la malveillance ! Je vais me mettre à un travail
intéressant sur le logement et tout ça ne m’atteindra plus guère.
Ce que j’aime bien, c’est qu’il y a beaucoup d’étudiants qui
viennent à la bibliothèque ou qui sont stagiaires dans les sec­
tions. Leur contact me rajeunit, me revigore. Ils attendent
encore tellement de la vie, s’indignent avec une telle véhé­
mence, s’emballent avec une telle fougue !
- Tu as de le chance de pouvoir entretenir des rapport de
camaraderie avec eux. Pour nous, le fait d’être leurs profs et
leurs supérieurs dans les services fait qu’il y a toujours des bar­
rières. Tu seras notre ambassadrice, et tacheras de faire com­
prendre qu’on est avec eux.
- Entendu, Mohamed, mais vous devez y mettre aussi du
vôtre, même si c’est difficile.
Mohamed est reparti, reconnaissant et “nettement plus en
forme qu’à son arrivée”. Les époux se regardent sérieux et
tendres . C’est Afif qui rompt le premier le silence.
- Il n’a pas tort, nous sommes entre deux mondes : pas assez
intéressés et cyniques pour être complètement bourgeois, pas
assez courageux et conséquents pour être complètement de
l’autre coté.
- Au font, soupire Nabiha, c’est Samir qui à raison, la seule
solution c’est l’engagement politique.
- Mais, à supposer que nous en soyons capables, cela nous
réconciliera-t-il avec notre travail, nous le fera-t-il apprécier
plus ? Peut-être, au fond... C’est curieux, la période que nous
traversons me paraît chargée d’un tas de de choses que je ne
voie pas bien. Ainsi, beaucoup de gens se posent des questions
296 CRISTAL

sur leurs vie. Chacun pense pouvoir expliquer cela par des cir­
constances particulières. Mohamed, par exemple, par la mort
d’une malade qui l’a remué. Mais il a eu des tas de malades qui
sont passés et il n’a jamais réagi comme ça. Toi parce que les
enfants ont grandis, que tu ne trouves plus de quoi remplir ta
vie et t’aperçois que je t’ai un peu délaissée. Ne proteste pas,
c’est vrai. Mais pourquoi maintenant ? Tout semble être en
mouvement comme si, après une période de léthargie, la vie,
notre vie, la société au fond allait se secouer, aborder un tour­
nant.

Ils sont interrompus par l’apparition de Mounira, ébou­


riffée, les yeux rouges et se tenant la joue d’une main.
- J’ai très mal à la dent, je n’arrive pas à dormir...
- Attends, fais voir. Oui, elle va partir. N’aie pas peur, je ne
vais pas te faire mal. Tu sais comment on faisait quand on était
petits ?
La gamine, intéressée et heureuse d’être sur les genoux de
son père, en a presque oublié sa douleur.
- Et bien, on attachait la dent avec un fil à la poignée d’une
porte, puis on frappait jusqu’à ce que la personne qui était à
l’intérieur, mon oncle en général, se fâche et ouvre brusque­
ment. La dent partait alors et on se sauvait.
- Oh, papa, faisons comme ça !
Ils sont prêts, le fil est attaché à la poignée. Nabiha éclate de
rire en les regardant.
- Mais vous voyez bien que la porte viendra vers vous quand
vous ouvrirez, et la dent restera en place !
Afif ne se démonte pas pour autant.
- Viens, Mounira, on va lui montrer qu’on est plus malins
qu’elle ! Recule encore un peu, la porte est ouverte, là ! Main­
tenant, fâche-toi contre la porte et donne-lui un grand coup de
pied pour la refermer. Hop ! Voilà, ça y est ! Encore un peu
mal ? Viens te laver la bouche, je vais te donner un cachet, tu
n’y penseras plus. On l’a bien eue, Nabiha !
Ils s’éloignent, riant ensemble, le visage de Mounira encore
humide des larmes que lui a arrachées la douleur. Nabiha la
regarde avec une infinie tendresse, le cœur un peu serré.
- Qu’y a-t-il, ma mie ? demande Afif en revenant, satisfait
que sa fille ait tout de suite sombré dans le sommeil, TIi as l’air
toute retournée.
CRISTAL 297

- Oui, c’est bête Afif. J’étais si bien avec vous, j’ai eu comme
le sentiment que ça ne pouvait durer. J’ai eu très mal à l’idée
qu’on pourrait être un jour séparés. Je ne suis pas sûre de pou­
voir le supporter. Et puis je me suis dit que ça ne serait pas
pareil si tu étais, toi, en prison. Et je m’en suis voulu de cet
égoïsme, et...
Elle ne peut pas continuer et se réfugie, éperdue, dans ses
bras, le serrant de toutes ses forces. Elle se dégage et rit.
- Tu vois, Saloua a raison. La famille, même celle qu’on a
choisie, est le rempart de la société. Elle vous lie, vous tire en
arrière et vous empêche de vous battre. Non parce que vous êtes
ma famille, mais parce que je vous aime tant ! Le vrai révolu­
tionnaire ne devrait avoir aucune attache.
- Mais n’en sera-t-il pas moins révolutionnaire ? Tu sais, je
me suis toujours méfié de ces types fanatiques qui mènent une
vie d’ascète. On ne sait pas s’ils ont choisi de vivre ainsi à cause
de leurs idées ou parce qu’ils sont incapables d’amour.
- Moi aussi. Je repense à la phrase d’Aragon : « Amoureux
de vivre à en mourir... » C’est ainsi que je vois les révolution­
naires. Et ils doivent ressentir plus douloureusement les sacri­
fices, et peut-être aussi les accepter plus facilement que les
autres, puisque c’est ça, leur vie. Mon Dieu, je m’en sens si peu
capable...
- Mais personne ne t’en demande tant, ma chérie.
Il la berce doucement dans ses bras, elle s’apaise et lui sourit,
l’entraîne dans l’escalier, vers leur chambre. Elle se retourne sur
le palier, l’embrasse avec fougue.
- Aime-moi, Afif...
1966 aura joué un rôle exceptionnel dans le déroulement de la vie
politique tunisienne. Plus précisément, ce soir où tous ceux qui
devaient assister à la conférence de René Dumont eurent à courir de
la Maison de la culture, située en plein centre de Tunis, rue Ibn
Khaldoun, jusqu’à la Bourse du Travail, près du port : la salle de la
Maison de la Culture était trop petite, et Dumont avait insisté pour
que tout le monde puisse assister, on avait fini par déménager en
hâte.
La plupart des protagonistes des événements des années sui­
vantes font partie de ceux qui courent le long de la rue de Yougo­
slavie, sauf s’ils ont une voiture pour se déplacer. Une partie, celle
qui est en voiture plutôt, veillera aux destinées du pays, organisera
aussi la répression contre l’autre partie, étudiants surtout, dont beau­
coup feront partie du G.E.A.S.T. et seront arrêtés en 1968.
Au départ, il semblait s’agir de quelque chose d’anodin : un spé­
cialiste du développement agricole, invité à apporter un avis d’ex­
pert de la F. A. O. sur les études du Projet de Tunisie Centrale,
accepte à cette occasion de donner trois conférences publiques à
Tunis. Il a également accepté d’effectuer une tournée dans le Nord
du pays pour voir les coopératives de production agricole, à la
demande du ministre du Plan et de l’Economie Nationale. Bien sûr,
le spécialiste en question est connu par ses livres comme un mon­
sieur pas très conformiste. Mais personne n’en a vraiment peur, les
étrangers de passage à Tunis sont facilement éblouis par les “réali­
sations” et on leur fait voir ce qu’il y a de mieux, les belles vitrines,
en somme, dont ils reviennent d’autant plus ravis qu’ils ne s’atten­
daient pas à rencontrer des cadres aussi compétents, qui parlent un
300 CRISTAL

français aussi facile. Et puis, il y avait longtemps que les conféren­


ciers célèbres, écoutés seulement par les étudiants concernés par la
matière dont ils étaient spécialistes, se contentaient de lire leur texte
et quittaient la salle sans discuter avec les spectateurs.
Les choses ne se passeront pas ainsi avec Dumont : la foule venue
l’écouter n’est pas constituée uniquement d’étudiants s’intéressant à
l’agriculture. Double résultat de la notoriété du conférencier et du
matraquage officiel sur le “Développement de la Tunisie”, tous ceux
que préoccupe l’avenir du pays sont là. Et puis, coup de théâtre
comme Dumont en a le secret, celui-ci fait un court exposé sur les
généralités, dit quelques mots du projet de Tunisie Centrale, puis
invite les auditeurs à prendre la parole. Il écarte rapidement ceux qui
veulent donner à la discussion un aspect technique, et insiste pour
que les jeunes assistants parlent de la réalité qu’ils connaissent.
C’est alors un défilé, une sorte de défoulement : pendant près de
deux heures, des jeunes et des moins jeunes vont exprimer leurs cri­
tiques, dire la façon dont, selon eux, la politique du gouvernement
défavorise les classes populaires ; ils dénoncent les abus, réels ou
supposés, en tout cas, tout cela tranche avec l’optimisme lénifiant de
la presse de l’époque. De hauts responsables prendront la parole
pour donner le discours officiel, chiffres à l’appui. Il se trouve que
Dumont est en possession d’un rapport confidentiel nettement
moins optimiste que celui auquel se réfèrent ses interlocuteurs, il
leur en lit les données, se rangeant ainsi du côté des contestataires.
Les deux conférences suivantes se passeront dans le même style,
avec toutefois une plus grande préparation des officiels qui s’effor­
ceront au moins d’accaparer la parole : à un certain moment,
Dumont sera obligé de retirer le micro à un Directeur au Ministère
de l’Agriculture que le public ne veut plus entendre. A la limite de
la menace, les représentants du pouvoir traitent publiquement
Dumont de plaisantin et d’irresponsable ; l’un d’eux, qui fera plus
tard une déposition accablante contre Ben Salah, lui dit en confi­
dence que s’il avait fait moins de scandale, on aurait pu lui fournir
discrètement les chiffres exacts, on aurait pu en discuter entre gens
de bonne compagnie sans interférences fâcheuses.
Sollicité de participer à une table ronde organisé par le quotidien
du PSD, l’Action, Dumont accepte... et attend vainement les jour­
nalistes et les autres participants. Il donne une conférence de presse
à un autre journal, La Presse de Tunisie qui appartient alors à Henri
Smadja, qui possède Libération à Paris. Il rencontre aussi le Prési­
CRISTAL 301

dent Bourguiba qui n’est pas spécialement chaleureux à son égard.


Et il quitte le pays en avertissant qu’avec la façon dont sont pensées
les actions de développement de l’agriculture, les risques de famine
qu’il situait en 1980 pour l’Afrique, pouvaient se préciser dans les
années 70 pour la Tunisie.
Pas très apprécié, le maître - nous ainsi l’appelions ainsi à l’Agro
- on s’en doute. Mais c’est qu’il avait marché sans précaution sur
une poudrière, la liberté d’expression de ces soirées était nouvelle et
exaltante pour les participants. Le pouvoir réagira au signal d’alarme
en faisant organiser par l’UGET des journées d’études sur l’écono­
mie tunisienne, à l’occasion du dixième anniversaire de l’indépen­
dance, en mars. Pendant ces journées, les étudiants s’exprimeront
beaucoup, ils trouveront en face d’eux les mêmes responsables qui
avaient contré Dumont, et qui ne feront que défendre de la politique
économique du régime.

La première répression d’importance contre des étudiants aura


lieu en décembre de la même année : à la suite d’un incident dans un
bus, des étudiants sont interpellés par la police, d’autres demandent
leur libération en cortège, on arrête plusieurs dizaines d’entre eux.
Dix, déférés devant un tribunal, sont condamnés à des peines de pri­
son avec sursis, mais sont aussitôt conduits dans des casernes pour
effectuer leur service militaire, même ceux qui avaient été réformés
auparavant. C’est la première manifestation spectaculaire du divorce
entre le pouvoir et l’Université, il y aura d’autres, de nombreuses
autres...
J’avais joué un rôle certain dans la venue de Dumont et l’organi­
sation de son séjour : ingénieur au Projet de Tunisie Centrale, j’avais
insisté pour qu’on lui demande de donner un avis sur notre travail.
Depuis mon retour en Tunisie en 1962, j’avais gardé des contacts
avec mon ancien professeur, le rencontrant à chacun de mes séjours
à Paris, lui parlant de la situation de l’agriculture tunisienne. Je
savais que ce qu’il pouvait dire, forcément beaucoup mieux perçu
qui si je le disais moi-même, serait assez voisin de ce que j’aurais eu
à exprimer. Et, durant son séjour, non seulement je lui avais fait ren­
contrer des étudiants, mais j’avais eu à affronter à ses côtés le
ministre du Plan, au cours d’une réception officielle.
Devant mes collègues qui n’en menaient pas large, j’avais répon­
du du tac au tac à Ben Salah, dès que Dumont lui eut dit que j’étais
plus qualifié que lui-même pour répondre à certaines questions.
Très rapidement Ben Salah avait quitté le plan de développement
302 CRISTAL

agricole pour passer à celui de la politique, ne se gênant pas de faire


des menaces à peine voilées contre les “communistes”. J’avais
répondu en rappelant le passé de syndicaliste du Ministre et en l’in­
vitant à se préoccuper davantage de la classe ouvrière.
J’avais certes compromis toutes mes possibilités de réussite dans
l’appareil administratif. Mais cela ne me préoccupait pas du tout. Je
n’avais jamais rêvé d’une “carrière”, mon emploi au ministère était
plus pour moi une occasion de mieux connaître la réalité, éventuel­
lement d’intervenir pour faire prendre des décisions moins mau­
vaises. Je n’étais pas convaincu que l’Etat pouvait ou désirait
transformer de façon heureuse pour eux le sort des paysans.
Apprendre d’abord, essayer de faire connaître ensuite le plus large­
ment possible la situation, tel me semblait mon rôle. Et je suppor­
tais mal que des techniciens refusent de discuter autrement qu’entre
eux la politique agricole et le fassent comme s’il s’agissait, non de
quelque chose qui concernait tous les Tunisiens, mais de leur
domaine exclusif, de leur “henchir” familial en quelque sorte.
Il est vrai que la coïncidence entre ma spécialisation profession­
nelle (l’économie rurale) et mes préoccupations politiques me faci­
litait une certaine désinvolture par rapport à l’esprit des technocrates
qui se sentaient de plus en plus puissants : je pouvais remettre en
cause leur esprit et leur action au nom de T efficacité, du point de vue
de ma compétence, et pas seulement en partant de considérations
politiques. Il leur en était et plus difficile de me faire taire. Ils
essayèrent plusieurs fois, tout de même. Mais, du fait que mon inter­
vention prenait toujours des formes “légales”, couvertes par l’orga­
nisme où je travaillais ou par le syndicat où je militais, il ne pouvait
y avoir de sanctions plus grandes que le ralentissement de mon
avancement ou la faiblesse de mes primes de rendement.
Cette coïncidence explique sans doute le fait que je n’ai pas vécu
le passage de l’état d’étudiant engagé politiquement à celui d’adulte
occupant une fonction professionnelle comme un déchirement. Il y
avait en quelque sorte une continuité, ma réflexion portait sur le
même objet, mon travail au ministère me permettait de l’enrichir, au
lieu de m’en détourner, comme il aurait pu le faire si ma profession
avait été autre. Et peut-être était-il alors plus facile de rester fidèle à
mes engagements : un agronome un peu avisé sait bien que l’essen­
tiel de son action réside dans sa capacité de convaincre les paysans
des changements qu’il propose, il lui est difficile de croire qu’il peut
les obliger à produire.
CRISTAL 303

C’était pourtant la tendance qui dominait de plus en plus :


conduire les Tunisiens au paradis du socialisme destourien sans
leur accord, en les y forçant. Ceux de mes collègues qui n’y met­
taient pas de cynisme (je soupçonne certains d’entre eux, fils de
grands propriétaires, d’avoir souhaité, et peut-être poussé à l’échec
de la politique qu’ils mettaient en œuvre) se résignaient, au nom de
considérations de prudence, ou s’efforçaient de ne remplir qu’un
rôle strictement technique, comme si la technique était neutre.
D’autres bien sûr raisonnaient et agissaient en arrivistes, tandis
qu’il y en avait quelques uns que l’ivresse du petit pouvoir dont ils
disposaient avait conduits à rêver...
Par ma fréquentation quotidienne de Noureddine, par les échos
que j’avais de la contestation des étudiants, je ne pouvais qu’être de
plus en plus sensible à cet aspect anti-populaire d’une politique dont
je savais par ailleurs qu’elles n’était pas la plus adaptée aux buts
officiels qu’elles se fixait. Mon passage d’une sorte de “participa­
tion critique” aux débats à la contestation pure et simple était une
inévitable, j’ai continué la course que nous avions commencée ce 8
février 1966.
J’ai déjà dit que cet itinéraire était facilité par le fait que ne pesait
sur moi, même indirectement, aucune charge morale me poussant à
m’intégrer à la société : pas de femme, des liens distendus avec ma
famille qui avait quitté le pays, rien ne me poussait à craindre de ne
pas être reconnu socialement. Rien, si ce n’est le rôle politique que
je voulais jouer. Mais, à ce moment-là pour l’essentiel, c’était par la
contestation que je pouvais être reconnu, car on supportait de moins
en moins la politique du pouvoir.
Au moment ou j’ai commencé à travailler au ministère de l’Agri­
culture, en 1962, il y avait encore un très petit nombre de techniciens
supérieurs tunisiens, l’essentiel de l’encadrement de ce type était
assuré par des coopérants français, une partie importante d’entre eux
étaient originaires de Tunisie, certains étaient d’anciens colons qui
s’étaient reconvertis dans l’administration.
J’ai d’abord été affecté au bureau qui réalisait les études des pre­
mières coopératives de production, au sein de la direction de la pro­
duction agricole. Il était dirigé par un homme assez âgé, ancien
colon du Nord qui appliquait les consignes du Tunisien chef de ser­
vice, un agronome fils de grand propriétaire foncier. Très vite, j’ai
trouvé insupportable le rôle d’exécution qu’on me confiait, et j’es­
sayais de réfléchir à la conception qui présidait à l’étude de ces
304 CRISTAL

coopératives. Constituées à partir d’un “noyau” domanial, ancienne


ferme de colon acquise par l’Etat, elles regroupaient de nombreuses
toutes petites propriétés qui se trouvaient autour de ce noyau. A par­
tir de l’ensemble de la surface ainsi constituée, on faisait des prévi­
sions de cultures, d’investissements, de rendements, etc. En fonction
des rentrées espérées théoriquement au bout de dix ans, on détermi­
nait le nombre de coopérateurs, par simple division : le bénéfice
divisé par le revenu décidé par tête. Venait ensuite une étude fon­
cière visant à déterminer les “ayant-droit” et comme il y a en avait
beaucoup plus que le nombre, on décidait, soit que l’un des
membres de la famille représenterait tous les ayant-droit de cette
famille (il s’agissait de toutes petites parcelles, c’était tout à fait
théorique) soit qu’on distribuerait des parts sociales de “coopéra­
teurs non actifs”.
J’avais tout de suite été frappé par la conception agricole qui pré­
sidait à cette “modernisation” : elle était au fond absolument
conforme à celle des colons, qui louaient en général plus de terres
qu’ils n’en possédaient pour y faire des grandes cultures. La
volonté de faire des assolements scientifiques, ainsi que des plan­
tations fruitières n’était pas non plus originale. Et c’est aux anciens
colons qu’on demandait quels étaient les rendements que l’on pou­
vait attendre de telle ou telle culture à cet endroit ou cet autre. De
plus, malgré les promesses officielles de dégager des emplois dans
d’autres secteurs pour ceux qui seraient rejetés de l’agriculture, on
ne voyait pas se dessiner ces emplois, et les autorités locales, vou­
lant parer au plus pressé, imposaient de faire embaucher tout le
monde sur les chantiers des coopératives : les dépenses d’investis­
sements dépassaient les prévisions, et les “coopérateurs”, en fait
simples ouvriers, ne pouvaient plus travailler à plein temps...
Mes tentatives pour discuter les orientations se heurtaient à un
mur. C’est que la plupart des études pour la constitution des coopé­
ratives étaient confiées à des bureaux d’études français qui faisaient
payer plutôt cher l’application mécanique de normes fixées par le
ministère en matière de découpage et d’assolements. Pas la moindre
possibilité de travail créatif, on me demandait plutôt de servir de
secrétaire à mes collègues français, pas plus qualifiés théoriquement
que moi. Je crois que, avec d’autres Tunisiens, nous réagissions plus
à cette forme de colonialisme qui nous rabaissait au rang d’adjoints
de Français qu’à l’autoritarisme ou à la fermeture de nos chefs tuni­
siens. Au bout de quatre mois, je demandais ma mutation dans un
CRISTAL 305

autre service et en l’attendant, je faisais parfois acte de présence au


ministère, rendant visite aux uns et aux autres dans leurs bureaux, et
nous constations notre impuissance commune. J’effectuais aussi une
étude sur le coût des bureaux d’études étrangers, à la demande d’un
administrateur qui voulait montrer le gaspillage, et régler ses
comptes avec le ministre. Il partira bientôt pour la F.A.O. à Rome.
Si, à la PAVA, c’était là que j’avais d’abord travaillé, mes supé­
rieurs directs étaient des Français, du moins dépendaient-ils du
ministère et pouvais-je rencontrer le chef de service. Au Centre de
Recherche du Génie Rural, où j’allais ensuite, je n’aurai même pas
cette possibilité : le Centre était géré par un bureau d’études français,
la SCET, et j’y étais le seul technicien supérieur tunisien. Crainte que
je n’y sois pour préparer la relève ou simple attitude de supériorité,
on ne me donne aucune possibilité de travailler. Je dispose simple­
ment d’un bureau, au fond du couloir, et ne parviens jamais à ren­
contrer le chef de service dont je dépends, je me heurte toujours à son
conseiller, un Français encore, qui me fait de vagues promesses. On
me demande d’effectuer une étude économique sur un grand
périmètre irrigué en cours d’aménagement à 300 km de Tunis, et on
me fournit l’étude faite par un autre bureau d’études français. Je
demande une voiture pour me rendre sur les lieux, je ne l’obtiens pas,
ni de la part du Centre dont je fais partie, ni de celle du chef de Ser­
vice : l’Hydraulique et l’Equipement Rural disposait de suffisam­
ment de véhicules pour donner des voitures de fonction à la plupart
des ingénieurs. Même chose pour une autre étude économique qui
m’est demandée, sur la rentabilité de travaux de défense du sol dans
un endroit situé à 150 km de Tunis. Je ferai tout de même cette étude,
on ne me la réclamera jamais.
Sont constituées en 1964 les commissions de préparation du
deuxième Plan quinquennal. Je ne fais partie d’aucune, les techni­
ciens français du Centre y participent, eux. Trois mois après, alors
qu’il ne reste plus que quelques semaines pour remettre les rapports
des commissions, le chef du Centre me fait savoir que le chef de ser­
vice voudrait me voir participer à trois commissions, il a apprécié
mes qualités rédactionnelles. Je me fâche et demande à rencontrer le
chef de service (il a fait une brillante carrière, de plus en plus poli­
tique, depuis). Je suis convoqué au ministère et rencontre... son
conseiller français. Le chef de service n’a pas le temps, il voudrait
que vous rédigiez les rapports. Je ne le laisse pas poursuivre. Qu’il
me reçoive pour me dire lui-même ce qu’il attend de moi, je refuse
306 CRISTAL

de rédiger les rapports de commissions auxquelles je n’ai pas parti­


cipé. Je n’aurai aucune rencontre avec mon chef de service, même
lorsque je demande ma mutation au Projet de Planification de la
Tunisie Centrale : il donne son accord par écrit.
J’ai déjà un peu parlé de mon travail à ce Projet. Rapports diffi­
ciles avec le directeur tunisien, pas très courageux, mais suffisam­
ment lucide pour voir que je lui suis utile, excellentes relations avec
le directeur F.A.O., un Indien bon vivant et plein d’humour, mon
complice dans bien des circonstances, en particulier pour l’invita­
tion de Dumont. Beaucoup appris à ce Projet, en particulier sur mes
capacités de travail : à force de ne pas trop en faire, je me deman­
dais un peu si j’étais capable de travailler... Au Projet, il m’arrive de
passer des nuits entières au bureau. Mais il y a aussi des périodes de
décontraction totale.
A côté du travail sur la Tunisie Centrale, je participe à des
réflexions sur différents problèmes liés à l’agriculture : l’enseigne­
ment agricole, la recherche, la vulgarisation. Je prenais prétexte des
liens entre la Planification et ces problèmes pour faire circuler au
sein du ministère nos idées, à moi et à quelque collègues, sur la
question. Bien sûr, nous dérangions souvent Nous nous sommes
ainsi attirés une inimitié définitive de la part des responsables d’un
autre projet F.A.O, d’expérimentation sur les pâturages cette fois.
Alors que nous importaient surtout les réponses à des questions sur
la vitesse de régénération des pâturages du Centre, sur la charge ani­
male qu’ils pouvaient supporter, les gens de ce Projet préféraient
obtenir des moutons de 70 kg sur des enclos ou chacun d’eux avait
de la nourriture en surabondance. « Vos essais n’apportent rien, leur
avions-nous dit - et je parlais plutôt cruellement, ça n’arrangeait pas
les rapports avec eux - on sait très bien que lorsque un mouton a de
quoi manger, il grossit ; ce que nous voulons savoir, c’est combien
de moutons on peut mettre à l’hectare sur tel ou tel pâturage, pour
cela il faut mettre des charges de plus en plus fortes, jusqu’à ce
qu’on soit à la limite de la mort par inanition. » Et voilà que nous
avons déclenché le concert des amis des bêtes ! « Vous voulez tuer
nos moutons ! » Et surtout, nous nous intéressions moins aux résul­
tats spectaculaires qu’à ceux que nous pouvions utiliser pour notre
planification, nous n’étions pas dans l’esprit du système.
Un jour, à la suite d’une note que j’avais rédigée sur la recherche,
j’ai été convoqué, avec mon directeur tunisien qui ne cachait pas sa
peur, par le Sous-Secrétaire d’Etat à l’Agriculture, qui relevait alors
CRISTAL 307

du Secrétaire d’Etat au Plan et à l’Economie Nationale, il n’y avait


pas de ministres). « C’est un tract communiste, m’a-t-il lancé d’em­
blée. » « L’avez-vous lu ? » rétorquai-je . « Peu importe, cette
manière d’intervenir dans les affaires des autres est inadmissible... »
Et avait suivi une longue discussion, plus calme, sur le sens de ces
interventions, la méthode qu’il faudrait utiliser, la souplesse, etc. Je
profitais finalement de cette “engueulade” pour demander à mon
interlocuteur de soumettre à ses chefs de service une note, réalisée
tout à fait dans le cadre de notre Projet, cette fois, sur les problèmes
de l’élevage. Il avait déjà entendu les protestations des responsables
de ce secteur contre nos façon de poser les problèmes, qui remettait
bien sûr en cause leur comportement bureaucratique et sans imagi­
nation. Il acceptera de présider une réunion sur le problème, ce qui
est un succès pour nous, mais n’y restera que quelques minutes, lais­
sant ensuite le champ libre aux mandarins qui ne discutèrent même
pas notre point de vue.

Le Projet de Tunisie Centrale devait prendre fin en décembre


1966. Mais nous n’avions pas fini de rédiger les rapports finaux, il
s’en fallait de deux mois. Mon directeur tunisien ne voulait plus me
voir : Noureddine avait travaillé un moment avec nous, avait été
congédié en mai 1965, après une interpellation par la police. Cer­
tains des étudiants arrêtés en décembre 1966 avaient également tra­
vaillé comme enquêteurs au Projet, pour un collègue, pas pour moi.
Il n’empêche, mon directeur était persuadé que j’étais responsable
de ses insomnies et préféra m’interdire l’accès des bureaux dès la fin
décembre. Je serai hébergé, avec le directeur indien et deux secré­
taires du Projet, au Centre d’information des Nations-Unies où nous
finissons nos rapports. Sur le plan administratif, je suis payé par le
ministère, mais n’y ai aucune place.
Je finirai par rejoindre le Bureau de Contrôle des Coopératives du
Nord, organisme qui dépend conjointement de la Banque Mondiale
et du cabinet du ministre. Après avoir participé à la phase de mise
en place du Bureau, je fais un rapport d’évaluation globale dont les
conclusions ne plaisent pas beaucoup au responsable, préoccupé de
montrer des résultats positifs pour faire avancer sa carrière. Il utili­
sera tout de même de longs extraits de ce rapport, mais je sens bien
qu’il m’écarte de plus en plus, d’autant que les experts de la Banque
Centrale arrivent. Parmi eux, un de ceux qui avaient joué un rôle
important dans le démarrage des coopératives, il tenait à “son
enfant” et n’appréciait pas mon attitude critique. Je commence à
308 CRISTAL

regarder vers d’autres directions après le troisième accrochage avec


l’expert en question, soutenu par le directeur du Bureau.
Il est peut-être intéressant de dire que celui-ci, qui base sur le
moment sa carrière sur la réussite des coopératives, saura prendre le
virage assez vite et fera partie de ceux dont les déclarations acca­
blent Ben Salah à son procès en 1970. Le technicien oblique alors
vers la politique et fait une ascension brillante ; jusqu’à sa chute en
1979, dans le sillage d’Abdallah Farhat, Président du Congrès du
P.S.D. de septembre 1979, qui avait cru prématurément son heure
arrivée...
Pour ma part, j’abandonne l’administration pour la recherche : le
directeur du Centre d’Etudes et de Recherches Economiques et
Sociales de l’Université de Tunis, qui est en même temps pro-recteur
de l’Université de Tunis, est intéressé par la création d’une section
d’économie rurale dans son Centre. Il est même question que je
donne des cours à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques
dont il est Doyen. Je rejoins le C.E.R.E.S. en octobre 1967. Entre ce
moment et celui de mon arrestation, en mars 1968, je n’aurai pas le
temps d’être nommé à l’Education Nationale et je ne serai jamais
payé.

J’ai commence par créer une sous-section d’économie rurale à la


section d’économie, et j’en préparais le programme. J’essayais de
recruter quelques chercheurs, et commençais un travail de dépouil­
lement sur les statistiques des Unités de Production, je publierai seu­
lement le premier article d’une série prévue de quatre ou cinq, et je
traduirai de l’anglais deux articles qui seront publiés également.
J’avais participé à des discussions dans des séminaires organisés au
C.E.R.E.S., et m’apercevais avec étonnement que mon rythme d’ac­
tivité et de production était considéré comme important, alors que
j’avait l’impression, occupé comme je l’étais par mes responsabi­
lités politiques, de ne pas consacrer suffisamment de temps à mon
travail.
Inconnu sur le fichier du ministre de l’Education Nationale, je
devais bientôt disparaître également de l’histoire du C.E.R.E.S. :
deux mois après mon arrestations, mon ancien professeur d’écono­
mie rurale à Paris effectua une visite de travail en Tunisie, pour étu­
dier la possibilité de créer une section d’économie rurale à l’Institut
de Recherches Agronomiques de Tunis. Il prit contact avec les cher­
cheurs du C.E.R.E.S. et fit le tour de l’établissement. Dans le rap­
port qu’il publia sur son séjour, nulle mention n’était faite de
CRISTAL 309

l’embryon de section d’économie rurale qui avait existé, personne,


ni la direction ni les chercheurs, ne lui avait parlé des projets et réa­
lisations de son ancien élève. Le même phénomène s’est renouvelé
avec la publication des actes du séminaire de géographie maghré­
bine : il ne restait, de plusieurs interventions relativement longues
que j y avais faites qu’un court passage en forme de question à un
conférencier, et peut-être ce passage est-il resté par erreur...
Afif arpente son cabinet, une grand salle claire où le mobilier,
luxueux, tient peu de place et dont les fenêtres donnent sur la
rue Nasser, l’une des plus passantes de la Ville. Il n’a plus de
clients à voir pour aujourd’hui et il a donné congé à la “jument
verte”, un peu étonnée et réprobatrice de le voir rester seul....
Il jette un coup d’œil sur les journaux ouverts sur son
bureau, a un geste pour les prendre, puis hausse les épaules. A
quoi bon ? Toujours pareil. Des discours stéréotypés. La poi­
gnée d’égarés, la masse trompée, les efforts consacrés aux
jeunes, les bourses, etc. Sur les faits, leurs causes, pas un mot,
pas la moindre précision. On ne peut qu’être à l’affût des
rumeurs, puisque la presse est absente.
Il continue d’aller et venir, songeur. Les choses paraissaient
aller bien. De véritables retrouvailles avec Nabiha qui a l’air de
s’épanouir depuis qu’elle travaille. Elle se passionne pour son
étude qu’elle a intitulée, voyons... “Les motivations en matière
de choix de logement dans Tunis”. Elle s’est découvert des
talents d’enquêteuse et mène avec habileté sa barque au milieu
des “parasites de la recherche”, comme elle les appelle. Elle est
si joyeuse en racontant comme elle les mystifie ! Ses yeux grands
ouverts, elle écoute d’un air naïf et reconnaissant, un peut niais
même, tous les conseils qu’on lui donne, se déclare intéressée par
les voyages à l’étranger, les congrès internationaux. Elle ne porte
plus sa petite robe bleu : un maître de recherche a la manie de
triturer distraitement les boutons des vêtements de son interlo­
cuteur, et les boutons, dans cette robe, sont sur la poitrine. Elle
s’installe sans éveiller la méfiance, garantit ses arrières, s’assure
des alliés et prépare des batailles. Un véritable stratège ! Faire
312 CRISTAL

de la “vrai” recherche, montrer que c’est possible, en donner le


goût aux jeunes, c’est l’objectif qui la passionne et auquel elle se
consacre avec un enthousiasme qui surprend et émeut Afif.
Tout va bien entre eux temps-ci. Ils prennent à nouveau plai­
sir à parler de tout, à se raconter leurs journées, leurs préoccu­
pations, à faire l’amour, à bavarder avec les enfants, qui sont
ravis de l’amélioration du climat de la maison.
Afif voit moins Marie-Claude, mais elle ne paraît pas s’en
formaliser, elle comprend.... D’ailleurs elle va partir dans sa
famille pour un mois, elle manquera un peu à Afif, mais il sait
qu’ils n’en souffriront pas trop tous les deux.
Brusquement, les choses se sont précipitées, la situation a
évolué et tout est remis en question. Cette grève des étudiants
était prévisible, justifiée, et au lieu de leur faire quelques
concessions, on a durci les positions, commencé à réprimer,
bref, cela va être une épreuve de force assez pénible. On parle
déjà de plusieurs centaines d’arrestations. Le spectacle des
policiers casqués à tous coins de rue ne contribue pas à la
détente.
Il jette un coup d’œil sur sa montre, s’assied à son bureau,
s’efforce de lire un article de journal, y renonce et reprend ses
méditations, repoussant son fauteuil au bout d’un instant pour
déambuler à nouveau.
Hayet... que va t-elle lui demander ? Acceptera-t-il ? Et pour-
ra-t-il refuser, si ça lui paraît trop, sans en avoir pour toujours
honte ? Le petit ami de Hayet est un militant actif, croit-il savoir.
S’agira-t-il de le cacher, de l’aider à fuir ? Probablement quelque
chose comme ça, une aide qui engage et entraîne des risques. Elle
était bien mystérieuse au téléphone. Bien sûr, à cause de la grève,
elle ne vient pas à l’hôpital, c’est pourquoi elle a tenu à ce qu’il
la reçoive dans son cabinet. Mais « quand vous n’aurez plus de
clients ni d’infirmière, n’est-ce pas ? ». Beaucoup d’autorité
dans sa voix. Si elle avait eu quelques années de plus, il aurait
pensé à des galanteries. Hayet n’est pas ce genre, elle ne lui a
jamais fait la moindre avance, ni laissé croire qu’elle marcherait
si..., ni à lui, ni à personne, à l’hôpital du moins.
Il allume une cigarette, se plante devant la fenêtre, écrase son
mégot à moitié fumé dans un cendrier, reprend sa marche, s’as­
sied dans un des fauteuils réservés aux clients. S’efforce à l’im­
mobilité, a la lucidité. “Soyons lucides”, dit Nabiha...
CRISTAL 313

Que craint-il au juste ? Il pourrait facilement accepter


quelque chose de pas trop risqué, mais si ce n’était qu’un
début, s’il fallait aller plus loin ensuite ? Peur des tortures,
comme le disait Samir ? Un peu peut-être, mais il sait que ne ça
durerait pas longtemps et puis il ne pense pas qu’on irait
jusque là avec lui, tout de même...
Alors l’angoisse d’être obligé d’abandonner tout ça, la situa­
tion, la maison, la famille ? Même pas, il pourrait tout quitter
sauf peut-être la famille, mais il sait bien qu’elle le soutiendrait
si..., oui il pourrait tout quitter pour se refaire une situation
ailleurs, plus tard. D’ailleurs, il n’est pas très attaché aux objets.
Et puis il ne croit pas vraiment à la possibilité d’aller en prison.
Nabiha dirait sans doute que ce qu’il craint c’est d’être
obligé de choisir définitivement s’il veut ou non s’engager dans
une voie nouvelle, loin des sentiers qu’il fréquenterait aussi
bien ici qu’ailleurs. Elle aurait en partie raison, c’est un peu
l’engagement, si pénible à prendre, si difficile à refuser qui
l’angoisse. Mais peut être y a-t-il moyen de ruser, de s’engager
partiel-lement, sans trop de risques...
Qui donc nous a dit « le véritable engagement se prend
quand les flics sonnent à votre porte » ? Ah oui, Mahmoud ! Il
est maintenant un grand personnage, grand manitou au
ministère, médecin officiel à la cour. Son second engagement ne
semble pas avoir exigé de lui trop de sacrifices.
Dire que j’ai failli aussi être médecin de la cour ! Il éprouve
toujours un certain soulagement en évoquant la réponse de
Nabiha - par chance c’est elle qui avait décroché la téléphone il
n’aurait jamais eu lui-même une telle présence d’esprit -
quand on avait réclamé ses services. « C’est vraiment embê­
tant, il est au lit avec une grippe espagnole ou, quelques chose
comme ça, et ne veut même pas que je l’approche à cause de la
contagion. Mais s’il le faut... Voulez-vous que je lui demande de
vous indiquer un confrère ? » Il avait ensuite gardé la chambre
quelques jours, pour la vraisemblance, à la grande joie des
enfants et sans le moindre remords : le confrère qui avait été
appelé à sa place lui avait dit qu’il s’agissait d’une crise bénigne
de la fille d’un des secrétaires. Depuis, il passe un temps
considérable au Palais appelé pour des riens, il a l’air d’en être
heureux. Peut-être ce qu’on dit sur les honoraires fabuleux
qu’on y reçoit est-il vrai. Je me serais méprisé à sa place...
314 CRISTAL

Mais suis-je capable d’aller vraiment dans l’autre sens ? Je


me plaignais d’être trop loin de mes étudiants ! Dès que l’un
d’eux veut me faire confiance, j’ai envie de fuir ! Je suis vrai­
ment, quel est le mot qu’emploie Nabiha, oui englué, c’est ça,
englué dans mon existence petite-bourgeoise. Mohamed a rai­
son, nos choix professionnels, qui paraissaient si naturels,
étaient lourds de conséquences. Et pour secouer tout ça... Si on
me laissait le temps, avec l’aide de Nabiha, peut-être... Mais là,
tout de suite... Serais-je parvenu à mes limites ?
Bon le téléphone maintenant.
- Oui ? C’est toi, Nabiha ? Ça va, j’ai encore un peut à faire
avant de rentrer. Non, ne passe pas ici, rentre directement, je ne
sais pas combien ça peut durer. Je te raconterais. Toi jalouse ?
Tu sais bien qu’aucune femme, enfin presque...! Oui, c’est ça à
tout à l’heure.
Elle a plaisanté sur sa jalousie éventuelle. Si je lui avais parlé
du rendez-vous de Hayet, elle m’aurait dit « Chic, on va tirer
des tracts ! J’adore faire marcher les ronéos ! » Ce n’est sûre­
ment pas ça. Je dois être trop vieux pour les émotions, l’incer­
titude de la vie clandestine.
Elle sera d’un instant à l’autre, on verra bien. Inutile de se
tracasser. Tout cela traduit ma fatigue. Et puis ces problèmes
nous travaillent. Depuis le commencement de la grève, il y a
huit jours, je ne me sens pas très à l’aise. Nabiha est aussi
préoccupée mais elle semble avoir trouvé avec certains
collègues des formes de soutien acceptables. Elle a parlé de col­
lectes, de réunions syndicales. Moi je n’arrive même pas à
entraîner les confrères dans des discussions, et Mohamed est
invisible. Il m’aurait aidé. Bon cette fois c’est sûrement elle.
Aléa jacta est, allons ouvrir !
Hayet est une petite brune d’une vingtaine d’années, presque
jolie, à l’air décidé et au regard vif. Elle hésite un peu examine
les lieux, regarde Afif assis en face d’elle, se décide enfin.
- Je suis désolée de vous embêter, mais je ne voyais pas à qui
d’autre m’adresser en ce moment.
Elle continue après que son vis-à-vis l’ait rassurée d’un geste
bienveillant. Il n’a pas retrouvé l’autorité du professeur en face
d’elle, mais il ne ressent plus d’anxiété.
- La situation est très difficile. Il y a des arrestations en très
grand nombre. Beaucoup de nos camarades sont à la police,
CRISTAL 315

mon ami a été pris hier, je m’attends à ce que ce soit mon tour
d’un moment à l’autre. C’est pourquoi il faut faire vite. Je suis
enceinte de deux mois. Je sais bien que ce n’est pas très malin
de la part d’une étudiante en médecine, je ne cherche pas d’ex­
cuse. Mais je n’ai pas eu le temps de m’en occuper plus tôt, trop
à faire dans d’autres domaines pour me soucier de mon histoi­
re à moi.
Afif est tellement soulagé, maintenant qu’il voit de quoi il
s’agit, qu’il serait prêt à lui pardonner des quintuplés ! Dire
que ce n’est que ça ! J’étais vraiment fou de croire qu’on aurait
pu me faire confiance au point de me demander une aide
d’ordre politique !
- Dans d’autre conditions, poursuit Hayet, j’aurais facile­
ment résolu le problème. Peut-être même aurais-je gardé l’en­
fant, car nous sommes décidés à nous marier et à en avoir. Mais
je ne veux pas être arrêtée dans cet état, peut-être même accou­
cher en prison. Vous imaginez l’utilisation que le pouvoir ferait
d’une histoire pareille ! Avec toutes ses attaques contre nos
mœurs dissolues, notre soi-disant liberté sexuelle...
Afif lui est reconnaissant de la dernière phase qui établit
entre eux une connivence, on est du même bord.
- Ce n’est pas un problème difficile, je vais arranger ça tout
de suite. Un coup de téléphone et vous entrez en clinique ce soir
même. Ils vous garderont 48 heures pour que vous sortiez en
forme. Cela vous convient ?
- C’est que je veux pas y entrer sous mon nom, utiliser la
sécurité sociale, et je n’ai pas d’argent...
- Et qui a parlé d’argent ? Voyons le numéro...
En février 1972 au cours du congrès extraordinaire de l’UGET
et de l’agitation qui avait répondu aux débuts de la répression un
mot d’ordre avait surgit sur un mur, écho lointain du mai 68
français : “Liberté sexuelle”. Le premier ministre de l’époque
s’en était saisi pour déconsidérer les étudiants auprès de l’opi­
nion publique.« Cela veut dire, expliqua-t-il que n’importe quel
homme pourrait sauter sur une femme qu’ils pourraient faire
“ça”partout, jusque dans la rue ! » Il indiquait en passant com­
ment il comprenait le concept de liberté et peut être aussi pour­
quoi il ne l’admettait pas.
Au cours des interrogatoires des étudiants arrêtés., les policiers
posaient systématiquement des questions sur les relations sexuelles
316 CRISTAL

insinuaient qu’il pourrait y avoir des poursuites pour atteinte aux


mœurs. Et cette attitude s’est prolongée bien au-delà de 1972.
Pour une jeune femme il était encore plus difficile d’assumer
le fait de vivre avec un homme, face aux policiers qui faisant feu
de tout bois, mêlaient les insultes et les menaces aux coups.
Une amie m ’a raconté son angoisse, lors d’une répression qui
risquait de la toucher, parce qu ’elle se croyait enceinte : non seu­
lement elle se voyait l’objet des pires attaques de la part des poli­
ciers et du régime, elle craignait les réactions de ses parents, mais
surtout elle se sentait responsable des conséquences qu ’il pour­
rait y avoir pour son organisation : voici la preuve de la déprava­
tion de ces gens, etc.
Pendant quelque jours elle n’osa plus aller à l’Université ni
dans un endroit ou l’on pouvait la trouver, jusqu’à ce qu’elle fût
rassurée sur son état.

Il a effectivement tout arrangé très vite, on se rend des ser­


vices entre confrères, et lui propose de l’emmener en voiture à
la clinique.
- Volontiers, ainsi je serai sûre de ne pas être arrêtée en che­
min. Vous êtes très chic, je ne sais pas comment vous remercier.
Je suis contente d’avoir osé m’adresser à vous...
- Pourquoi “osé” ? Je vous intimide donc ?
- Un peu. Et les autres étudiants aussi, vous savez. Mais j’ai
pensé que vous n’étiez pas avec le pouvoir et que vous me com­
prendriez, qu’il fallait tenter...
Elle a rougi de l’audace de son discours, mais Afif n’a pas
paru choqué, il semble seulement réfléchir à ses paroles. Elle
fait mine de se lever, il interrompt son mouvement d’un geste
de la main avant de demander encore :
- Et auriez-vous pensé à me demander une aide... directe­
ment politique, plus engageante ?
Elle hésite, réfléchit encore, répond enfin.
- Bien sûr, si des gens comme vous étaient avec nous, en par­
ticulier au cours d’un procès, ça serait mieux. Mais je crois
qu’il est trop tôt, qu’on ne doit pas trop vous demander. Vous
accepteriez sans doute de faire beaucoup de choses, mais vous
le regretteriez...
Elle fait un geste circulaire.
- Trop de choses vous retiennent, et la situation n’est pas
assez mûre pour que ces choses deviennent secondaires pour.
CRISTAL 317

vous. Vous ne m’en voulez pas de ma franchise ? D’ailleurs ce


que vous faites pour moi est aussi un acte politique.
- Non, sourit-il, déontologique uniquement. Je cite : « L’in­
terruption de grossesse doit être indiquée lorsque la santés phy­
sique ou mentale de la mère est mise en danger par la
grossesse », ce qui est le cas. Mais laissons cela, et continuez
d’être franche. Ces choses-là qui me retiennent, ne sont-elles
pas aussi votre avenir ? Vous serez sans doute comme moi dans
dix ou quinze ans...
- Question piège, Monsieur le Professeur ! vous connaissez la
réponse. D’abord mon avenir est beaucoup moins assuré que...
votre présent. Je peux donc plus facilement accepter une aven­
ture collective et ses risques. De plus vous avez connu l’époque
coloniale, vous avez vu comment beaucoup de choses ont
changé : les possibilités que vous avez eu, vous et votre généra­
tion, ont pu vous éblouir, sinon vous satisfaire. Nous n’avons
pas de point de comparaison, nous sommes impatients, exi­
geants, nous n’acceptions pas qu’on gaspille tant de temps et
d’occasions. Et surtout je n’ai pour ma part, que la liberté
d’être ou non avec ceux qui luttent. Tout le reste est secondaire.
Comme ceux qui luttent sont des gens que j’aime, que j’estime,
comme nous sentons que personne ne peut le faire à notre
place, le choix est facile. Je ne suis pas très bien formée politi­
quement, je ne serais pas capable de vous convaincre que nous
avons raison, mais cela va de soi pour moi. Pour vous, c’est
beaucoup plus compliqué.
- Excellente réponse. Mois aussi je réfléchirai à ce que vous
m’avez dit, avec ma femme. Quant tout cela sera fini, je serais
heureux que vous fassiez sa connaissance et que nous nous ren­
contrions quelquefois en amis.
- Ce sera avec plaisir. Mais je ne peux pas fixer de date, vous
savez. Cela dépendra de l’ampleur et de la durée de la répres­
sion.
- Et vous n’avez pas peur d’être arrêtée, torturée, mise en
prison pour Dieu sait combien de temps ?
- Oh, oui j’ai très peur ! Mais qu’est-ce que ça change ? Cela
fait partie du choix que j’ai fait. Il faut donc surmonter la peur,
je m’y efforce. Vous savez, nous avons tout de même la chance
de na pas être les premiers et nous ne nous sentons pas isolés,
ça aide beaucoup, ça encourage à tenir le coup.
318 CRISTAL

- Excusez-moi si je vous parais indiscrète, mais vous trouver


si ouvert me donne de l’audace. Vous avez milité pendant des
années je crois, quand vous étiez étudiant. Vous n’avez pas
continué. Etait-ce parce qu’il est très difficile d’être les pre­
miers ?
- Je ne sais pas. Cela revient peut-être à cette question, mais
aussi les choses étaient moins claires, plus abstraites pour nous.
Nous étions comme enfoncés dans un monde d’idées, de
concepts, dont nous ne distinguions pas très bien les liens avec la
réalité. D’autant plus que nous étions à l’étranger et ce qu’on
imagine de là-bas ne ressemble pas toujours à ce qu’on trouve
ici. Oui comme vous dites, c’est difficile d’être les premiers, de
ne pas se perdre dans des analyses subtiles, de rester conscient
de quelques vérités élémentaires. Et pour ceux de ma généra­
tion, tout était moins clair y compris, dans la situation générale
et les instruments d’analyse. Vous savez, les premiers à avoir
subi une grosse répression, nous admirions leur courage, mais
nous les trouvions aussi un peu simplistes, un peu fous !
Elle le regarde avec intérêt et un peu de surprise aussi.
- Oui, j’étais très engagé à un moment donné, explique-il. Il
y a aussi autre chose, une découverte que je n’ai pas encore
approfondie moi même : le système est beaucoup plus fort que
nous le croyons, parce qu’il trouve en nous les brèches par où
introduire la paralysie, nous récupérer plus ou moins. Comme
dites-vous cela ? L’oppression est idéologique, on l’intériorise.
Oui, ce n’est pas aussi simple qu’on avait pu le penser. Dans
notre génération, il y avait surtout des bourgeois et des petits-
bourgeois. Du reste, les rares qui étaient d’origine pauvre ont
souvent évolué encore plus mal, l’impression d’arriver dans les
classes supérieures leur est montée à la tête. Pour notre milieu,
c’est d’abord la famille qui intervient, qui nous repend en main
imperceptiblement. On fait des concessions, on ne s’aperçoit
pas qu’on glisse de plus en plus.
- Je crois qu j’ai de la chance d’être jeune aujourd’hui. Et
aussi d’être fille de cheminot. Parce que, malgré toutes ses ten­
dances petites-bourgeoises, son désir de voir ses enfants arriver,
mon père a toujours gardé un fond prolétarien, une espèce de
révolte larvée contre la société, un refus de l’injustice et de l’ex­
ploitation, qui m’ont marquée. Et nous sommes moins impres­
sionnées par la culture et la science. Mais ne faudrait-il pas
partir ?
CRISTAL 319

- Oui, il est temps allons-y. J’espère que vous n’avez pas


peur.
- Ah non ! Quand je pense à ce que les camarades arrêtés
doivent subir en ce moment, un curetage sous anesthésie me
paraît vraiment du luxe !

Ils croisent en route deux camions de policiers casqués.


- Je les hais ! gronde Hayet.
- C’est peut-être cela que j’admire dans votre génération,
cette capacité que vous avez de haïr...
- Mais c’est normal de haïr son ennemi, et ils sont notre pre­
mier ennemi !
- Vous avez sans doute raison. Mais chez nous, cette capacité
s’est bien émoussée, si elle a jamais existé. Nous avons tendance
à excuser l’homme et à accuser le système, ce qui est vrai au
fond, mais ne facilite pas la lutte.
- Mon père dit souvent, déclare Hayet au moment où la voi­
ture s’arrête devant le perron de la clinique, qu’il n’a pas
confiance dans les intellectuels, tant que les ouvriers ne s’y
seront pas mis. Je crois qu’il a raison, nous ne devons pas espé­
rer des miracles entre temps. C’est mon avis, pas celui de tous
mes camarades...

Afif sifflote gaiement en repartant. Pas de problème il a


laissé Hayet grave et détendue, on lui enverra la note. Il rit en
repensant à ses angoisses, ses craintes absurdes. Au fond, en ne
lui demandant pas trop, on a plus de chance de le faire aller
plus loin, Nabiha le pensera sûrement aussi.
Pour l’instant je peux continuer à vivre comme avant, un peu
mieux peut-être, plus lucidement, plus attentivement. C’est
inouï comme cette petite m’a réconforté. Elle ne me méprise
pas, peut-être même m’estime-t-elle. Elle juge objecti-vement et
comprend. Marie-Claude a bien raison quand elle dit que nous
avons tendance à nous prendre pour le nombril du monde !
C’est cela qui nous fait prendre tellement au sérieux nos petites
réalisations et si tragiquement nos misérables insuccès.
La pensée de Marie-Claude lui remet en mémoire sa bouta­
de sur son envie de faire l’amour simultanément avec lui et
Nabiha. Il sourit. L’expérience me tenterait assez. Une séance à
la Henri Miller, c’est ça “Sexus”. Ou peut-être quelque chose de
320 CRISTAL

plus calme, plus tendre. Mais je n’oserai jamais le proposer, il


faudrait que ça vienne tout seul, d’une façon naturelle.
L’évocation de ces deux beaux corps mêlés au sien l’émous-
tille. La vue d’une relève de policiers au coin d’une rue le ra­
mène à une réalité moins voluptueuse. Penser à sa libido dans
une situation pareille ! Il faut voir que nous pouvons faire en
tant qu’universitaires, en parler avec Nabiha, nous devons
trouver quelque chose.
Je ne sais pas si cela se passe encore ainsi aujourd’hui mais les
geôles du ministère de l’Intérieur jouaient un rôle très important
dans la répression de tous les types de délits à Tunis. La plupart des
gens arrêtes y séjournaient, que ce soit à la suite de rafles, d’en­
quêtes sur différents crimes ou délits, ou de simples vérifications
d’identité. Pendant toute la durée des interrogatoires à la police, cela
pouvait dépasser le mois, l’inculpé partait tous les matins au com­
missariat de police ou à la brigade spécialisée où on l’interrogeait,
et revenait en fin de journée. Un jour, la cellulaire le conduisait au
Palais de Jjustice où il rencontrait le juge d’instruction, se voyait
signifier son inculpation, puis repartait, mais pour la prison.
J’ai eu à trois reprises l’occasion de loger dans ces geôles, c’est
là que j’ai côtoyé de jeunes délinquants, c’est là aussi que j’ai vu les
punaises les plus grosses que je connaisse. En général, nous qui
dépendions de la D.S.T., nous étions relativement bien reçus : on
nous mettait dans la geôle non pas la plus propre, le terme ne peut y
avoir de sens, mais la moins surpeuplée, avec des détenus “sages”.
Les geôles sont situées au sous-sol du Ministère, on y accède à
pied par une des trois ou quatre portes métalliques solidement
fermées, en bas d’un petit escalier qui part d’un hall du ministère.
Quand on arrive en voiture cellulaire, des grandes portes, métal­
liques également, qui s’ouvrent sur l’arrière du ministère, conduisent
vers une rampe qui descend en tournant vers une sorte de place,
vaguement éclairée par de petits soupiraux, mais surtout par des
lampes électriques peu puissantes. Comme l’aération n’est pas extra­
ordinaire, à la faiblesse de l’éclairage s’ajoute une persistante odeur
de gaz d’échappement qui augmente l’impression d’opacité de l’air.
322 CRISTAL

On entre dans cette cour après avoir laissé ses affaires - argent, por­
tefeuille, ceinture, lacets de souliers et lunettes - dans la salle d’ac­
cueil très éclairée ou l’un des agents fait le tour du comptoir pour
terminer la fouille avant de vous conduire à l’intérieur ; la domi­
nance des teintes sombres, dans la peinture des murs et portes
s’ajoute au gris presque noir du ciment du sol pour aggraver ce sen­
timent de se trouver sous terre.
Tout autour de la cour, des portes de cellules, avec des fenêtres
grillagées, rectangles allongés horizontalement surmontant une
chasse d’eau extérieure : on apprend très vite que les policiers qui
gardent les geôles (pendant une période, il y a eu des gardiens de pri­
son, puis on est revenu aux policiers) font de temps en temps le tour
en tirant successivement les chaînes de ces chasses. Quelle doulou­
reuse surprise, lorsqu’on a enfin réussi à s’endormir un peu, que ce
fracas de la chasse !
Les cellules, différentes par leur largeur, sont toutes pourvues
d’une “dokana” adossée au mur du fond, sorte de banquette en
ciment de deux mètres de profondeur couvrant toute la largeur de la
cellule. Comme elles ont toutes la même profondeur, environ quatre
mètres, il reste près de deux mètres dans lesquels est casé un cabi­
net à la turque. L’eau potable est fournie par un trou qui se trouve
dans le mur latéral du cabinet, et coule en permanence. Afin d’évi­
ter le glouglou de cette eau, on recouvre le trou d’un morceau de
plastique qui la fait glisser le long du mur...
On arrive donc dans la geôle, en général le soir. Il y a beaucoup
de monde, certains, tôt arrivés ou un rien “caïds” sont allongés ou
assis sur la dokana au fond. D’autres, débout ou accroupis dans l’es­
pace de l’entrée à côté du cabinet, s’effacent pour vous laisser péné­
trer, on posera les questions sur qui vous êtes et pourquoi vous êtes
là tout à l’heure, le plus important est de ne pas trop s’éloigner de la
porte et de l’unique fenêtre qui la surmonte, où on espère avoir un
peu d’air respirable : c’est qu’il fait plutôt chaud (mais je n’y ai
jamais été en plein hiver) là-dedans, et il y en a qui se sentent mal,
parfois.
Petit à petit, on s’installe à son tour, se procure le sandwich à la
sauce, plein de mie et qui coupe l’appétit plutôt qu’il ne le satisfait
et on dit deux mots de son affaire, on écoute les autres. En général,
“sûreté de l’État” entraîne tout de suite le respect : nous ne sommes
pas des délinquants, peut-être même somme-nous de futures per­
sonnalités politiques, on nous le fait comprendre, en nous laissant
CRISTAL 323

une place pour nous allonger, en faisant des efforts de langage pour
être moins grossiers.
En 1968, comme j’étais arrivé les pieds douloureusement gon­
flés, un jeune homme, accusé d’avoir volé un poste-radio, je crois,
s’étonna que l’on nous batte, nous aussi. Il me conseilla de laisser
longuement l’eau fraîche couler sur mes pieds, étendit ensuite son
burnous sur le ciment pour me faire une couche à peu près confor­
table. J’étais étonné de cette commisération de la part de quelqu’un
qui disait avoir lui-même pas mal reçu sur ses plantes de pieds dans
la journée. « Je suis habitué aux coups, toi certainement pas » me
dit-il.
Il y a de tout dans ces geôles : un jeune garçon de quinze ans,
peut-être, accusé d’avoir volé un portefeuille dans un car, pleurniche
en expliquant que son père, un nom connu, viendra sûrement le
chercher et fera payer cher sa méprise à l’agent - le père est venu le
lendemain seulement, semble-t-il ; un vieil homme, paysan du cap
Bon, plein de philosophie, qui explique que le haschich qu’il avait
cultivé était pour sa consommation personnelle, pas pour un trafic,
et qui s’attend à se voir rapidement libéré ; des jeunes gens d’une
vingtaine d’années qui ont commis plusieurs cambriolages et vont
tous les jours avec les policiers récupérer le butin caché dans divers
endroit, qui disent être contents d’avoir mené la grande vie : six
mois de luxe, avec des verres de whisky dans les grands hôtels, des
restaurants chic et des filles, on les paiera de deux, trois ans de pri­
son, ça vaut le coup. Mais ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir
que ces années seront très dures pour eux, et qu’après, ils auront
toutes les peine du monde à trouver un emploi, à ne pas revenir en
prison. Et des souteneurs de petite envergure, racontant en se gon­
flant les exploits de leur bande, et des petits voleurs à la tire, et cet
homme qui a falsifié un chèque, cet autre qui essayait de partir clan­
destinement en France à bord d’un bateau, sans rien voir d’autre que
son envie de partir.
Certaines cellules, deux en général, sont réservées aux femmes.
Presque toutes prostituées, elles s’interpellent une bonne partie de la
soirée avec les hommes - leurs hommes ou de simples “complices”,
arrêtés en même temps qu’elles, car la prostitution clandestine est un
délit, et le client un complice du délit - se disputent entre elles,
chantent, rient, s’insultent, en utilisant une langue dont la verdeur
me choque un peu. J’ai ainsi entendu une nuit une fille qui répondait
à des lazzi d’amis de son protecteur - il riait avec eux - avec une
324 CRISTAL

assurance et une précision dans les détails anatomiques qui m’au­


raient fait rougir si j’avais été face d’elle. Je m’attendais un peu à ce
qu’elle soit une plantureuse matronne, les réponses d’un autre petit
souteneur (il devait avoir seize ans et disait faire travailler six filles
dont sa sœur) sur la profondeur de son être intime me semblaient le
confirmer. Nous devions être emmenés avec elle et son souteneur au
Palais de Justice le lendemain matin : je pus voir une petite fille
maigre et paniquée qui ne cessait pas de pleurer, ne répondait même
pas à son ami.
En novembre-décembre 1973, les geôles avaient été réservées
exclusivement aux politiques interrogés par la D.S.T. Ceux qui n’é­
taient pas logés dans les bureaux mêmes montaient et descendaient
les escaliers à la demande des policiers qui ne s’embarrassèrent pas
de politesse pour les faire parler : cette vague de répression a mar­
qué une escalade dans l’utilisation de la torture.
Lorsqu’on est engagé dans une action contestatrice, on s’attend à
la répression, à la prison. Et on ne craint pas vraiment cette dernière.
Il y a au contraire une certaine mythologie de la prison, à laquelle ont
contribué tous les militants qui y sont passés, même ceux d’avant
l’indépendance. Il faut y être resté des années à la suite pour se péné­
trer de l’idée que c’est un endroit où, si l’on ne perd pas complète­
ment sa vie, on la mène à un niveau plus bas, on est obligé de la
limiter à des exigences plus immédiates, à ne sortir des frontières du
mur d’enceinte que par intermittence..., mais j’ai parlé de tout cela.
Avant notre arrestation en 1968, j’avais de la prison une idée tout
ce qu’il y a de plus vague. Aucune notion de ce que pouvait repré­
senter son architecture interne, les films qui en montrent des images
ne parlent que de prisons autres que celles où l’on croit risquer aller
un jour. Mais aussi on n’y réfléchit pas trop, bien obligé de se per­
suader qu’on parviendra à ne pas être arrêté. Il y a, au fond de nous,
une image floue où se mélangent la notion de souffrance et celle
d’Université Révolutionnaire, réminiscences d’écrit de gens qui,
eux aussi, s’efforçaient d’engager leur lecteurs à ne pas redouter
l’incarcération.
Et en 1972, je n’avais pas peur d’aller en prison, car je pensais
pouvoir m’adapter à cette vie que je connaissais et trouver facile­
ment les moyens de passer le peu de temps que j’aurais à y vivre,
sûr que j’étais de la solidarité extérieure.
Ce que l’on craint le plus, c’est tout ce qui précède : l’arrestation,
les interrogatoires, la torture, l’attente dans les locaux de la police
CRISTAL 325

d’être déféré devant le juge d’instruction, pour pouvoir se détendre


en prison de cette angoisse quotidienne que l’on ait arrêté quelqu’un
d’autre et que l’interrogatoire, le vôtre, recommence, avec les
insultes, les coups, l’angoisse...

En 1968, j’avais été arrêté un jour après Noureddine : celui-ci


avait été embarqué à la sortie d’un café et des témoins avaient pu
nous prévenir. Nous avions passé une partie de la nuit, Leyla, sa
sœur Dalila et moi, à brûler tout ce qui nous semblait un peu poli­
tique à la maison. Le lendemain matin, quand les policiers vinrent
avec Noureddine pour perquisitionner, je fis mine d’exiger un man­
dat du juge. On refusa de me montrer quoi que ce soit et on me
menaça de forcer la porte, de m’embarquer « si je continuais à faire
l’insolent ». Ils en étaient bien capables, ils l’ont montré des dizaines
de fois par la suite.
L’après-midi même, un policier en civil vient poliment me prier
de le suivre. Je demande si je peux prendre un manteau, d’accord, si
je peux laisser les clés de la maison à Leyla, non, je ne dois rien lais­
ser. Je suis conduit dans un bureau du Ministère de l’Intérieur (où
sont aussi regroupés certains services de police). J’apprendrai vite
que la Brigade Criminelle collabore avec la D.S.T. pour l’enquête,
et que je suis aux mains de cette brigade. Conduit, toujours très poli­
ment, au bureau de commissaire, un homme d’une cinquantaine
d’années, et prié de m’asseoir. Mon vis-à-vis m’informe que je suis
là en qualité de témoin, me demande de reconnaître la photo d’un de
mes camarades. Je ne donne pas les détails qu’ils attendent, ou bien
ils se lassent de cette forme, on change de bureau, et de méthode. Il
n’y a pas un quart d’heure que je suis dans la maison, qu’on m’a
déjà emmené dans une pièce située de l’autre côté du couloir qui
donne sur le grand hall du ministère (je n’arriverai jamais à me
retrouver dans tous les escaliers et couloirs de ce bâtiment, aucune
importance, je suis toujours solidement escorté), et l’on commence
à m’arracher mes vêtements.
La sensation dominante est l’impuissance totale : pris au milieu
de quatre, cinq bonshommes qui crient, discutent entre eux, vous
bousculent, vous font asseoir par terre, lient vos poignets ensemble,
font glisser une barre de fer sous vos genoux, et au-dessus de la sai­
gnée du coude, vous transportent ainsi accroché à la barre qu’ils
posent entre deux tables, vous vous sentez petit, complètement
désarmé. Ce n’est pas le fait que vous êtes nu et qu’il sont habillés,
quoi qu’il semble que cela joue un rôle pour certains, un peu plus
326 CRISTAL

pudiques, et pour beaucoup de fdles. C’est surtout l’impression


qu’ils peuvent faire de vous ce qu’ils veulent, absolument ce qu’ils
veulent, et que, là en plein centre de la ville, dans un endroit où se
trouvent des milliers de personnes peut-être, il n’y a pas le moindre
secours à attendre de quelqu’un.
Dans cette situation, il faudrait, je le sais, ne plus rien voir, ne
plus rien entendre, se fermer complètement et ne penser qu’à tenir,
à haïr ces tortionnaires. Je ne peux pas, mes sens sont comme en
alerte, je regarde tout le monde, essaie de voir ce qu’il y a dans la
pièce, d’entendre tout ce qui se dit, d’interpréter le sens des apartés
qui se tiennent.
Le commissaire et son secrétaire sont des types très grands et
plutôt gros - dans le cercle qui m’entoure en ce moment, il n’y a pas
de gringalets, tous des costauds - aux yeux injectés de sang. Ils boi­
vent certainement beaucoup. Le commissaire me dit tranquillement
qu’il a travaillé dans la police du temps de la France (il a d’ailleurs
commencé par sortir une fiche me concernant : j’avais été interpellé
en 1954 lorsque, lycéen, j’avais participé à une diffusion de tracts
pour protester contre l’assassinat par la police coloniale de deux étu­
diants de la Zitouna). Son secrétaire a un visage blanc peu flasque et
un regard bleu pâle, un air visqueux qui me dégoûte un peu, je n’ai
pas envie qu’il me touche. Les autres ont des allures de pères de
familles, sanglés dans des complets dont ils enlèvent rapidement la
veste, l’un d’entre eux ne m’est pas inconnu : il porte le même com­
plet verdâtre à rayures qu’il y a quelques années, lorsqu’il travaillait
au Ministère de l’Agriculture. Je comprends aujourd’hui qu’il était
déjà flic, à la Brigade des Mœurs (je me félicite de n’avoir alors
jamais butiné les secrétaires...).
A part les deux tables écartées l’une de l’autre de façon à laisser
la place du “patient” accroché à la barre de fer, la pièce comporte
une armoire métallique ouverte. Je ne peux pas bien distinguer ce
qu’il y a dedans, on m’a enlevé mes lunettes, mais je devine une
lampe de bureau, comme celles que l’on braque sur le visage des
suspects dans les films, des instruments qui me font penser à des
pinces et des tenailles, d’autre objets métalliques, certains sont nic­
kelés. L’un des hommes prend des bâtons et des cravaches de divers
genres au fond de l’armoire, il les distribue aux autres. Le commis­
saire refuse ce qu’on lui tend et choisit quelque chose qui ressemble
à une cravache de cavalier qui posséderait régulièrement des renfle­
ments pointus. Contre le mur, semblable à un appareil téléphonique
CRISTAL 327

mural, un rhéostat et un long fil électrique qui se termine par une


sorte de baguette métallique, cela tient un peu du “Baby-liss” que
Leyla utilise pour faire sécher ses cheveux. Je suis épouvanté à
l’idée que du matériel de torture électrique est installé ainsi, de
façon officielle, dans une salle du ministère de l’Intérieur, c’est donc
une méthode courante.
Je suis très vite accroché entre les deux tables, les pieds faisant
face à la porte, mais on m’oblige à redresser la tête, peur d’une
embolie ou volonté de me faire regarder mes tortionnaires, crainte
peut-être qu’elle cogne par terre et ne porte des marques : je crois
plutôt à cette dernière hypothèse parce que je vérifierai plus tard à
la D.S.T. qu’on met un ou deux coussins par terre sous la tête, pas
pour la poser assurément. Je ne voie pas la fenêtre derrière moi, elle
donne vraisemblablement sur une cour, car il fait sombre et la
lumière électrique qui tombe du plafond n’est pas bien forte.
Et la séance commence. Et dure, dure...
Je ne crois pas utile de m’étendre sur son déroulement proprement
dit. Le principe en est celui de “ressemelage” que faisait la Gestapo
en France pendant l’occupation nazie, on lui donne ici des noms
différents, surtout “l’hélicoptère” ou “la balançoire”. Bref, on vous
tape sur la plante des pieds, avec des instruments différents : le bâton
que très vite on ne sent plus, le tuyau de caoutchouc plombé dont des
coups vous font aller en arrière, cela donne un peu le vertige, le nerf
de bœuf dont la souplesse permet d’impulser sur la plante du pied
toute la force mise dans le coup, et diverses autres cravaches. De
temps en temps, non par humanité, mais pour que puissiez rester
sensible à la douleur, on vous remet debout, vous verse un ou deux
verres d’eau sur les pieds et vous fait marcher de long en large pen­
dant une minute ou deux.
Puis on recommence.
Il y a parfois d’autres procédés utilisés : on m’a donné une
secousse électrique avec le bâtonnet dont j’ai parlé, un autre cama­
rade en avait pris plusieurs, mais l’intensité devait être assez faible.
Dans le témoignage qu’il a publié dans “Les Temps Modernes”,
Ahmed Ben Othman a raconté tout ce qu’on a utilisé contre lui en
1973, l’imagination de gens qui ont pleins pouvoirs n’est peut être
pas excessive, mais elle fait frémir tout de même.
Il n’est même pas besoin de parler de tout ce qui se passe dans le
bureau même où l’on vous interroge : gifles, coups de poing, cra­
chats au visage, insultes de tous genres, mais surtout les plus ordu-
rières, les plus obscènes, et menaces contre vous, contre vos
328 CRISTAL

proches, surtout vos femmes, vos amies, vos mères, que Ton a
violées en paroles devant vous des dizaines de fois. Un détenu avait
une fois été mis dans un coin de la pièce et on poussait tout près de
lui un chauffage à gaz butane, il avait l’impression de rôtir et d’é­
touffer ; un tortionnaire a un jour vidé une gamelle de soupe brûlante
dans le slip d’une fille qui refusait de manger « avale-le par le bas »
lui a-t-il dit. Et on pourrait citer tant d’autres exemples de cruauté,
de bestialité...
En 1968, nous avions tous fini par parler. Certains dès le début,
d’autres avaient résisté plus ou moins longtemps, finissant par se
demander pourquoi taire ce que la police savait déjà, avec des
détails très précis. Car ce qui était le plus dur, ce n’était pas tant les
coups eux-mêmes (mais je nuancerais cette affirmation) que les
aveux circonstanciés des autres que Ton vous lisait, qui vous acca­
blaient.
Les gens réagissent différemment à la torture. Ce garçon qui sup­
porte sans broncher des séances de plusieurs heures se décompose
quant on lui crache au visage et qu’il se sent comme tout sali par le
liquide visqueux qui coule sur son œil, sur son nez, ses lèvres. Cet
autre ne supporte pas qu’on insulte sa mère, qu’on dise des obscé­
nités sur sa femme ou qu’on lui tripote le sexe. Il y en a qui pani­
quent à l’idée de la solitude face au tortionnaire et qui préfèrent lui
parler plutôt que vivre dans cette atmosphère de violence et de
haine.
Pendant les séances de torture - j’en ai subies plusieurs et dans
des conditions différentes, puisque après 68, c’est toujours à la
D.S.T que j’ai eu affaire - ce qui me bouleversait le plus était la
transformation du bourreau : homme ordinaire, affable dans la vie
courante, il a aussi pas mal de complexes par rapport à l’intellectuel,
étudiant ou diplômé, qu’il est chargé de torturer. Il essaie de se trou­
ver des raisons personnelles de vous battre, vous insulte pour que
vous lui répondiez et qu’il puisse vous punir, et tout au long de la
séance, exprime par une déformation de son visage, une décompo­
sition progressive de ses traits, une bestialisation de plus en plus
nette, l’inconfort moral de sa position. Au fond de lui-même, il s’es­
time inférieur à l’homme qu’il torture, s’en punit et punit l’autre par
une violence plus grande, un acharnement plus terrible encore.
Parle, mais parle et qu’on en finisse, ça me fait mal au cœur de te
battre, tu ne comprends pas que tu ne peux pas cesser de souffrir si
tu ne parles pas ?
CRISTAL 329

Et il frappe plus fort, transpire encore plus, presque autant que


vous qui êtes en nage. Et il intervient, pas toujours hypocritement,
pour qu’on vous donne un petit répit, que vous puissiez réfléchir, et
se fâche que vous ne compreniez pas votre intérêt.
Je le regarde, cet homme qui transpire, qui exhale une odeur de
tabac, de bière aussi parfois, et qui frappe si fort, la barre de fer a
glissé sur la table malgré la main de l’autre policier posée dessus.
J’ai mal, c’est sûr, aux pieds surtout où la douleur est cuisante, à la
tête où le coup a retenti douloureusement, aux poignets liés où le
sang, j’en ai l’impression, ne circule plus, au cou raidi par la posi­
tion qu’on me fait garder, aux cheveux qu’on tire pour maintenir ma
tête. J’ai très mal, oui, mais aussi j’ai honte, honte pour cet homme,
et peur aussi, peur de ce que peut signifier cette bestialité nouvelle,
où elle peut le conduire, et moi avec. C’est affreux, j’ai parfois envie
de lui dire « Bon, ça va, je parle, mais redeviens normal » et bien sûr
je ne lui dis pas, et je continue à les regarder, ces hommes qui « font
leur boulot » comme ils disent, qui reviennent à la charge encore
plus fort. En haut lieu, on exige des résultats rapides...
Et puis la séance s’arrête, on ne sait pas très bien pourquoi. On
retourne dans un bureau, on attend, les hommes de tout à l’heure,
pas tous, ceux qui vous disent sympathiser avec vous viennent, le
visage ordinaire, et vous supplient amicalement de parler. D’autres,
qui n’ont pas participé à la séance vous disent plus froidement que
vous n’avez aucune chance, qu’ils continuerons tant qu’il faudra,
même si vous devez sortir d’ici pour aller à l’hôpital, vous revien­
drez après. Et puis on vous ramène chez le commissaire, un rapport
qu’il a devant les yeux, « Vous ne voulez pas admettre ? » ou une
confrontation. Et on vous ramène, à la geôle, ou dans la pièce où
vous dormez sous la surveillance de policiers en uniforme. Au
début, ceux-ci ont peur de vous adresser la parole. Quant on reste
suffisamment longtemps, on finit par en connaître quelques uns, par
sympathiser un peu. Et parfois au milieu de la nuit, mais c’est rare,
le plus souvent au matin, on vous emmène à nouveau, et cela recom­
mence...
Vc^us vous retrouvez en présence des mêmes, plus désireux d’ob­
tenir des résultats rapides, parce qu’ils se sont fait reprocher leur
lenteur par leurs chefs hier soir. Certains tortionnaires, qui se com­
portent ouvertement comme des machines à taper, ne m’inspirent
pas tout à fait les mêmes sentiments. Tout de même, je ne parviens
pas à les haïr, j’ai peur d’avoir affaire à eux, comme celui qui,
330 CRISTAL

chargé de me donner deux cents coups pour commencer, feint de


perdre le compte à cent cinquante et recommence à compter à partir
de zéro : il trouve cela très drôle...
Et on parle...
Pas tous, heureusement, mais la plupart d’entre nous. Difficile de
démêler où on commence à craquer, et pourquoi au juste. Cela doit
dépendre des gens. Pour moi, ce qui a joué en plus de l’envie de finir
ces séances de torture, ce qui n’est pas rien, cela a été, je crois, deux
choses : d’une part la certitude que l’essentiel avait été découvert et
qu’il fallait pouvoir se défendre publiquement sur le plan politique,
et donc assumer ce que j’avais fait (encore l’expression de la façon
intellectuelle d’envisager ses responsabilités), d’autre part l’impres­
sion que Noureddine avait commencé à parler et que ma résistance
risquait de créer une brèche par laquelle on pourrait agir plus fort sur
chacun de nous : s’il a parlé, c’est qu’il est très torturé, et si je ne
confirme pas, il sera encore plus torturé, et risquera d’en dire plus,
tandis que si je parle, nous arriverons à dire peu près les mêmes
choses, à rester solidaires. C’est compliqué, je sais, mais je m’ef­
forçais de faire croire à mes tortionnaires que je ne pouvais plus sup­
porter les coups, pas envie qu’ils trouvent la brèche..

Quand on commence à parler, surtout lorsqu’on reste isolé, on a


l’impression qu’on ne s’arrêtera plus. Et on vit des jours d’angoisses
à l’idée de tout ce qu’on n’a pas dit et qui va être découvert, à l’idée
que l’on vous forcera à aller plus loin. En 1968 nous étions
quelques-uns à avoir réussi à nous reprendre, à limiter les dégâts.
Oh, il ne faut pas s’y tromper, du point de vue de l’organisation, les
dégâts étaient énormes : nous avions seulement pu couvrir quelques
personnes qui nous avaient un peu aidées, ce qui n’est pas grand-
chose. Mais nous avions surtout gardé un minimum de respect de
nous-mêmes : nous ne collaborions pas avec la police, ne disions
que ce qu’ils avaient déjà appris ailleurs, enfin, nous nous y effor­
cions le plus possible, ne donnant de noms que s’ils étaient déjà
arrêtés ou, à notre connaissance, hors du pays. Ce qui nous a sauvés
du désespoir, nous a permis de réfléchir à ce problème de la torture.
Notre conviction était que les luttes dans le pays n’avaient pas
encore atteint une acuité telle que les militants, dans leur majorité,
nous y compris, préféraient mourir plutôt que parler. Il s’agissait
donc d’organiser d’abord le travail politique de telle sorte qu’en cas
d’arrestations et de tortures, l’organisation soit le moins touchée
possible. Ce que l’on devait demander aux militants, selon nous,
CRISTAL 331

c’était de tout faire pour ne pas parler, mais en tout cas de tenir
vingt-quatre ou quarante-huit heures de façon à permettre que soient
coupés les liens avec les endroits qu’ils connaissaient. Baser uni­
quement la sécurité du travail sur la résistance à la torture nous
paraissait trop risqué : même s’il y a peu de camarades qui parlent,
le fait qu’ils vivent cela comme une trahison les rend absolument
inaptes à limiter les dégâts, fait qu’ils n’ont plus la force qu’on leur
demande, et cela entraîne des arrestations en masse, et la destruction
de ce qui existe.
Nous avions expérimenté cette méthode en décembre 1972, après
l’avoir fait, pour ceux qui avaient été interrogés, en février de la
même année. Nous nous étions efforcés de maintenir nos déclara­
tions dans le cadre de ce que la police avait pu l’établir soit par les
renseignements venus de l’étranger (nos camarades en exil pre­
naient moins de précautions que nous, c’est ce qui nous avait valu
d’être arrêtés), soit par les documents qu’ils avaient pu découvrir,
fort peu. Le coup de filet de décembre 72 ne permettra d’arrêter que
quatre d’entre nous, obligeant deux autres à la fuite à l’étranger et
un troisième à la clandestinité.
Mais nos camarades avaient tiré des enseignements différents de
l’expérience. Dans l’enthousiasme où les plongeait le succès poli­
tique qu’ils avaient à l’Université et le début de contact avec des
ouvriers, ils lancèrent le mot d’ordre « celui qui parle trahit », et tra­
vaillèrent comme des fonctionnaires, avec des dossiers, des livres,
des fiches de militants, de sympathisants. Après leur arrestation, tous
ces documents facilitèrent l’enquête, et l’écroulement des inculpés.
Ahmed Ben Othman fut le seul à ne pas parler, ceux qui échappèrent
à l’arrestation s’étaient plongés dans la clandestinité totale, mais
étaient recherchés. La plupart seront arrêtés l’année suivante...

Les policiers qui nous interrogeaient semblaient persuadés que le


fait de torturer ne leur vaudraient pas le moindre ennui. Souvent
même, ils prétendaient avoir reçu des instructions dans ce sens de la
part de responsables importants du ministère de l’Intérieur. Les
juges d’instruction notaient avec placidité nos protestations contre
ces méthodes, semblant considérer comme normal que nous affir­
mions avoir été torturés, et refusaient d’en tenir compte. Un procu­
reur devant la cour de sûreté de l’Etat avait même menacé d’ajouter
aux nombreux chefs d’accusation celui d’offense à la police pour
nos protestations devant la torture..
332 CRISTAL

Il est difficile de donner des précisions dans ce domaine, celui de


la façon dont les responsables envisageaient la torture, ces réactions
sont souvent faites en petit comité, et la loi sur la diffamation en
Tunisie permettrait des poursuites. L’impression que j’ai gardée, et
je ne suis pas le seul, c’est que tous ceux que nous avons pu ren­
contrer considéraient ces procédés comme allant de soi, les uns en
les regrettant, les autres avec une certaine philosophie. Il m’est
arrivé de constater, et mon cas n’est probablement pas unique, que
des policiers se fâchaient quand on leur disait qu’ils n’avaient pas le
droit de frapper, et administraient immédiatement la preuve qu’ils
décidaient eux-mêmes de leurs droits et devoirs.
Une fois alors que nous étions en prison, nous avons fait nous-
mêmes un simulacre de torture contre un autre prisonnier que nous
soupçonnions fortement de nous espionner pour le compte de la
police. Fort heureusement pour nous, ce n’était pas un agent officiel
et un peu d’intimidation avait suffi pour qu’il nous explique ce dont
il s’agissait : un des policiers qui l’avait interrogé lui avait suggéré
de travailler pour lui et de lui rapporter tout ce qui se disait en pri­
son, il avait cru pouvoir alléger ainsi sa peine, puis avait été
convaincu que ce n’était pas la bonne solution. Mais cet épisode
nous avait laissé un profond sentiment de honte et de malaise :
même comme légitime défense, ce procédé est avilissant pour celui
qui l’utilise, et nous nous étions jurés de ne plus même songer à
l’utiliser, ni même à faire semblant d’y avoir recours.
CINQUIÈME PARTIE
Il s’est récemment constitué commission en faveur de l’amnistie
générale dans le pays. C’est que, même si les conditions politiques
ont beaucoup changé, surtout au cours de l’année 1980, la libérali­
sation n’a pas encore abouti à tourner complètement les pages de la
répression politique : par exemple, je n’ai pas encore recouvert tous
mes droits, ce qui n’est rien par rapport au fait que, libéré sous
condition, je risque de me retrouver en prison jusqu’en décembre
1987 en cas de nouvelle condamnation, même bénigne. On m’a bien
fait savoir, et je l’ai expérimenté, que la mesure d’assignation à rési­
dence dont j’étais l’objet avait été levée, mais il n’y a aucune déci­
sion officielle écrite, et, au moindre changement des orientations
actuelles, je peux me retrouver assigné à résidence et soumis à un
contrôle policier par simple décision administrative. Et je ne suis pas
le seul dans ce cas.
Bien sûr, rien à voir sur le plan de la liberté d’expression avec ce
qu’il y avait dans les années 60 et 70. A cette époque, un mot pou­
vait vous mener en prison, une dénonciation vous coûter quelque
années ; j’ai dit le prix que nous avons payé de notre volonté de nous
organiser politiquement et d’exprimer par voie de presse nos points
de vue...
Mais un ami auquel j’ai fait lire quelques passages de cet ouvrage
m’a dit « Tu prends des risques sur le plan politique ». C’est dire que
raconter des faits incontestables, mais qui ne correspondent pas à
l’image que les milieux du pouvoir veulent donner de la réalité
paraît encore dangereux. Moi-même, je dois reconnaître qu’il y a eu
des moments où, en écrivant, je réfléchissais pas mal à la forme. Pas
de l’autocensure à proprement parler (mais peut-on vraiment en
jurer ?) plutôt le souci de ne pas donner prise à une action répressive.
336 CRISTAL

C’est que la liberté d’expression n’est pas encore entrée dans les
mœurs, la liberté de presse embryonnaire n’est, timidement encore,
exercée que par une tendance politique d’opposition assez respec­
tueuse du pouvoir.
En effet, depuis juillet 1981, le Parti Communiste est de nouveau
autorisé, et d’autres partis (M.D.S., M.U.P.) tolérés sans avoir
d’existence légale : mais aussi il y a eu une répression contre les
intégristes musulmans...
Et la liberté de presse qui existe s’accommode de suspensions de
journaux et de censure..
Dans ces conditions, ceux qui ont l’habitude d’être publiés, jour­
nalistes surtout, continuent à pratiquer une prudente autocensure,
lorsque ne s’exerce pas directement la censure de leurs directeurs.
On publie plus volontiers des extraits de dépêches d’agences étran­
gères (au moment où l’on réclame à cors et à cris la limitation du
pouvoir d’information de ces agences, dans le cadre du « nouvel
ordre mondial de l’information ») que d’inoffensifs débats sur un
problème national : seul le point de vue officiel est sûr d’être repro­
duit.
Pour celui qui écrit sur un problème jugé épineux - et comment
être certain qu’une question, en apparence anodine, ne dérangera
pas quelqu’un d’influent ? - une épée de Damoclès reste suspendue
au dessus de sa tête : au moins la perte de son emploi, mais aussi des
ennuis plus graves, pouvant aller jusqu’à la prison. En tout cas, c’est
ce qu’il s’imagine, même écrire sur le sport ne garantit pas la tran­
quillité...
Et l’on a beau savoir que la liberté ne vient pas toute seule, qu’il
faut oser dire les choses pour que les gens reconnaissent à l’intellec­
tuel un statut digne de respect, on a rarement envie d’être le premier,
de faire les frais de ces débuts de changement d’attitude de pouvoir.
C’est humain, certes, mais il me paraît tout de même bizarre que les
historiens n’aient pas plus à cœur de rectifier les erreurs de l’histo­
riographie, ou plutôt de l’hagiographie officielle, bizarre également
que l’on accepte aussi tranquillement que des chose ne puissent âtre
dites que dans des années, voire des décennies, et que si peu de gens
écrivent sur la vie contemporaine, dont pourtant ils sont nombreux à
déplorer en privé l’étroitesse ou la mauvaise qualité.
Le spectre de la répression, de la prison, hante encore beaucoup
de Tunisiens, beaucoup d’intellectuels, qui doivent bien trouver les
moyens de gagner leur vie, par ailleurs. Et la situation n’évolue pas
CRISTAL 337

vite, les intellectuels ne parviennent pas à faire entendre leur voix, à


simplement affirmer leur existence. La contestation qui existe garde
ses formes, souvent violentes, toujours empreintes de terrorisme
intellectuel, surtout dans les milieux étudiants. Pendant des années,
la seule réponse à cette contestation a été la répression. Elle avait
déjà, en 1968, atteint de nombreux universitaires, pas seulement des
étudiants, et terrorisé bon nombre de leurs collègues. Comme nous
étions quelques-uns à faire partie du C.E.R.E.S., celui-ci avait été
catalogué par la police comme un repaire de “trublions”, selon le
mot qu’on retrouvait tous les jours dans la presse et les discours offi­
ciels. Aussi les cadres de Centre, qui avaient parfois un lointain
passé de gauche, craignaient-ils qu’on les accuse de favoriser les
menées “subversives”, en tout cas c’est la seule explication que je
trouve à la façon dont ils ont laissé sans protester les policiers venir,
sans mandat, fouiller dans différents bureaux, et parfois s’installer
en attendant un “témoin” à questionner, alors qu’à l’époque, l’im­
munité des locaux universitaires était encore respectée en général.
Cette pmdence dans la défense des principes, en face de l’arbi­
traire des représentants du pouvoir, si elle se remarque surtout chez
des intellectuels qui ont déjà un pied dans le pouvoir (le Directeur
du C.E.RE.S. d’alors deviendra ministre), on la retrouve souvent
chez les universitaires, plus prompts à condamner les “excès” des
étudiants révoltés qu’à protéger réellement la liberté d’esprit dans
leurs facultés ou dans le pays.
Je me souviens d’une discussion que j’avais commencée, et très
vite abandonnée en 1970, avec l’un des chercheurs du C.E.R.E.S.
Un ancien assistant à la Faculté de Droit, Mejdoub, qui était sorti de
prison en janvier, avait été réintégré à l’Université, puis de nouveau
chassé après quelque semaines. Je demandais au chercheur en ques­
tion comment il avait réagi à cette exclusion injustifiée, il me répon­
dit agressivement, à moi qu’il venait de féliciter de ma libération,
quelques jours auparavant : « et toi, qu’as-tu fait ? » tant il allait de
soi, pour lui, que les principes ne peuvent être défendus que sans
trop de risques...
Du reste, que le pouvoir utilise l’arbitraire le plus total paraissait
également aller de soi, faire partie de la règle du jeu. Au point que
j’avais failli oublier, devant le juge d’instruction, de protester contre
la torture dont j’avais été l’objet. Bien sûr, cela ne signifie pas que
nous trouvions normal d’être torturés, mais nous ne pensions pas
pouvoir l’éviter. Cela rejoint le problème plus général des libertés
338 CRISTAL

démocratiques : nous les réclamions, protestions contre leur absence,


mais ne pensions pas qu’elles pourraient être obtenues, du moins
pas avant une révolution véritable. En autres termes, la lutte contre
l’arbitraire, pour la démocratie, le respect du citoyen, nous ne la
menions pas dans l’espoir qu’elle aboutisse à des succès, mais parce
qu’elle pouvait être un moyen de dévoiler la nature d’un régime
dont nous savions, nous, qu’il n’accorderait pas ces libertés...
Ainsi, au tribunal, notre défense était basée sur le fait que nous
agissions conformément à la Constitution, et que notre activité, nos
écrits, nos idées n’avaient pas à être réprimés. Certes, nous récla­
mions pour nous l’application des principes démocratiques. Mais
nous savions bien que nous serions condamnés quand même. Et
nous en tirions, d’une certaine manière, un motif de fierté, cela nous
renforçait dans notre conviction qu’il fallait faire la révolution. Pour
mettre en place quel régime ? Pas d’hésitation, celui de la dictature
du prolétariat. Et, dans ce régime, bien sûr, « pas de liberté pour les
ennemis de la liberté », c’est-à-dire les ennemis du régime.
La revendication démocratique était plus une voie vers autre
chose, un prétexte à dénonciation du pouvoir qu’une exigence fon­
damentale. Nous n’étions pas démocrates. Cela paraît une évidence
pour les marxistes, qui traitent avec un mépris un peu condescendant
des “simples démocrates”, petits frères des “compagnons de route”
du mouvement communiste, qui ont pour fonction de soutenir mora­
lement et matériellement les vrais révolutionnaires, et à qui on finit
par donner de tels complexe pour leurs “limites”, leurs origines de
classe, etc., qu’il ne rêvent plus que d’être reconnus comme des
révolutionnaires, et sont comme honteux de leur “démocratisme”.
Dans le marxisme, je parle de celui des organisations qui existent,
je ne veux pas entrer dans la discussion de savoir si les “textes”
confirment ou non ces façons d’agir, dans le marxisme donc, la
démocratie n’existe jamais qu’à l’état de concept théorique, toujours
limité par un adjectif qui en ôte l’essentiel de la portée : la démo­
cratie, dans la société, est tout au plus une démocratie “bourgeoise”,
c’est-à-dire fort limitée, l’adjectif bourgeois ne manquant pas de
recouvrir d’une ombre d’opprobre le substantif. A l’intérieur des
organisations, il n’y a pas de démocratie, mais cette merveille qui a
nom “centralisme démocratique” et qui a le mérite de ne pouvoir
fonctionner démocratiquement que lorsqu’il y a unanimité.
Les révolutionnaires vivent au milieu de cette contradiction, la
lutte en théorie pour la transformation des conditions de l’homme,
CRISTAL 339

alors que dans la pratique, on ne laisse guère de chances à l’inter­


vention concrète de cet homme, sauf s’il entre dans le moule d’une
organisation ou d’une idéologie, alors que la démocratie, le respect
véritable de l’homme serait de lui laisser la parole, quoi qu’il pense
ou puisse dire. Cette contradiction, j’en suis persuadé, est inhérente
à toute démarche de pouvoir, et la lutte révolutionnaire des
marxistes est lutte de pouvoir, au nom de “vérités scientifiques” qui
transcendent les hommes concrets vivant dans la société réelle.
Pris entre l’idéologie dominante, qui est celle du paternalisme et
de l’élitisme, et les idéologies contestataires, qui sont aussi des idéo­
logies du pouvoir, l’intellectuel ne se trouve plus de place que
comme un porte-parole d’un pouvoir en place ou le porte-parole
d’un pouvoir en projet. Cette situation est certainement pour beau­
coup, à côté de tout ce que l’on peut dire sur les limitations des
libertés, dans le peu de présence autonome des intellectuels. Ceux-
ci ont du mal à prendre le risque de se trouver seuls, à défendre seuls
des valeurs dont tout le monde parle avec un certain cynisme. Ils
essaient souvent de le faire, mais mesurent leur faiblesse à chaque
fois que la cause qu’ils défendent est considérée par telle ou telle
tendance comme intéressante, et récupérée dans un sens autre que
celui qu’il lui donnaient au départ.
En fait la Tunisie, pays neuf, qui n’a guère connu de véritable
liberté de pensée ni d’expression, n’a pas eu le temps de voir se
constituer une classe d’intellectuels dignes de ce nom, qui s’assume­
raient en tant que tels. Pris dans des idéologie qui assignent à la
pensée, à la culture, l’objectif de servir, nos intellectuels sont culpa­
bilisés à l’idée qu’on pourrait les traiter de parasites, de bourgeois,
ou de critiques négatifs. C’est qu’il est ardu d’accepter de dire que la
culture puisse être une fin en soi, un enrichissement de l’acquis de la
collectivité qui ne donne pas de manifestation pratique immédiate et
évidente, mais transforme en profondeur les capacités de cette col­
lectivité. Peut-être aussi le manque de tolérance est-il si général que
l’on craint que l’expression libre ne fasse arriver les autres à d’autres
vérités que les siennes propres.
Mais je ne voudrais pas généraliser, il existe des intellectuels qui
ne craignent pas de sortir du troupeau, qui n’ont pas besoin d’ap­
plaudissements ni d’honneurs officiels. Et il en existera sans doute
de plus en plus, parce que la liberté se fraiera un chemin, et aussi que
les possibilités d’accéder au pouvoir se rétrécissent, tandis que les
exigences culturelles de la jeunesse se font plus impératives.
340 CRISTAL

Pour ma part, je suis convaincu aujourd’hui que les changements


de la société, je veux dire les changements profonds et durables, ne
peuvent s’effectuer que s’ils sont d’abord intériorisés par les
membres de cette société, la majorité de ces membres. Les change­
ments au sommet de la société ne peuvent être féconds que s’ils sont
le résultat, non l’origine des changements des individus qui la com­
posent. Certes une plus grande justice sociale aide les gens à mieux
vivre. Mais on garantit mieux cette justice si les gens n’acceptent
pas d’être opprimés ou d’opprimer autrui, si chacun est plus respec­
tueux de ses droits et devoirs par rapport aux autres. Plus encore que
l’indispensable constitution d’une “opinion publique” que l’on
craindrait de bafouer, cela pose le problème de la défense et de la
popularisation d’un certain nombre de valeurs fondamentales : la
justice, la liberté, la dignité, la loyauté, le respect humain. La cul­
ture, les hommes de culture ont un rôle très important à jouer, celui
de favoriser la réconciliation de l’homme avec lui-même, la
confiance en ses propres capacités de réflexion, de création... Et
avant tout de l’aider à communiquer, à oser dire ce qu’il est, ce qu’il
vit : c’est seulement en regardant sa réalité qu’on eut la mettre en
question.
Il est possible que j’ai pris des risques en parlant de différents
problèmes, que j’en ai pris en racontant un peu ce qu’on peut vivre,
dans la Tunisie actuelle, dès qu’on veut changer la vie, ou en évo­
quant la répression et la torture.
Mais je ne pouvais pas ne pas en parler. Il faut pouvoir se res­
pecter pour vivre. Ce respect de soi-même ne s’accommode pas du
silence, encore moins du mensonge. Je n’ai pas, en écrivant, l’am­
bition de changer le monde, mais témoigner est devenu pour moi
une exigence vitale, l’écriture en est le moyen, en tout cas celui qui
je connais.
Cette fin d’après-midi de printemps, embaumée des senteurs
qui montent du jardin de la ville de Saloua, la douceur de la
température, la magnifique vue de la véranda - tout Carthage
et, au fond la mer, si bleue aujourd’hui, avec deux voiles au loin
- Marie-Claude s’efforce d’en profiter par tous les sens. Assise
à côté de son amie, elle continue de regarder au loin en répon­
dant à sa question.
- Oui, je pars dimanche. Et je n’ai pas tellement de courage.
Bien sûr, je reviendrai dans un mois ou un peu plus, mais rien
ne sera plus pareil, même pas tout cela.
Son geste a embrassé l’horizon. Saloua la regarde, surprise
par ses paroles, par sa tristesse.
- Mais qu’y aura-t-il de changé ?
- Rien en apparence. Afif pourrait continuer le va-et-vient
entre Nabiha et moi. Ça lui plairait peut-être plus qu’avant,
maintenant qu’elle a clarifié les choses. Mais je ne veux plus
accepter cela. Il est revenu à Nabiha, et n’a plus pour moi que
beaucoup de tendresse et d’amitié. Il vaut donc mieux nous en
tenir là.
- Je pensais pourtant que, de ton côté, tu ne prenais pas les
choses très au sérieux, mais que c’était davantage une liaison
agréable et même amusante qu’autre chose.
- Oui Saloua, j’ai longtemps pensé que Afif était pour moi un
bon copain, un amant agréable et sympathique qui me faisait
passer le temps en attendant une relation plus sérieuse. Il m’est
même arrivé de me dire que je rendais un peu service à Nabi­
ha. Je m’aperçois que je suis plus attachée à lui que je ne le
342 CRISTAL

croyais. Le quitter me fait mal, très mal ! Mais je n’accepterais


pas de situation ambiguë, le mieux est d’en finir. D’ailleurs je
suis bien certaine qu’à mon retour il n’aura plus guère envie de
moi, sauf comme d’une bonne camarade. Ce qu’il appréciait le
plus en moi, c’était mon indépendance à son égard, mon, auto­
nomie complète par rapport à lui, c’est-à-dire sa liberté.
- Tu songes à repartir ensuite définitivement ?
- Je ne sais pas bien. C’est sans doute ce que je devrais faire.
On verra à ce moment-là. Je me demande s’il ne va pas avoir
de nouveau besoin de moi.
- Comment ça ?
- Et bien, Nabiha a trouvé un équilibre qui lui a permis de
reprendre ses rapports avec tout le monde, Afif en premier, sur
de nouvelles bases. Je ne sais pas comment exprimer exacte­
ment, ça, mais je la trouve... grandie. Je te raconterai peut-être
un jour la discussion que nous avons eux avec elle au sujet
d’Afif. Ce qui m’a le plus surprise, c’est son assurance, une
assurance de saint ou de prophète, je t’assure, et pas l’ombre
d’un air de supériorité. Cet équilibre n’est peut-être qu’une
étape. Elle me paraît se ménager un délai pour se préparer et
pouvoir entraîner Afif.
- J’ai aussi un peu ce sentiment, je crois que si l’occasion s’en
présente, d’ici quelque temps, elle n’hésiter pas à se lancer à
fond dans l’action politique.
- Et Afif ne pourra peut-être pas la suivre. Si j’étais près de
lui, je pourrais l’aider.
- Ma bonne Marie-Claude ! Et tu resterais ici uniquement
pour ça, pour qu’il ne se fasse pas trop mal !
- Je ne sais pas encore ce que je ferai. Ou peut-être rencon-
trerai-je l’homme de ma vie entre temps.
Elles restent silencieuses tandis que la nuit s’installe peu à
peu. On ne distingue plus la limite entre le ciel et la mer, des
lumières s’allument ça et là, les oiseaux laissent aux cigales le
soin d’assurer le fond sonore, des étoiles apparaissent.
- Comme il fait bon, murmure, Marie-Claude, pourquoi ne
sommes nous pas capables de profiter du présent, pourquoi
nous faut-il toujours des promesses d’avenir ?
- Secouons-nous, reprend-elle en s’ébrouant de façon
comique. Raconte un peu, Saloua. Est-ce que tes élèves sont
touchées par l’agitation actuelle ?
CRISTAL 343

- Il y a quelques jours, des filles des classes terminales ont


fait grève et ont manifesté, je crois. Deux ou trois ont été
arrêtées, quelques autres ont reçu des coups de matraque. A
présent elles reviennent aux cours, mais il y a toujours une
grande tension, et le moindre incident dégénère. Avec moi, elles
jouent le jeu, font semblant de suivre, mais ne cessent de poser
des questions chaque fois que ça peut donner lieu à des rap­
prochements. Ce matin par exemple, à propos des causes de la
première guerre mondiale, j’ai parlé de l’essor industriel en
Europe, de la montée des mouvements socialistes et du déve­
loppement des tendances impérialistes des gouvernements.
Elles ne se sont intéressées qu’au mouvement socialiste, et
d’une manière très concrète : elle voulaient presque des recettes
pour faire de la propagande, s’organiser.
- Et les professeurs ?
- La plupart ont peur, aussi bien des autorités que des élèves.
Elles - ce sont surtout des femmes - refusent la discussion,
approuvent à haute voix les sanctions, mais se demandent avec
panique si elles parviendront à contrôler leurs classes. La direc­
trice est une femme à poigne, elles s’en remettent à elle.
Quelques-unes soutiennent quand même discrètement les
élèves : on sent la sympathie des petites pour Untelle ou Untelle
et leur hostilité envers d’autres. Le mouvement semble refluer
maintenant, les choses commencent à rentrer dans l’ordre, enfin,
dans un certain ordre.
- Probablement. Et cette ambiance, ces scènes que tu as vues
ne t’ont-elles pas inspiré une idée de roman ?
- Non, pas directement, je ne crois pas avoir assez de talent
pour transposer une réalité pareille.
Elle poursuit, malgré le geste de réprobation de Marie-Clau­
de.
- Je ne me fais pas d’illusions sur mes talents de romancière.
Nabiha dit que je devrais demander des conseils sur ce que j’é­
cris. Ça ne t’embêterait pas de me donner un avis à propos
d’un roman que j’ai commencé et qui ne tient à cœur ?
- Pas du tout, mais je ne crois pas, être un très bon critique
littéraire, surtout pour les gens que j’aime : j’ai tendance à
trouver excellent tout ce qu’ils font.
- Il ne s’agit pas encore de juger le roman, mais de voir quel
est le développement logique d’une situation. C’est une histoire
344 CRISTAL

qui m’a un peu été inspirée par Afif et Nabiha, du moins les
personnages leur ressemblent. Beaucoup de choses sont diffé­
rentes, bien sûr.
Par exemple, sourit-elle, ni toi ni moi ne figurons dans le
roman. Il se passe en Espagne, à Grenade, que je connais bien
et qui m’offre un décor que j’aime. Juan est ingénieur des
Ponts et Chaussées et vit avec Maria, dans une coquette maison
de banlieue. Ils n’ont pas d’enfant et évoluent dans un milieu
semi-intellectuel où on ne se parle de certaines questions qu’à
voix basse.
- Jusqu’à présent, note Marie-Claude, rien de très différent
d’ici.
- Oui, mais ça va venir. Il a fait ses études en France et y a
fréquenté un peu les révolutionnaires émigrés, mais ne s’est
jamais engagé complètement. Elle est fille d’un anarchiste qui
vit à Paris, le genre d’un des personnages de “La guerre est
finie”, irréductible dans sa décision de renverser Franco. Bon,
je passe sur les préliminaires, la vie que le couple mène, etc. Un
jour Maria rencontre Pablo, un garçon qu’elle a connu dans sa
jeunesse et qui est entré clandestinement en Espagne. Il doit
repartir en France dans une quinzaine de jours, sa mission ter­
minée, et il lui demande de le suivre. Tü comprends, une femme
comme Nabiha, qui se retrouve sans l’aide de personne, ça pas­
serait difficilement dans un roman. Pablo symbolise en quelque
sorte le passé, toutes les valeurs que Maria avait faites siennes
dans sa jeunesse, par opposition à la vie petite-bourgeoise qu’el­
le mène en ce moment et à laquelle ne la retient que son amour
pour Juan. Car c’est celui-ci qu’elle aime, elle n’éprouve pour
Pablo que de l’estime, l’admiration, enfin, les sentiments qu’on
a pour ce qu’on aurait aimé être. Elle a un délai pour se déci­
der, quinze jours, et c’est là qu’elle s’aperçoit de la force de son
amour pour Juan, de la solidité des liens qui l’attachent à cette
vie qu’elle méprise un peu. Pablo l’attire, du moins ce qu’il
représente. Elle sait que si elle le rejoint, ça ne sera pas une vie
facile, qu’ils ne s’aimeront sans doute jamais autant et aussi
bien qu’elle voudrait, qu’elle aura beaucoup de tâches ingrates
et épuisantes à accomplir, en plus de la nécessité de gagner sa
vie. Mais tout cela, du moins, a un sens, elle aura choisi, elle
aura accompli pour la première fois depuis longtemps un acte
autonome qui l’engage en tant qu’individu. J’en suis là : Maria
CRISTAL 345

ne sait pas ce qu’elle va décider. Juan se doute de quelque


chose. Il est lui-même las de la vie qu’il mène, écœuré par son
inefficacité professionnelle, indigné par la situation générale,
mais ne va pas loin.
- Je vois. Juan peut trouver des expédients pour s’en sortir,
tandis que Maria, quand elle réfléchit à sa situation, se trouve
complètement aliénée. Et qu’est-ce que tu imagines comme pos­
sibilité de dénouement, Saloua ?
- Je ne sais quoi choisir. D’abord le retour à la normale, le sur­
saut de Maria n’a pas duré longtemps, Pablo n’est pas revenu,
les choses rentrent peu à peu dans l’ordre, mais Maria espère
que Pablo reviendra un jour la chercher : elle regarde plus sou­
vent la rue.
- Pas mal, admet Marie-Claude. Mais cette Maria serait bien
passive ! Pourquoi n’irait-elle pas à Paris chercher Pablo ? Et
Juan alors ?
- Et bien, il serait content de voir Maria moins préoccupée
quoique toujours un peu absente, et il lui propose un voyage.
Voyager est d’ailleurs pour lui une soupape de sécurité, c’est ce
qui lui permet de tenir.
- Dans la seconde version, reprend-elle après un silence,
Juan, sans le faire exprès, provoque l’arrestation de Pablo.
Maria sait bien qu’il ignorait tout des rapports qu’elle avait
avec Pablo, mais elle se met à le haïr, et le roman finit sur le
couple qui se désagrège et Maria qui se demande où aller.
- Oh non, c’est trop triste. Je suis sans doute fleur-bleue, je
n’aime pas du tout cette fin.
- Tu as raison, elle est trop moche, encore qu’un grand écri­
vain pourrait en tirer des merveilles. J’ai aussi envisagé que
Maria parte avec Pablo et laisse une longue lettre à Juan. Pablo
n’est qu’une occasion, y dit-elle. Il fallait que je rompe avec
cette vie, notre amour était en train de s’effilocher. Peut être
mon départ nous aidera-t-il tous deux. Je t’attendrais à Paris,
si tu veux, nous pourrons prendre un nouveau départ
ensemble.
- C’est beaucoup mieux. Il faudrait préciser un peu plus les
rapports de Maria avec Pablo. Pourquoi pas quelque chose
d’encore moins fixé ? Par exemple Pablo est obligé de repartir
seul, il reviendra on ne sait quand. Maria va profiter de ce délai
pour essayer de transformer sa vie, ses rapports avec Juan dans
346 CRISTAL

l’espoir que, lorsque Pablo reviendra, ils pourront repartir tous


les trois. Tu montres quelques signes de changements, mais tu
laisses entendre qu’il se peut qu’on revienne à une situation
proche de l’ancienne, où l’espoir de partir est une lueur très
lointaine, dont on ne sait si elle s’éteindra ou non.
- Je suis très tentée par ce genre de dénouement où reste
l’ambiguïté de la décision. Le passage de Pablo aura permis de
dévoiler cette ambiguïté, de montrer comment elle peut être
dépassée, mais on ne sait pas si Maria pourra y parvenir, si vou­
loir entraîner Juan n’est pas pour elle un alibi. Oui c’est ça !
Cette fois-ci je crois que je vais pouvoir le finir, mon roman.
Grâce à toi, Marie-Claude !
- Mais non, ce n’est pas grâce à moi ! C’est parce que tu as
exposé le problème à haute voix, et la solution ne pouvait man­
quer d’apparaître. Je suis heureuse d’avoir pu t’être un peu
utile. Et ton copain, c’est bien fini, il n’a pas changé d’avis ?
- S’il le fait, je l’assassine ! J’essaie de ne plus me faire avoir,
il vaut mieux qu’ils ne réapparaisse pas ! Eh oui, notre époque
est celle des décisions, semble-t-il ! Mais ça fait bien une heure
que nous sommes dans l’obscurité ! Je vais allumer...
- Non, laisse, c’est plus agréable ainsi.
- Mais ne veux-tu pas manger quelque chose, Marie-Claude ?
- Non. Ou plutôt si. Ecoute, il est neuf heures un quart, fai­
sons des sandwichs et allons au cinéma ; ils passent un “gen­
darme” quelconque, c’est exactement le niveau qui me convient
ce soir.

Saloua est en fin de compte un personnage plus intéressant,


plus riche que mes deux héros : écrivain se battent avec la créa­
tion, elle est aussi une femme qui se débat avec sa condition, dans
une société qui n ’est pas encore prête à laisser toute leur place
aux femmes évoluées.
Qu ’elle n ’ait pas été mon personnage central est encore révé­
lateur de la priorité que j’établissais en écrivant, celle de l’enga­
gement politique. Cette priorité se retrouve, d’une façon presque
caricaturale, dans l’évocation du destin possible de Nabiha-
Maria : la seule chose qui paraisse déterminante est son rapport
avec l’action politique. Je crois tout de même cette attitude vrai­
semblable : beaucoup de gens qui ont eu une activité militante ont
difficilement accepté de ne plus en avoir, ont parfois supporté
beaucoup de déceptions, voire d’humiliation, pour continuer à
CRISTAL 347

faire partie d’une organisation, d’une famille politique. Je pense


aux très belles pages que Milan Kundera a écrites sur le cercle
dont ont est exclu, dans “Le livre du rire et de l’oubli”, je connais
des gens qui ont réagi de la même manière. Mais faire de poli­
tique l’unique levier, c’est sous-estimer toutes les possibilités de
compromis qu ’offre la vie, c ’est surtout ne pas voir qu ’au niveau
des individus, on peut trouver des façons de se valoriser, de satis­
faire les élans vers les autres, qui ne passent pas forcément par
l’action politique directe : sans aller jusqu’à la charité, de nom­
breux actes de solidarité avec les autres sont possibles, un grand
champ de lutte contre les abus, pour la démocratie, etc., peut être
trouvé dans des associations de différents types..
Le militant que j’étais en écrivant ne pouvait pas voir cela : il
était prêt à comprendre que les autres ne fassent pas comme lui,
mais pas à considérer qu’il pouvait ne pas avoir raison, à
admettre que ses choix pouvaient ne pas les meilleurs
Elles ont beaucoup ri au cinéma, sans avoir eu besoin de se
forcer. Marie-Claude a insisté pour qu’elles achètent des esqui­
maux et des chocolats. « Une vraie sortie, ma vieille ! »
Quelques personnes de connaissance les ont saluées, mais ce
n’est qu’à la sortie qu’elles se sont littéralement heurtées à
Giorgio et Gina. Saloua venait d’enlever ses lunettes et Marie-
Claude était dans les nues.
- Eh bien, les filles, vous ne voyez plus les gens ou bien vous
êtes encore à Saint Tropez ? a claironné Gina.
On décide de prendre un pot ensemble.
- Pas dans un endroit public, c’est trop triste ces jours-ci, il
n’y a plus de jeunes. Chez nous ou chez l’une de vous.
- Plutôt chez moi, Gina, propose Marie-Claude. J’ai proposé
à Samir de lui faire entendre la dernière bande que j’ai reçue
hier. Je ne l’ai d’ailleurs pas encore écoutée. D’accord ?
- Entendu. J’aime bien les allures de Méphisto de Samir, je
vais lui faire la cour !
Us sont installés par terre sur des coussins et sur le tapis, et
boivent en silence en écoutant le magnétophone. Samir est des­
cendu, l’air un peu en rogne « pas moyen de travailler aujour­
d’hui », puis il s’est détendu.
- C’est encore meilleur que l’autre fois, commente Giorgio à
la fin du morceau. Je ne sais pas si ça vous fait le même effet,
mais j’y ai trouvé beaucoup de gravité, de douleur, et comme
348 CRISTAL

un immense espoir qui se profile en arrière plan. Mais peut-être


est-ce que j’y ai tout simplement mis mon état d’âme actuel.
- Il y a de ça, reconnaît Samir, quelque chose d’assez exal­
tant. J’ai eu l’impression que le musicien a d’abord un peu
tâtonné, puis a commencé à se livrer et puis a pris conscience de
la beauté de ce qu’il faisait. D’où cette joie de vivre que moi
aussi j’ai très nettement perçu à la fin.
- Moi, dit Gina, j’ai trouvé ça beau, tout simplement. Je dois
dire que la guitare, ça me plait tellement que je ne suis plus
capable d’écouter la musique mais seulement de vibrer avec les
cordes. Dis donc Marie-Claude, tu veux bien mettre ton disque
d’Allegria ?
Ils ont très peu parlé, surtout écouté de la musique et bu un
peu.
Quand Gina décide de renter, tout le monde se lève et sort en
même temps, ils vont se raccompagner mutuellement, prolon­
geant le plaisir d’être ensemble, y ajoutant celui de marcher
dans cette nuit si douce.
On décide d’organiser une petite soirée vendredi pour le
départ de Marie-Claude, chez Giorgio et Gina pour en mar­
quer le caractère exceptionnel.
- Il faut que tu nous reviennes vite, Marie-Claude, dit Gior­
gio. Qu’allons-nous devenir sans toi ?
Les protestations d’amitié, plus ou moins cachés pudique­
ment derrière d es plaisanteries, émeuvent Marie-Claude qui se
sent au bord des larmes en pensant : « C’est plus solide que
l’amour, l’amitié... ».
- Oui, dit-elle, moi-même, je ne pourrais pas vivre longtemps
loin de vous tous, loin d’ici...
- C’est drôle, dit rêveusement Samir, il arrive souvent qu’on
parte pour se fuir soi-même, et on se retrouve partout le même.
Je ne dis pas ça pour toi, Marie-Claude, tu n’as certainement
pas envie ni besoin de fuir. C’est curieux qu’on vive si long­
temps les uns près des autres, sans se poser de questions, et on
ne s’aperçoit de ce qu’apporte l’un ou l’autre, des sentiments
qu’on éprouve pour lui, de son importance pour toiis que lors­
qu’il s’en va ou est sur le point de le faire. Je vais me sentir
perdu tout ce mois, Marie-Claude, avec le rez-de-chaussée
fermé et toi absente. Il y aura un vide immense.
- Que tu remplira de vin, je te fais confiance !
CRISTAL 349

Mais le ton de Marie-Claude dément la légèreté de ses


paroles, et tous se taisent un moment.
Giorgio, Gina et Samir marchent devant à présent. On les
entend discuter de la répression, échanger des informations sur
le nombre d’arrestations, sur les rumeurs qui courent, com­
menter la panique du pouvoir, la disproportion de sa réaction
face à l’inorganisation réelle des forces de l’opposition.
Marie-Claude prend le bras de Saloua.
- Et as-tu trouvé un titre pour ton roman ?
- Non, je ne sais pas encore bien décidée. J’avais pensé à
quelque chose comme “Le sursaut”, mais il faut que j’y réflé­
chisse un peu plus en fonction de la fin que j’ai choisie...
- Il est vrai que ton héroïne est Maria, pas Juan. Je me suis
rappelée, lorsqu’on discutait tout à l’heure, la réaction d’Afif
un matin. On s’était couchés tard, et il avait un client à voir tôt
le matin, un cas qui le préoccupait un peu. Je ne sais pas ce qui
s’est passé, il s’est levé d’un bond, le réveil n’avait pas encore
sonné, il est allé vers la salle de bains, s’est ravisé, a regardé par
la fenêtre avant de revenir se coucher en disant : « Ah, ce n’est
que l’aube », et il s’est endormi aussitôt.
Elles sourient toutes les deux à l’idée du visage en sommeillé
d’Afif et continuent de marcher. Saloua s’arrête soudain,
regarde Marie-Claude et lui dit songeuse :
- Un beau titre : « Ce n’est que l’aube ».

Dans « Le grand voyage », Jorge Semprun raconte les conver­


sations qu ’il avait eues un soldat allemand qui le gardait Si je
suis prisonnier, concluait-il en substance, c’est parce que je suis
un homme libre et mon geôlier peut me garder parce que pré­
cisément il n ’est pas libre, il est écrasé par la vie, il la subit
De toute évidence, cette certitude est ce qui apporte le plus de
réconfort au détenu politique : ce monde étrange du dehors, de la
liberté des corps, est celui de l’absence de liberté de l’esprit Parce
que je veux agir sur ma vie, et ne pas la subir, il est normal que,
dans certaines conditions, le chemin passe par l’emprisonnement
du corps. Je l’accepte tranquillement, sûr que ces années ne sont
pas du temps perdu, qu’elles aideront à la propagation de l’exi­
gence de liberté, à la libération des autres. Ceux qui auraient pu
être avec moi et n ’y sont pas, leur volonté de liberté n ’était pas
assez forte, ils ont admis ce qu ’ils auraient dû refuser. Mais je ne
350 CRISTAL

les condamne pas définitivement : un jour, peut-être, ils n ’accep­


teront plus, ils s’engageront sur se chemin.
Cette vue optimiste, j’en avais aussi besoin, je ne me sentais pas
l’étoffe d’un martyr on d’un prophète, comme l’avait dit une amie
à quelqu’un qui attaquait tout le monde : « Mais si tous les gens
sont si moches, où sont avec qui comptes-tu la faire, cette révolu­
tion ? » Il me fallait bien penser que les gens, même actuellement
emprisonnés, pouvaient parvenir à se libérer, sinon, quelle révolu­
tion ? J’ignore si cet optimisme n ’est pas gratuit et s ’il n’y a pas un
moment où il est trop tard, où l’on n’a plus la force, ou l’envie,
d’être libre.
« Je mène ma petite vie... »
Comment ne pas avoir pitié de cette grande fille aux yeux tristes
qui ne sait pas quoi me dire ? Je ne l’avais pas revue depuis 1968,
elle était venue au procès. J’ai su depuis qu’elle avait deux enfants,
travaillait, avec des résultats dont on parlait de temps en temps, pour
un organisme de recherche, qu’elle avait accepté certains compro­
mis politiques. Elle, tout comme son mari qui avait été avec nous à
une époque lointaine, fait partie de ces personnes dont l’itinéraire
quotidien n’avait jamais croisé le mien depuis ma libération. Moi,
vagabond surtout accroché au centre de Tunis. Elle, probablement,
El Menzah, le nouveau quartier résidentiel, travail et retour, avec
des sorties rapides, en voiture évidemment, vers le Centre-Ville pour
un spectacle, et certainement aussi des virées hors de Tunis, vers sa
ville natale ou celle de son mari, la ferme d’un de ses frères.
Je me suis trouvé nez à nez avec elle dans une exposition de pein­
ture. J’y avais été presque par hasard, un ami m’y avait donné ren­
dez-vous, je l’attendais et il y avait encore peu de monde lorsqu’elle
est arrivée. Elle ne trouve pas quoi me dire, je suis moi-même mal
à l’aise. Sa phrase sur la “petite” vie m’a ému, j’ai essayé de la ras­
surer.
« Il n’a pas de grande vie, tu sais. Et elle est si courte la vie, que
l’on n’a jamais le temps d’apprécier vraiment sa taille... »
On s’est vite séparés, après un vague «A un de ces jours... » guère
convaincu des deux côtés. Mais il y avait dans sa phrase l’excuse, la
honte, le défi. Elle n’a pas eu envie de me dire qu’elle avait des
enfants, que son mari allait bien, faisait telle chose. Témoin de ses
espoirs passés, je devais lui paraître considérer tout ce qui faisait sa
352 CRISTAL

vie actuelle petit, petit. Mais c’est sa vie, a-t-elle précisé, sans me
donner le droit d’y jeter un regard, refermant bien vite la porte
entrouverte de son sourire pour chercher à s’échapper.
J’en avais déjà revus d’autres, de ces fantômes de ceux qui cou­
raient dans la rue de Yougoslavie ce soir de Février 1966. Et même
lorsque j’ai essayé d’expliquer que je ne jugeais pas, que je ne
jugeais plus, que je désirais savoir, comprendre, et parler à nouveau,
ils feignaient de jouer le jeu, une demi-heure, une heure, le temps de
la rencontre, puis m’évitaient par la suite. Peut-être m’auraient-ils
préféré différent, plus accusateur, davantage chargé de reproches,
plus proches, plus proche de leur conscience, la mauvaise, s’en­
tend ? Ils auraient alors puisse justifier, expliquer, répondre, comme
ils doivent parfois le faire avec celui en eux qui a envie de continuer
à courir le soir dans une rue de Tunis, avec une foule d’autres... Et
puis, je leur aurais donné l’occasion d’être bienveillants : « C’est
normal qu’il soit aigri, blessé après tout ce qu’il a subi. Pas de sa
faute s’il s’en prend à tout le monde, se montre parfois injuste. La
prison ne lui a pas fait de bien. Voyons comment l’aider à se réinsé­
rer, à trouver du travail... ».
Ceux que je rencontre encore parfois ne s’attardent pas avec moi.
C’est comme s’ils avaient banalisé nos rapports, comme si j’étais
pour eux une vague connaissance entrevue de loin en loin. Mais je
sens la gêne qu’ils éprouvent, je regard ostensiblement ailleurs pour
qu’ils ne croient pas que je les juge. Et ils m’évitent à nouveau, ou
moi, peut-être, qui ne me sens pas très bien dans ces rencontres.

Si j’avais eu à écrire ce roman aujourd’hui, il aurait probablement


été très différent. Je pense que j’aurais davantage tenu compte des
différences dans la façon d’aborder les relations entre les sexes. Pro­
bablement aussi, l’éclairage d’ensemble aurait été autre, l’engage­
ment politique aurait eu une importance relative moindre, par
rapport à d’autres écueils de la vie contemporaine, les relations pro­
fessionnelles ou l’engagement syndical par exemple. Mais je ne suis
pas sûr qu’il aurait eu un caractère plus accusateur.
Bien sûr, la situation générale a beaucoup changé depuis 1977. Il
y a eu en particulier l’affrontement du 26 janvier 1978, où l’armée
a tiré pour la première fois dans les rues de Tunis, et qui a marqué
le début d’une longue répression, contre les syndicalistes surtout.
J’avais été frappé, après ma libération, en Août 1979, de l’impact
profond qu’avaient laissé ces événements dans toutes les
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consciences. Et je pense que beaucoup d’intellectuels ont mesuré, à


cette occasion et par la suite, le peu de moyens qu’ils avaient pour
faire face à une telle situation, les limites de leurs capacité à réagir
de façon courageuse, honnête et digne, à faire entendre leur indi­
gnation, à refuser certaines formes de violence. Plus que du temps
des répressions contre les groupes politiques contestataires, être en
prison était signe de dignité. Ne pas y être ne pouvait d’ailleurs pas
le contraire, mais tout le pays était impliqué dans cette affaire-là, et
je suppose que le sentiment d’impuissance devant la force n’était
pas facile à supporter.
Par la suite, il y eu, en janvier 1980, la tentative d’insurrection
menée par un commando de Tunisiens venant de Lybie, et, à cette
occasion encore, les intellectuels se sont divisés, certains se retrou­
vant complètement aux côtés du pouvoir pour condamner sans
nuance, et les auteurs du coup, et les irresponsables qui pouvaient
leur trouver des circonstances atténuantes. Et puis l’atmosphère
politique a commencé à changer, les choses se disent plus facile­
ment, on envisage la nouvelle période, sans trop réfléchir au passé.
Peut-être aurais-je pu évoquer, dans un ouvrage actuel, certaines
inconséquences, certaines compromissions, les déchirements
internes des “révolutionnaires” plus soucieux d’être reconnus
comme les seuls porteurs de vérité que de changer la situation de
ceux au nom desquels ils prétendent lutter. Peut-être. Mais je ne
pense pas que cela aurait été l’aspect le plus important, je crois que
j’aurais davantage encore essayé de comprendre.
La différence entre moi qui ai renoncé à certains voies et ces
gens, mes anciens amis ou camarades que ma présence gêne, tient à
la façon dont nous sommes respectivement parvenus là où nous
sommes. Pour ma part, j’ai été au bout de mes idées, les ai passés au
crible de mon expérience, ai réfléchi avant de rejeter ou transformer
certains aspects sans remords : dans tout ce processus, je n’ai jamais
eu l’impression de me renier, de nier la part, fondamentale de moi
qui se veut libre, qui refuse de céder aux pressions extérieure, de
capituler devant la force.
J’ai choisi aussi librement que je le pouvais, les limitations se
trouvaient éventuellement en moi, pas ailleurs, et mes remises en
question ne m’ont pas semblé me réduire ou me mutiler, mais m’ont
paru au contraire un enrichissement, une façon élargie de voir le
monde, une manière de parvenir à une plus complète et plus pro­
fonde communication avec autrui.
Roman, récit ou témoignage ? Peu importe, Cristal est un en­
semble, articulé autour d’un roman écrit en prison sur des em­
ballages de cigarettes « Cristal ».
Du fond de sa cellule, Gilbert Naccache décrit la prison des
autres, celle des conventions, du confort, de la mauvaise
conscience. Et les questions que libéré, il pose en interrogeant
son expérience, portent sur la liberté et la marginalité, tournent
autour de la peur...

« Au-delà du propos politique et idéologique, au-delà du


parcours d’un homme, une profonde exigence intérieure
rythme le texte. Cristal dans une logique toute sartrienne aux
accents cependant camusiens, aboutit à une réflexion d’ordre
existentiel sur l’engagement, la liberté, la liberté de conscience,
et nous parle de loyauté, de dignité et de respect humain. »
S. M’rad Chaouchi

MOTS PASSANTS
789973 024893
Photos Jacques Pérez
ISBN: 978-9973-02-489-3

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