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Du même auteur
En cours d'édition :
De l'idéologie du développement à celle des droits de l'Homme
- Essai sur les récentes transformations du monde et leurs repré
sentations, Mots Passants, Tunis,, Tunis, 2011.
Gilbert Naccache
CRISTAL
Récit
Troisième édition
© Mots passants
(3 rue du 9 avril 1938
2078 La Marsa - Tunisie)
ISBN : 978-9973-02-489-3
Préface
Samira M’rad - Chaouachi
décision. L’autre prend un air gêné, il n’y est pour rien, il est tenu de
vous informer. C’est tout. Pas le droit ? Mais si, le Président a le
droit. Impossible d’attaquer, de protester. Mais en politique, les
choses changent, bientôt peut-être... Comment ? Qu’on vous
montre le premier décret ? Celui de mars 1970 ? Pas notre rôle, nous
devons seulement communiquer le contenu de celui-ci. Courage, se
permet de dire l’un d’eux. Et n’eût été la jubilation de ce salaud de
gardien qui m’accompagne, la certitude qu’il ne demande qu’un
prétexte pour me tabasser, pour joindre sa mesquine petite répres
sion à cet énorme arbitraire, j’aurais gueulé, craché, renvoyé le cou
rage à la face de ce gros mec qui va tranquillement rentrer déjeuner
chez lui, avec sa femme et ses enfants, et peut-être dire à table : « Je
viens de signifier à cinq types qu’ils ont encore plein d’années de
prison à passer ». Je ne veux pas qu’il puisse ajouter : « ils étaient
désespérés ; pour des gens qui veulent faire la révolution, ils n’ont
pas grand chose dans le ventre ».
Il y a ça. Il y a aussi ce flageolement des jambes, ce vide brutal
dans la tête, ce sentiment d’impuissance... C’est tout, on peut faire
de nous ce qu’on veut, nous sortir, nous remettre en prison quand on
veut ! Merde ! merde ! 14 ans, mon vieux.
Trois ans, déjà, ce n’était pas drôle tous les jours.
Rester isolé, sans livres, regarder les rayons de soleil qui entrent
par la fenêtre si haute effectuer leur parcours, ils éclairent d’abord la
paillasse par terre, puis le carton qui contient les provisions, attei
gnent le mur en face, puis la porte - il est alors l’heure de l’arrivée
des gardiens l’après-midi - montent encore le long du mur, se rédui
sent à un petit rectangle, disparaissent. Parfois on regarde la pous
sière, les grains qui jouent dans le faisceau. C’est curieux, on se
prend à retrouver des réflexions de son enfance, il y a de la pous
sière partout dans la pièce, on en respire constamment, mais on ne
la voit que quand elle passe dans les rayons qui tombent de la
fenêtre. On joue, quelques minutes ou quelques heures, cela dépend
à envoyer la fumée de sa cigarette dans le faisceau, à regarder les
volutes, à déchiffrer les formes, à essayer d’en susciter d’autres...
Nous avions appris que la décision de nous retirer la grâce avait
été publiée en première page des journaux, à côté de l’information
sur les poursuites engagées à la suite des « troubles sur la voie
publique » du 19 Avril. Le rapprochement était pour nous évident :
on voulait manifester de la fermeté et nous en étions la preuve et les
victimes.
14 CRISTAL
suis lancé dans une autre, l’évolution d’un couple imaginaire, que je
créerais de toutes pièces, à partir, bien sûr, de caractères que je
connaissais, de situations que j’avais rencontrées.
Et, pendant tout le temps passé à écrire, c’était pour moi une
intense jubilation : l’idée du bon tour que je jouais à mes gardiens,
la complicité avec Paule, dont je prévoyais bien qu’elle serait ravie,
lorsqu’elle l’apprendrait. C’est pourquoi j’ai dédicacé ce roman
ainsi : « A P., dont je savais qu’elle lisait par dessus mon épaule pen
dant que j’écrivais ».
J’ai fini par sortir de prison, le 3 Août 1979. Et j’ai récupéré ce
roman. Le relire m’a fait revivre une ambiance, m’a rappelé des sen
timents qui s’étaient éloignés. Un peu comme, quant on regarde une
ancienne photographie, on retrouve, à une façon de sourire, à un per
sonnage ou un objet en retrait, quelque chose de ce qu’on avait alors
vécu. Et comme on éprouve parfois le besoin de montrer à ses amis
les photos d’un album, en racontant un peu autour, pour “éclairer”
les photos, j’ai eu envie de montrer ce roman et dire comment il pu
être écrit.
PREMIÈRE PARTIE
Midi vingt. Afif Lakdar s’étire, s’asseoit derrière son bureau.
Repousse le fauteuil et, en refermant machinalement le tiroir
métallique, jette un coup d’œil distrait par la fenêtre ; vue
limitée sur la cour de l’hôpital, une silhouette d’infirmière
pressée au loin, deux hommes en blouse grise arrêtés autour
d’un chariot vide, le mur du pavillon dont le blanc est de moins
en moins éclatant, la peinture des fenêtres en face qui s’é
caille... Quand donc redonnera-t-on un coup de peinture ?
Il regarde l’agenda à la page du jour. Plus rien pour
aujourd’hui. Ouf! La matinée a été chargée. Trois patients à
domicile de bon matin, je ne devrais pas boire tant de café, mais
ils sont si déçus quand on refuse... L’embêtant, c’est quand ils
font des efforts pour faire la conversation, pour vous traiter en
ami. Besoin de se rassurer, peut-être aussi envie de nier le rap
port que crée entre nous la note d’honoraires. Bah, ceux de ce
matin ne sont pas les plus désagréables.
Ensuite il a fallu passer au ministère : impossible d’avoir le
responsable au téléphone, on se demande ce qu’ils fichent toute
la journée, ces gens-là ! Une réunion fixée par on ne sait qui
pour demain après-midi. Impossible, une opération qu’on ne
peut pas retarder... Pourquoi faut-il tant de réunions ? Bien
sûr, Afif n’a trouvé personne. 11 a laissé un mot. On ne l’a pas
appelé... Si on lui demandait son avis avant...
Puis l’hôpital. La consultation interne, rien de spécial, sauf le
gosse du 21, il faudrait voir du côté du cœur... Trop de malades
en ce moment dans les chambres. La promiscuité est malsaine.
20 CRISTAL
Rue du 1er juin, il est arrivé. Sa maison est dans le plus joli
quartier de Tunis, une belle villa qu’il a fini de payer au mois
d’octobre. Inutile de traîner des dettes pendant 10 ou 20 ans
quand on peut s’en débarrasser en 4 ou 5. Il est plutôt fier de sa
« bicoque » luxueuse mais sans tape-à-l’œil, construire il y a
une dizaine d’années par un architecte étranger. Il aime surtout
montrer les jeux « pour les enfants » dans le jardin : tous les
adultes, à commencer par Nabiha et lui, jouent volontiers à la
balançoire.... Voulait avoir une petite piscine, Nabiha a trouvé
cent arguments contre...
- Bonjour Bia, tout va bien ?
Il embrasse sa femme venue ouvrir la porte, puis va au grand
salon où, posés sur la table basse à côté de son fauteuil, les jour
naux attendent le maître de maison. Ils sont abonnés au
Monde, en plus d’un journal local, mais il n’en lit guère que les
titres et parfois un article sur la médecine ou sur un spectacle.
- Je te sers un apéritif ?
- Très volontiers, merci. Les enfants sont repartis pour l’é
cole ? Tout se passe bien, commandant de bord ?
- Tout va bien, docteur. Je m’occupe du déjeuner. Jette donc
un coup d’œil au Monde, il y a un article sur les cancers héré
ditaire qui t’intéressera peut-être.
CRISTAL 25
Des pas dans la cour, sur le trottoir qui conduit au pavillon, non,
on ne vient pas ici. Un bruit métallique, une gamelle contre une
cuillère dans une autre cellule, quelqu’un qui mange. Un grattement
furtif, sans doute un des innombrables chats, oui c’est sûrement un
chat, tu l’entends maintenant fureter dans les gamelles posées par
terre sur un brancard de bois, les corvéards doivent les emmener
tous les matins à la cuisine, les ramener pleines de soupe vers onze
heures. Cette toux ne serait-ce pas..., mais non, c’est encore quel
qu’un qui passe. Et tu as de nouveau envie de frapper sur la porte,
de grands coups, du plat de la main, ou même avec les pieds. Et tu
fais le geste, encore une fois, et tu l’arrêtes, en essayant de trouver
un prétexte plausible. Mais tu ne veux pas inventer de maladie. Tu
sais que c’est la solitude qui pèse. Tu sais aussi que même si un gar
dien répondait à ton appel, ce serait quelques paroles échangées, par
forcément sur un ton amical, et tu te retrouverais encore plus seul
après. Tu recommences à marcher. En t’efforçant de ne pas penser.
Ne pas penser du tout est presque impossible, tu essaies de penser à
une autre chose qu’à l’endroit où tu es, à ceux que tu aimes, qui pen
sent peut-être à toi, à cette vie qui coule sans rien de neuf, rien d’im
portant que l’attente. Tu marches, et tu t’arrêtes et tu t’assieds sur la
paillasse, et tu vas vers la porte...
Les jours sans rien, ceux où la porte ne s’ouvre que pour la pro
menade ou la toilette, ces jours sont encore plus pénibles quand il
fait gris dehors, et sombre dans la cellule. Alors on se demande com
ment il se fait que rien ne traduise l’agitation qu’il devrait y avoir en
faveur de notre libération, pourquoi les gens dehors sont si patients
vis-à-vis de notre situation. Et puis on se rend compte qu’on est
injuste et sûrement les gens dehors font se qu’il peuvent, et c’est le
peu de possibilités qu’ils ont qui fait maintenant frémir. Et on s’ef
force de chasser ces pensées, de marcher dans la cellule, de comp
ter ses pas, de marcher jusqu’à dix mille...Mais non, on s’arrête
avant, et on recommence, on pense un peu à celles que l’on aime,
que l’on a aimées. Et on ne se pose pas trop de questions sur ce
qu’elles peuvent ressentir à votre égard. On rêve un peu d’idylle. Et
on attend la nuit, le départ des gardiens, les discussions avec les
autres, et on marche et on s’arrête et on considère sa cellule sans
arriver à s’y intéresser, on caresse de vagues projets d’évasion sans
y croire...
de patio où sont placés une table et un banc pour les gardiens et une
petite armoire : on y range les médicaments, les récipients en verre
et les boîtes de conserves qui restent à la disposition du détenu mais
qu’il ne peut en principe pas emporter dans sa cellule. Deux autres
grilles donnent sur ce patio : à gauche, celle qui conduit à Varia, la
cour de promenade qui n’a pas d’autre issue, et, en face, celle qui
mène aux cellules.
On franchit cette dernière qui, comme toutes les autres, est
refermée derrière vous, et on suit le gardien vers la cellule qu’il vous
a assignée, après vous avoir dûment fouillé. Posé par terre entre deux
portes, le brancard en bois contenant les gamelles de tout le pavillon,
vides ou pleines, c’est selon l’heure d’arrivée. Elle répandent une
odeur d’huile mélangée à du piment qui ne quitte pas l’atmosphère.
Cette odeur persistante d’huile rance, refroidie, elle sera toujours
associée pour moi au pavillon cellulaire, au passage brutal de la
lumière de la grande cour de la prison (le blanc domine les surfaces
extérieures du bâtiment) à cette pénombre aux reflets marron, car les
murs du couloir et des cellules étaient jusqu’en 1977 de cette cou
leur jusqu’à une hauteur de deux mètres cinquante au dessus du sol..
Les portes des cellules, les grilles qui les doublent sur la rangée de
gauche, le sol cimenté et la hauteur inaccessible du plafond, tout
cela participait à donner au nouvel arrivant l’angoisse qui se dégage
parfois de certaines peintures de la Renaissance, de ce clair-obscur,
lorsque l’on projette sur ces zones d’ombre qu’on regarde toute l’in
quiétude de la solitude qui vous attend.
situation pour contacter les autres par leurs judas. En fin de compte,
il n’est pas sorti de sa cellule une seule fois, cette nuit-là.
Mais, parmi les cellules paires, il y en a deux qui sont à éviter -
si on peut ! - les deux premières : d’ordinaire réservées aux détenus
punis, elles disposent d’une toute petite fenêtre, celle de la 2 encore
plus insignifiante que dans la 4, et il y fait sombre toute la journée.
J’avais des livres quand j’y logeais, mais je n’avais pas pu en lire
une lettre de toute la journée à la 2 et m’étais terriblement fatigué à
le faire à la 4. On ne pouvait y lire que la nuit, entre le moment où
s’allumait la grande lampe et celui où elle s’éteignait pour faire
place à la veilleuse, pendant une heure et demie les jours d’été...
Je connaissais, dans ces cellules, celles où les fentes pratiquées
par les détenus entre le chambranle métallique de la porte et le mur
(les murs eux-mêmes étaient trop épais et trop durs pour qu’on
puisse penser à les trouer) étaient suffisantes pour entendre les
conversations dans le couloir, parfois pour entrevoir le passage de
jambes l’espace d’un éclair. Toutes les cellules paires avaient des
fenêtres fermées par une rangée de barreaux seulement et un gril
lage, en plus de la vitre qu’on enlevait Tété ou lorsqu’on craignait
que le détenu ne l’utilise pour se blesser ou se suicider, bien que le
bas de la fenêtre (un mètre de haut, 70 cm de large) fut situé à plus
de trois mètres du sol.
Les cellules impaires, elles, avaient une double rangée de bar
reaux et un double grillage aux fenêtres, ce qui les rendait plus
sombres. Sauf la cellule cinq, la plus claire de toutes les cellules
individuelles, qui n’avait qu’une protection semblable à celle du
côté pair. La 15 n’est pas à recommander, car sa fenêtre se trouve à
l’angle du pavillon, tout contre le mur de la 17, qui est en réalité une
grande chambrée : de ce fait, elle est sombre de très bonne heure.
Mais dans quelques unes, la 5 et la 7, les deux lampes avaient à une
époque la même puissance, avantage appréciable pour ceux qui vou
laient lire la nuit, et donc inconvénient pour les dormeurs, obligés
d’avoir un mouchoir ou une étoffe sur les yeux pour dormir.
Le côté impair donne sur la cour de promenade du pavillon. Pos
sibilité donc d’échanger un mot avec un camarade qui fait le tour
de l’aria, mais aussi danger de se faire prendre, menacer par un gar
dien à l’affût de ce genre de contacts ou averti par un corvéard
mouchard. Du moins, à la toux qu’on entendait, à la chanson fre
donnée, à la conversation insignifiante avec un gardien, on pouvait
identifier la présence de tel ou tel camarade.
38 CRISTAL
finissent par sortir le carton qui contient tous mes livres dans la Skifa
et le renverser par terre. Le lendemain, le gardien du pavillon me dit
qu’il ne peut pas toucher mes livres. Je vois le chef le soir, juste
avant la fermeture, il ne veut pas admettre que j’aie trouvé le journal
dans l’aria, m’annonce que je serai descendu à la cave le lendemain,
ne m’autorise pas à ranger les livres dans le carton. Ce n’est que
deux jours plus tard, après que j’en aie parlé à mon avocat, que l’on
m’autorise à remettre mes livres en ordre, et une semaine après que
je les récupère. J’étais resté sans possibilité de lecture, mais il n’était
pas question de dénoncer celui qui nous avait permis de lire quelques
informations.
En 1973, on nous avait isolés à nouveau après le procès et on
nous avait tous mis du côté pair, pour éviter que nous puissions
échanger quelques mots par les fenêtres à l’occasion de la prome
nade de l’un ou de l’autre. Moi, faute de place, je m’étais retrouvé à
la cellule 2. Le choc du passage de l’obscurité à la lumière éclatante
de la cour, l’espèce d’avidité que j’avais à profiter des rayons de
soleil, et aussi la hâte à me retrouver dans la cellule, après deux ou
trois tours de cette cour cimentée vide, inamicale, et à nouveau la
sensation lugubre en rentrant, l’attente du couffin, de l’avocat, de la
réponse du gardien à qui j’ai demandé dix fois de me changer de cel
lule.. . Je finirai par me retrouver en face, à la 1, et par jouir effronté
ment pendant une journée complète de la lumière ! Puis revinrent les
journées “normales”, avec l’attente, l’espoir, les sorties pour la toi
lette, pour l’aria, pour la visite de l’avocat, les quelques lettres qui
arrivent, les rares informations qui filtrent jusqu’à nous ; lorsqu’on
avait des livres, je lisais, lisais... J’ai demandé qu’on m’envoie des
livres de mots croisés, j’en ai remplis beaucoup, en m’aidant quel
quefois, il est vrai, des solutions de la fin. Souvent, j’avais aussi un
puzzle que je faisais lentement pour qu’il dure plus longtemps. La
journée ainsi remplie finissait par passer et arrivaient le soir et les
discussions avec les autres.
avec des droit-communs) j’ai beaucoup parlé avec deux d’entre eux,
pleins de sollicitude pour moi, et nous n’avons pas seulement discuté
de la liberté de disposer de son corps, mais aussi du pourquoi de
notre présence, de notre façon de lutter : ils étaient très admiratifs
devant la manière dont nous présentions nos revendications, utilisant
les grèves de la faim, et finissions par obtenir satisfaction. Lors-
qu’aujourd’hui il arrive à certains de nous de rencontrer l’un d’eux
dans la rue, nous n’avons pas le moindre geste de réprobation devant
leur façon de parler, de marcher, d’avoir les cheveux passés au
henné ; nous sommes heureux de les retrouver, de prendre un café
avec eux, car nous savons bien qu’ils peuvent être bien plus corrects,
faire preuve de plus de courage et dignité (nous disions souvent,
phallocratie du langage, de “virilité”) que beaucoup d’hommes qui
affirment leur sexe. Et nous ne manquons pas de nous recommander
réciproquement de faire attention, de ne pas retourner en prison...
Le pavillon cellulaire n’est pas réservé aux politiques. Il reçoit
également des détenus de droit-commun, punis pour une raison ou
une autre, qui passent de trois à quinze jours dans une cellule. Et
l’on apprend très vite que c’est ici que sont logés les condamnés
mort, en attendant leur exécution.
Dépouillés de tous leurs vêtements civils, dépossédés de tout ce
qui pourrait leur faciliter un suicide, verre, fer ou même allumettes
(ils ne peuvent fumer que lorsque le gardien leur fournit encore la
flamme) ces hommes, déjà en deuil de leur propre vie, paraissent
encore plus misérables dans les vêtements militaires verts, informes
et mal ajustés, qu’on leur fait porter.
On arrive à échanger quelques paroles avec eux qui, en fonction
de la mansuétude du gardien, peuvent parfois respirer au coin de la
cour, assis par terre, beaucoup plus longtemps que les 10 minutes de
promenade que le nombre de cellules oblige à faire respecter par
chacun. On leur donne quelques cigarettes, leur fait parvenir un peu
de nourriture...
Un jour, par exemple, c’était le Mouled de 1973, nous étions 16
dans la grande cellule, la chambre 17, et nous avions reçu bien plus
d’“assida” que nous pouvions en manger. Nous en avions fait par
venir aux quatre condamnés à mort qui se trouvaient là. En rentrant
de la promenade, nous les avions vus manger dans la cellule de l’un
d’entre eux : le gardien avait laissé la porte ouverte pour s’assurer
qu’ils ne profiteraient pas de la présence des cuillères ou d’un réci
pient en verre pour se suicider. Ils étaient là, tous quatre, s’efforçant
44 CRISTAL
n’est pas comme tout le monde, elle est vraiment très fine... Évi
dement, Ali Baba plastronne au milieu des femmes !
- Mohamed, pourrais-tu passer voir un de mes malades ? Si
tu préfères que je te l’amène...
- Non, je devais de toute façon aller chez vous ces jours-ci. Et
toi, Afif, que deviens-tu ? On devrait se voir plus souvent.
- C’est bien mon avis, mais le temps... Iras-tu au Conseil de
Faculté ? On pourrait prendre un verre en sortant.
On parle un peu boutique, on échange des banalités.
N’avons-nous plus rien à nous dire ou bien faut-il du temps
pour briser la glace ?
- Fais-moi donc danser, Afif.
C’est Marie-Claude, le seule vraie blonde de la soirée, il en
est presque sûr. Un autre couple danse déjà.
- Ne me secoue pas trop, je suis un peu grise... Tu devrais
parler un peu avec Samir, mon peintre barbu... Ne fais pas donc
pas cette tête, gros bêta, il n’est pas encore - elle appuie sur
“encore” - mon amant. C’est le locataire du studio du premier
étage de la villa, j’ai commencé à le connaître un peu plus ces
temps-ci.
- Façon polie de me dire qu’on ne se voit pas assez ?
- Que tu es bête ! J’aime beaucoup danser avec toi... J’ai
causé un peu avec les bobonnes tout à l’heure, continue-t-elle
pendant qu’ils vont chercher à boire. Quel effort ! Elles ne lais
seront pas leurs maris mourir de faim, mais j’ai l’impression
qu’ils ont parfois envie de changer de menu : quelques-uns ont
la main leste, c’est flatteur pour moi... Tu devrais faire un peu
danser Nabiha, elle doit se raser avec ces types.
Afif est amusé.
- C’est dans les règles, la maîtresse et l’épouse...
- Tîi es complètement stupide ! J’aime beaucoup Nabiha, et
ce soir elle est belle à croquer. Je regrette de ne pas pouvoir
faire l’amour avec vous deux à la fois, plaisante-elle. Je crois
que ça me plairait..
- Ça serait une solution... pas banale, grimace Afif, mais ça
me mettrait dans une situation délicate.
- Tu est plein de préjugés bourgeois, voilà tout ! Moi aussi
sans doute, parce que l’idée de faire l’amour avec une femme
ne m’inspire pas tellement. Bon, je vais m’occuper un peu de
Samir, il l’air de se barber, c’est le cas de le dire.
56 CRISTAL
Bien que le trajet soit court, Nabiha a insisté pour qu’on rac
compagne Marie-Claude et Samir, au moment où ils prenaient
ensemble congé de Saloua. Marie-Claude propose de descendre
une minute prendre un verre. Nabiha a accepté tout de suite.
- Pourrais-je avoir un Alka Selzer et un verre d’eau, je me
sens barbouillée...
- Vous n’avez pas beaucoup parlé ce soir, Samir, remarque
Afif.
- Oui c’est vrai, je n’avais pas très envie de le faire. J’ai sur
tout absorbé, par la bouche, les oreilles et les yeux...
- Et cela donnera-t-il un tableau ? s’enquiert Nabiha.
- Si j’étais un grand peintre... Vous êtes très belle, ça pour
rait être exaltant de vous avoir comme modèle. Je ne le dis pas
pour faire un compliment. C’est une constatation, un regard de
métier, c’est tout.
CRISTAL 59
précédait celle qui transportait les vingt six autres. Nous avions
chanté, des hymnes révolutionnaires, certains venaient d’être tra
duits à la “Cité-Loisir” en tunisien, et aussi d’autres chants, popu
laires, légers, joyeux ; et nous évitions de parler de l’avenir
immédiat en faisant des plaisanteries à propos de tout, en particulier
des ballots énormes, contenant beaucoup de livres, qui nous empê
chaient de placer nos jambes confortablement.
Arrêtée en marche arrière devant une double grille ouverte, la cel
lulaire nous dégorgea, avec l’aide d’un bataillon de gardiens, sur les
marches descendant abruptement dans ce qui nous apparut comme
une grotte, car murs et plafonds étaient creusés dans le roc. Bous
culés assez vivement, mais comprenant que l’heure n’était pas à exi
ger la politesse, nous nous retrouvâmes avec nos ballots en bas des
trente six marches de vingt cinq centimètres en moyenne.
Dans une lumière irréelle, une impression d’humidité, un gardien
chef (les chefs portaient une casquette, les simples gardiens un
calot) nous intime de nous déshabiller dans une petite pièce, de
prendre des vêtements de prison (en fait de vieux habits militaires
de l’armée anglaise) et de revenir à l’endroit où le coiffeur, assis sur
un tabouret, nous attendait. A Tahar qui traînait, essayant de trouver
un pantalon à sa taille, il donne une gifle, annonçant ainsi la couleur,
et tend d’autorité le premier pantalon qu’il trouve, qui est bien trop
grand : on retrousse les revers et on serre un peu plus à la ceinture,
voilà tout.
Déguisé, pieds nus, le pantalon rêche et le col de la vareuse me
grattant, je me retrouve assis par terre au pied du coiffeur qui, en
trois coups de tondeuse, m’enlève ce que j’avais de cheveux. On
avance dans un couloir, accompagnés par les vociférations et insultes
des gardiens, on tourne à droite, franchit une sorte de chicane, une
porte et on se retrouve dans une grotte, une véritable grotte à peu
près ovale, avec des morceaux de rochers qui dépassent du mur et du
plafond concave percé - à dix, quinze mètres ? - d’une ouverture cir
culaire pour l’aération : nous n’avons jamais su où elle conduisait.
Me voici donc à cette fameuse cave de Boij Roumi... celle dont les
droit-communs parlaient avec terreur à Tunis.
Je suis rassuré au premier coup d’œil : il y a huit paillasses, nous
resterons donc ensemble. Le gardien me place debout contre le mur
au pied d’une paillasse qu’il choisit. Les autres arrivent, non, sont
amenés l’un après l’autre, avec plus ou moins de coups et d’insultes.
A chaque nouvel arrivant, ceux qui sont là tournent furtivement la
CRISTAL 63
\ :)
64 CRISTAL
Bien qu’isolés les uns des autres, nous trouvons que l’été se passe
relativement bien : il fait bon ici, les gardiens - quelques-uns nous
ont connus en 68-70 - nous respectent, nous avons des livres et des
puzzles, recevons des visites régulièrement. Et nous attendons notre
libération pour décembre.
Je vis dans une chambre pourvue d’une minuscule cour indivi
duelle : avantage, et non des moindres, la durée de la promenade :
une heure et demie le matin, une heure l’après-midi au moins, ce qui
change des 10-15 minutes quotidiennes de Tunis. Mais l’avantage le
plus grand de ces chambrées est l’existence de cabinet à l’intérieur
et, lorsqu’il n’y a pas d’eau aux robinets, faute de pression, de petits
bassins où on peut puiser l’eau nécessaire à sa toilette, au ménage, à
la vaisselle, la lessive... Et puis, l’architecture du bloc des politiques
de Borj Roumi, qui n’a pas été conçue au départ comme une prison,
est moins carcérale, si l’on peut dire, et donne moins le sentiment
d’oppression, on peut voir les arbres, les champs et même un petit
cimetière sur la colline voisine, rêver de grands espaces...
Début août, Paule m’annonce qu’on lui a signifié son expulsion
du pays, elle doit préparer ses affaires. Quelques jours après, des
policiers viennent prendre un procès-verbal à propos d’un papier qui
avait été saisi en mai à la PCT : nous avions alors été interrogés,
mais comme il n’y avait pas eu de procès-verbal, nous pensions l’af
faire classée. Elle devrait l’être de toute façon pour moi, puisque je
n’ai reçu ou envoyé aucun message, ni lu celui qui a été saisi. Cela
n’empêche pas, en septembre, le juge d’instruction de m’inculper
d’atteinte à la sûreté de l’État et de me décerner un nouveau mandat
de dépôt, et me revoilà à la prison deTunis jusqu’au prochain trans
fert...
Je ne le sais pas encore, mais ce 6 mai 1974 où l’on me transfère
une fois de plus à Boij Roumi, commence pour moi, et pour de
longues années, une nouvelle vie pénitentiaire. Je ne reviendrai à la
prison de Tunis que pour deux courts séjours, un mois pour me soi
gner, la première fois, une nuit avant d’être libéré, bien plus tard.
De retour pour la troisième fois au “Boij”, c’est à la chambre A’
que l’on m’installe, tandis que les deux autres transférés, Hechmi et
Noureddine sont respectivement à la D et la B.
Trop grande pour un seul prisonnier, avec une sorte de vasistas
près du mur et une fenêtre un peu plus grande près de la porte, la
chambre A’ fait penser aux habitations troglodytes, car elle n’a
qu’une face, qui donne sur la cour, l’autre étant adossée au talus. Il
72 CRISTAL
se dépêchent ici et là, ils portent les ordres d’un gardien, amènent un
couffin à son propriétaire, vont faire des réparations diverses. Et
souvent on peut rencontrer ceux qui portent de l’eau dans de grandes
tinettes : la pression est insuffisante en été pour que puissent fonc
tionner les robinets des chambres, on utilise alors le réservoir.
A droite, dans la cour triangulaire qui jouxte les deux grandes
chambrées, des détenus font leur promenade, tandis que les plus
nombreux, assis par terre, travaillent l’alfa sous les hangars en face
des chambrées ou tout simplement assis au pied du mur : ils fabri
quent surtout des scourtins, mais aussi des nattes que l’on pose
sous les paillasses et des sacs à grosses mailles pour le charbon.
Plus loin, “l’infirmier”, un détenu qui n’a pas de compétence par
ticulière, mais qui aide le véritable titulaire, un gardien qui a fait un
stage plus ou moins long à l’infirmerie de la PCT, se pavane en
blouse blanche.
Par dessus tout cela, les cris du chef ou d’un gardien, ils donnent
facilement de la voix, ou un corvéard qui interpelle un détenu, une
altercation dans un coin ou un autre. On voit souvent aussi le “capo
ral de la centrale”, détenu qui supervise tous les caporaux de cham
brées, qui aide à la tenue des comptes de la cantine, travaille un peu
aussi au greffe : très plein de son importance, il s’efforce de ne pas
s’attirer de trop grandes inimitiés chez les autres prisonniers. Il ne
me parle que s’il a quelque chose à me dire : il a trop peur d’être
accusé de rendre service aux politiques, il y a des candidats à son
poste. Se déplace librement, aussi, l’instituteur-meddeb, qui appelle
le soir à la prière et apprend la lecture du Coran aux autres détenus.
Borgne, il affecte derrière ses limettes l’air digne qui sied à sa fonc
tion, mais ne parvient pas à impressionner les autres.
Tout cela, je l’entrevois très rapidement, je retourne très vite dans
ma chambre, me replonge dans mes pensées.
J’étais seul. Dans une chambre nue, basse, peu éclairée, peu
aérée, dans la cour au sol cimenté, sans même l’espoir d’une mau
vaise herbe pour mettre une note de couleur dans le blanc très délavé
de la chaux des murs, le gris du ciment.
C’est là que je commence l’aventure d’écrire.
Pour qu’on ne me saisisse ni crayon, ni papiers, je n’écris que
lorsque les portes sont fermées, je cache mes “instruments” au
moindre bruit de clé à la porte de la cour. Je ne peux pas écrire, non
plus, dès qu’il ne fait plus assez jour : utiliser un crayon avec une
bonne lumière électrique n’est déjà pas si simple, ici c’est tout sim
plement impossible. Pendant les heures de promenades et le soir,
avant de dormir, je vis donc avec mes personnages, imagine ce
qu’ils peuvent dire, faire.
Le reste du temps, si je ne dors ni ne mange, j’écris et j’efface.
J’écris à plat ventre sur la paillasse, le papier “Cristal” posé par terre
devant moi. Position assez pénible, surtout pour effacer : je dois
faire des efforts pour me tenir alors sur les coudes et effacer sans
froisser ni déchirer le papier, surtout celui qui est doublé d’une
feuille d’aluminium. Lorsque je suis satisfait d’un passage, je le
recopie, efface le brouillon pour utiliser encore le papier : il me fau
dra 73 feuilles extérieures pour le texte définitif, cela aura en fait
nécessité une centaine de paquets de cigarettes. Et au début je man
quais de papier...
78 CRISTAL
n’avons toujours rien à lire. Tous les jours ou presque, j'écris une ou
deux courtes réminiscences, un tout petit peu romancées, que je lui
fais parvenir : comme je parle souvent de gens qu’il connaît, cela le
fait rêver aussi. Un jour, il me suggère de faire un récit à la manière
d’Henri Miller, dans “Sexus”. Je m’exécute, trouvant ainsi l’occa
sion, en faisant travailler mon imagination érotique, de donner libre
cours à certains fantasmes et de les évacuer en partie. J’ai fait lire
cet essai à deux de nos camarades (nous serons quatre ensemble en
74-75) et le silence gêné qui avait suivi ne m’avait pas encouragé à
recommencer. J’ai tout de même, plus tard, donné les feuilles à lire
à quelqu’un d’une autre chambre, qui n’en avait pas terminé la lec
ture, ni fait bénéficier ses compagnons de mon talent : il avait pré
texté la difficulté de lecture - mon écriture pose quelques
problèmes, il est vrai, surtout lorsque je m’efforce d’écrire tout petit,
et le papier intérieur des paquets de cigarettes, “épluché”de sa
feuille d’aluminium, est d’une transparence qui n’arrange rien. Je
crois tout de même qu’il avait été choqué.
Au cours de ces séances d’écritures-lecture-commentaire par
écrit avec Noureddine, il nous était arrivé de réinventer à deux des
soirées d’été au bord de la mer, où nous nous amusions de ce que
chacun reprochait à l’autre d’avoir écrit le premier la réplique attri
buée à X ou Y : j’allais l’écrire, ou c’est exactement ça, nous excla
mions-nous par écrit... Nous avons détruit cet échange, il ne fallait
pas que les gardiens se doutent que nous pouvions communiquer
ainsi et prennent des dispositions pour couper notre “piste Ho-Chi-
Minh” , ainsi avions-nous baptisé le circuit utilisé pour se trans
mettre des papiers.
Ce mois d’août 1974, où nous avions volontairement minimisé
l’ampleur de nos désaccords avec nos camarades, où nous nous
efforcions de ne pas penser à tous les signes annonciateurs de la
crise en notre sein, où nous nous persuadions que nous allions aider
les autres, et découvrir avec eux la voie du dépassement de toutes
nos insuffisances, ce mois pendant lequel ont vécu avec nous beau
coup de nos amis, et surtout de nos amies, pendant lequel j’ai ter
miné d’écrire mon roman, ce mois où j’avais avec Noureddine une
communion incroyable, presqu’une idylle, cela a été le plus beau
mois de mon séjour en prison...
Au ton de Saloua au téléphone, Nabiha a compris que son
amie n’est pas très bien, cafard ou ennui, ou les deux. Elle a
accepté sa proposition de “faire les magasins”, elle a d’ailleurs
quelques emplettes qu’elle ne peut repousser. Saloua a une véri
table boulimie de vêtements quand elle est cafardeuse, elle se
demande ensuite ce qui lui a pris d’acheter tout cela ! C’est
égal, c’est un tel plaisir de sortir avec elle...
- Figure-toi que, pour ne pas changer, ma voiture n’a pas
voulu démarrer ce matin. J’allais prendre démocratiquement
le train, mais un voisin compatissant, peut-être aussi un peu
concupiscent, il ne faut pas désespérer, m’a amenée à Tunis...
Lorsqu’elles se trouvent seules, les deux amies rient à tout
propos. Cela n’a pas manqué de se produire ce matin encore,
comme si elles étaient redevenues les deux lycéennes un peu
délurées, pas particulièrement discrètes dans leur façon de rele
ver les aspects comiques des gens et des choses de la rue. Se
tenant par le bras, de plus en plus chargées de paquets, elles
s’esclaffent bruyamment au spectacle d’un monsieur âgé et
digne qui hésite à traverser la rue, semble tenir un conciliabule
avec lui-même avant de descendre du trottoir, d’esquisser un ou
deux pas, et de revenir précipitamment sur le trottoir à la vue
d’un taxi, sans cesser de maugréer.
- Nous avons l’air de deux petites folles. Soyons donc un peu
plus sérieuses, Saloua !
Mais impossible de ne pas trouver comique ce bonhomme
qui gesticule, sa serviette à bout de bras et qui fait des
reproches véhéments à un petit vieux, apparemment pas ému
outre mesure.
82 CRISTAL
- Bonjour, Madame.
Saloua s’arrête pour saluer deux jeunes filles à l’air timide.
- Vous n’êtes donc pas au lycée ? Ne me dites pas que vous
aussi abandonnez pour vous marier !
- Oh non, Madame, nous sommes sorties plus tôt, Madame
Béji est absente, nous avons deux heures libres...
- Ce sont des élèves de terminales, explique-elle à Nabiha en
repartant. Dans ces classes, il y a une épidémie de mariages...
J’avais 47 élèves en Octobre, il n’en reste que 28, la plupart ont
abandonné pour se marier, quelques-unes pour aider à la mai
son, deux ou trois pour travailler, et une autre, aux dires de ses
camarades, parce qu’elle serait enceinte ! Pauvre gosse ! Je me
demande comment elle s’en sortira... Tu sais, les filles qui étu
dient vraiment jusqu’à l’université restent une minorité...
- Attention à cette voiture ! tu as vu comme il conduit, celui-
là !
L’indignation de Nabiha est à la mesure de la frayeur qu’elle
a ressentie.
CRISTAL 83
Gisèle rougit.
- Oh non, vous paraissez si jeune, je ne croyais pas...
Les enfants se sauvent bientôt. Les deux amies ramassent
leurs bagages et hésitent sur le seuil.
- Qu’est-ce qu’on fait, on rentre ou on continue ?
- J’ai encore deux petites choses à acheter pour Mounira à
côté, ensuite je t’emmène déjeuner à la maison, on sera seule,
on pourra parler tout notre soûl.
Elles rient encore un peu en entassant leurs paquets à l’ar
rière de la mini de Nabiha : deux adolescents boutonneux ont
tenté maladroitement de les aborder, elles ont gardé le silence
et l’air de jeunes filles intimidées mais décidées à bien se
conduire, tout en échangeant des coups d’œil amusés.
- J’ai failli leur dire quelque chose de méchant, commente
Saloua, mais j’aurait été ingrate : c’est chic de leur part de nous
rajeunir... Et c’est rassurant, il nous reste toujours la ressour
ce des minets, ajoute-t-elle rêveusement.
- Allons, ne dis pas de bêtises. On est encore jeunes et belles,
et on peut séduire qui on veut !
- En tout cas, on ne peut pas dire que ce sont les attributs de
la maternité qui attirent vers moi les petits garçon, soupire
Saloua,, avec un geste vers sa poitrine à peine marquée. Tu te
rappelles, nous étions quelques rares filles à nous asseoir dans
les cafés, nous apparaissions comme des reines parmi les garçon,
je ne sais pas qui était le plus intimidé, d’eux ou de nous, et on
n’a jamais osé se faire de déclarations... Finalement nous en
avons épousé d’autres. C’était il y a combien ? 15,18 ans ?
Elles ont fini le trajet en évoquant silencieusement leur jeu
nesse. Il faut descendre les paquets, Naima les aide. Sous pré
texte de trier ce qui revient à chacune, de comparer, Saloua
défait tous les emballages, commente chaque achat, essaie cer
tains objets demande à Nabiha d’en faire autant, insiste pour
qu’elle garde un pull qui lui va à ravir...
Elle gagne du temps, se dit Nabiha, elle voudrait peut-être
que je lui pose des questions. Allons-y, il doit s’agir de son
copain, en tout cas, ça sera toujours un commencement.
-J’ai l’impression qu’il veut me plaquer. Oh, il ne me l’a pas
dit tout net, ce n’est pas son genre. Non, il m’écrit qu’il envisage
de prolonger son séjour en Europe, qu’il y rencontre des tas de
gens qui peuvent l’aider dans son boulot...
86 CRISTAL
pas ! Par exemple, les Ayadi n’ont-ils pas abusé de ton hospita
lité, ils te laissaient leurs enfants pendant qu’ils allaient se bai
gner ou manger, revenaient boire toute ta bière ou ton coca,
sans jamais t’inviter autrement que pour la forme à partager
leurs plaisirs.
- Je n’avais pas envie de les partager, je n’aime pas telle
ment sortir, tu le sais bien.
- Mais tu ne vois pas le sans-gêne de leur attitude, la façon
désinvolte dont ils agissent envers toi.
- Je t’assure que ça ne me dérange pas.
- La question n’est pas là, elle est dans tes rapports avec les
gens. Tu manques d’assurance, tu n’as pas confiance en toi, en
tes capacités. Tti ne parviens pas à demander aux autres de voir
en toi quelqu’un qui a aussi des envies, des besoins. Je ne sais
pas à quoi c’est dû. Peut être ne te trouves-tu pas bien physi
quement, c’est stupide.
Peut-être ton mariage malheureux t’a-t-il traumatisée, ou
même ça peut remonter plus loin. Dans ce cas, tu devrais voir un
bon psychiatre, il doit en exister. Si tu sous-estimes sur le plan
moral ou intellectuel, ça serait un comble : tu es la meilleure de
nous. Je ne te dis pas ça pour te consoler, je t’assure. Tiens, si Afif
voulait me quitter pour toi, j’accepterais avec une certaine joie,
bien que je l’aime très fort, parce que je suis sûre que tu es
capable de le rendre heureux, bien plus que moi.
Elle s’arrête interdite, elle ne voulait pas en dire autant !
Regarde Saloua pour juger de ce qu’elle a retenu du discours et
surtout de la dernière phase. A un geste fataliste et un sourire
résigné. C’est dit.
Son amie relève une tête pensive aux yeux humides.
- Eh bien, quel long discours ! Tu est devenue très loquace
ces temps derniers ! Oui, tu as rien raison, je n’ai guère d’as
surance. Mais il y a de quoi ! je suis lamentable au lit, une vraie
catastrophe, si tu voyais ! J’ai beau faire des efforts, j’ai tou
jours l’impression que le partenaire est déçu et j’ai un peu plus
peur à chaque fois, ce qui n’arrange rien. Pour le reste, je sais
que vous m’aimez bien, vous ne pouvez pas voir qu’au fond, je
ne suis pas grand-chose. Si je vis tant avec les autres, c’est que
je ne suis pas très bien avec moi-même. Comment veux-tu que
je m’estime ? Ma thèse est au point mort depuis des années, j’ai
commencé à écrire plusieurs romans, et n’ai pas terminé la
88 CRISTAL
aussi. Mais je crois n’avoir pu le faire que parce que j’avais l’autre
vie, celle de mes souvenirs, de mon univers passé. Et je suis persuadé
que ce n’est pas par hasard que j’ai éprouvé le besoin d’écrire sur
cela : si bien que, lorsque Noureddine m’a demandé de lui raconter
les histoires, j’avais trouvé un prétexte. La certitude d’avoir un lec
teur bien disposé à mon égard, de lui apporter quelque chose qui l’ai
derait m’a seulement permis de m’exprimer sans trop de gêne. Au
point qu’au bout d’un certain temps, je suis passé de récits relative
ment neutre, où, du moins, la douleur que je pouvais éprouver était
escamotée, à des choses plus intimes, plus douloureuses, se rappor
tant à des blessures pas complètement cicatrisées.
En même temps, sans que je m’en rende bien compte, ces récits
sur différents sujets, mais qui tournaient tous autour de l’amitié, des
formes qu’elle avait pu prendre, et où il y avait toujours beaucoup
de femmes, ces récits disait ce qui me manquait le plus, ce à quoi
j’aspirais alors, que je ne pouvais me procurer que par l’imagina
tion, ou la mémoire.
Le premier que je fis, fin juillet 74, parlait de plage et de soleil,
cela n’étonnera personne, je pense.
LA CHANSON
Il avait fait très beau ce mois de mai, et particulièrement ce jour-
là, un dimanche ou un jour férié, je ne sais plus au juste. Nous
avions pris l ’habitude de rechercher les coins les moins fréquentés,
de préférence au bord de la mer, dès que les baignades devenaient
possibles : en faisant un effort, dés la fin mars. Le travail à mon
administration ne m ’était pas pesant. J’avais décidé, après la éniè-
me altercation avec mon chef de service, que je ne pouvais lui être
d ’aucune utilité et que le service ne marcherait ni mieux ni plus mal
si je me contentais d’y faire une apparition quotidienne pour mani
fester mon existence et justifier le mandat de la fin du mois. Je pas
sais donc mon temps, quand j’étais à l’administration, à discuter
avec des collègues, à bavarder avec les employés de tous grades,
me renseignant sur la vie du pays et les réactions des gens, en cette
première année d’installation définitive après mes études. Et puis
j'avais beaucoup de livres et de revues à lire, ce que je m ’étais pro
mis depuis longtemps.
Je menais donc une vie sans grands problèmes, consacrant à
mes amis la plupart de mes soirées et toutes mes journées libres,
que nous passions généralement à visiter les coins que nous ne
94 CRISTAL
un aubaine que nous avions trouvée trois ans plus tôt. Nous vivions
à Taise avec nos trois salaires, et consacrions beaucoup de nos reve
nus à nos activité politiques.
Nos meubles étaient pour une bonne part le résultat d’héritages
d’amis ou de parents partis de Tunisie ou qui nous avaient laissé le
mobilier qu’ils avaient renouvelé.
Nous nous étions retrouvés seuls après dîner, et écoutions de la
musique classique, lorsque ce camarade me fit l’étonnante déclara
tion suivante dont, sur le coup, je ne compris pas le motif réel : « Je
ne t’aime pas, me dit-il. Je n’ai aucune confiance en toi. Tu ne pour
ras jamais faire les sacrifices nécessaires, renoncer à tout cela (geste
circulaire sur le salon) et accepter la prison. »
Il n’avait pas fait de remarque semblable à Noureddine qui parta
geait mes condition de vie. Mais ce dernier, originaires du Sud, est
censé ne pas avoir les goûts du luxe normaux... d’un juif tunisien,
forcément né et grandi dans l’opulence. Peut-être aussi, à cette dis
tinction Juif-Arabe, faut-il ajouter une autre que faisait inconsciem
ment ce camarade, celle entre le citadin d’origine et le fils de la
campagne, qui est habitué à la misère. Il se trouve que, de milieu
plutôt féodal si on peut dire, Noureddine était, de par sa famille, bien
plus riche que moi. Mais aucun de nous deux ne comptait sur sa
famille pour maintenir un train de vie qui ne nous semblait pas scan
daleux
Certes, nous ne correspondions pas à l’image que les militants,
toujours un peu populistes, croyaient indispensable de donner
d’eux-mêmes. Beaucoup de choses dans notre façon de vivre, de
regarder, ne correspondaient pas aux stéréotypes rassurants, à la
vision un peu manichéenne propre à ceux qui font de la privation, de
l’aptitude à la pauvreté, si on veut, la mesure de la capacité de faire
la Révolution.
Nous en avions eu de nombreuses preuves, notre conception de la
vie était considérée par nos camarades, nos amis de combat, comme
“libérale”, “bourgeoise” peu favorable à nous faire accepter comme
“direction des masses”.
Ainsi, au moment où, après leur mariage, Noureddine et Leyla
décidèrent d’habiter avec moi, il se trouva des gens, des mieux
intentionnés pour rejoindre les réticences du père de Leyla - dont il
est plus normal qu’il ait pu craindre le scandale. “Tu comprends”,
dirent-ils à Noureddine - moi, j'étais présumé imperméable à ce
genre d’arguments, ayant déjà choqué par ma façon de concevoir et
CRISTAL 101
.
104 CRISTAL
en contact avec les Français quand ils parlent de tel ou tel colon
J’allais oublier : à la poste, j’ai eu aussi l’occasion de remurquei le
nombre élevé de pensionnés de l’Etat Français, ancien combattants
d’Europe et même d’Indochine.
Comme à Gafsa, je suis obligé de trouver tout seul à me loger.
Après quelques semaines à l’hôtel, je louerai une petite maison avec
une cheminée dans laquelle je ferai d’agréables feux de bois. Pour
le travail, j’ai demandé à été embauché comme technicien dans une
ferme domaniale ou dans une coopérative : le Délégué semblait si
convaincu que cela marcherait que j ’avais fini par y croire. Mes
anciens collègues du Ministère de l’Agriculture devaient être d’un
avis différent, à moins qu’ils aient reçu des instructions précises :
pas question de me faire travailler, même comme contractuel. Fin
Novembre, chance ou préméditation, un commerçant en céréales et
grains, juif de Bou Salem installé à Tunis, me donne du travail. J’ap
prendrai qu’il est très lié à un ami du Ministre de l’Intérieur de l’é
poque, et qu’il a pris des précautions de ce côté-là : il n’y a pas
d’inconvénient, on lui recommande même de me faire travailler. Je
m’occuperai pendant quelques mois de son dépôt de Bou Salem
qu’il vient de rouvrir à la suite de la libération du commerce de cer
tains grains : pendant les années 60, il avait mis ses activités en
veilleuse, car l’Etat avait monopolisé tout ce commerce.
Ce n’était pas particulièrement exaltant comme travail : faire le
tour du souk, le marché du jeudi pour ramasser des grains à des prix
intéressants, vendre des engrais et, pendant une courte période,
acheter des olives qu’on revend aux huileries. Mais enfin, cela per
met de vivre et même de profiter d’une occasion rare pour acheter
mon cheval, il m’a coûté cent dinars seulement. Cela ne dure pas
bien longtemps : avec les difficultés que rencontre le Ministre, visi
blement en perte de vitesse, mon patron commerce à avoir peur des
ennuis que ma présence risque de lui occasionner. Déjà un policier
lui a fait une visite, oh ! très amicale, ou il lui a demandé comment
il me connaissait, avant de solliciter des “conseils” pour se procurer
un tracteur ou une moissonneuse-batteuse. Bref, je me retrouve à
nouveau sans travail en Mai 1971, et deux ouvriers du dépôt, avec
lesquels j’avais des rapports plutôt bons auparavant, m’assignent
tour à tour devant le tribunal en prétendant que je ne les ai pas payés.
Il vaut mieux faire des arrangements (car il n’y avait pas de reçus
pour la paie des journaliers...), je leur verserai de ma poche un mois
de salaire chacun. Mon étoile a décidément pâli dans le patelin...
112 CRISTAL
m’a dit que c’est à peine exagéré, qu’il y a vraiment des psy
chiatres qui agissent de cette manière...
- Oui, quelques uns, c’est vrai, mais pas tous, loin de là.
Croirais-tu en l’anti-psychiatrie par hasard ? Remarque bien,
il y a des choses justes, des observations judicieuses à la base de
la démarche, mais je n’y crois guère...
- Non, je ne connais rien à l’anti-psychiatrie, ni à la psy
chiatrie elle-même d’ailleurs. Je juge en fonction de ce qu’on
peut voir comme résultats. Il me semble qu’il devrait y avoir
moyen de dépister assez tôt les maladies mentales ou ce qu’on
appelle ainsi, pour ne pas les laisser devenir dangereuses.
Ensuite on devrait aider le malade en le soutenant dans sa
contestation de la société. Quand il refuse un aspect de la vie
sociale, au lieu de lui dire “calme-toi” , il faudrait approuver
sa critique, l’élargir, essayer de la renforcer en lui enlevant son
caractère individuel pour en faire une critique générale. Avec
votre chimiothérapie, vous avez plutôt tendance à endormir le
malade.
- II y a de ça, reconnaît Legrand, et c’est souvent indispen
sable parce que qu’il ne vient à nous que lorsque son cas est
déjà grave. Bien sûr, si on pouvait faire un dépistage précoce...
Mais c’est difficile, trop d’éléments entrent en jeu, et les gens
en savent si peu sur les maladies mentales. Nous-mêmes, vois-
tu, nous sommes souvent perplexes. Mais tu n’envisages que
l’aspect social des maladies mentales, tu laisses de côté les
autres aspects qui sont importants pour nous, praticiens. Pour
ma part, je n’ai pas de théorie générale, j’essaie d’adapter la
thérapie à chaque cas. Quand je pense que je ne voulais pas
discuter boutique avec Afif pour ne pas t’ennuyer, Nabiha.
- Pour en revenir à l’éducation , je crois ces anglais trop peu
sensibles à l’aspect vie en société.
- Peut-être leur méthode est-elle trop axée sur la psycha
nalyse, mais je crois que c’est encore ce qu’il y a mieux.
- Pour les bourgeois et petits-bourgeois européens, c’est pos
sible. Mais pour les enfants du peuple, pour ceux qui viennent
des classes défavorisées, je pense que c’est la méthode Freinet
qui est la meilleure. Elle forme des gens sans complexe,
capables de comprendre le monde, désireux d’y avoir leur
place, qui connaissent l’importance du travail manuel, la
valeur de la solidarité, etc.
126 CRISTAL
Que nous est il arrivé, pense-t-il pour qu’il soit si rare que
nous rions ensemble ? Ce soir, nous pourrions être très proches
et nous parler vraiment, comme dans le temps. Nous ne le
ferons sans doute pas, par pudeur, amour-propre ou simple
gêne, à moins qu’on ne m’appelle pour une urgence.
Il serre un peu plus fort le bras que Nabiha a passé dans le
sien. Elle répond à la pression avant de se détacher de lui et
rejoindre la portière de la voiture.
C’est Paule, ancienne élève d’une école qui utilisait la métho
de Freinet, qui m’avait envoyé en 1973 différentes livres sur la
questions de l’éducation. Nous n’avions pu en discuter à l’é
poque, mais j’avais envie de lui donner mon avis sur “Libres
enfants de Summerhill”, ainsi que sur une série d’articles d’un
numéro spécial des “Temps Modernes”. La discussion de ce cha
pitre est donc un peu l’expression de l’envie de poursuivre la
conversation avec Paule. Et un psychiatre était l’interlocuteur
rêvé en la matière.
Mais aussi, j’ai toujours été intéressé par la façon dont la
société aborde la pathologie mentale : dans ce domaine, particu
lièrement, l’idéologie sous-tend les manières spécifiques de tra
vailler. Pas par hasard, assurément, puisque la “folie” n’est
souvent que la vérité limite des contradictions où se trouvent pris
les individus.
J’ai donc voulu exprimer des points de vue, et j’ai générale
ment chargé Nabiha de le faire. Ainsi, je lui reconnais de plus en
plus l’aspect “réflexion politique”, qui reste superficiel chezAfif
plus préoccupé de problèmes concrets, davantage pris dans ses
envies contradictoires de partir et de rester.
C’est que, si le maintien de liens professionnels et d’amitié en
France n’a rien de rare, il exprime ici - c’est probablement vrai
pour d’autres gens dont la situation est voisine de celle de Afif -
le refus de s ’ancrer définitivement dans la société tunisienne. Le
fameux “brain-drain ”, cet exode de gens du Tiers-Monde formés
en Europe et en Amérique, tire son origine de l’inconfort qu ’il y
a, une fois initié aux techniques les plus modernes et habitué à
une forme de vie moins contraignante, à revenir dans les sociétés
qui offrent des conditions très différentes, plus difficiles, et pas
seulement sur le plan technique.
Je crains de n’avoir pas été tout à fait sincère en parlant de la
manière dont s’est élaboré ce roman. J’avais oublié, vraiment
oublié, donc j’avais inconsciemment voulu éliminer quelque chose
de gênant : je m’étais demandé, au moment de commencer, si j’al
lais écrire un récit autobiographiques. J’y ai renoncé.
Les raison que je me suis données ? D’abord, une sorte de modes
tie : je ne me considère pas suffisamment intéressant pour parler de
moi, pour en quelque sorte, me poser en exemple. De plus, la vie
que j’ai menée est trop originale, marquée de trop de circonstances
particulières dont la description, nécessaire pour suivre mon propos,
aurait alourdi le récit ; enfin, me disais-je, cette originalité même fait
que ce que je peux avoir à dire sur l’engagement politique et sa
transformation risque d’être perçu, non comme un discours général
portant sur une attitude d’intellectuel, mais en tant que justifications
de ce que, juif révolutionnaire, j’ai trouvé comme façon de vivre en
accord avec mes idées
C’est que, je m’en aperçois bien, j’avais des prétention didac
tiques en écrivant : ce livre était au fond un autre façon de faire de
la politique, d’apporter aux autres ma réflexion, sous une forme
différente cette fois, et à un niveau plus individuel. J’aurais voulu
pouvoir le faire sans que le caractère trop particulier de mon per
sonnage ne fausse le discours, ni que l’on puisse dire que cette expé
rience (qui s’inspirerait de toute façon de la mienne) était en quelque
sorte perturbée par ma condition de juif.
C’est donc bien que je sentais qu’il y avait entre moi et les arabes,
même parmi les plus proches (je faisais toujours au fond de moi un
certain nombre d’exceptions) une distance de départ, objective, qui,
130 CRISTAL
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7 yjtu’ru^ Toi; .
■
Nablha éprouve beaucoup de plaisir à conduire la voiture
d’Afif. Celui-ci a fait ses recommandations en lui donnant les
clefs et les papiers. « Ne passe pas la quatrième avant d’arriver
à 80... » Elle en a été attendrie. Prêter son jouet favori, ce n’est
pas n’importe quoi !
Les enfants sont assis sur la banquette avant, Eliès, en qua
lité d’aîné, près de la portière. Il est très attentif à la circulation
et ne manque pas d’avertir sa mère des obstacles qui peuvent se
présenter. Entre temps, il explique à sa sœur le code de route,
les bandes blanches, les panneaux routiers. Mounira, émer
veillée de tant de science, a du mal à comprendre les subtilités
de la prioritaire.
- Mais si nous sommes sur une route prioritaire, pourquoi, à
Hammam-Lif, avons nous laissé passé des voitures qui venaient
de droite ?
- C’est que, dans les agglomérations...
Nabiha ne roule pas très vite, elle aime penser en conduisant.
Pourquoi me suis-je réveillée maintenant, et pas avant. Par
moments, j’ai l’impression qu’Afif aussi se réveille, mais il se
rendort si facilement. Attention à ce virage, il y toujours des
accident ici ... Me désengluer d’abord, rompre avec la routine,
cesser de me considérer d’abord comme une femme au foyer,
une mère, me retrouver, pouvoir respirer, réfléchir, agir sans me
censurer, sans faire passer une tas de considérations avant mes
désirs ou mes idées. J’aime Afif autant qu’avant, et pourtant je
commence à le juger, ça ne m’était jamais arrivé. Mettre de
l’ordre, de l’harmonie dans notre vie...
140 CRISTAL
père sur mes épaules ». J’ai essayé d’exprimer cela, mal sans doute,
un jour de 1970, en présence de deux de mes sœurs et d’amis qui
fêtaient ma récente sortie de prison. J’ai mesuré alors, à la colère de
mes sœurs contre ce que je venais de dire, à quel point elles
l’avaient aimé et comme, pour elles c’était, surtout son absence qui
avait compté, pas l’idée que cette absence avait pu les aider à être
plus libres.
Enfin, dans la façon qu’il a eue de mourir, mon père m’a laissé un
dégoût viscéral de la violence, une peur panique de son enchaîne
ment. Le bombardement dans lequel il était mort avait fait beaucoup
de victimes civiles, certaines étaient si déchiquetées qu’on n’avait
pas pu les reconnaître. Je savais que les membres de ma famille
avaient reconnu le corps de mon père sans hésitation possible. Mais
je préférais rêver qu’ils s’étaient trompés, qu’il était parti, j’imagi
nais une amnésie, et qu’il reviendrait un jour s’occuper de moi... Et
la violence, l’image floue de cadavres en morceaux - j’avais suffi
samment entendu commenter les bombardements, la guerre, et plus
tard les déportations, les répressions du mouvement national -, cela
n’était pas quelque chose d’objectif : cela me concernait, me tou
chait, avait bouleversé sans rémission mon univers, plongé les
miens dans la détresse...
J’ai écrit à une amie en 1979, les derniers temps de mon séjour à
Boij-Roumi, des choses sur mon enfance. J’en recopie une partie
qui parle de ces problèmes :
Oui, Nabiha n ’est pas gentille et le regard qu ’elle pose sur les
deux couples est sévère. Pas seulement un regard d’habitant de la
capitale sur des provinciaux arriérés, disposant de si peu de pos
sibilités culturelles qu ’ils risquent de très vite s ’éteindre. Mais son
jugement contient aussi une condamnation de ces gens -y com
pris Lotfi - qui, après avoir vécu la liberté de Paris, sont rentrés
se calfeutrer dans leur ville natale, où la plupart de leurs pro
blèmes matériels peuvent être résolus avec l’aide de leur famille.
Et ils poussent parfois cette demande de prise en charge jusqu ’à
accepter le mariage qu ’on leur arrange ! Peut-être la sévérité de
Nabiha, accentuée par la gêne de ses interlocuteurs, vient-elle de
ce qu ’elle de ce qu 'elle projette sur eux sa façon de poser les pro
blèmes. Elle aussi a besoin, semble-t-il, de se conforter par la jus
tification de ses choix.
plus anodines lui est pénible, mais elle s’y efforce un moment.
Samia lui montre la chambre des enfants - ils passent la nuit
chez leur grand-mère - et parle encore de leur éducation tandis
qu’ils raccompagnent jusque chez ses parents une Nabiha qui
parvient à peine à donner l’impression d’écouter.
•
Au cours d’une récente discussion, j’ai fait une découverte qui
m’a d’abord étonné, puis m’a paru évidente : une grande parenté
entre beaucoup de jeunes tunisiennes et moi.
Nous parlions d’authenticité, de nos réactions en face de la trans
formation des paysages de Tunisie. L’une de nous a dit le choc
qu’elle venait de subir : elle avait passé le week-end dans un village
de montagne, la Kesra, construit en partie en maisons de type tro
glodyte adossées à la montagne. Ces maisons sont adaptées au cli
mat, en particulier elles n’offrent pas de prise au vent glacial d’hiver
et les vieux habitants y sont attachés. Mais leurs enfants, émigrés à
l’étranger ou travaillant dans les villes, se font construire des villas
de type européen sur un plateau exposé à tous les vents. Cela défi
gure complètement le paysage, mais aussi remet en question toutes
les habitudes de la population : on s’habille, se meuble, fait la cui
sine. .. différemment, et les vieux ont du mal à accepter le change
ment, même s’ils sont fiers de ces signes de réussite de leurs enfants.
La chose n’est pas nouvelle : depuis des années, les paysages sont
ainsi violés dans le pays. Ce qui choque le plus, c’est la rapidité de
cette transformation, qui ne donne pas le temps aux nouvelles
constructions de s’intégrer dans leur environnement, au contraire
c’est celui-ci qui recule. Et on ne peut pas imputer ce fait seulement
aux autorités : bien sûr, elles y ont la plus grosse responsabilité,
ayant entamé ou encouragé des travaux de modernisation des villes,
qui font disparaître des quartiers entiers pour laisser passer de larges
avenues, à côté des constructions d’immeubles d’habitation, ou de
village en dur, d’édifices publics, etc., que la hâte, les faibles moyens
disponibles, et aussi une certaine image du progrès n’ont pas permis
de concevoir en harmonie avec ce qui existait. Mais les promoteurs
176 CRISTAL
'
Comment faire pour ne pas s’ennuyer à Tunis le samedi soir,
s’il n’est pas prévu de soirée avec des amis ? Cinémas et res
taurants sont combles, les cafés s’emplissent et se vident brus
quement aux heures d’entracte des spectacles, le théâtre,
lorsqu’il y a une représentation, ressemble à une “foire à la
volaille”, selon l’expression d’Afif, toujours un peu écœuré par
les étalages de toilettes et de chair qu’on peut y voir aux
entractes. Tout le monde est dehors, la plupart des gens s’en
nuient, mais bien peu le reconnaissent. Les boites de nuit ?
Pouah ! A part les touristes, surtout Lybiens, c’est plutôt mal
fréquenté, il vaut mieux éviter d’y aller si on n’est pas en bande,
et il n’y a guère d’attractions sensationnelles. Il y a tout de
même quelques endroits valables, surtout dans les hôtels de
luxe, mais il faut réserver à l’avance.
Afif n’a envie de rien de semblable aujourd’hui. D’autant
plus que Marie-Claude refuse catégoriquement de s’afficher en
public comme sa maîtresse en titre : « C’est d’un bourgeois ! ».
Ils passeront la soirée à Dermech, dans sa maison qui donne sur
les ports puniques. Elle a parqué d’autorité Afif dans un fau
teuil du salon. « Lis, détens-toi, pendant que je termine le dîner.
J’ai préparé quelque chose de vietnamien, et c’est un peu déli
cat. Tu ne connaissais pas mes talents ? J’ai habité pendant
deux ans avec une fille qui venait de Haïphong. Elle m’a appris
beaucoup de choses. Pas seulement en matière de cuisine, elle
m’a raconté ce qui se passe chez elle. Je me demande ce qu’elle
est devenue à présent ? » ajoute-t-elle songeuse, avant de se
secouer et de disparaître.
186 CRISTAL
Ils marchent de front sur la petite route qui longe les ports
puniques. Marie-Claude a pris le bras d’Afif, Samir mâche sa
pipe éteinte. Tous trois sont silencieux et pensifs, la pause offerte
par Marie-Claude se prolonge tandis qu’ils se sont assis sur les
marches qui conduisent à la plage. Le clair de lune, les mouve
ments argentés de la mer, l’obscurité autour du miroitement et
l’aspect un peu sauvages des lieux incitent au recueillement...
de cet intérêt un peu spécial qu’ils nous portaient, nous avions envi
sagé de nous laver aussi en slip, nous y renonçons vite, il n’y a pas
souvent des spectateurs et cette méfiance vis-à-vis des autres risque
de rétablir un rapport avec notre propre corps que nous voulons avoir
dépassé.
Les choses se sont modifiées depuis, les transformations des
conditions de détention, le changement même du profil du détenu
ont donné un autre visage au Boij, à partir de 1974-75. Mais nous
sommes encore à la période précédente.
La promenade n’est jamais longue, il y a trop de détenus. Eux-
mêmes ont hâte d’aller dans les ateliers, sortes de hangars ouverts à
tout vent où, assis sur le tas d’alfa qui lui est dévolu, le prisonnier
confectionne les scourtins ou les nattes qui constituent son travail
forcé. Il lui est payé, son travail, à la pièce, cinquante millimes par
scourtin, que l’administration pénitentiaire vend ensuite cinq à six
cent millimes... Mais cet argent est généralement la seule ressource
de ces sortes d’orphelins, le seul moyen qu’ils ont d’acheter un peu
de tabac à la cantine, quelques épices pour améliorer le goût de la
gamelle, quelques boîtes de sardines pour avoir un peu de protéines..
Aussi amènent-ils parfois du travail à faire dans la chambrée, c’est
interdit en principe, mais on ferme les yeux, ils se tiennent ainsi plus
tranquilles, et, jusqu’à l’extinction des lumières, essaient de fabri
quer une ou deux pièces de plus, ils espèrent pouvoir vivre un peu
moins mal ainsi.
A la poussière de l’alfa qu’on travaille, à celle que paillasses et
nattes emprisonnent et restituent, s’ajoute, le soir venu, l’odeur des
petites lampes à huiles, les “ftilas”, sur lesquelles les détenus
réchauffent leur gamelle : celle-ci est distribuée à onze heures du
matin et à quatre heures de l’après-midi, elle vient d’ailleurs de
l’autre prison, et a tout le temps de refroidir jusqu’au moment où ils
peuvent manger. Ils fabriquent des mèches, les plus astucieux ont pu
se procurer un peu de coton à l’infirmerie, les autres utilisent du
papier qu’ils torsadent. L’huile est fournie par les gamelles, c’est
celle qui, rougie par le piment en poudre, flotte à sa surface, déjà
cuite avant d’être ajoutée à la louche sur le bouillon de pauvres
légumes du matin ou les pâtes bouillies du soir. Même le couscous
semble préparé de façon bizarre...
Dans cette promiscuité, les conflits étaient fréquents, pas toujours
calmés par des caporaux-mouchards qui abusaient de leurs pou
voirs. Aucun moyen d’échapper à la vie commune, de se réfugier
CRISTAL 199
Fin Novembre 1973, nous étions alors isolés, il y eut une agita
tion inhabituelle à la prison civile de Tunis. Brusquement, des nuées
208 CRISTAL
façon de prendre la vie comme elle vient, Afif me paraît une per
sonnification de l’évolution d’une partie de la société tunisienne :
entraînée sans y participer réellement dans une transformation
“moderne” de son mode de vie, elle ne ressent pas le besoin de
marquer nettement les lieux de rupture avec le passé, elle peut
parler avec sincérité de son authenticité, alors qu’elle ne res
semble plus à ce qu’elle était il y a vingt ans, qu’elle n’intériorise
plus les mêmes relations familiales et sociales.
Ce qui s ’est construit en Occident durant des siècles, à travers
des efforts, des résistances, des combats... s’est introduit en Tuni
sie en quelques années. C’est dans les individus même que se
déroule le combat entre l’influence du passé et celle du présent.
Parce qu’il n’en est pas toujours conscient, ce combat prend
chez l’individu des formes inattendues, provoque des réactions,
des prises de position contradictoires. Lorsque, comme Afif il est
assuré que son passé, si on peut dire, est pris en charge par quel-
qu ’un comme son frère, il peut plus facilement vivre le présent,
sans que pèsent des remords de n ’avoir pas accompli son devoir.
Naïma a affirmé à Afif que tout est en ordre pour recevoir
“La Nabiha” et les enfants, puis est retournée à la cuisine. Il
pose le journal qu’il parcourait distraitement pour aller au
devant des siens. Les enfants sont heureux de la surprise qu’il
leur a faite en se trouvant à la maison. Nabiha ne s’attarde pas
aux effusions et laisse “ses trois gosses” ensemble, pendant
qu’elle fait une inspection rapide de la maison, félicite Naïma
rougissante, et va prendre un bain.
Afif s’étonne de l’intérêt qu’il prend au récit plutôt décousu
que lui font les enfants de leur séjour à Sousse. Mounira, ins
tallée sur ses genoux, ne s’arrête de babiller que lorsqu’elle
croise le regard de son frère, assis sur un pouf en face d’eux, qui
voudrait bien placer un mot. Elle renchérit sur ce que dit Eliès,
ajoute des détails, éclate de rire pour des riens.
« Elle est si heureuse d’être avec moi ! » Afif est attendri, il
pose encore des questions, mais Eliès rappelle sa sœur à l’ordre.
- Allons ranger nos affaires, et laissons Afif retrouver Nabi
ha, eux aussi ont des choses à se raconter !
Quand il appelle ses parents par leurs prénoms, c’est pour
dissimuler sa tendresse, Afif le sait bien.
« Comme il aime sa mère ! » se dit-il en allant à la recherche
de cette dernière. Elle est toujours dans la salle de bain.
CRISTAL 241
Afif, assis sur son fauteuil, a attiré Nabiha sur ses genoux,
évitant de justesse de renverser le verre qu’il tient à la main. Il
proteste quand elle boit de son whisky, mais Mounira le ras
sure, elle ira lui remplir son verre et même chercher de la glace
quand il en aura besoin.
- Raconte, Nabiha. Je commence à regretter de ne pas être
parti avec vous, ça semble avoir été passionnant.
Nabiha n’est pas dupe, son sourire entendu ne laisse pas de
doute, mais elle n’insiste pas.
- Ce sont ces deux-là surtout qui ont regretté ton absence !
Ils parlent avec un tel ravissement de ta leçon d’anatomie !
- Oh oui, papa, c’était formidable, on était très fiers de toi,
souligne Eliès, encore enthousiaste.
La leçon d’anatomie... C’était à l’Aïd précédent, on venait
d’égorger le mouton dans la cour de la maison de Sousse et, son
vieux jeans maculé de sang, un grand couteau à la main, Afif
avait expliqué à la multitude d’enfants qui l’entouraient la
place et le rôle de chaque organe, avait montré le rapport entre
sa forme et son fonctionnement.
- Oui, je n’ai jamais eu un auditoire aussi attentif à mes
cours à la Faculté, sourit-il.
250
CRISTAL 251
Lettre à Corinne
On se croit tranquille. A l’abri, loin des nouveautés, dans son
petit monde, avec ses proches, ses amis, ses relations, ceux dont on
entend parler et ceux qui vous oublient ou que vous rencontrez par
fois au coin d’un souvenir qui parle d’autre chose. Des gens vous
saluent, vous expriment ceci ou cela, sympathie, amitié, admiration
compassion. On enregistre. Parfois, quand on le peut, on répond
par écrit. Ça arrive, ça n ’arrive pas, ça ne dure guère, bien vite ça
n ’arrive plus. Les gens qu ’on commençait à connaître, l 'Anglaise
étudiante, la première, la deuxième, la troisième, l’Allemande qui
envoie régulièrement des cartes postales de tous ses déplacements,
qui a fait écrire à deux gentilles petites Sabine de 12 et 14 ans, et
même celles-ci, leurs lettres n ’arrivent plus, ou on ne peut pas y
répondre*. Et d’ailleurs, ces lettres ne livrent qu ’un côté, une sur
face de leurs expéditeurs, difficultés de langue, peur de censure,
crainte d ’ennuyer avec sa propre vie, si différente, si indifférente,
croit-on... Et le monde se réduit à nouveau à son univers habituel,
on sait qu ’il y a des choses au-delà des limites en question, des
gens qui..., que l’on s ’efforcera de voir, à qui on parlera, plus tard,
lorsqu ’on pourra se déplacer... Et c ’est d ’ailleurs un certain récon
fort que de penser qu ’on a des amis un peu partout, des gens à qui,
pour une fois, peut-être, on pourra dire de vive voix pourquoi on est
* Les gens dont je parlais ici étaient des membres de groupes d’Amnesty Inter
national qui m’avaient “adopté”. Il faudra consacrer un jour des pages à tout ce
qu’apporte la certitude que des gens pensent à nous, à la joie que nous éprou
vions quand nous recevions des colis, et, comme cela m’est arrivé, des dizaines
de cartes postales, venus de différents pays, de différents continents...
252 CRISTAL
Oui, et puis voilà. Un beau jour, comme ça, alors qu ’on a rien
fait pour, il y a une petite fille qui vient, qui s ’installe et qui pose
des questions. Oh, elle ne fait pas exprès, elle ne pose peut-être
même pas ces questions-là qu ’on entend. Elle, elle a voulu, com
ment dire, manifester sa présence, son indignation, sa sympathie,
son envie de faire quelque chose, d’autres sentiments aussi peut-
être. Et d’abord on a simplement su ça, que son professeur, votre
amie, avait parlé de vous à ses élèves et qu 'elle, la jeune fille au
nom inconnu, avait écrit une lettre et attendait une réponse. Qu 'il
fallait absolument lui dire quelque chose. Pour elle ou pour son
professeur ? C’est-à-dire parce que ça lui était nécessaire à elle, ou
parce que ça pouvait lui montrer que son professeur avait vraiment
des relations, si on peut dire, ou encore, plus humainement, parce
que celle-ci voulait faire plaisir à celle-là ? Au fond, peu importe.
On n ’a pas le droit de refuser un mot qui peut aider quelqu ’un, en
tout cas, on ne peut pas ne pas essayer. Alors on l’a écrit, ce mot.
Un peu dans le brouillard, en essayant de comprendre où pouvait
être la destinataire, mais c 'était difficile. On a fait quelque chose
de peut-être un peu pompeux : on aurait voulu démystifier les
héros, en tout cas le héros que des gens non avertis auraient pu voir
en soi, mais on pouvait difficilement en si peu de place, de façon
aussi impersonnelle, montrer l’homme capable de souffrir moins
pour ses idées elles-mêmes que pour le droit d ’en avoir, mais aussi
capable de rire de lui-même et de ses idées, ou de la caricature
qu 'il en donne parfois... Alors on a été au plus pressé et on a écrit
ce qu ’on a écrit. Qu ’on ne renie pas mais qui est si incomplet...
Jusque-là ça pouvait aller : une petite fille inconnue vous a
envoyé une lettre qui ne vous est pas parvenue, vous lui avez répon
du le moins impersonnellement que vous avez pu quelque chose qui
était autre chose que “merci, c ’est gentil ” et vous êtes en paix avec
vous-même, tout est rentré dans l'ordre. Oui, mais voilà que vous
voyez le professeur, qu ’elle vous parle de son élève, qui a mainte
nant un nom, ou plutôt un prénom, une certaine taille, des cheveux
de telle couleur, coupés de telle façon, des yeux, un nez, qui est très
jolie, et intelligente, et a une sacrée personnalité pour ses 15 ans et
qui s ’intéresse à tel et tel problème etc. Et la lettre qu ’on a écrite
ne convient plus. Il y avait sans doute du paternalisme, peut-être y
prenait-on les choses et la vie de haut. Le ton « jeune fille écoutez
les conseils d’un ancien » devait y être vaille que vaille. Alors que
cette jeune fille-là, que vous commencez à connaître ou plutôt qui
254 CRISTAL
notre vie ! Isa, nous nous sommes séparés quand elle avait 10 ans,
on s ’est écrit, mais ses lettres sont rares, soit qu ’elles n ’arrivent
pas, soit qu ’elle ne sache pas quoi m ’écrire. Et bien l ’idée qu ’elle
a grandi, qu ’elle a pris son essor sans moi, sans que je sache vrai
ment ce qui la préoccupe, l ’occupe - oh, je devine un peu, tout de
même cette idée me démoralise un peu. Comment diable nous
—
s ’est passé, le plus souvent non. On reste avec ça, on crée une ren
contre qui se fera dans l ’avenir et où, évidemment, le jeune homme
qu’on a été retrouvera la jeune fille, qui a peut-être maintenant
quatre ou cinq gosses, plein de cellulite sur le corps, de tranquilli
sants et de crèmes de beauté dans sa boîte à pharmacie, et la belle
jeune fille comprend et revendique elle-même la responsabilité du
malentendu et on tombe dans les bras l’un de l'autre. Suit une
scène érotique dont on imagine d’autant plus difficilement les
détails que, même si on avait connu le corps de la belle en ques
tion, ça date de si longtemps...
Il faut que je te prévienne d ’ailleurs, en toute amitié, il est dan
gereux pour une jeune fille à peu près comestible, pour parler un
langage un peu voilé, d’entrer en relation avec un prisonnier, fut-il
politique : elle risque de se transformer en objet érotique. Ça ne te
plairait peut-être pas de devenir un objet érotique, ou plutôt l ’idée
de base d’un délire érotique ? Et ne crois pas que le fait d’être très
jeune et supposée très innocente soit une circonstance atténuante :
comme la victime ne s ’aperçoit de rien, l'infâme satyre se croit tout
permis ! Voilà, le ton est devenu léger. C’est signe que je n ’ai plus
grand chose d’important à te dire, je bavarde. Je t’en ai déjà
raconté tant, et si peu !
Maintenant, je crois que tu es piégée autant que moi, si ce n ’est
plus. Avant cette lettre, j'étais pour toi un prisonnier politique pas
tout à fait anonyme bien sûr, tu as peut-être même vu des photos de
moi (j’aimerais en avoir aussi de toi), mais enfin un étranger,
quelque chose comme des idées en situation. J’étais sans doute
bien plus ce que ton imagination avait pu faire de l’image pré
sentée par D, que ce que je te suis apparu maintenant, un type
objectivement défini, avec son caractère, ses fantasmes, sa sagesse
et ses folies, sa vie à lui qui ne t ’est plus complètement extérieure,
mais qui est indépendante de toi, un homme quoi, probablement un
de ceux que tu appelles des vieux, mais à qui il te faudra penser
comme à un homme. Ça t ’apprendra, ma petite Corinne, tu n ’avais
qu ’à ne pas insister pour que je te réponde, ne pas dire à D. de me
parler de toi, toi qui es une jeune fille réelle, qui existe et qui es
entrée dans ma vie, m’apportant un autre regard sur la vie, un
regard clair, beau, exaltant et passionné. A bientôt, Corinne, on se
retrouvera, c ’est sûr.
A propos, ne te fais pas trop d’illusions sur mon compte : j’écris
mieux que je ne parle, et je suis certainement plus facile à lire qu ’à
vivre.
CRISTAL 261
Je me suis aperçu, quelque temps après avoir écrit cette lettre que
malgré l’effort inouï que j’avais fait pour être franc, sincère, je m’é
tais tout de même censuré sur quelques points, me réfugiant dans
des considérations vagues et pudiques, cela se comprend, mais aussi
taisant complètement un aspect qui est important, le problème de
mes rapports avec ma famille, ma mère et mes sœurs plus précisé
ment.
C’est un sujet très difficile, et ici encore, j’ai du mal à en parler
sans détour : peut-être encore une certaine culpabilisation, quoique
j’aie pu en dire, probablement aussi l’influence de la nature même
de ces rapports, toujours marqués de pudeur, où nous ne manifestons
jamais, et surtout pas en public, l’affection que nous pouvons res
sentir les uns pour les autres. Mes camarades étaient toujours sur
pris, lors des visites, de constater que nous ne nous embrassions
jamais dans la famille, alors que les miens embrassaient ceux
d’entre eux qui se trouvaient au parloir en même temps que moi.
J’ai abordé ce sujet dans une autre lettre avec quelqu’un d’autre,
mais je ne suis pas sûr de n’avoir pas encore un peu triché, de ne pas
m’être contenté de ce qui est facile à dire : j’avais dit l’angoisse
sourde que je ressentais, à l’idée de ma prochaine libération, en pen
sant qu’il pouvait arriver à ma mère ce qui est parfois arrivé à
d’autre personnes âgées, à savoir que la tension de ses énergies qui
lui permet d’attendre ma sortie ne se relâche, et que ce relâchement
ne soit fatal... C’est vrai, je le ressentais ainsi, mais je ressentais
aussi autre chose, l’idée que je n’avais jamais expliqué vraiment aux
miens comment je vis, pourquoi je le vis ; que je leur demandais -
pas directement certes mais je savais bien n’avoir pas à le leur
demander - de m’approuver, de me soutenir, alors que je suivais un
chemin qui n’était pas le leur, que je ne leur avais même pas expli
qué ; que surtout je ne parlais jamais avec eux de ce qui était impor
tant pour moi, qu’ils ne me connaissaient pas autant que mes amis,
et qu’ils continuaient à faire tant, à me taire tout ce qui aurait pu
m’affaiblir, leurs angoisses, leurs craintes pour moi, leur amertume
de l’insuffisance et l’inadéquation de l’action de mes amis en ma
faveur...
Je sais bien qu’ils ne m’ont jamais marchandé leur affection, que
ce qu’ils ont fait pour moi, ils ne jugent pas qu’il aient à en tirer
argument pour me demander des comptes, ou pour me pousser à
mener une vie plus conforme à ce qu’ils voudraient, à tout le moins
plus calme, moins dangereuse.
262 CRISTAL
uns pour qui ce travail est plus qu’un gagne-pain, il est une part
très importante de notre vie, et nous ne demandons pas mieux
que d’avoir du renfort...
- Il faut que je t’explique pourquoi je veux travailler. Bien
sûr, je me sens inutile, oisive et je veux m’occuper. Mais ce n’est
pas tout. La sociologie m’intéresse, j’aimerais en savoir plus
sur la façon dont les gens vivent. Et aussi, j’ai pris conscience
que je suis loin des choses et des gens qui comptent pour moi.
Je veux les retrouver, les aider, agir avec eux... pour cela, il faut
d’abord que j’existe en tant qu’individu autonome, indépen
dant. Bien sûr le travail ne résout pas tout. Il faudrait avoir des
activités politiques, pour le moment, je ne vois pas lesquelles.
- Ne parle pas si fort de ces choses ! Même ici, il faut faire
attention ! Je dois préciser que, pour ma part et c’est sans doute
la même chose pour les quelques gens avec lesquels, je me sens
solidaire, je ne fais pas de politique, je ne milite nulle part, sauf
au syndicat. On se bat dans le cadre de l’Institut et de l’Uni
versité sur les problèmes de la recherche, de notre statut, etc..
Et, sur le plan individuel, on s’efforce de faire un travail
sérieux, de justifier nos ambitions de chercheurs. On est plutôt,
tu vois, des universitaires démocrates, des syndicalistes radi
caux, pas des militants politiques. Je te dis ça pour que les
choses soient claires.
- C’est bien ce que j’avais compris. Et l’Institut ?
- Tu sais sans doute que le directeur est seulement préoc
cupé d’être bien vu en haut lieu, il pense à sa carrière. Ni les
Chefs de section ni les Maîtres de recherche ne sont très
brillants, même ceux, qui affichent des idées avancées. Chacun
surveille le voisin, c’est la course aux voyages à l’étranger, aux
congrès et séminaires internationaux, aux primes de recherche,
aux contrats avec le privé ou d’autres organismes, à ce qui
donne des avantages supplémentaires. La recherche-même
vient en dernier, à part ce qui est indispensable pour leurs
thèses de Doctorat, et encore ! Il y a très peu de production
parce que ces messieurs ont trop à faire, vivant en général sur
un travail réalisé il y a quelques années, qu’ils présentent à
chaque occasion, en y intégrant parfois des plagiats d’autres
chercheurs ou de publications étrangères... Quand il y a une
publication, elle est tellement technique que personne ne la lit
ou elle est si limitée par l’autocensure ou la censure officielle
274 CRISTAL
Cette année-là, je pense avoir fait un effort pour ne pas trop voir
les conditions misérables dans lesquelles se débattaient les habitants
de la région. J’en ai tout de même vu pas mal. Mais l’image qui
m’est surtout restée, c’est celle de ce couple qui faisait du stop sur
la route...
Il semblait beaucoup plus âgé qu’elle, s’efforçant de conserver un
air digne, en dépit de la pauvreté de sa mise, de la poussière qui
recouvrait leur vêtements de paysans, de leur maigreur à tous deux.
Nous les avions pris à la sortie de Sbeïtla, le siège de la délégation,
où il avait cherché en vain du secours, un petit emploi pour lui et. sa
femme. C‘est à peu près la seule chose qu’il nous avait dite, à part
l’endroit où ils devaient descendre, un petit hameau à vingt-cinq
kilomètres environ. Pendant tout le trajet, tassés au font de la Land
Rover, ils étaient restés muets, se contentaient de soupirer. J’avais
l’impression qu’elle n’avait pas levé le regard du plancher, nous ne
la regardions pas pour ne pas la gêner.
Arrivé à l’endroit où ils devaient descendre, l’homme seul sauta à
terre. Devant notre air étonné, il fit le tour de la voiture pour parler
au chauffeur. « Gardez-la le temps que vous voudrez, lui dit-il, et
ramenez-la ensuite ici. J’ai besoin de cinq cents millimes... » Le kilo
de pain coûtait alors cinquante millimes, vendre sa femme pour une
somme pareille, il fallait que ça aille mal... Et elle restait au fond de
la voiture, attendant, un peu perdue, que se termine la vente. Le
chauffeur a tendu un dinar et dit à la femme de partir, elle a fait un
geste pour embrasser la main, je n’ai pas compris l’air de son mari :
se sentait-il humilié par l’aumône, dépité de ce qu’on n’ait pas voulu
de sa femme, était-il trop ému ? Il s’est retourné très vite et a com
mencé à marcher sur le sentier, sans se soucier de la femme qui le
suivait à quelques pas, les yeux baissés. Nous sommes partis, mal à
l’aise, n’osant même pas discuter entre nous de la question de savoir
si nous avions vraiment eu affaire à des gens que la misère poussait
à bout, ou bien...
ne sais pas quoi dire : c’est vrai je deviens très nerveux, les
bruits m’irritent, j’en veux aux autres de m’avoir vu faire des
bêtises, je suis encore plus injuste avec eux. J’ai l’impression
d’avoir raté l’essentiel. Je n’ai réussi que mes études, je me
demande si ce n’est pas la plus grosse bêtise que j’ai faite...
Afif a tellement insisté que son ami s’est finalement laissé
convaincre. “A tes risques et périls”. Nabiha l’a gentiment
sermonné : « On ne te voit plus ! tu n’es pas chic de nous lais
ser tomber. Et enfin ajoute-t-elle, tu n’es pas le seul à te poser
des questions, ça peut aider tout le monde de parler ensemble. »
Elle lui donne à boire pendant qu’Afif va voir les enfants. Ils
ont déjà dîné et accueillent leur père à grands cris.
- Voici ce que je n’entends pas chez moi. Mohamed est un
peu amer. Tli as raison, nous ne devrions pas rester chacun seul
à regagner sa vie, à se demander quel est le bilan. Mais on a un
peu honte de ce sentiment d’échec, on affiche au contraire
beaucoup d’assurance, ça ne se fait pas de reconnaître que tout
ne va pas bien. Et comment savoir si les autres ont envie de par
ler de ça, et quand ? Avec la vie de dingue que nous menons
tous, on ne se voit plus, il est impossible de prévoir les réactions
des autres. Et on s’enfonce pas dans cette vie forcenée qui nous
isole davantage.
Afif est venu pendant que Mohamed parlait. Il s’installe
dans son fauteuil, écoutant pensivement la réponse de Nabiha.
- En somme, il faudrait admettre que la vie nous entraîne à
des kilomètres les uns des autres ! Au risque de se faire
rabrouer, il faut mieux de essayer de parler. Si tu tombes à un
moment défavorable ou avec des gens que cela n’intéresse pas,
tu reviens plus tard, ou tu vas ailleurs.
- C’est vite dit, cela, se trouve Afif. Mais qui de nous le fait ?
Il y a des questions gênantes qu’on préfère parfois ne pas se
poser. Oui, sourit-il à sa femme, moi aussi, j’ai une crise de luci
dité.
- Parfait, on reprendra tout ça l’estomac plein. On verra si
ta lucidité n’est pas le produit de la faim, sourit malicieusement
Nabiha.
- Nous étions engagés à fond, reprend Mohamed, du moins
nous en étions persuadés. A coté de nos idées, de nos engage
ments, des promesses que nous étions sûrs de tenir, notre vie a
pris une toute autre direction. Je le disais à Afif, nous aurions
292 CRISTAL
sur leurs vie. Chacun pense pouvoir expliquer cela par des cir
constances particulières. Mohamed, par exemple, par la mort
d’une malade qui l’a remué. Mais il a eu des tas de malades qui
sont passés et il n’a jamais réagi comme ça. Toi parce que les
enfants ont grandis, que tu ne trouves plus de quoi remplir ta
vie et t’aperçois que je t’ai un peu délaissée. Ne proteste pas,
c’est vrai. Mais pourquoi maintenant ? Tout semble être en
mouvement comme si, après une période de léthargie, la vie,
notre vie, la société au fond allait se secouer, aborder un tour
nant.
- Oui, c’est bête Afif. J’étais si bien avec vous, j’ai eu comme
le sentiment que ça ne pouvait durer. J’ai eu très mal à l’idée
qu’on pourrait être un jour séparés. Je ne suis pas sûre de pou
voir le supporter. Et puis je me suis dit que ça ne serait pas
pareil si tu étais, toi, en prison. Et je m’en suis voulu de cet
égoïsme, et...
Elle ne peut pas continuer et se réfugie, éperdue, dans ses
bras, le serrant de toutes ses forces. Elle se dégage et rit.
- Tu vois, Saloua a raison. La famille, même celle qu’on a
choisie, est le rempart de la société. Elle vous lie, vous tire en
arrière et vous empêche de vous battre. Non parce que vous êtes
ma famille, mais parce que je vous aime tant ! Le vrai révolu
tionnaire ne devrait avoir aucune attache.
- Mais n’en sera-t-il pas moins révolutionnaire ? Tu sais, je
me suis toujours méfié de ces types fanatiques qui mènent une
vie d’ascète. On ne sait pas s’ils ont choisi de vivre ainsi à cause
de leurs idées ou parce qu’ils sont incapables d’amour.
- Moi aussi. Je repense à la phrase d’Aragon : « Amoureux
de vivre à en mourir... » C’est ainsi que je vois les révolution
naires. Et ils doivent ressentir plus douloureusement les sacri
fices, et peut-être aussi les accepter plus facilement que les
autres, puisque c’est ça, leur vie. Mon Dieu, je m’en sens si peu
capable...
- Mais personne ne t’en demande tant, ma chérie.
Il la berce doucement dans ses bras, elle s’apaise et lui sourit,
l’entraîne dans l’escalier, vers leur chambre. Elle se retourne sur
le palier, l’embrasse avec fougue.
- Aime-moi, Afif...
1966 aura joué un rôle exceptionnel dans le déroulement de la vie
politique tunisienne. Plus précisément, ce soir où tous ceux qui
devaient assister à la conférence de René Dumont eurent à courir de
la Maison de la culture, située en plein centre de Tunis, rue Ibn
Khaldoun, jusqu’à la Bourse du Travail, près du port : la salle de la
Maison de la Culture était trop petite, et Dumont avait insisté pour
que tout le monde puisse assister, on avait fini par déménager en
hâte.
La plupart des protagonistes des événements des années sui
vantes font partie de ceux qui courent le long de la rue de Yougo
slavie, sauf s’ils ont une voiture pour se déplacer. Une partie, celle
qui est en voiture plutôt, veillera aux destinées du pays, organisera
aussi la répression contre l’autre partie, étudiants surtout, dont beau
coup feront partie du G.E.A.S.T. et seront arrêtés en 1968.
Au départ, il semblait s’agir de quelque chose d’anodin : un spé
cialiste du développement agricole, invité à apporter un avis d’ex
pert de la F. A. O. sur les études du Projet de Tunisie Centrale,
accepte à cette occasion de donner trois conférences publiques à
Tunis. Il a également accepté d’effectuer une tournée dans le Nord
du pays pour voir les coopératives de production agricole, à la
demande du ministre du Plan et de l’Economie Nationale. Bien sûr,
le spécialiste en question est connu par ses livres comme un mon
sieur pas très conformiste. Mais personne n’en a vraiment peur, les
étrangers de passage à Tunis sont facilement éblouis par les “réali
sations” et on leur fait voir ce qu’il y a de mieux, les belles vitrines,
en somme, dont ils reviennent d’autant plus ravis qu’ils ne s’atten
daient pas à rencontrer des cadres aussi compétents, qui parlent un
300 CRISTAL
mon ami a été pris hier, je m’attends à ce que ce soit mon tour
d’un moment à l’autre. C’est pourquoi il faut faire vite. Je suis
enceinte de deux mois. Je sais bien que ce n’est pas très malin
de la part d’une étudiante en médecine, je ne cherche pas d’ex
cuse. Mais je n’ai pas eu le temps de m’en occuper plus tôt, trop
à faire dans d’autres domaines pour me soucier de mon histoi
re à moi.
Afif est tellement soulagé, maintenant qu’il voit de quoi il
s’agit, qu’il serait prêt à lui pardonner des quintuplés ! Dire
que ce n’est que ça ! J’étais vraiment fou de croire qu’on aurait
pu me faire confiance au point de me demander une aide
d’ordre politique !
- Dans d’autre conditions, poursuit Hayet, j’aurais facile
ment résolu le problème. Peut-être même aurais-je gardé l’en
fant, car nous sommes décidés à nous marier et à en avoir. Mais
je ne veux pas être arrêtée dans cet état, peut-être même accou
cher en prison. Vous imaginez l’utilisation que le pouvoir ferait
d’une histoire pareille ! Avec toutes ses attaques contre nos
mœurs dissolues, notre soi-disant liberté sexuelle...
Afif lui est reconnaissant de la dernière phase qui établit
entre eux une connivence, on est du même bord.
- Ce n’est pas un problème difficile, je vais arranger ça tout
de suite. Un coup de téléphone et vous entrez en clinique ce soir
même. Ils vous garderont 48 heures pour que vous sortiez en
forme. Cela vous convient ?
- C’est que je veux pas y entrer sous mon nom, utiliser la
sécurité sociale, et je n’ai pas d’argent...
- Et qui a parlé d’argent ? Voyons le numéro...
En février 1972 au cours du congrès extraordinaire de l’UGET
et de l’agitation qui avait répondu aux débuts de la répression un
mot d’ordre avait surgit sur un mur, écho lointain du mai 68
français : “Liberté sexuelle”. Le premier ministre de l’époque
s’en était saisi pour déconsidérer les étudiants auprès de l’opi
nion publique.« Cela veut dire, expliqua-t-il que n’importe quel
homme pourrait sauter sur une femme qu’ils pourraient faire
“ça”partout, jusque dans la rue ! » Il indiquait en passant com
ment il comprenait le concept de liberté et peut être aussi pour
quoi il ne l’admettait pas.
Au cours des interrogatoires des étudiants arrêtés., les policiers
posaient systématiquement des questions sur les relations sexuelles
316 CRISTAL
On entre dans cette cour après avoir laissé ses affaires - argent, por
tefeuille, ceinture, lacets de souliers et lunettes - dans la salle d’ac
cueil très éclairée ou l’un des agents fait le tour du comptoir pour
terminer la fouille avant de vous conduire à l’intérieur ; la domi
nance des teintes sombres, dans la peinture des murs et portes
s’ajoute au gris presque noir du ciment du sol pour aggraver ce sen
timent de se trouver sous terre.
Tout autour de la cour, des portes de cellules, avec des fenêtres
grillagées, rectangles allongés horizontalement surmontant une
chasse d’eau extérieure : on apprend très vite que les policiers qui
gardent les geôles (pendant une période, il y a eu des gardiens de pri
son, puis on est revenu aux policiers) font de temps en temps le tour
en tirant successivement les chaînes de ces chasses. Quelle doulou
reuse surprise, lorsqu’on a enfin réussi à s’endormir un peu, que ce
fracas de la chasse !
Les cellules, différentes par leur largeur, sont toutes pourvues
d’une “dokana” adossée au mur du fond, sorte de banquette en
ciment de deux mètres de profondeur couvrant toute la largeur de la
cellule. Comme elles ont toutes la même profondeur, environ quatre
mètres, il reste près de deux mètres dans lesquels est casé un cabi
net à la turque. L’eau potable est fournie par un trou qui se trouve
dans le mur latéral du cabinet, et coule en permanence. Afin d’évi
ter le glouglou de cette eau, on recouvre le trou d’un morceau de
plastique qui la fait glisser le long du mur...
On arrive donc dans la geôle, en général le soir. Il y a beaucoup
de monde, certains, tôt arrivés ou un rien “caïds” sont allongés ou
assis sur la dokana au fond. D’autres, débout ou accroupis dans l’es
pace de l’entrée à côté du cabinet, s’effacent pour vous laisser péné
trer, on posera les questions sur qui vous êtes et pourquoi vous êtes
là tout à l’heure, le plus important est de ne pas trop s’éloigner de la
porte et de l’unique fenêtre qui la surmonte, où on espère avoir un
peu d’air respirable : c’est qu’il fait plutôt chaud (mais je n’y ai
jamais été en plein hiver) là-dedans, et il y en a qui se sentent mal,
parfois.
Petit à petit, on s’installe à son tour, se procure le sandwich à la
sauce, plein de mie et qui coupe l’appétit plutôt qu’il ne le satisfait
et on dit deux mots de son affaire, on écoute les autres. En général,
“sûreté de l’État” entraîne tout de suite le respect : nous ne sommes
pas des délinquants, peut-être même somme-nous de futures per
sonnalités politiques, on nous le fait comprendre, en nous laissant
CRISTAL 323
une place pour nous allonger, en faisant des efforts de langage pour
être moins grossiers.
En 1968, comme j’étais arrivé les pieds douloureusement gon
flés, un jeune homme, accusé d’avoir volé un poste-radio, je crois,
s’étonna que l’on nous batte, nous aussi. Il me conseilla de laisser
longuement l’eau fraîche couler sur mes pieds, étendit ensuite son
burnous sur le ciment pour me faire une couche à peu près confor
table. J’étais étonné de cette commisération de la part de quelqu’un
qui disait avoir lui-même pas mal reçu sur ses plantes de pieds dans
la journée. « Je suis habitué aux coups, toi certainement pas » me
dit-il.
Il y a de tout dans ces geôles : un jeune garçon de quinze ans,
peut-être, accusé d’avoir volé un portefeuille dans un car, pleurniche
en expliquant que son père, un nom connu, viendra sûrement le
chercher et fera payer cher sa méprise à l’agent - le père est venu le
lendemain seulement, semble-t-il ; un vieil homme, paysan du cap
Bon, plein de philosophie, qui explique que le haschich qu’il avait
cultivé était pour sa consommation personnelle, pas pour un trafic,
et qui s’attend à se voir rapidement libéré ; des jeunes gens d’une
vingtaine d’années qui ont commis plusieurs cambriolages et vont
tous les jours avec les policiers récupérer le butin caché dans divers
endroit, qui disent être contents d’avoir mené la grande vie : six
mois de luxe, avec des verres de whisky dans les grands hôtels, des
restaurants chic et des filles, on les paiera de deux, trois ans de pri
son, ça vaut le coup. Mais ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir
que ces années seront très dures pour eux, et qu’après, ils auront
toutes les peine du monde à trouver un emploi, à ne pas revenir en
prison. Et des souteneurs de petite envergure, racontant en se gon
flant les exploits de leur bande, et des petits voleurs à la tire, et cet
homme qui a falsifié un chèque, cet autre qui essayait de partir clan
destinement en France à bord d’un bateau, sans rien voir d’autre que
son envie de partir.
Certaines cellules, deux en général, sont réservées aux femmes.
Presque toutes prostituées, elles s’interpellent une bonne partie de la
soirée avec les hommes - leurs hommes ou de simples “complices”,
arrêtés en même temps qu’elles, car la prostitution clandestine est un
délit, et le client un complice du délit - se disputent entre elles,
chantent, rient, s’insultent, en utilisant une langue dont la verdeur
me choque un peu. J’ai ainsi entendu une nuit une fille qui répondait
à des lazzi d’amis de son protecteur - il riait avec eux - avec une
324 CRISTAL
proches, surtout vos femmes, vos amies, vos mères, que Ton a
violées en paroles devant vous des dizaines de fois. Un détenu avait
une fois été mis dans un coin de la pièce et on poussait tout près de
lui un chauffage à gaz butane, il avait l’impression de rôtir et d’é
touffer ; un tortionnaire a un jour vidé une gamelle de soupe brûlante
dans le slip d’une fille qui refusait de manger « avale-le par le bas »
lui a-t-il dit. Et on pourrait citer tant d’autres exemples de cruauté,
de bestialité...
En 1968, nous avions tous fini par parler. Certains dès le début,
d’autres avaient résisté plus ou moins longtemps, finissant par se
demander pourquoi taire ce que la police savait déjà, avec des
détails très précis. Car ce qui était le plus dur, ce n’était pas tant les
coups eux-mêmes (mais je nuancerais cette affirmation) que les
aveux circonstanciés des autres que Ton vous lisait, qui vous acca
blaient.
Les gens réagissent différemment à la torture. Ce garçon qui sup
porte sans broncher des séances de plusieurs heures se décompose
quant on lui crache au visage et qu’il se sent comme tout sali par le
liquide visqueux qui coule sur son œil, sur son nez, ses lèvres. Cet
autre ne supporte pas qu’on insulte sa mère, qu’on dise des obscé
nités sur sa femme ou qu’on lui tripote le sexe. Il y en a qui pani
quent à l’idée de la solitude face au tortionnaire et qui préfèrent lui
parler plutôt que vivre dans cette atmosphère de violence et de
haine.
Pendant les séances de torture - j’en ai subies plusieurs et dans
des conditions différentes, puisque après 68, c’est toujours à la
D.S.T que j’ai eu affaire - ce qui me bouleversait le plus était la
transformation du bourreau : homme ordinaire, affable dans la vie
courante, il a aussi pas mal de complexes par rapport à l’intellectuel,
étudiant ou diplômé, qu’il est chargé de torturer. Il essaie de se trou
ver des raisons personnelles de vous battre, vous insulte pour que
vous lui répondiez et qu’il puisse vous punir, et tout au long de la
séance, exprime par une déformation de son visage, une décompo
sition progressive de ses traits, une bestialisation de plus en plus
nette, l’inconfort moral de sa position. Au fond de lui-même, il s’es
time inférieur à l’homme qu’il torture, s’en punit et punit l’autre par
une violence plus grande, un acharnement plus terrible encore.
Parle, mais parle et qu’on en finisse, ça me fait mal au cœur de te
battre, tu ne comprends pas que tu ne peux pas cesser de souffrir si
tu ne parles pas ?
CRISTAL 329
c’était de tout faire pour ne pas parler, mais en tout cas de tenir
vingt-quatre ou quarante-huit heures de façon à permettre que soient
coupés les liens avec les endroits qu’ils connaissaient. Baser uni
quement la sécurité du travail sur la résistance à la torture nous
paraissait trop risqué : même s’il y a peu de camarades qui parlent,
le fait qu’ils vivent cela comme une trahison les rend absolument
inaptes à limiter les dégâts, fait qu’ils n’ont plus la force qu’on leur
demande, et cela entraîne des arrestations en masse, et la destruction
de ce qui existe.
Nous avions expérimenté cette méthode en décembre 1972, après
l’avoir fait, pour ceux qui avaient été interrogés, en février de la
même année. Nous nous étions efforcés de maintenir nos déclara
tions dans le cadre de ce que la police avait pu l’établir soit par les
renseignements venus de l’étranger (nos camarades en exil pre
naient moins de précautions que nous, c’est ce qui nous avait valu
d’être arrêtés), soit par les documents qu’ils avaient pu découvrir,
fort peu. Le coup de filet de décembre 72 ne permettra d’arrêter que
quatre d’entre nous, obligeant deux autres à la fuite à l’étranger et
un troisième à la clandestinité.
Mais nos camarades avaient tiré des enseignements différents de
l’expérience. Dans l’enthousiasme où les plongeait le succès poli
tique qu’ils avaient à l’Université et le début de contact avec des
ouvriers, ils lancèrent le mot d’ordre « celui qui parle trahit », et tra
vaillèrent comme des fonctionnaires, avec des dossiers, des livres,
des fiches de militants, de sympathisants. Après leur arrestation, tous
ces documents facilitèrent l’enquête, et l’écroulement des inculpés.
Ahmed Ben Othman fut le seul à ne pas parler, ceux qui échappèrent
à l’arrestation s’étaient plongés dans la clandestinité totale, mais
étaient recherchés. La plupart seront arrêtés l’année suivante...
C’est que la liberté d’expression n’est pas encore entrée dans les
mœurs, la liberté de presse embryonnaire n’est, timidement encore,
exercée que par une tendance politique d’opposition assez respec
tueuse du pouvoir.
En effet, depuis juillet 1981, le Parti Communiste est de nouveau
autorisé, et d’autres partis (M.D.S., M.U.P.) tolérés sans avoir
d’existence légale : mais aussi il y a eu une répression contre les
intégristes musulmans...
Et la liberté de presse qui existe s’accommode de suspensions de
journaux et de censure..
Dans ces conditions, ceux qui ont l’habitude d’être publiés, jour
nalistes surtout, continuent à pratiquer une prudente autocensure,
lorsque ne s’exerce pas directement la censure de leurs directeurs.
On publie plus volontiers des extraits de dépêches d’agences étran
gères (au moment où l’on réclame à cors et à cris la limitation du
pouvoir d’information de ces agences, dans le cadre du « nouvel
ordre mondial de l’information ») que d’inoffensifs débats sur un
problème national : seul le point de vue officiel est sûr d’être repro
duit.
Pour celui qui écrit sur un problème jugé épineux - et comment
être certain qu’une question, en apparence anodine, ne dérangera
pas quelqu’un d’influent ? - une épée de Damoclès reste suspendue
au dessus de sa tête : au moins la perte de son emploi, mais aussi des
ennuis plus graves, pouvant aller jusqu’à la prison. En tout cas, c’est
ce qu’il s’imagine, même écrire sur le sport ne garantit pas la tran
quillité...
Et l’on a beau savoir que la liberté ne vient pas toute seule, qu’il
faut oser dire les choses pour que les gens reconnaissent à l’intellec
tuel un statut digne de respect, on a rarement envie d’être le premier,
de faire les frais de ces débuts de changement d’attitude de pouvoir.
C’est humain, certes, mais il me paraît tout de même bizarre que les
historiens n’aient pas plus à cœur de rectifier les erreurs de l’histo
riographie, ou plutôt de l’hagiographie officielle, bizarre également
que l’on accepte aussi tranquillement que des chose ne puissent âtre
dites que dans des années, voire des décennies, et que si peu de gens
écrivent sur la vie contemporaine, dont pourtant ils sont nombreux à
déplorer en privé l’étroitesse ou la mauvaise qualité.
Le spectre de la répression, de la prison, hante encore beaucoup
de Tunisiens, beaucoup d’intellectuels, qui doivent bien trouver les
moyens de gagner leur vie, par ailleurs. Et la situation n’évolue pas
CRISTAL 337
qui m’a un peu été inspirée par Afif et Nabiha, du moins les
personnages leur ressemblent. Beaucoup de choses sont diffé
rentes, bien sûr.
Par exemple, sourit-elle, ni toi ni moi ne figurons dans le
roman. Il se passe en Espagne, à Grenade, que je connais bien
et qui m’offre un décor que j’aime. Juan est ingénieur des
Ponts et Chaussées et vit avec Maria, dans une coquette maison
de banlieue. Ils n’ont pas d’enfant et évoluent dans un milieu
semi-intellectuel où on ne se parle de certaines questions qu’à
voix basse.
- Jusqu’à présent, note Marie-Claude, rien de très différent
d’ici.
- Oui, mais ça va venir. Il a fait ses études en France et y a
fréquenté un peu les révolutionnaires émigrés, mais ne s’est
jamais engagé complètement. Elle est fille d’un anarchiste qui
vit à Paris, le genre d’un des personnages de “La guerre est
finie”, irréductible dans sa décision de renverser Franco. Bon,
je passe sur les préliminaires, la vie que le couple mène, etc. Un
jour Maria rencontre Pablo, un garçon qu’elle a connu dans sa
jeunesse et qui est entré clandestinement en Espagne. Il doit
repartir en France dans une quinzaine de jours, sa mission ter
minée, et il lui demande de le suivre. Tü comprends, une femme
comme Nabiha, qui se retrouve sans l’aide de personne, ça pas
serait difficilement dans un roman. Pablo symbolise en quelque
sorte le passé, toutes les valeurs que Maria avait faites siennes
dans sa jeunesse, par opposition à la vie petite-bourgeoise qu’el
le mène en ce moment et à laquelle ne la retient que son amour
pour Juan. Car c’est celui-ci qu’elle aime, elle n’éprouve pour
Pablo que de l’estime, l’admiration, enfin, les sentiments qu’on
a pour ce qu’on aurait aimé être. Elle a un délai pour se déci
der, quinze jours, et c’est là qu’elle s’aperçoit de la force de son
amour pour Juan, de la solidité des liens qui l’attachent à cette
vie qu’elle méprise un peu. Pablo l’attire, du moins ce qu’il
représente. Elle sait que si elle le rejoint, ça ne sera pas une vie
facile, qu’ils ne s’aimeront sans doute jamais autant et aussi
bien qu’elle voudrait, qu’elle aura beaucoup de tâches ingrates
et épuisantes à accomplir, en plus de la nécessité de gagner sa
vie. Mais tout cela, du moins, a un sens, elle aura choisi, elle
aura accompli pour la première fois depuis longtemps un acte
autonome qui l’engage en tant qu’individu. J’en suis là : Maria
CRISTAL 345
vie actuelle petit, petit. Mais c’est sa vie, a-t-elle précisé, sans me
donner le droit d’y jeter un regard, refermant bien vite la porte
entrouverte de son sourire pour chercher à s’échapper.
J’en avais déjà revus d’autres, de ces fantômes de ceux qui cou
raient dans la rue de Yougoslavie ce soir de Février 1966. Et même
lorsque j’ai essayé d’expliquer que je ne jugeais pas, que je ne
jugeais plus, que je désirais savoir, comprendre, et parler à nouveau,
ils feignaient de jouer le jeu, une demi-heure, une heure, le temps de
la rencontre, puis m’évitaient par la suite. Peut-être m’auraient-ils
préféré différent, plus accusateur, davantage chargé de reproches,
plus proches, plus proche de leur conscience, la mauvaise, s’en
tend ? Ils auraient alors puisse justifier, expliquer, répondre, comme
ils doivent parfois le faire avec celui en eux qui a envie de continuer
à courir le soir dans une rue de Tunis, avec une foule d’autres... Et
puis, je leur aurais donné l’occasion d’être bienveillants : « C’est
normal qu’il soit aigri, blessé après tout ce qu’il a subi. Pas de sa
faute s’il s’en prend à tout le monde, se montre parfois injuste. La
prison ne lui a pas fait de bien. Voyons comment l’aider à se réinsé
rer, à trouver du travail... ».
Ceux que je rencontre encore parfois ne s’attardent pas avec moi.
C’est comme s’ils avaient banalisé nos rapports, comme si j’étais
pour eux une vague connaissance entrevue de loin en loin. Mais je
sens la gêne qu’ils éprouvent, je regard ostensiblement ailleurs pour
qu’ils ne croient pas que je les juge. Et ils m’évitent à nouveau, ou
moi, peut-être, qui ne me sens pas très bien dans ces rencontres.
MOTS PASSANTS
789973 024893
Photos Jacques Pérez
ISBN: 978-9973-02-489-3