Dessalines A Parle
Dessalines A Parle
Dessalines A Parle
(1948)
DESSALINES
A PARLÉ
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Dantès Bellegarde
DESSALINES A PARLÉ
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Courriels :
DESSALINES A PARLÉ
DU MÊME AUTEUR
[427]
DESSALINES A PARLÉ.
Avant-Propos [8]
[7]
DESSALINES A PARLÉ.
AVANT-PROPOS
LA PHALANGE.
29 septembre 1947.
[8]
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 14
[9]
DESSALINES A PARLÉ.
1
LES RELATIONS
HAÏTIANO-AMÉRICAINES
24 septembre 1946
Monsieur le Président.
J'ai l'honneur de remettre entre vos mains les Lettres par lesquelles
le Gouvernement Haïtien met fin à la mission de mon prédécesseur M.
Jacques C. Antoine et Celles qui m'accréditent auprès de Votre Excel-
lence comme Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire d'Haïti.
C'est pour moi un motif de grande fierté d'être appelé une nouvelle
fois à travailler au succès d'une œuvre à laquelle je me suis dévoué de
tout mon cœur au cours de ma première mission diplomatique à Was-
hington : celle de rendre de plus en plus cordiales et fructueuses les
relations de mon pays avec les États-Unis et celle aussi d'assurer une
complète et sincère collaboration de nos vingt-et-une Républiques
d'Amérique dans tous les domaines de la vie internationale.
Les événements qui ont eu lieu en Haïti au début de cette année
montrent que le peuple haïtien est resté fidèle [10] aux principes dé-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 15
mocratiques pour lesquels ses ancêtres ont versé leur sang dans le pas-
sé. Ce qu'il veut aujourd'hui, c'est établir la paix à l'intérieur de son
pays sur la base solide de la prospérité nationale et de la justice so-
ciale. Dans la nouvelle Constitution qu'il va se donner afin de ré-
pondre à ses propres aspirations et aux prescriptions de l'Acte de Cha-
pultepec et de la Charte de San-Francisco, il entend consacrer, plus
fortement que jamais, les droits de l'Homme à la vie, à la liberté, à
l'égalité des moyens d'éducation et de travail, sans distinction de sexe,
de race, de langue ou de religion.
Tout en étant fermement attachés à leur autonomie politique et à
leur indépendance administrative et financière, les Haïtiens compren-
nent bien que la prospérité de leur nation est étroitement liée à celle de
ses voisines. Tous nos pays font en effet partie d'un vaste système
d'interdépendance universelle, et c'est par des mesures collectives
qu'ils peuvent améliorer la situation économique et sociale de leurs
populations respectives. Cela est particulièrement vrai pour les États
de cet hémisphère qui, solidairement unis par des intérêts politiques,
intellectuels, économiques et militaires, ont, les uns envers les autres,
des devoirs d'assistance mutuelle et des obligations de défense com-
mune.
Les progrès réalisés durant ces derniers temps au sein de l'Union
Panaméricaine, grâce à la fraternelle politique du « bon voisin », font
désormais de cette Institution Régionale un boulevard pour la paix et
la prospérité en Amérique et, par conséquent, pour la paix et la pros-
périté du monde entier. Une Amérique, solidaire dans la paix comme
dans la guerre, unie dans l'amitié et dans[11] la justice, puissante par
ses valeurs spirituelles et par ses richesses matérielles, restera un ad-
mirable exemple de coopération et d'harmonie. Elle s'imposera
comme modèle à l'Organisation des Nations Unies, dont elle constitue
une fraction importante et qui, sur un plan plus large, travaille au bien-
être des peuples et à l'établissement d'une justice égale pour « tous les
hommes de tous les pays », suivant la généreuse expression de la
Charte de l'Atlantique devenue le bréviaire de la démocratie.
La proclamation de son indépendance le 1er janvier 1804 a fait
d'Haïti le deuxième État indépendant de cet hémisphère, venant im-
médiatement après les États-Unis de l'Amérique du Nord. L'aide fra-
ternelle, prêtée par son président Alexandre Pétion à Simon Bolivar en
1816 pour l'émancipation des Colonies Espagnoles et l'abolition de
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 16
*
* *
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 17
[12]
(Traduction)
DESSALINES A PARLÉ.
2
RÉPONSE
DU PRÉSIDENT TRUMAN
À L’AMBASSADEUR
DANTÈS BELLEGARDE
Monsieur l'Ambassadeur,
C'est pour moi un grand plaisir, Monsieur l'Ambassadeur, de rece-
voir de vous les Lettres par lesquelles Votre Gouvernement vous ac-
crédite comme Ambassadeur Extraordinaire et Plénipotentiaire de la
République d'Haïti auprès du Gouvernement des États-Unis d'Amé-
rique. J'accepte en même temps les Lettres de rappel de votre prédé-
cesseur, M. Jacques Antoine.
J'ai été vivement frappé par les remarques de Votre Excellence
concernant l'intention du peuple haïtien de se dévouer aux principes
de la liberté et de la démocratie. Mon Gouvernement a été heureux de
noter les mesures prises en Haïti dans ces récents mois vers la mise en
pratique des règles démocratiques, et a pris connaissance du désir ex-
primé par le présent Gouvernement provisoire d'Haïti de remettre le
plus tôt possible la responsabilité des affaires de l'État à un régime
dérivant ses pouvoirs de procédés constitutionnels.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 18
[13]
Comme Votre Excellence l'a si fortement indiqué, c'est l'applica-
tion du principe de respect des droits des autres, aussi bien que l'inté-
rêt des pays de cet hémisphère dans le bien-être de chacun d'eux, qui a
produit le Système Interaméricain. La sincérité de cette solidarité fut
indubitablement démontrée durant la dernière guerre menée pour la
préservation de ces valeurs humaines et de ces standards de dignité
nationale qui sont comme des jalons indicateurs pour les Républiques
de cet hémisphère. C'est mon ferme espoir — comme je sais que c'est
le vôtre — que l'application de ces principes par les membres de la
Communauté Mondiale, agissant par l'intermédiaire de l'Organisation
des Nations Unies, aboutira, sur un plan global, à l'accomplissement
des idéaux qui forment les buts du Système Interaméricain.
C'est le même esprit de mutuel respect pour la réalisation des aspi-
rations nationales, tempéré par la connaissance que nous avons de
l'interdépendance de toutes les nations, qui imprègne les relations de
nos deux pays. Votre Excellence peut être assurée du désir du Peuple
et du Gouvernement des États-Unis de travailler avec Haïti au plus
complet développement de la vie politique et économique de votre
pays en accord avec la solide amitié haïtiano-américaine et les intérêts
de nos peuples respectifs.
Vous trouverez ce Gouvernement prêt, en tout temps, à discuter
avec Votre Excellence les questions d'intérêt commun pour nos deux
pays et à continuer cette coopération haïtiano-américaine dans les af-
faires concernant nos deux Républiques qui a prévalu dans le passé.
Le renouvellement de vos services à Washington vous procure [14]
personnellement une nouvelle opportunité de contribuer à cet objectif.
Veuillez accepter, Monsieur l'Ambassadeur, mes vœux les meil-
leurs et ceux du Gouvernement et du Peuple des États-Unis pour votre
bonheur personnel et le succès de votre mission, aussi bien que pour
le bien-être et le bonheur du Peuple Haïtien.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 19
[15]
DESSALINES A PARLÉ.
3
PRIMAUTÉ DE LA LOI
INTERNATIONALE
19 novembre 1946
[21]
DESSALINES A PARLÉ.
4
LE SYSTÈME
INTERAMÉRICAIN
26 novembre 1946
[28]
DESSALINES A PARLÉ.
5
DROITS ET DEVOIRS
DES ÉTATS
4 décembre 1946
1. Les États sont juridiquement égaux entre eux. Ils ont les mêmes
droits et les mêmes obligations. Cette égalité dérive de l'existence de
l'État comme personne du droit international et non de la puissance
qu'il peut avoir pour se défendre ou se maintenir ni de son étendue
territoriale ou de son degré d'avancement.
2. Les droits dont jouit chaque État en vertu du droit international
doivent être respectés et protégés par tous les autres États, puisque
droit et devoir sont corrélatifs et que chaque État a le devoir de res-
pecter les droits de tous les autres États.
3. Les États Américains réitèrent leur adhésion aux principes dé-
mocratiques et républicains, qu'ils considèrent comme essentiels pour
la paix en Amérique.
4. La conservation de la paix basée sur la justice et le droit est le
critérium fondamental de conduite dans les relations entre les États
Américains. Tout État a droit à une existence pacifique et sûre.
5. La bonne foi, condition nécessaire du droit et de l'équité, doit
guider les relations des États entre eux et régir l'interprétation de leurs
devoirs et l'accomplissement de leurs obligations. La confiance mu-
tuelle dans la parole donnée est indispensable pour une coopération
pacifique entre les États.
6. Les traités doivent avoir le caractère de conventions ouvertes et
être fidèlement observés.
7. L'existence politique d'un nouvel État est indépendante de sa re-
connaissance par d'autres États. La reconnaissance, qui est incondi-
tionnelle et irrévocable, signifie [30] que les États qui reconnaissent le
nouvel État acceptent sa personnalité avec tous les droits et tous les
devoirs prescrits par le droit international.
8. L'intervention par un ou plusieurs États, directement ou indirec-
tement et pour quelque motif que ce soit, dans les affaires internes ou
externes d'un autre État est inadmissible.
9. Le territoire d'un État est inviolable et ne peut être l'objet d'oc-
cupation militaire ou d'autres mesures de force prises par un autre
État, directement ou indirectement pour quelque motif que ce soit,
même temporairement. Les acquisitions territoriales ou les avantages
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 31
[34]
DESSALINES A PARLÉ.
6
DROITS ET DEVOIRS
INTERNATIONAUX
DE L'HOMME
10 décembre 1946
11. Toute personne accusée de crime ne peut être arrêtée que sur
mandat dûment émis en accord avec la loi, à moins que la personne ne
soit prise en flagrant délit. Elle a droit à un jugement rapide et à un
traitement convenable pendant le temps qu'elle est en état d'arrêt.
12. Toute personne accusée de crime a droit à un procès loyal et
public, à la confrontation avec des témoins, à un jugement par des tri-
bunaux établis, et conformément à la loi en vigueur au moment où
l'acte criminel a été perpétré. Aucune amende ne peut être imposée
qu'en conformité avec les lois générales, et toute punition cruelle ou
exceptionnelle est prohibée.
[42]
13. Toute personne, national d'un État, a droit de participer à l'élec-
tion des fonctionnaires législatifs et exécutifs du gouvernement, con-
formément aux prescriptions de la constitution nationale. L’exercice
pratique de ce droit peut, toutefois, être conditionné par le devoir de
la personne de montrer quelle est capable de comprendre les prin-
cipes sur lesquels la constitution est basée. La constitution de l'État
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 40
[48]
DESSALINES A PARLÉ.
7
CITOYENS DES AMÉRIQUES
14 décembre 1946
[49]
J'eus le bonheur de connaître le Dr Rowe en mai 1927 à Washing-
ton, où j'avais été envoyé par la Chambre de Commerce d'Haïti
comme délégué à la 3° Conférence Commerciale Panaméricaine.
Dans un discours que je prononçai à cette Conférence en présence de
M. Hoover alors secrétaire du commerce, j'avais exposé les principes
d'une collaboration économique entre nos pays d'Amérique dans la
dignité et le respect mutuel de nos droits. M. Rowe m'écrivit pour
m'exprimer son approbation des idées que j'avais émises, et dès ce
moment s'établirent entre lui et moi des relations cordiales que le
temps ne fit que fortifier. Chaque fois que j'allais à Washington, que
ce fût en mission officielle ou à titre privé, ma première visite était
pour lui. Il me considérait lui-même comme un ami désintéressé et
ardent de l'Union Panaméricaine. Appelé en septembre 1942 à ensei-
gner à Howard University en qualité de professeur-visiteur, j'allai le
voir à son bureau. Et quand je voulus prendre congé, il me retint ai-
mablement en me priant d'assister à une réunion des chefs de service
de l'Union et d'y parler des moyens pratiques d'assurer une efficace
coopération universitaire entre Haïti et les États-Unis. Il me demanda
également de donner dans la Salle des Héros Américains une confé-
rence en français, dont il choisit lui-même le sujet : Haïti, centre de
culture française en Amérique.
Le 4 avril de l'année en cours, je prenais siège pour la première
fois au Conseil Social et Économique Interaméricain comme représen-
tant spécial d'Haïti. Aux paroles de bienvenue de M. Spruille Braden,
qui présidait la séance et qui voulut bien rappeler mon active collabo-
ration [50] à l'Union Panaméricaine, je répondis en tâchant de mettre
en relief l'importante et loyale contribution de mon pays à l'œuvre de
la solidarité interaméricaine. J'exprimai ma joie de retrouver à la di-
rection générale de l'Union, toujours jeune de corps et alerte d'esprit,
l'homme qui, depuis vingt-six ans, avait conduit le frêle adolescent
que nos 21 Républiques lui avaient confié en 1920 jusqu'à la maturité
vigoureuse que son pupille a aujourd'hui atteinte.
Ce n'est pas un compliment banal que j'entendais faire au Dr Rowe
en parlant de sa jeunesse. Il était jeune bien qu'il eût ses 75 ans
presque révolus, parce que, portant en son âme un grand idéal de paix,
de justice et de fraternité, il regardait toujours devant lui, vers l'avenir,
c'est-à-dire vers la réalisation progressive de son rêve. Ceux-là sont
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 46
toujours jeunes qui ont foi dans l'avenir, et que cette foi inspire et
anime dans leur activité bienfaisante.
Quel était donc le rêve du Dr Rowe ? Il rêvait d'intéresser tous les
États du monde et, en premier lieu, ceux d'Amérique à la « conserva-
tion de l'ordre mondial sous le régime du droit, de la paix basée sur la
justice et le bien-être social et économique de l'humanité ». Rêve im-
mense, dont il vit les contours se dessiner et la substance se consolider
dans les principes adoptés par les différentes conférences panaméri-
caines qu'il guida de sa sûre expérience.
L'intervention d'un État dans les affairés intérieures ou extérieures
d'un autre État est inadmissible. Tous les différends de caractère inter-
national doivent être résolus par des moyens pacifiques. L'usage de la
force comme [51] instrument de politique nationale est illicite. Les
relations entre les États doivent obéir aux normes du droit internatio-
nal. Le respect et l'observation fidèle des traités constituent une règle
indispensable pour le développement des relations pacifiques entre les
États, les traités ne pouvant être révisés que suivant accord entre les
parties. La collaboration pacifique entre les gouvernements et le déve-
loppement des échanges intellectuels entre les différents peuples con-
courent à la bonne compréhension des problèmes communs. La re-
construction économique contribue au bien-être national et internatio-
nal. La coopération entre les nations dans tous les domaines de l'acti-
vité humaine est la condition nécessaire au maintien de la paix et le
plus sûr moyen de créer la prospérité pour tous les hommes, sans dis-
tinction de race, de sexe, de classe, de langue ou de religion.
Voilà les principes de liberté individuelle, d'égalité raciale, de fra-
ternité humaine, de solidarité internationale et de justice sociale que le
Dr Rowe voulut donner comme fondements à l'Union Panaméricaine.
Et lorsque ces principes furent mis en danger dans un monde déchiré
et ensanglanté, son orgueil fut de voir l'Amérique, qui en a assuré la
sainte garde, rapporter à l'Europe enténébrée le flambeau de civilisa-
tion chrétienne que Christophe Colomb avait allumé sur ce continent
dans le matin joyeux du 12 octobre 1492.
En septembre 1945, la Pan-American Society donna au Waldorf-
Astoria de New-York un magnifique banquet en l'honneur du Dr
Rowe pour célébrer ses noces d'argent avec l'Union Panaméricaine.
Aux discours éloquents de M. Frederick E. Hasler, président de l'asso-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 47
des plus importantes. Une autre leçon que l'expérience des Répu-
bliques Américaines a rendue évidente, c'est que tout mécanisme créé
pour la Conservation de la paix est de peu de valeur, à moins qu'il ne
soit vivifié et son énergie fortifiée par la « volonté de paix » des
masses populaires.
« Aujourd'hui, nous pouvons voir plus clairement qu'autrefois la
haute mission qui a été confiée au Nouveau-Monde. Par leur exemple
et par l'influence de plus en plus grande qu'elles exercent dans les af-
faires mondiales, les Amériques sont appelées à maintenir les plus
hauts standards dans les relations internationales et à démontrer que
par la coopération et l'entr'aide les intérêts de toutes les nations peu-
vent être le mieux servis.
« Les principes de conduite internationale développés dans les
Amériques doivent devenir universels dans leur [54] application. Ain-
si et ainsi seulement nous pouvons être assurés de cette longue pé-
riode de paix à laquelle aspirent tous les peuples de la terre. Ainsi les
Amériques paieront-elles quelque chose de leur dette de reconnais-
sance pour les nombreux bienfaits qu'elles ont reçus, et ainsi rendront-
elles leur plus grand service à l'humanité et au progrès de la civilisa-
tion. »
Le Sénateur Tom Connally disait dans son discours de New-York
que la figure même du Dr Rowe est si intimement associée à l'Union
Panaméricaine que l'on ne peut visiter le magnifique palais de la
17ème rue de Washington, dû à la munificence d'Andrew Carnegie,
sans penser à l'homme qui reste la plus vivante expression du panamé-
ricanisme. Cela est vrai. Et ceux qui ont connu le Dr Rowe ne pour-
ront jamais séparer dans leur pensée l'Homme et l'Œuvre.
Les paroles que je viens de citer montrent que Léo Stanton Rowe
ne fut pas seulement un citoyen des Amériques, comme nous nous
plaisions à l'appeler, mais aussi un Citoyen de l'Humanité.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 49
[55]
DESSALINES A PARLÉ.
8
CONSTITUTIONS
ET MŒURS PUBLIQUES
24 décembre 1946
J'ai pris soin de reproduire dans mes précédents articles les clauses
de la Déclaration des Droits et Devoirs Internationaux de l'Homme qui
sera soumise à la Conférence Interaméricaine de Bogota en 1948. Ces
clauses se retrouvent presque toutes dans nos anciennes Constitutions,
à l'exception de celles qui répondent à des préoccupations sociales que
nos premiers législateurs ne pouvaient avoir au début du 19e siècle.
Depuis la proclamation de la république par Alexandre Pétion en
1806, la forme du gouvernement d'Haïti n'a jamais été sérieusement
mise en discussion. Il y a bien eu la réaction impériale de Soulouque
en 1849, mais elle n'a jusqu'à présent inspiré à aucun de nos chefs
d'État le désir d'imiter le geste de Faustin 1er. Ayant pris modèle sur
la France, nous nous sommes payé le luxe de nombreuses constitu-
tions plus ou moins libérales. Toutes néanmoins ont respecté le prin-
cipe républicain.
Haïti a adopté, dès 1816, le système représentatif, avec suffrage
universel et séparation des pouvoirs. Elle a chambre des députés, sé-
nat, ministres responsables, — tous les rouages de l'organisation poli-
tique la plus moderne. Tous les principes formulés dans la Déclaration
des Droits de l'homme et du citoyen sont incorporés [56] dans notre
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 50
[62]
DESSALINES A PARLÉ.
9
VOEU POUR
LE PEUPLE HAÏTIEN
31 décembre 1946
L'activité économique d'un pays doit viser avant tout à ce que la to-
talité de sa population dispose de moyens d'existence suffisants et que
chacun y puisse satisfaire ses besoins légitimes dans la mesure corres-
pondant à sa situation sociale. C'est ce qu'exprimait le grand Pie XI
lorsqu'il écrivait dans son encyclique Divini Redemptoris : « L'orga-
nisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin
alors seulement qu'il procurera à tous et à chacun de ses membres tous
les biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi que
l'organisation vraiment sociale de la vie économique, permettent de
leur procurer. Ces biens doivent être abondants pour satisfaire aux be-
soins d'une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré
d'aisance et de culture qui, pourvu qu'on en use sagement, ne met pas
obstacle à la vertu mais en facilite au contraire singulièrement l'exer-
cice. »
Or, dans un grand nombre de sociétés humaines, et particulière-
ment dans la nôtre, la majeure partie de la population se trouve dans
un « état habituel de privation des choses nécessaires à l'entretien de la
vie », c'est-à-dire en premier lieu : la nourriture, le vêtement, le loge-
ment. Et c'est là ce qu'on appelle la misère.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 55
[63]
Cette misère, nous la voyons circuler à toutes les heures du jour
dans les rues de Port-au-Prince, sous la forme de mendiants loqueteux,
de portefaix en guenilles, d'infirmes portant sur leur corps des plaies
purulentes, de petits garçons et de petites filles presque nus courant
après les passants pour leur demander l'aumône d'un « nickel » de
cinq centimes.
La condition de nos travailleurs est déplorable dans les villes
comme dans les campagnes. Et même ceux que l'on appelle d'un ton
méprisant les « bourgeois » forment en majorité un prolétariat qui es-
saie de se cacher sous les apparences d'une vie insouciante et joyeuse.
Emile de Girardin, en considérant des situations semblables dans
l'Europe de 1850, s'écriait un jour : « Enfants abandonnés : misère !
Abrutissement : misère ! Dépravation morale : misère ! Crimes : mi-
sère ! Révolution : misère ! »
Comme Emile de Girardin, je dis : « C'est donc à la cause du mal
qu'il faut remonter ! » Des mesures contre la prostitution, contre le
crime, contre les révolutions, resteront inefficaces si nous ne nous at-
taquons pas à la cause même qui les engendre : la misère. C'est la mi-
sère que nous devons combattre et vaincre. Comment ? Nous tou-
chons ici le nœud du problème.
Notre misère, nous avions l'habitude de l'attribuer à nos gouver-
nants. On dit couramment dans le peuple : la misère de Salnave, la
misère de Sam, qu'on appelait le « cyclone de Tirésias ». On renver-
sait un gouvernement pour supprimer la misère, et la misère devenait
plus grande. Evidemment, ce n'est point là la solution rationnelle.
La misère est un phénomène économique. Elle doit [64] être com-
battue par des moyens économiques. Mais ces moyens économiques
exigent eux-mêmes, pour être efficaces, des conditions morales et so-
ciales qu'il faut d'abord réaliser.
Ceux qui sont habitués aux disciplines sévères de la méthode expé-
rimentale apportent à l'étude du problème haïtien une intelligence pra-
tique qui leur fait préférer les réalités aux idéologies, les remèdes tirés
de l'expérience aux vagues ou violentes solutions proposées par les
doctrinaires. C'est pourquoi, au lieu de discuter à perdre haleine sur la
façon idéale de réformer notre société, ils ont considéré la nation
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 56
[68]
DESSALINES A PARLÉ.
10
DÉMOCRATIE PRATIQUE
8 janvier 1947
rivières, à former dans le lit de ces rivières une suite de petites mares,
salies par les déjections des animaux [72] et par les ordures que les
habitants eux-mêmes y jettent parfois. Durant les grandes pluies, les
routes dans ces plaines basses sont défoncées, envahies par les eaux
des rivières et des torrents. Elles sont ainsi, peu après les averses, se-
mées de fondrières, de mares de boue et d'eaux croupissantes. Avec
les premières chaleurs de l'été, elles ne font alors que prolonger à
l'intérieur du pays le mauvais état sanitaire du littoral. »
La malaria est donc l'une des grandes ennemies du peuple haïtien,
puisqu'elle est propagée par le moustique anophèle qui vit à l'état de
larve à la surface des eaux stagnantes. « Quoique les résultats des
améliorations sanitaires effectuées dans les grandes villes, dit le rap-
port du Service d'Hygiène de 1928, soient satisfaisants, la situation
concernant le paludisme dans les districts ruraux continue à être un
grave problème. L'éradication de cette maladie jusqu'à ce qu'elle ne
puisse plus constituer une menace sérieuse au développement écono-
mique du pays dépend de deux facteurs : l'extension des mesures de
destruction des moustiques et l'usage intensif de la quinine. Le pre-
mier progrès se réalisera aussi vite que les plantations et les jardins
pourront être cultivés, arrosés et drainés comme il convient, et aussi
rapidement que la population aura été instruite des mesures prophy-
lactiques à prendre et aura les moyens de s'y conformer. En attendant,
le gouvernement pourra franchir une étape décisive vers l'amélioration
de la santé et du rendement économique de son peuple, en organisant
le contrôle de la vente de la quinine. »
Pour donner une idée de l'importance des travaux d'hygiène pour la
santé publique et la productivité du [73] travail, je citerai l'exemple du
drainage des marais de la région de Fort-Liberté où, d'après le Service
d'Hygiène, l'indice de la malaria est tombé en 1928 de 80 à 11 pour
cent comme conséquence de cette opération sanitaire.
Oserai-je dire que cela me paraît plus utile pour le présent et l'ave-
nir de notre peuple que toutes les discussions aussi vaines qu'irritantes
sur la question de race et sur la valeur relative des idéologies poli-
tiques ?
Pasteur disait en 1888 : « Deux lois contraires semblent aujour-
d'hui en lutte : une loi de sang et de mort, qui, en imaginant de nou-
veaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 63
[75]
DESSALINES A PARLÉ.
11
MŒURS PUBLIQUES
ET PRATIQUES FINANCIÈRES
14 janvier 1947
Je prie qu'on fasse attention que ce qui va suivre est extrait d'une
étude publiée dans le numéro de janvier 1910 du Bulletin de la
Chambre de Commerce Française de Port-au-Prince et reproduite dans
mon livre Pour une Haïti Heureuse (tome 1, page 128). Le lecteur
sera en mesure, je l'espère, de comparer la situation financière d'au-
jourd'hui à celle d'il y a trente-sept ans et d'apprécier les changements
qui ont pu se produire durant cette période dans nos mœurs publiques.
*
* *
On a souvent écrit et répété que le meilleur programme financier
pour Haïti, c'est l'honnêteté dans l'administration publique et cette
prudence élémentaire qui consiste à ne pas dépenser au-delà de ses
ressources réelles.
De fâcheuses habitudes se sont formées qui rendent de plus en plus
difficile l'application de ce simple programme de probité et d'écono-
mie. Les fonctionnaires des finances, principalement ceux des
douanes, ne se gênent pas pour faire « leurs » affaires. Rien ne les ar-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 65
rêts particuliers priment les intérêts généraux. C'est ainsi que les gou-
vernements eux-mêmes en arrivent à détruire l'idée nationale qu'ils
ont pour mission de défendre. »
Ces lignes semblent avoir été écrites pour les Haïtiens. Il n'y a pas
en réalité, sous quelque étiquette qu'ils se présentent, de partis en
Haïti, personne ne songeant véritablement à changer les institutions et
encore moins les mœurs publiques : il y a des « associations d'intérêts
autour de noms connus ». Ce que nous appelons parti, c'est un grou-
pement d'individus autour d'un homme, que l'on pousse à la prési-
dence, les uns, en petit nombre, parce qu'ils le croient capable de réa-
liser quelque bien pour le pays ; les autres, beaucoup plus nombreux,
parce qu'ils attendent de lui dignités et argent. Chaque gouvernement
arrive ainsi avec son monde qu'il case dans [78] les situations les plus
lucratives, le plus souvent sans aucune considération de mérite, de
compétence ou de moralité. C'est le « système des dépouilles » prati-
qué aux États-Unis depuis Andrew Jackson et qui provoqua tant
d'abus qu'on dut le corriger par l'institution des classified services
permettant de dégager des influences politiques les fonctions les plus
essentielles pour la vie de la nation. Il serait bon que pareille règle fût
adoptée en Haïti pour certains fonctionnaires, leur recrutement et leur
avancement devant se faire dans des conditions d'égalité et d'impartia-
lité qui ne laissent place ni à la faveur ni à l'arbitraire.
Aux vols perpétrés, à certaines époques, ouvertement dans l'admi-
nistration publique, il faut ajouter les pratiques détestables relatives à
la confection et à l'exécution du budget. Le budget est établi sans sin-
cérité. Chaque année, les dépenses augmentent dans des proportions
effrayantes — celles concernant particulièrement les départements de
la Guerre, de l'Intérieur et Police, des Travaux Publics, trois formi-
dables sangsues attachées aux flancs du peuple et qui pompent sans
cesse son sang appauvri, au détriment de l'Instruction Publique, de
l'Agriculture, de l'Industrie et du Commerce. Ce budget se solde régu-
lièrement en déficit, et chaque année aussi la liste des crédits supplé-
mentaires et des dépenses imprévues, le plus souvent somptuaires,
s'allonge jusqu'à dépasser le budget véritable.
Puisque, par suite du désordre des douanes, les rentrées sont insuf-
fisantes, puisque les recettes perçues restent constamment inférieures
aux prévisions budgétaires, nos gouvernements recourent à des expé-
dients dangereux : [79] l'emprunt ou le papier-monnaie. À un gouver-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 67
Dette Extérieure
Emp. 1875 5% $ 3.609.855
Emp. 1896 6% $ 8.252.250
Dette Intérieure
6% $ 5.957.800
3% $ 1.349.793
2 1/2 % $ 5.079.182
Flottante $ 1.625.000
Flottante G. 550.000
Papier-monnaie G. 8.368.112
Nickel G. 6.000.000
Billon G. 225.000
[83]
DESSALINES A PARLÉ.
12
POLITIQUE D'HONNÊTETÉ
24 janvier 1947
[90]
DESSALINES A PARLÉ.
13
PRÉJUGÉS CRIMINELS
28 janvier 1947
[98]
DESSALINES A PARLÉ.
14
POLITIQUE INTÉRIEURE
ET POLITIQUE EXTÉRIEURE
6 février 1947
12 février 1947.
tion de ces besoins essentiels devient pour lui de plus en plus malaisée
par suite des conditions actuelles du monde et par suite aussi de la dé-
fectueuse organisation économique du pays...
« Vous êtes arrivé au pouvoir dans des circonstances bien diffi-
ciles. Vous avez trouvé le Gouvernement lié par des traités et contrats
qui lui ôtent toute liberté d'action... D'un certain camp viennent des
sommations impérieuses : « Faites partir l'Américain ! » L'Américain
n'ayant pas encore décidé de s'en aller, personne n'a encore dit com-
ment on pourrait le bouter hors d'Haïti. Par des [111] déclarations qui
sont des actes, vous avez courageusement appelé l'attention du Prési-
dent Hoover, du Peuple Américain, de l'Amérique latine, du monde
entier, sur l'urgence d'une décision définitive en ce qui regarde la libé-
ration intégrale d'Haïti. Le Ministre des Relations Extérieures, M.
Abel Léger, a présenté des projets qu'il a appuyés de notes vigou-
reuses. Me conformant à cette attitude énergique du Gouvernement, je
n'ai moi-même jamais manqué une occasion d'affirmer nos droits et de
faire entendre nos revendications : mon langage ferme, quoique mesu-
ré dans la forme, qui fait l'étonnement de mes collègues du corps di-
plomatique, m'a valu cependant l'estime du Département d'État et des
Américains en général qui, étant des sportmen, aiment et apprécient la
franchise...
« Nos patientes négociations avec le Gouvernement Américain
nous ont amenés à cette importante concession qu'il ne s'opposerait
pas au remboursement anticipé de la créance américaine,, — c'est à
dire de l'emprunt de 1922... »
Oui, par sa vigoureuse diplomatie, M. Abel Léger avait obtenu
cette importante concession qui nous permettait de chercher ailleurs
qu'aux États-Unis, s'il le fallait, les moyens de rembourser l'emprunt
de 1922 ou tout au moins d'en faire disparaître les clauses politiques.
Il avait démontré, dans une lettre mémorable du 22 décembre 1931 au
Ministre Américain Dana G. Munro, que l'agence fiscale prévue par le
protocole de 1919 ne pouvait avoir qu'un rôle de surveillance sur la
perception des recettes affectées au service de l'Emprunt. C'était là
une position juridique inexpugnable. Mais une conspiration de l'entou-
rage présidentiel, où M. Léger jouissait d'une « méfiance » [112] aussi
grande que celle dont on m'honorait moi-même, eut raison de lui, et il
dut quitter le ministère en juillet 1932. Je ne reçus dès lors aucune
communication de Port-au-Prince, où le silence le plus absolu se fit
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 92
[115]
DESSALINES A PARLÉ.
15
LE CANDIDAT À LA PRESIDENCE:
VOILÀ L'ENNEMI !
21 février 1947
Mais nous devons de toutes nos forces — et par les moyens pacifiques
qui sont en notre pouvoir, nous n'en avons pas d'autres d'ailleurs —
demander la révision de ces actes parce qu'ils sont injustes, parce
qu'ils ont été imposés par la violence, parce qu'ils sont un obstacle à la
bonne entente entre Haïti et les États-Unis et à l'avenir des relations
interaméricaines... Les protestations que nous n'avons pas cessé de
faire entendre à ce sujet et que vous avez vous-même formulées avec
tant d'éloquence ont fixé [119] d'une manière très nette la position du
Gouvernement : j'ai l’assurance que la nouvelle Administration y sera
plus sensible. »...
Dans la même lettre j'écrivais : « Ernest Gruening est un ami véri-
table et il a pour vous une sympathie sincère. Il occupe en ce moment
une situation de premier ordre comme un des directeurs de l'opinion
publique. (Il était à ce moment éditeur de The Nation). Ses relations
personnelles avec les leaders démocrates et les progressistes comme
Robert La Follette, Norris, etc., lui permettent de faire entendre sa
voix dans les conseils du prochain gouvernement. (Il fut nommé en
novembre 1933 conseiller général de la Délégation des États-Unis à la
Conférence de Montevideo, le président de la Délégation étant le Se-
crétaire d'État Cordell Hull.) Gruening croit à un changement complet
dans les méthodes du Département d'État : c'est du moins sa ferme
intention de travailler à ce changement. Il pense que nous pouvons
arriver à obtenir une conversion de notre dette aux États-Unis, qui
comporterait une réduction de l'intérêt de 6% que nous payons actuel-
lement. Cette conversion permettrait, dans le nouvel accord à interve-
nir, de faire disparaître les clauses politiques de l'emprunt de 1922...
Tout ce que je viens d'écrire revient à montrer que nous pouvons et
devons demander la révision des conventions et contrats qui nous lient
afin de les ajuster aux conditions présentes et aux principes de justice
qui ont été méconnus dans notre cas. C'est presque en ces termes que
le Sénateur Borah vient de formuler l'un des six points du programme
de reconstruction qu'il propose au monde : Reconsider international
obligations with a view of an adjustment that will [120] be satisfacto-
ry and permanent... Je vous prie, mon cher Président, de donner votre
bienveillante attention à ce problème. Il importe que le Gouvernement
établisse un programme bien précis à soumettre au Département
d'État. Je vous donne l’assurance qu'il aura l’appui d'amis in-
fluents... »
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 98
vrier 1933 sont exactement les mêmes que celles de ma lettre du 8 oc-
tobre 1932 dans laquelle je vous rendais compte de ma conversation
avec M. Norman Armour et au sujet de laquelle vous m'avez félicité
par votre lettre du 15 suivant. Ces mêmes considérations vous parais-
sent aujourd'hui « inquiétantes » et vous m'invitez à réformer au sujet
du problème haïtien mes jugements et mes plans.
« En ce qui concerne par exemple la révision des traités et contrats
internationaux, je ne vois pas comment je [122] pourrais répudier un
principe qui a toujours inspiré la pratique internationale en permettant
de modifier, par consentement mutuel, des traités et conventions dont
certaines clauses paraissent ne plus s'adapter aux conditions actuelles.
Ce principe est devenu du droit positif, du moins pour les États
membres de la Société des Nations, puisque le Pacte leur permet de
recourir soit à la médiation du Conseil, soit à la juridiction de la Cour
Permanente de Justice Internationale, soit à l'article 19 du Covenant
qui donne pouvoir à l’Assemblée de procéder de temps à autre à une
révision des traités reconnus inapplicables...
« Quant à mes plans, je ne peux pas y renoncer parce que... je n'en
ai pas. Je vous ai simplement demandé de préparer votre programme
d'action en vue du nouveau Gouvernement afin que vous soyez prêt
pour les négociations futures. Les renseignements que je vous donne
n'ont d'autre objet que de vous permettre d'orienter votre offensive.
Mais c'est vous qui devez conduire l'attaque... En remplissant mon
rôle d'informateur aussi consciencieusement que je le fais grâce au
concours d'amis américains dont l'amitié pour Haïti s'est manifestée en
tant d'occasions, je ne me serais certainement pas attendu à inspirer
cette « méfiance générale » dont vous me parliez dans une de vos
lettres d'octobre. Je ne m'en étonne pas cependant : c'est haïtien... On
me prend pour un concurrent... en 1936. On se trompe. Je serais com-
plètement fou d'être candidat à une fonction dont je connais les an-
goisses et les misères pour avoir été chef du cabinet de la présidence
en 1913-1914 : Je suis certain que vous repousseriez vous-même avec
horreur Vidée de continuer ce « mauvais [123] job » (l'expression est
de M. Vincent) qui vous expose à toutes les injustices et aux jalousies
les plus féroces. »
Cette dernière phrase ne pouvait qu'enfoncer le fer dans la plaie.
Le Président Vincent était déjà atteint de la continuisite, — maladie
organique, on pourrait dire constitutionnelle, dont sont affectés nos
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 100
chefs d'État et qui les afflige d'une sorte de daltonisme dangereux pour
leurs soi-disant concurrents. Cette maladie allait porter M. Vincent à
subordonner la politique extérieure du pays à ses préoccupations de
candidat... à sa propre succession. Et par là s'explique sa hâte à con-
clure l'Accord du 7 août 1933, qui lui valut d'être considéré en Haïti
comme le fondateur de la Deuxième Indépendance !
Or, pendant que de grandioses manifestations célébraient à Port-
au-Prince la libération, sur le bateau qui le transportait en novembre
vers Montevideo, le Secrétaire d'État des États-Unis invitait dans sa
chambre M. Justin Barau, chef de la Délégation haïtienne, et lui disait
avec solennité :
— L'Accord du 7 août est injuste pour Haïti. Nous allons le faire
réviser.
L'honnête homme qui s'appelle Cordell Hiill avait autour de lui M.
Ernest Gruening, conseiller général, et M. Spruille Braden, conseiller
technique de la Délégation des États-Unis à la Conférence Interaméri-
caine de Montevideo...
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 101
[124]
DESSALINES A PARLÉ.
16
DRAME DE CONSCIENCE
25 février 1947
des lettres de caractère tout à fait intime dans lesquelles je lui faisais
connaître mes vues sur la politique à suivre à l'égard des États-Unis et
le concours que nous pouvions attendre de nos amis américains pour
le succès de nos efforts. Ces vues, je les ai résumées dans une lettre à
Walter White du 22 mars 1933. Je vous prie de noter qu'elles sont
données à titre purement personnel, puisque je n'ai jamais été autorisé
par mon Gouvernement à les soutenir officiellement.
« Devant l'irréductiblité montrée par le Département d'État dans la
question du contrôle des finances haïtiennes pour la protection d'inté-
rêts privés américains, durant [131] l'administration de M. Hoover
comme sous le régime actuel, je croyais que l'action persistante et
énergique de nos amis, agissant comme citoyens américains auprès de
leur propre gouvernement, aurait fini par faire comprendre, en vue
d'une large politique interaméricaine, la nécessité d'une révision des
clauses du protocole de 1919 et du contrat d'emprunt de 1922 relatives
à l'agence fiscale, parce que ces deux actes furent signés par Haïti un-
der duress. Le Gouvernement haïtien n'a pas malheureusement parta-
gé mon optimisme concernant l'action de nos amis près du Départe-
ment d'État...
« J'avais écrit au Président Vincent, dans une lettre intime, que
mon opinion était que le Gouvernement ne devrait rien signer qui
comportât une restriction à notre indépendance au point de vue de la
gestion de nos finances : il a autorisé le ministre des relations exté-
rieures à signer l'accord du 7 août ! Quelle devrait être ma conduite à
cette occasion ? Vous me dites : « Votre devoir est de donner votre
démission ». Cela paraît simple, mais cela ne l'est pas du tout.
« 1° Un agent diplomatique ne négocie un traité ou un accord que
lorsqu'il en est spécialement chargé par son Gouvernement. Il peut
refuser de signer un acte qui lui paraît défavorable aux intérêts supé-
rieurs de son pays, et dans ce cas il donne sa démission parce que sa
signature engage sa responsabilité personnelle. 2° Lorsque le Gou-
vernement conduit directement les négociations avec la légation du
pays près duquel l'agent diplomatique est accrédité, celui-ci n'a au-
cune responsabilité dans la signature du traité auquel ces négociations
ont abouti. Le ministre des affaires étrangères est le seul chef respon-
sable [132] de la politique extérieure de son gouvernement. Il n'est pas
tenu de prendre conseil des représentants du pays à l'étranger ou de
suivre leurs suggestions. Ceux-ci ne peuvent donc considérer comme
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 107
un devoir de donner leur démission toutes les fois que leur gouverne-
ment a négligé de les consulter ou n'a pas suivi leurs avis. S'il en était
autrement, il n'y aurait pas de carrière diplomatique.
« Bien que les règles que je viens de rappeler dégagent pleinement
ma responsabilité, j'ai pensé à remettre ma démission au Président
Vincent au lendemain de la signature de l'accord du 7 août, comme je
l'avais fait en termes discrets dans une lettre personnelle du 18 octobre
1932 après la signature du traité du 3 septembre de l'année dernière. Je
ne l'ai pas fait pour différentes raisons que je vais vous dire.
[136]
DESSALINES A PARLÉ.
17
LES DEUX FORMES
DE L’AGRESSION
4 mars 1947
[145]
DESSALINES A PARLÉ.
18
DIPLOMATIE D’AMITIÉ
14 mars 1947
[154]
DESSALINES A PARLÉ.
19
PERSÉCUTIONS RACIALES
18 mars 1947
monde les pires horreurs au nom d'une mystique qui n'était qu'un
mythe, c'est-à-dire un mensonge.
Dans le premier discours qu'il prononça à la Conférence de Lima,
le 13 décembre 1938, M. Cordell Hull, président de la délégation des
États-Unis, montra le danger que constituerait pour l'Amérique l'intro-
duction dans nos jeunes républiques des doctrines totalitaires qui prê-
chent la guerre des races et la lutte des classes. Mais l'attaque directe
contre le racisme fut menée par la délégation de Cuba, qui présenta un
projet de résolution condamnant en termes sévères « toutes persécu-
tions de caractère collectif pour raisons de race ou de religion » et
réclamant de tous les gouvernements « l'application des principes de
tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine propres
aux nations civilisées. »
À la séance d'inauguration de la Commission sur l'Organisation de
la Paix présidée par le grand jurisconsulte brésilien Afranio de Mello
Franco, le Secrétaire d'État cubain, M. Juan J. Remos, fit une vigou-
reuse déclaration de principes, dans laquelle, après avoir rendu hom-
mage [157] à l'Europe à qui les républiques américaine doivent leur
culture, il affirma l'énergique volonté de nos peuples de maintenir
l'intégrité physique et intellectuelle du continent et de combattre, s'il le
fallait, pour leur idéal de liberté, d'égalité et de fraternité humaines.
Haïti ne pouvait rester muette en une telle occasion : ses délégués pré-
sents à la séance se consultèrent, et il fut décidé que l'un d'entre eux
prendrait immédiatement la parole pour fixer dans le débat la position
de leur pays. Voici comment le Journal de la Conférence, dans son
numéro du 14 décembre, page 397, résuma cette intervention :
« M. le Délégué Bellegarde (Haïti) annonça qu'à l'une des pro-
chaines séances plénières de la Conférence, le Président de la Déléga-
tion Haïtienne, M. Léon Alfred, exposerait officiellement la pensée
d'Haïti sur les questions qui venaient d'être soulevées. Mais il désirait
profiter de cette occasion pour féliciter M. Remos et exprimer son par-
fait accord avec les idées énoncées dans le brillant discours du Chan-
celier cubain.
« M. Bellegarde rappela que son pays, né des principes de liberté et
d'égalité de la Révolution française, ne pourrait accepter des doctrines
qui y sont essentiellement contraires et qui représentent un retour à la
barbarie du moyen-âge parce qu'elles créent de nouveaux antago-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 127
genre ne s'était produit, pour l'excellente raison qu'il n'y avait pas de
journalistes allemands accrédités auprès de la Conférence. Mais la
chose fit quelque bruit à Port-au-Prince, et le gouvernement s'alarma
au point de demander par télégraphe des explications à M. Léon Al-
fred.
À la séance du 23 décembre, la Conférence approuva la Résolution
suivante :
« Les Républiques Américaines représentées à la 8e Conférence In-
ternationale des États d'Amérique déclarent : 1° Que, étant donné le
principe fondamental de l'égalité devant la loi, toute persécution pour
raison de race ou de religion, qui rend impossible à un groupe d'êtres
humains de vivre décemment, est contraire aux systèmes politiques et
juridiques de l'Amérique ; 2° Que la conception démocratique de
l'État garantit à tous les individus les conditions essentielles pour
l'exercice avec dignité de leurs légitimes activités ; etc. » La condam-
nation du racisme se trouve encore formulée dans la « Déclaration de
Lima » qui proclame l'unité spirituelle des groupes de l'Amérique... et
leur « adhésion absolue au principe de la liberté individuelle, sans
préjugés raciaux ou religieux. »
[160]
Ce n'est pas la première fois que je portais la question de race de-
vant une assemblée internationale. Le grand journaliste anglais, H.
Wilson Harris, dans un article de la revue londonienne Outward
Bound de décembre 1921, rappelait l'une de mes interventions à la
Société des Nations et citait de moi la phrase suivante : « Un jour
viendra où la Société des Nations devra se préoccuper de la question
de race, où il lui faudra travailler à faire disparaître les discriminations
raciales, qui sont cause des mauvais traitements infligés à certains
groupes ethniques et qui constituent une menace à la paix univer-
selle. ». Une telle conception du rôle de la Société des Nations me va-
lut l'honneur d'être rangé par M. Harris parmi les « pionniers de l'idéal
de paix, d'égalité, de liberté et de fraternité poursuivi par les hommes
de bonne volonté. »
Après la première guerre mondiale, une série de traités dits de mi-
norités furent conclus par les principales puissances alliées et asso-
ciées qui les engageaient et engageaient un certain nombre d'États au
respect des droits de l'homme et du citoyen. « La protection interna-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 129
[163]
DESSALINES A PARLÉ.
20
SUR LES PAS
DES ANCÊTRES
25 mars 1947
phique ? Bien rares en France sont les savants, les écrivains, les ar-
tistes et mêmes les artisans qui s'absorbent dans la matérialité de ce
qu'ils font, qui ne cherchent pas à [164] extraire — fût-ce avec mala-
dresse, fût-ce avec quelque naïveté — la philosophie de leur science,
de leur art ou de leur métier. Le besoin de philosopher est universel :
il tend à porter toute discussion, même d'affaires, sur le terrain des
idées et des principes. Il traduit probablement l'aspiration la plus pro-
fonde de l'âme française, qui va droit à ce qui est général et par là à ce
qui est généreux. En ce sens, l'esprit français ne fait qu'un avec l'esprit
philosophique ».
C'est à cet « esprit français » que nous demande de renoncer un
néo-racisme haïtien qui, par divers traits, se rapproche du racisme hi-
tlérien.
La dure épreuve de 1915 nous a imposé une sorte d'examen de
conscience. Nous nous sommes mis à la recherche de notre âme : l'er-
reur de quelques-uns a été de croire que cette âme n'était qu'africaine.
Tandis qu'un penseur de la qualité de M. Price-Mars recommandait
l'étude du folklore et des croyances populaires comme un moyen de
mieux connaître le peuple haïtien et aussi comme une source de re-
nouvellement de nos arts et de notre littérature, d'autres ont cru que
cela suffisait à tout et qu'il nous fallait, pour être complètement nous-
mêmes, rayer de la pensée haïtienne les acquisitions qu'y a accumu-
lées la pratique séculaire de la langue française — cette psychologie
cristallisée comme dit Théodule Ribot — où les Français ont déposé
les trésors de leur sensibilité et de leur esprit, c'est-à-dire les senti-
ments et les idées dont nous avons fait nous-mêmes la substance de
notre être spirituel.
Qui donc pourrait nier cette influence de la langue sur la pensée ?
Le psychologue Emile Boirac écrit en effet : [165] « En se communi-
quant à nous par l'intermédiaire du langage, la pensée de nos devan-
ciers contribue indirectement à former la nôtre. Tout vocabulaire est
une classification ; toute syntaxe est une logique. Sans nous en aper-
cevoir, en apprenant une langue nous apprenons à voir les idées
comme le faisaient ceux qui la parlaient avant nous. Nous héritons à
notre insu de leur méthode et de leur esprit ».
Pour penser « bantou » au lieu de penser « français », il faudrait
que nous nous mettions à l'usage des innombrables dialectes bantous
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 133
[172]
DESSALINES A PARLÉ.
21
HAÏTI, NATION CIVILISÉE
1er avril 1947
Vers la fin de 1923, une dame anglaise, lady Dorothy Mills, faisait
annoncer dans les journaux de Londres qu'elle se préparait à entre-
prendre un voyage des plus aventureux. Ayant parcouru l'Afrique dans
tous les sens sur les traces de Livingstone et de Stanley, elle se dispo-
sait à aller étudier dans leurs repaires lointains les cannibales d'Haïti,
gardiens des pures traditions africaines. Et, pour défendre sa peau
contre ces nègres haïtiens qu'elle imaginait friands de chair fraîche,
elle emportait — disait-elle avec crânerie — un browning dans son
sac à main.
La hardie voyageuse débarqua à Port-au-Prince par un beau matin
de décembre et fut très étonnée de n'avoir pas à se servir de son arme.
Tout le monde avait lu son interview et s'en était fort amusé. Comme
on la savait d'excellente famille britannique, on invita avec empresse-
ment lady Dorothy aux grands bals de la saison, au Cercle Bellevue et
au Cercle Port-au-Princien ; elle y dansa infatigablement. Un soir, au
cours d'un tango entraînant, son cavalier lui glissa à l'oreille :
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 138
[181]
DESSALINES A PARLÉ.
22
DESSALINES A PARLÉ
8 avril 1947
2 On dirait que les faits de l'histoire se sont arrangés d'eux-mêmes pour ruiner à
l'avance toute tentative des politiciens d'exploiter au profit de leurs ambitions
personnelles l'acte sanglant du Pont-Rouge en le présentant comme un
complot des mulâtres contre le Noir Dessalines.
« Au sortir de Saint-Marc, écrit Madiou, l'Empereur rencontra sur la route
l'un de ses aides-de-camp Delpêche (mulâtre) qui, fuyant l'insurrection, était
parti de Petit-Goâve pour le rejoindre. Celui-ci l'exhorta à n'entrer à Port-au-
Prince qu'à la tête d'une armée. Sans lui demander aucun renseignement sur ce
qu'il avait laissé derrière lui, Dessalines lui dit avec fureur qu'il était un traître
et lui commanda de sortir de sa présence, lui déclarant qu'il ne voulait pas le
voir. Il continua sa route, conduit par une inexorable fatalité. Delpêche,
consterné, s'achemina sur Saint-Marc, y entra, changea de monture et, guidé
par une aveugle fidélité, s'élança à la suite de l'Empereur ; mais, avant qu'il
l'eût atteint, il fut baïonnette vers Lanzac par des soldats de la 4ème qui
suivaient la grande route sous les ordres du Colonel Louis Longuevalle
(mulâtre). »
Si Dessalines avait suivi le conseil du mulâtre Delpêche, il ne serait pas
tombé dans le piège du Pont-Rouge. Et il aurait de même échappé à la mort
s'il n'avait pas mis sa confiance dans le noir Gédéon. « L'Empereur, écrit
encore Madiou, ordonna au Colonel Thomas (noir) et au Chef de bataillon
Gédéon (noir) de l'attendre au Pont-Rouge à un demi-mille de Port-au-Prince
avec six compagnies d'élite de la 3ème demi-brigade... Quand ceux-ci
arrivèrent à destination, ils furent faits prisonniers par les généraux Gérin
(mulâtre), Vaval (noir) et Yayou (noir)... Le Colonel Thomas, qui montra de
l'hésitation à se prononcer contre Dessalines, fut consigné au bureau de la
place. Le Commandant Gédéon, qui accueillit franchement l'insurrection, fut
aussitôt placé à la tête de la 3ème... Gédéon fit savoir à Gérin que l'Empereur
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 150
[191]
DESSALINES A PARLÉ.
23
QU’EST-CE QUE
LA NATION HAÏTIENNE ?
16 avril 1947
tout que l'on explique bien les paroles qu'on [192] jette à la foule, car
« les paroles ont des ailes » ; elles se posent partout ; elles pénètrent
dans des cerveaux qui ne sont pas préparés à les comprendre ; elles les
poussent à l'action ; et souvent les meneurs sont les premières vic-
times de leur prosélytisme.
Platon nous dit avec sagesse : « Si vous voulez discuter, commen-
cez par définir vos termes ». Et M. Abel Hermant constate avec autant
de raison : « Il y aurait moins de malentendus entre les citoyens d'un
même pays et entre les nations si Ton prenait soin de fixer le sens des
termes les plus usuels. » m
On discute en ce moment à Moscou sur la « démocratisation » de
l'Allemagne. Bevin, Marshall et Molotov feraient preuve de sagesse
s'ils s'accordaient d'abord sur la signification exacte du mot démocra-
tie, qui donne un son bien différent suivant qu'il est prononcé au Kre-
mlin, au palais de Westminster ou au Capitole de Washington. Autre-
ment, leurs laborieux travaux de démocratisation n'aboutiront à rien de
solide, et l'avenir du monde restera toujours incertain.
De même, en Haïti, les mots race, nation, culture, classe, élite, font
le thème ordinaire de nos discussions quotidiennes et de nos polé-
miques les plus ardentes. Si vous arrêtez un moment ces discuteurs
furieux et ces polémistes enragés pour leur demander sur quel point ils
diffèrent d'opinion et pourquoi ils se battent, ils restent tout interdits et
ne savent que répondre. Ou bien, ils vous présentent des explications
confuses en une langue obscure et pédante, à moins qu'ils ne recourent
aux pires injures et aux diatribes les plus violentes pour cacher leur
ignorance ou leur dépit. Et ils peuvent même s'ils [193] sont au pou-
voir — cela s'est déjà vu ! — vous envoyer « pourrir » dans quelque
prison ou vous coller au mur en face d'un peloton d'exécution... pour
vous obliger à penser comme eux. Ce dernier procédé est une sorte
d'argument sans réplique, mais les balles ne tuent pas la vérité.
« Il y a longtemps — dit le grand savant français Marcellin Boule
dans son admirable ouvrage Les Hommes Fossiles — qu'en France de
bons esprits, dans le camp des historiens comme dans celui des natu-
ralistes, ont insisté sur ce que la confusion des mots race, peuple, na-
tion, langue, culture ou civilisation présente d'extrêmement fâcheux.
Pourtant, la distinction et l'emploi bien approprié de ces différentes
expressions n'ont pas encore pénétré dans le public même éclairé.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 153
[198]
Ce serait une absurdité plus grande encore de croire à l'existence
d'une race haïtienne. Ce qui existe, c'est un « groupe ethnique », infi-
niment bigarré, qui forme la Nation Haïtienne. Et cette nation je la
définis : « un ensemble d'individus en majeure partie d'origine afri-
caine et française, de langue et de culture françaises, chrétien et en
majorité catholique, formant un État républicain indépendant établi
sur la partie occidentale du territoire de l'île d'Haïti en Amérique. »
La communauté d'une double origine (africaine et française), la
collaboration fraternelle des noirs et des mulâtres à l'œuvre de l'indé-
pendance, les souvenirs glorieux de la lutte héroïque pour la liberté,
l'habitude de vivre ensemble dans des limites territoriales depuis long-
temps fixées, la solidarité des intérêts économiques et, malgré les dif-
férences individuelles d'éducation, de croyances, de fortune et de cul-
ture, « certaines manières communes de penser, de sentir, d'agir et de
subir la répercussion des événements intérieurs et extérieurs », — tout
cela a façonné un type haïtien, qui possède bien, au milieu des autres
groupes humains, sa physionomie particulière, c 'est-à-dire sa person-
nalité. On peut même dire que le mépris et l'hostilité, auxquels se
heurta la jeune nation à cause de sa filiation africaine, contribuèrent à
lui donner le sentiment de l'unité, tandis que concourait à la même fin
l'usage d'une langue commune, le français, parlé dans toutes les
classes de la population sous sa forme fruste de patois créole. La reli-
gion catholique, infiniment supérieure aux divers cultes primitifs im-
portés d'Afrique, a été elle aussi un puissant principe d'imité pour la
nation haïtienne.
[199]
De tous ces éléments qui forment la nationalité haïtienne est né le
sentiment national, d'où dérive pour Haïti la volonté de durer, c'est-à-
dire de vivre en gardant sa personnalité. Cette volonté de durer s'est
manifestée dans le cours de l'existence de la nation haïtienne par les
réactions de son instinct de conservation contre les actes qui pouvaient
mettre en péril son autonomie politique et spirituelle.
Il faut qu'on le comprenne et que les bons Haïtiens, noirs et mu-
lâtres, aient le courage de le crier à tous les sourds et à tous les
aveugles :
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 157
[200]
DESSALINES A PARLÉ.
24
LES ÉTEIGNEURS
D’ÉTOILES
22 avril 1947
des liens très doux et leur ferions aimer cette terre d'Haïti où elles doi-
vent vivre heureuses dans la paix des labeurs féconds. Cette œuvre de
justice sociale, il voulait la confier à six autorités qu'il plaçait au pre-
mier rang dans son estime : le prêtre, l'instituteur, le médecin, le pro-
fesseur d'agriculture, l'agent voyer, le juge de paix. Il croyait que de-
vant leur offensive le Vaudou et ses ministres, houngans, bocors, sor-
ciers et autres charlatans de cette espèce ne tarderaient pas à dispa-
raître, et les détracteurs d'Haïti ne trouveraient plus de prétexte à leurs
diatribes. Et alors un art plus sain pourrait naître qui ne chercherait
pas son inspiration dans la puanteur des chairs putréfiées mais dans la
vie large, salubre et harmonieuse de la nation haïtienne. Nous n'au-
rions pas les Fleurs du Mal ; mais au lieu d'un « poète maudit », un
Virgile surgirait peut-être du sein de nos campagnes qui chanterait
dans des vers immortels la beauté de nos paysages, la douceur de
notre peuple et sa foi dans les destinées de sa patrie.
Quand, le 9 août 1918, quelques semaines après mon arrivée au
ministère de l'agriculture, je présentai au Conseil d'État faisant fonc-
tion d'assemblée législative mon projet d'organisation rurale et de dé-
veloppement agricole, j'avais, devant les yeux de mon esprit, les vi-
sages de trois grands Haïtiens qui s'étaient préoccupés avec amour et
compréhension du sort de nos masses rurales et qui croyaient indis-
pensable, pour le progrès économique de notre peuple, la collabora-
tion de l'école et de l'église, c'est-à-dire de l'instruction et de la reli-
gion. Edmond Paul, Dulciné Jean-Louis, Argentine Bellegarde-
Foureau [206] pensaient en effet que pour créer en Haïti une démocra-
tie réelle, c'est-à-dire « un état de choses où chacun trouve le plus de
liberté possible et peut donner son maximum de rendement, il faut,
comme dit Bergson, que certains principes moraux aient été mis préa-
lablement au-dessus de toute discussion, que certaines restrictions et
certaines contraintes aient été virtuellement acceptées. » Quelle puis-
sance pour la vertu et quelle force de résistance au mal lorsque la
conscience de l'homme reconnaît ces principes moraux, ces restric-
tions et ces sanctions comme la loi même de Dieu !
Le philosophe américain Henry-David Thoreau disait : « L'idéal de
Dieu, l'idéal de patrie, l'idéal de famille sont les trois pièces maîtresses
de la conscience collective. » Ils brillent au-dessus de nous comme
des étoiles. Et c'est vers eux que nous devons marcher, que toute so-
ciété humaine doit marcher si elle veut atteindre au bonheur. C'est ce
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 163
[207]
DESSALINES A PARLÉ.
25
L’HOMME ET LE CADRE
29 avril 1947
Ce fut une bien belle joute que celle qui mit aux prises, à la séance
du 19 juin 1906 de la Chambre des Députés, deux des plus admirables
orateurs de la tribune française, Georges Clemenceau et Jean Jaurès.
Ce n'était pas seulement deux formes d'éloquence qui s'affrontaient,
l'une incisive, mordante, réaliste, l'autre généreuse, idéaliste, parée des
couleurs de l'imagination la plus brillante, mais aussi deux concep-
tions de la vie, deux systèmes différents de politique sociale.
« Il faut, disait Clemenceau, distinguer dans l'organisation sociale
deux choses. L’homme et le cadre. Il paraît plus simple de réformer
théoriquement le cadre ; chacun s'en donne à plaisir. Mais si vous
voulez bien considérer que le cadre de l'organisation sociale est et ne
peut être que le produit de conceptions humaines successives, modi-
fier arbitrairement l'organisation sociale sans s'inquiéter de savoir si
l’homme est en état de s'y adapter ne peut conduire qu’au désordre le
plus caractérisé. Ainsi même pour ceux qui prétendent refaire l'orga-
nisation sociale d'abord, tout ramène à la réforme primordiale de
l'individu. »
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 165
juste de dire que les mœurs font les lois, il n'en est pas moins vrai que
les lois, l'intervention de l'État, le pouvoir, ont une influence considé-
rable sur les mœurs. »
Les deux doctrines, prises séparément, peuvent être vraies en ce
qu'elles affirment mais elles se révèlent insuffisantes si l'on entend
appliquer exclusivement l'une ou l'autre à une société donnée. Je sais
que le mot éclectisme fait horreur aux partisans de l'une ou de l'autre
orthodoxie, — également convaincus qu'ils détiennent la vérité abso-
lue et animés d'une égale fureur contre ceux qui voudraient toucher à
l'intégrité de leurs thèses sacro-saintes. Mais l'expérience recommande
de choisir dans les doctrines les plus diverses ce qu'elles ont chacune
de meilleur et de l'adapter à la société dans les circonstances les plus
favorables de temps et de milieu : voilà la politique qui me paraît la
plus raisonnable.
Le problème fondamental de l'homme est celui de l'éducation.
Dans le discours que je prononçai le 18 mai 1920 à l'occasion de la
première célébration de la Fête de l'Université, je disais : « Tout sys-
tème d'éducation [210] poursuit un ensemble de résultats bien déter-
minés. Quel doit être le but essentiel du nôtre ? La formation d'un type
d'homme physiquement vigoureux, d'intelligence claire, de cœur droit,
de volonté énergique, adapté au milieu haïtien et capable, au besoin,
de le dominer pour le modifier dans le sens du mieux moral et écono-
mique de la nation. » Et j'ajoutais : « L'instruction que nous donnons à
l'enfant doit viser également à lui faire connaître la place qu'il occupe
dans la création et l'universelle solidarité qui l'unit aux êtres et aux
choses de la nature, à hausser son âme aux préoccupations supérieures
que crée la vie civilisée et aux obligations impératives que l'homme,
dès sa naissance, contracte envers sa famille, envers sa patrie, envers
l'humanité, envers Dieu. »
Adaptation au milieu haïtien signifie, dans ma pensée, adaptation
aux besoins spirituels et économiques de la nation. Quels sont ces be-
soins ? Ce sont ceux que la vie moderne impose à toute communauté
civilisée. Ces besoins prennent cependant pour Haïti certaines formes
particulières, strictement nationales, dérivant de la constitution propre
de la société haïtienne, de ses origines ethniques, de sa formation poli-
tique, de ses traditions religieuses et culturelles, des conditions maté-
rielles d'existence créées par la géographie physique du pays et la
composition géologique de son sol, des relations politiques, intellec-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 167
ou simplement tolérés, il sera vite déformé par les exemples qu'il aura
eus sous les yeux. Ou bien, il tâchera de transformer le milieu familial
ou social dans lequel il vit s'il possède la force d'âme nécessaire pour
combattre le vice et s'il a, autour de lui, les cadres nécessaires pour
organiser la résistance au mal.
Pensez à quels chocs violents il est exposé tous les jours, ce jeune
homme qui vient de quitter le lycée ou le collège, l'esprit encore tout
illuminé par les nobles enseignements de morale, de civisme, de pa-
triotisme, qu'il a reçus de ses professeurs : il voit à chaque minute pas-
ser les somptueuses automobiles dans lesquelles se prélassent d'impor-
tants personnages, et quand il demande qui ils sont on lui nomme des
gens connus pour leurs déprédations dans les affaires ou leur scanda-
leuse conduite dans la politique. Et il fait la douloureuse comparaison
avec son père honnête, dont il connaît les soucis quotidiens, avec la
plupart de ses maîtres, qui lui parlaient de probité mais dissimulaient
mal leurs inquiétudes, avec nombre de ses camarades qui, comme lui,
allaient souvent en classe sans avoir mangé mais travaillaient avec
ardeur pour se faire une place dans le monde... par le mérite et par la
vertu. Il faut de l'héroïsme [213] pour préférer la pauvreté vertueuse à
la richesse corrompue. Et tous nos jeunes gens ne sont pas des héros !
Corneille a exprimé une grande vérité pédagogique et sociale
quand il a écrit : « Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir » ! La
société est en effet une école, dont l'enseignement est beaucoup plus
puissant que celui du lycée ou du collège. Elle constitue, par son or-
ganisation politique et économique, par ses lois, par ses mœurs, le
cadre où l'individu peut développer ses facultés et donner son plein
rendement à moins que des préjugés, des conventions artificielles ou
la tyrannie de l'État ne viennent mettre obstacle à l'épanouissement
normal de sa personnalité.
En donnant à la société haïtienne par le Concordat de 1860 son or-
ganisation religieuse, Nicolas Geffrard lui a donné — en même temps
que le facteur de son unité le plus puissant — sa plus forte armature
morale, parce que l'Église, détentrice de la vérité chrétienne, est
l'exemple le plus complet d'une société démocratique fondée sur
l'ordre, la hiérarchie, la vertu et le mérite. L'épithète « démocratique »
étonnera peut-être certaines gens : ils doivent savoir pourtant que la
naissance, le rang ou la fortune importe peu dans l'Église Catholique.
Un simple prêtre peut être élevé à la papauté, et plusieurs des papes
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 169
[215]
DESSALINES A PARLÉ.
26
LE CADRE RURAL
6 mai 1947
Il y a à peu près six ans, une note laconique des journaux de Port-
au-Prince annonçait la mort de Mlle Célestina Simon. La fille de l'an-
cien président Antoine Simon était passée de l'obscurité dans la tombe
sans qu'un article sympathique fût venu rappeler que la défunte avait
vécu deux ans au palais national, choyée par de belles dames, courti-
sée par de beaux messieurs, adulée comme une princesse par des thu-
riféraires agenouillés.
Il ne reste pour parler d'elle qu'une page odieuse écrite à son sujet
dans The Magic Island par l'auteur américain William B. Seabrook. Je
pense à la peine atroce que la pauvre femme aurait éprouvée à la lec-
ture du chapitre de ce livre intitulé Celestina with a Silver Dish, qui,
décrivant une scène macabre de sacrifice humain dans la cour du pa-
lais présidentiel, présente la propre fille d'un Chef d'État haïtien
comme la prêtresse échevelée de cette cérémonie barbare. Aucun
Haïtien de cœur ne peut lire, sans en être profondément indigné, la
calomnieuse accusation de cannibalisme portée à travers cette
Haïtienne contre tout notre peuple.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 171
gée en deux groupes : d'un côté, l'élite, à qui vont tous les privilèges et
toutes les faveurs ; de l'autre, la grande masse travailleuse et souf-
frante. Le Code rural est venu consacrer cette injustice en établissant
une législation spéciale pour les paysans et en leur imposant des
charges que ne connaissent pas les citoyens des villes. De ces charges
la plus inique est la corvée qui rappelle, par la façon dont elle est
pratiquée, les plus mauvais souvenirs du régime colonial. »
[222]
Mon plan d'organisation rurale et agricole souleva au Conseil
d'État un véritable enthousiasme. Après avoir entendu mon exposé, où
j'avais mis mon ardente sincérité et toute ma foi dans le progrès du
peuple haïtien, l'assemblée forma immédiatement une commission
spéciale pour l'étude du projet de loi. La commission était si désireuse
de se mettre à l'ouvrage qu'elle se réunit à l'issue de la séance et nom-
ma, pour la présider, M. Arthur François, ancien directeur du lycée du
Cap-Haïtien et ancien ministre de l'Instruction Publique, et comme
rapporteur le Dr Victor Jean-Louis, ancien professeur à l'Ecole de
Médecine, dont on connaît les remarquables travaux sur la flore
haïtienne et l'agriculture tropicale.
Mais quelqu'un troubla la fête... Par une lettre du 4 septembre
1918, le major américain Alexander S. Williams, chef de la Gendar-
merie d'Haïti, protesta au nom de la Convention de 1915 contre le
vote du projet. Le Dr Leslie Buell, dans une remarquable étude sur
Haïti publiée en 1929, écrit à ce propos : « Tout en louant le ministre
haïtien pour sa compétence et son énergie, le commandant de la Gen-
darmerie exprima son opposition au projet... En août 1918, le Gouver-
nement d'Haïti remit pour examen à M. Bailly-Blanchard cette loi sur
l'agriculture. Deux années plus tard, le Président Dartiguenave (dans
un message au Président Harding) se plaignait qu'aucune réponse n'eût
été faite au sujet d'une loi qui était, disait-il, de la plus grande impor-
tance pour l'agriculture haïtienne. »
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 176
[223]
DESSALINES A PARLÉ.
27
FORTIFIEZ LA CELLULE…
13-14 mai 1947
notre ténacité à vouloir le bien, à l'imposer à ceux qui n'en veulent pas
parce qu'ils n'en connaissent pas encore toute la douceur.
« Nous ne pouvons pas laisser le peuple haïtien végéter dans
l'ignorance et dans la misère. C'est notre mission de le relever, de
l'amener à prendre conscience de sa dignité, de l'affranchir de sa servi-
tude économique et intellectuelle. Plus qu'à aucun autre notre sollici-
tude doit aller au paysan, sur qui nous avons fait peser pendant tout
un siècle le poids de nos gaspillages financiers et de nos erreurs révo-
lutionnaires. Ce sera l'honneur du Gouvernement, ce sera votre hon-
neur de faire cesser l'injustice séculaire dont le peuple des campagnes
a été la victime pitoyable.
*
* *
« La nation s'est trouvée partagée en deux groupes : d'un côté, ce
que nous appelons l'élite, à qui vont toutes les faveurs et tous les privi-
lèges ; de l'autre, la grande masse travailleuse et souffrante. Le Code
rural est venu consacrer cette injustice, en établissant une législation
spéciale pour les paysans et en leur imposant des charges que ne con-
naissent pas les citoyens des villes. De [229] ces charges la plus
inique est la corvée qui rappelle, par la façon inhumaine dont elle est
pratiquée, les plus mauvais souvenirs du régime colonial. Il n'y a
certes aucune indignité dans le travail manuel et l'ouvrier qui casse les
pierres sur le bord de la route est aussi respectable que n'importe quel
travailleur : l'humiliation ne commence pour lui que lorsque ce travail
lui est imposé comme une sorte de servitude corporelle. Nous avons
été justement émus l'autre jour en apprenant que l'un des nôtres — un
intellectuel de grande valeur, le Dr Price Mars — avait été arrêté pour
la corvée par un gendarme de Pétionville. Mais combien d'entre nous
ont jamais eu un regard de compassion pour les paysans — citoyens
comme nous — qui travaillent sur les chemins où roulent nos voitures
rapides ?
« La corvée répond à un besoin essentiel : celui d'assurer par de
bonnes routes les communications entre les divers points du pays. Il
ne peut donc être question de la supprimer purement et simplement : il
faut la remplacer par quelque chose de plus équitable, de plus humain
et pouvant donner au surplus des résultats matériels plus sûrs. Dans
notre projet nous avons substitué à la corvée une taxe annuelle de six
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 181
gourdes ($ 1,20) par tête, payable à partir d'un certain âge. Cette taxe
doit être payée par tous ceux — Haïtiens et étrangers — qui, habitant
le pays, profitent de toutes les améliorations apportées aux conditions
de vie en Haïti. Aucune fonction publique n'en exempte, et M. le Pré-
sident de la République lui-même a trouvé tout naturel de se sou-
mettre à la corvée sous sa forme nouvelle.
« Nous pouvons estimer à un million sur une population [230] de 3
millions d'habitants le nombre d'individus assujettis à la taxe : cela
nous donne annuellement 6 millions de gourdes. J'admets, qu'au début
les difficultés de perception ne nous permettent pas de recueillir toute
cette somme et que le déchet soit de 2 millions. Quatre millions de
gourdes ou 800.000 dollars, c'est déjà considérable, et cela nous per-
met d'entreprendre tout de suite des réformes importantes. Nous pré-
voyons en effet que le produit de la taxe sera divisé en trois parts con-
sacrées : l'une, à la construction et à l'entretien de routes publiques
(communales, vicinales, sentiers de montagne) ; la 2ème, à l'entretien
des boursiers de l'Ecole pratique d'Agriculture et à tous les besoins
agricoles des communes ; la 3ème, à la construction de maisons
d'écoles dans les sections rurales et aux œuvres d'éducation populaire
dans les campagnes.
« Je vous ai indiqué, trop longuement peut-être, les lignes essen-
tielles du projet. Il contient encore — relativement à la police rurale, à
la justice, à la répression du vagabondage, au régime des eaux et fo-
rêts, au commerce, à la fréquentation scolaire à la campagne — des
dispositions fort importantes que je ne pourrais exposer ici sans lasser
votre patience. Je dois me contenter de les recommander à votre bien-
veillant examen.
« C'est à une réforme d'une très haute portée sociale et économique
que nous vous demandons de vous associer. Le travail que nous vous
soumettons a été préparé par une commission d'hommes compétents,
dont la plupart ont vécu de la vie intime des populations rurales et
connaissent par conséquent leurs besoins et leurs mœurs.
« Nous y avons introduit nous-mêmes les modifications [231] que
nous avons cru propres à rendre la réforme plus immédiatement réali-
sable. Apportez-y à votre tour toutes celles que vous aura suggérées
votre expérience personnelle. L'essentiel, c'est qu'il naisse de notre
cordiale collaboration une œuvre de progrès et de vie, qui affran-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 182
chisse le peuple haïtien de la double servitude que font peser sur son
âme l'ignorance et la misère. Et si, comme j'en ai l'exaltant espoir,
notre œuvre réussit, nous pourrons, avec un légitime orgueil, nous
rendre le témoignage d'avoir travaillé à l'émancipation morale et
économique de la nation haïtienne. »
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 183
[232]
DESSALINES A PARLÉ.
28
L’UNIVERSITÉ,
GARDIENNE DU DRAPEAU
20-21 mai 1947
[241]
DESSALINES A PARLÉ.
29
JOSE MARTI, ANTI-RACISTE
ET ANTI-DÉMAGOGUE
27 mai 1947
dance... Insister sur les différences raciales, sur les divisions eth-
niques d'un peuple déjà divisé, c'est rendre difficile le bonheur indivi-
duel et collectif, qui dépend essentiellement de l'union des éléments
appelés à vivre ensemble dans une même communauté. Tout ce qui
divise les hommes, tout ce qui les particularise, tout ce qui les sépare
ou les éloigne les uns des autres est un péché contre l'humanité. »
José Marti était blanc, mais il savait que dans ses veines coulait un
sang composé d'éléments divers où l'apport juif n'était pas négli-
geable. Cela lui importait peu. L'histoire avait fait de lui un Cubain,
c'est-à-dire un homme qu'un milieu géographique déterminé et un cer-
tain climat moral et social avaient façonné de manière à développer
les qualités individuelles qu'il tenait de la nature. « Qu'importe, écri-
vait-il en 1884, que nous venions de parents de sang maure et de peau
blanche ? L'esprit des hommes flotte au-dessus de la terre où ils vi-
vent... »
Professeur, conférencier, exilé, Marti visita plusieurs pays de
l'Amérique latine. Il vit à quelles misérables conditions de travail
l'Indien, considéré comme inassimilable, [244] et inférieur, était sou-
mis dans la plupart de ces républiques. Il écrivit des pages émouvantes
pour décrire cette situation et en réclamer le redressement. Il rendit
hommage au Mexique qui, en travaillant à relever la condition sociale
de l'Indien, payait ainsi son tribut de gratitude à la race d'où lui était
venu son libérateur Juarez. Mais la situation du nègre aux États-Unis
et même à Cuba lui sembla particulièrement déplorable. L'esclavage
avait sans doute été aboli dans l'Union Etoilée par l'acte immortel
d'Abraham Lincoln, et l'Espagne l'avait supprimé dans sa grande co-
lonie des Antilles en 1880 ; mais l'ancien esclave et ses descendants
de couleur continuaient à être traités dans ces deux pays d'une manière
incompatible avec le respect dû à la dignité humaine. Sur ce point
Marti est particulièrement éloquent, et en des pages vigoureuses il fus-
tige ces esclavagistes attardés qui persistaient à faire du racisme un
instrument de leur politique inhumaine.
Avec autant de vigueur il s'élève contre les politiciens démagogues
qui, à Cuba, essayaient d'exploiter à rebours la question raciale
comme un moyen pour leur propagande intéressée. « Est démagogue,
s'écrie-t-il, celui qui pousse une fraction du peuple contre l'autre. S'il
soulève ceux qui n'ont rien contre ceux qui possèdent, il est un déma-
gogue. S'il incite ceux qui possèdent contre ceux qui n'ont rien, il est
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 193
[246]
DESSALINES A PARLÉ.
30
DONNEZ-LEUR À MANGER…
3 juin 1947
aux élèves indigents ou peu aisés, soit eu leur donnant des livres et
fournitures [247] que leurs parents ne pourraient leur procurer, soit en
leur distribuant des habits et des chaussures ; 2° de contribuer à la
bonne marche des écoles en fournissant à celles-ci, dans la limite de
ses ressources, tout concours propre à rendre leur enseignement effi-
cace. Les ressources de la Caisse se composaient : 1° des subventions
qu'elle pourrait recevoir de la commune ; 2° des cotisations de ses
membres et des souscriptions particulières ; 3° des dons, legs, produit
des quêtes, collectes et fêtes de bienfaisance ; 4° des dons en nature
tels que livres, articles de papeterie, mobilier, matériel d'enseigne-
ment, vêtements, denrées alimentaires, etc.
Tenant à conserver à la Caisse des Ecoles le caractère d'institution
mi-officielle, mi-privée qu'elle a en France et qui lui a assuré un si
grand succès dans la population française, j'en fis une société ouverte
à tous, sans distinction d'âge, de sexe, de religion ou de nationalité.
L'administration en était confiée à un comité présidé par le magistrat
communal et composé des membres de la commission scolaire locale,
du curé de la paroisse et de deux autres personnes élues par l'assem-
blée générale des membres. Les membres étaient divisés en fondateurs
(cotisation annuelle de six gourdes) ; en souscripteurs (versement an-
nuel minimum de douze gourdes) ; en donateurs (don d'une valeur au
moins de cent gourdes, en espèces ou en livres, vêtements, matériel
d'enseignement, etc.). Le comité pouvait s'adjoindre, en nombre illi-
mité, des dames patronnesses.
La constitution de la Caisse des Ecoles s'inspirait de mon idée am-
bitieuse d'intéresser tout le monde à l'éducation populaire en en fai-
sant une affaire nationale. J'y [248] vis un moyen précieux de propa-
gande ou, si l'on aime mieux, de publicité scolaire. J'employai toutes
les ressources dont je pouvais disposer pour rendre le plus large pos-
sible cette publicité. L'un des concours effectifs que je reçus à cette
occasion fut celui du Clergé : le dimanche qui suivit la publication de
l'arrêté dans le Moniteur du 21 décembre 1918, un éloquent appel des
Évêques fut lu dans les églises et chapelles demandant aux fidèles de
chaque paroisse de devenir membres de la caisse communale des
écoles.
Pour mettre l'affaire en train, il fallait payer de sa personne. J'allai
moi-même recueillir des adhésions. Des dames de la société port-au-
princienne s'intéressèrent vivement à l'œuvre. Et c'est au milieu d'une
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 196
[252]
DESSALINES A PARLÉ.
31
RAPPROCHEMENT
DES CLASSES
16 juin 1947
[257]
DESSALINES A PARLÉ.
32
LA COMMUNE ET L’ÉCOLE
17 juin 1947
vées. Bien rares sont celles qui inscrivent dans leur budget ces dé-
penses pour [258] l'éducation populaire que la loi de 1881 appelle
obligatoires. L'excuse qu'elles donnent à ce sujet consiste à dire que
leurs ressources financières ne suffisent pas à assurer les services
communaux essentiels. Or l'instruction publique devrait être considé-
rée — avec la police, la voirie et l'assistance — comme l'un de ces
services essentiels auxquels la commune est obligée de pourvoir.
En admettant toutefois comme fondé l'argument financier mis en
avant, l'État a pour devoir de fournir aux communes les moyens né-
cessaires pour accomplir leur mission d'éducation. De cette considéra-
tion naquit un projet de loi sur les taxes communales scolaires que je
déposai en 1920 au Conseil d'État et dont je parlerai plus loin.
Mais, antérieurement au dépôt de ce projet de taxes scolaires, un
premier pas avait été fait par le gouvernement de M. Dartiguenave en
vue de rendre effective l'action des communes en matière d'instruction
publique. Par la loi du 2 octobre 1918, qui restituait aux magistrats
communaux les fonctions d'officier de l'état-civil, et par celle du 2
juin 1919 qui la complétait, 70% des recettes de l'état-civil étaient af-
fectées aux besoins scolaires des communes, — 30% étant accordées
aux magistrats communaux pour leurs soins et frais.
La loi du 18 décembre 1918 et celle du 28 juillet 1919 réglèrent
l'emploi des 70% des recettes de l'état-civil en les appliquant : 1° aux
frais d'acquisition, de construction ou de réparation des maisons
d'écoles ; 2° aux frais d'acquisition ou de confection des matériels et
mobiliers garnissant ces écoles ; 3° au paiement des indemnités de
résidence aux instituteurs, titulaires ou adjoints, [259] employés dans
une commune autre que celle de leur habitation.
La loi du 28 juillet 1919 rencontra une vive opposition au Conseil
d'État de la part de quelques ardents partisans de l'autonomie commu-
nale, qui ne voulaient admettre aucun contrôle du ministre de l'instruc-
tion publique sur l'attribution et l'emploi des fonds de l'état-civil affec-
tés aux écoles. À l'un d'eux je fis cette réponse :
« Je ne peux laisser dire sans protester que les dépenses prévues
pour traitements du personnel à l'article 66 de la loi de 1881 sur les
conseils communaux sont plus urgentes et plus nécessaires que celles
concernant l'instruction primaire. Une telle opinion dépasse assuré-
ment la pensée du Conseiller qui vient de parler. Non, il n'y a pas de
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 205
[263]
DESSALINES A PARLÉ.
33
UNE VOIX S’ÉLEVA
DANS LA NUIT…
24 juin 1947
[264]
La France est le « cœur de la civilisation », disait Guizot. Elle est
notre mère spirituelle et, si elle disparaissait, sa mort ferait d'Haïti une
orpheline dans la famille des nations. Par la grâce incomparable de
son génie, par les semences de vérité, de beauté et de bonté qu'elle a
jetées à pleines mains sur le monde, la France a conquis l'âme des
peuples. Mais à la sympathie universelle qui l'entoure s'ajoute, pour
nous Haïtiens, un sentiment plus intime parce qu'il s'alimente aux
sources profondes de notre être physique et moral : dans nos veines
coule, mêlé au sang africain, le sang français et sur nos lèvres chante
le doux parler de France.
Deux peuples qui emploient les mêmes mots pour exprimer les
mêmes joies et les mêmes souffrances, qui traduisent par les mêmes
vocables leurs efforts pour la conquête du bonheur et de la connais-
sance, ne peuvent être étrangers l'un à l'autre : leurs âmes communi-
quent par des canaux invisibles qui charrient de l'un à l'autre senti-
ments et pensées, et il est tout naturel que peu à peu le même idéal de
vie et de beauté s'impose à leur esprit. Les conditions physiques de
l'habitat humain ont incontestablement une grande part dans la diffé-
renciation des types sociaux. Mais on ne peut douter de l'influence
tout aussi capitale de l'atmosphère morale où vivent et respirent les
âmes. Les Haïtiens, par leur commerce constant avec les livres où les
Français ont déposé les trésors de leur intelligence et de leur sensibili-
té, vivent et respirent dans le climat créé par les idées, les traditions,
les croyances françaises. Comment n'en seraient-ils pas profondément
imprégnés ? Et comment s'étonner qu'ils aient la même conception
que les Français du droit, de la justice, des [265] principes supérieurs
de vie morale qui font la noblesse et la dignité de la nature hu-
maine ?...
J'étais en 1904 chef de division au ministère de l'instruction pu-
blique. Voulant distribuer des récompenses aux élèves méritants de
nos cinq lycées, le ministre me confia le soin de choisir les livres fran-
çais dont la lecture ferait le plus de bien à nos jeunes gens. Parmi les
nombreux ouvrages littéraires et scientifiques que je demandai aux
libraires de Paris, je réservai pour nos élèves de philosophie un livre
admirable, consacré au plus grand savant de France, — au plus grand
savant du monde, oserai-je dire, car aucun autre n'a su allier au génie
le plus bienfaisant plus de simplicité, plus de bonté, plus d'humilité.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 209
[272]
DESSALINES A PARLÉ.
34
LES NATIONS UNIES
1er juillet 1947
cial et à établir dans une plus grande liberté de meilleurs [276] stan-
dards de vie pour tous ; décidés à pratiquer la tolérance et à vivre en-
semble en paix et en bons voisins les uns avec les autres, à unir nos
efforts pour maintenir la paix et la sécurité universelle, à assurer par
l'acceptation de certains principes et de certaines méthodes adéquates
que la force ne sera pas employée, sauf dans l'intérêt commun ; déci-
dés à créer les mécanismes internationaux propres à encourager le
progrès économique et social de tous les peuples,
« Avons résolu de combiner nos efforts pour accomplir ces buts...
et avons, en conséquence, établi une Organisation Internationale qui
sera connue sous le nom de Nations Unies. »
Retenez bien cette déclaration. Ce sont les Peuples qui ont fondé
les Nations Unies. Ce sont les Peuples qui prennent la responsabilité
de maintenir cette Institution de Liberté, d'Égalité, de Justice et de
Bon Voisinage. Ce sont les Peuples qui doivent unir leurs forces pour
la défendre contre toutes les agressions de la violence, de la cupidité
et de la haine.
Plus les Peuples iront nombreux et fervents à Lake Success et y fe-
ront entendre leur voix avec franchise et fermeté, plus ils y apporte-
ront l'esprit de paix, de justice et d'amitié, et plus l'Organisation des
Nations Unies sera forte, plus son autorité sera grande et plus effica-
cement ses décisions pourront s'imposer à la conscience des nations,
— de toutes les nations, des plus faibles jusqu'aux plus fortes.
Pour que la vraie paix règne sur la terre, il faut que nous tâchions
de réaliser parmi les hommes le « désarmement moral », dont parla
pour la première fois à la [277] tribune de Genève mon compatriote
Frédéric Doret. Ce désarmement moral consistera à introduire, dans
les relations des nations entre elles, ces notions de morale privée,
c'est-à-dire de justice, d'équité, d'égalité, de fraternité, de solidarité,
d'assistance et de charité qui font de chaque être humain à la fois le
protecteur et le protégé de tous ses semblables. Et pour cela dévelop-
pons dans le monde l'esprit international que l'ancien président de
l'Université de Columbia, M. Nicholas Murray Butler, définit ainsi :
« L'esprit international est l'habitude de penser aux relations et aux
affaires extérieures et de les traiter en considérant les diverses nations
du monde civilisé comme des égales et des amies, coopérant au pro-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 218
[278]
DESSALINES A PARLÉ.
35
LES HOMMES SONT FOUS…
8 juillet 1947
[282]
Les hommes seront-ils assez fous pour vouloir eux-mêmes détruire
l'humanité ? On serait tenté de le croire : à la parole sublime du Christ,
ils semblent en effet avoir substitué cette diabolique sentence :
« Haïssez-vous les uns les autres, car chaque homme est un loup pour
l'homme. »
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 223
[283]
DESSALINES A PARLÉ.
36
L’ALLIANCE FRANÇAISE
15 juillet 1947
liens que créent entre nous le sang, la langue, la religion et les mœurs,
un utilitarisme brutal voulait établir une échelle des sympathies basée
sur les statistiques commerciales, c'est encore à la France que devrait
aller notre affection, car c'est elle [287] qui occupe la première place
dans le tableau de notre commerce d'exportation. Si nous adoptions
cette échelle utilitaire des sympathies internationales, c'est à peu près
66 pour cent d'amour que nous devrions à la France. Mais les Haïtiens
n'ont pas l'habitude de se donner à moitié ou aux deux tiers : c'est tout
leur cœur qu'ils donnent à la France puisque c'est pour eux une des
meilleures façons de servir Haïti.
« Nous constatons avec joie, monsieur le ministre, que dans l'ordre
intellectuel comme dans le domaine économique la France garde chez
nous ses positions. Elle comprend heureusement que son devoir est
non seulement de maintenir ces positions mais encore de les fortifier
et de les développer sans cesse. C'est pourquoi elle accorde aux
œuvres franco-haïtiennes — à l'Alliance française en particulier —
des encouragements dont nous lui sommes profondément reconnais-
sants.
« Le café d'Haïti, aimé et apprécié en France comme il ne l'est dans
aucun pays du monde, restera sans doute le principal élément de nos
échanges. Mais il est agréable de constater que les commerçants fran-
çais se rendent de mieux en mieux compte des facilités qu'ils peuvent
trouver, chez nous, pour l'importation en France d'autres denrées et
matières premières nécessaires à l'industrie française et pour le place-
ment avantageux de leurs marchandises sur le marché haïtien. L'une
de ces facilités est d'ordre moral : elle réside dans la communauté de
goûts créée par la communauté d'éducation et de culture. Espérons
que des facilités bancaires et maritimes viendront s'ajouter à celle-là
pour rendre plus active l'exportation de France vers Haïti et d'Haïti
vers la France.
[288]
« À ces deux tâches, l'une de caractère moral, l'autre de nature
économique, vous vous appliquez, monsieur le ministre, avec une dis-
crète persévérance et la plus intelligente activité. Le Comité haïtien de
l'Alliance française en peut tout particulièrement témoigner. Dans
l'intérêt de la France comme dans celui d'Haïti, nous souhaitons que le
succès le plus complet récompense vos efforts. A ce souhait, qui
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 227
[289]
DESSALINES A PARLÉ.
37
ÉDUCATION MORALE
22 juillet 1947
[294]
DESSALINES A PARLÉ.
38
LE RÔLE NATIONAL
DU PRÊTRE
29 juillet 1947
Un ami m'avait dit : « Allez voir cette pièce. Elle vous amusera ».
Je suis allé voir Un Drôle de Député. Et je m'y suis copieusement
amusé. À chaque réplique de ce « représentant du peuple », qu'incar-
nait à la perfection l'auteur lui-même, M. René Audain, les gens se
tordaient de rire. Et j'entendais autour de moi des réflexions comme
celles-ci : « C'est bien cela... Il parle comme l'autre. Il imite même ses
gestes... Le titre de la pièce est trop singulier. Il faudrait dire Ces
Drôles de Députés, car ils sont en majorité du même acabit... Que
faites-vous alors des Sénateurs ? Croyez vous qu'ils échappent à la
censure ? »
On citait des noms, et, à propos de tel député ou de tel sénateur,
chacun y allait de sa petite histoire peu propre.
Au fur et à mesure que se déroulaient les péripéties de l'action et
que le personnage principal étalait son immoralité avec le plus répu-
gnant cynisme, un étrange malaise m'envahissait. Je me sentais
comme honteux d'avoir tant ri. Car le spectacle que j'avais sous les
yeux était plus affligeant que risible. Et les paroles que j'entendais ré-
vélaient une situation morale des plus graves.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 233
pensée que la poussière de leurs os, ainsi que le disait un vieux Frère
de l'Instruction Chrétienne, serait mêlée à la bonne terre d'Haïti. Je
pourrais énumérer les noms de ceux qui, en construisant soit des
églises paroissiales, soit des chapelles [298] rurales, sont devenus des
créateurs de villages ou de villes.
Certains villages ou petites villes de l'intérieur doivent en effet leur
existence à la construction d'une humble chapelle au centre d'une ré-
gion agricole ou en un point de rassemblement pour l'échange des
produits. On peut citer à ce propos la Vallée-de-Jacmel qui, grâce au
P. Bonneau et à ses successeurs, est reconnue aujourd'hui comme
l'une des agglomérations les plus intéressantes du pays tant au point
de vue agricole que sous le rapport religieux et scolaire. Qui ne con-
naît l'œuvre du P. Onno à Moron, à laquelle le Dr Catts Pressoir, pro-
testant, rendit un éloquent hommage dans Haïti-Journal du 1er août
1932 ?... Ce sont là des exemples qu'il ne faudra pas oublier quand le
Gouvernement aura mis la main à son programme général d'améliora-
tion des conditions de la vie rurale par la création ou l'aménagement
de villages modèles sur tout le territoire de la République.
J'ai écrit dans mon livre La Nation Haïtienne (page 336) : « Il n'y a
aucun Haïtien de bonne foi qui ne reconnaisse la grandeur des ser-
vices rendus à Haïti par le Clergé Catholique et les Congrégations en-
seignantes et hospitalières. Non seulement des milliers d'hommes et
de femmes ont été formés dans leurs écoles ou soignés dans leurs hos-
pices, mais les Religieux de nos différentes institutions ont, par leurs
travaux personnels ou les facilités d'études qu'ils ont mises à la portée
de tous, contribué largement à la diffusion de la culture intellectuelle
dans le pays. L'Observatoire Météorologique du Petit-Séminaire Col-
lège Saint-Martial, qu'ont illustré les travaux du P. Schérer, la Biblio-
thèque Historique de cet établissement [299] et la Bibliothèque
Haïtienne de Saint-Louis de Gonzague sont des créations d'une utilité
incontestable. Ayant moi-même reçu toute mon instruction dans des
écoles laïques exclusivement dirigées par des Haïtiens, j'éprouve une
satisfaction particulière à rendre ce sincère hommage à l'œuvre admi-
rable accomplie en Haïti par les Congrégations enseignantes. »
À l'occasion du jubilé sacerdotal du P. Tissandier qui, venu en
Haïti à l'âge de 26 ans, avait dépensé 50 années au service de notre
pays, l'Archevêque de Port-au-Prince montrait, avec sa haute élo-
quence, la nécessité pour les Haïtiens de prendre la plus large place et
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 236
[301]
DESSALINES A PARLÉ.
39
LA VIE EST DURE
5 août 1947
Ce que vous allez lire a été écrit en 1901 par un jeune homme de
24 ans qui me ressemblait comme un frère...
*
* *
...Pour avoir servi aux plus basses besognes certains mots très
nobles se sont usés. Comme ces pauvres fous que l'on rencontre au
coin des rues, misérables loques humaines d'où la vie intellectuelle
s'est exilée, ils semblent avoir perdu toute puissance expressive : ce ne
sont plus que de vaines syllabes qui s'entrechoquent, des flatus vocis
eût-on dit dans l'École.
Quand l'idée s'est retirée du mot, le mot meurt ainsi que tombe la
branche que ne nourrit plus la sève fécondante. Et rien n'est plus la-
mentable que la mort de ces choses ailées qui volent sur les « lèvres
innombrables » des hommes lorsqu'avec elles s'évanouissent quelques
beaux sentiments et des illusions magnifiques...
L'idéal de Dieu, l'idéal de patrie, l'idéal de famille sont, comme
l'écrit David Thoreau, les « trois pièces maîtresses de la conscience
collective ». Ils laissent exposée à tous les coups de main et à toutes
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 238
les aventures la [302] nation chez qui ils cessent d'exister. Les
hommes pour vivre ont besoin de « rassembler tout leur cœur autour
d'un grand amour ». Quand ce puissant moteur manque, la vie décou-
ronnée de ce qui en fait la grandeur apparaît telle qu'elle est, —
quelque chose de fort misérable en somme et qui ne mériterait même
pas d'être « vécu » si les splendeurs du Rêve n'en venaient cacher les
platitudes. Les illusions — et qui nous dit que ce n'est qu'illusions ?
— rendent la vie meilleure, et c'est une singulière erreur que de vou-
loir les en bannir.
Chez nous le beau mot « patrie » semble vouloir disparaître avec la
chose qu'il exprime. Quand dans une conversation le mot est jeté, on
se regarde et l'on sourit. Ce sourire est la traduction polie de cette bru-
tale interrogation intérieure : Naïf ou farceur ? On les a lues si sou-
vent, ces lettres éclatantes, dans des programmes menteurs ; elles ont
traîné, encadrées dans une rhétorique pompeuse et fausse, sur tant de
lèvres impures et impudentes que, vidées de leur « moelle substanti-
fique », elles sont aujourd'hui comme mortes et que nous les enten-
dons sans les comprendre. Et de peur d'être confondu avec les autres
on garde le silence. On craint d'affronter l'ironie qu'on sent voltiger
autour de soi. On a honte de paraître aimer son pays !...
Cet étrange état d'âme est certes dangereux. L'amour devient une
habitude qui ne se conserve que par la répétition. On a cessé d'aimer
quand on ne fait plus acte d'amour. L'idée porte en elle une force qui
veut qu'elle tende constamment à se réaliser. Quand elle ne se réalise
pas ou qu'aucun effort n'est fait pour en permettre la réalisation, c'est
qu'elle n'existe plus ou qu'elle a perdu sa [303] puissance. Le socio-
logue ne juge de la valeur d'un sentiment que par ses manifestations
extérieures et ses conséquences sociales : le sentiment en lui-même —
objet d'étude pour le psychologue — ne l'intéresse pas. Pour lui, ne
pas se manifester c'est ne pas être...
*
* *
La vie en Haïti est dure pour ceux qui sont possédés de quelque
beau rêve intérieur. Petits hommes et petites choses, voilà le spectacle
qui s'offre à leurs regards. Les choses sont laides et tristes. On vou-
drait en détourner les yeux : elles sont là qui vous sollicitent sans
cesse. Les hommes sont odieux et lâches. Ils ont des applaudissements
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 239
pour les puissants et des sarcasmes pour les vaincus. Et comme les
vaincus d'hier sont les vainqueurs d'aujourd'hui, bien souvent le sar-
casme esquissé s'achève en applaudissement. Un côté du visage rit
tandis que l'autre grimace. Faut-il rire à droite et grimacer à gauche ?
Ou bien grimacer à droite et rire à gauche ? Ces jeux de physionomie
seraient le plus réjouissant des spectacles s'ils ne révélaient la versati-
lité des consciences.
Chaque fois que le vent souffle, les têtes se dressent, curieuses et
inquiètes. — D'où vient le vent ?... Et lorsque ce point de l'horizon
semble fixé, les sourires de bienvenue s'ébauchent sur les faces ré-
jouies. Les salamalecs commencent. La flatterie, parée d'ornements
fastueux, fait tinter ses grelots, et cette musique fausse et criarde plaît
aux oreilles mieux que la voix discrète et harmonieuse de la franchise.
L'ami d'hier est éloigné parce [304] qu'il ne sait point « farder » la vé-
rité. Mais on reviendra à lui demain lorsque les courtisans d'aujour-
d'hui s'en iront, aussi rapidement qu'ils étaient venus, porter leur
hommage de fidélité au nouveau dieu qui s'avance. Et c'est toujours la
même chose. Et toujours les hommes, comme s'ils avaient en arrivant
au pouvoir perdu tout esprit de discernement, se laissent prendre à la
glu du mensonge, distribuant les faveurs à ceux qui les trompent, ré-
servant leurs colères à ceux qui, trop fiers pour s'abaisser à ces in-
dignes manœuvres, osent se tenir debout au milieu de l'aplatissement
général.
« Au pays des bossus les hommes droits sont mal reçus », disait
mon vieux maître de sixième Nelzir Gros-père. Donc, soyons bossus,
et plus nous aurons la conscience bossuée et déformée, et mieux cela
vaudra ! Beaucoup de gens se le sont dit, et ce système — car cela a
été élevé à la hauteur d'un système — est le meilleur que les arrivistes
haïtiens aient encore trouvé.
L'honneur ? On s'en soucie comme de sa première cigarette.
La patrie ? Hélas ! hélas !...
*
* *
Les hommes se trompent souvent sur leurs vrais intérêts et oublient
volontiers que l'honnêteté est la meilleure des politiques. Ils vont de
préférence aux moyens violents qui leur assurent une victoire immé-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 240
[308]
DESSALINES A PARLÉ.
40
BIENFAITEURS
DE LA NATION
12 août 1947
Par l'œuvre utile qu'ils ont réalisée et menée au succès, les hommes
de qui je vais parler occupent une place éminente dans la galerie des
bienfaiteurs authentiques de la nation haïtienne. »
[312]
*
* *
L'enseignement technique supérieur n'ayant pas été organisé par
l'État, les jeunes Haïtiens, au sortir du lycée ou du collège, ne trou-
vaient devant eux, jusqu'en 1902, que deux débouchés : la médecine
ou le droit, — deux carrières encombrées où les chances de succès
devenaient par conséquent de plus en plus aléatoires. Il est utile sans
doute pour Haïti que les sciences médicales soient largement répan-
dues afin de détruire certains préjugés contre l'hygiène privée et de
trop nombreuses pratiques populaires préjudiciables à la santé pu-
blique. Toutefois, une pléthore d'avocats et de médecins — que leur
profession ne peut plus nourrir et qui croiraient déroger en acceptant
de remplir de modestes tâches — parut extrêmement dangereuse pour
l'avenir de la société haïtienne. Pour parer à un pareil danger et aussi
pour préparer l'état-major du travail en Haïti, six hommes de bonne
volonté : un éminent juriste et éducateur, A. Bonamy ; deux ingé-
nieurs de l'École Nationale Supérieure des Mines de Paris, Frédéric
Doret et Louis Roy ; un ingénieur de l'École Centrale des Arts et Ma-
nufactures, Jacques Durocher ; un ingénieur-agronome de l'Institut de
Paris, Chavineau Durocher, et un brillant professeur de mathéma-
tiques du lycée Pétion, Horace Ethéart, se constituèrent en comité
d'organisation. Et le 3 février 1902, l'École Libre des Sciences Appli-
quées fut inaugurée. Cet établissement s'assignait comme but de « dé-
velopper dans la jeunesse haïtienne le goût des études scientifiques en
lui donnant les moyens d'en tirer parti par l'accession aux [313] car-
rières auxquelles elles s'appliquent », c'est-à-dire aux carrières d'ingé-
nieur, d'architecte, de conducteur de travaux publics, de chef d'exploi-
tations industrielles et agricoles.
Les débuts de l'École furent très difficiles. Les fondateurs et les
amis qui vinrent immédiatement se ranger autour d'eux professèrent
plusieurs années — je puis le certifier ayant été l'un d'eux — sans au-
cune espèce de rétribution. Au lieu de recevoir de l'argent de ses
élèves, l'École dut payer une bourse à quelques-uns pour les retenir.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 246
[317]
DESSALINES A PARLÉ.
41
L’ÉTAT MENTAL DE
LA SOCIÉTÉ HAÏTIENNE
19 août 1947
Les forces spirituelles qui existent dans notre milieu seraient déjà
suffisamment intenses pour s'opposer, avec quelque chance de succès,
aux instincts rétrogrades qui se manifestent d'autre part dans le groupe
social haïtien si elles n'étaient éparses et n'agissaient en des points et à
des moments différents. » C'est à les organiser, à les rendre conver-
gentes qu'il faut tendre. La patrie haïtienne, pour paraphraser un apho-
risme de Comte cité par M. Dévot, sera « l'ensemble des Haïtiens
convergents ».
Deux choses nécessaires à toute nation organisée font encore dé-
faut au peuple haïtien : la tradition et l'opinion. Y a-t-il une tradition
haïtienne, c'est-à-dire un fonds d'idées et de sentiments transmis de
génération en génération et que le temps modifie sans les altérer en ce
qu'ils ont d'essentiel ? Y a-t-il une opinion haïtienne, c'est-à-dire un
ensemble de principes supérieurs, sur lesquels les Haïtiens sont tous
d'accord et dont chacun tire en même [323] temps que sa règle de
conduite individuelle l'autorité nécessaire pour apprécier les actions
d'autrui ? Y a-t-il dans le peuple haïtien une conscience collective qui
flétrit certains actes et approuve certains autres, — une conscience
nationale qui commande et qui juge ? À ces graves interrogations les
faits répondent trop brutalement pour que le doute soit possible.
*
* *
Le progrès s'accomplit dans le monde, accompagné, il est vrai, à de
certaines époques, de mouvements de régression. Mais il s'accomplit
tout de même, et quoi qu'on fasse il s'accomplira également en Haïti.
Un état d'isolement absolu ne se peut concevoir pas plus pour la na-
tion haïtienne que pour tout autre peuple. Toute la question est de sa-
voir si c'est à nous, nègres haïtiens, que reviendra l'honneur d'impri-
mer à notre pays ce mouvement décisif, ou si l'élan sera donné en de-
hors de nous et malgré nous. Le deuxième terme de la question se réa-
lisant, cela équivaudrait à un véritable avortement national ou, pour
mieux dire, à une banqueroute ethnique : nous aurions failli aux espé-
rances qu'avait pu faire naître l'entrée, dans l'arène internationale, d'un
peuple qui se disait le représentant d'une race méprisée dont il préten-
dait fièrement entreprendre la réhabilitation. Si nous ne voulons pas
qu'il en soit ainsi, nous devons nous hâter : le temps presse, et nous ne
sommes pas seuls dans le monde.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 253
[325]
DESSALINES A PARLÉ.
42
L’AMIE DU PEUPLE
26 août 1947
que le présent et l'avenir lui imposent ; elle lui enseignait cet art
qu'elle posséda [329] si pleinement de parler au cœur et d'y déposer,
par la douceur persuasive, les semences du bien.
Les enfants qui formaient la clientèle du Pensionnat appartenaient
presque toutes au peuple : elles ne recevaient pas toujours dans leurs
familles — quand elles en avaient ! — une éducation irréprochable.
C'est à cela que Mme Bellegarde-Foureau se dévoua tout particuliè-
rement. « Il faut préparer la jeune fille à être un modèle pour ses pa-
rents en attendant qu'elle en devienne un pour ses enfants » : système
admirable d'éducation que pendant toute sa carrière elle s'efforça d'ap-
pliquer !
Le Pensionnat ne parut pas à Argentine Bellegarde un champ d'ac-
tivité assez vaste. Elle conçut le projet d'établir sur son habitation de
Duvivier, dans la plaine du Cul-de-Sac, une école et une chapelle. Elle
ne croyait pas, comme beaucoup de gens, que l'on peut, par la vio-
lence, faire disparaître du sein du peuple certaines pratiques supersti-
tieuses. L'homme de la campagne est foncièrement religieux, mais sa
croyance a subi une perversion profonde ou, pour mieux dire, une
grave déviation. Si vous lui enlevez le Vaudou, il faut tout de suite
mettre quelque chose à la place, et il n'acceptera ce que vous lui aurez
apporté que si vous le rendez capable d'en reconnaître l'excellence.
De cette méthode Argentine Bellegarde fit une application très in-
téressante. Elle avait passé plusieurs jours à Duvivier. Chaque nuit, la
brise lui apportait l'écho des tambours et les voix enrouées des chan-
teuses, et elle se représentait par l'esprit les danses orgiaques où ces
laboureurs perdaient la vigueur de leur corps et leur ardeur au travail.
Sans rien dire de ses intentions, elle [330] fit bâtir une « tonnelle »,
appela un « violonier », un accordéoniste, un joueur de basque. Et les
bals commencèrent. Peu à peu, les paysans désertèrent les danses plus
ou moins vaudouesques. Et le frêle Jean-Pierre comme le gros
« frère » Noël se mirent bientôt à esquisser des « avant-deux » et des
entrechats que Jeannettes et Pierrettes trouvèrent des plus gracieux : le
violon avait détrôné le « tambour conique », et les airs folkloriques
fournirent une matière abondante à la fantaisie de nos artistes popu-
laires. Je sais que Mme Bellegarde-Foureau, si elle vivait encore, au-
rait été la cible des vitupérations de nos esthètes d'avant-garde qui,
sous prétexte d'art ou de nationalisme, veulent aujourd'hui qu'Haïti se
fasse la gardienne hermétique des traditions africaines, tandis que
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 258
[332]
DESSALINES A PARLÉ.
43
CONSEILS
AUX PETITS ÉCOLIERS ET...
AUX GRANDES PERSONNES
2 septembre 1947
Oui, tu dois l'aimer. Aime-la, sans paroles vaines, sans [333] gestes
inutiles. Est-ce que tu vas partout répétant que tu adores ta mère ? Tu
te contentes de la chérir dans ton cœur, et cela vaut mieux que les plus
belles phrases. Mais si elle souffre, si elle est malheureuse, tu seras
prêt aux sacrifices les plus grands, tu seras capable du labeur le plus
pénible pour soulager ses souffrances et lui apporter un peu de bon-
heur.
Ainsi tu aimeras ta patrie. N'imite pas ceux qui clament sans cesse
leur patriotisme mais ne font aucun effort pour rendre leur pays plus
fort et plus respecté.
Prépare-toi à être utile à ta patrie.
Tu lui seras utile si, pendant que tu es enfant, tu écoutes les con-
seils de propreté et d'hygiène que te donnent ceux qui ont le souci de
ta santé ; si tu assouplis et fortifies ton corps par les libres jeux et par
la gymnastique afin qu'il soit toujours vigoureux et sain.
Tu lui seras utile si tu prends l'habitude du travail, développes ton
intelligence et suis les leçons de tes maîtres.
Tu lui seras utile si tu apprends à ne jamais mentir, à ne jamais
flatter, à être toujours franc avec tes parents, avec tes camarades, avec
tout le monde, afin qu'on ait confiance en toi. Tu verras plus tard
combien un homme gagne à inspirer confiance aux autres. On ne con-
fie un travail à un ouvrier que si l'on est sûr qu'il l'exécutera en cons-
cience. Le commerçant sans moralité, sans probité, qui trompe les
acheteurs sur la qualité de sa marchandise, qui trompe ses créanciers
sur l'état de ses affaires, se voit, quand ses mensonges sont découverts,
délaissé par les uns et par les autres : il est condamné à la ruine.
Rends-toi donc fort par le corps, fort par l'esprit, fort [334] par le
caractère. Ce sont les forts qui réussissent dans la bataille de la vie et
qui peuvent rendre à leur patrie de réels services.
Haïti a besoin de tels hommes.
Ne crois pas que pour être utile à ta patrie il te faudra être fonc-
tionnaire de l'État, député, sénateur, ministre, président de la répu-
blique.
Tu pourras lui être utile, quelque situation que tu occupes dans la
société.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 261
*
* *
Ces conseils répondent à ma conception d'une forte éducation mo-
rale et civique pour notre peuple. Etant chef de division au ministère
de l'Instruction Publique, je préparai l'arrêté du 22 septembre 1904 qui
rendit cet enseignement obligatoire dans les classes de 6ème, de 5ème
et de 4ème des lycées et collèges de la République [336] et détermina,
par le programme qui y est annexé les matières à étudier dans chacune
de ces classes.
Je décidai mon frère Windsor Bellegarde à composer, conformé-
ment à ce programme, un Manuel d'Instruction Civique et Morale qui
reste l'un des meilleurs ouvrages de ce genre écrits en Haïti.
L'arrêté du 22 septembre 1904 était accompagné d'une circulaire
dont j'extrais les passages suivants.
« Le Ministère de l'Instruction publique, en introduisant dans les
programmes scolaires renseignement civique et moral, a entendu ré-
pondre à l'un des besoins les plus essentiels de la société haïtienne.
« Tout le monde comprend en effet que l'enseignement donné dans
nos écoles ne saurait avoir pour but unique la culture de l'intelligence.
C'est une préoccupation naturellement légitime de chercher à déve-
lopper l'esprit de l'élève, à fortifier sa raison et à la rendre capable de
comprendre toutes les manifestations de la pensée humaine. Mais une
telle tâche ne doit pas à ce point absorber le maître qu'elle lui fasse
oublier l'obligation tout aussi haute de préparer à leur rôle futur de
citoyens les enfants confiés à ses soins.
« Notre pays étant soumis au régime démocratique, l'écolier d'au-
jourd'hui aura peut-être demain à exercer une action prépondérante sur
le cours des destinées nationales. Sans vouloir évidemment faire de lui
un candidat précoce aux fonctions publiques, l'éducation qu'il reçoit
doit lui donner un ensemble de notions qui lui permettront, si une part
lui échet plus tard dans le gouvernement ou l'administration du pays,
de savoir clairement [337] où est son devoir et ce que lui commande
l'intérêt supérieur de la patrie.
« Ce n'est certainement pas exagérer la portée bienfaisante de l'ins-
truction que de proclamer que plus l'homme a acquis dans son jeune
âge de principes moraux, plus ces principes se sont incorporés à son
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 263
être et plus il est en mesure de résister au mal. L'idée est une force :
elle tend à se réaliser dans les actes en exerçant sur l'individu une
pression intérieure qui le pousse à agir dans le sens de l'idée. A ce
point de vue, on peut dire que posséder l'idée du bien c'est déjà com-
mencer à faire le bien.
« Ce principe intérieur de résistance au mal et d'action pour le
bien, voilà ce qui manque à la majorité de nos compatriotes. Le plus
souvent ils agissent mal parce qu'ils ne savent pas toujours distinguer
ce qui est bon de ce qui est mauvais, ce qui est permis de ce qui est
défendu par la loi morale ou par la loi positive. L'accomplissement de
certains devoirs suppose en effet autre chose que les lumières natu-
relles de la conscience. Bien des abus regrettables, dont les consé-
quences ont été désastreuses pour le pays, eussent été évités si une
exacte connaissance de leurs obligations et de leurs droits avait rete-
nu les uns sur la pente fatale de l'arbitraire et inspiré aux autres le
salutaire courage de résister à des actes injustes par les moyens paci-
fiques que la loi met en leur pouvoir.
« C'est pourquoi il importe que l'élève — depuis celui de nos
écoles rurales jusqu'à celui de nos lycées et collèges — ait l'esprit
constamment tendu vers cet idéal patriotique, qui est l'un des buts de
l'enseignement national : [338] faire d'Haïti un pays où le respect de la
loi, la pratique du bien, la volonté de vivre paisible assurent à chaque
citoyen la liberté de consacrer toutes les forces de son activité à la
poursuite de son bonheur individuel et du bien-être collectif ».
C'est une tâche délicate de trouver des maîtres qui, par la dignité de
leur vie et la rectitude de leur conduite, soient capables de donner
avec efficacité un pareil enseignement, — leur seule présence au mi-
lieu des élèves devant être, comme je l'ai écrit ailleurs de Damoclès
Vieux, « une vivante leçon de morale pratique ».
Le meilleur professeur de morale et de civisme est celui qui pour-
rait dire à ses jeunes disciples : « Prenez modèle sur moi ».
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 264
[339]
DESSALINES A PARLÉ.
44
DOROTHY MAYNOR ET
LA MUSIQUE HAÏTIENNE
9 septembre 1947
[345]
DESSALINES A PARLÉ.
45
CHASSEZ LA GUEUSE
16 septembre 1947
didat le plus méritant et [346] le plus moral. L'inspecteur qui agit au-
trement prend la responsabilité du mal causé par le directeur ou le pro-
fesseur qu'il a contribué à faire nommer. Et cette responsabilité est très
lourde, car les déviations intellectuelles et les perversions de cons-
cience produites par l'enseignement d'un maître ignorant ou immoral
sont des maux qui ne se réparent point ».
Je considère comme l'une des principales causes de ma révocation
en 1907 ma ferme attitude à cet égard, ainsi que le montre le fait sui-
vant. Un jour que je revenais de prendre part à un examen en qualité
de membre du jury, je trouvai le ministre (c'était alors M. T. Laleau),
installé dans mon bureau depuis déjà une bonne demi-heure.
— Ouf ! me dit-il. Je sors d'une vraie bataille. Il m'a fallu vigou-
reusement vous défendre.
— Me défendre ! De quoi donc ? Et contre qui ?
— Contre Borgella Sévère... Il vous accuse d'avoir fait révoquer
Mme X et il est venu reprendre la commission signée par le Président
Nord Alexis en faveur d'une nouvelle directrice, et envoyée au minis-
tère pour être enregistrée.
Cette Mme X était directrice d'une école primaire de filles de l'ar-
rondissement de Mirebalais, et elle avait été dénoncée pour inconduite
notoire par l'inspecteur, M. Montas, dont le rapport circonstancié avait
été communiqué au Président de la République. Borgella Sévère, qui
était un membre influent de la camarilla présidentielle, protesta contre
la révocation de celle qu'il ne craignit pas de réclamer comme... son
amie. Il déchira dans le bureau même du ministre la commission qui
[347] portait la signature du Chef de l'État... Résultat : les familles
honnêtes de la commune refusèrent d'envoyer leurs enfants dans cette
maison de perdition, et il fallut ouvrir de nouvelles classes à l'école
congréganiste tenue par les Religieuses de St-Joseph de Cluny...
Fleury Féquière, dans son livre L'Éducation Haïtienne que beau-
coup de nos pédagogues d'aujourd'hui n'ont probablement pas lu, écri-
vait en 1906 : « Il n'est guère étonnant que le Département de l'Ins-
truction publique en arrive à confier la direction des écoles rurales à
des individus dépourvus du minimum d'aptitude exigible en pareil cas.
Il est juste d'ajouter qu'en gâcheuse qu'elle est, la dissolvante politique
trouve moyen parfois de fourrer le nez jusque-là, en présidant au
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 271
[354]
DESSALINES A PARLÉ.
46
L’ENSEIGNEMENT
DE L’HISTOIRE
23 septembre 1947
— Ce n'est pas pour faire le pédant que j'ai cité ces deux noms.
Niebuhr et Treitschke représentent les pôles opposés de l'historiogra-
phie allemande. Et vous avez à choisir entre la conception
niebuhrienne ou la conception [355] treitschkéenne, selon que vous
voulez faire de l'enseignement historique un moyen d'éducation mo-
rale et intellectuelle ou un simple instrument de propagande nationa-
liste ou idéologique.
Né en 1776, mort en 1831, Berthold-George Niebuhr a été le créa-
teur en Allemagne de la méthode critique en histoire. On peut dire
qu'il a fixé de manière définitive les règles fondamentales de la re-
cherche historique. « Avant toute chose, écrivit-il, nous devons garder
intact en nous l'amour de la vérité, éviter même toute fausse appa-
rence, ne pas donner le plus petit détail comme certain sans être plei-
nement persuadés de sa certitude. Si nous ne déclarons pas nous-
mêmes, toutes les fois que cela est possible, les fautes que nous
croyons avoir commises, et qu'un autre ne découvrirait peut-être pas ;
si, au moment de déposer la plume, nous ne pouvons pas dire à la face
de Dieu : « J'ai tout pesé et examiné, et je n'ai rien dit sciemment qui
ne soit vrai ; je n'ai donné aucune fausse opinion ni sur moi-même ni
sur les autres ; je n'ai rien avancé, même sur mes adversaires, dont je
ne puisse répondre à l'heure de ma mort » ; si nous ne pouvons faire
cela, la science et les lettres n'auront servi qu'à nous corrompre et à
nous pervertir ».
Cette extrême rigueur et cette conscience méticuleuse qu'il appor-
tait dans sa conduite personnelle et dans la direction de sa pensée,
Niebuhr entendait l'appliquer à l'histoire universelle comme à l'his-
toire de son propre pays. Aussi donnait-il à l'étude des témoignages
une importance considérable tant pour la détermination des faits histo-
riques que pour le jugement moral qu'il fallait porter sur les témoins
eux-mêmes, dont les attestations [356] devaient passer au crible d'une
critique sévère parce qu'elles pouvaient être viciées par la passion, le
parti-pris », les préjugés de classe, de race, de religion, de nationalité
ou d'idéologie.
La méthode d'Henri de Treitschke (né en 1834, mort en 1896) est
toute différente. Pour lui, l'impartialité est une chose impossible ; elle
est même condamnable. « On ne comprend que ce qu'on aime », écrit-
il. Mais l'amour chez lui n'est qu'une face de la haine. Il aime son pays
mais contre les autres pays. Il aime sa classe mais contre les autres
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 278
*
* *
Voilà notre conception de l'histoire. Et voilà l'esprit dans lequel
nous voulons qu'elle soit enseignée à nos enfants. Nous n'accepterons
pas qu'on en fasse un instrument de division dans la société haïtienne
et un danger pour notre nationalité.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 283
[363]
DESSALINES A PARLÉ.
47
LA COURSE À L’ABIME
2 octobre 1947
connaît même pas son corps : dès qu'il souffre dans une partie mysté-
rieuse de son organisme il se précipite chez le médecin, qui a consacré
de longues années à étudier l'anatomie et la physiologie de l'homme et
qui, bien des fois, même avec l'appui d'instruments d'extrême préci-
sion, n'en sait pas plus que son malade. Et quand il s'agit de l'esprit, la
difficulté est plus grande encore. La psychologie de l'homme normal
est pleine d'embûches et celle des anormaux paraît inextricable. Dans
son récent ouvrage La Lutte contre la Folie, le Dr Louis Mars a fait
une si effrayante revue de nos affections nerveuses, des plus légères
aux plus graves, qu'un grand nombre de ses lecteurs se demandent
avec anxiété si eux-mêmes, leurs parents, leurs voisins, nos journa-
listes, nos hommes politiques, nos agitateurs de toutes couleurs ne
doivent pas être classés parmi les paranoïaques, les hypocondres, les
hallucinés, les kleptomanes, les délirants revendicateurs, les aliénés
vaudouisants, les déments anti-sociaux ou les schizophréniques, —
tous justiciables de la psychiatrie.
Une définition satisfaisante de l'homme est de nos jours d'autant
plus compliquée que nous nous sommes mis à différencier les
hommes les uns des autres par une infinité de distinctions artificielles.
On ne parle chez nous depuis quelque temps que de l'Homme-Haïtien.
Et cet Homme-Haïtien, nous en faisons une entité que nous opposons
à l'Homme-Dominicain, à l'Homme-Cubain, à l'Homme-Américain, à
l'Homme-Français, à l'Homme-Anglais, à l'Homme-Allemand, à
l'Homme-Russe, à l'Homme-Chinois, à l'Homme-Hindou, à l'Homme-
Esquimau. Cet Homme-Haïtien lui-même, nous l'avons, [365] territo-
rialement, coupé en quatre : nous avons l'Homme-Haïtien du Nord, de
l'Artibonite, de l'Ouest et du Sud. Nous l'avons, politiquement, coupé
en deux : nous avons l'Homme-Haïtien-Noir-Authentique et l'Homme-
Haïtien-Mulâtre. Nous l'avons, économiquement, coupé en deux :
nous avons l'Homme-Haïtien-Bourgeois et l'Homme-Haïtien-
Prolétaire. Je ne compte pas les divisions et subdivisions qui résultent
de cette triple opération chirurgicale, étant donnés les hasards de la
naissance, les nuances multiples de coloration de la peau chez les
Haïtiens, les différences et les changements de niveau de vie entre les
individus appartenant aux diverses couches de la communauté
haïtienne.
Or là où il y a division et discrimination entre les hommes, du fait
de la naissance, de la race, de la nationalité, de la classe ou de la reli-
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 285
[371]
DESSALINES A PARLÉ.
48
LES VALEURS MORALES
À L'ÉCOLE
7 octobre 1947
3 « Après le mariage d'Ivan III avec Sophie Paléologue, Moscou devint la 3ème
Rome, l'héritière du droit divin de l'Empire d'Orient. C'est en se basant sur
cette idée qu'Ivan le Terrible prit le titre de tsar (césar), tout comme Pierre le
Grand celui d'empereur... Il est admis que Staline est le vojd, le chef. Quand
on parle de lui on dit aussi le Khoziaine, le maître ». Vojd est l'équivalent
russe de Duce et de Fuehrer. Ajoutons que, pour montrer que l'Union des
Républiques Soviétiques est un État militariste, Staline s'est attribué le grade
de maréchal de l'Armée Rouge.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 292
[379]
Pour toute réforme à entreprendre en Haïti, la question principale
est de trouver les hommes capables d'en assurer le succès. Et, spécifi-
quement, pour la direction morale de la jeunesse, ce sont tous les
pères et mères de famille qui sont intéressés au choix des maîtres
chargés de guider leurs enfants. La morale ne peut pas être enseignée
par des gens qui nient la morale, dans leurs écrits ou par leurs actes.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 296
[380]
DESSALINES A PARLÉ.
49
VALEURS SPIRITUELLES
14 octobre 1947
Dans une lettre écrite en 1836 à l’un de ses amis, Alexis de Toc-
queville disait : « La liberté seule peut combattre efficacement, dans
les sociétés, les vices qui leur sont naturels et les retenir sur la pente
où elles glissent.... Je montrerai donc franchement ce goût de la liber-
té. Mais, en même temps, je professerai un si grand respect pour la
justice, un sentiment si vrai de l'amour de l'ordre et des lois, un atta-
chement si profond et si raisonné pour la morale et les croyances reli-
gieuses, que je ne puis croire qu'on n'aperçoive pas, en moi un libéral
d'une espèce nouvelle, qu'on me confonde avec la plupart des démo-
crates de nos jours ».
L'auteur de La Démocratie en Amérique et de L'Ancien Régime et
la Révolution, qui fut magistrat, député en 1848 à la Constituante puis
à la Législative, ministre des affaires étrangères dans le cabinet d'Odi-
lon Barrot, membre de l'Académie française, s'était attiré l'estime res-
pectueuse de tous les partis grâce à la noblesse de son caractère, à la
rectitude de sa conduite, à la hauteur de ses vues politiques et à la
fermeté de ses convictions morales. Une étude approfondie de son
œuvre monumentale donne une sorte de renouveau à ses idées poli-
tiques et sociales. Un auteur allemand W. Dilthey a pu écrire en [381]
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 297
[389]
DESSALINES A PARLÉ.
50
DIS-MOI CE QUE TU MANGES
21 octobre 1947
son travail : farine de blé, harengs saurs ou [393] salés, articles de vê-
tement ou d'ameublement, outils ou semences, etc.
En prenant la population dans son ensemble, le Dr Rulx Léon cite,
dans l'ordre d'une gradation descendante, les principaux aliments con-
sommés en Haïti : maïs, pois secs variés, manioc, farine de blé (im-
portée), riz en partie poli, bananes (plantains), patates et fruits variés,
poissons secs (en partie importés), viande, lait, œufs.
La partie aisée de la population urbaine, c'est-à-dire une assez
faible minorité, suit « un régime alimentaire qui, apparemment, lui
permet de produire le nombre de calories dont son organisme a besoin
et d'absorber la quantité de protéines, d'hydrates de carbone, de
graisses et de minéraux nécessaires, sans compter les différentes vita-
mines utiles à sa santé. » L'Haïtien jouissant d'une aisance relative
prend ses trois repas par jour, mais — comme le Dr Félix Coicou l'a
montré dans un intéressant article des Annales de Médecine de mai
1939 — ces trois repas ne sont pas toujours heureusement balancés
pour des gens qui, exerçant le plus souvent des professions séden-
taires, font une dépense physique peu en rapport avec le nombre de
calories qu'une chère trop riche accumule sans nécessité dans leur or-
ganisme.
Le Dr Rulx Léon concluait son étude de 1937 par cette triste cons-
tatation : « En résumé, la carence alimentaire semble exister en Haïti.
Elle serait due en grande partie, ici comme dans d'autres pays, à la
pauvreté et à l'ignorance, — deux entraves considérables à l'action de
l'hygiène publique ». C'est à peu près à la même conclusion qu'ont été
amenés tous ceux qui se sont occupés de l'angoissante question de
l'alimentation en Haïti, notamment [394] le Dr Camille Lhérisson
dans une communication au Congrès de Médecine de la Havane, le Dr
Jules Thébaud dans un mémoire sur les affections dentaires, les Drs
Rodolphe Charmant, François Dalencourt, Gaston Dalencour dans
leurs manuels d'hygiène, M. Maurice Dartigue dans tine excellente
monographie sur les conditions de la vie rurale en Haïti.
La question de l'alimentation est devenue un problème internatio-
nal. La Société des Nations la mit à l'ordre du jour de son assemblée
générale de 1936. On y discuta les travaux de la Section d'Hygiène
chargée de rechercher les meilleurs moyens d'établir une politique de
l'alimentation pour tous les pays. Un ouvrage d'importance capitale,
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 306
[396]
DESSALINES A PARLÉ.
51
MONTRE-MOI TON LOGIS
29 octobre 1947
l'on envisage les diverses étapes que parcourt un de ces modestes tra-
vailleurs, on reconnaît que la plus décisive pour lui et pour la société
tout entière est celle où il se marie. En fondant une famille, il prend
conscience des devoirs qu'elle lui impose et des responsabilités qui
pèsent désormais sur lui. C'est à ce moment, plus encore que dans la
vieillesse, qu'il importe de lui tendre la main. Si nous trouvons le
moyen de rendre propriétaires, tout au moins de leur foyer et d'un jar-
din, tous les travailleurs qui n'ont, en se mariant, d'autre fortune que
leurs bras et leur bonne volonté, nous aurons beaucoup fait pour assu-
rer la paix sociale. Nous aurons, en tout cas, rempli le devoir qui in-
combe à des législateurs dans une société fondée sur l'idée de fraterni-
té ».
Si je visais particulièrement en 1924 la création d'une cité-modèle
dans l'un des faubourgs de Port-au-Prince [402] sur la base du projet
de M. Daniel Brun, je désirais de plus qu'une solution générale fût
donnée à la question des habitations économiques et qu'elle pût s'ap-
pliquer à tous les quartiers populaires de la Capitale et des autres
villes de la République. Mon ambition allait encore plus loin : je sou-
haitais ardemment que fût également envisagé le problème des mai-
sons salubres à la campagne, — problème qui doit être lié à ceux tout
aussi importants de la petite propriété paysanne insaisissable et de la
création ou de la reconstitution des villages. Ce dernier point a été
repris avec bonheur dans une partie du rapport de MM. Louis Roy,
Edmé Manigat, L, Gentil Tippenhauer, membres de la Commission
des frontières, reproduite dans Temps-Revue du 22 juillet 1939. Le
groupement des maisons rurales, aujourd'hui isolées, autour de la cha-
pelle, de l'école, du dispensaire et du magasin coopératif de consom-
mation, créerait des centres d'activité qui deviendraient vite des foyers
de civilisation (Voir Un Haïtien Parle, page 101.)
Conseillé sans doute par sa sœur, Mlle Résia Vincent, qui apporta
au Palais National de sincères préoccupations de justice sociale, M.
Sténio Vincent donna son attention à la question des habitations popu-
laires ; malheureusement il n'y mit pas l'esprit de suite nécessaire, et
l'entreprise si intéressante de la Saline devint un vulgaire moyen de
propagande électorale, comme ce fut plus tard le cas pour la Cité-
Lescot du Cap-Haïtien. Cependant, l'œuvre des Salésiens et des Salé-
siennes, solidement implantée dans l'un des quartiers les plus pauvres
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 312
[404]
DESSALINES A PARLÉ.
52
UN HOMME DE QUALITÉ
11 novembre 1947
peines et même leurs vies sans autre considération que celle du bien
commun à réaliser.
À l'accusation d'incapacité foncière portée contre nous à cause de
notre race par des étrangers et à laquelle, pour des raisons d'intérêt
égoïste, souscrivent stupidement tant d'Haïtiens inconscients, toute
l'histoire d'Haïti proteste : histoire d'une nation nègre, issue violem-
ment de l'esclavage le plus avilissant et qui, malgré les tares de la ser-
vitude, malgré l'hostilité générale des peuples esclavagistes, à travers
les épreuves et les tâtonnements de la vie politique, sans éducation,
sans organisation économique, sans direction technique, sans méca-
nisme administratif, a pu néanmoins, en quelques années, s'organiser
en société civilisée, occupant orgueilleusement et ayant le droit d'oc-
cuper sa place parmi les États souverains du monde moderne, fière
d'une culture qui lui permet de tenir dignement son rang dans la com-
munauté panaméricaine et de faire entendre hautement sa voix indé-
pendante dans les grandes assises internationales. Et ceux qui crient le
plus fort contre l'œuvre des aînés, ce [407] sont ceux qui en ont le plus
profité et qui, au lieu de l'améliorer comme c'est le devoir de chaque
génération survenante, mettent une sorte de volupté diabolique à la
désorganiser ou à la détruire.
Dulciné Jean-Louis a appartenu à notre élite travailleuse et hon-
nête. Comment il fit ses études, je ne pourrais vous le dire. Je sais seu-
lement qu'il eut un maître français qui se nommait Debrée. Dans les
environs de 1845, les moyens d'études n'étaient guère faciles pour un
jeune homme désireux de s'instruire. Et la situation était plus déplo-
rable encore en province. Le plus souvent, le jeune homme en quête
de savoir trouvait un précepteur dont la science n'était pas très étendue
mais qui pouvait lui servir de guide utile : sa bonne volonté faisait le
reste. C'est ainsi que se sont formés quelques-uns de nos meilleurs
écrivains, de nos plus célèbres avocats et même de nos médecins les
plus réputés dans le passé. On connaît le cas vraiment extraordinaire
de ce Dr Révolu, l'un des plus éloquents orateurs de la brillante pé-
riode parlementaire de 1872-1876 : ayant appris à lire comme Tous-
saint Louverture à l'âge de 50 ans et devenu pharmacien, puis médecin
estimé à Jérémie, il alla dans sa 70ème année à Paris et put être admis
à disséquer à Clamart sous les yeux étonnés de professeurs français
comme Moissenet, Andral et Paul Dubois, de l'hôpital de la Charité.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 316
mêmes. C'est ainsi que les Boisrond-Canal, les Brice, les Sénèque-
Pierre, les Hannibal Price, les Béliard, les Boco, les Despuzeaux
Daumec et tant d'autres étaient fiers de s'appeler « grands planteurs ».
Mais ces « grands planteurs », dès qu'ils avaient acquis quelque in-
fluence dans leurs régions, devenaient suspects au gouvernement. Car,
en Haïti, même si vous ne vous occupez pas de politique, la politique
s'occupe de vous, comme disait Justin Lhérisson.
Autrefois, il y avait des planteurs et des industriels haïtiens qui fai-
saient accidentellement de la politique. Aujourd'hui, la politique est
devenue une profession... qui se suffit à elle-même. Elle devient tel-
lement absorbante qu'elle tend à accaparer toutes les activités intelli-
gentes du peuple et, par conséquent, toutes les sources de l'énergie
nationale. Et cela constitue un danger très grave. Il faut donc revenir
au programme de Dulciné Jean-Louis qui prévoyait, pour le dévelop-
pement agricole et pour le progrès social du pays, une collaboration
étroite entre notre classe dirigeante et nos populations rurales, si
bonnes, si hospitalières, si laborieuses. Rien [410] ne paraissait plus
facile à cet homme de l'élite intellectuelle qu'une telle collaboration
pour une œuvre commune de salut national.
L'élite haïtienne n'est pas, comme l'a écrit à tort M. Charles Ley-
burn dans The Haitian People, une caste fermée, susperposée au
peuple, distincte de lui par la race, la religion ou la tradition. L'élite
haïtienne est sortie du peuple et continue sans cesse à sortir de lui par
voie de sélection naturelle. Elle est de même formation ethnique que
lui et ne s'en distingue que par l'éducation, la fortune ou le pouvoir,
sans que ces trois éléments de distinction se trouvent toujours réunis
dans un même groupe social : il y a des prolétaires parmi les intellec-
tuels, des gens fortunés qui sont incultes et des hommes politiques qui
n'ont dû leur influence qu'à l'intrigue et à la rapine. On peut dire que
l'élite haïtienne est la fleur et le fruit du même arbre plongeant ses ra-
cines profondes dans la terre d'Haïti. Elle se mêle et se fond dans la
nation qu'elle représente. Elle a les mêmes obligations et les mêmes
droits que les autres catégories sociales du peuple haïtien. Mais son
devoir est plus haut et plus lourd puisqu'elle est chargée de la direction
de la nation et que de son effort, de sa bonne foi, de sa profité, de son
intelligence, de son courage civique dépend le destin suprême de la
patrie.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 318
C'est pour avoir servi cet idéal d'une Haïti heureuse, prospère,
bienfaisante, fraternelle et juste pour tous ses enfants sans distinction
que Dulciné Jean-Louis a droit à la gratitude des Haïtiens. Et c'est
pour avoir, pendant sa courte vie, suivi le même idéal que Denyse
Guillaume mérite de prendre place à côté de son grand-père.
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 319
[411]
DESSALINES A PARLÉ.
53
LA LEÇON DE 1916
18 novembre 1947
[418]
DESSALINES A PARLÉ.
54
BONNES ET MAUVAISES
TRADITIONS
25 novembre 1947
site pas à dire que la démocratie ainsi entendue mérite d'être appelée
chrétienne, car elle implique le christianisme que Toussaint Louver-
ture avait librement adopté dans son cœur et dont il affirma la primau-
té dans sa constitution de 1801.
Cette « démocratie chrétienne » fut celle du Président Roosevelt.
M. Jacques Maritain écrit dans Le Crépuscule de la Civilisation :
« Une des choses dont j'ai été le plus frappé aux États-Unis, c'est que
non seulement on y a clairement conscience du péril couru par la civi-
lisation et des responsabilités que ce péril oblige à prendre, mais que
l'Amérique sent la nécessité de réviser sa table des valeurs morales et
de renouveler sa philosophie politique. C'est là, à mon avis, un phé-
nomène d'importance capitale. L'Amérique comprend qu'il lui faut à la
fois défendre la démocratie et élaborer une nouvelle démocratie, et
que cette œuvre n'est possible que si les valeurs chrétiennes y sont vi-
talement intégrées ».
Et à propos du message du 4 janvier 1939 de M. Roosevelt,
l'auteur cite cette appréciation de Walter Lippmann : « Un tel discours
témoigne d'un changement dans les idées absolument fondamental, —
d'un changement qui ne concerne pas seulement la pensée de M. Roo-
sevelt lui-même, mais, ce qui est plus significatif, la pensée des
grandes masses d'hommes, en Amérique et ailleurs, dont il est, en ver-
tu de sa charge, l'interprète le plus représentatif. [424] Ce message
marque la réconciliation, qui est maintenant en route après plus d'un
siècle de conflit destructeur, entre le patriotisme, la liberté, la démo-
cratie et la religion. Le fait que le Président, qui est le leader démocra-
tique le plus influent dans le monde, reconnaît la religion comme la
source de la démocratie et de la bonne foi internationale constitue une
réorientation fondamentale dans la conception démocratique de la
vie ».
C'est à cette démocratie chrétienne que doit s'adapter le peuple
haïtien et non pas à l'héritage néfaste — despotisme, ignorance, su-
perstition et misère — qu'il a reçu de l'affreux système colonial de
Saint-Domingue.
FIN
Dantès Bellegarde, Dessalines a parlé. (1948) 329