Une Breve Histoire Culturelle D - Emmanuelle Loyer
Une Breve Histoire Culturelle D - Emmanuelle Loyer
Champs histoire
© Flammarion, 2017.
Emmanuelle Loyer
Chapitre 1
Comment naissent les nations
L'invention des identités nationales au XIXe siècle
« La défense du Sanpo », illustration pour le poème épique finnois Kalevala, fin du XIXe siècle.
L'arrivée à Milan du premier Giro d'Italia. La course est fondée en 1909, quelques années après son
équivalent français.
Car il n'y a nulle contradiction entre la diversité des terroirs
(partout sensible en Europe) et l'unité ; entre la logique nationale et
celle des « petites patries ». Même dans un pays aussi
centralisateur que la France, l'école ou d'autres vecteurs
n'éradiquèrent pas les parlers locaux et les sentiments
d'appartenance locale. Au contraire, comme le montrent Mona
Ozouf ou Jean-François Chanet, la République pratiquait une
« intégration hiérarchisante » où peuvent s'emboîter des fidélités
vécues comme complémentaires : on peut être à la fois Breton et
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Français .
Un flot de papier
Le spectacle de la ville :
le regard du flâneur
Pourquoi évoquer ici les cafés ? Tout d'abord, parce que nous
sommes dans une logique des lieux, de la promenade ou plus
exactement de la flânerie urbaine. Le café en devient un des
éléments centraux. En effet, dans les cafés européens – c'est
toujours plus ou moins le cas aujourd'hui –, on peut lire les journaux
laissés à disposition et suspendus à une barre. Le café est le lieu
des rendez-vous licites et illicites, des commérages, de la sociabilité
mais aussi de la lecture, de la solitude, de la rêverie, du jeu
d'échecs, de cartes et du billard. Discussions et lectures font du café
un cristallisateur des différentes opinions politiques. Chaque café
peut ainsi devenir une sorte de société secrète où l'on se reconnaît.
Dans le Milan de Stendhal ou le Paris de Baudelaire, mais aussi, au
XXe siècle, dans la Madrid franquiste et son Gijón, les cafés sont des
lieux d'opposition politique larvée. Chacun sait où il met les pieds :
gare à qui confondrait les cafés risorgimentistes, carbonaristes,
républicains, libéraux, royalistes ou nationalistes ! Et ils sont parfois
le lieu de l'événement historique lui-même : Jaurès est assassiné au
café du Croissant à Paris le 31 juillet 1914.
Fabrique d'opinions politiques, le café est aussi un lieu de
fermentation intellectuelle et artistique où des groupes se retrouvent
– les acteurs de la Sécession viennoise, artistes, architectes,
polémistes comme Karl Kraus, écrivains comme Musil,
psychanalystes autour de Freud –, où certains travaillent, écrivent
même des œuvres philosophiques – songeons à Sartre et Beauvoir
aux Deux Magots. Le café stimule l'esprit. Il vivifie la conversation et
entretient les passions. Ne serait-il pas, depuis plusieurs siècles,
l'indispensable carburant (avec le tabac !) de la création politique et
artistique de la modernité européenne ? Cette agitation intellectuelle
est, en tout cas, très différente de celle que provoque l'ivresse due à
l'alcool servi dans les bars américains où l'on dérive au rythme du
jazz, où l'on se livre à une séduction vénéneuse et sensuelle, mais
où nul philosophe n'a jamais accouché d'une métaphysique.
Comme d'autres lieux de la modernité urbaine, le café est l'espace
de chacun et de tout le monde. Il est la poste restante des sans-
adresse et il accueille aussi des couches supérieures venues
s'encanailler. On retrouve cette capacité de mélange social sur le
boulevard parisien à son apogée, dans la deuxième moitié du
XIXe siècle.
Les gares
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les gares qui apparaissent
dans l'espace des grandes villes européennes ainsi que leurs bien-
nommées « salles des pas perdus » sont également des lieux de
grand brassage social, qui, à ce titre, excitent la curiosité ou
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inquiètent profondément . On y croise aussi bien des touristes, des
mendiants, des réfugiés, des prostituées que des petits-bourgeois,
dans un brouhaha sonore inédit, celui de la foule et des machines.
La gare fait le lien entre la révolution des techniques et l'avant-garde
artistique : elle est une des grandes inspirations des peintres et des
poètes européens, ces prophètes de la « vie moderne ».
Les gares participent également de la modernité en inculquant un
nouveau sentiment de l'espace-temps : les chemins de fer
provoquent un rétrécissement du monde qui ne fait que commencer
et impliquent parfois une centralisation accrue de l'espace national
(en France ou en Grande-Bretagne notamment). Mais la gare, parce
qu'elle impose la maîtrise des horaires de train et l'apprentissage de
la ponctualité, est le seuil d'une nouvelle appropriation du temps
mesuré, séquencé. Le temps connaît alors une unification nationale,
désormais rythmée par les horloges.
Enfin, les gares favorisent le développement de la civilisation du
journal : pour accompagner le voyageur le temps de son périple,
leurs kiosques et leurs librairies proposent journaux, revues,
magazines et littérature commerciale. Le succès des romans de la
comtesse de Ségur est lié à la création des relais Hachette en gare
qui pourvoient le voyageur en lectures. C'est ainsi que les aventures
de Sophie, Camille et Madeleine comme du général Dourakine ont
accompagné les voyages ferroviaires cahotants de nombreuses
enfances à la fin du XIXe siècle. À partir de 1851, la gare est
également le lieu où débarquent les touristes étrangers ou
provinciaux pour découvrir les merveilles de l'Exposition universelle,
autre lieu d'acculturation de la modernité.
L'entreprise théâtrale 7
L'énigme viennoise
La « Vienne fin de siècle » est devenue un motif originel de notre
modernité : Freud et la psychanalyse, Wittgenstein et la logique, le
socialisme austro-marxiste, Mahler et Schönberg en musique, Adolf
Loos en architecture, Gustav Klimt et l'expressionnisme de
Kokoschka ou Egon Schiele en peinture. Dans presque tous les
domaines, Vienne apparaît comme un laboratoire des
expérimentations artistiques et savantes qui vont révolutionner le
paysage culturel du XXe siècle.
Une telle concentration étonne. En effet, Vienne n'est pas plus
équipée matériellement, institutionnellement que socialement pour
abriter une telle réserve de novations. Au regard de Paris, de
Londres et même de Berlin, la nouvelle capitale allemande rattrapant
son retard à grandes enjambées, la métropole autrichienne semble
au contraire en voie de provincialisation. L'Empire autrichien, né
en 1804, est durant tout le XIXe siècle le dépositaire d'une germanité
conservatrice concurrencée progressivement par la jeune et
dynamique Prusse qui, à Sadowa en 1866, renverse par les armes
la hiérarchie traditionnelle pour la domination de l'espace
germanophone. Désormais, Berlin voit l'Allemagne comme sienne.
Ce sera définitivement réalisé par le processus de « prussification »
de l'Allemagne menant à un État indépendant et uni en 1871, après
la victoire sur la France. De plus, l'Empire autrichien a dû accepter
les revendications magyares en reconnaissant une double
monarchie par le Compromis austro-hongrois de 1867. Enfin, le
libéralisme viennois, défait en 1848, conquiert le pouvoir dans les
années 1860 lorsque la mairie de Vienne tombe aux mains de la
grande bourgeoisie libérale aspirant à occuper une fonction politique
qui corresponde à la prospérité économique qu'elle a acquise. La
Constitution accordée en 1860 confère à l'Empire un régime plus ou
moins parlementaire assis sur un suffrage restreint, mais notons que
ce libéralisme autrichien ne parvient à ses fins que grâce aux
défaites militaires (Sadowa) et non grâce à ses forces propres. Sa
base sociale reste étroite, formée de classes moyennes
germanophones et de juifs citadins dans un Empire multinational
gangrené par des revendications identitaires certes contrebalancées
par la fidélité à l'empereur. Comme le montre le célèbre roman La
Marche de Radetsky (1932), ouvrage de Joseph Roth, racontant
l'ascension d'une famille des marges de l'Empire (Slovénie) vers le
centre, seul le lien dynastique et la mémoire impériale soudent des
peuples hétérogènes.
Mobilisations totales
« Cultures de guerre »
Dans les années 1980-1990, le concept de « culture de guerre »
avancé par des historiens autour de Stéphane Audoin-Rouzeau et
Annette Becker a permis de reconfigurer les études sur la Première
Guerre mondiale, cantonnées jusqu'alors à des aspects d'histoire
militaire, mais aussi d'histoire socio-économique : on étudiait la
stratégie des états-majors, les manœuvres et les champs de bataille,
la mobilisation économique (les emprunts de guerre, la planification
de la production), humaine (les « munitionnettes », le travail des
femmes « remplaçant » les hommes) et le rôle nouveau de l'État
interventionniste étendant ses prérogatives et son pouvoir de
décision (usage inédit des décrets-loi, puissance de l'exécutif
inconnue jusqu'alors en France et en Grande-Bretagne notamment).
Le concept de « culture de guerre » visait à surmonter la dichotomie
entre civils et combattants en montrant que tous avaient consenti
des efforts et que « l'arrière », même s'il ne souffrait pas de la même
façon que le front, était imbriqué dans une même dynamique
mobilisatrice. Les deux étaient d'ailleurs fortement liés par des
réseaux de correspondance qui relayaient de vastes transferts de
représentations et de compréhensions du conflit. En optant pour un
point de vue fortement anthropologique, en inventant de nouvelles
archives de l'ordinaire – les correspondances de guerre, les carnets
intimes, l'iconographie, les cartes postales, le matériel scolaire ou
les sermons ecclésiaux –, les historiens de la culture de guerre
entendent dessiner « un ensemble de formes discursives au travers
desquelles les contemporains ont compris le monde en guerre et lui
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ont donné sens ». C'est donc une histoire qui s'appuie largement
sur l'analyse des représentations et de ses différents vecteurs pour
montrer à quel point cette culture de guerre a pénétré au plus
profond de la vie domestique civile. « Culture de guerre » ne signifie
pas « propagande ». L'objet de la culture de guerre est beaucoup
plus vaste, comme on va le voir, et beaucoup plus subtil dans sa
capacité de pénétration et de diffusion large dans les esprits qui se
l'approprient d'autant plus facilement qu'elle s'insère dans la texture
des jours et des comportements ordinaires. C'est ainsi que la notion
de culture de guerre, c'est-à-dire tout un système de représentations
qui donne sens à l'expérience vécue – la guerre, les restrictions,
l'absence, la douleur, les blessures, la mort – permet en partie de
rendre compte du consentement des populations au massacre.
En réalité, tous les Européens ne combattent pas pour des motifs
et avec des justifications conscientes ou inconscientes identiques. Il
ne saurait s'agir que de « cultures de guerre » au pluriel, qui,
tamisées par d'autres critères – le genre, les critères religieux,
sociaux, politiques –, subdivisent la culture de guerre en autant de
rameaux convenant à chaque groupe. Ainsi un socialiste français
pourra-t-il toujours penser qu'il combat non contre les « boches » –
son internationalisme ne s'y soumettrait pas – mais contre
l'autocratie prussienne et pour le modèle démocratique français. De
même, une féministe britannique peut justifier son engagement dans
la défense d'une nation qui a promis le droit de vote aux femmes à
l'issue de la guerre et le lui accordera effectivement. Et ainsi de
suite. Chacun se construit une vision du monde qui puisse convenir
à ses aspirations. La « plasticité » de cette culture de guerre est
donc une garantie de son efficacité, car elle se glisse dans les
interstices de la vie sociale et ne laisse personne à l'écart de ce
grand ébranlement des esprits. Pas même les enfants, dont on
pourrait pourtant songer à préserver l'univers mental des nécessités
de la guerre.
L'expérience de la guerre
La Première Guerre mondiale s'accompagne d'innovations
techniques qui redéfinissent le sens même de ce que « combattre »
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veut dire : le fusil à répétition (plus de 10 balles par minute)
remplace l'ancien fusil à poudre qu'on ne rechargeait que plus
lentement (1 à 2 balles par minute) ; la mitrailleuse devient l'arme
typique de la guerre industrielle (40 à 60 projectiles par minute). Ces
inventions de l'artillerie testées pendant les guerres du début du
siècle – la guerre des Boers (1899-1902), laboratoire de la guerre
moderne, y compris dans son aspect concentrationnaire ; la guerre
russo-japonaise de 1904-1905 ; les guerres des Balkans en 1912-
1913 – transforment le champ de bataille désormais balayé sur
plusieurs kilomètres par un tir massif qui ne laisse rien ni personne à
l'abri. Les gaz sont employés à partir de 1915. Enfin, le cheval et les
charges disparaissent du champ de bataille au profit des chars et
des avions dont les officiers captent l'ethos aristocratique autrefois
attaché à la cavalerie. Par ailleurs, les référents anciens de la guerre
héroïque ont bel et bien disparu. Le corps du soldat est désormais
allongé pour tirer, il se recroqueville pour échapper aux balles, il
s'enfonce dans la terre, au cœur des tranchées, pour survivre. La
virilité militaire du corps debout n'est plus. Tous ces changements
reflètent une révolution dans l'anthropologie de la guerre. Le riche
héritage coloré des uniformes chamarrés qui sculptaient les corps
des soldats fait place à une exigence d'invisibilité, meilleur gage de
leur survie. Ce bleu gris couleur terre qui devient l'uniforme universel
des damnés des tranchées symbolise l'impuissance d'un soldat
terrorisé et humilié devant l'intensité du feu qui l'accable, d'autant
que les balles désormais coniques et pivotantes ravagent les corps
plus profondément qu'avant. La portée des armes, plus longue,
réduit le combattant à une cible, un animal à abattre. Cette
déshumanisation profonde dans le type de violence subie est une
autre caractéristique de la guerre moderne bien décrite par Erich
Maria Remarque dans À l'Ouest, rien de nouveau :
Été de mil neuf cent-dix-huit… Jamais la vie dans sa misérable incarnation ne nous a
semblé aussi désirable que maintenant : rouges coquelicots des prairies sur les brins
d'herbe, chaudes soirées dans les chambres fraîches et à demi-obscures ; arbres noirs
et mystérieux du crépuscule, étoiles et eaux courantes, rêves et long sommeil, ô vie, vie,
vie !…
Été de mil neuf cent dix-huit… Jamais on n'a supporté en silence plus de douleurs qu'au
moment où l'on part pour les premières lignes. Les faux bruits, si excitants, d'armistice et
de paix ont fait leur apparition ; ils troublent les cœurs et rendent les départs plus
pénibles que jamais.
Été de mil neuf cent dix-huit… Jamais la vie au front n'a été plus amère et plus atroce
que dans les heures passées sous le feu, lorsque les blêmes visages sont couchés dans
la boue et que les mains se convulsent en une seule protestation : « Non, non, pas
maintenant ! Pas maintenant, puisque ça va être la fin ! »
Été de mil neuf cent dix-huit… Vent d'espérance qui caresse les champs dévastés par le
feu, ardente fièvre de l'impatience et de la déception, frisson douloureux de la mort,
question incompréhensible : « Pourquoi ? Pourquoi n'en finit-on pas ? Et pourquoi
s'élèvent ces bruits annonçant la fin ? »
Il y a tant d'aviateurs ici et ils sont si sûrs d'eux-mêmes qu'ils font la chasse aux soldats
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isolés, comme si c'étaient des lièvres .
Sortir de la guerre
Le monument aux morts d'Ancône, en Italie, construit dans les années 1920.
Brutalisation et totalitarismes
En Allemagne, les associations d'anciens combattants ne
présentent pas le visage pacifiste et antimilitariste, parfois
antiparlementariste, que l'on trouve en France. Les corps francs
(Freikorps), où s'embrigadent quelques soldats et officiers errant
dans une Allemagne révolutionnée par la guerre et par la défaite,
sont le terrain de jeux de nombreuses futures personnalités nazies,
à commencer par Hitler lui-même.
De fait, s'il existe des monuments aux morts en Allemagne, le
temps n'est pas forcément au souvenir pour ce pays dont la
population n'a pas compris la défaite, persuadée par une
propagande trop efficace qu'elle était encore en position dominante
en 1918. Ceci d'autant plus que les combats n'ont pas empiété sur le
territoire allemand. Les corps francs en Allemagne et les
« faisceaux »(fasci) en Italie apparaissent rapidement comme des
dénis de réalité – comme si la défaite n'avait pas eu lieu – et comme
une façon de poursuivre la guerre contre un adversaire désormais
cherché à l'intérieur de ses frontières. En Allemagne
particulièrement, la non-acceptation des traités de paix facilite l'idée
d'une guerre permanente, et prépare la population à considérer une
nouvelle guerre comme inévitable et même désirable pour modifier
des traités jugés injustes.
C'est la principale hypothèse du livre de George L. Mosse, De la
Grande Guerre au totalitarisme : l'expérience de la guerre de masse
et la puissance de la culture de guerre qui ont encadré le conflit
pendant des années n'ont pas pu s'éteindre avec la fin de celui-ci.
Dans les espaces où la démocratie était fragile et dans les pays
vaincus – en Allemagne et en Italie par exemple, sans compter les
nouveaux États nés de l'Europe des traités de paix –, la
« brutalisation » s'est poursuivie après la fin de la guerre dans un
champ politique devenu champ de bataille. L'indifférence à la vie
humaine qu'ont révélée les stratégies des états-majors s'est inscrite
dans la politique d'après-guerre, puisqu'on observe une
augmentation du nombre d'assassinats politiques par les groupes
d'extrême-droite sous la république de Weimar : 323 meurtres
entre 1919 et 1923. Le lexique guerrier de diabolisation de l'ennemi
et la rhétorique de l'anéantissement se retrouvent dans la politique
allemande du début des années 1920, où l'adversaire politique est
réduit à la bestialité et devient un ennemi à abattre. Le dialogue
politique confisqué par les extrémistes se transforme en un concert
d'éructations où se recycle l'agressivité guerrière. Pour Mosse, le
mythe guerrier de la virilité agressive régénérée par la violence et
l'expérience du front tel que l'exaltent Ernst Jünger, Ernst
von Salomon ou Gabriele D'Annunzio explique une bonne part de la
rhétorique de l'« homme nouveau », que caractérise l'idéal de
camaraderie masculine, au fondement même des totalitarismes.
On note ici, et c'est pourquoi cette histoire s'inscrit dans l'histoire
culturelle, l'importance du langage et des images qui véhiculent cette
brutalisation : les stéréotypes, les néologismes sont particulièrement
significatifs, comme en témoigne l'emploi récurrent du terme
« parasite » (Schädlingmord en allemand). La discrimination
antisémite connaît un regain pendant et après la guerre en
Allemagne. On recense les soldats juifs et on les exclut de
l'organisation des anciens combattants allemands, le Stahlhelm, cas
unique en Europe de rupture du mythe de la camaraderie des
tranchées. On sait, par ailleurs, grâce à l'inoubliable ouvrage de
Viktor Klemperer consacré à la langue du IIIe Reich, LTI, Lingua
Tertii Imperii, comment l'opération de subversion nazie commença et
se fortifia par l'emploi d'un idiome contaminé par les métaphores les
plus violentes d'un côté et les mythologies de la régénération de
l'autre. Comme nous y engage George Orwell dans 1984, restons
attentifs aux « novlangues » qui s'insinuent, parfois malgré nous,
dans nos paroles.
Grande Guerre sur grand écran
La Première Guerre mondiale fut abondamment représentée au
cinéma. On peut même dire qu'elle constitue une véritable source de
l'imaginaire de la violence au XXe siècle. Pourquoi ? Peut-être parce
qu'il existe une homologie et une convergence chronologique entre
la modernité du cinéma, art industriel, massif, technique, et la
modernité de cette guerre, qui a facilité leur rencontre. Tout au long
du siècle, le cinéma reconstruit une mémoire plurielle du premier
conflit mondial.
Notons d'abord que la guerre, avant d'être reconstituée sur les
plateaux de cinéma, fut filmée sur le terrain par des sections
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militaires dédiées au cinéma . Beaucoup d'images existent : des
films documentaires, non passés à la postérité, furent montrés aux
civils de l'arrière, par exemple des films médicaux sur des
expériences chirurgicales (amputations, trépanations) exaltant
l'excellence scientifique. On montre le front mais la violence des
combats, là comme ailleurs, est systématiquement occultée.
Jusqu'en 1918, les quelques productions fictionnelles sont des films
pétris de patriotisme maniant les codes culturels de l'héroïsme
guerrier hérités de la guerre ancienne, qui ne captent jamais ce
qu'elle a d'inédit.
Dans l'entre-deux-guerres, c'est Hollywood qui s'empare de ce
nouveau matériel de fiction. Avec La Grande Parade, Griffith
transforme les codes de l'écriture filmique de guerre :
spectacularisation, accroissement du nombre de figurants et des
effets, puissance dramatique du montage, esthétique du choc visuel.
Côté français au contraire – et les deux industries sont alors
fortement rivales, l'une (américaine) étant en passe de dominer
l'autre (française) sur le marché mondial –, la poétique du cinéma va
dans le sens du souvenir et du deuil. Les films hexagonaux portant
sur la guerre sont proches de la mentalité pacifiste des anciens
combattants et de la société tout entière, dévastée par la violence du
conflit. La Grande Illusion de Renoir (1937) en exprime le suc : un
cinéma qui vire au pacifisme mais où le patriotisme est toujours
présent, une logique de classe à laquelle le cinéaste du Front
populaire est attentif mais subsumée par l'Union sacrée de 1914. Un
autre film moins connu et peu diffusé est tout à fait frappant : il s'agit
du second J'accuse d'Abel Gance (1937), un appel pathétique à la
paix. Quarante mutilés de la face défilent devant la caméra et
saisissent d'effroi le public à qui on s'est efforcé de cacher les
« gueules cassées ». Cet acmé du pacifisme des années 1930
rejoint ce que l'historiographie nous enseigne : les sociétés
européennes de l'entre-deux-guerres sont littéralement hantées par
les morts qui reviennent.
L'après-Seconde Guerre mondiale met en scène une nouvelle
métamorphose de la mémoire de la Grande Guerre, désignée
rétroactivement comme la première. Le film phare de la période est
américain : Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick démystifie
complètement la guerre et met pour la première fois au centre de
son propos un sujet absolument tabou : l'exécution pour l'exemple
de soldats français accusés d'indiscipline. Le film sort à Bruxelles
en 1957, mais les spectateurs français ne le verront que près de
vingt ans plus tard, en 1975. En effet, il ne peut que renvoyer le
public français au problème de la torture en Algérie au même
moment. Ce rôle métaphorique est si clair que la France mène une
action musclée pour en interdire la diffusion, non seulement sur son
territoire, mais partout dans le monde, avec un succès inégal. Le
même jeu de transparence métaphorique est à l'œuvre entre un film
américain de Dalton Trumbo, Johnny s'en va-t-en guerre (Johnny got
his gun, 1971), et la mauvaise conscience américaine concernant
les modalités et la légitimité des combats menés au même moment
au Vietnam. Le corps du jeune soldat déchiqueté par une bombe
renvoie à bien d'autres corps suppliciés dont les images, grâce à de
nouvelles techniques, arrivent désormais en abondance.
Dernière étape de cette mémoire longue de la Première Guerre
mondiale projetée par le cinéma, le renouveau des années 1990
(Capitaine Conan de Bertrand Tavernier, Marthe ou la promesse du
jour de Jean-Loup Hubert, La Chambre des officiers de François
Dupeyron, Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet,
Joyeux Noël de Christian Carion…). La décennie débute par la
guerre en Yougoslavie et donne une impression de clôture du siècle,
de Sarajevo à Sarajevo, propice au réinvestissement d'une mémoire
partageable par tous les Européens. Conformément aux nouvelles
directions de l'histoire du conflit, les films insistent sur la société
endeuillée, le sort des familles, le choc psychique subi, et le rôle des
femmes. Grandes oubliées de l'historiographie, elles sont
réintégrées depuis peu dans la chronique des sociétés européennes
contemporaines.
Chapitre 5
Européens, européennes
Deux siècles vus par l'histoire du genre
1906 Finlande
1913 Norvège
1915 Danemark
1917 Pologne
Allemagne, Autriche, Estonie, Géorgie, Hongrie, Kirghizistan, Lettonie, Lituanie et
1918
Russie
1919 Biélorussie, Ukraine, Luxembourg, Pays-Bas et Suède
1921 Tchécoslovaquie, Arménie et Azerbaïdjan
1928 Royaume-Uni et Irlande
1931 Espagne
1934 Turquie
1944 France
1945 Italie, Croatie et Slovénie
1946 Albanie
1947 Bulgarie et Yougoslavie
1948 Belgique et Roumanie
1952 Grèce
1960 Chypre
1971 Suisse
1976 Portugal
1993 Moldavie
Genre et sexualités
Histoire de la virilité
Prenons un autre exemple d'objet largement redéfini par la
problématique du genre : la virilité. Pourquoi ? Parce qu'il ne s'agit
pas tant d'une qualité biologique de l'homme que d'une configuration
de valeurs morales que l'on peut étudier en tant que telle. Alain
Corbin a dirigé une étude collective sur la virilité triomphante au
XIXe siècle.
Ce siècle est, d'évidence, le moment fort de l'affirmation de la
vertu virile, avec l'injonction « Sois un homme, mon fils » qui se
manifeste dans de multiples aspects de la vie sociale et individuelle
des jeunes et des moins jeunes garçons. La diffusion de ce code
nouveau est facilitée par celle du grand récit des batailles
napoléoniennes qui va faire rêver tout le siècle et définir les normes
de l'héroïsme militaire, tout en prodiguant un réservoir d'exemples
pour les générations suivantes. Au XIXe siècle, le couard, le passif,
l'hésitant, celui qui refuse de mettre sa vie en jeu pour une dette
d'honneur ou pour sauver un camarade, le déviant, le sodomite sont
objets de mépris. Durant toute cette période se multiplient les lieux
de l'entre-soi masculin : collèges, pensionnats, cafés, salles de
garde, salle d'armes, bordels, chambrées, où s'inculquent les
normes d'un comportement viril. La pratique généralisée du duel
mais aussi les joutes populaires, l'alcoolisation collective, tout cela
relève de manifestations rituelles de virilité. Physiquement, l'homme
du XIXe siècle doit arborer un corps poilu et un visage moustachu,
avant d'être barbu. La moustache ostentatoire et impertinente fait
partie des outils de séduction les plus vantés. À côté de la réussite
économique, de la maîtrise de ses émotions, le siècle propose
d'autres terrains d'expression et de construction de la virilité :
l'exploration de terres sauvages, la maîtrise de la nature. On
comprend que l'expansion coloniale soit alors une nouvelle scène
d'exposition de la virilité confrontée au danger, à l'aventure exotique.
Les jeunes garçons incorporent très tôt ce système de valeurs à
travers les bataillons scolaires, les sociétés de tir, et via la rhétorique
patriotique de la fin du siècle qui prépare les corps et les esprits à
l'éventualité d'un sacrifice de soi sur les champs de bataille. Le
savoir-mourir pour la patrie fait partie évidemment de la grandeur
qu'est censé manifester un véritable homme. C'est dire à quel point
virilité et mort héroïque sont liées.
Après le carnage de la Première Guerre mondiale, on mesure
combien le XXe siècle a pu faire place à une virilité plus vacillante,
plus inquiète. Le code se fissure, le système de valeurs perd de sa
cohérence. Désormais, l'illustration guerrière est dénuée de tout
prestige ainsi que la culture de la victoire ; l'expansion coloniale est
jugée illégitime ; la grandeur, l'héroïsme ont pâli, telles de vieilles
photographies, ou ne font plus partie du vocabulaire contemporain.
C'est pourquoi l'homme européen ne se construit plus selon les
mêmes codes qu'un siècle auparavant, même si ceux-ci survivent
largement à leur propre mort dans l'imaginaire collectif et se trouvent
réinvestis dans les récits cinématographiques. Concluons avec
l'image glorieuse du cow-boy, ou du détective privé incarné par le
sex-appeal d'un Clint Eastwood (dans Inspecteur Harry de Don
Siegel), héros d'une virilité contemporaine, diagnostiquée en crise
voire en berne…
Tome 3 de l'Histoire de la virilité publiée sous la direction d'Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges
Vigarello (Seuil, 2011).
Chapitre 6
Le temps des colonies
De l'âge des empires à la décolonisation des esprits
L'imprégnation coloniale
Un effet de déréalisation
En France et en Grande-Bretagne, on note pareillement
l'omniprésence des colonies dans l'environnement matériel et
symbolique du monde métropolitain. La « plus grande France » d'un
côté, l'Empire britannique de l'autre sont des réalités devenues
familières aux Français et aux Anglais des années 1930, acmé du
culte impérial.
Cette culture coloniale est un mixte de représentations, de
valeurs, de héros qui métisse les mondes d'ici et d'ailleurs. Elle n'est
pas l'idéologie coloniale telle que professée par les républicains
français ou les Tories britanniques ; elle ne correspond pas non plus
à la réalité du colonialisme dont elle efface volontiers les violences.
Cette culture coloniale progressivement construite de part et d'autre
de la Manche, mais aussi de façon plus restreinte en Allemagne, aux
Pays-Bas, en Italie ou en Belgique, produit un puissant effet de
déréalisation au regard des turpitudes de la conquête puis de
l'exploitation coloniale. Elle possède un contenu bien réel mais
souvent inconscient : la hiérarchisation du monde, l'autocentrement
3
et la glorification de l'Europe .
Relais et vecteurs
Le succès de l'imprégnation coloniale provient de l'articulation de
nombreux vecteurs et de relais puissants emmenés essentiellement
par la culture de masse émergente et par l'institution scolaire.
Tous les supports de diffusion sont mis à contribution : la littérature
dite « exotique », les chansons (le répertoire colonial est abondant,
par exemple Ma Tonkinoise de Polin et Esthern, 1906), le cabaret et
le music-hall qui mettent en scène les corps des beautés exotiques,
telle la célèbre Revue nègre de Joséphine Baker dans les
années 1920 ; le théâtre, la presse spécialisée, les images, etc. 4.
Les affiches, la publicité, les cartes postales ont en effet une
puissance d'écho immense. Des millions de cartes postales sont
envoyées chaque année en France et en Grande-Bretagne par leurs
coloniaux respectifs. Elles véhiculent les motifs de l'iconographie
coloniale : milieu géographique, équipements et grands travaux,
transports terrestres et maritimes, « types humains », scènes de la
vie quotidienne, etc. Le cinéma devient dès la fin des années 1920
un distributeur idéal d'imaginaire colonial : citons, en France, Le
Grand Jeu de Jacques Feyder (1935), ou Pépé le Moko de Julien
Duvivier, avec Jean Gabin (1937). Pour la Grande-Bretagne, c'est
d'abord l'industrie britannique puis, dans l'entre-deux-guerres,
Hollywood qui s'empare de la geste impérialiste. Sans oublier la
radio à partir des années 1930, notamment en Grande-Bretagne où
la BBC (fondée en 1922) exerce déjà un magistère complet et
illustre le consensus colonial.
La nouvelle culture scolaire en partie universalisée (en tout cas en
France et en Grande-Bretagne) est également un grand pourvoyeur
de culture coloniale avec ses cartes de géographie dessinant les
frontières de l'Empire et inculquant un regard intimement européo-
centré, mais aussi avec ses manuels qui font du bon citoyen un
colonial convaincu. L'école républicaine française d'un côté et les
public schools britanniques de l'autre, pour des raisons différentes,
sont des relais essentiels. Côté français, la colonisation rentre dans
le projet éducatif « progressiste » des élites républicaines ; côté
britannique, l'ethos anti-intellectuel et athlétique des public schools
en fait un lieu d'insémination de la mentalité impériale à la
britannique, en accord avec la pédagogie du lieu : discipline,
formation de caractères bien trempés, etc. L'excellence scolaire et
l'importance sociale des public schools en font le centre
d'identification de tous les jeunes Britanniques (y compris ceux qui
n'y sont pas allés).
Cette culture coloniale construit ses mythes, ses stéréotypes, ses
héros : l'exotisme comme valeur de l'altérité fondée sur le danger,
mais aussi la séduction vénéneuse, la sensualité interdite en
Occident, les femmes. De nombreux livres et films brodent sur ce
thème. Le mythe de l'aventure, qui naît au XIXe siècle, est
évidemment présent dans la projection coloniale qui en est une des
incarnations possibles (à côté d'autres telles que l'exploit technique,
5
le vol en avion, la traversée d'un désert, l'exploit sportif, etc.) . Il
s'agit de découvrir de nouvelles terres – tels les héros de
l'exploration, Savorgnan de Brazza ou Henry Morton Stanley, dont
les citoyens français et britanniques suivent dans la presse les
aventures africaines 6 – tout en mettant en œuvre les valeurs
chevaleresques et militaires inculquées dans l'éducation britannique
du sport. Les colonies jouent également le rôle de champs
d'expérimentation où pourraient naître des hommes nouveaux. Cette
utopie du rechargement symbolique des énergies occidentales est
particulièrement active après la Première Guerre mondiale qui laisse
place à un sentiment d'essoufflement et de vanité. D'où le mythe du
nouvel homme, d'une nouvelle race impériale dont l'écrivain Rudyard
Kipling se fait le héraut dans certains poèmes, et qui est aussi
largement colporté par la littérature enfantine ou les associations
comme celle des boy-scouts de Baden-Powell.
Chronologies différenciées
De nombreuses sources attestent du soutien populaire à l'Empire
dans les années 1900. La culture impériale britannique fut sans
doute plus précoce et plus profondément ancrée que la culture
coloniale française. En Grande-Bretagne, différents événements liés
au projet colonial provoquent une grande ferveur : la disparition de
Livingstone en 1873 lors de sa recherche des sources du Nil, suivie
de l'expédition de Stanley pour le retrouver, ajoutent à sa gloire et en
font un véritable mythe victorien (« Dr Livingstone, I presume… ») ;
l'ouverture du canal de Suez (propriété du Suez Canal Authority bien
que construit par le Français Ferdinand de Lesseps) en 1869 ; la
dernière campagne Ashanti (Ghana) qui voit la victoire britannique
en 1900 comme dans la seconde guerre contre les Boers en 1902.
Si, en Grande-Bretagne, le projet colonial a été majoritairement
porté par les Tories, en France, c'est la gauche républicaine, avec à
sa tête Jules Ferry, qui relance l'expansion coloniale dans les
années 1880. À cette date, il existe une forte opposition des milieux
économiques à la colonisation, qui n'y voient pas une bonne affaire,
dans la mesure où le trafic colonial est alors marginal. Une
deuxième opposition vient de la droite nationaliste qui garde les yeux
rivés sur « la ligne bleue des Vosges » et n'entend pas dilapider
dans des contrées lointaines l'argent et les forces physiques et
militaires nécessaires à la revanche contre les Prussiens. La
colonisation apparaît à ces deux types d'opposants comme une
inutile dilution de la puissance française. Mais la Première Guerre
mondiale, qui a considérablement resserré les liens avec les
colonies, mobilisées économiquement et humainement au service
des métropoles, rebat les cartes. Les derniers anticoloniaux sont
convaincus et la droite se convertit à la thématique coloniale. Elle en
devient même le principal représentant. On atteint dès lors un
certain consensus, à l'exclusion du Parti communiste qui est
anticolonialiste. Les socialistes sont réformistes tout en ne rejetant
pas l'héritage colonial. En fait, pour presque tous, les colonies, la
« plus grande France », sont alors une métaphore de la République.
Sciences et empires
Le paradigme français
Pourquoi le modèle de l'intellectuel naît-il en France ? De la
République des lettres à l'intellectuel moderne, en quoi la France
constitue-t-elle un microclimat favorable ? En essayant de prendre
de la hauteur chronologique, c'est en ces termes que les historiens
se sont posé la question de l'articulation entre la figure de
6
l'intellectuel et l'identité nationale .
Le statut privilégié de la littérature, la figure consacrée, dès le
XVIIIe siècle, du « grand écrivain » comme oracle, le culte de la
conversation appartiennent, comme autant de lieux de mémoire, à
l'histoire que la France s'est forgée. Le rôle essentiel accordé à
l'école par la Révolution française mais surtout par la Troisième
République est une autre spécificité nationale. La République de
Jules Ferry a en effet développé une véritable passion pédagogique
en plaçant l'école au centre de son dispositif politique et idéologique.
Rien d'étonnant à ce que, quelques décennies plus tard, celle-ci
devienne la « République des professeurs ». Ajoutons la fameuse
centralité parisienne qui, au grand étonnement des étrangers,
concentrait jusqu'à il y a peu, et depuis plus d'un siècle, les maisons
d'édition dans quelques centaines de mètres carrés du quartier de
Saint-Germain-des-Prés. Grâce à cette concentration, les écrivains,
savants, universitaires divers avaient toute facilité pour se rencontrer
en ville et créer ainsi une sociabilité intellectuelle active. Enfin, il faut
insister sur la puissante et précoce sécularisation de la société
française renforcée par la Révolution de 1789, qui a permis un
imposant transfert de sacralité, du prêtre au poète romantique,
d'Hugo à Rimbaud, du « voyant » à l'intellectuel, qu'en français,
rappelons-le, on nomme aussi « clerc ». Ce transfert commence dès
le XVIIIe siècle et se fait aux dépens du pouvoir religieux et du pouvoir
régalien. Comme le dit Olivier Nora, « la plume triomphante se
substitue au sceptre et au goupillon défaillants 7 ». Les écrivains et
philosophes du temps deviennent les porte-drapeaux de la société
civile en voie de constitution, contre l'État monarchique. Ce prestige
que l'intellectuel français récupère de ses brillants prédécesseurs
explique aussi la différence essentielle avec d'autres sociétés qui
n'ont pas connu cette laïcisation et où, logiquement, les intellectuels
ne peuvent exister au sens français du terme. L'échec des
intellectuels américains à devenir un corps constitué est par exemple
significatif d'une société tout entière imprégnée de religieux. C'est
parce que la religion civile est une histoire réussie aux États-Unis,
parce que le besoin de sacré est satisfait autrement, que la
8
respectabilité intellectuelle n'y a jamais pris racine .
Sociabilités et professionnalisation
Les revendications corporatives des professions intellectuelles
peuvent désormais s'exprimer au niveau européen, grâce à la
création de deux structures qui portent l'essentiel de cet élan
d'organisation : la Confédération internationale des travailleurs
intellectuels (CITI), créée en mars 1920, et la Commission de
coopération intellectuelle de la SDN, créée en 1922, fondatrice de
l'Institut international de coopération intellectuelle (IICI) siégeant à
Paris et dans lequel on aime à voir un ancêtre de l'Unesco. La
France et la Grande-Bretagne ont joué un rôle moteur dans ces
deux initiatives. La première est l'émanation d'une nouvelle
génération d'intellectuels revenus du front et attendant une
récompense matérielle et symbolique des sacrifices consentis. La
CITI se concentre sur la défense d'intérêts matériels comme le
salaire minimum (pour les journalistes), les retraites, les indemnités
de licenciement, les droits d'auteur, la défense des titres
universitaires, etc. En dialogue avec d'autres structures
internationales comme le BIT (Bureau international du travail), elle
16
regroupe 145 associations et compte 190 000 adhérents .
L'Institut international de coopération intellectuel vise quant à lui à
former une « république générale des intelligences » pour contrer la
fragmentation nationale et linguistique de la production savante et
artistique. Partenaire d'autres instances engagées dans la même
dynamique internationale comme le Pen Club, créé en 1921 et
rassemblant écrivains et militants de la paix, ou les sociétés
savantes internationales (comme le Comité international des
sciences historiques), l'IICI va réussir à tisser des réseaux
internationaux importants parmi certaines professions plus aptes à
s'organiser : instituteurs, bibliothécaires, étudiants, conservateurs de
musée… Soulignons l'extension sociale et numérique des
professions intellectuelles, qui passent progressivement d'un monde
restreint à un monde élargi – notamment grâce à l'extension de la
définition et à la croissance progressive des effectifs éduqués.
L'internationalisation prend encore d'autres formes nouvelles dans
l'entre-deux-guerres. À côté des congrès savants, des petites formes
de cénacles amicaux et cosmopolites sont inventées qui succèdent
aux salons du XIXe siècle. Le plus célèbre a lieu en France dans
l'abbaye de Pontigny. Fondés en 1910, les entretiens (ou Décades)
de Pontigny seront imités dans toute l'Europe. Dans un cadre
agréable bien que monacal, ils réunissent une cinquantaine de
personnalités du monde des humanités mais aussi des sciences
pour discuter et vivre ensemble une dizaine de jours, dans une
sociabilité intense. C'est ainsi que se rencontrent à Pontigny les
Allemands Ernst Robert Curtius, Heinrich Mann, Max Scheler, Walter
Benjamin, les Belges Marie Delcourt, Paul Fierens, les Italiens
Salvemini ou Alberto Moravia, les Russes Léon Chestov ou Nicolas
Berdiaev. Toute une nébuleuse transnationale, très européiste et
cosmopolite discute, selon des thèmes proposés à l'avance, avec
les grands écrivains français de la période, André Gide, François
Mauriac, André Malraux, comme le rappellent les très beaux clichés
réalisés par Gisèle Freund, une photographe allemande exilée en
France, qui sut capter à Pontigny l'ambiance très particulière entre
savoir et savoir-vivre, entre conférences érudites et promenades
17
sous les charmilles .
Symbole de l'internationalisation de la vie intellectuelle, les Décades de Pontigny, fondées en 1910,
rassemblent, chaque année, pendant dix jours, intellectuels et savants venus de l'Europe entière.
Debout de gauche à droite : Lytton Strachey, Maria Van Rysselberghe, Aline Maurisch, Boris de Schloezer,
André Gide, André Maurois, Robert Dupouey, Roger Martin du Gard, Jacques Heurgon, Christian Funck-
Bretano, Albert-Marie Schmidt.
Assis de gauche à droite : Jean Schlumberger, Pierre Lancel, Jacques de Lacretelle, Marc Schlumberger,
Pierre Viénot.
Le temps des manifestes
S'engager : avant que le terme fasse florès dans l'après-guerre
dominé par la figure de Sartre, il est un des mots d'ordre des
intellectuels des années 1930, notamment en France, et conduit à
trahir ce que Julien Benda avait, quelques années plus tôt, défini
comme la vocation des « clercs » : la fidélité aux valeurs universelles
du dreyfusisme originel. Dans La Trahison des clercs (1927), Benda
vilipende les deux formes de déviation qui, selon lui, affectent le
monde intellectuel : les passions nationales (à droite) ; les passions
idéologiques (l'attirance pour la Révolution chez les communistes et
leurs sympathisants). Dans toute l'Europe, les intellectuels sont
soumis à l'injonction de prendre parti lorsque la situation semble
l'exiger, comme en France après le 6 février 1934, qui a été vécu par
les acteurs de l'époque comme un coup d'État fasciste, véritable
réplique de la prise de pouvoir hitlérienne. Au milieu des
années 1930, une partie de l'Europe sombre dans l'autoritarisme et
confine dès lors les intellectuels au silence ou à l'exil. C'est ainsi que
nombre d'intellectuels germanophones, souvent juifs et de gauche,
mais aussi des Italiens, se retrouvent à Paris, centrale européenne
de l'Internationale intellectuelle antifasciste.
Seules la Grande-Bretagne et la France offrent encore une
relative liberté d'expression. L'Espagne, en proie à la guerre civile,
devient à partir de 1936 une sorte de champ de bataille grandeur
nature des forces qui s'opposeront quelques années plus tard. C'est
aussi un lieu privilégié de la geste intellectuelle combattante : on y
retrouve Malraux, Orwell, Nizan, Dos Passos, ou Simone Weil, pas
tout à fait dans le même camp puisqu'au sein des antifranquistes
républicains, communistes et anarchistes s'affrontent. On peut
comparer en ce sens L'Espoir de Malraux, épopée républicaine, à
Hommage à la Catalogne de George Orwell, autant antifranquiste
qu'ouvertement critique à l'égard des staliniens.
Cette Internationale de l'antifascisme européen se structure dans
une série d'associations, de comités d'écrivains, d'artistes plus ou
moins proches du Parti communiste. Dès 1932, l'Association des
écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) est formée à l'initiative
des communistes ; au même moment, le Comité de lutte contre la
guerre et le fascisme devient Comité Amsterdam-Pleyel après deux
congrès tenus l'un à Amsterdam en août 1932 et l'autre à Paris salle
Pleyel en juin 1933. Il regroupe des écrivains pacifistes, également
proches du communisme, comme Romain Rolland ou Henri
Barbusse qui en est le président. Mais la plus importante plateforme
de cette intelligentsia antifasciste est le Comité de vigilance des
intellectuels antifascistes (CVIA), fondé en mars 1934, au lendemain
du choc du 6 février, sous le patronage du philosophe Alain, du
physicien Paul Langevin et de l'ethnologue Paul Rivet, tous trois
représentant des sensibilités différentes (radicale, communiste et
socialiste) de l'arc-en-ciel de la gauche française antifasciste, bientôt
rassemblée dans le Front populaire. Ce qui donne aux intellectuels
français cette visibilité un peu tapageuse, c'est également la
proximité, ressentie, après le 6 février 1934, comme dramatique,
entre les élites intellectuelles et les élites politiques qui vont accéder
au pouvoir en 1936. Léon Blum lui-même est un intellectuel,
normalien, critique théâtral, ancien collaborateur de la revue d'avant-
garde Mercure de France. Il incarne un Parti socialiste proche des
milieux intellectuels et largement constitué par eux (clientèle des
instituteurs), tandis que le Parti communiste, longtemps ouvriériste,
est resté méfiant vis-à-vis des avant-gardes artistiques qui se sont
ralliées à lui, tels les surréalistes. Le grand tournant sera, de ce point
de vue, le changement de cap de la Troisième Internationale (le
Komintern, organisation située à Moscou et chargée de structurer le
mouvement communiste international) qui encourage, à partir
de 1934-1935, les stratégies de fronts populaires et se révèle moins
sectaire vis-à-vis des militants intellectuels membres du Parti ou
sympathisants.
Le succès du CVIA en fait un modèle d'intervention des
intellectuels sur la scène politique nationale et internationale.
L'œcuménisme de ces rassemblements antifascistes se retrouve
encore une fois en juin 1935, salle de la Mutualité à Paris, à
l'occasion du Congrès international pour la défense de la culture.
Une centaine d'écrivains de toutes nationalités s'y donne rendez-
vous, du 21 au 25 juin 1935 : aux côtés d'André Gide, André
Malraux, Louis Aragon ou Paul Nizan, on croise Isaac Babel, Edgar
M. Forster et toute une pléiade d'écrivains allemands déjà en exil :
Robert Musil, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger, Ernst Bloch, Ernst
Toller, Anna Seghers et les deux frères Mann, Heinrich et Thomas,
finalement réconciliés dans leur lutte contre Hitler. En partie organisé
par les écrivains allemands exilés, ce congrès fut une chambre
d'écho considérable à la réprobation générale exprimée vis-à-vis de
la politique nazie et à la nécessité de construire un front commun. La
dernière séance, présidée par André Malraux, traita plus
spécifiquement de la situation des exilés. Ces débats se passaient
devant des salles combles bourrées de journalistes du monde entier
et d'auditeurs attirés par le prestige des personnalités présentes.
À côté de ces congrès, manifestes et pétitions constituent les
techniques privilégiées de l'intelligentsia dans un espace
18
démocratique . En effet, les intellectuels, s'ils aiment à combattre,
le font, sauf exception, avec la plume. Certes, en France pendant
l'Occupation, Jean Prévost, René Char, Jean Cavaillès ou plus
tardivement André Malraux, ont pris les risques maximaux du
combat de l'ombre dans la Résistance. Pourtant, le désir d'action est
rarement porté au-delà de la signature d'une pétition. C'est
évidemment le « J'accuse » de Zola qui en inaugure la longue série.
En 1925, Barbusse, dans L'Humanité, s'adresse « Aux travailleurs
intellectuels » contre la guerre du Rif ; la grande dynamique
antifasciste des années 1930 est une guerre ininterrompue de
pétitions et manifestes que chacun des camps s'envoie à la figure :
l'appel de Rivet, Alain et Langevin, fondateurs du Comité de
vigilance des intellectuels antifascistes (5 mars 1934), est suivi de la
mobilisation à droite « Pour la défense de l'Occident » où Henri
Massis inaugure l'argumentaire du néopacifisme droitier fondé sur le
célèbre : « Plutôt Hitler que Blum » ; en 1961, le Manifeste des 121
prône le droit à l'insoumission ; mais la liste serait longue, la pétition
étant le premier et le plus courant stade de l'engagement ; le second
étant l'écriture d'un essai ou d'une glose ; le troisième et ultime stade
étant celui du militantisme. Dès le début, ces trois stades coexistent.
À gauche, l'intellectuel de parti naît avec ces normaliens ralliés au
socialisme du début du siècle à l'instar de Léon Blum, en attendant
l'intellectuel militant communiste, intellectuel organique, au vrai sens
du terme.
Un modèle d'intellectuel est né avec ses acteurs, ses facteurs de
mobilisation, ses moyens d'action. Ce « spécialiste de l'universel »,
comme le désignera Jean-Paul Sartre, nourrit un rapport complexe
et paradoxal au politique, qui se révèle finalement toujours décevant.
Certes le politique lui est nécessaire, mais il est ambivalent à son
égard. En effet, l'intellectuel vit de sa critique envers la sphère
politicienne. Par nature, il se méfie du fonctionnement partisan, et en
retour les partis se méfient de lui. En même temps, il piaffe de
s'engager dans l'arène, utilise des techniques très politiques et
aspire à la fonction tribunitienne. Nous avons insisté ici sur une sorte
d'Internationale antifasciste, mais l'autre pôle du champ intellectuel
européen est constitué par une mouvance fasciste qui va des
intellectuels ralliés au nazisme à ceux qui participent de la politique
fasciste et aux admirateurs béats des nouveaux régimes
autoritaires : en France surtout (avec l'Action française et les
multiples ligues plus ou moins fascisantes, avec des écrivains
comme Drieu la Rochelle et Brasillach prenant explicitement parti
pour Hitler), en Grande-Bretagne de façon minoritaire, mais aussi en
Belgique ou aux Pays-Bas qui comptent leurs thuriféraires de l'ordre
nouveau.
Exils antifascistes
En Allemagne, où Hitler a pris le pouvoir depuis janvier 1933, les
intellectuels liés à la gauche et nombre de juifs non politisés doivent
partir en exil, souvent en France d'abord, puis ensuite en Amérique
du Nord ou du Sud. Cette migration intellectuelle d'ampleur
(plusieurs dizaines de milliers de savants, d'universitaires, de
médecins, de psychanalystes, d'artistes et d'écrivains) aura des
effets considérables dans la géopolitique de la vie culturelle et
intellectuelle internationale dans les décennies à venir, en déplaçant
le point de gravité de l'Europe vers les États-Unis – comparable en
cela à l'exil des protestants français après la révocation de l'Édit de
19
Nantes en 1685 .
En effet, contrairement à certains exilés qui reviendront dans leur
pays natal (notamment les Français), les migrants intellectuels
allemands, pour beaucoup d'entre eux, resteront aux États-Unis où
ils auront trouvé à s'employer dans les universités, à Hollywood, à
Broadway, dans des maisons d'édition (comme Pantheon Books
créé en 1942 par Kurt Wolff, l'éditeur de Kafka, exilé à New York),
etc. Leur présence reconfigure durablement certains secteurs de la
vie universitaire américaine, comme celui de l'histoire de l'art avec
l'apport d'Erwin Panowsky, mais aussi de la sociologie avec l'école
de Francfort (Adorno, Horkheimer), de l'architecture avec le
Bauhaus (Walter Gropius, Mies von der Rohe), etc. Autre exemple
important d'effet majeur produit par l'exil : le nombre de physiciens
étrangers – comme Enrico Fermi, prix Nobel de physique en 1938,
exilé antifasciste, ou Bertrand Goldschmidt, physicien français –
impliqués dans le projet Manhattan, c'est-à-dire dans la confection
de la bombe atomique américaine. Einstein terminera d'ailleurs sa
vie à Princeton. La psychanalyse américaine se nourrit jusqu'à nos
jours de l'afflux de cette masse de praticiens apportant avec eux de
nouvelles approches, jusqu'alors étrangères à la vision américaine
de la psyché (Rudolph Loewenstein, Ernst Kris, Heinz Hartmann).
Les nombreux travailleurs du cinéma, réalisateurs (Fritz Lang,
Michaël Curtis, Billy Wilder), scénaristes, décorateurs, acteurs et
actrices (pensons à Marlene Dietrich) provenant de l'univers
germanophone vont peupler Hollywood et considérablement
l'infléchir, tout en étant eux-mêmes remodelés par les techniques et
la pratique des studios. « Weimar en exil » représente un déficit
considérable pour l'Allemagne et l'Europe en général. Cette colonie
d'intellectuels au sens large regroupe les agents, souvent
malheureux, d'une des grandes rencontres culturelles
transatlantiques du siècle. Il existe également un exil d'intellectuels
espagnols qui rejoignent le Mexique après la défaite du camp
républicain, grâce à la politique d'accueil de Cardenas, le président
du Mexique.
Après 1945 : l'espace intellectuel européen recomposé
Le modèle sartrien
De Gaulle, pendant la guerre, a mobilisé tous les intellectuels en
exil afin de réarmer symboliquement le combat contre l'occupant : il
s'agissait de préserver la flamme de la culture française, pensée
comme un patrimoine universel. Cette rhétorique de grandeur
culturelle de la France survit à la guerre et s'épanouit après 1945.
Dans le discours dominant de l'après-guerre, la culture française
réussit à sortir peu ou prou intacte du conflit, en dépit de la
collaboration intellectuelle sanctionnée par l'épuration ; sa littérature
et sa culture ont ainsi contribué à rendre son aura et son rang à la
France redevenue internationale. C'est ce que Sartre appelle la
« nationalisation de la littérature » et qui est largement un discours
d'incantation. En effet, l'énorme prestige dont jouissent les écrivains
et les artistes après la guerre, la forte tendance à leur consécration
démesurée prouvent en réalité combien la France a « un besoin
20
éperdu […] de grands hommes » . Devenue une puissance
moyenne dans un monde structuré par deux superpuissances, la
France aime à universaliser les enjeux nationaux. Sartre, tout en
refusant cette logique d'oubli et de mauvaise foi, la nourrit
paradoxalement par la célébrité qui est la sienne et qui dépasse
largement les frontières. Il participe, malgré lui, au rayonnement
culturel de la France d'après-guerre, en devenant, dans ce contexte,
une sorte d'intellectuel total. Il incarne, comme seuls Taine et Renan
ont pu le faire en leur siècle, une compétence intellectuelle
universelle. Reconnu chez les philosophes et chez les artistes, il
fond en une seule les deux figures jusque-là antithétiques de
l'écrivain et du professeur 21. Philosophe (agrégé de philosophie),
écrivain, il est aussi homme de théâtre, critique littéraire, directeur de
la revue Les Temps modernes qui promeut une intervention tous
azimuts dans le champ intellectuel. Dans un pays où la Nouvelle
Revue française (NRF) était considérée par l'occupant allemand
comme une des trois grandes institutions nationales, Sartre récupère
le potentiel de légitimité issu de la guerre et de la lutte pour la liberté
de la littérature, et le réinvestit dans une visée offensive de
l'engagement qu'il théorise dans Qu'est-ce que la littérature ?
(1948).
Ce mythe de l'intellectuel total, incarné par Sartre, ne naît pas par
hasard en France. Il est le produit d'un système éducatif et d'un
modèle pédagogique fondés sur une aristocratie scolaire sûre d'elle-
même. La khâgne et l'École normale supérieure (ENS), par
lesquelles la plupart des intellectuels français sont passés,
encouragent à former des « enfants prodiges par décret » comme
22
les nomme Pierre Bourdieu, au soir de sa vie . L'enfermement
scolastique propre à l'ENS (modèle monacal), le principe électif,
l'éloignement matériel et mental par rapport au monde social
encouragent des expériences philosophiques qui, dans leur
radicalisme, expriment une véritable tentative désespérée pour
rejoindre ce monde lointain – comme l'illustreront après 1968
certains normaliens maoïstes « établis » dans les usines. La
croyance, unanimement partagée, dans les capacités de
l'intelligence, est en fait ce qui relie profondément des intellectuels
idéologiquement opposés comme Sartre et Aron, les deux « petits
camarades ». En attendant, la domination intellectuelle de
l'existentialisme et de la littérature engagée à la manière de Sartre
exprime aussi la centralité parisienne inentamée dans le monde
international des lettres.
Allemagne et Grande-Bretagne :
deux pays en marge
La vie intellectuelle allemande sort quant à elle complètement
anéantie de la guerre. L'émigration intellectuelle massive (en grande
partie juive) qui s'est installée aux États-Unis renonce à revenir en
Europe. De plus, l'Allemagne est divisée en deux. À l'Est, les
autorités communistes essaient de faire fructifier leur capital
antifasciste en revendiquant le monopole de l'héritage de la
« bonne » Allemagne démocratique. La RDA fait revenir à grands
frais certains des artistes ou intellectuels célèbres tels qu'Anna
Seghers ou surtout Bertolt Brecht, qui deviennent des emblèmes et
des cautions intellectuelles du nouvel État. À l'Ouest, la jeune RFA
tente de se reconstruire en éliminant les options radicales du champ
politique. La vie intellectuelle germanophone, en contraste avec la
forte tradition d'avant 1945, est désormais à la périphérie de l'espace
européen. Seul le Groupe 47 (Gruppe 47) qui compte quelques-uns
de ceux qui deviendront les grands écrivains de l'Allemagne d'après-
guerre – Heinrich Böll, Günter Grass, Martin Walser, Hans-Magnus
Enzensberger –, mais aussi des éditeurs et des critiques, affirme
partager des convictions démocratiques et antifascistes sans pour
autant adopter un programme sartrien, car ses membres entendent
bien distinguer ce qui relève de la politique et ce qui relève de la
littérature. Les écrivains sont particulièrement attentifs à concevoir
une nouvelle « politique de la langue » susceptible d'épurer la
langue allemande de la contamination du vocabulaire nazi qui l'a
salie. Le philosophe Karl Jaspers, ami d'Hannah Arendt, est une des
seules voix d'avant-guerre qui s'élève encore après 1945,
notamment pour défendre la thèse de la culpabilité allemande, dans
son essai éponyme de 1946.
Les écrivains Martin Walser, Ingeborg Bachmann et Heinrich Böll à une réunion du Groupe 47 à Berlin
en 1955.
La Grande-Bretagne reste en dehors des débats européens plus
encore qu'elle ne l'était dans les années 1930. Le communisme n'y
trouva jamais beaucoup d'adeptes. Comme le dira avec humour
George Orwell : « Les Anglais ne s'intéressent pas assez aux
choses intellectuelles pour les aborder avec intolérance. » Dans
l'entre-deux-guerres, les affrontements tournent autour du pacifisme
et de la crise économique ; après 1945, ils porteront autour des
signes possibles d'un déclin britannique et des problèmes de la
décolonisation. Aucune figure n'émerge qui ait l'écho d'un Sartre. La
scène londonienne ne reflète en aucune manière une forme
d'universalisme comme peut encore le faire la capitale française
dont les débats, les procès (Kravchenko contre Les Lettres
françaises, David Rousset), sont suivis avec passion à l'extérieur.
Si l'espace européen connaît peu ou prou au même moment
l'émergence de la figure de l'intellectuel, on ne peut pas dire qu'il
existe un intellectuel européen, ni hier ni aujourd'hui. La France a
construit un modèle d'intellectuel prophétique, ne voulant pas
connaître de frontières nationales, mais la production intellectuelle
est structurée par des champs nationaux en conflit. Des formes
d'uniformisation existent via le rayonnement culturel de ce modèle
inégalement présent (plutôt en Italie et au sud de l'Europe) et par la
circulation internationale européenne (et même internationale) des
idées grâce à la traduction. Finalement, l'Europe intellectuelle reste
jusque dans les années 1980 un espace fortement polarisé, tandis
qu'en France comme ailleurs à l'Ouest, la légitimité intellectuelle a
été concurrencée par d'autres formes de légitimité, telles que
l'expertise mais aussi les médias. La culture médiatique et les
médias de masse ont été appréhendés par les intellectuels des pays
démocratiques comme leur principal ennemi durant le siècle dernier.
Chapitre 8
Les ondes et les écrans
La culture de masse au XXe siècle
Au cœur des foyers européens dans les années 1930, le poste de radio.
Radio et politique
Dans les dictatures, Allemagne nazie, Italie fasciste et Russie
soviétique, la propagande politique utilise le canal de la radio, mais
pas immédiatement. Ainsi, le régime mussolinien a assez peu usé
de la radio, lui préférant d'autres modes propagandistes plus
traditionnels comme les affiches, les cartes postales, les meetings et
les bannières. De même, en URSS, ce n'est qu'en juin 1941, après
l'offensive allemande, que les Russes entendirent pour la première
fois la voix de Staline et découvrirent son accent géorgien…
Finalement, c'est aux États-Unis, où le personnel politique se
familiarise tôt avec les exigences du medium radiophonique, qu'il en
est fait le plus grand usage : Roosevelt fait œuvre pédagogique
novatrice en expliquant son action, chaque semaine, lors de ses
fireside chats (causeries au coin du feu).
Franklin D. Roosevelt lors de l'une de ses célèbres causeries au coin du feu (fireside chats), retransmises sur
les ondes de 1933 à 1944.
En France, le Front populaire exerce un « contrôle militant » de la
radio et épure les journalistes d'extrême droite. En Grande-
Bretagne, la BBC construit au fil des années un ethos de hauteur
morale et politique qui n'accepte aucun soutien gouvernemental.
Néanmoins, on peut dire qu'elle promeut une forme d'adhésion à un
consensus conservateur au sens où il ne serait pas envisageable
d'entendre sur les ondes de la BBC une critique (même en
understatement) de la monarchie, de l'Empire ou de l'anglicanisme.
À la fin des années 1930, la BBC commence à retransmettre le
genre de l'« adresse à la nation » de plus en plus pratiqué par les
gouvernants. En situation de crise, comme en ce 3 septembre 1939,
le caractère solennel du discours de George VI, dans tout l'Empire,
n'exclut pas l'intimité de la parole du monarque s'adressant à
chacun, dans son foyer, et non à tous : « En cette heure grave, la
plus décisive de notre histoire, j'envoie dans tous les foyers de notre
nation, ici et au-delà des mers, ce message prononcé avec la même
profondeur de sentiment pour chacun d'entre vous, comme si j'étais
3
capable de passer votre seuil et de vous parler directement . »
[Traduction de l'auteur.]
C'est véritablement la Seconde Guerre mondiale qui infléchit la
fonction politique de la radio, car elle fut une guerre d'information, de
propagande et donc une guerre radiophonique où chacun des
protagonistes l'utilisa massivement, sans compter ce que
représentait, pour les forces clandestines et résistantes, la possibilité
d'écouter la radio de Londres 4.
En France, le général de Gaulle fait savoir sa subversion à l'égard
de l'ordre pétainiste par la radio, le 18 juin 1940. Sans radio, pas de
gaullisme. De Gaulle fut longtemps une voix, et de plus, émanant
d'un inconnu. Plus tard, lorsqu'il revint au pouvoir dans le contexte
de la crise algérienne, son discours du 23 avril 1961, enregistré à la
télévision, mais diffusé en Algérie grâce aux postes transistor des
soldats, arrêta net la rébellion. En effet, il enjoignit au contingent de
désobéir aux officiers putschistes, qu'il brocarda par la célèbre
formule de « quarteron de généraux en retraite ». De même, le
30 mai 1968, au plus fort de la crise, de Gaulle choisit la radio pour
s'exprimer. C'est un des tournants de Mai 68, car là encore, le
discours fait événement en enclenchant une dynamique de contre-
offensive des forces conservatrices qui se retrouvent sur les
Champs-Élysées au nombre d'un million de personnes.
L'âge de la télévision
5
Medium universel
Contrairement au cinéma, il n'existe pas d'inventeur patenté de la
télévision, pas plus que de combat homérique pour son origine.
Disons que la télévision est faite d'un mixte de technique britannique
et d'ingénierie allemande, qui se combinèrent avant et après la
Seconde Guerre mondiale. Cette incertitude même nous montre que
l'âge de la télévision n'est pas celui de son invention technique, mais
celui de la constitution de son audience, datant des années 1950 et
surtout 1960 en Europe. Si, en 1939 la toute jeune télévision
britannique compte 20 000 postes, en 1963, elle en compte
12,5 millions. Il y en a 3 millions à la même date en France, 1 million
en Italie et… aucun en Grèce, qui n'introduit la télévision qu'en 1969.
En 1990, l'Italie compte 17 millions de postes, la France 19 millions,
le Royaume-Uni 22 millions et l'Allemagne 23 millions. La télévision
a conquis l'Europe de l'Ouest. Le nombre de postes et
l'augmentation des heures où elle est allumée (qui ne recoupe pas
nécessairement les heures où on la regarde effectivement) attestent
de la réalité de cette nouvelle « fée du logis », pour reprendre
6
l'expression du sociologue Dominique Wolton . Contrairement à
celle de la radio, l'histoire de la télévision laisse voir un constant
retard de l'Europe vis-à-vis des États-Unis (qui se répète dans
l'acquisition des deuxièmes puis troisièmes chaînes publiques dans
les années 1960 et 1970 ainsi que dans l'acquisition de la télévision
couleur au cours des années 1960 ou 1970 selon les pays).
Pourquoi ce retard ? Le retard technique, mais surtout l'effet de la
fragmentation linguistique ainsi que la faiblesse du pouvoir d'achat
des Européens après 1945 expliquent le « retard à l'allumage » de la
télévision (presque deux décennies après son invention technique).
Ainsi, le succès d'un nouveau medium n'est jamais seulement une
question de technique mais aussi indissociablement une question
économique et sociale.
On pourrait faire les mêmes remarques ici que pour la radio car
les deux médias ont de nombreux traits communs : l'intégration dans
la vie familiale, l'attention oblique et sporadique, l'offre de nombreux
genres télévisuels en partie importés de la radio, mais aussi du
cinéma ou du théâtre. La production télévisuelle consomme de la
culture savante comme des contenus traditionnellement plus
populaires (vaudevilles, jeux, etc.). Comme la radio, mais avec une
puissance plus grande, elle se trouve propulsée par des événements
qui obtiennent une couverture mondiale. L'exemple type est ici le
couronnement de la reine Élisabeth en octobre 1952, filmé par des
caméras du monde entier depuis l'abbaye de Westminster, et
retransmis partout, avec quelques coupures publicitaires aux États-
Unis. De toute évidence, l'avènement des images du monde sur le
petit écran et la capacité d'une transmission en direct reformatent
profondément le rapport des téléspectateurs européens à la réalité.
L'offre politique se trouve elle aussi métamorphosée par le prisme
télévisuel qui, à partir des années 1960, devient un arbitre sévère
des compétitions électorales : malheur au candidat qui ne « passe »
pas bien à l'écran ! À lui, les séances de brainstorming intensif avec
des conseillers en communication. Le monde politique, mais aussi
une des grandes institutions spirituelles de l'Europe, l'Église
catholique, doivent désormais faire avec la télévision. Le
1er janvier 1954, le pape Pie XII, dans sa « Lettre sur la télévision »,
s'effrayait de cette lucarne du monde au cœur du foyer : « Nous
avons déjà devant nous l'expérience du pouvoir maléfique et
perturbant du cinéma. Comment ne nous effraierions-nous pas de la
possibilité qu'a la télévision de transporter à l'intérieur des murs de la
maison la même atmosphère empoisonnée de matérialisme, de vide
spirituel et d'hédonisme que l'on trouve dans tant de films de
cinéma ? » Les premières réactions effrayées de l'Église catholique
face aux technologies modernes ne sont en général qu'un
préambule rituel à une familiarisation puis à une instrumentalisation
tout à fait efficace de la radio, du cinéma et de la télévision. Le
pouvoir de l'image et du son est trop important pour être laissé aux
non-croyants, d'autant plus que l'institution a une longue tradition de
compétences sonores et iconiques…
Comme la radio, la télévision peut avoir des effets d'unification
linguistique ; ainsi en Italie, où de nombreux ruraux, notamment
dans le Mezzogiorno, parlaient des dialectes sans jamais être
exposés à l'italien florentin. Le « Telegiornale » quotidien de la RAI
constitue un premier désenclavement pour ces villageois qui ne
lisent pas la presse nationale (puisqu'il n'existe pas en Italie de
grande presse quotidienne populaire équivalente à la presse
britannique). On pourrait soutenir que la télévision des années 1960
achève le Risorgimento commencé plus d'un siècle auparavant.
Le savant et le populaire
Les intellectuels européens ont, depuis sa naissance, noué une
relation passionnelle avec ladite « culture de masse », investie dès
le milieu du XIXe siècle de la grande théorie du déclin culturel, qui
autorise les discours apocalyptiques ou millénaristes.
7
Globalement, deux postures sont possibles : l'une, populiste, est
un éloge inconditionnel des cultures populaires dans leur version
traditionnelle, folkloriste ; l'autre est misérabiliste : le peuple est vu
comme doté d'une vie inaccomplie, grossière, inhumaine, aliénée
car privée de la vraie « culture cultivée ». Cette version se décline
aussi bien du côté de l'élitisme intellectuel que de l'aristocratisme qui
méprise la culture de masse, voyant dans le cinéma un
« divertissement d'ilotes », dans le roman noir une sous-littérature et
dans la bande dessinée une dégénérescence obscène. Mais
participe aussi de cette vision misérabiliste toute une ligne culturelle
de gauche qui sous-tend plus ou moins les politiques culturelles des
démocraties en s'érigeant contre la culture divertissante de masse. Il
en est ainsi de la théorie marxiste qui perçoit la culture de masse
comme une sorte d'« opium du peuple », ou de la sociologie de
domination culturelle de Pierre Bourdieu 8. Cette deuxième posture
est la plus régulièrement reconduite parmi les clercs européens dès
le XIXe siècle, depuis Sainte-Beuve et ses imprécations contre la
« mauvaise littérature » des romans-feuilletons ou Matthew Arnold
en Grande-Bretagne. Certaines traditions intellectuelles comme celle
des Cultural Studies britanniques échappent toutefois à cette
rhétorique majoritaire dans le monde intellectuel, de droite comme
de gauche.
L'antiaméricanisme français
Il n'y eut rien d'équivalent en France aux Cultural Studies, si ce
n'est l'œuvre solitaire d'un Michel de Certeau, lui aussi attentif aux
13
micro-stratégies de la « culture ordinaire ». Pour le reste, la
culture de masse est traitée majoritairement sur le registre
pamphlétaire (de Georges Duhamel à Alain Finkielkraut dans La
Défaite de la pensée (1987)), de l'analyse du pire ou de l'indifférence
polie. Comme l'écrit Jean-Pierre Rioux, « la pensée française a
persévéré dans la critique humaniste et élitiste d'un processus qui
n'en finit pas de dérouter ses concepts familiers […] et de dédaigner
son magistère 14 ».
Depuis le XIXe siècle, on observe un extraordinaire consensus
chez les intellectuels de droite comme de gauche pour vilipender
cette nouvelle culture. Pourquoi ? Sans doute parce que, très vite, à
la culture de masse est associée l'idée d'américanisation, d'invasion
de la culture française vécue par certains comme une colonisation
qui mettrait en danger l'identité nationale largement définie en
France en des termes culturels (France, terre des arts et des lettres,
15
etc.) .
Dès les années 1930, une forte composante d'antiaméricanisme
infléchit le discours intellectuel sur une culture de masse envisagée,
à tort, comme exportée par les États-Unis vers la vieille Europe.
Dans Scènes de la vie future (1930), Georges Duhamel croit voir en
Amérique la France de demain et cette perspective le remplit
d'horreur ; Robert Aron et Arnaud Dandieu diagnostiquent un
« cancer américain » dont les symptômes sont la concentration
financière, la spéculation, la standardisation, la publicité qui
réduisent l'homme moderne à une marionnette ou à un simple
maillon sur la chaîne de production. Les skyscrapers (gratte-ciel)
remplacent les abattoirs de Chicago et deviennent l'emblème de la
démesure proprement américaine. Le discours antiaméricain a déjà
une longue histoire et se fixe sur un ensemble stratifié de croyances,
d'images et de références. Au XXe siècle, ce discours éminemment
défensif est produit par de nombreux écrivains, philosophes et
essayistes : défense de la France, défense de l'Europe comme
rempart de la civilisation, défense de l'esprit converti dans les
années 1950 en résistance culturelle, défense, enfin, de la
corporation des clercs, du statut d'intellectuel et d'artiste que
l'Amérique ignorerait. L'argumentaire se retrouve tel quel dans le
second après-guerre, mais repris par des concurrents idéologiques :
les intellectuels communistes. Des années 1930 aux années 1950,
la métaphore de l'invasion cède la place à celle de la colonisation
développée par Étiemble dans Parlez-vous franglais ? (1964). La
véhémence rhétorique reste la même : à la mesure de l'angoisse
nourrie du sentiment d'effacement de la France.
Il est étonnant de voir à quel point les grands intellectuels de
l'après-guerre, Sartre, Camus, sont peu préoccupés par la culture de
masse et par la culture en général qui apparaît comme le type même
du mauvais objet. L'écosystème intellectuel marxiste ne permet pas
de penser la culture en tant que telle : superstructure, elle est
déterminée et non déterminante. Quand, dans les années 1960, les
nouvelles sciences humaines (Lévi-Strauss, Lacan, Bourdieu)
prennent le relais des philosophies existentielles, le culturel ou le
symbolique sont réévalués mais l'observation chaleureuse,
empathique des cultures populaires dans des sociétés exotiques ou
en voie de disparition (les sociétés rurales traditionnelles
européennes), n'entraîne pas le même enthousiasme réflexif pour le
contemporain. Au contraire, aussi bien l'anthropologie structurale
que l'histoire des mentalités se construisent en partie contre l'histoire
immédiate. Les deux seules personnalités ayant quelque curiosité
pour la culture de masse sont des intellectuels atypiques, circulant
entre plusieurs domaines et hors des structures universitaires
classiques. Ainsi Edgar Morin dans son Esprit du temps (1962), et
Roland Barthes dans ses Mythologies (1957) qui cartographient
avec humour et parfois avec humeur le paysage mental du Français
des années 1950, sous la forme de vignettes démontant le langage
de la culture de masse. La forte critique marxiste du texte vise à
démystifier la nature petite-bourgeoise de nombre de ces artefacts
se posant comme autant de vérités universelles. Barthes puise ses
exemples dans divers lieux spatiaux et idéologiques du monde qui
l'entoure : des spectacles de catch (« Le monde où l'on catche »)
aux célébrités locales comme l'enfant-poète Minou Drouet (« La
littérature selon Minou Drouet »), de l'astrologie au music-hall, des
photos de Paris-Match (« Photos-choc ») aux stars de cinéma (« le
visage de Garbo »).
Démocratisations
Communismes
Un phénomène transnational
Styles nationaux
« Asphyxiante culture »
Le gauchisme culturel
Dans l'Odéon envahi de toutes parts depuis le 15 mai 1968, à
Paris, le comité d'action révolutionnaire définit les buts de
l'occupation :
– le sabotage de tout ce qui est « culturel » : théâtre, art, littérature, etc. (de droite ou de
« gauche », gouvernemental ou d'« avant-garde » et le maintien de la haute priorité de la
lutte politique sur toutes les autres) ;
– le sabotage systématique de l'industrie culturelle et en particulier de l'industrie du
spectacle, pour laisser la place à une création collective véritable ;
– la concentration de toutes les énergies sur les objectifs politiques tels que
l'élargissement du mouvement révolutionnaire, la lutte dans la rue contre le pouvoir, le
renforcement de l'union pour les travailleurs révolutionnaires, les étudiants
révolutionnaires, les artistes révolutionnaires ;
– l'extension de l'action directe, par exemple par l'occupation du plus grand nombre
24
possible de lieux de travail, de diffusion ou de décision .
La fracture numérique
La chaîne du livre est en crise depuis longtemps, bien avant
l'avènement de la révolution numérique. Pourtant, le livre résiste
plutôt bien, dans sa simplicité portative unique et parce qu'il est
devenu un objet fétiche, solidaire de l'âge des Lumières et d'un ordre
stable et valorisé de la culture savante. Au XVIIIe siècle, l'ordre des
discours est structuré par la singularité de l'écriture (qui légitime la
propriété inaliénable de l'auteur sur ce qu'il écrit), l'originalité, la
propriété de l'œuvre. Si on élargit la focale, l'ère de l'imprimé est
fondée sur l'auteur et ses droits, sur la fixité du document (le livre
publié est reçu tel quel par le lecteur qui se l'approprie sans le
modifier) et sur son intégrité (on ne peut « charcuter » un texte).
11
La « fracture numérique », pour reprendre l'expression de
l'historien des religions canadien Milad Doueihi, oppose les
médiateurs traditionnels de la culture imprimée – auteurs, éditeurs,
bibliothécaires, lecteurs, universitaires, etc. – et les lecteurs en ligne,
porteurs d'autres valeurs, d'autres désirs, d'autres pratiques rendues
possibles par l'existence de nouveaux micro-formats. La
« conversion numérique », si on y réfléchit, transforme la matière
même du livre. Celui-ci n'a pas grand-chose à voir avec le monde de
la textualité numérique, qui est un monde de fragments
décontextualisés, juxtaposés, recomposés en fonction de la fantaisie
du nouveau lecteur, s'autorisant une abstraction totale vis-à-vis du
texte initial et de son organisation. Ce qui repose à nouveaux frais le
problème, toujours délicat, du plagiat littéraire qui a fourni, ces
dernières années, de nombreuses occasions de débat et de
tentatives de définitions. C'est pourquoi Milad Doueihi, un des
penseurs les plus stimulants de cette « conversion numérique »,
qualifie la culture numérique d'« anthologique » 12. C'est un monde
de recueils et d'anthologies (de textes, d'images, de citations, de
liens) que l'on trouve sur la Toile. Ce motif anthologique, contraire à
l'unité et l'inviolabilité de l'œuvre sacralisée, nous ramène à des
périodes que les Lumières nous ont fait oublier : la Renaissance, où
des assemblages de morceaux choisis étaient déjà en cours et
constituaient le tout-venant de la première production imprimée. Les
pratiques lettrées ne sont pas destinées à être fatalement celles qui
ont été inventées au XVIIIe. Celles-ci n'en sont qu'une séquence
historique que rien, selon Doueihi, n'empêche de clore.
De même, le « livre » numérique ne doit pas être, comme son
congénère imprimé, un lieu de fixité. Au contraire, il s'instaure
comme lieu d'échange et de communication, susceptible de
manipulations diverses, inadmissibles dans le monde de l'imprimé.
D'où un rôle renouvelé de l'éditeur numérique qui ne devrait pas
imposer sa présentation, en tout cas pas complètement, alors que
c'est la marque, la patte et l'honneur de l'éditeur imprimé que cette
esthétique du livre qui est la sienne. Pour le numérique, il faudrait, là
aussi, trouver de nouveaux équilibres entre l'indispensable mise en
forme de l'éditeur et la nécessaire liberté du lecteur, prompt à en
réorganiser le contenu, à en envoyer des extraits.
On voit bien dans ces différents exemples à quel point le concept
de lecture est affecté dans la nouvelle économie morale du savoir
numérique. Si les pratiques de lecture, comme nous l'apprend Roger
Chartier, ont été diverses au cours de l'histoire, l'ère contemporaine,
au moins depuis le romantisme, a vu advenir une prédominance de
la lecture solitaire et silencieuse. La lecture numérique s'organise
plutôt sur le mode collectif de l'agora où chaque lecteur met en
commun, en partage, les podcasts, les fragments, communique des
hyperliens, des vidéos. C'est une forme de lecture partagée, sujette
à la reprise, ludique, et qui s'étend en arborescence de lien en lien.
Chaque texte est donc prétexte à naviguer vers d'autres horizons et
apprécié de façon très diverse par les différents lecteurs en fonction
des sociabilités où il se trouve. Le texte est rendu élastique par les
usages très souples qu'on en fait. Bien entendu, dans ce type de
lecture, c'est aussi l'opposition absolue de positions entre l'auteur et
le lecteur, leur non-interchangeabilité, qui se trouve érodée.
Finalement, la nouvelle écriture numérique est libérée du régime
du copyright qu'elle récuse. C'est une écriture palimpseste et
ouverte à l'infini. François Bon est, en France, un des rares écrivains
à expérimenter ce nouveau type de posture, qui implique l'abandon
13
de l'imaginaire du « sacre de l'écrivain » et de la souveraine
autorité sur ce qu'il écrit ; il implique aussi l'effacement de la
différence entre écrire et lire et favorise une forme d'écriture
collective ; enfin, il donne à lire des textes dans leur mouvement,
dans leur ouverture et abolit la valorisation de l'écrit définitif (qui
fondait la propriété intellectuelle par le manuscrit original) au profit
des brouillons qui ne sont plus les étapes vers le grand œuvre mais
14
le résultat de manipulations collectives à l'instant t .
Le « temps libre »
La température du bonheur
Non sans quelque malice, l'historien Christophe Granger nous
livre une citation des Vacances du petit Nicolas de Gosciny en
exergue de son intéressante étude sur la genèse de la culture
météorologique qui accompagne la pérennisation des vacances
d'été : « Malheureusement, il arrive parfois en Bretagne que le soleil
aille faire un petit tour sur la Côte d'Azur. C'est pour cela que le
patron de l'hôtel Beau Rivage surveille avec inquiétude le
12
baromètre . » La valorisation du soleil et de la chaleur – déjà datée
pour nous, contemporains du réchauffement climatique – est
nouvelle dans les années 1920. Elle succède à des
recommandations médicales beaucoup plus variées combinant
l'hygiène des lieux, l'ensoleillement certes, mais aussi les vents,
l'atmosphère – l'essentiel tenant d'ailleurs dans le changement de
climat dont on attend beaucoup. C'est la « cure d'air » qui sortira le
jeune citadin des miasmes de la ville. La littérature a donné un
personnage emblématique à cette croyance : la grand-mère de
Marcel, dans La Recherche du temps perdu, est une fervente
pratiquante de cet hygiénisme d'aération qui justifie le départ de son
petit-fils pour Balbec, sur la côte normande. La chaleur n'est alors
guère prisée et le soleil est contré par des vêtements d'été fort
encombrants et ne laissant surtout pas voir la peau. À la Belle
Époque, en France, on prône davantage les climats tonifiants de la
montagne, stimulants de la Manche ou agréablement frais du Pays
basque qui cumule les deux topographies.
La « température du bonheur », selon l'expression de Maurice
Maeterlinck, qui associe désormais étroitement les vacances
réussies à la chaleur et au bleu uniforme du ciel, a des effets non
seulement sur les corps et leurs entours – adieu chapeaux, voilettes,
gants et uniformes de baignades ! – mais aussi sur la cartographie
estivale. Dans tous les pays d'Europe, peu ou prou, les antiques
villégiatures en hauteur (collines, montagnes, plateaux), qui
assuraient la fraîcheur, sont délaissées pour une géographie plus
littorale et plus méridionale. C'est la poussée vers les suds, qui
durera jusque dans les années 1970-1980. En France, la saison
estivale de la Côte d'Azur, qui représentait jusqu'alors une
destination plutôt hivernale, prend son essor fatal.
D'une façon générale, température et météorologie composent les
ingrédients obsessionnels des congés réussis ; elles deviennent
l'objet d'une anxiété qui s'exprime tout le temps des vacances. On
attend les « prévisions météo », qu'on ne sait plus lire dans le ciel,
dans les journaux puis à la télévision, livrées par Monsieur Météo
devant une grande carte nationale pleine de couleurs et de
mouvements inquiétants. L'intolérance à la pluie et au ciel gris
devient telle que toute erreur de prévision pendant les vacances est
une faute grave : ployant sous la pression, psychologique cette fois,
les personnels de la météorologie nationale française font une grève
des prévisions à l'été 1974…
La révolution estivale
Durant les Trente Glorieuses, en Europe de l'Ouest,
s'institutionnalise une grande « évasion » de l'été, une « grande
transhumance saisonnière » – autant de métaphores pour exprimer
le déplacement désormais massif d'une majorité de travailleurs
pendant leur congé et une géographie qui voit globalement l'Europe
du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Belgique, pays scandinaves) se
déverser sur l'Europe méridionale, à la recherche de la mer et
surtout du soleil : les Allemands en Italie et sur la côte dalmate
(même avant les années 1990), les Néerlandais et les Belges en
14
France .
En France, c'est avec la troisième semaine de congés payés
en 1956 que les comportements se modifient : jusque-là, les
travailleurs ne partaient pas nécessairement en vacances. La
hausse du pouvoir d'achat et la possession d'une automobile
désormais accessible à l'aristocratie ouvrière (Fiat, 2CV,
Volkswagen) rendent possible la migration vers de nouveaux
horizons. À l'aube des années 1960, beaucoup des nouveaux
citadins européens qui retournaient dans leurs villages en guise de
vacances hésitent à le faire, peu désireux d'aider aux moissons et
de renouer avec les contraintes d'un travail quotidien à la ferme de
leurs ancêtres. Sans doute aussi estiment-ils s'être « extraits »
victorieusement de cette vie de labeur. Ils ont désormais coupé les
ponts et préfèrent aller voir ailleurs – avant qu'une génération plus
tard, dans les années 1970, le retour à la terre de certains jeunes
vienne faire tourner la roue de l'histoire dans l'autre sens.
La résidence secondaire, longtemps l'apanage d'une vie familiale
à plusieurs générations, n'est plus la valeur sûre du loisir bourgeois
qu'elle fut autrefois. Beaucoup de transactions transforment le
marché immobilier de la villégiature – jusqu'aux bouleversements
d'aujourd'hui où la location de court séjour, la mobilité et la diversité
des séjours permis par la gestion numérique des offres semblent
avoir supplanté, dans le désir des Européens, la possession d'une
antique demeure dont il faut réparer les fuites et payer la taxe
foncière. Airbnb a tué la maison de famille.
Bien évidemment, pour revenir aux années 1960, certains sont
encore réfractaires au modèle des grandes vacances, pour des
raisons culturelles plus qu'économiques. Partout, les artisans et
petits commerçants sont entrés plus tardivement dans la civilisation
des loisirs, sans parler des agriculteurs qui n'ont pu envisager de
quitter leur ferme et les soins quotidiens qu'y requièrent les animaux
que lorsque, une décennie plus tard, de nouvelles structures
collectives ont permis l'association de plusieurs familles pouvant
15
alterner les congés . Ceux qui préfèrent bricoler, jardiner ou aller
pêcher à la ligne dans le coin, expriment aussi, de façon implicite,
une résistance sourde à l'injonction de « profiter » de son congé,
tout en imposant son propre tempo à une activité complémentaire
utile à la maison mais ludique et satisfaisante dans son processus.
Bricoler : c'est là, selon l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, un
des exemples de l'expression par l'homme civilisé de la « pensée
sauvage 16 » (qui n'est donc pas la pensée des sauvages), une
façon de renouer avec l'Homo faber qu'il fut, tout en exerçant ses
méninges et retrouvant l'esprit de l'enfance et de ses
expérimentations. Pêcher à la ligne, c'est également refuser la
discipline du temps, même et surtout celle du loisir, en laissant ce
dernier s'écouler dans une attention vigilante et gratuite à l'onde et à
ses soubresauts, tandis que le silence de la rivière enveloppe le
pêcheur d'une souveraine chape de solitude, une fin de non-recevoir
radicale.
Dans les milieux populaires et chez les jeunes, en Grande-
Bretagne et en France après 1945, le camping séduit de plus en
plus, assorti de la forme plus petite-bourgeoise de la caravane
familiale. On se rend moins chez les parents et amis de province,
davantage dans des campings désormais équipés pour de longs
séjours reconduits d'année en année, qui sédentarisent un logement
à l'origine nomade. Les caravanes s'ornent d'auvents, de pots de
géraniums ou de vigne vierge ainsi que de l'accès à la télévision ;
les tentes, elles aussi, s'agrandissent, et s'alourdissent en logement
alternatif de toile.
Dans ces campings populaires règne une forme de désinvolture
narquoise vis-à-vis du temps chronométré de loisirs ailleurs
« organisés » et parfois même culturels. Les « gens de peu »,
comme les appelle tendrement Pierre Sansot, s'offrent une
temporalité relâchée avec le rituel biquotidien de l'apéritif, les jeux de
boule, les chaises longues, les inévitables cartes postales et les
17
récits de vacances au retour .
La formule Club
Si l'organisation des loisirs fut d'abord le fait du tourisme social,
celui-ci fait peu à peu place à un tourisme commercial où les offres
du voyage, de l'hébergement, de l'animation sont des prestations
tarifées par un agent de voyage en quête de profit. Ainsi naissent de
grands voyagistes dans toute l'Europe de l'Ouest d'après 1945 :
Horizon Holidays (Grande-Bretagne), Toureuropa (RFA), Sterling
Airways (Danemark), Hotelplan (Suisse), Simon Spies (Suède),
Sunair (Belgique). De grands consortiums de chaînes hôtelières se
créent – Intercontinental, Holiday-Inn… 18
Les marchands sont rentrés dans le temple du loisir. Ils vont s'y
installer et s'y montrer fort inventifs en important une formule du
tourisme associatif, le club de vacances, pour se l'approprier en
l'adaptant au capitalisme touristique des Trente Glorieuses. Il s'agit
du club de vacances, c'est-à-dire un village de vacances proposant
un produit fini composé de toutes les prestations attendues
(l'hôtellerie, la restauration, l'animation et la plage) en un forfait
unique – le tout composant « les vacances »… Le nom qui
symbolise dans le monde entier cette nouvelle formule est celui du
« Club Med » fondé par Gilbert Trigano en 1950. Essaimant ses
« villages » sur le pourtour méditerranéen, le Club Med en compte
26 en 1965 (dont 2 seulement en France), 31 en 1967. On en trouve
également sous des tropiques bien différents mais équivalents dans
l'image édénique qu'ils portent en eux : les Antilles et la Polynésie.
Les nouveaux départements puis territoires d'outre-mer français
seront une des cibles privilégiées de l'offensive de Trigano – la plus
grande réussite commerciale, sinon la seule dans ce genre de
vacances. Solidaire du développement de l'avion et de ses lignes
« charter » à bas prix (remplaçant les wagons-lits d'autrefois), le
tourisme de club neutralise l'espace traversé et fait arriver l'aspirant,
comme sur un tapis magique, aux portes du club où il est
invariablement accueilli à la polynésienne, comme un roi et
couronné de colliers de fleurs sous les vivats des « gentils
organisateurs ». Cette mise en scène est le premier pas vers le
fantasme d'une aventure qui rompt autant avec le tourisme culturel
ou régénérateur qu'avec celui du repos. Ici, point d'altitude, ni de
marches forcées, point de vaisselle en commun ni de chants à la
veillée ; au programme, avant tout, l'abondance de la nourriture – le
fameux buffet en libre-service –, le relâchement des mœurs exprimé
par un vêtement minimal (maillot de bain ou simili), un tutoiement
social généralisé, la permissivité sexuelle et l'hédonisme sans
risque, protégé par un enclos séparant nettement la théodicée du
club de l'espace environnant et de ses autochtones vaguement
aperçus sur le trajet, mais qui ne le seront pas davantage pendant le
séjour. Le lieu des vacances est un périmètre totalement abstrait de
la société vernaculaire, il est aussi conçu en opposition franche avec
la société occidentale de départ puisqu'on laisse ses devises et ses
objets personnels à la réception. Le Club Med est le songe d'un
monde sans transaction, sans argent, sans vêtement. On se défait à
bon compte des oripeaux de la société moderne : « L'opulence de la
19
civilisation et la simplicité du sauvage . » Le paradis, donc, offert
démocratiquement aux classes moyennes de l'Europe de l'Ouest,
celle des Trente Glorieuses. À l'Est, évidemment, l'Éden communiste
a de tout autres ressorts ; bien qu'il offre lui aussi ses stations
balnéaires et sa vision coercitive des loisirs bien gérés, il les pratique
at home, de la Baltique à la mer Noire.
L'imaginaire touristique
Le village du Club Med est une île. Le paquebot qui constitue le
moyen de transport et le lieu de vie du touriste contemporain en est
une autre. La croisière, notamment en Méditerranée, est devenue le
symbole du tourisme globalisé avec son écosystème consumériste
sur place, entre buffets, thalasso, boîtes de nuit et jeux d'argent, ses
escapades culturelles dans les villes côtières qui accueilleront un
regard distrait et grégaire sur quelques ruines antiques. Cette « bulle
touristique » flottante est également une image de la décadence
occidentale depuis que la grande carcasse du Costa Concordia,
filmée avec sévérité par Jean-Luc Godard dans son film Adieu au
socialisme, s'est échouée sur son flanc le 13 janvier 2014 à la pointe
de Gabbianata, sur la côte orientale de l'île de Giglio, sur la côte
amalfitaine. Pourtant, le système touristique ne cesse de se
renouveler à travers la fabrique d'illusions, la « broussaille
d'irréalité » qu'il promeut : non plus l'accès à un lieu mais à l'idée
d'un lieu, non plus la découverte d'une ville mais celle de l'idée que
la ville veut susciter. C'est bien cet imaginaire touristique, fait de
clichés, de stéréotypes, cherchant à vendre de l'identité fantasmée
qui est au cœur de l'œuvre d'un socio-anthropologue original,
Rachid Amirou, célébré par un de ses lecteurs, l'écrivain Michel
Houellebecq, hanté lui aussi par le devenir-touriste du monde
20
entier .
Car, à ce stade, l'Europe n'est plus seulement le lieu de départ de
transhumances toujours plus nombreuses suscitées par l'ultime
massification des transports – le low cost aérien ; elle est aussi
devenue lieu de destination touristique de flux considérables venant
essentiellement d'Asie, les multiples classes moyennes chinoises
accédant à un pouvoir d'achat qui les rend sensibles aux sirènes de
cet imaginaire touristique occidental. Depuis la tombée du rideau de
fer, l'Europe entière est l'objet du désir consentant de cette manne
économique.
Au centre de la Mitteleuropa, Budapest, incarnée par l'antique
pont reliant Buda et Pest, fait la promotion des arts et de son passé
historique sur fond de folklore hongrois encore discrètement
exotique. Paris et Prague sont obligées d'assumer leurs poids
monumentaux et leurs icônes universelles (la tour Eiffel par
exemple). Pour autant, elles satisfont aux attentes consuméristes en
ajoutant à la carte postale les séductions d'une vie nocturne agitée,
des wild parties de « Paris by night ». Selon Rachid Amirou, d'autres
villes encore ne sollicitent même plus leur patrimoine mais se
contentent d'en vendre « l'état d'esprit », comme Dublin ou Bruxelles
qui substituent le cosmopolitisme européen à la spécialité locale
qu'est l'Art nouveau, ou Londres qui affiche fièrement le visage
multiculturel (45 gastronomies) d'une ville-monde. On saisit bien que
le tourisme mise aujourd'hui moins sur un produit, un service,
que sur la promesse d'une expérience à base d'images et
d'imaginaire formatés – et que le touriste pourra d'ailleurs
éventuellement partager et co-fabriquer à son tour en s'exprimant
sur les réseaux sociaux.
Naissance de l'intime
C'est tardivement qu'une nouvelle idéologie, émanant largement
de la bourgeoisie, sacralise l'espace domestique, lieu de l'intimité
familiale, comme constitutif de son identité profonde. Auparavant et
jusqu'au XVIIIe siècle, prédomine l'accomplissement de soi dans la
vie publique. Il n'y a pas ou peu d'espace intime chez les pauvres, et
les aristocrates comme le roi vivent, selon l'ancien modèle curial,
devant leurs courtisans. Dans les villages, les charivaris (chahuts
rituels à l'époque moderne) frappent de vieux barbons qui se
remarient avec des femmes jeunes sans se soucier de déséquilibrer
1
le marché matrimonial limité ; les jeunes hommes se sentent alors
tout à fait habilités à faire la police des mœurs et intervenir au cœur
de « l'intimité » d'un couple qui, en l'occurrence, relève de la chose
publique. Ainsi, la frontière entre le privé et au cœur du privé,
l'intime, et le public est infiniment mouvante et négociable selon le
temps et la société qui la définit.
L'Europe du XIXe siècle se caractérise par un intense désir
d'espace à soi, une quête de retrait du monde et de la société à
laquelle les familles bourgeoises vont répondre par la création d'un
« foyer », d'un « home », d'un « Heim », d'une « casa », tous ces
lexiques à connotation sentimentale traduisant la charge émotive
dont est affecté désormais l'espace de la maison. Cette construction
est visible dans mille aspects matériels mais aussi par le caractère
insupportable que revêt dès lors toute violation d'intimité (lecture de
lettre, ou du journal intime de la fille ou du fils par le père ou la
mère). Quels que soient les échappatoires extérieures, et ses
plaisirs, le foyer familial est vu comme central dans
l'accomplissement de soi.
Cette conception repose sur une stricte séparation des sphères
d'attribution entre les hommes et les femmes, principales gardiennes
du temple. Selon un argumentaire à la fois scientifique et religieux,
elles ne disposent pas des capacités nécessaires pour affronter
l'extérieur. Ainsi, elles règnent à l'intérieur. Car malgré leur statut de
mineures qui les assimilent à des enfants, des fous ou des idiots, il
semble bien que les femmes participent à la prise de décision
familiale et contreviennent ainsi au paysage très strict dessiné par la
loi. Comme le dit Balzac dans La Physiologie du mariage, résumant
magnifiquement l'ambivalence de cette situation, « la femme mariée
est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône ».
Émerge à la fin du XIXe siècle l'idée d'un droit de la vie privée qui
permettrait de faire protéger par la loi le « droit d'être laissé en paix »
(1890), mais dont l'extension fait débat dans le cadre de certaines
grandes affaires scandaleuses comme le procès d'Oscar Wilde,
condamné aux travaux forcés en 1895 pour atteinte aux bonnes
mœurs. Dans cette conjoncture s'opposent ceux pour qui
l'hétérodoxie sexuelle relève de la vie privée et ne requiert aucun
aval public et ceux qui, au contraire, restreignent la compréhension
de la vie privée dans ce cas précis.
Vittorio Matteo Corcos, Rêves, 1896.
Pratiques et protocoles de l'intime : lecture et écriture
Comme le dit Peter Gay dans son livre sur Schnitzler et la culture
bourgeoise, la correspondance devient au XIXe siècle un élément
précieux de « l'économie émotionnelle bourgeoise ». L'amélioration
de la poste, la baisse du prix des timbres, la sécurité et un peu
partout l'extension garantie du secret postal (y compris dans les
États autoritaires) favorisent le commerce épistolaire et contribuent à
faire des lettres des dépositaires de l'intimité, c'est-à-dire des
secrets ; secrets entre amants, secrets de famille ; conseils sur les
mesures de contraception, rendez-vous illicites : tout cela peut être
contenu dans une lettre, dont l'écriture constitue désormais une
pratique générale et un motif pictural.
Revenons sur le secret postal, déclaré inviolable par l'Assemblée
nationale française en 1790, et plus tard intégré dans le Code pénal
français. De même, le Briefgeheimnis est considéré comme
inviolable dans l'espace germanophone. Quant à la Grande-
Bretagne, elle le considère comme un des piliers du libéralisme et à
ce titre le défend avec vigueur, quand il est attaqué y compris par
ses propres institutions (comme la police). Lorsqu'en 1844, Mazzini,
combattant de l'unité italienne, en exil à Londres, découvrit que son
courrier était ouvert et transmis aux Autrichiens, il protesta. Carlyle,
un des intellectuels britanniques (écossais) très influents de l'ère
victorienne, écrivit une lettre indignée au Times : « C'est pour nous
une affaire vitale que dans un bureau de poste anglais, les lettres
scellées soient respectées, comme nous l'imaginions tous, à l'instar
des choses sacrées. » Un crime de lèse-britannicité…
Mais la correspondance ne résume pas toutes les pratiques
d'écriture intime, tant s'en faut. Le journal intime mobilise en effet
l'énergie scripturaire de nombre de jeunes garçons et filles des
adolescences bourgeoises européennes, sans compter les femmes
adultes qui continuent souvent de se livrer à cette activité
quotidienne. Si les parents et les professeurs encouragent le plus
souvent la tenue d'un journal, c'est qu'ils estiment l'exercice
profitable : il permet une quête de soi-même, une exploration
autocritique et une forme d'ascèse introspective avec laquelle la
culture protestante du nord de l'Europe ne peut qu'entrer en
résonance. Au XIXe siècle, les directeurs de conscience encouragent
également leurs pénitentes à cet examen de soi. Mais on ne
consigne pas que ses états d'âme ni ses troubles de conscience
dans son journal intime : celui d'Alma Schindler (future épouse de
Mahler) nous plonge dans les extases et les tourments (notamment
2
érotiques) d'une jeune Viennoise ardente et ambitieuse .
Le « journalisme intime » est un genre pratiqué assidûment par les
femmes, comme on l'a dit. Certaines, Cosima Wagner, Virgina
Woolf, plus tard, Anaïs Nin, sont des diaristes assidues. Certaines
vivent quasiment pour consigner leurs expériences dans leur journal,
avec qui elles entretiennent une relation d'amitié, d'affection, de
fidélité et de loyauté indéfectible. Le plus long journal intime du
XIXe siècle est pourtant le fait d'un homme, Henri Frédéric Amiel, qui
durant seize ans remplit obsessionnellement 16 840 pages serrées.
Pourquoi tenir un journal ? Les réponses sont multiples et variées :
pour passer à la postérité et échapper à la destruction de tout, pour
le plaisir de se relire, pour faire office d'aide-mémoire, pour explorer
sa vie intérieure et la composer, la construire, la structurer, pour
dresser un premier brouillon d'une écriture romanesque, pour
réfréner la dépression, etc. En tout cas, il s'écrit généralement le soir
et dans une solitude nécessaire, souvent celle de la chambre. On le
range dans un tiroir et on le cache, on ferme à double tour. Ni le
journal intime ni l'intimité ne sont inventés au XIXe siècle, mais ce qui
constitue la spécificité de cette époque est la généralisation
considérable du genre qui devient presque un universel d'éducation
de soi, en tout cas dans la bourgeoisie, petite, moyenne et grande,
mais pas seulement, puisqu'on a retrouvé nombre de journaux
intimes émanant de jeunes filles du peuple.
Une autre pratique abritant et construisant à la fois l'espace de
l'intimité est la lecture. Roger Chartier oppose deux régimes de
lecture à l'âge moderne : le régime intensif du livre rare, où la
lecture, collective, à la veillée, à voix haute, est celle de quelques
ouvrages dont on dispose, notamment la Bible ; et, fait nouveau, le
3
régime extensif du livre abondant . La lecture devient alors un acte
solitaire, s'effectue mentalement et constitue un engouffrement de
soi dans l'univers fictif du livre. La lectrice de l'âge romantique
incarne ce type de lecture boulimique correspondant à l'avènement
du roman et qui n'est pas sans inquiéter les autorités morales du
siècle. Les débats concernant les effets de la « mauvaise
littérature » sont récurrents dans les journaux de l'époque. Les
crimes littéraires y figurent en bonne place, incarnant l'effet
dévastateur que les « mauvaises lectures » peuvent avoir sur les
nerfs affaiblis de certaines femmes. Ces inquiétudes morales
s'accompagnent dans le même temps d'une projection fantasmée :
« La figure de la lectrice, affalée sur un sofa, un divan, ou lovée dans
son lit, la bouche rieuse et la mine gourmande, est un lieu commun
de la peinture érotique. Les femmes qui lisent sont dangereuses »
(Michelle Perrot). Le mystère et le prestige de la lecture dans la
chambre tient également à ce qu'elle se produit la nuit, rendue
possible par quelques évolutions techniques : la flamme vacillante
de la bougie (Delacroix, La Lecture au lit) est remplacée par la lueur
de la lampe à huile ou à pétrole des lampes Pigeon ou Carcel, avant
que celles-ci soient remplacées par de plus banales ampoules
électriques. La lampe de chevet, comme les livres du même nom,
ont beaucoup fait pour les nuits des lecteurs et lectrices férus de
littérature. Disposant d'une chambre individuelle, et d'une lampe,
combien d'adolescent(e)s ont vécu plus intensément la nuit que le
jour ? Jean-Paul Sartre revient sur cette opposition diurne/nocturne,
constitutive de sa vocation d'écrivain : « Lire la nuit en cachette, des
auteurs défendus et contestataires, c'était accumuler les viols
d'interdits […]. Les pensums, c'était tout : c'était le jour, c'était le
soleil, la veille, les besoins naturels qu'on n'en finissait pas de
satisfaire, c'était l'enseignement classique […] la compétition, le
morne ennui bourgeois. La littérature, c'était la nuit, c'était la solitude
4
et l'hypnose, c'était l'imaginaire . »
Comme le dit Proust, un autre insomniaque de notre littérature, « il
n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si
pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les
5
vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré ». Ce
mode de lecture vitale et qui abrite les temps les plus personnels et
les plus essentiels de la vie intime se produit le plus souvent, nous
l'avons vu, dans une chambre. La chambre est devenue un objet
d'histoire, grâce à Michelle Perrot, au carrefour de l'histoire de la vie
privée, de la subjectivité, de la famille et des rythmes de la vie.
Examinons donc pour terminer cet intérieur du XIXe siècle.
5. Européens, européennes
9. Politiques de la culture
Chapitre 1
Chapitre 2
AMBR OISE-RENDU Anne-Claude, Petits Récits des désordres
ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la
Troisième République à la Grande Guerre, Paris, S. Arslan, 2004.
BAECQUE (de) Antoine, Les Nuits parisiennes, XVIII-XXIe siècle, Paris,
Seuil, 2015.
BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages,
traduit de l'allemand par J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989.
CHARLE Christophe, Discordance des temps. Une brève histoire de la
modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
DELATTRE Simone, Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au
XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000.
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2001.
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KALIFA Dominique, L'Encre et le Sang. Récits de crimes et société à
la Belle Époque, Paris, Fayard, 1995.
KALIFA Dominique, RÉGNIER Philippe, THÉRENTY Marie-Ève, VAILLANT
Alain (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de
la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde Éditions,
2012.
KAUFFMANN Grégoire, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2009.
KRACAUER Siegfried, Jacques Offenbach ou le secret du Second
Empire, traduit de l'allemand par L. Astruc, Paris, Gallimard, 1994.
LYON-CAEN Judith, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au
temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
MOLLIER Jean-Yves, Le Camelot et la Rue. Politique et démocratie au
tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 2004.
ORY Pascal, Les Expositions universelles de Paris, Paris, Ramsay,
1982.
PINOT DE VILLECH ENON Florence (dir.), Fêtes géantes. Les expositions
universelles, pour quoi faire ?, Paris, Autrement, 2000.
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SAUGET Stéphanie, À la recherche des pas perdus. Une histoire des
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Paris, Berkeley, University of California Press, 1998.
SCHWARTZ Vanessa, Modern France. A Very Short Introduction,
Oxford, Oxford University Press, 2011.
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Century Visual Culture, New York, Routledge, 2005.
STEINER George, Une certaine idée de l'Europe, Arles, Actes Sud,
2005.
THÉRENTY Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques
journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007.
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
AMIROU Rachid, L'Imaginaire touristique, préface de M. Houellebecq,
Paris, CNRS éditions, 2012.
BERTHO-LAVENIR Catherine, La Roue et le Stylo. Comment nous
sommes devenus des touristes, Paris, Odile Jacob, 1995.
CORBIN Alain (dir.), L'Avènement des loisirs, 1850-1960, Paris,
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DUMAZEDIER Joffre, Vers une civilisation des loisirs ?, Paris, Seuil,
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beau temps en vacances », in Ethnologie française, 2004/1, vol. 34,
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MENGER Pierre-Michel, Portrait de l'artiste en travailleur.
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RAUCH André, Vacances en France. De 1830 à nos jours, Paris,
Hachette Littérature, édition augmentée, 2001.
SANSOT Pierre, Les Gens de peu, Paris, Puf, 1991.
Chapitre 13
Camus, Albert, 1
Canova, Antonio, 1
Cardenas, Lazaro, 1
Carlu, Jean, 1
Carlyle, Thomas, 1
Cartouche, Louis-Dominique, 1
Casque d'or (Amélie Élie, dite), 1
Castoriadis, Cornelius, 1
Cavaillès, Jean, 1
Cavour, Camillo, 1-2
Ceaucescu, Nicolae, 1
Certeau, Michel de, 1
Césaire, Aimé, 1-2
CGT, 1, 2-3
Chaillot, 1
Chakraparty, Dipresh, 1
Chalamov, Varlam, 1
Champ-de-Mars, 1
Champo, Le (cinéma), 1
Champs-Élysées, 1, 2
Chaplin, Charlie, 1, 2
Char, René, 1
Charcot, Jean-Baptiste, 1
Chemin des Dames, 1
Chevalier, Michel, 1
Chirac, Jacques, 1
Citadelle (jardin de la), 1
Cité de l'immigration, 1
City, the, 1
Claretie, Jules, 1
Clemenceau, Georges, 1, 2, 3
Club Med, 1-2
Cohn-Bendit, Daniel, 1, 2, 3
Colette, Sidonie-Gabrielle, 1, 2
Collège de France, 1, 2
Comédie-Française, 1, 2
Commonwealth, 1-2
Cook, Thomas, 1-2, 3
Coppée, François, 1
Copyright Act, 1
Cornelius, Peter, 1
Courbet, Gustave, 1
Croix-Rouge, 1
Crystal Palace, 1
Dandieu, Arnaud, 1
D'Annunzio, Gabriele, 1
Dante Alighieri, 1
Daudet, Alphonse, 1
De Amicis, Edmondo, 1
Debord, Guy, 1, 2
Décades de Pontigny, 1, 2
Déclaration de Villeurbanne, 1, 2
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1
Delacroix, Eugène, 1
Demangeon, Albert, 1
Deroin, Jeanne, 1
Descartes, René, 1
Deux Magots, Les (café), 1
Dewey, John, 1
Dickens, Charles, 1
Diderot, Denis, 1, 2
Dietrich, Marlene, 1
Dos Passos, John, 1, 2
Doumergue, Gaston, 1
Dresch, Jean, 1
Dreyfus (affaire), 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Drieu la Rochelle, Pierre, 1, 2
Drumont Édouard, 1
Dubuffet, Jean, 1
Duby, Georges, 1, 2
Duchamp, Marcel, 1
Duhamel, Georges, 1-2
Dumas, Alexandre (fils), 1-2, 3
Dumas, Alexandre (père), 1, 2
Dumazedier, Joffre, 1, 2
Duras, Marguerite, 1
Durkheim, Émile, 1
Dutschke, Rudi, 1, 2, 3
Dylan, Bob, 1
Eastwood, Clint, 1
École de Francfort, 1, 2-3, 4
Edison, Thomas, 1, 2
Édit de Nantes, 1
Eiffel, tour, 1, 2, 3, 4
Einstein, Albert, 1
Elias, Norbert, 1, 2
Eliot, Thomas Stearn, 1
Élisabeth II, 1
Ensor, James, 1
Enzensberger, Hans-Magnus, 1, 2
Exposition coloniale de 1931, 1-2
Exposition universelle, 1, 2-3, 4-5, 6, 7-8
Facebook, 1-2, 3
Fanon, Franz, 1
Fantômas, 1, 2
Father Brown, 1
Faulkner, William, 1, 2
Fédérés (mur des), 1
Fermi, Enrico, 1
Ferry, Jules, 1, 2-3, 4
Fichte, Johann Gottlieb, 1
Finkielkraut, Alain, 1
Flaubert, Gustave, 1, 2, 3, 4, 5
Forster, Edgar M., 1
Foucault, Michel, 1, 2, 3
France, Anatole, 1
François Joseph Ier d'Autriche, 1
Freud, Anna, 1
Freud, Sigmund, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7-8
Front populaire, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Fumaroli, Marc, 1
Gabin, Jean, 1
Gambetta, Léon, 1
Gance, Abel, 1, 2
Garibaldi, Giuseppe, 1, 2-3
Gauguin, Paul, 1
Gaulle, Charles de, 1, 2
Gaumont, Léon, 1-2
Gautier, Théophile, 1
Gay, Peter, 1
Geismar, Alain, 1, 2
George VI, 1
Gide, André, 1, 2
Gijón (café), 1
Girardin, Émile, 1
Godard, Jean-Luc, 1-2, 3, 4, 5, 6, 7
Goldschmidt, Bertrand, 1
Gontcharov, Ivan, 1
Google, 1-2
Gorbatchev, Mikhaïl, 1
Gottwald, Klement, 1
Gouges, Olympe de, 1, 2
Grand Rex, Le (cinéma), 1
Grass, Günter, 1
Greenwich (méridien de), 1, 2, 3
Grévin (musée), 1
Griffith, David Wark, 1, 2
Grimm (frères), 1
Grossman, Vassili, 1
Groupe 1, 2
Guardian, The (journal), 1
Halévy, Ludovic, 1-2, 3-4
Hanka, Vaclav, 1
Hardy, Georges, 1, 2
Haussmann, Georges Eugène, 1, 2
Havas (agence), 1
Havel, Vaclav, 1, 2
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 1
Herder, Johann Gottried von, 1
Herzl, Theodor, 1
Hitler, Adolf, 1, 2-3
Hobsbawm, Eric, 1, 2
Hofmansthal, Hugo von, 1
Hoggart, Richard, 1-2
Hollywood, 1, 2, 3, 4-5, 6
Homodok, 1
Horkheimer, Max, 1, 2
Horvath, Ödön von, 1
Houellebecq, Michel, 1
Hugo, Victor, 1, 2, 3, 4
Humanité, L' (journal), 1
Lacan, Jacques, 1, 2
Lagerlöf, Selma, 1
Lagrange, Léo, 1
Lamartine, Alphonse de, 1
Langevin, Paul, 1, 2
Landru, Henri-Désiré, 1
Lang, Fritz, 1, 2, 3
Lang, Jack, 1-2
La Villemarqué, Théodore Hersart, 1
Lavisse, Ernest, 1
Lavrov, Pierre, 1
Lebon, Gustave, 1
Lefort, Claude, 1
Leiris, Michel, 1
Le Play, Frédéric, 1
Lévi, Sylvain, 1
Lévi-Strauss, Claude, 1, 2, 3, 4
Libre Parole, La (journal), 1
Libuse, 1
Liebermann, Max, 1
Liehm, Antonin, 1-2
Linder, Max, 1
Lönrott, Elias, 1
Loos, Adolf, 1
Loti, Pierre, 1
Lüger, Karl, 1
Lumière (frères), 1, 2
Lupin, Arsène, 1
Lyautey, Hubert, 1-2
Nabokov, Vladimir, 1
Nagelmackers, Georges, 1
Nerval, Gérard de, 1
New York Times (journal), 1
Nicolas II, 1
Nietzsche, Friedrich, 1
Nin, Anaïs, 1
Nizan, Paul, 1, 2
Nouvelle Revue française, 1, 2
Nouvelle Vague, 1
Offenbach, Jacques, 1
Opéra-Comique, 1
Opéra Garnier, 1
Ortega y Gasset, José, 1
Orwell, George, 1, 2, 3
Overbeck, Johann Friedrich, 1
Oxbridge, 1, 2
Pagnol, Marcel, 1
Pais, El (journal), 1
Palacky, Frantisek, 1
Palais idéal du facteur Cheval, 1
Panowsky, Erwin, 1
Pasternak (affaire), 1
Pathé, Charles, 1-2
Paulhan, Jean, 1
Paxton, Robert, 1, 2
Pelletier, Madeleine, 1-2
Pen Club, 1
Perret, Auguste, 1
Petit Journal, Le (journal), 1-2
Petit Palais, 1
Picasso, Pablo, 1
Pie XII, 1
Pirandello, Luigi, 1
Pouchkine, Alexandre, 1-2, 3
Presse, La (journal), 1
Prévost, Jean, 1
Printemps de Prague, 1
Prost, Antoine, 1
Proust, Marcel, 1, 2, 3
Quai Branly, 1-2
Quartier latin, 1, 2, 3
Walesa, Lech, 1
Walser, Martin, 1, 2
Wagner, Cosima, 1
Wagner, Richard, 1, 2
Webb, Sydney, 1
Weber, Max, 1, 2
Weil, Simone, 1
Weimar (république de), 1, 2, 3, 4, 5
Westminster, 1, 2
Wikileaks, 1
Wikipédia, 1-2, 3-4
Wilde, Oscar, 1, 2
Williams, Tennessee, 1
Wittgenstein, Ludwig, 1
Wolff (agence de presse), 1
Wolff, Karl-Dietrick, 1
Wolff, Kurt, 1
Woolf, Leonard, 1,
Woolf, Virginia, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Zola, Émile, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Zweig, Stefan, 1, 2, 3, 4
CRÉDITS
Préface
Chapitre 1 - Comment naissent les nations - L'invention des identités
nationales au XIXe siècle
Chapitre 2 - Flâner en ville - La culture urbaine de la Belle Époque
Chapitre 3 - Société du spectacle et avant-gardes - Les capitales
culturelles dans l'Europe du XIXe siècle
Chapitre 4 - Au front comme à l'arrière - Naissance des cultures de
guerre, 1914-1920
Chapitre 5 - Européens, européennes - Deux siècles vus par
l'histoire du genre)
Chapitre 6 - Le temps des colonies - De l'âge des empires à la
décolonisation des esprits
Chapitre 7 - Les intellectuels en Europe - Existe-t-il un intellectuel
européen ?
Chapitre 8 - Les ondes et les écrans - La culture de masse au
XXe siècle
Chapitre 9 - Politiques de la culture - dans l'Europe du second
XXe siècle
Chapitre 10 - 1968, une révolte partagée ? - Contester en Europe de
l'Ouest et de l'Est
Chapitre 11 - Cultures numériques - Fin XXe-XXIe siècle
Chapitre 12 - Vers une « civilisation des loisirs » ? - La conquête
d'un « temps pour soi »
Chapitre 13 - Vie privée, vie intime - Genèse de l'individu moderne
Notes
Bibliographie
Index
Crédits
Remerciements
Flammarion
Notes