Balzac Et La Petite Tailleuse Chinoise (Dai Sijie)
Balzac Et La Petite Tailleuse Chinoise (Dai Sijie)
Balzac et la Petite
Tailleuse chinoise
Gallimard
© Éditions Gallimard, 2000
D’origine chinoise, Dai Sijie vit en France depuis quinze ans. Il a réalisé
trois longs métrages, dont Chine ma douleur. Balzac et la Petite Tailleuse
chinoise est son premier roman.
CHAPITRE 1
*
Deux mots sur la rééducation : dans la Chine rouge, à la fin de l’année
68, le Grand Timonier de la Révolution, le président Mao, lança un jour une
campagne qui allait changer profondément le pays : les universités furent
fermées, et « les jeunes intellectuels », c’est-à-dire les lycéens qui avaient
fini leurs études secondaires, furent envoyés à la campagne pour être
« rééduqués par les paysans pauvres ». (Quelques années plus tard, cette
idée sans précédent inspira un autre leader révolutionnaire asiatique, un
Cambodgien, qui, plus ambitieux et plus radical encore, envoya toute la
population de la capitale, vieux et jeunes confondus, « à la campagne ».)
La vraie raison qui poussa Mao Zedong à prendre cette décision restait
obscure : voulait-il en finir avec les Gardes rouges qui commençaient à
échapper à son contrôle ? Ou était-ce la fantaisie d’un grand rêveur
révolutionnaire, désireux de créer une nouvelle génération ? Personne ne sut
jamais répondre à cette question. À l’époque, Luo et moi en discutâmes
souvent en cachette, tels deux conspirateurs. Notre conclusion fut la
suivante : Mao haïssait les intellectuels.
Nous n’étions ni les premiers ni les derniers des cobayes utilisés dans
cette grande expérience humaine. Ce fut au début de l’année 1971 que nous
arrivâmes dans cette maison sur pilotis, perdue au fin fond de la montagne,
et que je jouai du violon pour le chef du village. Nous n’étions pas les plus
malheureux non plus. Des millions de jeunes nous avaient précédés, et des
millions allaient nous succéder. Une seule chose ressemblait à ce que l’on
appelle l’ironie du sort : ni Luo ni moi n’étions lycéens. Jamais nous
n’avions eu la chance de nous asseoir dans une salle de classe de lycée.
Nous avions simplement terminé nos trois années de collège, quand on nous
envoya dans la montagne, comme si nous étions des « intellectuels ».
Il était difficile de nous considérer, sans délit d’imposture, comme deux
intellectuels, d’autant que les connaissances que nous avions acquises au
collège étaient nulles : entre douze et quatorze ans, nous attendîmes que la
Révolution se calmât, et que rouvrît notre établissement. Mais quand nous y
entrâmes enfin, nous fûmes emplis de déception et d’amertume : les cours
de mathématiques étaient supprimés, de même que ceux de physique et de
chimie, les « connaissances de base » se limitant désormais à l’industrie et à
l’agriculture. Sur les couvertures des manuels, on voyait un ouvrier, coiffé
d’une casquette, qui brandissait un immense marteau, avec des bras aussi
gros que ceux de Stallone. À côté de lui, se tenait une femme communiste
déguisée en paysanne, avec un foulard rouge sur la tête. (Une plaisanterie
vulgaire, qui circulait alors entre les collégiens, consistait à dire qu’elle
s’était entouré la tête de sa serviette hygiénique.) Ces manuels et le Petit
Livre Rouge de Mao restèrent, plusieurs années durant, notre seule source
de connaissance intellectuelle. Tous les autres livres étaient interdits.
On nous refusa l’entrée au lycée, et on nous força à endosser le rôle de
jeunes intellectuels à cause de nos parents, alors considérés comme des
ennemis du peuple, bien que la gravité des crimes imputés aux uns et aux
autres ne fut pas tout à fait la même.
Mes parents exerçaient la médecine. Mon père était pneumologue, et ma
mère spécialiste des maladies parasitaires. Ils travaillaient tous les deux à
l’hôpital de Chengdu, une ville de quatre millions d’habitants. Leur crime
consistait à être de « puantes autorités savantes », qui jouissaient d’une
réputation de modeste dimension provinciale, Chengdu étant la capitale du
Sichuan, une province peuplée de cent millions d’habitants, éloignée de
Pékin mais très proche du Tibet.
Par rapport au mien, le père de Luo était une véritable célébrité, un grand
dentiste connu dans toute la Chine. Un jour, avant la Révolution culturelle,
il avait dit à ses élèves qu’il avait refait les dents de Mao Zedong, de
Madame Mao, et aussi de Jiang Jieshi, le président de la République avant
la prise du pouvoir par les communistes. À vrai dire, à force de contempler
tous les jours le portrait de Mao depuis des années, certains avaient déjà
remarqué que ses dents étaient très jaunes, presque sales, mais chacun se
taisait. Et voilà qu’un éminent dentiste suggérait comme ça, en public, que
le Grand Timonier de la Révolution portait un dentier ; c’était au-delà de
toutes les audaces, un crime insensé et impardonnable, pire que la
révélation d’un secret de défense nationale. Sa condamnation, par
malchance, fut d’autant plus lourde qu’il avait osé mettre les noms du
couple Mao au même rang que celui de la plus grande des ordures : Jiang
Jieshi.
Pendant longtemps, la famille de Luo habita à côté de chez moi, sur le
même palier, au troisième et dernier étage d’un bâtiment en brique. Il était
le cinquième fils de son père, et le seul enfant de sa mère.
Il n’est pas exagéré de dire que Luo fut le meilleur ami de ma vie. Nous
grandîmes ensemble, et connûmes toutes sortes d’épreuves, parfois très
dures. Nous nous disputions très rarement.
Je me souviendrai toujours de la seule fois où nous nous sommes battus,
ou plutôt où il m’a battu : c’était durant l’été 1968. Il avait environ quinze
ans, moi à peine quatorze. C’était un après-midi ; une grande réunion
politique se tenait à l’hôpital où travaillaient nos parents, sur un terrain de
basket en plein air. Nous savions tous les deux que le père de Luo était
l’objet de cette réunion, et qu’une nouvelle dénonciation publique de ses
crimes l’attendait. Vers cinq heures, personne n’étant encore revenu, Luo
me demanda de l’accompagner là-bas.
— On va identifier ceux qui dénoncent et battent mon père, me dit-il, et
on se vengera d’eux quand on sera plus grands.
Le terrain de basket bondé grouillait de têtes noires. Il faisait très chaud.
Le haut-parleur hurlait. Le père de Luo était agenouillé au centre d’une
tribune. Une grande pancarte en ciment, très lourde, était suspendue à son
cou par un fil de fer qui s’enfoncait et disparaissait presque dans sa peau.
Sur cette pancarte, étaient inscrits son nom et son
crime : RÉACTIONNAIRE.
Même à trente mètres de distance, j’eus l’impression de voir sur le sol,
sous la tête de son père, une large tache noire, formée par sa sueur.
La voix menaçante d’un homme cria dans le haut-parleur :
— Avoue que tu as couché avec cette infirmière !
Le père courba la tête, de plus en plus bas, si bas que l’on eût cru que son
cou avait fini par être écrasé par la pancarte en ciment. Un homme approcha
un micro de sa bouche, et l’on entendit un « oui » très faible, presque
tremblant, s’en échapper.
— Comment ça s’est passé ? hurla l’inquisiteur dans le haut-parleur.
C’est toi qui l’as touchée le premier, ou c’est elle ?
— C’est moi.
— Et après ?
Il y eut un silence de quelques secondes. Puis toute la foule cria comme
un seul homme :
— Et après ?
Ce cri, répété par deux mille personnes, retentit comme un coup de
tonnerre, et tournoya au-dessus de nos têtes.
— J’ai avancé…, dit le criminel.
— Encore ! Des détails !
— Mais dès que je l’ai touchée, avoua le père de Luo, je suis tombé…
dans les nuages et le brouillard.
Nous partîmes, tandis que les cris de cette foule d’inquisiteurs fanatiques
recommençaient à se déchaîner. En chemin, je sentis soudain des larmes
couler sur mon visage, et je réalisai combien j’aimais ce vieux voisin, le
dentiste.
À cet instant, Luo me gifla, sans dire un mot. Le coup fut tellement
surprenant, que je faillis être propulsé par terre.
*
En cette année 1971, le fils d’un pneumologue et son copain, le fils d’un
grand ennemi du peuple qui avait eu la chance de toucher les dents de Mao,
étaient seulement deux « jeunes intellectuels » parmi la centaine de garçons
et de filles envoyés dans cette montagne, nommée « le Phénix du Ciel ». Un
nom poétique, et une drôle de manière de vous suggérer sa terrible hauteur :
les pauvres moineaux ou les oiseaux ordinaires de la plaine ne pourraient
jamais s’élever jusqu’à elle ; seule pouvait l’atteindre une espèce liée au
ciel, puissante, légendaire, profondément solitaire.
Aucune route n’y accédait, seulement un sentier étroit qui s’élevait entre
les masses énormes des rochers, des pics, monts et crêtes de toutes tailles et
de formes diverses. Pour apercevoir la silhouette d’une voiture, entendre un
coup de klaxon, signe de la civilisation, ou pour renifler l’odeur d’un
restaurant, il fallait marcher pendant deux jours dans la montagne. Une
centaine de kilomètres plus loin, au bord du fleuve Ya, s’étendait le petit
bourg de Yong Jing ; c’était la ville la plus proche. Le seul Occidental à y
avoir posé les pieds était un missionnaire français, le père Michel, alors
qu’il cherchait un nouveau passage pour accéder au Tibet dans les années
quarante.
« Le district de Yong Jing ne manque pas d’intérêt, notamment une de
ses montagnes, qu’on appelle “le Phénix du Ciel”, écrivit ce Jésuite dans
son carnet de voyage. Une montagne connue pour son cuivre jaune,
employé dans la fabrication de la monnaie ancienne. Au 1er siècle, un
empereur de la dynastie des Han offrit, dit-on, cette montagne à son amant,
l’un des chefs eunuques de son palais. Lorsque je posai les yeux sur ses pics
d’une hauteur vertigineuse qui se dressaient de toutes parts, je vis un sentier
étroit qui se hissait dans les fissures sombres des rochers en surplomb, et
semblait se volatiliser dans la brume. Quelques coolies, chargés telles des
bêtes de somme de gros ballots de cuivre, tenus sur leur dos par des lanières
de cuir, descendaient de ce sentier. Mais l’on m’a dit que la production de
cuivre était en déclin depuis fort longtemps, principalement à cause du
manque de moyens de transport. À présent, la géographie particulière de
cette montagne a conduit ses habitants à cultiver l’opium. On m’a d’ailleurs
déconseillé de mettre les pieds dans cette montagne : tous les cultivateurs
d’opium sont armés. Après la récolte, ils passent leur temps à attaquer les
passants. Je me contentai donc de regarder de loin ce lieu sauvage et isolé,
obscurci par une exubérance d’arbres géants, de plantes grimpantes, de
végétation luxuriante, qui semblait l’endroit par excellence où un bandit eût
pu surgir de l’ombre et bondir sur les voyageurs. »
Le Phénix du Ciel comprenait une vingtaine de villages, dispersés dans
les méandres de l’unique sentier, ou cachés dans les vallées sombres.
Normalement, chaque village accueillait cinq ou six jeunes venus de la
ville. Mais le nôtre, perché au sommet, et le plus pauvre de tous, ne pouvait
en prendre que deux en charge : Luo et moi. On nous installa justement
dans la maison sur pilotis où le chef du village avait inspecté mon violon.
Ce bâtiment, qui appartenait au village, n’avait pas été conçu pour
l’habitation. Au-dessous de la maison soulevée du sol par des piliers en
bois, se trouvait la porcherie où vivait une grosse truie, un patrimoine
commun elle aussi. La maison proprement dite était en vieux bois brut, sans
peinture, ni plafond, et servait d’entrepôt pour le maïs, le riz et les outils
abîmés ; c’était aussi un endroit idéal pour les rendez-vous secrets des
adultères.
Durant plusieurs années, la résidence de notre rééducation n’eut jamais
de meubles, pas même une table ou une chaise, mais seulement deux lits
improvisés, dressés contre un mur, dans une petite pièce sans fenêtre.
Néanmoins, notre maison devint rapidement le centre du village : tout le
monde y venait, y compris le chef, avec son œil gauche toujours maculé de
trois gouttes du sang.
Tout cela grâce à un autre « phénix », tout petit, presque minuscule,
plutôt terrestre, dont le maître était mon ami Luo.
*
En réalité, ce n’était pas un vrai phénix, mais un coq orgueilleux à
plumes de paon, d’une couleur verdâtre striée de raies bleu foncé. Sous le
verre un peu crasseux, il baissait rapidement la tête, et son bec d’ébène
pointu frappait un sol invisible tandis que l’aiguille des secondes tournait
lentement sur le cadran. Puis il relevait la tête, le bec ouvert, et secouait son
plumage, visiblement satisfait, rassasié d’avoir picoré des grains de riz
imaginaires.
Qu’il était petit, le réveil de Luo, avec son coq qui bougeait à chaque
seconde ! Grâce à sa taille sans doute, il avait échappé à l’inspection du
chef du village, lors de notre arrivée. Il était à peine gros comme la paume
d’une main, mais avec une jolie sonnerie, pleine de douceur.
Avant nous, dans ce village, il n’y avait jamais eu ni réveil, ni montre, ni
horloge. Les gens avaient toujours vécu en regardant le soleil se lever ou se
coucher.
Nous fumes surpris de voir comment le réveil prit sur les paysans un
véritable pouvoir, presque sacré. Tout le monde venait le consulter, comme
si notre maison sur pilotis était un temple. Chaque matin, c’était le même
rituel : le chef faisait les cent pas autour de chez nous, en fumant sa pipe en
bambou, longue comme un vieux fusil. Il ne quittait pas notre réveil des
yeux. Et à neuf heures pile, il donnait un coup de sifflet long et
assourdissant, pour que tous les villageois partent aux champs.
— C’est l’heure ! Vous m’entendez ? criait-il rituellement vers les
maisons dressées de toutes parts. C’est l’heure d’aller bosser, bande de
fainéants ! Qu’est-ce que vous attendez encore, rejetons de couilles de
bœuf !…
Ni Luo ni moi n’aimions trop aller travailler dans cette montagne aux
sentiers abrupts, étroits, qui montaient et montaient, jusqu’à disparaître dans
les nuages, des sentiers sur lesquels il était impossible de pousser un petit
chariot, et où le corps humain représentait le seul moyen de transport.
Ce qui nous effrayait le plus, c’était de porter la merde sur le dos : des
seaux en bois, semi-cylindriques, avaient été spécialement conçus et
fabriqués pour transporter toutes sortes d’engrais, humain ou animal ; tous
les jours, on devait remplir ces « seaux à dos » d’excréments mélangés à de
l’eau, les charger sur son échine et grimper jusqu’aux champs, souvent
situés à une hauteur vertigineuse. À chacun de vos pas, vous entendiez le
liquide merdeux clapoter dans le seau, juste derrière vos oreilles. Le
contenu puant s’échappait petit à petit du couvercle, et se répandait en
dégoulinant le long de votre torse. Chers lecteurs, je vous fais grâce des
scènes de chute car, comme vous pouvez l’imaginer, chaque faux pas
pouvait être fatal.
Un jour, au petit matin, à la pensée des seaux à dos qui nous attendaient,
nous n’eûmes vraiment pas envie de nous lever. Nous étions encore au lit,
lorsque nous entendîmes approcher les pas du chef. Il était presque neuf
heures, le coq mimait impassiblement son repas quand, soudain, Luo eut
une idée de génie : il leva son petit doigt, et tourna les aiguilles du réveil en
sens inverse, jusqu’à le faire reculer d’une heure. Et nous continuâmes à
dormir. Qu’elle fut agréable, cette grasse matinée, d’autant qu’on savait que
le chef attendait dehors en faisant les cent pas, sa longue pipe en bambou à
la bouche. Cette trouvaille audacieuse et fabuleuse effaça presque notre
rancune envers les ex-cultivateurs d’opium reconvertis en « paysans
pauvres » sous le régime communiste, qui étaient chargés de notre
rééducation.
Après ce matin historique, nous modifiâmes souvent les heures du réveil.
Tout dépendait de notre état physique ou de notre humeur. Quelquefois, au
lieu de tourner les aiguilles en arrière, nous les avancions d’une heure ou
deux, pour finir plus tôt le travail de la journée.
Ainsi, ne sachant plus vraiment quelle heure il était, nous finîmes par
perdre toute notion de l’heure réelle.
*
Il pleuvait souvent dans la montagne du Phénix du Ciel. Il y pleuvait
presque deux jours sur trois. Rarement des orages ou des averses, mais des
pluies fines, constantes et sournoises, des pluies dont on eût dit qu’elles ne
finiraient jamais. Les formes des pics et des rochers autour de notre maison
sur pilotis s’estompaient dans un épais brouillard sinistre, et ce paysage
mollement irréel nous donnait le cafard, d’autant qu’à l’intérieur de la
maison nous vivions dans l’humidité permanente, que la moisissure
rongeait tout et nous encerclait chaque jour davantage. C’était pire que
d’habiter au fond d’une cave.
La nuit, parfois, Luo n’arrivait pas à dormir. Il se levait, allumait la
lampe à pétrole, et glissait sous son lit, à quatre pattes, dans la semi-
obscurité, à la recherche de quelques mégots qu’il y avait laissés tomber.
Quand il en ressortait, il s’asseyait en tailleur sur le lit, rassemblait les
mégots moisis dans un bout de papier (souvent une lettre précieuse de sa
famille) et les faisait sécher à la flamme de la lampe à pétrole. Puis il
secouait les mégots et recueillait les brins de tabac avec une minutie
d’horloger, sans en perdre une miette. Une fois sa cigarette fabriquée, il
l’allumait, puis éteignait la lampe. Il fumait dans le noir, toujours assis,
écoutant le silence de la nuit sur lequel se détachaient les grognements de la
truie qui, juste au-dessous de notre chambre, fouillait le tas de fumier de son
groin.
De temps en temps, la pluie durait plus que d’habitude et la pénurie de
cigarette se prolongeait. Une fois, Luo me réveilla en pleine nuit.
— Je ne trouve plus de mégot, ni sous le lit ni ailleurs.
— Et alors ?
— Je me sens déprimé, me dit-il. Tu ne voudrais pas me jouer un air de
violon ?
Je m’exécutai aussitôt. En jouant, sans être vraiment lucide, je pensai
soudain à nos parents, aux siens et aux miens : si le pneumologue ou le
grand dentiste qui avait accompli tant d’exploits avaient pu voir, cette nuit-
là, la lueur de la lampe à pétrole osciller dans notre maison sur pilotis, s’ils
avaient pu entendre cet air de violon, mêlé aux grognements de la truie…
Mais il n’y avait personne. Pas même les paysans du village. Le plus proche
voisin se trouvait au moins à une centaine de mètres.
Dehors, il pleuvait. Par hasard, ce n’était pas la fine pluie habituelle,
mais une pluie lourde, brutale, qu’on entendait frapper les tuiles du toit, au-
dessus de nos têtes. Sans doute cela contribuait-il à rendre Luo encore plus
dépressif : nous étions condamnés à passer toute notre vie en rééducation.
Normalement, un jeune issu d’une famille normale, ouvrière ou
intellectuelle révolutionnaire, qui ne faisait pas de bêtise, avait, selon les
journaux officiels du Parti, cent pour cent de chances de finir sa rééducation
en deux ans, avant de retourner en ville retrouver sa famille.
Mais, pour les enfants des familles cataloguées comme « ennemies du
peuple », l’opportunité du retour était minuscule : trois pour mille.
Mathématiquement parlant, Luo et moi étions « foutus ». Nous restait la
perspective réjouissante de devenir vieux et chauves, de mourir et de finir
enveloppés du linceul blanc local, dans la maison sur pilotis. Il y avait
vraiment de quoi se sentir déprimé, torturé, incapable de fermer les yeux.
Cette nuit-là, je jouai d’abord un morceau de Mozart, puis un de Brahms,
et une sonate de Beethoven, mais même ce dernier ne réussit pas à remonter
le moral de mon ami.
— Essaies-en un autre, me dit-il.
— Qu’est-ce que tu veux entendre ?
— Quelque chose de plus gai.
Je réfléchis, fouillai dans mon pauvre répertoire musical, mais ne trouvai
rien.
Luo se mit alors à chantonner un refrain révolutionnaire.
— Comment tu trouves ça ? me demanda-t-il.
— Chouette.
Immédiatement, je l’accompagnai au violon. C’était une chanson
tibétaine, dont les Chinois avaient changé les paroles pour en faire un éloge
à la gloire du président Mao. Malgré cela, l’air avait conservé sa joie de
vivre, sa force indomptable. L’adaptation n’était pas arrivée à le bousiller
complètement. De plus en plus excité, Luo se dressa sur son lit, et se prit à
danser en tournant sur lui-même, cependant que de grosses gouttes de pluie
dégoulinaient à l’intérieur de la maison, par les tuiles du toit mal jointes.
Trois sur mille, songeai-je soudainement. Il me reste trois chances sur
mille, et notre fumeur mélancolique, déguisé en danseur, en a encore moins.
Un jour peut-être, lorsque je me serai perfectionné en violon, un petit
groupe de propagande local ou régional, comme celui du district de Yong
Jing par exemple, m’ouvrira la porte et m’engagera à jouer des concertos
rouges. Mais Luo ne sait pas jouer du violon, ni même au basket ou au
football. Il ne dispose d’aucun atout pour entrer dans la concurrence
affreusement rude des « trois pour mille ». Pire encore, il ne peut même pas
en rêver.
Son unique talent consistait à raconter des histoires, un talent certes
plaisant mais hélas marginal et sans beaucoup d’avenir. Nous n’étions plus
à l’époque des Mille et Une Nuits. Dans nos sociétés contemporaines,
qu’elles soient socialistes ou capitalistes, conteur n’est malheureusement
plus une profession.
Le seul homme au monde à avoir véritablement apprécié ses talents de
conteur, jusqu’à le rémunérer généreusement, fut le chef de notre village, le
dernier des seigneurs amateurs de belles histoires orales.
La montagne du Phénix du Ciel était si éloignée de la civilisation que la
plupart des gens n’avaient jamais eu l’occasion de voir un film de leur vie,
et ne savaient pas ce qu’était le cinéma.
De temps en temps, Luo et moi avions raconté quelques films au chef, et
il bavait d’en entendre plus. Un jour, il s’informa de la date de la projection
mensuelle à la ville de Yong Jing, et décida de nous y envoyer, Luo et moi.
Deux jours pour l’aller, deux jours pour le retour. Nous devions voir le film
le soir même de notre arrivée à la ville. Une fois rentrés au village, il nous
faudrait raconter au chef et à tous les villageois le film entier, de A à Z,
selon la durée exacte de la séance.
Nous avons relevé le défi mais, par prudence, nous avons assisté à deux
projections de suite, sur le terrain de sports du lycée de la ville,
provisoirement transformé en cinéma en plein air. Les filles de la bourgade
étaient ravissantes, mais nous restâmes essentiellement concentrés sur
l’écran, attentifs à chaque dialogue, aux costumes des comédiens, à leurs
moindres gestes, aux décors de chaque scène, et même à la musique.
À notre retour au village, une séance sans précédent de cinéma oral eut
lieu devant notre maison sur pilotis. Bien sûr, tous les villageois y
assistèrent. Le chef était assis au milieu du premier rang, sa longue pipe en
bambou dans une main, notre réveil du « phénix terrestre » dans l’autre,
pour vérifier la durée de notre prestation.
Le trac s’empara de moi, je me vis réduit à exposer mécaniquement le
décor de chaque scène. Mais Luo se montra un conteur de génie : il
racontait peu, mais jouait tour à tour chaque personnage, en changeant sa
voix et ses gestes. Il dirigeait le récit, ménageait le suspense, posait des
questions, faisait réagir le public, et corrigeait les réponses. Il a tout fait.
Lorsque nous, ou plutôt lorsqu’il termina la séance, juste dans le temps
imparti, notre public, heureux, excité, n’en revenait pas.
— Le mois prochain, nous déclara le chef avec un sourire autoritaire, je
vous enverrai à une autre projection. Vous serez payés la même somme que
si vous aviez travaillé dans les champs.
Au début, cela nous sembla un jeu amusant ; jamais nous n’aurions
imaginé que notre vie, au moins celle de Luo, allait basculer.
La princesse de la montagne du Phénix du Ciel portait une paire de
chaussures rose pâle, en toile à la fois souple et solide, à travers laquelle on
pouvait suivre les mouvements de ses orteils à chaque coup qu’elle donnait
au pédalier de sa machine à coudre. Ces chaussures étaient ordinaires, bon
marché, faites à la main, et cependant, dans cette région où presque tout le
monde marchait pieds nus, elles sautaient aux yeux, semblaient raffinées et
précieuses. Ses chevilles et ses pieds avaient une jolie forme, mise en valeur
par des chaussettes en nylon blanc.
Une longue natte, grosse de trois ou quatre centimètres, tombait sur sa
nuque, longeait son dos, dépassait ses hanches, et se terminait par un ruban
rouge, flambant neuf, en satin et soie tressés.
Elle se penchait vers la machine à coudre, dont le plateau lisse reflétait le
col de sa chemise blanche, son visage ovale, et l’éclat de ses yeux, sans
doute les plus beaux du district de Yong Jing, sinon de toute la région.
Une immense vallée séparait son village du nôtre. Son père, l’unique
tailleur de la montagne, ne restait pas souvent chez lui, dans cette vieille et
grande demeure qui leur servait à la fois de boutique et de maison
d’habitation. C’était un tailleur très demandé. Quand une famille voulait se
faire faire de nouveaux habits, elle allait d’abord acheter du tissu dans un
magasin de Yong Jing (la ville où nous avions assisté à la projection de
cinéma), puis elle venait à sa boutique discuter avec lui de la façon, du prix
et de la date qui lui convenait pour la fabrication des vêtements. Au jour du
rendez-vous, on venait le chercher dès le petit matin, respectueusement,
accompagné de plusieurs hommes robustes qui, tour à tour, porteraient sur
leur dos la machine à coudre.
Il en avait deux. La première, qu’il emmenait toujours avec lui de village
en village, était une vieille machine, sur laquelle on ne lisait plus ni la
marque ni le nom du fabricant. L’autre était neuve, made in Shanghai, et il
la laissait chez lui, pour sa fille, « la Petite Tailleuse ». Il n’emmenait jamais
sa fille avec lui dans ses tournées, et cette décision, sage mais impitoyable,
faisait crever de déception les nombreux jeunes paysans qui aspiraient à sa
conquête.
Il menait une vie de roi. Lorsqu’il arrivait dans un village, l’animation
qu’il y suscitait n’avait rien à envier à une fête folklorique. La maison de
son client, où retentissaient les bruits de sa machine à coudre, devenait le
centre du village, et c’était l’occasion pour cette famille d’exhiber sa
richesse. On cuisinait pour lui les meilleurs repas, et parfois, si sa visite
tombait à la fin de l’année et qu’on préparait la fête du nouvel an, on tuait
même le cochon. Logé à tour de rôle chez ses divers clients, il passait
souvent une ou deux semaines d’affilée dans un village.
Un jour, Luo et moi allâmes voir le Binoclard, un ami de notre ville,
installé dans un autre village. Il pleuvait, nous avancions à petits pas sur le
sentier escarpé, glissant, enveloppé dans une brume laiteuse. Malgré notre
prudence, nous tombâmes plusieurs fois à quatre pattes dans la boue.
Soudain, après un tournant, nous vîmes venir vers nous un cortège, en file
indienne, avec une chaise à porteurs munie de brancards, sur laquelle trônait
un homme d’une cinquantaine d’années. Derrière cette chaise de seigneur,
marchait un homme chargé de la machine à coudre, attachée sur son dos par
des lanières. Le tailleur se pencha vers les porteurs de sa chaise, et sembla
s’informer sur notre compte.
Il me parut petit, maigre, ridé, mais plein d’énergie. Sa chaise, une
espèce de palanquin simplifié, était ficelée sur deux grands bambous posés
en équilibre sur les épaules de deux porteurs, qui marchaient l’un en avant,
l’autre en arrière. On entendait grincer la chaise et les brancards, au rythme
des pas lents et appuyés des porteurs.
Soudain, à l’instant où la chaise nous croisa, le tailleur se pencha vers
moi, si près que je sentis son souffle :
— Way-o-lin ! cria-t-il de toutes ses forces en anglais.
Il éclata de rire en voyant que le coup de tonnerre fulgurant de sa voix
me faisait sursauter. On eût dit un vrai seigneur capricieux.
— Savez-vous que, dans cette montagne, notre tailleur est l’homme qui a
voyagé le plus loin ? nous demanda l’un des porteurs.
— Dans ma jeunesse, je suis même allé à Ya An, à deux cents kilomètres
de Yong Jing, nous déclara le grand voyageur, sans nous laisser répondre.
Mon maître avait accroché un instrument de musique comme le vôtre, sur
son mur, pour impressionner ses clients.
Puis il se tut, et son cortège s’éloigna.
À l’abord d’un tournant, juste avant de disparaître à notre vue, il se
tourna vers nous et cria de nouveau :
— Way-o-lin !
Ses porteurs et les dix paysans de son cortège relevèrent lentement la tête
et poussèrent un long cri, si déformé qu’il ressembla plus à un douloureux
soupir qu’à un mot anglais :
— Way-o-lin !
Telle une bande de gamins espiègles, ils éclatèrent de rire comme des
fous. Puis ils se courbèrent vers la terre et s’ébranlèrent pour poursuivre
leur route. Très vite, leur cortège fut englouti par le brouillard.
*
Comme le chemin du retour était très long, nous partîmes vers trois
heures de l’après-midi, pour atteindre notre village avant la tombée de la
nuit.
Sur le sentier, je demandai à Luo :
— Elle te plaît, la Petite Tailleuse ?
Il poursuivit son chemin, tête baissée, sans me répondre tout de suite.
— Tu en es tombé amoureux ? lui demandai-je de nouveau.
— Elle n’est pas civilisée, du moins pas assez pour moi !
Une lueur se déplaçait péniblement au fond d’une longue galerie exiguë,
d’un noir intense. De temps à autre, ce minuscule point lumineux oscillait,
tombait, se rééquilibrait et avançait de nouveau. Quelquefois, la galerie
descendait subitement, et la lueur disparaissait durant un long moment ; on
n’entendait alors plus que le crissement d’un lourd panier traîné sur le sol
caillouteux, et des grognements, poussés par un homme à chacun de ses
efforts ; ils résonnaient dans la complète obscurité, avec un écho qui portait
à une distance prodigieuse.
Soudain, la lueur réapparaissait, tel l’œil d’une bête dont le corps,
englouti par le noir, marchait d’un pas flottant, comme dans un cauchemar.
C’était Luo, une lampe à huile fixée au front par une lanière, qui
travaillait dans une petite mine de charbon. Lorsque le boyau était trop bas,
il rampait à quatre pattes. Il était complètement nu, sanglé d’une courroie de
cuir, qui entrait profondément dans sa chair. Équipé de cet affreux harnais,
il traînait un grand panier en forme de barque, chargé de gros blocs
d’anthracite.
Quand il arriva à ma hauteur, je le relayai. Le corps nu, moi aussi,
couvert de charbon jusqu’au moindre repli de ma peau, je poussais le
chargement au lieu de le tirer comme lui avec un harnais. Avant la sortie de
la galerie, il fallait gravir une longue pente escarpée, mais le plafond était
plus haut ; Luo m’aidait souvent à monter, à sortir du tunnel, et parfois à
déverser le contenu de notre panier contre un tas de charbon au-dehors : un
nuage opaque de poussière se levait, dans lequel nous nous allongions par
terre, complètement épuisés.
Jadis, la montagne du Phénix du Ciel, comme je l’ai déjà dit, était
réputée pour ses mines de cuivre. (Elles eurent même l’honneur d’entrer
dans l’histoire de la Chine en tant que cadeau généreux du premier
homosexuel chinois officiel, un empereur.) Mais ces mines, depuis
longtemps désaffectées, tombaient en ruine. Celles de charbon, petites,
artisanales, restaient le patrimoine commun de tous les villages et étaient
toujours exploitées, fournissant du combustible aux montagnards. Ainsi,
comme les autres jeunes de la ville, Luo et moi ne pûmes échapper à cette
leçon de rééducation qui allait durer deux mois. Même notre succès en
matière de « cinéma oral » ne put retarder l’échéance.
À vrai dire, nous acceptâmes d’entrer dans cette épreuve infernale par
envie de « rester dans la course », bien que notre chance de retourner en
ville fût dérisoire, ne représentant qu’une probabilité de « trois sur mille ».
Nous n’imaginions pas que cette mine allait laisser sur nous des traces
noires indélébiles, physiquement et surtout moralement. Aujourd’hui
encore, ces mots terribles, « la petite mine de charbon », me font trembler
de peur.
À l’exception de l’entrée, où il y avait un tronçon d’une vingtaine de
mètres dont le plafond bas était soutenu par des poutres et des piliers faits
de grossiers troncs d’arbres sommairement équarris et rudimentairement
agencés, le reste de la galerie, c’est-à-dire plus de sept cents mètres de
boyaux, ne disposait d’aucune protection. À chaque instant, les pierres
risquaient de tomber sur nos têtes, et les trois vieux paysans-mineurs qui
s’occupaient de creuser les parois du gisement nous racontaient sans arrêt
des accidents mortels qui avaient eu lieu avant nous.
Chaque panier qu’on sortait du fond de la galerie devenait pour nous une
sorte de roulette russe.
Un jour, au cours de la montée habituelle sur la longue pente, alors que
nous poussions tous les deux le panier chargé de charbon, j’entendis Luo
dire à côté de moi :
— Je ne sais pourquoi, depuis qu’on est ici, je me suis fourré une idée
dans la tête : j’ai l’impression que je vais mourir dans cette mine.
Sa phrase me laissa sans voix. Nous continuâmes notre chemin, mais je
me sentis soudain trempé de sueur froide. À partir de cet instant, je fus
contaminé par sa peur de mourir ici.
Nous habitions avec les paysans-mineurs dans un dortoir, une humble
cabane de bois adossée au flanc de la montagne, encaissée sous une arête
rocheuse en saillie. Chaque matin, quand je me réveillais, j’entendais des
gouttes d’eau tomber du rocher, sur le toit fait de simples écorces d’arbres,
et je me disais avec soulagement que je n’étais pas encore mort. Mais,
quand je quittais la cabane, je n’étais jamais sûr d’y revenir le soir. La
moindre chose, par exemple une phrase déplacée des paysans, une
plaisanterie macabre, ou un changement de temps, prenait à mes yeux une
dimension d’oracle, devenait le signe annonciateur de ma mort.
Parfois, il m’arrivait, en travaillant, d’avoir des visions. Tout à coup,
j’avais l’impression de marcher sur un sol mou, je respirais mal, et à peine
réalisais-je que cela pouvait être la mort que je croyais voir mon enfance
défiler à une vitesse folle dans ma tête, comme on le disait toujours des
mourants. Le sol caoutchouteux se mettait à s’étirer sous mes pieds à
chacun de mes pas, puis, au-dessus de moi, un bruit assourdissant éclatait,
comme si le plafond s’écroulait. Comme un fou, je rampais à quatre pattes,
tandis que le visage de ma mère apparaissait sur fond noir devant mes yeux,
bientôt relayé par celui de mon père. Cela durait quelques secondes, et la
vision furtive disparaissait : j’étais dans un boyau de la mine, nu comme un
ver, poussant mon chargement vers la sortie. Je fixais le sol : sous la lumière
vacillante de ma lampe à huile, je voyais une pauvre fourmi qui grimpait
lentement, poussée par la volonté de survivre.
Un jour, vers la troisième semaine, j’entendis quelqu’un pleurer dans la
galerie, mais ne vis pourtant aucune lumière.
Ce n’était ni un sanglot d’émotion, ni le gémissement de douleur d’un
blessé, mais des pleurs effrénés, versés à chaudes larmes dans l’obscurité
totale. Répercutés par les parois, ces pleurs se transformaient en un long
écho qui remontait du fond de la galerie, se fondait, se condensait, et
finissait par faire partie de l’obscurité totale et profonde. C’était Luo qui
pleurait, sans aucun doute.
Au bout de la sixième semaine, il tomba malade. Le paludisme. Un midi,
alors que nous mangions sous un arbre, face à l’entrée de la mine, il me dit
qu’il avait froid. En effet, quelques minutes plus tard, sa main se mit à
trembler si fort qu’il ne parvint plus à tenir ni ses baguettes ni son bol de
riz. Quand il se leva pour gagner le dortoir et s’allonger sur un lit, il marcha
d’un pas oscillant. Il y avait comme un flou dans ses yeux. Devant la porte
grande ouverte de la cabane, il cria à quelqu’un d’invisible de le laisser
entrer. Cela déclencha les rires des paysans-mineurs qui mangeaient sous
l’arbre.
— À qui tu parles ? lui dirent-ils. Il n’y a personne.
Cette nuit-là, malgré plusieurs couvertures et l’immense four à charbon
qui chauffait la cabane, il se plaignit encore du froid.
Une longue discussion à voix basse s’engagea entre les paysans. Ils
parlèrent d’emmener Luo au bord d’une rivière et de le pousser dans l’eau
glacée, à son insu. Le choc était censé produire un effet salutaire immédiat.
Mais cette proposition fut rejetée, de crainte de le voir se noyer en pleine
nuit.
L’un des paysans sortit et revint avec deux branches d’arbre à la main,
« une de pêcher, l’autre de saule », m’expliqua-t-il. Les autres arbres ne
marchaient pas. Il fit se lever Luo, lui enleva sa veste et ses autres
vêtements, et fouetta son dos nu avec les deux branches.
— Plus fort ! criaient les autres paysans à côté.
Si tu y vas trop doucement, tu ne chasseras jamais la maladie.
Les deux branches claquaient dans l’air l’une après l’autre, en alternance.
La flagellation, devenue méchante, creusait des sillons rouge sombre dans
la chair du Luo. Celui-ci, qui était éveillé, accueillait les coups sans réaction
particulière, comme s’il avait assisté en rêve à une scène où l’on fouettait
quelqu’un d’autre. Je ne savais pas ce qui se passait dans sa tête, mais
j’avais peur, et la petite phrase qu’il m’avait dite dans la galerie quelques
semaines plus tôt me revenait à l’esprit, résonnait dans les bruits déchirants
de la flagellation : « Je me suis fourré une idée dans la tête : j’ai
l’impression que je vais mourir dans cette mine. »
Fatigué, le premier frappeur demanda à être relayé. Mais aucun candidat
ne se manifesta. Le sommeil avait repris ses droits, les paysans avaient
regagné leurs lits et voulaient dormir. Alors les branches de pêcher et de
saule se retrouvèrent dans mes mains. Luo releva la tête. Son visage était
pâle et son front perlé de fines gouttelettes de sueur. Son regard absent
croisa le mien :
— Vas-y, me dit-il d’une voix à peine audible.
— Tu ne veux pas te reposer un peu ? lui demandai-je. Vois comme tes
mains tremblent. Tu ne les sens pas ?
— Non, dit-il en levant une main devant ses yeux pour l’examiner. C’est
vrai, je tremblote et j’ai froid, comme les vieux qui vont mourir.
Je trouvai un bout de cigarette au fond de ma poche, l’allumai et la lui
tendis. Mais elle s’échappa aussitôt de ses doigts et tomba par terre.
— Putain ! Elle est si lourde, dit-il.
— Tu veux vraiment que je te frappe ?
— Oui, ça me réchauffera un peu.
Avant de le fouetter, je voulus d’abord ramasser la cigarette et le faire
fumer un bon coup. Je me baissai, et pris le mégot qui n’était pas encore
éteint. Soudain, quelque chose de blanchâtre me sauta aux yeux ; c’était une
enveloppe, qui traînait au pied du lit.
Je la ramassai. L’enveloppe, sur laquelle était écrit le nom de Luo, n’était
pas décachetée. Je demandai aux paysans d’où elle venait. L’un d’eux me
répondit de son lit qu’un homme l’avait déposée voilà quelques heures, en
venant acheter du charbon.
Je l’ouvris. La lettre, d’à peine une page, était écrite au crayon, d’une
écriture tantôt dense, tantôt espacée ; les traits des caractères étaient souvent
mal dessinés, mais il émanait de cette maladresse une douceur féminine,
une sincérité enfantine. Lentement, je la lus à Luo :
Luo le conteur de films,
Ne te moque pas de mon écriture. Je n’ai jamais étudié au collège,
comme toi. Tu sais bien que le seul collège proche de notre montagne,
c’est celui de la ville de Yong Jing, et qu’il faut deux jours pour y aller.
C’est mon père qui m’a appris à lire et à écrire. Tu peux me ranger
dans la catégorie des « fin d’études primaires ».
Récemment, j’ai entendu dire que tu racontais merveilleusement bien
les films, avec ton copain. Je suis allée en parler au chef de mon
village, et il est d’accord pour envoyer deux paysans à la petite mine,
vous remplacer pendant deux jours. Et vous, vous viendrez dans notre
village nous raconter un film.
Je voulais monter à la mine pour vous annoncer la nouvelle, mais on
m’a dit que là-bas, les hommes sont tout nus, et que c’est un endroit
interdit pour les filles.
Quand je pense à la mine, j’admire ton courage. La seule chose que
j’espère, c’est qu’elle ne s’écroulera pas. Je vous ai gagné deux jours
de repos, c’est-à-dire deux jours de risques en moins.
À bientôt. Dis bonjour à ton ami le violoniste.
La Petite Tailleuse
Le 08.07.1972
J’ai déjà fini mon petit mot, mais je pense à une chose marrante à te
raconter : depuis votre visite, j’ai vu plusieurs personnes qui ont aussi
le deuxième orteil du pied plus long que le pouce, comme nous. Je suis
déçue, mais c’est la vie.
Nous décidâmes de choisir l’histoire de La petite marchande de fleurs.
Des trois films que nous avions vus sur le terrain de basket de la ville de
Yong Jing, le plus populaire était un mélodrame nord-coréen, dont le
personnage principal s’appelait « la fille aux fleurs ». Nous l’avions raconté
aux paysans de notre village et, à la fin de la séance, lorsque je prononçai la
phrase finale en imitant la voix off sentimentale et fatale, avec une légère
vibration de gorge : « Le proverbe dit : un cœur sincère pourrait même faire
s’épanouir une pierre. Pourtant, le cœur de la fille aux fleurs n’était-il pas
assez sincère ? », l’effet fut aussi grandiose que lors de la vraie projection.
Tous nos auditeurs pleurèrent ; même le chef du village, si dur fût-il, ne put
contenir la chaude effusion des larmes qui coulaient de son œil gauche,
toujours marqué de trois gouttes de sang.
En dépit de ses accès récurrents de fièvre, Luo, qui se considérait déjà
convalescent, partit avec moi pour le village de la Petite Tailleuse, avec
l’ardeur d’un véritable conquérant. Mais en chemin, il eut une nouvelle
crise de paludisme.
Malgré les rayons du soleil qui frappaient son corps de leur éclat, il me
dit qu’il sentait le froid le gagner de nouveau. Et lorsqu’il fut assis près du
feu que je réussis à faire avec des branches d’arbre et des feuilles mortes, le
froid, au lieu de diminuer, lui devint insupportable.
— On continue, me dit-il en se levant. (Ses dents crissaient.)
Tout le long du sentier, nous entendîmes le bruissement d’un torrent, des
cris de singes et autres bêtes sauvages. Peu à peu, Luo connut la fâcheuse
alternance du froid et du chaud. Quand je le vis marcher en vacillant vers la
falaise profonde qui s’étendait sous nos pieds, que je vis des mottes de terre
s’ébouler sur son passage et tomber si profond qu’il fallait attendre
longtemps avant de percevoir le bruit de leur chute, je l’arrêtai et le fis
s’asseoir sur un rocher, pour attendre que sa fièvre passe.
À notre arrivée chez la Petite Tailleuse, nous apprîmes heureusement que
son père était de nouveau en déplacement. Comme la fois précédente, le
chien noir vint nous flairer sans aboyer.
Luo entra avec un visage plus coloré qu’un fruit vermeil ; il délirait. La
crise de paludisme avait provoqué en lui de tels ravages que la Petite
Tailleuse en fut choquée. Immédiatement, elle fit annuler la séance de
« cinéma oral », et installa Luo dans sa chambre, sur son lit entouré d’une
moustiquaire blanche. Elle enroula sa longue natte au sommet de sa tête et
en fit un très haut chignon. Puis elle ôta ses chaussures roses et, pieds nus,
courut dehors.
— Viens avec moi, me cria-t-elle. Je connais quelque chose de très
efficace pour ça.
C’était une plante vulgaire, qui poussait au bord d’un petit ruisseau, non
loin de son village. Elle ressemblait à un arbuste d’à peine une trentaine de
centimètres de haut, avec des fleurs rose vif, dont les pétales, qui
évoquaient ceux des fleurs de pêcher, en plus grand, se reflétaient dans les
eaux limpides et peu profondes du ruisseau. La partie médicamenteuse de la
plante, et la Petite Tailleuse en recueillit beaucoup, était ses feuilles,
anguleuses, pointues, en forme de pattes de canard.
— Comment s’appelle cette plante ? lui demandai-je.
— « Les éclats de bol cassé ».
Elle les pila dans un mortier en pierre blanche. Quand elles furent
réduites en une espèce de pâte verdâtre, elle en enduisit le poignet gauche
de Luo qui, bien qu’encore délirant, recouvra une certaine logique de
pensée. Il la laissa panser son poignet, autour duquel elle enroula une
longue bande de lin blanc.
Vers le soir, la respiration de Luo s’apaisa, et il s’endormit.
— Est-ce que tu crois à ces choses…, me demanda la Petite Tailleuse
d’une voix hésitante.
— Quel genre de choses ?
— Celles qui ne sont pas tout à fait naturelles.
— Des fois oui, des fois non.
— On dirait que tu as peur que je te dénonce.
— Pas du tout.
— Alors ?
— À mon avis, on ne peut ni les croire entièrement, ni les nier
complètement.
Elle eut l’air satisfaite de ma position. Elle jeta un coup d’œil sur le lit où
dormait Luo, et me demanda :
— Le père de Luo est quoi ? Bouddhiste ?
— Je ne sais pas. Mais c’est un grand dentiste.
— C’est quoi, un dentiste ?
— Tu ne sais pas ce qu’est un dentiste ? Celui qui soigne les dents.
— Sans blague ? Tu veux dire qu’il peut enlever les vers cachés dans les
dents qui font mal ?
— C’est cela, lui répondis-je sans rire. Je vais même te dire un secret,
mais il faut que tu jures de ne le répéter à personne.
— Je le jure…
— Son père, lui dis-je en baissant la voix, a enlevé les vers des dents du
président Mao.
Après un instant de silence respectueux, elle me demanda :
— Si je fais venir des sorcières pour veiller sur son fils cette nuit, il ne
sera pas fâché ?
Vêtues de longs jupons noirs et bleus, les cheveux piqués de fleurs, des
bracelets en jade aux poignets, quatre vieilles femmes, venues de trois
villages différents, se rassemblèrent vers minuit autour de Luo, dont le
sommeil était toujours agité. Chacune assise à un coin du lit, elles
l’observaient à travers la moustiquaire. Il était difficile de dire laquelle était
la plus ridée, la plus laide, celle qui ferait le plus peur aux mauvais esprits.
L’une d’elles, sans doute la plus rabougrie, tenait un arc et une flèche à la
main.
— Je te garantis, me dit-elle, que le mauvais esprit de la petite mine qui a
fait souffrir ton copain n’osera pas venir ici cette nuit. Mon arc vient du
Tibet, et ma flèche a une pointe d’argent. Quand je la lance, elle est pareille
à une flûte volante, elle siffle en l’air et va percer la poitrine des démons,
quelle que soit leur puissance.
Mais leur grand âge et l’heure tardive n’arrangèrent pas l’affaire. Peu à
peu, elles se mirent à bâiller. Et malgré le thé fort que notre hôtesse leur fit
boire, le sommeil les gagna. La propriétaire de l’arc s’endormit elle aussi.
Elle posa son arme sur le lit, puis ses paupières flasques et maquillées se
fermèrent lourdement.
— Réveille-les, me dit la Petite Tailleuse. Raconte-leur un film.
— Quel genre ?
— Aucune importance. Il faut juste les maintenir éveillées…
Je commençai alors la séance la plus étrange de ma vie. Devant le lit où
mon ami était tombé dans une sorte d’assoupissement, je racontai le film
nord-coréen, pour une jolie fille et quatre vieilles sorcières éclairées par une
lampe à pétrole qui vacillait, dans un village encaissé entre de hautes
montagnes.
Je me débrouillai tant bien que mal. En quelques minutes, l’histoire de
cette pauvre « fille aux fleurs » gagna l’attention de mes auditrices. Elles
posèrent même quelques questions ; plus le récit avançait, moins elles
clignaient des yeux.
Cependant, la magie ne fut pas la même qu’avec Luo. Je n’étais pas né
conteur. Je n’étais pas lui. Au bout d’une demi-heure, alors que « la fille
aux fleurs » s’était donné tant de mal pour trouver un peu d’argent, elle
arrivait en courant à l’hôpital, mais sa mère était morte, après avoir crié
désespérément le nom de sa fille. Un vrai film de propagande.
Normalement, c’était là le premier point culminant du récit. Que ce fut à la
projection du film ou dans notre village, quand nous l’avions raconté, les
gens avaient toujours pleuré à ce moment précis. Peut-être les sorcières
étaient-elles faites d’une étoffe différente. Elles m’écoutèrent attentivement,
avec une certaine émotion, je sentis même un petit frisson leur parcourir
l’échine, mais les larmes ne furent pas au rendez-vous.
Déçu par ma performance, j’ajoutai le détail de la main de la fille qui
tremblait, des billets qui glissaient de ses doigts… Mais mes auditrices
résistaient.
Soudain, de l’intérieur de la moustiquaire blanche, s’éleva une voix
qu’on aurait dite sortie du fond d’un puits.
— Le proverbe dit, vibra la gorge de Luo, qu’un cœur sincère peut faire
s’épanouir une pierre. Mais dites-moi, est-ce que le cœur de cette « fille aux
fleurs » n’était pas assez sincère ?
Je fus davantage frappé par le fait que Luo avait prononcé trop tôt la
phrase finale du film que par son réveil brutal. Mais quelle surprise, quand
je regardai autour de moi : les quatre sorcières pleuraient ! Leurs larmes
jaillissaient, majestueusement, faisant s’écrouler les barrages, se
transformant en torrent sur leurs visages usés, ravinés.
Quel talent de conteur que celui de Luo ! Il pouvait manipuler le public
en changeant simplement la place d’une voix off, alors même qu’il était
terrassé par un violent accès de paludisme.
Au fur et à mesure que le récit avançait, j’eus l’impression que quelque
chose avait changé chez la Petite Tailleuse, et je réalisai que ses cheveux
n’étaient plus tressés en longue natte, mais détachés en une toison
luxuriante, une crinière somptueuse cascadant sur ses épaules. Je devinai ce
que Luo avait fait, en promenant sa main fiévreuse hors de la moustiquaire.
Soudain, un courant d’air fit vaciller la flamme de la lampe à pétrole et, à
l’instant où elle s’éteignit, je crus voir la Petite Tailleuse soulever un pan de
la moustiquaire, se pencher vers Luo dans le noir, et lui donner un baiser
furtif.
Une des sorcières ralluma la lampe, et je continuai encore longtemps à
raconter l’histoire de la fille coréenne. Les effusions larmoyantes des
femmes, mêlées à la morve coulant de leurs narines et aux bruits de
mouchage, ne cessèrent plus.
CHAPITRE 2
*
La vigilance accrue du Binoclard et sa méfiance à notre égard, en dépit
de notre amitié, accréditaient l’hypothèse de Luo : la valise était sans doute
remplie de livres interdits. Nous en parlions souvent, Luo et moi, sans
parvenir à imaginer de quel genre de livres il s’agissait. (À l’époque, tous
les livres étaient interdits, à l’exception de ceux de Mao et de ses partisans,
et des ouvrages purement scientifiques.) Nous établîmes une longue liste de
livres possibles : les romans classiques chinois, depuis Les Trois Royaumes
combattants jusqu’au Rêve dans le Pavillon Rouge, en passant par le Jin
Ping Mei, réputé pour être un livre érotique. Il y avait aussi la poésie des
dynasties des Tang, des Song, des Ming, ou des Qin. Ou encore les
peintures traditionnelles de Zu Da, de Shi Tao, de Tong Qicheng… On
évoqua même la Bible, Les Paroles des Cinq Vieillards, un livre
prétendument interdit depuis des siècles, dans lequel cinq immenses
prophètes de la dynastie des Han révélaient, au sommet d’une montagne
sacrée, ce qui allait arriver dans les deux mille ans à venir.
Souvent, après minuit, on éteignait la lampe à pétrole dans notre maison
sur pilotis, et on s’allongeait chacun sur son lit pour fumer dans le noir. Des
titres de livres fusaient de nos bouches, il y avait dans ces noms des mondes
inconnus, quelque chose de mystérieux et d’exquis dans la résonance des
mots, dans l’ordre des caractères, à la manière de l’encens tibétain, dont il
suffisait de prononcer le nom, « Zang Xiang », pour sentir le parfum doux
et raffiné, pour voir les bâtons aromatiques se mettre à transpirer, à se
couvrir de véritables gouttes de sueur qui, sous le reflet des lampes,
ressemblaient à des gouttes d’or liquide.
— Tu as déjà entendu parler de la littérature occidentale ? me demanda
un jour Luo.
— Pas trop. Tu sais que mes parents ne s’intéressent qu’à leur boulot. En
dehors de la médecine, ils ne connaissent pas grand-chose.
— C’est pareil pour les miens. Mais ma tante avait quelques bouquins
étrangers traduits en chinois, avant la Révolution culturelle. Je me souviens
qu’elle m’avait lu quelques passages d’un livre qui s’appelait Don
Quichotte, l’histoire d’un vieux chevalier assez marrant.
— Et maintenant, où ils sont, ces livres ?
— Partis en fumée. Ils ont été confisqués par les Gardes rouges, qui les
ont brûlés en public, sans aucune pitié, juste en bas de son immeuble.
Pendant quelques minutes, nous fumâmes dans le noir, tristement
silencieux. Cette histoire de littérature me déprimait à mort : nous n’avions
pas de chance. À l’âge où nous avions enfin su lire couramment, il n’y avait
déjà plus rien à lire. Pendant plusieurs années, au rayon « littérature
occidentale » de toutes les librairies, il n’y eut que les Œuvres complètes du
dirigeant communiste albanais Enver Hoxha, sur les couvertures dorées
desquelles on voyait le portrait d’un vieil homme à cravate de couleurs
criardes, avec des cheveux gris impeccablement peignés, qui rivait sur vous,
sous ses paupières plissées, un œil gauche marron et un œil droit plus petit
que le gauche, moins marron et doté d’un iris rose pâle.
— Pourquoi tu me parles de ça ? demandai-je à Luo.
— Eh bien, je me disais que la valise en cuir du Binoclard pouvait bien
être remplie de bouquins de ce genre : de la littérature occidentale.
— Tu as peut-être raison, son père est écrivain, et sa mère poétesse. Ils
devaient en avoir beaucoup, de la même façon que chez toi et chez moi, il y
avait plein de livres de médecine occidentale. Mais comment une valise de
livres aurait-elle pu échapper aux Gardes rouges ?
— Il aura suffi d’être assez malin pour les cacher quelque part.
— Ses parents ont pris un sacré risque en les confiant au Binoclard.
— Comme les tiens et les miens ont toujours rêvé qu’on devienne
médecins, les parents du Binoclard veulent peut-être que leur fils devienne
écrivain. Et ils croient que, pour cela, il doit étudier ces bouquins en
cachette.
*
Par un froid matin de début de printemps, de gros flocons tombèrent
deux heures durant, et rapidement, une dizaine de centimètres de neige
s’amoncela sur le sol. Le chef du village nous accorda un jour de repos. Luo
et moi partîmes aussitôt voir le Binoclard. Nous avions entendu dire qu’il
lui était arrivé un malheur : les verres de ses lunettes s’étaient cassés.
Mais j’étais sûr qu’il ne cesserait pas de travailler pour autant, afin que la
grave myopie dont il souffrait ne soit pas perçue comme une défaillance
physique par les paysans « révolutionnaires ». Il avait peur qu’ils ne le
prissent pour un fainéant. Il avait toujours peur d’eux, car c’était eux qui
décideraient un jour s’il était bien « rééduqué », eux qui, théoriquement,
avaient le pouvoir de déterminer son avenir. Dans ces conditions, la
moindre faille politique ou physique pouvait être fatale.
À la différence du nôtre, les paysans de son village ne se reposaient pas
malgré la neige : chargés chacun d’une immense hotte sur le dos, ils
transportaient du riz jusqu’à l’entrepôt du district, situé à vingt kilomètres
de notre montagne, au bord d’un fleuve qui prenait sa source au Tibet.
C’étaient les impôts annuels de son village, et le chef avait divisé le poids
total de riz par le nombre des habitants ; la part de chacun était d’environ
soixante kilos.
À notre arrivée, le Binoclard venait de remplir sa hotte, et se préparait à
partir. Nous lui jetâmes des boules de neige, mais il tourna la tête dans
toutes les directions, sans parvenir à nous voir, à cause de sa myopie.
L’absence de lunettes faisait saillir ses prunelles, qui me faisaient penser à
celles d’un chien pékinois, troubles et hébétées. Il avait l’air égaré, éprouvé,
avant même de charger sa hotte de riz sur son dos.
— Tu es cinglé, lui dit Luo. Sans lunettes, tu ne pourras pas faire un pas
sur le sentier.
— J’ai écrit à ma mère. Elle va m’en envoyer une nouvelle paire le plus
tôt possible, mais je ne peux pas les attendre les bras croisés. Je suis là pour
travailler. Du moins, c’est l’avis du chef.
Il parlait très vite, comme s’il ne voulait pas perdre son temps avec nous.
— Attends, lui dit Luo, j’ai une idée : on va porter ta hotte jusqu’à
l’entrepôt du district et, au retour, tu nous prêteras quelques-uns des
bouquins que tu as cachés dans ta valise. Donnant donnant, n’est-ce pas ?
— Va te faire foutre, dit méchamment le Binoclard. Je ne sais pas de quoi
tu parles, je n’ai pas de livres cachés.
Dans sa colère, il chargea la lourde hotte sur son dos et partit.
— Un seul bouquin suffira, lui cria Luo. Marché conclu !
Sans nous répondre, le Binoclard se mit en route.
Le défi qu’il se lançait dépassait les limites de ses capacités physiques.
Rapidement, il s’engagea dans une sorte d’épreuve masochiste : la neige
était épaisse et, en certains endroits, il s’y enfonçait jusqu’aux chevilles. Le
sentier était plus glissant que d’habitude. Il fixait le sol de ses yeux
exorbités, mais était incapable de distinguer les pierres saillantes sur
lesquelles il aurait dû poser les pieds. Il avançait à l’aveugle, en titubant,
avec une démarche dansante d’ivrogne. Alors que le sentier descendait, il
chercha du pied un point d’appui à tâtons, mais son autre jambe, ne pouvant
supporter seule le poids de la hotte, se déroba sous lui et il tomba à genoux
dans la neige. Il essaya de garder son équilibre dans cette position, sans
faire basculer sa hotte, puis, repoussant la neige avec les jambes, l’écartant
à la force du poignet, il s’ouvrit un chemin, mètre après mètre, et finit par se
relever.
De loin, nous le regardâmes zigzaguer sur le sentier, et tomber de
nouveau quelques minutes plus tard. Cette fois, la hotte heurta un rocher
dans sa chute, rebondit, et retomba par terre.
Nous nous approchâmes de lui et l’aidâmes à ramasser le riz qui s’était
répandu sur le sol. Personne ne parlait. Je n’osais le regarder. Il s’assit par
terre, ôta ses bottes pleines de neige, les vida, puis essaya de réchauffer ses
pieds engourdis, en les frottant entre ses mains.
Il n’arrêtait pas de secouer la tête comme si elle était trop lourde.
— Tu as mal à la tête ? lui demandai-je.
— Non, j’ai un bourdonnement d’oreilles, mais léger.
Rugueux et durs, des cristaux neigeux emplissaient les manches de mon
manteau, quand nous eûmes fini de remettre le riz dans la hotte.
— On y va ? demandai-je à Luo.
— Oui, aide-moi à charger la hotte, dit-il. J’ai froid, un peu de poids sur
le dos me réchauffera.
Luo et moi nous relayâmes tous les cinquante mètres pour porter les
soixante kilos de riz jusqu’à l’entrepôt. Nous étions morts de fatigue.
À notre retour, le Binoclard nous passa un livre, mince, usé, un livre de
Balzac.
« Ba-er-za-ke ». Traduit en chinois, le nom de l’auteur français formait
un mot de quatre idéogrammes. Quelle magie que la traduction ! Soudain, la
lourdeur des deux premières syllabes, la résonance guerrière et agressive
dotée de ringardise de ce nom disparaissaient. Ces quatre caractères, très
élégants, dont chacun se composait de peu de traits, s’assemblaient pour
former une beauté inhabituelle, de laquelle émanait une saveur exotique,
sensuelle, généreuse comme le parfum envoûtant d’un alcool conservé
depuis des siècles dans une cave. (Quelques années plus tard, j’appris que le
traducteur était un grand écrivain, auquel on avait interdit, pour des raisons
politiques, de publier ses propres œuvres, et qui avait passé sa vie à traduire
celles d’auteurs français.)
Le Binoclard hésita-t-il longtemps avant de choisir de nous prêter ce
livre ? Le pur hasard conduisit-il sa main ? Ou bien le prit-il tout
simplement parce que, dans sa valise aux précieux trésors, c’était le livre le
plus mince, dans le pire état ? La mesquinerie guida-t-elle son choix ? Un
choix dont la raison nous resta obscure, et qui bouleversa notre vie, ou du
moins la période de notre rééducation, dans la montagne du Phénix du Ciel.
Ce petit livre s’appelait Ursule Mirouët.
Luo le lut dans la nuit même où le Binoclard nous le passa, et le termina
au petit matin. Il éteignit alors la lampe à pétrole, et me réveilla pour me
tendre l’ouvrage. Je restai au lit jusqu’à la tombée de la nuit, sans manger,
ni faire rien d’autre que de rester plongé dans cette histoire française
d’amour et de miracles.
Imaginez un jeune puceau de dix-neuf ans, qui somnolait encore dans les
limbes de l’adolescence, et n’avait jamais connu que les bla-bla
révolutionnaires sur le patriotisme, le communisme, l’idéologie et la
propagande. Brusquement, comme un intrus, ce petit livre me parlait de
l’éveil du désir, des élans, des pulsions, de l’amour, de toutes ces choses sur
lesquelles le monde était, pour moi, jusqu’alors demeuré muet.
Malgré mon ignorance totale de ce pays nommé la France (j’avais
quelquefois entendu le nom de Napoléon dans la bouche de mon père, et
c’était tout), l’histoire d’Ursule me parut aussi vraie que celle de mes
voisins. Sans doute, la sale affaire de succession et d’argent qui tombait sur
la tête de cette jeune fille contribuait-elle à renforcer son authenticité, à
augmenter le pouvoir des mots. Au bout d’une journée, je me sentais chez
moi à Nemours, dans sa maison, près de la cheminée fumante, en
compagnie de ces docteurs, de ces curés… Même la partie sur le
magnétisme et le somnambulisme me semblait crédible et délicieuse.
Je ne me levai qu’après en avoir lu la dernière page. Luo n’était pas
encore rentré. Je me doutais qu’il s’était précipité dès le matin sur le sentier,
pour se rendre chez la Petite Tailleuse et lui raconter cette jolie histoire de
Balzac. Un moment, je restai debout sur le seuil de notre maison sur pilotis,
à manger un morceau de pain de maïs en contemplant la silhouette sombre
de la montagne qui nous faisait face. La distance était trop grande pour que
je pusse distinguer les lueurs du village de la Petite Tailleuse. J’imaginais
comment Luo lui racontait l’histoire, et je me sentis soudain envahi par un
sentiment de jalousie, amer, dévorant, inconnu.
Il faisait froid, je frissonnais dans ma courte veste en peau de mouton.
Les villageois mangeaient, dormaient ou menaient des activités secrètes
dans le noir. Mais là, devant ma porte, on n’entendait rien. D’habitude, je
profitais de ce calme qui régnait dans la montagne pour faire des exercices
au violon, mais à présent, il me semblait déprimant. Je retournai dans la
chambre. J’essayai de jouer du violon, mais il rendit un son aigu,
désagréable, comme si quelqu’un avait bousculé les gammes. Soudain, je
sus ce que je voulais faire.
Je décidai de copier mot à mot mes passages préférés d’Ursule Mirouët.
C’était la première fois de ma vie que j’avais envie de recopier un livre. Je
cherchai du papier partout dans la chambre, mais ne pus trouver que
quelques feuilles de papier à lettres, destinées à écrire à nos parents.
Je choisis alors de copier le texte directement sur la peau de mouton de
ma veste. Celle-ci, que les villageois m’avaient offerte lors de mon arrivée,
présentait un pêle-mêle de poils de mouton, tantôt longs, tantôt courts, à
l’extérieur, et une peau nue à l’intérieur. Je passai un long moment à choisir
le texte, à cause de la superficie limitée de ma veste, dont la peau, par
endroits, était abîmée, crevassée. Je recopiai le chapitre où Ursule voyage
en somnambule. J’aurais voulu être comme elle : pouvoir, endormi sur mon
lit, voir ce que ma mère faisait dans notre appartement, à cinq cents
kilomètres de distance, assister au dîner de mes parents, observer leurs
attitudes, les détails de leur repas, la couleur de leurs assiettes, sentir l’odeur
de leurs plats, les entendre converser… Mieux encore, comme Ursule,
j’aurais vu, en rêvant, des endroits où je n’avais jamais mis les pieds…
Écrire au stylo sur la peau d’un vieux mouton des montagnes n’était pas
facile : elle était mate, rugueuse et, pour copier le plus de texte possible
dessus, il fallait adopter une écriture minimaliste, ce qui exigeait une
concentration hors normes. Lorsque je finis de barbouiller de texte toute la
surface de la peau, jusqu’aux manches, j’avais si mal aux doigts qu’on
aurait dit qu’ils étaient cassés. Enfin, je m’endormis.
Le bruit des pas de Luo me réveilla ; il était trois heures du matin. Il me
semblait que je n’avais pas dormi longtemps, puisque la lampe à pétrole
brûlait toujours. Je le vis vaguement entrer dans la chambre.
— Tu dors ?
— Pas vraiment.
— Lève-toi, que je te montre quelque chose.
Il ajouta de l’huile dans le réservoir et, quand la mèche fut en pleine
combustion, il prit la lampe dans sa main gauche, approcha de mon lit et
s’assit sur le bord, l’œil en feu, les cheveux hérissés en tous sens. De la
poche de sa veste, il tira un carré de tissu blanc, bien plié.
— Je vois. La Petite Tailleuse t’a offert un mouchoir.
Il ne répondit rien. Mais à mesure qu’il dépliait lentement le tissu, je
reconnus le pan d’une chemise déchirée, ayant sans doute appartenu à la
Petite Tailleuse, sur lequel une pièce était cousue à la main.
Plusieurs feuilles d’arbre racornies y étaient enveloppées. Toutes
présentaient la même jolie forme, en ailes de papillon, dans des tons allant
de l’orangé soutenu au brun mêlé de jaune d’or clair, mais toutes étaient
maculées de taches noires de sang.
— Ce sont des feuilles de ginkgo, me dit Luo d’une voix fébrile. Un
grand arbre magnifique, planté au fond d’une vallée secrète, à l’est du
village de la Petite Tailleuse. Nous avons fait l’amour debout, contre le
tronc. Elle était vierge, et son sang a coulé par terre, sur les feuilles.
Je restai sans voix, durant un moment. Lorsque je parvins à reconstituer
dans ma tête l’image de l’arbre, la noblesse de son tronc, l’ampleur de son
ramage, et ses jonchées de feuilles, je lui demandai :
— Debout ?
— Oui, comme les chevaux. C’est peut-être pour ça qu’elle a ri après,
d’un rire si fort, si sauvage, qui résonna si loin dans la vallée, que même les
oiseaux s’envolèrent, effrayés.
*
Après nous avoir ouvert les yeux, Ursule Mirouët fut rendu dans le délai
fixé à son propriétaire en titre, le Binoclard sans lunettes. Nous avions
caressé l’illusion qu’il nous prêterait les autres livres cachés dans sa valise
secrète, en échange des durs travaux, physiquement insupportables, que
nous faisions pour lui.
Mais il ne le voulut plus. Nous allions souvent chez lui, lui porter de la
nourriture, lui faire la cour, lui jouer du violon… L’arrivée de nouvelles
lunettes, envoyées par sa mère, le délivra de sa semi-cécité, et marqua la fin
de nos illusions.
Comme nous regrettions de lui avoir rendu le livre. « On aurait dû le
garder, répétait souvent Luo. Je l’aurais lu, page par page, à la Petite
Tailleuse. Cela l’aurait rendue plus raffinée, plus cultivée, j’en suis
convaincu. »
À l’en croire, c’était la lecture de l’extrait copié sur la peau de ma veste
qui lui avait donné cette idée. Un jour de repos, Luo, avec lequel
j’échangeais fréquemment mes vêtements, emprunta ma veste de peau pour
aller retrouver la Petite Tailleuse sur le lieu de leurs rendez-vous, le ginkgo
de la vallée de l’amour. « Après que je lui ai lu le texte de Balzac mot à mot,
me raconta-t-il, elle a pris ta veste, et l’a relu toute seule, en silence. On
n’entendait que les feuilles grelotter au-dessus de nous, et un torrent lointain
couler quelque part. Il faisait beau, le ciel était bleu, un bleu d’azur
paradisiaque. À la fin de sa lecture, elle est restée la bouche ouverte,
immobile, ta veste au creux des mains, à la manière de ces croyants qui
portent un objet sacré entre leurs paumes. »
« Ce vieux Balzac, continua-t-il, est un véritable sorcier qui a posé une
main invisible sur la tête de cette fille ; elle était métamorphosée, rêveuse, a
mis quelques instants avant de revenir à elle, les pieds sur terre. Elle a fini
par mettre ta foutue veste, ça ne lui allait pas mal d’ailleurs, et elle m’a dit
que le contact des mots de Balzac sur sa peau lui apporterait bonheur et
intelligence…»
La réaction de la Petite Tailleuse nous fascina tant que nous regrettâmes
encore plus d’avoir rendu le livre. Mais il nous fallut attendre le début de
l’été pour que se présentât une nouvelle occasion.
Ce fut un dimanche. Le Binoclard avait allumé un feu devant sa maison,
posé une grande marmite sur des pierres, et l’avait remplie d’eau. Lorsque
Luo et moi arrivâmes, nous fûmes surpris par ce grand ménage.
Au début, il ne nous adressa pas la parole. Il avait l’air épuisé et triste.
Quand l’eau de la marmite eut bouilli, il ôta sa veste avec dégoût, la jeta
dedans, et la maintint tout au fond à l’aide d’une longue baguette.
Enveloppé dans une épaisse vapeur, il remua sans cesse la pauvre veste
dans l’eau, à la surface de laquelle remontèrent des bulles noires, des
miettes de tabac, et une odeur fétide.
— C’est pour tuer les poux ? lui demandai-je.
— Oui, j’en ai attrapé plein dans la falaise des Mille Mètres.
Le nom de cette falaise ne nous était pas inconnu, mais nous n’y avions
jamais mis les pieds. Elle était loin de notre village, à une demi-journée de
marche, au moins.
— Qu’est-ce que tu as été faire là-bas ?
Il ne nous répondit pas. Il ôta méthodiquement sa chemise, son T-shirt,
son pantalon, ses chaussettes, et les plongea dans l’eau bouillante. Son
corps maigre, aux os saillants, était couvert de gros boutons rouges, et sa
peau égratignée et sanglante était marbrée de traces d’ongles.
— Ils sont salement gros, les poux de cette foutue falaise. Ils ont même
réussi à pondre leurs œufs dans les coutures de mes fringues, nous dit le
Binoclard.
Il alla chercher sa culotte dans la maison et revint. Avant de la plonger
dans la marmite, il nous la montra : bon Dieu ! Dans les replis des coutures,
c’étaient des chapelets et des chapelets de lentes noires, luisantes comme
des perles minuscules. Rien que d’y jeter un coup d’œil, j’en eus la chair de
poule des pieds à la tête.
Assis côte à côte devant la marmite, Luo et moi maintenions le feu en
ajoutant des morceaux de bois, tandis que le Binoclard remuait ses
vêtements dans l’eau bouillante, avec sa longue baguette en bois. Peu à peu,
il finit par nous révéler le secret de son voyage à la falaise des Mille Mètres.
Deux semaines auparavant, il avait reçu une lettre de sa mère, la poétesse
jadis connue dans notre province pour ses odes sur le brouillard, la pluie, et
le souvenir timide du premier amour. Elle lui apprenait qu’un de ses anciens
amis avait été nommé rédacteur en chef d’une revue de littérature
révolutionnaire, et que, malgré la précarité de sa situation, il lui avait
promis d’essayer de trouver une place dans sa revue pour notre Binoclard.
Pour ne pas avoir l’air de le « pistonner », il se proposait de publier d’abord
des chants populaires recueillis in situ par le Binoclard, c’est-à-dire
d’authentiques chants de montagnards, sincères et empreints d’un
romantisme réaliste.
Depuis qu’il avait reçu cette lettre, le Binoclard vivait dans un rêve
éveillé. Tout avait changé en lui. Il nageait dans le bonheur pour la première
fois de sa vie. Il refusa d’aller travailler dans les champs, pour se lancer
dans la chasse solitaire aux chants montagnards, avec une ferveur acharnée.
Il était sûr de pouvoir réunir une vaste collection, grâce à laquelle il voyait
déjà s’accomplir les promesses de l’ancien admirateur de sa mère. Mais une
semaine avait passé sans qu’il fût parvenu à noter la moindre strophe digne
d’être publiée dans une revue officielle.
Il avait écrit à sa mère, pour lui raconter son échec en versant des larmes
de déception. Mais au moment où il donnait la lettre au facteur, celui-ci lui
avait parlé d’un vieux montagnard de la falaise des Mille Mètres : un
meunier qui connaissait toutes les chansons populaires de la région, un
ancien chanteur illettré, véritable champion en ce domaine. Le Binoclard
avait déchiré sa lettre et était parti aussitôt pour une nouvelle chasse.
— Le vieux est un pauvre ivrogne, nous dit-il. De toute ma vie, je n’ai
jamais vu quelqu’un d’aussi pauvre. Vous savez avec quoi il accompagne
son eau-de-vie ? Des cailloux ! Je vous le jure sur la tête de ma mère ! Il les
trempe dans de l’eau salée, les met dans sa bouche, les fait rouler entre ses
dents, et les recrache par terre. Il appelle ça « les boulettes de jade à la sauce
meunière ». Il m’a proposé de goûter, mais j’ai refusé. C’était sans compter
sur sa susceptibilité. Après cela, il est devenu si irritable que, quoi que j’aie
fait, quelle que soit la somme que je lui ai proposée, il n’a pas voulu me
chanter la moindre chose. J’ai passé deux jours dans son vieux moulin, dans
l’espoir de lui soutirer quelques chants, j’ai dormi une nuit dans son lit,
dans une couverture qui semblait ne pas avoir été lavée depuis des
décennies…
Il nous fut facile d’imaginer la scène : sur le lit où grouillaient des
milliers d’insectes, le Binoclard était resté éveillé de crainte que le vieux
meunier ne se mît, par hasard, à chanter dans son rêve des chants
authentiques et sincères. Les poux étaient sortis de leurs tanières pour
l’agresser dans l’obscurité ; tantôt ils lui suçaient le sang, tantôt ils venaient
faire du patinage sur les verres glissants de ses lunettes, qu’il n’avait pas
ôtées pour la nuit. Chaque fois que le vieux se tournait, hoquetait, toussait,
notre Binoclard retenait son souffle, prêt à allumer sa minuscule lampe-
torche pour prendre des notes, tel un espion. Puis tout redevenait normal, et
le vieux se remettait à ronfler au rythme des roues de son moulin,
perpétuellement en mouvement.
— J’ai une idée, lui dit Luo d’un air désinvolte. Si on réussit à arracher
des chants populaires à ton meunier, tu nous prêteras d’autres livres de
Balzac ?
Le Binoclard ne répondit pas tout de suite. Il fixa de ses lunettes
embuées l’eau noircie qui bouillait dans la marmite, comme hypnotisé par
les cadavres de poux qui faisaient des culbutes parmi les bulles et les
miettes de tabac.
Enfin, il leva les yeux et demanda à Luo :
— Comment vous pensez vous y prendre ?
Si vous m’aviez vu en ce jour d’été 1973, en route pour la falaise des
Mille Mètres, vous m’auriez cru tout droit sorti d’une photo officielle d’un
congrès du Parti communiste, ou d’une photo de mariage de « cadres
révolutionnaires ». Je portais une veste bleu marine à col gris foncé,
fabriquée par notre Petite Tailleuse. C’était, dans les moindres détails, une
copie conforme des vestes du président Mao, depuis le col jusqu’à la forme
des poches, en passant par les manches, ornées chacune de trois mignons
petits boutons jaune d’or, qui semblaient refléter la lumière quand je
bougeais les bras. Sur ma tête, pour masquer la jeunesse de mes cheveux
anarchiquement hérissés, notre costumière avait posé une ancienne
casquette de son père, d’un vert aussi soutenu que celle des officiers de
l’armée. Elle était seulement trop petite pour moi, il aurait fallu une bonne
taille de plus.
Quant à Luo, son rôle de secrétaire oblige, il revêtit un uniforme délavé
de soldat, emprunté la veille à un jeune paysan qui avait fini son service
militaire. Sur sa poitrine, brillait une médaille rouge feu, sur laquelle
ressortait une tête de Mao dorée, les cheveux impeccablement plaqués en
arrière.
Comme nous n’avions jamais mis les pieds dans ce coin inconnu et
sauvage, nous faillîmes nous perdre dans une forêt de bambous qui, dressés
de toutes parts, se rejoignaient et nous cernaient, luisants de pluie, sombres,
humides, chargés d’une odeur âpre de bêtes invisibles. De temps à autre, on
entendait les crépitements doux et suggestifs produits par la croissance des
nouvelles pousses. Certains jeunes bambous, parmi les plus vigoureux,
peuvent, paraît-il, pousser d’une trentaine de centimètres en une seule
journée.
Le moulin du vieux chanteur, qui chevauchait un torrent tombant d’une
haute falaise, avait l’air d’une relique, avec ses immenses roues grinçantes,
en pierre blanche veinée de noir, qui tournaient dans l’eau avec une lenteur
toute paysanne.
Au rez-de-chaussée, le plancher vibrait. Par endroits, à travers les vieilles
planches cassées, on pouvait voir l’eau rouler au-dessous de nous, entre les
grosses pierres. Les grincements de la roue, qui se répercutaient en écho,
résonnaient à nos oreilles. Au milieu de la pièce, un vieil homme, le torse
nu, s’arrêta de jeter du grain dans le circuit rond du moulin, pour nous
regarder silencieusement, avec méfiance. Je lui dis bonjour, non pas en
sichuanais, le dialecte de notre province, mais en mandarin, exactement
comme dans un film.
— Il parle en quelle langue ? demanda-t-il à Luo d’un air perplexe.
— Dans la langue officielle, lui répondit Luo, la langue de Pékin. Vous
ne connaissez pas ?
— C’est où, Pékin ?
Cette question nous donna un choc mais, quand nous comprîmes qu’il ne
connaissait vraiment pas Pékin, nous rîmes comme des bossus. Un instant,
j’enviai presque son ignorance totale du monde extérieur.
— Péping, ça vous dit quelque chose ? lui demanda Luo.
— Bai Ping ? dit le vieux. Bien sûr : c’est la grande ville du Nord !
— Il y a plus de vingt ans que la ville a changé de nom, mon petit père,
lui expliqua Luo. Et ce monsieur à côté de moi, il parle la langue officielle
de Bai Ping, comme vous l’appelez.
Le vieux me jeta un regard plein de respect. Il contempla ma veste Mao,
et fixa les trois petits boutons des manches. Puis il les toucha, du bout des
doigts.
— À quoi ça sert, ces petits machins-là ? me demanda-t-il.
Luo me traduisit sa question. Dans mon mauvais mandarin, je répondis
que je n’en savais rien. Mais mon traducteur expliqua au vieux meunier que
je disais que c’était l’emblème des vrais cadres révolutionnaires.
— Ce monsieur de Bai Ping, poursuivit Luo avec son calme de grand
escroc, vient dans la région pour recueillir des chansons populaires, et tout
citoyen qui en connaît a le devoir de lui faire une démonstration.
— Ces trucs de montagnards ? lui demanda le vieux, en me jetant un
regard soupçonneux. C’est pas des chansons, juste des refrains, des vieux
refrains figés, vous comprenez ?
— Ce que veut ce monsieur, c’est justement des refrains, avec des
paroles à la force primitive et authentique.
Le vieux meunier rumina cette demande précise, et me regarda avec un
drôle de sourire rusé.
— Vous pensez vraiment… ?
— Oui, lui répondis-je.
— Monsieur veut vraiment que je lui chante des cochonneries ? Parce
que, vous savez, nos refrains, c’est bien connu, c’est…
Sa phrase fut interrompue par l’arrivée de plusieurs paysans, qui
portaient chacun une grande hotte sur le dos.
J’eus vraiment peur ; mon « interprète » aussi. Je lui chuchotai à
l’oreille : « On fout le camp ? » Mais le vieux se tourna vers nous et
demanda à Luo : « Qu’est-ce qu’il a dit ? » Je me sentis rougir et, pour
dissimuler ma gêne, je me précipitai vers les paysans, comme pour les aider
à se décharger de leurs hottes.
Les nouveaux arrivés étaient six. Aucun d’eux n’était jamais allé dans
notre village et, sitôt que j’eus la certitude qu’ils ne pouvaient pas nous
connaître, je recouvrai mon calme. Ils posèrent par terre leurs hottes
lourdement chargées de grains de maïs à moudre.
— Venez, que je vous présente un jeune monsieur de Bai Ping, dit le
vieux meunier à ces gens. Vous voyez les trois petits boutons sur ses
manches ?
Métamorphosé, rayonnant, le vieil ermite prit mon poignet, le souleva en
l’air, et le brandit devant les yeux des paysans, pour leur faire admirer de
près les foutus boutons jaunes.
— Vous savez ce que ça veut dire ? cria-t-il, et une effluve d’eau-de-vie
jaillit de sa bouche. C’est le symbole d’un cadre révolutionnaire.
Je n’aurais jamais cru qu’un vieux si maigre eût tant de force : sa main
calleuse faillit briser mon poignet. À nos côtés, Luo l’escroc me traduisait
ses paroles en mandarin, avec tout le sérieux d’un interprète officiel. À la
manière de ces dirigeants qu’on voyait au cinéma, je fus obligé de serrer la
main à tout le monde, et de m’exprimer en un mandarin lamentable, tout en
branlant la tête.
De toute ma vie, je n’avais encore jamais fait une chose pareille. Je
regrettais cette visite incognito, entreprise pour accomplir la mission
impossible du Binoclard, cruel propriétaire d’une valise en cuir.
Alors que je branlais la tête, ma casquette verte, ou plutôt celle du
tailleur, tomba par terre.
*
Finalement les paysans repartirent, laissant une montagne de grains de
maïs à moudre.
J’étais accablé de fatigue, d’autant que la petite casquette, devenue un
véritable cercle de fer qui serrait de plus en plus mon crâne, me donnait la
migraine.
Le vieux meunier nous conduisit au premier étage par une petite échelle
en bois, à laquelle manquaient deux ou trois barreaux. Il se précipita vers un
panier en rotin, d’où il sortit une calebasse d’eau-de-vie et trois godets.
— Ici, il y a moins de poussière, nous dit-il en souriant. On va boire un
coup.
Dans cette pièce vaste et sombre, le plancher était presque entièrement
couvert de petits cailloux évoquant les « boulettes de jade » dont le
Binoclard nous avait parlé. Comme au rez-de-chaussée, il n’y avait ni
chaise, ni tabouret, ni les meubles habituels d’une maison d’habitation,
seulement un grand lit au-dessus duquel le mur était tapissé d’une peau de
léopard, ou de panthère, noire et moirée, où était accroché un instrument de
musique, sorte de viole en bambou à trois cordes.
C’est sur ce lit unique que le vieux meunier nous invita à nous asseoir,
un lit qui avait laissé un souvenir douloureux et de gros boutons rouges à
notre prédécesseur, le Binoclard.
Je jetai un coup d’œil à mon interprète, qui avait visiblement si peur de
glisser sur les cailloux qu’il faillit se ramasser par terre.
— Vous ne préférez pas qu’on s’installe dehors ? bafouilla Luo, qui
perdait son calme pour la première fois. Ici, c’est trop sombre.
— Ne vous en faites pas.
Le vieil homme alluma une lampe à pétrole et la posa au milieu du lit.
Comme il n’y avait plus assez d’huile dedans, il partit en chercher. Il revint
aussitôt, avec une calebasse pleine d’huile. Il en versa la moitié dans la
lampe, et laissa la calebasse sur le lit, à côté de celle qui contenait l’eau-de-
vie.
Juchés tous les trois sur le lit, assis sur les talons autour de la lampe à
pétrole, nous bûmes un godet d’eau-de-vie. À quelques centimètres de moi,
la couverture était roulée en une masse informe dans un coin du lit, avec des
vêtements sales. Tout en buvant, je sentais des petits insectes grimper le
long d’une de mes jambes, sous mon pantalon. À l’instant où j’y introduisis
discrètement ma main, en dépit du protocole qu’imposait mon statut
officiel, je me sentis soudain agressé sur l’autre jambe. J’eus rapidement
l’impression que ces innombrables petits chéris se réunissaient sur mon
corps, ravis de changer de plat, ravis du nouveau festin offert par mes
veines. L’image furtive de la grosse marmite passa devant mes yeux, une
marmite dans laquelle les vêtements du Binoclard montaient, descendaient,
tournaient dans l’eau bouillante, au milieu de bulles noires, et finissaient par
céder leur place à ma nouvelle veste Mao.
Le vieux meunier nous laissa seuls un moment, assaillis par les poux, et
revint avec une assiette, un petit bol, et trois paires de baguettes. Il les posa
à côté de la lampe, puis remonta s’asseoir sur le lit.
Ni Luo ni moi n’avions imaginé une seconde que le vieux oserait nous
faire le coup qu’il avait fait au Binoclard. C’était trop tard. L’assiette, en
face de nous, était pleine de petits cailloux anodins, polis, dans une gamme
de gris et de vert, et le bol était rempli d’une eau limpide, que la lumière de
la lampe à pétrole rendait diaphane.
Au fond du bol, quelques gros grains cristallisés nous firent comprendre
qu’il s’agissait de la sauce au sel. Mes envahisseurs les poux continuaient à
agrandir le champ de leur action, ils étaient parvenus à pénétrer sous ma
casquette, et je sentais mes cheveux se dresser sous l’intolérable
démangeaison de mon cuir chevelu.
— Servez-vous, nous dit le vieux. C’est mon plat de tous les jours : des
boulettes de jade à la sauce au sel.
Tout en parlant, il prit des baguettes, avec lesquelles il pinça un caillou
dans l’assiette, il le trempa dans la sauce avec une lenteur quasi rituelle, le
porta à sa bouche, et le suça de bon appétit. Il garda longtemps le caillou
dans sa bouche ; je le vis rouler entre ses dents jaunâtres et noircies, puis il
sembla disparaître au fond de sa gorge, mais il resurgit. Le vieux le cracha
par un coin de ses lèvres, et l’envoya rouler loin du lit.
Après un instant de flottement, Luo prit des baguettes, et goûta sa
première boulette de jade avec émerveillement, plein d’une admiration
mêlée d’apitoiement. Le monsieur de Bai Ping que j’étais se mit à les
imiter. La sauce n’était pas trop salée, et le caillou laissa dans ma bouche un
goût douceâtre, un peu amer.
Le vieux ne cessait de verser de l’eau-de-vie dans nos godets, et de nous
demander de faire « cul sec » avec lui, tandis que les cailloux propulsés par
nos trois bouches en un mouvement parabolique tombaient, percutant
parfois ceux qui tapissaient déjà le sol avec un bruit clair, sec et gai.
Le vieux était très en forme. Il avait aussi un vrai sens professionnel.
Avant de chanter, il sortit arrêter la roue, qui grinçait si fort. Puis il ferma la
fenêtre, pour améliorer l’acoustique. Toujours torse nu, il ajusta sa ceinture
– une cordelette de paille tressée – et, enfin, il décrocha du mur son
instrument à trois cordes.
— Vous voulez entendre des vieux refrains ? nous demanda-t-il.
— Oui, c’est pour une importante revue officielle, lui confessa Luo. Vous
seul pouvez nous sauver, mon vieux. Ce qu’il nous faut, ce sont des choses
sincères, authentiques, avec un certain romantisme révolutionnaire.
— C’est quoi, ça, le romantisme ?
Après réflexion, Luo posa la main sur sa poitrine, comme un témoin
prêtant serment devant le ciel :
— L’émotion et l’amour.
Les doigts osseux du vieil homme parcoururent silencieusement les
cordes de l’instrument, qu’il tenait comme une guitare. Une première note
retentit, et puis il entonna un refrain, d’une voix à peine audible.
Ce qui capta d’abord notre attention, ce furent les mouvements de son
ventre qui, pendant les premières secondes, occultèrent complètement sa
voix, la mélodie et tout le reste. Quel ventre époustouflant ! En fait, maigre
comme il était, il n’avait pas du tout de ventre, mais sa peau ratatinée
formait d’innombrables plis minuscules sur son abdomen. Lorsqu’il
chantait, ces plis se réveillaient, se muaient en petites vaguelettes fluant et
refluant sur son ventre nu, enluminé, bronzé. La cordelette en paille qui lui
servait de ceinture se mit à onduler follement. Parfois, elle était engloutie
par les flots de sa peau plissée, et on ne la voyait plus, mais à l’instant
même où on la croyait définitivement perdue dans les mouvements de la
marée, elle émergeait à nouveau, digne et impeccable. Une cordelette
magique.
Bientôt, la voix du vieux meunier, à la fois rauque et profonde, résonna
très fort dans la pièce. Il chantait, ses yeux naviguant sans cesse entre le
visage de Luo et le mien, tantôt avec une complicité amicale, tantôt avec
une fixité un peu hagarde.
Voici ce qu’il chanta :
Dis-moi,
Un vieux pou,
Il a peur de quoi ?
Il a peur de l’eau qui bout,
De l’eau qui bout.
Et la jeune nonne,
Dis-moi,
Elle a peur de quoi ?
Elle a peur du vieux moine,
Rien d’autre
que du vieux moine.
Nous piquâmes un fou rire, d’abord Luo, puis moi. Nous essayâmes bien
de nous retenir, mais le rire monta, monta, et finit par éclater. Le vieux
meunier continua à chanter, avec un sourire plutôt fier et ses flots de peau
plissée sur le ventre. Tordus par le rire, Luo et moi tombâmes par terre, sans
pouvoir arrêter.
Les larmes aux yeux, Luo se leva pour prendre une calebasse et remplir
nos trois godets, alors que le vieux chanteur finissait son premier refrain
sincère, authentique, et doté de romantisme montagnard.
— Trinquons d’abord à votre sacré ventre, proposa Luo.
Le godet à la main, notre chanteur nous permit de poser la main sur son
abdomen, et se mit à respirer, sans chanter, juste pour le plaisir du
mouvement spectaculaire de son ventre. Puis nous trinquâmes et chacun
vida son godet d’un seul trait. Durant les premières secondes, personne ne
réagit, ni moi ni eux. Mais brusquement, quelque chose monta dans ma
gorge, une chose si étrange que j’oubliai mon rôle et demandai au vieux en
parfait dialecte sichuanais :
— C’est quoi, votre gnôle ?
Ma phrase à peine prononcée, nous crachâmes tous les trois ce que nous
avions dans la bouche, presque en même temps : Luo s’était trompé de
calebasse. Il ne nous avait pas servi de l’eau-de-vie, mais de l’huile pour la
lampe à pétrole.
Depuis son arrivée dans la montagne du Phénix du Ciel, c’était sans
doute la première fois que les lèvres du Binoclard se plissaient dans un vrai
sourire de bonheur. Il faisait chaud. Sur son petit nez couvert de fines
gouttelettes de sueur, ses lunettes glissaient et, par deux fois, elles faillirent
tomber et s’écraser par terre, tandis qu’il était plongé dans la lecture des
dix-huit chants du vieux meunier, que nous avions notés sur du papier taché
de sauce salée, d’eau-de-vie et de pétrole. Luo et moi étions allongés sur
son lit, sans avoir pris la peine d’enlever nos vêtements et nos chaussures.
Nous avions marché presque toute la nuit dans la montagne, traversé une
forêt de bambous où des grognements de fauves invisibles nous avaient
accompagnés de loin jusqu’au petit matin, aussi étions-nous à deux doigts
de mourir d’épuisement. Soudain, le sourire du Binoclard disparut et son
visage s’assombrit.
— Bordel ! nous cria-t-il. Vous n’avez noté que des cochonneries.
À l’entendre crier, on aurait dit un vrai commandant, fou de colère. Je
n’appréciai pas du tout son ton, mais je me tus. La seule chose qu’on
attendait de lui, c’était qu’il nous prêtât un ou deux bouquins, en
récompense de notre mission.
— Tu nous as demandé des chants de montagnard authentiques, rappela
Luo d’une voix tendue.
— Bon Dieu ! Je vous avais pourtant précisé que je voulais des paroles
positives, teintées de romantisme réaliste.
Tout en parlant, le Binoclard tenait les feuilles entre deux doigts, et les
agitait au-dessus de nos têtes ; on entendait le crissement du papier et sa
voix d’instituteur sérieux.
— Pourquoi vous êtes toujours attirés par les saloperies interdites, tous
les deux ?
— N’exagère pas, lui dit Luo.
— C’est moi qui exagère ? Tu veux que je montre ça au comité de la
commune ? Ton vieux meunier sera aussitôt accusé de propager des chants
érotiques, il risque même la prison, sans déconner.
Tout à coup, je le détestai. Mais ce n’était pas le moment d’éclater, je
préférais attendre qu’il tînt sa promesse de nous passer des livres.
— Vas-y, qu’est-ce que tu attends pour jouer les mouchards ? lui
demanda Luo. Moi, je l’adore ce vieux, avec ses chants, sa voix, les
mouvements de son sacré ventre, et toutes ces paroles. Je vais retourner lui
porter un peu d’argent.
Assis au bord du lit, le Binoclard posa ses jambes maigres et plates sur
une table, et relut une ou deux feuilles.
— Comment avez-vous pu perdre votre temps à noter toutes ces
cochonneries ! Je n’en reviens pas ! Vous n’êtes quand même pas idiots au
point d’imaginer qu’une revue officielle les publiera ? Et que ça ouvrira
pour moi les portes d’une rédaction ?
Il avait drôlement changé depuis qu’il avait reçu la lettre de sa mère.
Cette façon de nous parler eût été impensable quelques jours plus tôt. Je ne
savais pas qu’un petit espoir pour son avenir pouvait transformer autant un
type, jusqu’à le rendre complètement fou, arrogant, et lui donner tant de
désir et de haine dans la voix. Il ne faisait toujours pas la moindre allusion
aux livres qu’il devait nous prêter. Il se leva, abandonna les feuilles de
papier sur le lit, et on l’entendit préparer le repas et couper des légumes,
dans la cuisine. Il ne se taisait toujours pas :
— Je vous conseille de ramasser vos notes, et de les jeter au feu tout de
suite, ou de les cacher dans vos poches. Je ne veux pas voir ce genre de
saloperies interdites traîner chez moi, sur mon lit !…
Luo le rejoignit dans la cuisine :
— File-nous un ou deux bouquins, et on s’en va.
— Quels bouquins ? entendis-je le Binoclard lui demander, tout en
continuant à couper des choux ou des navets.
— Ceux que tu nous as promis.
— Tu te fous de moi, ou quoi ? Vous m’avez ramené des trucs
lamentables, qui ne peuvent que m’attirer des ennuis ! Et vous avez le culot
de me présenter ça comme des…
Soudain, il se tut et se précipita vers la chambre, le couteau à la main. Il
ramassa les feuilles éparses sur le lit, approcha de la fenêtre pour mieux
profiter de la lumière, et les relut.
— Mon Dieu ! Je suis sauvé, s’écria-t-il. Il me suffit de changer un peu
les paroles, d’ajouter quelques mots, d’en supprimer d’autres… Ma tête
fonctionne mieux que la vôtre, je n’y suis pour rien. Je suis sans doute plus
intelligent !
Sans réfléchir davantage, il nous fit une démonstration de sa version
adaptée et truquée, avec le premier couplet :
Dites-moi,
Les petits poux bourgeois,
Ils ont peur de quoi ?
De la vague bouillante du prolétariat.
*
Il humecta entre ses lèvres l’ancien clou rouillé transformé en passe-
partout. L’objet entra silencieusement dans le trou du cadenas, tourna vers
la gauche, puis vers la droite, revint à gauche, recula d’un millimètre… un
déclic sec, métallique, retentit à nos oreilles, et la serrure en cuivre finit par
céder.
Nous nous glissâmes à l’intérieur de la maison du Binoclard, et
refermâmes aussitôt les battants de la porte derrière nous. On ne voyait pas
grand-chose dans l’obscurité ; nous ne nous distinguions presque pas l’un
l’autre. Mais dans la cabane, flottait une odeur de déménagement qui nous
rongea de jalousie.
À travers la fente des deux battants, je jetai un coup d’œil au-dehors : pas
la moindre ombre humaine, dans l’immédiat. Pour des raisons de sécurité,
c’est-à-dire pour éviter que les yeux vigilants d’un éventuel passant ne
remarquassent l’absence de cadenas sur la porte, nous poussâmes les deux
battants vers l’extérieur, jusqu’à les écarter au maximum, pour permettre à
Luo, ainsi qu’il l’avait prévu, de passer une main en dehors, de remettre la
chaîne en place, et de la refermer avec le cadenas.
Mais nous oubliâmes de vérifier la fenêtre, par laquelle nous comptions
sortir à la fin de l’action. C’est que nous fûmes littéralement éblouis, quand
la torche électrique s’alluma dans la main de Luo : posée au-dessus des
autres bagages, la valise en cuir souple, notre fabuleux butin, apparut dans
le noir, comme si elle nous attendait, brûlant d’envie d’être ouverte.
— Gagné ! dis-je à Luo.
Durant l’élaboration de notre plan, quelques jours auparavant, nous
avions conclu que la réussite de notre visite illégale dépendait d’une chose :
savoir où le Binoclard cachait sa valise. Comment pourrait-on la trouver ?
Luo avait passé en revue tous les indices possibles et envisagé toutes les
solutions imaginables, et il était parvenu, Dieu merci, à déterminer un plan
dont l’action devait impérativement se dérouler pendant le banquet d’adieu.
C’était réellement une occasion unique : quoique très rusée, la poétesse,
étant donné son âge, n’avait pas pu échapper à l’amour de l’ordre, et
n’aurait pas supporté l’idée de chercher une valise au matin du départ. Il
faudrait que tout fût prêt avant, et impeccablement rangé.
Nous nous approchâmes de la valise. Elle était ficelée par une grosse
corde de paille tressée, nouée en croix. Nous la débarrassâmes de ses liens,
et l’ouvrîmes silencieusement. À l’intérieur, des piles de livres
s’illuminèrent sous notre torche électrique ; les grands écrivains
occidentaux nous accueillirent à bras ouverts : à leur tête, se tenait notre
vieil ami Balzac, avec cinq ou six romans, suivi de Victor Hugo, Stendhal,
Dumas, Flaubert, Baudelaire, Romain Rolland, Rousseau, Tolstoï, Gogol,
Dostoïevski, et quelques Anglais : Dickens, Kipling, Emily Brontë…
Quel éblouissement ! J’avais l’impression de m’évanouir dans les
brumes de l’ivresse. Je sortis les romans un par un de la valise, les ouvris,
contemplai les portraits des auteurs, et les passai à Luo. De les toucher du
bout des doigts, il me semblait que mes mains, devenues pâles, étaient en
contact avec des vies humaines.
— Ça me rappelle la scène d’un film, me dit Luo, quand les bandits
ouvrent une valise pleine de billets…
— Tu sens des larmes de joie monter en toi ?
— Non. Je ne ressens que de la haine.
— Moi aussi. Je hais tous ceux qui nous ont interdit ces livres.
La dernière phrase que je prononçai m’effraya, comme si un écouteur
pouvait être caché quelque part dans la pièce. Une telle phrase, dite par
mégarde, pouvait coûter plusieurs années de prison.
— Allons-y ! dit Luo en fermant la valise.
— Attends !
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’hésite… Réfléchissons encore une fois : le Binoclard va sûrement
soupçonner que c’est nous, les voleurs de sa valise. On est fichus, s’il nous
dénonce. N’oublie pas qu’on n’a pas des parents comme les autres.
— Je te l’ai déjà dit, sa mère ne lui permettra pas. Sinon, tout le monde
saura que son fils cachait des bouquins interdits ! Et il ne pourra jamais plus
quitter le Phénix du Ciel.
Après un silence de quelques secondes, j’ouvris la valise :
— Si on prend seulement quelques livres, il ne s’en apercevra pas.
— Mais je veux les lire tous, affirma Luo avec détermination.
Il referma la valise et, posant une main dessus, comme un chrétien
prêtant serment, il me déclara :
— Avec ces livres, je vais transformer la Petite Tailleuse. Elle ne sera
plus jamais une simple montagnarde.
Nous nous dirigeâmes silencieusement vers la chambre. Je marchais en
avant, avec la torche électrique, et Luo me suivait, la valise à la main. Elle
semblait très lourde ; durant la traversée, je l’entendis cogner contre les
jambes de Luo, heurter au passage le lit du Binoclard et celui de sa mère
qui, bien que petit et improvisé avec des planches de bois, contribuait à
rendre la chambre encore plus exiguë.
À notre surprise, la fenêtre était clouée. Nous essayâmes de la pousser,
mais elle ne fit entendre qu’un léger grincement, presque un soupir, sans
céder d’un centimètre.
La situation ne nous parut pas catastrophique. Nous retournâmes
tranquillement dans la salle à manger, prêts à refaire la même manœuvre
que précédemment : écarter les deux battants de la porte, sortir une main par
la fente, et introduire le passe-partout dans le cadenas en cuivre.
Soudain, Luo me souffla :
— Chut !
Effrayé, j’éteignis immédiatement la torche électrique. Des bruits de pas
rapides, à l’extérieur, nous figèrent de stupeur. Il nous fallut une précieuse
minute pour réaliser qu’ils s’approchaient dans notre direction.
Au même instant, nous entendîmes vaguement les voix de deux
personnes, un homme et une femme, mais il nous fut impossible de
distinguer s’il s’agissait du Binoclard et de sa mère. Nous préparant au pire,
nous reculâmes vers la cuisine. Au passage, j’allumai une seconde la torche
électrique, pendant que Luo replaçait la valise sur les bagages.
C’était bien ce que nous redoutions ; la mère et le fils nous tombaient
dessus, au beau milieu de notre cambriolage. Ils discutaient près de la porte.
— Je sais, c’est le sang du buffle qui ne m’a pas réussi, dit le fils. J’ai des
renvois puants qui me remontent de l’estomac jusque dans la gorge.
— Heureusement, j’ai emporté un médicament pour la digestion,
répondit la mère.
Complètement paniqués, nous ne parvenions pas à trouver un coin pour
nous cacher dans la cuisine. Tout était si noir qu’on n’y voyait rien. Je me
cognai dans Luo, alors qu’il soulevait le couvercle d’une grande jarre à riz.
Il perdait la raison.
— C’est trop petit, chuchota-t-il.
Un cacophonique bruit de chaîne retentit à nos oreilles, puis la porte
s’ouvrit à l’instant même où nous foncions dans la chambre, pour nous
faufiler chacun sous un lit.
Ils entrèrent dans la salle à manger, et allumèrent la lampe à pétrole.
Tout allait de travers. Au lieu de me cacher sous le lit du Binoclard, moi
qui étais plus grand et plus costaud que Luo, j’étais coincé sous celui de sa
mère, nettement moins spacieux, et surtout doté du seau hygiénique comme
l’indiquait une odeur incommodante, facilement définissable. Un essaim de
mouches volait autour de moi. À tâtons, j’essayai de m’allonger autant que
me le permettait l’exiguïté du lieu, mais ma tête faillit renverser le seau
nauséabond ; j’entendis un petit clapotis, et l’odeur, pénétrante et
écœurante, en fut accentuée. Par répugnance instinctive, mon corps fit un
mouvement assez violent, qui produisit un bruit suffisamment audible,
insolite et traître.
— Tu n’as pas entendu quelque chose, maman ? demanda la voix du
Binoclard.
— Non.
Un silence total suivit, qui dura presque une éternité. J’imaginais
comment ils dressaient les oreilles, dans une immobilité théâtrale, pour
capter le moindre bruit.
— Je n’entends que ton ventre gargouiller, dit la mère.
— C’est le sang du buffle que je digère mal. Je me sens mal fichu, je ne
sais pas si j’aurai la force de retourner à la fête.
— Je n’aime pas ça, il faut qu’on y aille ! insista la mère d’une voix
autoritaire. Voilà, j’ai trouvé les comprimés. Prends-en deux, ça va calmer
tes douleurs d’estomac.
J’entendis le fils obéissant se diriger vers la cuisine, sans doute pour
prendre de l’eau. La lumière de la lampe à pétrole s’éloigna avec lui. Bien
que ne voyant pas Luo dans le noir, je sentais qu’il se félicitait autant que
moi de ne pas être resté dans la cuisine.
Ses comprimés avalés, le Binoclard retourna dans la salle à manger. Sa
mère lui demanda :
— La valise de livres n’est pas empaquetée ?
— Si, c’est moi qui l’ai fait ce soir.
— Mais regarde ! Tu ne vois pas la corde qui traîne par terre ?
Ciel ! On n’aurait vraiment pas dû l’ouvrir. Un tressaillement me
parcourut l’échine, recourbée sous le lit. Je m’en voulais. Je cherchai en
vain le regard de mon complice dans l’obscurité.
La voix calme du Binoclard était peut-être l’indice d’une émotion
violente :
— J’ai déterré la valise derrière la maison, à la nuit tombée. En rentrant,
j’ai enlevé la terre et les autres cochonneries qui la recouvraient, et j’ai
vérifié scrupuleusement que les livres n’étaient pas moisis. Et à la fin, juste
avant d’aller manger avec les villageois, je l’ai ficelée avec cette grosse
corde en paille.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelqu’un s’est introduit dans la maison
pendant la fête ?
La lampe à pétrole à la main, le Binoclard se précipita vers la chambre.
Je vis, sous le lit en face, les yeux de Luo luire sous l’éclairage qui
approchait. Dieu merci, les pieds du Binoclard s’arrêtèrent sur le seuil. Il dit
à sa mère, en se retournant :
— Ce n’est pas possible. La fenêtre est toujours clouée et la porte
cadenassée.
— Je crois que tu devrais quand même jeter un coup d’œil dans la valise,
voir s’il manque des livres. Tes deux anciens copains me font peur. Je ne
sais combien de fois je te l’ai écrit : il ne fallait pas fréquenter ces types, ils
sont trop malins pour toi, mais tu ne m’as pas écoutée.
J’entendis la valise s’ouvrir et la voix du Binoclard répondre :
— Je me suis fait ami avec eux parce que j’ai pensé que papa et toi aviez
des problèmes de dents, et qu’un jour, peut-être, le père de Luo pourrait
vous être utile.
— C’est vrai ?
— Oui, maman.
— Tu es mignon, mon fils. (La voix de la mère devint sentimentale.)
Même dans une situation si dure, tu penses encore à nos dents.
— Maman, j’ai vérifié : aucun livre n’a disparu.
— Tant mieux, c’était une fausse alerte. Allez, on y va.
— Attends, passe-moi la queue du buffle, je vais la mettre dans la valise.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il ficelait la valise, j’entendis le
Binoclard crier :
— Merde !
— Tu sais que je n’aime pas les gros mots, mon fils.
— J’ai la diarrhée ! annonça le Binoclard d’une voix souffrante.
— Va sur le seau, dans la chambre !
À notre grand soulagement, nous entendîmes le Binoclard courir vers
l’extérieur.
— Où tu vas ? cria la mère.
— Dans un champ de maïs.
— Tu as emporté du papier ?
— Non, répondit la voix du fils en s’éloignant.
— J’arrive avec ce qu’il faut ! cria la mère.
Quelle chance pour nous que ce futur poète eût la manie de se décharger
le ventre en plein air ! Je peux imaginer la scène d’horreur plus
qu’humiliante qu’il nous aurait infligée, s’il avait foncé dans la chambre,
tiré en vitesse le seau hygiénique de sous le lit, s’il s’était assis dessus, et
avait évacué le sang du buffle sous notre nez, dans un vacarme aussi
assourdissant que la chute d’une cascade impétueuse.
Sitôt que la mère fut sortie en courant, j’entendis Luo me murmurer dans
le noir :
— Vite ! On se tire !
À notre passage dans la salle à manger, Luo saisit la valise de livres. Et
après une heure de course folle sur le sentier, quand nous décidâmes enfin
de faire une halte, il l’ouvrit. La queue du buffle, noire, à bout poilu,
souillée de taches sombres de sang, trônait au-dessus des piles de livres.
Elle était d’une longueur exceptionnelle ; c’était sans doute celle du
buffle qui avait cassé les lunettes du Binoclard.
CHAPITRE 3
Bien des années plus tard, une image de la période de notre rééducation
reste toujours gravée dans ma mémoire, avec une exceptionnelle précision :
sous le regard impassible d’un corbeau à bec rouge, Luo, une hotte sur le
dos, avançait à quatre pattes sur un passage large d’environ trente
centimètres, bordé de chaque côté par un profond précipice. Dans sa hotte
en bambou, anodine, sale mais solide, était caché un livre de Balzac, Le
Père Goriot, dont le titre chinois était Le Vieux Go ; il allait le lire à la Petite
Tailleuse, qui n’était encore qu’une montagnarde, belle mais inculte.
Durant tout le mois de septembre, après notre cambriolage réussi, nous
fûmes tentés, envahis, conquis par le mystère du monde extérieur, surtout
celui de la femme, de l’amour, du sexe, que les écrivains occidentaux nous
révélaient jour après jour, page après page, livre après livre. Non seulement
le Binoclard était parti sans oser nous dénoncer mais, par chance, le chef de
notre village était allé à la ville de Yong Jing, pour assister à un congrès des
communistes du district. Profitant de cette vacance du pouvoir politique, et
de la discrète anarchie qui régnait momentanément dans le village, nous
refusâmes d’aller travailler aux champs, ce dont les villageois, ex-
cultivateurs d’opium reconvertis en gardiens de nos âmes, se fichèrent
complètement. Je passai ainsi mes journées, ma porte plus hermétiquement
verrouillée que jamais, avec des romans occidentaux. Je laissai de côté les
Balzac, passion exclusive de Luo, et tombai tour à tour amoureux, avec la
frivolité et le sérieux de mes dix-neuf ans, de Flaubert, de Gogol, de
Melville, et même de Romain Rolland.
Parlons de ce dernier. La valise du Binoclard ne contenait qu’un livre de
lui, le premier des quatre volumes de Jean-Christophe. Comme il s’agissait
de la vie d’un musicien, et que j’étais moi-même capable de jouer au violon
des morceaux tels que Mozart pense à Mao, je fus tenté de le feuilleter, à la
manière d’un flirt sans conséquence, d’autant plus qu’il était traduit par
Monsieur Fu Lei, le traducteur de Balzac. Mais dès que je l’ouvris, je ne le
lâchai plus. Mes livres préférés étaient normalement les recueils de
nouvelles, qui vous racontent une histoire bien ficelée, avec des idées
brillantes, quelquefois amusantes, ou à vous couper le souffle, des histoires
qui vous accompagnent toute votre vie. Quant aux longs romans, à part
quelques exceptions, je restais plutôt méfiant. Mais Jean-Christophe, avec
son individualisme acharné, sans aucune mesquinerie, fut pour moi une
révélation salutaire. Sans lui, je ne serais jamais parvenu à comprendre la
splendeur et l’ampleur de l’individualisme. Jusqu’à cette rencontre volée
avec Jean-Christophe, ma pauvre tête éduquée et rééduquée ignorait tout
simplement qu’on pût lutter seul contre le monde entier. Le flirt se
transforma en un grand amour. Même l’excessive emphase à laquelle
l’auteur avait cédé ne me paraissait pas nuisible à la beauté de l’œuvre.
J’étais littéralement englouti par le fleuve puissant des centaines de pages.
C’était pour moi le livre rêvé : une fois que vous l’aviez fini, ni votre sacrée
vie ni votre sacré monde n’étaient plus les mêmes qu’avant.
Mon adoration pour Jean-Christophe fut telle que, pour la première fois
de ma vie, je voulus le posséder seul, et non plus comme un patrimoine
commun à Luo et à moi. Sur la page blanche, derrière la couverture, je
rédigeai donc une dédicace disant que c’était un cadeau pour le futur
anniversaire de mes vingt ans, et je demandai à Luo de signer. Il me dit
qu’il se sentait flatté, l’occasion étant si rare qu’elle en devenait historique.
Il calligraphia son nom d’un unique trait de pinceau, débridé, généreux,
fougueux, liant ensemble les trois caractères en une belle courbe, qui
occupait presque la moitié de la page. De mon côté, je lui dédicaçai trois
romans de Balzac, Le Père Goriot, Eugénie Grandet et Ursule Mirouët, en
cadeau de nouvel an, qui aurait lieu dans quelques mois. Sous ma dédicace,
je dessinai trois objets qui représentaient chacun des trois caractères chinois
composant mon nom. Pour le premier, je dessinai un cheval au galop,
hennissant, avec une somptueuse crinière flottant au vent. Pour le
deuxième, je représentai une épée longue et pointue, avec un manche en os
finement ouvragé, enchâssé de diamants. Quant au troisième, ce fut une
petite clochette de troupeau, autour de laquelle j’ajoutai de nombreux traits
formant un rayonnement, comme si elle avait remué, retenti, pour appeler
au secours. Je fus si content de cette signature que je faillis verser dessus
quelques gouttes de mon sang, pour la sacraliser.
Vers le milieu du mois, une violente tempête se déchaîna toute une nuit
dans la montagne. Il plut des cordes. Pourtant, le lendemain, dès les
premières lueurs de l’aube, Luo, fidèle à son ambition de créer une fille
belle et cultivée, partit avec Le Père Goriot dans sa hotte en bambou, et,
comme un chevalier solitaire sans cheval, il disparut sur le sentier
enveloppé par la brume matinale, en direction du village de la Petite
Tailleuse.
Pour ne pas violer le tabou collectif imposé par le pouvoir politique, il
rebroussa chemin le soir et rentra sagement dans notre maison sur pilotis.
Cette nuit-là, il me raconta qu’à l’aller comme au retour il avait dû
escalader un passage étroit, dangereux, formé par un immense éboulement
de terre, dû aux ravages de la tempête. Il m’avoua :
— La Petite Tailleuse ou toi oseriez sûrement courir dessus. Mais moi,
même en avançant à quatre pattes, j’ai tremblé d’un bout à l’autre.
— Il est très long ?
— Au moins quarante mètres.
Pour moi, ce fut toujours un mystère : Luo n’avait jamais de problème
avec quoi que ce soit, sauf avec la hauteur. C’était un intellectuel, qui
n’avait jamais grimpé à un arbre de sa vie. Je me rappelle encore ce lointain
après-midi, cinq ou six ans plus tôt, au cours duquel nous avions eu l’idée
d’escalader l’échelle en fer rouillée d’un château d’eau. Dès le départ, il
égratigna les paumes de ses mains sur la rouille, et saigna un peu. Parvenu à
une hauteur de quinze mètres, il me dit : « J’ai l’impression que les
barreaux de l’échelle vont céder sous mes pieds, à chaque pas. » Sa main
griffée lui faisait mal, ce qui alimentait son angoisse. Il finit par renoncer, et
me laissa monter seul ; du sommet de la tour, je lui envoyai un crachat
moqueur, qui disparut aussitôt dans le vent. Les années passèrent, mais sa
peur de la hauteur demeura. Dans la montagne, comme il le disait, la Petite
Tailleuse et moi courions sur les falaises sans aucune hésitation, mais une
fois passés de l’autre côté, nous devions souvent attendre Luo pendant un
long moment, parce que, n’osant jamais avancer debout, il grimpait à quatre
pattes.
Un jour, pour changer d’air, je l’accompagnai dans son pèlerinage de la
beauté, au village de la Petite Tailleuse.
Au passage dangereux dont Luo m’avait parlé, la brise matinale se mua
en grand vent soufflant dans la montagne. Au premier coup d’œil, je
compris à quel point Luo s’était dépassé en prenant ce chemin. Moi-même,
en posant les pieds dessus, je tremblais de peur.
Une pierre s’éboula sous ma botte gauche et, presque en même temps,
celle de droite fit tomber quelques mottes de terre. Elles disparurent dans le
vide, et il fallut attendre longtemps avant de percevoir le bruit de leur chute,
qui résonna en un lointain écho dans le précipice de droite, puis dans celui
de gauche.
Debout sur ce passage large d’une trentaine de centimètres, surplombant
un gouffre de chaque côté, je n’aurais jamais dû regarder en bas : à droite,
c’était une paroi rocheuse, découpée, pelée, d’une profondeur vertigineuse,
dans laquelle la frondaison des arbres n’était plus vert foncé mais d’un gris
blanchâtre, vague et brumeux. Mes oreilles se mirent soudain à bourdonner
quand je plongeai mon regard vers le gouffre de gauche : la terre s’était
éboulée, de façon aussi violente que spectaculaire, et formait un à-pic
vertical de cinquante mètres.
Heureusement, ce passage si dangereux n’était long que d’une trentaine
de mètres. À l’autre extrémité, perché sur un rocher, se tenait un corbeau à
bec rouge, la tête affreusement enfoncée dans le cou.
— Tu veux que je porte la hotte ? demandai-je d’un air désinvolte à Luo,
resté debout au début du passage.
— Oui, prends-la.
Quand je la mis sur mon dos, une bourrasque de vent agressive souffla,
les bourdonnements de mes oreilles s’intensifièrent et, dès que je bougeai la
tête, ce mouvement me procura un premier vertige, tolérable, presque
agréable. Je fis quelques pas. Puis je tournai la tête, et vis Luo toujours à la
même place, sa silhouette vacillant légèrement devant mes yeux, comme un
arbre sous le vent.
Regardant droit devant moi, j’avançai mètre après mètre, tel un
funambule. Mais au milieu du chemin, les rochers de la montagne en face,
où se tenait le corbeau à bec rouge, se penchèrent violemment vers la droite,
puis vers la gauche, comme dans un tremblement de terre. Immédiatement,
instinctivement, je me baissai, et mon vertige ne cessa que lorsque mes
deux mains parvinrent à toucher le sol. La sueur ruisselait sur mon dos, ma
poitrine et mon front. D’une main, j’essuyai mes tempes ; qu’elle était
froide, cette sueur !
Je tournai la tête vers Luo, il me cria quelque chose, mais mes oreilles
étaient presque bouchées, de sorte que sa voix ne me fut qu’un
bourdonnement de plus. Les yeux levés pour éviter de regarder en bas, je
vis, dans l’éblouissante lumière du soleil, la silhouette noire du corbeau qui
tournoyait au-dessus de mon crâne, en battant lentement des ailes.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? » me dis-je.
À cet instant, coincé au milieu du passage, je me demandai ce que dirait
le vieux Jean-Christophe, si je faisais volte-face. Avec sa baguette
autoritaire de chef d’orchestre, il allait me montrer la direction à prendre ;
j’imaginai qu’il n’aurait pas eu honte de reculer devant la mort. Je n’allais
tout de même pas mourir avant d’avoir connu l’amour, le sexe, la lutte
individuelle contre le monde entier, comme celle qu’il avait menée !
L’envie de vivre s’empara de moi. Je pivotai, toujours à genoux, et revins
pas à pas vers le début du passage. Sans mes deux mains qui s’agrippaient
sur le sol, j’aurais perdu l’équilibre et serais allé m’écraser au fond du
précipice. Soudain, je pensai à Luo. Il avait dû lui aussi connaître semblable
défaillance, avant de parvenir à atteindre l’autre côté.
Plus je m’approchai de lui, plus sa voix me fut nette. Je remarquai que
son visage était terriblement pâle, comme s’il avait encore plus peur que
moi. Il me cria de m’asseoir sur le sol, et d’avancer à califourchon. Je suivis
son conseil et, en effet, cette nouvelle position, bien que plus humiliante,
me permit de le rejoindre en toute sécurité. Arrivé au bout du passage, je me
redressai et lui rendis sa hotte.
— Tu as fait ça tous les jours ? lui demandai-je.
— Non, seulement au début.
— Il est tout le temps là ?
— Qui ?
— Lui.
Du doigt, je lui montrai le corbeau à bec rouge, qui avait atterri au milieu
du passage, où je m’étais arrêté tout à l’heure.
— Oui, il est là chaque matin. On dirait qu’il a rendez-vous avec moi, me
dit Luo. Mais je ne le vois jamais le soir, quand je reviens.
Comme je refusais de me ridiculiser à nouveau dans ce numéro de
voltige, il prit la hotte sur son dos, et se courba calmement, jusqu’à ce que
ses deux mains touchassent le sol. Il avança les bras, alternativement et
fermement, et ses jambes suivirent, avec harmonie. À chaque pas, ses pieds
touchaient presque ses mains. Après quelques mètres, il s’arrêta et, comme
pour m’adresser un salut coquin, il remua les fesses, dans un vrai geste de
singe grimpant à quatre pattes sur une branche d’arbre. Le corbeau à bec
rouge s’envola, et vrilla dans l’air en battant lentement ses ailes immenses.
Admiratif, j’accompagnai Luo du regard jusqu’au bout du passage
surnommé par moi « le purgatoire », puis il disparut derrière des rochers.
Soudain, je me demandai, non sans appréhension, où allait le mener son
histoire de Balzac avec la Petite Tailleuse, et comment elle finirait. Le
départ du grand oiseau noir rendait le silence de la montagne plus inquiétant
encore.
La nuit suivante, je me réveillai en sursaut.
Il me fallut plusieurs minutes pour revenir à la réalité, familière et
rassurante. J’entendis dans le noir la respiration rythmée de Luo, dans le lit
en face. À tâtons, je trouvai une cigarette et l’allumai. Peu à peu, la
présence de la truie qui cognait son groin contre l’enceinte de la porcherie,
sous notre maison sur pilotis, me ramena au calme, et je revis, à la façon
d’un film en accéléré, le rêve qui venait de m’épouvanter :
De loin, je voyais Luo marcher avec une fille sur le passage étroit,
vertigineux, bordé de chaque côté par un précipice. Au début, la fille qui
marchait en avant était celle du gardien de l’hôpital où travaillaient nos
parents. Une fille de notre classe, modeste, ordinaire, dont j’avais oublié
l’existence depuis des années. Mais alors que je cherchais la raison de son
apparition inattendue à côté de Luo, dans cette montagne, elle se transforma
en la Petite Tailleuse, vive, rigolote, moulée dans un T-shirt blanc et un
pantalon noir. Elle ne marchait pas mais courait sur le passage, comme une
fonceuse, tandis que son jeune amant, Luo, la suivait lentement, à quatre
pattes. Ni l’un ni l’autre ne portaient de hotte sur le dos. La Petite Tailleuse
n’avait pas sa grande et longue natte habituelle et, dans sa course, ses
cheveux tombant librement sur ses épaules flottaient dans le vent, comme
une aile. Du regard, je cherchai en vain le corbeau à bec rouge, et lorsque
mes yeux se posèrent de nouveau sur mes amis, la Petite Tailleuse avait
disparu. Ne restait plus que Luo, non pas à califourchon, mais à genoux au
milieu du passage, les yeux rivés sur le gouffre de droite. Il sembla me crier
quelque chose, tourné vers le fond du précipice, mais je n’entendis rien. Je
me précipitai vers lui, sans savoir d’où me venait le courage de courir sur ce
passage. En m’approchant de lui, je compris que la Petite Tailleuse était
tombée dans la falaise. Malgré l’inaccessibilité presque absolue du terrain,
nous descendîmes en glissant à la verticale le long de la paroi rocheuse…
Nous retrouvâmes son corps au fond, blotti contre un rocher où sa tête,
complètement rentrée dans son ventre, avait éclaté. L’arrière de son crâne
présentait deux grandes fissures, dans lesquelles le sang coagulé avait déjà
formé des croûtes. L’une d’elles s’étirait jusqu’à son front bien dessiné. Sa
bouche béante était retroussée sur ses gencives roses et ses dents serrées,
comme si elle avait voulu crier, mais elle était muette et exhalait seulement
une odeur de sang. Quand Luo la prit dans ses bras, le sang jaillit
conjointement de sa bouche, de sa narine gauche, et d’une de ses oreilles ; il
coula sur les bras de Luo, et se répandit goutte à goutte sur le sol.
Quand je le lui racontai, ce cauchemar n’impressionna pas Luo.
— Oublie ça, me dit-il. Moi aussi, j’en ai fait pas mal de ce genre de
rêves.
Tandis qu’il cherchait sa veste et sa hotte en bambou, je lui demandai :
— Tu ne vas pas déconseiller à ton amie de passer par ce chemin ?
— Tu es fou ! Elle aussi veut venir chez nous, de temps en temps.
— Juste pour un petit bout de temps, jusqu’à ce que ce foutu passage soit
réparé.
— D’accord, je le lui dirai.
Il avait l’air pressé. J’étais presque jaloux de son rendez-vous avec
l’affreux corbeau à bec rouge.
— Ne va pas lui raconter mon rêve.
— Ne t’inquiète pas.
Le retour du chef de notre village mit momentanément un terme au
pèlerinage de la beauté que mon ami Luo avait quotidiennement fait avec
zèle.
Le congrès du Parti et un mois de vie citadine semblaient ne pas avoir
procuré de plaisir à notre chef. Il avait l’air en deuil, la joue enflée, le visage
déformé par la colère contre un médecin révolutionnaire de l’hôpital du
district : « Ce fils de pute, un connard de médecin aux “pieds nus”, m’a
arraché une bonne dent et a laissé la mauvaise, qui était à côté. » Il était
d’autant plus furieux que l’hémorragie provoquée par l’extraction de sa dent
saine l’empêchait de parler, de vociférer ce scandale, et le condamnait à le
marmonner avec des mots à peine audibles. Il montrait à tous ceux qui
s’intéressaient à son malheur le vestige de cette opération : un chicot noirci,
long, pointu, avec une racine jaunâtre, qu’il gardait précieusement
enveloppé dans un bout de satin rouge et soyeux qu’il avait acheté à la foire
de Yong Jing.
Comme il s’irritait de la moindre désobéissance, Luo et moi fûmes
obligés d’aller travailler tous les matins dans les champs de maïs ou les
rizières. Nous cessâmes même de manipuler notre petit réveil magique.
Un soir, souffrant du mal de dents, le chef débarqua chez nous alors que
nous préparions notre dîner dans la salle à manger. Il sortit un petit bout de
métal, enveloppé dans le même carré de satin rouge que sa dent.
— C’est du véritable étain, qu’un marchand ambulant m’a vendu, nous
dit-il. Si vous le mettez sur le feu, il fondra en un quart d’heure.
Ni Luo ni moi ne réagîmes. L’envie de rire nous prenait devant son
visage enflé jusqu’aux oreilles, comme dans un mauvais film comique.
— Mon vieux Luo, dit le chef d’un ton plus sincère que jamais, tu as
sûrement vu ton père faire ça des milliers de fois : quand l’étain est fondu, il
paraît qu’il suffit d’en mettre un petit bout dans la dent pourrie pour que ça
tue les vers qui sont dedans, tu dois le savoir mieux que moi. Tu es le fils
d’un dentiste connu, je compte sur toi pour réparer ma dent.
— Vous voulez que je mette de l’étain dans votre dent, sans blague ?
— Oui. Et si je n’ai plus mal, je te donnerai un mois de repos.
Luo, qui résistait à la tentation, le mit en garde :
— L’étain, ça ne marchera pas, dit-il. Et puis mon père avait des
appareils modernes. Il perçait d’abord la dent avec une roulette électrique,
avant de mettre quoi que ce soit dedans.
Perplexe, le chef se leva, et partit en marmonnant :
— C’est vrai, je l’ai vu faire à l’hôpital du district. Le con qui a arraché
ma bonne dent avait une grosse aiguille qui tournait, avec un bruit de
moteur.
Quelques jours plus tard, la souffrance du chef fut esquivée par l’arrivée
du tailleur, le père de notre amie, avec sa machine à coudre rayonnante, qui
reflétait la lumière matinale du soleil sur le torse nu d’un porteur.
Nous ignorions s’il se donnait des airs d’homme très occupé, au planning
débordant, ou était simplement incapable d’organiser son temps avec
rigueur, mais il avait déjà repoussé plusieurs fois son rituel rendez-vous
annuel avec les paysans de notre village. Pour eux, c’était un véritable
bonheur, quelques semaines avant le nouvel an, de voir apparaître cette
petite silhouette maigrichonne et sa machine à coudre.
Comme d’habitude, il faisait la tournée des villages sans sa fille. Lorsque
nous l’avions rencontré, quelques mois auparavant, sur un sentier étroit et
glissant, il était assis sur une chaise à porteurs à cause de la pluie et de la
boue. Mais ce jour-là, sous le soleil, il arriva à pied, avec une énergie
juvénile non encore entamée par son grand âge. Il portait une casquette vert
délavé, sans doute celle que j’avais empruntée lors de notre visite au vieux
meunier de la falaise des Mille Mètres, une ample veste bleue, largement
ouverte sur une chemise de lin beige pourvue des traditionnels boutons en
coton, et une ceinture noire en cuir véritable, qui brillait.
Le village entier vint l’accueillir. Les cris des enfants qui couraient
derrière lui, les rires des femmes qui sortaient leurs tissus, prêts depuis des
mois, l’explosion de quelques pétards, les grognements des cochons, tout
cela créait une ambiance de fête. Chaque famille l’invita à s’installer chez
elle, dans l’espoir d’être élue son premier client. Mais à la grande surprise
de tout le monde, le vieux déclara :
— Je vais m’installer chez les jeunes amis de ma fille.
Nous nous demandâmes quels étaient les motifs cachés de ce choix.
Selon notre analyse, le vieux tailleur pouvait bien chercher à établir un
contact direct avec son gendre potentiel mais, quoi qu’il en soit, il nous
fournit l’occasion de nous initier à l’intimité féminine, à cette facette de la
nature des femmes jusqu’alors inconnue de nous, dans notre maison sur
pilotis transformée en atelier de couture. Ce fut un festival, presque
anarchique, où les femmes de tout âge, belles ou laides, riches ou pauvres,
rivalisèrent à coups de tissus, de dentelles, de rubans, de boutons, de fil à
coudre, et d’idées de vêtements dont elles avaient rêvé. Lors des séances
d’essayage, Luo et moi étions suffoqués par leur agitation, leur impatience,
par le désir quasi physique qui explosait en elles. Aucun régime politique,
aucune contrainte économique ne pouvait les priver de l’envie d’être bien
habillées, une envie aussi vieille que le monde, aussi vieille que l’envie de
maternité.
Vers le soir, les œufs, la viande, les légumes, les fruits que les villageois
avaient portés au vieux tailleur s’amoncelaient comme des offrandes pour
un rituel, dans un coin de la salle à manger. Des hommes, seuls ou en petits
groupes, venaient se mêler à la foule des femmes. Certains, plus timides,
assis par terre autour du feu, pieds nus, tête baissée, n’osaient lever que
discrètement leur regard vers les filles. Ils coupaient les ongles de leurs
orteils, durs comme de la pierre, avec la lame tranchante de leur fauchette.
D’autres, plus expérimentés, plus agressifs, plaisantaient sans pudeur, et
lançaient aux femmes des suggestions plus ou moins obscènes. Il fallait
toute l’autorité du vieux tailleur, épuisé, irritable, pour parvenir à les mettre
dehors.
Après un dîner à trois, plutôt rapide, calme et courtois, au cours duquel
nous rîmes de notre première rencontre sur le sentier, je proposai à notre
invité de jouer un morceau au violon, avant de nous mettre au lit. Mais, les
paupières mi-closes, il refusa.
— Racontez-moi plutôt une histoire, nous demanda-t-il dans un
bâillement long et traînant. Ma fille m’a dit que vous étiez deux formidables
conteurs. C’est pour cela que je suis venu loger chez vous.
Sans doute alerté par la fatigue affichée par le couturier de la montagne,
ou bien par modestie devant son futur beau-père, Luo me proposa de relever
le défi.
— Vas-y, m’encouragea-t-il. Raconte-nous quelque chose que je ne
connais pas encore.
J’acceptai, un peu hésitant, de jouer le rôle du conteur de minuit. Avant
de commencer, je pris tout de même la précaution d’inviter mes auditeurs à
se laver les pieds à l’eau chaude, et à s’allonger sur un lit, pour éviter qu’ils
ne s’endormissent assis au cours de mon récit. Nous sortîmes deux
couvertures propres et épaisses, installâmes confortablement notre invité
dans le lit de Luo, et nous serrâmes tous les deux dans le mien. Quand tout
fut prêt, que les bâillements du tailleur se firent plus las et plus bruyants,
j’éteignis la lampe à pétrole pour des raisons économiques, et attendis, la
tête sur l’oreiller, les yeux fermés, que la première phrase d’une histoire
sortît de ma bouche.
J’aurais certainement choisi de raconter un film chinois, nord-coréen, ou
même albanais, si je n’avais pas encore goûté au fruit interdit, la valise
secrète du Binoclard. Mais, à présent, ces films au réalisme prolétarien
agressif, qui avaient jadis fait mon éducation culturelle, me paraissaient si
éloignés des désirs humains, de la vraie souffrance, et surtout de la vie, que
je ne voyais pas l’intérêt de me donner la peine de les raconter à une heure
aussi tardive. Soudain, un roman que je venais de finir me vint à l’esprit.
J’étais sûr que Luo ne le connaissait pas encore, puisqu’il se passionnait
exclusivement pour Balzac.
Je me redressai, m’assis au bout du lit, et me préparai à prononcer la
première phrase, la plus difficile, la plus délicate ; je voulais quelque chose
de sobre.
— Nous sommes à Marseille, en 1815.
Ma voix résonna dans l’obscurité d’encre de la pièce.
— Où est Marseille ? interrompit le tailleur d’une voix somnolente.
— À l’autre bout du monde. C’est un grand port de France.
— Pourquoi tu veux qu’on aille si loin ?
— Je voulais vous raconter l’histoire d’un marin français. Mais si ça ne
vous intéresse pas, autant dormir tout de suite. À demain !
Dans le noir, Luo s’approcha de moi et me chuchota doucement :
— Bravo, mon vieux !
Une ou deux minutes plus tard, j’entendis de nouveau la voix du tailleur :
— Comment il s’appelle, ton marin ?
— Au début, Edmond Dantès, puis il devient le comte de Monte-Cristo.
— Cristo ?
— C’est un autre nom de Jésus, qui veut dire le messie, ou le sauveur.
Voilà comment je commençai le récit de Dumas. Heureusement, de
temps à autre, Luo m’interrompait pour faire à voix basse des commentaires
simples et intelligents ; il se montrait de plus en plus attiré par l’histoire, ce
qui me permit de me reconcentrer et de me débarrasser du trouble provoqué
en moi par le tailleur. Celui-ci, sans doute assommé par tous ces noms
français, ces lieux lointains, et sa dure journée de travail, ne dit plus un mot
après le début de l’histoire. Il semblait plongé dans un sommeil de plomb.
Peu à peu, l’efficacité de maître Dumas l'emporta, et j’oubliai
complètement notre invité ; je racontais, racontais, racontais encore… Mes
phrases étaient plus précises, plus concrètes, plus denses. Je parvins, au prix
de certains efforts, à garder le ton sobre de la première phrase. Ce n’était
pas facile. Je fus même agréablement surpris, en racontant l’histoire, de voir
apparaître dans toute son évidence le mécanisme du récit, la mise en place
du thème de la vengeance, les ficelles préparées par le romancier, qui
s’amuserait à les tirer plus tard d’une main ferme, habile, souvent
audacieuse ; c’était comme regarder un grand arbre déraciné, étalant sur le
sol la noblesse de son tronc, l’ampleur de son ramage, la nudité de ses
épaisses racines.
Je ne savais combien de temps s’était écoulé. Une heure ? Deux heures ?
Plus encore ? Mais lorsque notre héros, le marin français, se fit emprisonner
dans un cachot où il devait croupir vingt ans, la fatigue, sans être excessive,
m’imposa tout de même d’arrêter le récit.
— À présent, me chuchota Luo, tu fais mieux que moi. Tu aurais dû être
écrivain.
Grisé par ce compliment d’un conteur surdoué, je me laissai rapidement
gagner par un demi-sommeil. Soudain j’entendis la voix du vieux tailleur
marmonner dans le noir.
— Pourquoi tu t’arrêtes ?
— Ça alors ! m’écriai-je. Vous ne dormez pas encore ?
— Pas du tout. Je t’ai écouté. Ton histoire me plaît.
— J’ai sommeil maintenant.
— Essaie de continuer encore un peu, s’il te plaît, insista le vieux
tailleur.
— Seulement un petit bout, lui dis-je. Vous vous rappelez où je me suis
arrêté ?
— Au moment où il entre dans le cachot d’un château, en plein milieu de
la mer…
Étonné par la précision de mon auditeur, pourtant âgé, je poursuivis
l’histoire de notre marin français… Toutes les demi-heures, je m’arrêtais,
souvent à un moment crucial, non plus par fatigue, mais par innocente
coquetterie de conteur. Je me faisais supplier, et m’y remettais de nouveau.
Quand l’abbé, enfermé dans le cachot de misère d’Edmond, lui révéla le
secret de l’immense trésor caché sur l’île de Monte-Cristo et l’aida à
s’évader, la lumière de l’aube pénétra notre chambre par les crevasses des
murs, accompagnée du gazouillis matinal des alouettes, des tourterelles et
des pinsons.
Cette nuit blanche nous épuisa tous. Le couturier fut obligé d’offrir une
petite somme d’argent au village, pour que le chef nous permette de rester à
la maison.
— Repose-toi bien, me dit le vieux en clignant des yeux. Et prépare mon
rendez-vous de cette nuit avec le marin français.
Ce fut certainement l’histoire la plus longue que je racontai dans ma vie :
elle dura neuf nuits entières. Je ne compris jamais d’où venait la résistance
physique du vieux tailleur, qui travaillait le lendemain, durant toute la
journée. Inévitablement, quelques fantaisies, discrètes et spontanées, dues à
l’influence du romancier français, commencèrent à apparaître dans les
nouveaux vêtements des villageois, surtout des éléments marins. Dumas lui-
même eût été le premier surpris, s’il avait vu nos montagnardes moulées
dans des sortes de vareuses à épaules tombantes et à grand col, carré en
arrière et pointu en avant, qui claquait dans le vent. Elles sentaient presque
l’odeur de la Méditerranée. Les pantalons bleus de matelots, mentionnés par
Dumas et réalisés par son disciple le vieux tailleur, avaient conquis les
cœurs des jeunes filles, avec leurs pattes larges et flottantes, d’où semblait
émaner le parfum de la côte d’Azur. Il nous fit dessiner une ancre à cinq
becs, qui devint le motif le plus recherché de la mode féminine de ces
années-là, dans la montagne du Phénix du Ciel. Certaines femmes réussirent
même à le broder fidèlement sur de minuscules boutons, avec du fil d’or.
Par contre, nous gardâmes jalousement quelques secrets, décrits avec
minutie par Dumas, comme le lys brodé sur les bannières, le corset, et la
robe de Mercédès, en exclusivité pour la fille du tailleur.
À la fin de la troisième nuit, un incident faillit tout compromettre. C’était
vers cinq heures du matin. Nous étions au cœur de l’intrigue, à la meilleure
partie du roman, selon mon avis : de retour à Paris, le comte de Monte-
Cristo réussissait, grâce à de savants calculs, à approcher ses trois anciens
ennemis, dont il voulait tirer vengeance. Un à un, il plaçait ses pions selon
une imparable stratégie, une diabolique machination. Bientôt, le procureur
serait acculé à la ruine, le piège préparé de longue haleine allait enfin se
refermer sur lui. Soudain, la porte de notre chambre s’ouvrit dans un terrible
grincement, et l’ombre noire d’un homme apparut sur le seuil, à l’instant où
notre comte tombait presque amoureux de la fille du procureur. L’homme
de l’ombre, avec sa torche électrique allumée, chassa le comte français et
nous ramena à la réalité.
C’était le chef de notre village. Il portait une casquette. Son visage enflé
jusqu’aux oreilles était atrocement accentué, déformé par les ombres noires
que dessinait sur lui la lumière de sa torche électrique. Nous étions
tellement plongés dans le récit de Dumas que nous n’avions pas entendu le
bruit de ses pas.
— Ah ! Quel bon vent vous amène ? cria le tailleur. Je me demandais si
j’aurais la chance de vous voir cette année. On m’a dit que vous avez eu
bien du malheur à cause d’un mauvais médecin.
Le chef ne le regarda pas ; c’était comme s’il n’avait pas été là. Il braqua
sur moi la lumière de sa torche électrique.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.
— Suis-moi. On va parler dans le bureau de la Sécurité publique de la
commune.
À cause de ses douleurs dentaires, il ne pouvait tonner, mais son
marmonnement presque inaudible me fit vibrer profondément, le nom de ce
bureau signifiant la plupart du temps torture physique et enfer pour les
ennemis du peuple.
— Pourquoi ? lui demandai-je en allumant la lampe à pétrole d’une main
tremblante.
— Tu racontes des saloperies réactionnaires. Heureusement pour notre
village que je ne dors jamais, que je veille toujours. Je ne vous cacherai pas
la vérité : je suis là depuis minuit, et je l’ai toute entendue, ton histoire
réactionnaire du comte Machin.
— Calmez-vous, chef, intervint Luo. Ce comte n’est même pas un
Chinois.
— Je m’en fous. Un jour, notre révolution triomphera dans le monde
entier ! Et un comte, quelle que soit sa nationalité, ne peut pas être autre
chose qu’un réactionnaire.
— Attendez, chef, coupa Luo. Vous ne connaissez pas le début de
l’histoire. Ce mec-là, avant de se déguiser en noble, c’était un pauvre
matelot, une catégorie classée parmi les plus révolutionnaires, selon le Petit
Livre Rouge.
— Ne me fais pas perdre mon temps avec ton baratin à la con ! dit le
chef. Tu as déjà vu un bon qui voudrait piéger un procureur ?
Ce disant, il cracha par terre, signe qu’il allait en venir aux mains si je ne
bougeais pas.
Je me levai. Pris au piège et résigné, j’enfilai une veste d’étoffe grossière
et un pantalon résistant, comme un homme se préparant à un long séjour
pénitentiaire. En vidant la poche de ma chemise, j’y trouvai un peu de
monnaie, que je tendis à Luo pour qu’elle ne tombât pas dans les mains des
bourreaux de la Sécurité publique. Luo jeta les pièces sur le lit.
— Je viens avec toi, me dit-il.
— Non, reste là, et occupe-toi de tout, pour le meilleur et pour le pire.
En prononçant ces mots, je dus faire un effort pour refouler mes larmes.
Je vis, dans les yeux de Luo, qu’il comprenait ce que je voulais dire : bien
cacher les livres, au cas où je le trahirais sous la torture ; j’ignorais si je
supporterais d’être giflé, battu, fouetté, comme c’était le cas, prétendait-on,
au cours des interrogatoires dans ce bureau. Tel un captif abattu, je me
dirigeai vers le chef, les jambes tremblantes, exactement comme, lors de
mon premier combat d’enfant, je m’étais jeté sur mon adversaire pour
montrer que j’étais courageux, mais que le tremblement honteux de mes
jambes m’avait trahi.
Son haleine sentait la carie. Ses petits yeux et leurs trois gouttes de sang
m’accueillirent avec un regard dur. Un instant, je crus qu’il allait me saisir
par le col et me jeter en bas de l’échelle. Mais il resta immobile. Son regard
m’abandonna, se cramponna aux barreaux du lit, puis se fixa sur Luo,
auquel il demanda :
— Tu te souviens du morceau d’étain que je t’ai montré ?
— Pas vraiment, répondit Luo, perplexe.
— Le petit machin que je t’ai demandé de mettre dans ma dent malade.
— Oui, maintenant je me rappelle.
— Je l’ai toujours, dit le chef, en sortant de la poche de sa veste le petit
paquet en satin rouge.
— Où vous voulez en venir ? lui demanda Luo, encore plus perplexe.
— Si toi, le fils d’un grand dentiste, tu pouvais guérir ma dent, je
ficherais la paix à ton copain. Sinon, je l’emmène au bureau de la Sécurité,
ce sale conteur d’histoires réactionnaires.
*
La denture du chef se présentait comme une sierra déchiquetée. Sur une
gencive noircie et enflée, se dressaient trois incisives semblables à des
roches préhistoriques de basalte, de couleur sombre, tandis que ses canines
évoquaient les pierres de l’époque diluvienne, en travertin mat, couleur
tabac. Quant aux molaires, certaines présentaient des rainures sur la
couronne, ce qui, le fils du dentiste l’affirma sur un ton nosographique, était
la marque d’un antécédent de syphilis. Le chef détourna la tête, sans nier ce
diagnostic.
La dent à la source de ses malheurs se trouvait au fond du palais, dressée
près d’un trou noir comme un écueil calcaire, coquillier, poreux, solitaire, et
menaçant. C’était une dent de sagesse, dont l’émail et l’ivoire étaient très
abîmés, et où une carie s’était formée. La langue du chef, visqueuse, d’un
rose pâle tirant sur le jaune, ne cessait de sonder la profondeur de la cavité
voisine, due à la bévue du précédent dentiste, puis remontait caresser
amoureusement l’écueil isolé, pour finir par faire entendre un claquement
de consolation.
Une aiguille de machine à coudre en acier chromé, légèrement plus
grosse que la normale, glissa dans la bouche grande ouverte du chef et
s’immobilisa au-dessus de la dent de sagesse mais, sitôt qu’elle l’effleura
avec délicatesse, la langue du chef se rua par réflexe vers l’intrus, à une
vitesse fulgurante, et tâta ce corps froid, métallique, étranger, jusqu’à son
extrémité pointue : un tressaillement la parcourut. Elle recula, comme
chatouillée, puis revint à la charge et, excitée par la sensation inconnue,
lécha presque voluptueusement l’aiguille.
Le pédalier de la machine s’ébranla sous les pieds du vieux tailleur.
L’aiguille, liée par un cordon à la poulie de la machine, commença à
pivoter ; effrayée, la langue du chef se crispa. Luo, qui tenait l’aiguille du
bout des doigts, ajusta la position de sa main. Il attendit quelques secondes,
puis la vitesse du pédalier accéléra, et l’aiguille attaqua la carie, arrachant
un hurlement déchirant au patient. À peine Luo eut-il écarté l’aiguille que le
chef roula comme un vieux roc du lit qu’on avait installé à côté de la
machine à coudre, et se retrouva presque par terre.
— Tu as failli me tuer ! dit-il au tailleur en se redressant. Tu te fous de
ma gueule ?
— Je t’avais prévenu, répondit le tailleur, que j’avais vu ça dans les
foires. C’est toi qui as insisté pour qu’on joue les charlatans.
— Ça fait sacrément mal, dit le chef.
— La douleur est inévitable, affirma Luo. Vous connaissez la vitesse
d’une roulette électrique, dans un vrai hôpital ? C’est plusieurs centaines de
tours à la seconde. Et plus l’aiguille tourne lentement, plus ça fait mal.
— Essaie encore une fois, dit le chef avec détermination, en rajustant sa
casquette. Ça fait une semaine que je ne peux ni manger ni dormir, mieux
vaut en finir une bonne fois pour toutes.
Il ferma les yeux pour ne pas voir l’aiguille entrer dans sa bouche, mais
le résultat fut identique. La douleur atroce le propulsa hors du lit, l’aiguille
plantée dans la bouche.
Son mouvement violent fit vaciller la lampe à pétrole, à la flamme de
laquelle je fondais l’étain, dans une cuillère.
Malgré l’amusante situation, personne n’osait rire, de crainte qu’il ne
relançât le sujet de mon inculpation.
Luo récupéra l’aiguille, l’essuya, la vérifia, puis tendit un verre d’eau au
chef pour rincer sa bouche ; celui-ci cracha du sang par terre, juste à côté de
sa casquette.
Le vieux tailleur prit un air étonné.
— Vous saignez, dit-il.
— Si vous voulez que je perce votre carie, dit Luo en ramassant la
casquette et en la remettant sur la tête broussailleuse du chef, je ne vois pas
d’autre solution que de vous attacher sur le lit.
— Me ligoter ? cria le chef, vexé. Tu oublies que je suis mandaté par la
direction de la commune !
— Puisque votre corps refuse de collaborer, il faut jouer le tout pour le
tout.
Sa décision me surprit réellement ; je me posai souvent, me répétai
maintes fois, et me répète encore aujourd’hui la même question : comment
ce tyran politique, économique, ce policier du village, put-il accepter une
proposition qui le mettait dans une position aussi ridicule qu’humiliante ?
Quel diable était-il dans sa tête ? Sur le coup, je n’eus guère le loisir de
réfléchir à la question. Luo le ligota rapidement et le tailleur, se voyant
attribuer la tâche difficile de maintenir sa tête entre ses mains, me demanda
de le relayer au pédalier.
Je pris ma nouvelle responsabilité très au sérieux. Je me déchaussai, et
lorsque la plante de mon pied toucha le pédalier, je sentis tout le poids de
ma mission peser sur mes muscles.
Dès que Luo me fit signe, mes pieds pressèrent le pédalier pour mettre la
machine en marche, et ils furent rapidement emportés par le mouvement
rythmique du mécanisme. J’accélérai tel un cycliste fonçant sur la grand-
route ; l’aiguille tressaillit, trembla, entra de nouveau en contact avec
l’écueil sournois et menaçant. Ce contact produisit d’abord un grésillement
dans la bouche du chef, qui se débattait comme un fou dans une camisole. Il
était non seulement attaché sur le lit par une grosse corde, mais aussi serré
entre les mains de fer du vieux tailleur qui le tenait par le cou, le tenaillait,
le coinçait dans une position digne d’une scène de capture
cinématographique. De l’écume s’échappait aux commissures de ses lèvres,
il était pâle, respirait avec peine et gémissait.
Soudain, comme une éruption volcanique, je sentis à mon insu surgir du
plus profond de moi une pulsion sadique : je ralentis immédiatement le
mouvement du pédalier, en mémoire de toutes les souffrances de la
rééducation.
Luo me jeta un regard complice.
Je ralentis encore, pour me venger cette fois de ses menaces
d’inculpation. L’aiguille tourna tellement lentement qu’on aurait dit une
perceuse épuisée, sur le point de tomber en panne. À quelle vitesse tournait-
elle ? Un tour par seconde ? Deux tours ? Qui sait ? De toute façon,
l’aiguille en acier chromé avait percé la carie. Elle vrillait, et s’arrêtait en
plein mouvement, quand mes pieds marquaient une pause angoissante, à la
manière cette fois d’un cycliste cessant de pédaler dans une descente
dangereuse. Je prenais un air calme, innocent. Mes yeux ne se réduisaient
pas à deux fentes chargées de haine. Je faisais semblant de vérifier la poulie
ou la courroie. Puis l’aiguille se remettait à tourner, à vriller lentement,
comme si le cycliste grimpait péniblement une côte abrupte. L’aiguille
s’était transformée en ciseau, en burin haineux qui creusait un trou dans la
sombre roche préhistorique, en faisait jaillir de ridicules nuages de poudre
de marbre, grasse, jaune et caséeuse. Je n’avais jamais vu aussi sadique que
moi. Je vous l’assure. Un sadique débridé.
LE DIT DU VIEUX MEUNIER
Oui, c’est moi qui les ai vus, seuls tous les deux, nus comme des vers.
J’étais allé couper du bois dans la vallée de derrière, comme d’habitude, une
fois par semaine, je passe toujours par la petite baie du torrent. Où c’était
exactement ? À un ou deux kilomètres de mon moulin, environ. Le torrent
tombait d’une vingtaine de mètres, et cascadait sur les grosses pierres. Au
pied de la chute, il y a une petite baie, on pourrait presque dire une mare,
mais l’eau y est profonde, verte, sombre, encaissée entre les rochers. C’est
trop loin du sentier, les gens y mettent rarement les pieds.
Je ne les ai pas vus tout de suite, mais des oiseaux endormis sur les
avancées rocheuses semblèrent effrayés par quelque chose ; ils se sont
envolés et sont passés au-dessus de ma tête, en poussant de grands cris.
Oui, c’étaient des corbeaux à bec rouge, comment vous le savez ? Ils
étaient une dizaine. L’un d’eux, je ne sais pas s’il était mal réveillé ou plus
agressif que les autres, piqua vers moi en planant, effleurant mon visage au
passage, du bout de ses ailes. Je me rappelle encore, en vous parlant, son
odeur sauvage et répugnante.
Ces oiseaux m’ont détourné de mon chemin habituel. Je suis allé jeter un
coup d’œil à la petite baie du torrent, et c’est là que je les ai vus, la tête hors
de l’eau. Ils avaient dû faire un plongeon étonnant, un saut spectaculaire,
pour que les corbeaux à bec rouge se soient enfuis.
Votre interprète ? Non, je ne l’ai pas reconnu tout de suite. J’ai suivi des
yeux les deux corps dans l’eau, entremêlés, serrés en une boule qui
n’arrêtait pas de tourner et se retourner. Ça m’a tellement brouillé l’esprit
que j’ai mis un long moment à comprendre que le plongeon n’était pas leur
plus grand exploit. Non ! Ils étaient en train de s’accoupler dans l’eau.
Qu’est-ce que vous dites ? Coït ? C’est un mot trop savant pour moi.
Nous les montagnards, on dit accouplement. Je ne voulais pas faire le
voyeur. Mon vieux visage a rougi. C’était la première fois de ma vie que je
voyais ça, faire l’amour dans l’eau. Je n’ai pas pu partir. Vous savez qu’à
mon âge, on n’arrive plus à se protéger. Leurs corps ont tournoyé dans la
partie la plus profonde, se sont dirigés vers le bord de la baie, et ont roulé
sur le lit de pierres où l’eau transparente du torrent, brûlée par le soleil,
exagéra, déforma leurs mouvements obscènes.
Je me sentais honteux, c’est vrai, non parce que je ne voulais pas
renoncer à ce divertissement de mes yeux, mais parce que j’ai réalisé que
j’étais vieux, que mon corps était mou, mis à part tous mes vieux os. Je
savais que je ne connaîtrais plus jamais la joie de l’eau qu’ils avaient
éprouvée.
Après l’accouplement, la fille a ramassé dans l’eau un pagne en feuilles
d’arbre. Elle l’a noué sur ses hanches. Elle n’avait pas l’air aussi fatigué que
son copain, au contraire, elle débordait d’énergie, grimpait le long de la
paroi rocheuse. De temps en temps, je la perdais de vue. Elle disparaissait
derrière un rocher couvert de mousse verte, puis elle émergeait sur un autre,
comme si elle était sortie d’une fente de la pierre. Elle a rajusté son pagne,
pour qu’il protège bien son sexe. Elle voulait monter sur une grosse pierre,
située à une dizaine de mètres au-dessus de la petite baie du torrent.
Bien sûr, elle ne pouvait pas me voir. J’étais très discret, caché derrière
un buisson avec tout un tas de feuilles. C’était une fille que je ne
connaissais pas, elle n’est jamais venue à mon moulin. Quand elle fut
debout sur la pierre avancée, j’étais assez près d’elle pour admirer son corps
nu, trempé. Elle jouait avec son pagne, le roulait sur son ventre nu, sous ses
jeunes seins, dont les bouts saillants étaient un peu rouges.
Les corbeaux à bec rouge sont revenus. Ils se sont perchés sur la pierre
haute mais étroite, autour d’elle.
Tout à coup, en se frayant un passage entre eux, elle a reculé de deux ou
trois pas et, dans un élan terrible, elle s’est élancée dans l’air, avec les bras
grands ouverts comme des ailes d’hirondelle planant dans le ciel.
Les corbeaux aussi s’élancèrent à ce moment-là. Mais, avant de
s’envoler au loin, ils piquèrent aux côtés de la fille, qui était elle-même
devenue une hirondelle prenant son envol. Ses ailes étaient déployées,
horizontales, immobiles ; elle a voleté jusqu’à ce qu’elle atterrisse sur l’eau,
que ses bras s’écartent, pénètrent dans l’eau et disparaissent.
J’ai cherché son copain du regard. Il était assis sur la berge de la petite
baie, nu, les yeux fermés, le dos contre un rocher. La partie secrète de son
corps était ramollie, épuisée, endormie.
Sur le moment, j’ai eu l’impression d’avoir déjà vu ce garçon quelque
part, mais je ne me rappelais plus où. Je suis parti, et c’est dans le bois,
alors que je commençais à abattre un arbre, que je me suis souvenu que
c’était le jeune interprète qui vous avait accompagné chez moi, il y a
quelques mois.
Il a eu de la chance, votre faux interprète, de tomber sur moi. Rien ne me
choque, et je n’ai jamais dénoncé personne. Sinon, il risquait d’avoir des
ennuis avec le bureau de la Sécurité publique, ça je vous le garantis.
LE DIT DE LUO