Theo Angelopoulos - Michel Estève

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MIDDLEBURY COLLEGE

THE EGBERT STARR LIBRARY


« études cinématographiques »
n° 142-145

Théo Angelopoulos
présenté par
Michel ESTÈVE
avec un entretien avec

Théo ANGELOPOULOS
et des textes de

Barthélemy AMENGUAL
Yvette BIRO
Lorenzo CODELLI
Michel ESTÈVE
Jacques GERSTENKORN
Joël MAGNY
Lino MICCICHÈ
Gérard PANGON
Marie-Claude TIGOULET
Christian ZIMMER

MIDDLEBURY COLLEGE LIBRARY


LETTRES MODERNES
MINARD
73, rue du Cardinal-Lemoine — 75005 PARIS
1985
Toute reproduction ou reprographie
et tous autres droits réservés
IMPRIMÉ EN FRANCE
ISBN 2-256-90834-8
l'Histoire, l'idéologie et le pouvoir

E jury du Festival de Cannes 1984, attribuant un prix à


Voyage à Cythère (celui du meilleur scénario, alors que le
«Prix spécial du jury» aurait été amplement mérité, pour l’écri-
ture spécifique même du film), a enfin reconnu le grand talent
de Théo Angelopoulos. Reconnaissance bien tardive si l’on se
souvient que Le Voyage des comédiens — admirable chef-
d'œuvre — n'avait pas été remarqué au Festival 1975.
Théo Angelopoulos est l’un des rares véritables auteurs de
films qui, dans les années 1970, se soient imposés à l'attention
de la critique internationale par la modernité de son écriture
cinématographique. Avec lui, le cinéma politique revêt une indé-
niable beauté plastique et insère un discours polémique dans des
structures esthétiques qui confèrent au contenu thématique de
l'œuvre — les liens noués entre l'Histoire, l'idéologie et le pou-
voir — une exceptionnelle puissance de suggestion. De La Recons-
titution (1970) à Voyage à Cythère (1984), sans cesse les
structures esthétiques de l'œuvre réfléchissent les dimensions poli-
tiques du témoignage porté (la critique de toute idéologie tota-
litaire). Comme le note ici même Barthélemy Amengual, une
méditation à la fois épique et lyrique sur «l'histoire de la Grèce

3
et la Grèce dans l'Histoire» s'établit sur une «écriture réaliste
qui conjugue le cinéma et le théâtre».
Ouvert par un substantiel entretien avec le cinéaste centré sur
Voyage à Cythère, ce cahier s'attache à analyser les compo-
santes de cette méditation sur l’évolution historique de la Grèce
contemporaine et de cette écriture «réaliste», en rupture avec
les conventions du récit classique. Notre investigation suit un
ordre chronologique, de Jours de 36 à Voyage à Cythère.

Michel ESTÈVE
L'ART DES ÉQUILIBRES

entretien avec Théo Angelopoulos


sur Voyage à Cythère

par JACQUES GERSTENKORN

J. GERSTENKORN. — Votre première image évoque l'aventure


spatiale. Quel est le lien entre le mystère cosmique et le récit?
T. ANGELOPOULOS. — C’est une ouverture au rêve, car la pre-
mière séquence est onirique. Ce rêve est en même temps un
souvenir d’enfance et un fantasme de mise en scène. Celle-ci
est suggérée par une voix off qui donne des indications scéni-
ques : «baisse la tête...» etc.
— Quelle est cette voix?
— C’est la mienne!
— Vous occupez ainsi la position du Père. Or ce qui me frappe
précisément dans cette séquence initiale, c’est le procès d’identi-
fication à la figure paternelle. Alexandre enfant est interprété
par son fils qui se prénomme Spyros, comme son grand-père
qu'il imite en accomplissant un acte de résistance contre l’occu-
pant allemand. Cette condensation freudienne propre au rêve —
une contraction de trois générations en un personnage — est
relayée dans la suite du récit par la fascination qu'éprouve le
cinéaste pour son père. La recherche du père ne serait-elle pas
le véritable sujet de Voyage à Cythère?
— Oui. Mais si cette recherche du père est riche de significa-

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tion, c’est qu’il ne s’agit pas de n’importe quel père! Car cet
homme a été marqué par son passé politique; il a vécu une
période historique où tous les espoirs de changement étaient
permis — il y avait la guerre civile et en son sein une révolu-
tion —. Aujourd’hui, cette époque est irrémédiablement révo-
lue, tout le monde a perdu. Alexandre était assez proche de
l'engagement de son père, mais il vit la fin de cette période
historique. C’est pourquoi cette recherche du père est en même
temps un règlement de compte avec l’histoire.
— Avez-vous personnellement vécu cette recherche du père?
— Bien sûr! Le père du film ne ressemble cependant pas du
tout à mon père, c’est un père fictif qui prend une dimension
beaucoup plus large. Ma relation avec mon passé idéologique
se retrouve dans cette image. Le règlement de compte dont je
parlais n’est d’ailleurs pas à entendre au sens de conflit, mais
au sens freudien d’idéalisation.
— Vos personnages n'apparaissent ni tout à fait réels, ni tout à
fait imaginaires.
— En effet, la difficulté du film tient à l’équilibre très fin
entre le réel et l'imaginaire. Si on déplace un peu la perspec-
tive, on détruit cet équilibre. Prenez, par exemple, le person-
nage d’Alexandre : s’il avait été plus charnel, plus vivant, plus
actif, on aurait pu déplacer la fiction vers un certain réalisme
qui n’était pas du tout mon propos. Je n’ai pas voulu racon-
ter une histoire réaliste.
— Dans les cafés, le cinéaste prend plaisir à observer la réalité
à travers les miroirs. Leur utilisation symbolise bien à mes yeux
le jeu de bascule entre le réel et l'imaginaire auquel vous
conviez le spectateur, au point d'effacer la frontière entre les
deux domaines.
— Dans cette séquence du café, tous les personnages sont vus
pour la première fois à travers la glace.
— Dans le même esprit, lorsque le vieux Spyros débarque, vous
filmez d'abord son reflet sur le quai. Cette image acquiert une
dimension symbolique.

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— Elle fait écho au propos de Voula dont la caméra épouse
à cet instant le point de vue : l’homme qui revient après
trente-deux années d’exil n’est plus qu’une ombre.
— Ces jeux du réel et de l'imaginaire, qui ne sont pas nouveaux
dans votre œuvre, résultent principalement dans Voyage à Cythère
de l’entremêlement de deux thèmes : celui de la recherche du
père à travers la création artistique et celui du retour d’exil qui
est le contenu de cette création. Or cette infraction au principe
de l'unité thématique comporte une difficulté au plan de la
réception : l'histoire de Spyros contient une grande charge émo-
tionnelle, elle sollicite une forte participation affective, tandis
que la quête d'Alexandre est davantage une aventure cérébrale,
qui s'adresse à l’intellect du spectateur. Comment avez-vous
conçu l'articulation entre vos deux thèmes?
— L'équilibre entre les deux histoires n’est pas totalement
articulé, au sens où un thème prendrait la suite de l’autre.
Non il y a des manques, des points blancs du récit. [silence]
Autrement dit, tout progresse de façon fragmentaire. C’est la
même construction qui m'a intéressé dans Paris, Texas, le film
de Wim Wenders : il s’agit d’une fausse structure classique,
car elle intègre des éléments disparates — cela commence avec
un homme muet et cela finit comme un mélodrame —. Cela
signifie qu’on ne peut plus faire du cinéma américain. Wen-
ders a beau essayer, il ne peut pas. Nous appartenons à une
génération de cinéastes où la non cohérence de certains élé-
ments dans un film est acceptée.
— Dans votre film comme dans celui de Wenders, j'ai cru déce-
ler l'héritage d’Antonioni.
— C’est bien possible. Mes parentés avec Antonioni existent.
À mes débuts, il était l’un de mes cinéastes préférés, avec
Mizogushi.
— Vous avez travaillé pendant l'écriture du scénario avec Tonino
Guerra, qui est aussi un collaborateur d'Antonioni. Avez-vous été
influencé à ce stade par Identification d’une femme?
x
— D'abord je n’ai pas vu le film [rire]. Deuxième remar-
que : Tonino Guerra m’avait averti que ce que je faisais res-
semblait beaucoup au travail d’Antonioni. Il m’a raconté son
sujet et je lui ai répondu : «Merde, c’est proche, il y a le
même parfum!». Quand j’ai rencontré Antonioni à Rome voici
deux ans environ, je lui ai dit : «Tu sais, j’ai l'impression que
je fais le même film, c’est pour cela que je ne veux pas voir
ton film!»
— Vous avez, dans vos deux œuvres, un cinéaste en quête d'un
personnage pour son film. Mais ce qui intéressait Antonioni,
c'était l'identification d'une femme ; tandis que, dans Voyage à
Cythère, i/ s’agit plutôt de l'identification d'un père!
— Ce qui me frappe cette année à Cannes, c’est que le film
de Wenders, celui de Skolimowski et le mien traitent tous les
trois, chacun à sa manière naturellement, d’un même pro-
blème : l'identification, à travers les relations père-fils. Ce
serait un bon sujet de réflexion.
— Quel est le chant militaire qu'on entend off au début du
Jim?
— C’est un chant allemand. Il s’agit simplement d’une indica-
tion chronologique, pas plus que cela.
— N'avez-vous pas...
— Excusez-moi. Pour compléter ma réponse, je veux ajouter
que cette image se rapporte à mon premier souvenir d’en-
fance. J’ai commencé à prendre conscience de moi-même dans
les années Quarante, au moment de l’entrée des Allemands.
— Par rapport à vos films précédents, vous êtes passé de la
mémoire collective à la mémoire individuelle, sinon personnelle ?
— Si vous voulez. Néanmoins, les deux mémoires sont liées,
notamment à travers l’expérience de la guerre civile.
— Avez-vous le sentiment, comme l'écrivait récemment Jacques
Siclier dans Le Monde (17 mai 1984), d'avoir opéré avec
Voyage à Cythère un «changement de cap» dans votre œuvre?

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— Je ne crois pas.
— Pourtant au temps historique qui organisait vos précédentes
œuvres succède un temps existentiel. Et ce changement de regis-
tre s'accompagne d'un traitement différent de la temporalité fil-
mique : vous abandonnez les chronologies syncopées, interrom-
pues par de fréquents retours en arrière, pour une chronologie
coulante et parfaitement linéaire. Pourquoi, par exemple, avez-
vous refoulé dans Voyage à Cythère route visualisation du passé
de l’exilé ?
— Tout dépend du film. Dans Le Voyage des comédiens et
dans Les Chasseurs, il y avait un travail sur la coexistence des
temps historiques avec des passages audacieux d’un moment à
lPautre. C’était la nature même du film qui commandait cette
approche stylistique. Dans Voyage à Cythère, le passé de Spy-
- ros transparaît à travers sa mémoire, ses sentiments, ses émo-
tions. Chacun de ses actes noue le présent et le passé, comme
la danse, l’appel des morts. Il a même des hallucinations,
par exemple lorsqu'il s’écrie : «ils viennent!», croyant aperce-
voir ses anciens amis alors que ce sont les villageois qui arri-
vent. Ce qui m'importait, c'était de montrer que le passé
constituait un tissu temporel sous le présent. C’est pourquoi la
visualisation directe du passé n’était pas nécessaire. Je crois
que chaque film appelle le type d’écriture qui lui convient.
— Dans un entretien avec Michel Ciment (Positif, n° 194, juin
1977), vous signaliez que le point de départ des Chasseurs avait
été la découverte du cadavre d'un homme qui s'était réfugié à
l'Est à la suite de la guerre civile et qui était mort au moment
précis où il revenait dans son village natal. Ce fait divers n’est-
il pas également le point de départ de l’histoire de Spyros, qui
serait ce réfugié ressuscité ?
— Oui. Vous avez bonne mémoire.
— Lorsque Spyros rentre au village, son vieil ennemi est stupé-
fait. Il se barricade alors dans sa maison, comme s'il avait
aperçu un revenant! Puis il vient continuer la lutte dans la prai-
rie ; enfin il insulte Spyros pendant le dîner et lui brandit pour

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finir le morceau de journal où ont été publiées ses condamna-
tions et qu'il a pieusement conservé. Au moment de quitter le
village, il fredonne une chanson militaire et Spyros lui réplique
par sa chanson d'amour. Ce qui est incroyable, c’est de consta-
ter que leur antagonisme est toujours aussi vivace malgré les
trente années de séparation!
— Spyros est habité par le souvenir du conflit, tandis que son
ennemi prend conscience qu’une page est tournée. Il n’a plus
la force de se battre, il abandonne le village et consent à
x
s’adapter à la modernité.
— C'est pour cela qu’il emporte un petit téléviseur blanc sur sa
mule en quittant le village?
— En effet [sourire].
— Spyros, en revanche, refuse de vivre avec son époque. Il se
révolte contre l'installation de la station de sports hiver et
tout, sa démarche, ses gestes — il arrache un piquet de ski —,
marque son emportement, que vous soulignez par un zoom arrière
ultra rapide et par la dramatisation du thème musical. On le
voit alors travailler la terre...
— Il ne travaille pas la terre, ce serait un geste inutile. Appa-
remment, cela peut être expliqué ainsi. Mais je le voyais choi-
sir une place pour mourir et creuser sa tombe. Spyros est
poursuivi par le sentiment de la mort. Cela se manifeste aussi
à travers son hallucination à l’intérieur de la gare maritime
(on entend les sirènes des bateaux en partance...). De même
les mots «pommes pourries» expriment un sentiment de lassi-
tude. C’est peut-être l’odeur qu’il sent en ouvrant la porte,
parce que c’est à ce moment qu’il prononce cette formule
pour la première fois; mais ces «pommes pourries» jouent
aussi par rapport à la chanson des «quarante pommes rouges » :
cela suggère l’épuisement de Spyros, en quelque sorte, son
usure existentielle.
— Vous ne vous approchez du visage de Spyros qu'au cours de
son hallucination, par un mouvement de caméra en spirale qui
m'a rappelé le vertige amoureux de Vertigo. Pourquoi avez-vous

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privilégié le plan général au détriment du gros plan? La vie
intérieure d’un homme peut-elle se filmer à 500m de distance?
— J'ai voulu insister sur sa solitude et montrer surtout sa
relation aux différents lieux dans lesquels il a vécu. C’est
pourquoi j'ai filmé en gros plan sa main tournant la clé de sa
maison ; puis, à l’intérieur, on isole la table qui est prête,
peut-être depuis longtemps. Mon souci était aussi d’éviter le
drame psychologique.
— Un détail m'a intrigué. Il y a six couverts sur la table,
comme si on avait compté Nikos qui est pourtant en voyage.
— On compte toujours les absents. Vous savez, mon père a
été prisonnier pendant la guerre. Quand on l’a libéré, je jouais
dans la rue avec les autres enfants, lorsque j’aperçus un homme
qui venait de loin : c’était mon père. Ses chaussures étaient
complètement délabrées, elles tenaient avec de la ficelle. Et
puis j'ai couru, j'ai appelé ma mère, ils se sont rencontrés au
milieu de la rue. On entre dans la maison, personne ne parle.
Ma mère sert à manger les petites choses qu’on avait à l’épo-
que ; puis on s’est regardé. On ne pouvait pas parler, c'était
un repas dans un silence absolu. Mon père aussi était trop
ému pour parler, il touchait les choses. C’est ce silence du
retour que j'ai essayé de restituer.
— Il y a tout de même un plan où j'ai ressenti le besoin d’être
plus proche de Spyros : c’est au moment où il aperçoit la
cabane en flammes.
— Écoutez, là, il y a un petit problème, ainsi que dans un
autre plan lorsque les deux vieux partent du village dans la
neige, avec la musique...
— C’est un plan magnifique!
— Je prévoyais, dans les deux cas, que Spyros s’approche un
peu plus de la caméra. Il devait avancer. Mais il ne pouvait
pas. Il s’est arrêté, il a dit : «je n’en peux plus». Il avait un
problème au poumon et, dès qu’il faisait dix pas, il devenait
cadavérique. De même, quand ils sont sur le bateau, je vou-

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lais que la pluie se dirige vers eux. J’ai dû renoncer à mon
idée et ne pas faire appel à la pluie pour ne pas le mouiller
complètement : il aurait pu en mourir...
— Pendant toute la séquence du transfert, vos personnages sont
masqués par un rideau d'eau au premier plan. Cette pluie m'a
paru stylisée, comme si vous teniez à afficher la mise en scène.
— On pouvait filmer cela d’une manière plus naturelle, mais
à quoi bon? C’est comme les crépuscules flamboyants de
Paris, Texas qui deviennent une partie du décor. Ce n’est pas
du tout pour montrer qu’on est au cinéma, vous savez, ces
histoires qu’on invoquait il y a quelque temps...
— La distanciation brechtienne ?
— Oui, pas pour ces raisons, mais parce que c’est très beau
la pluie artificielle! Elle est aussi belle que la pluie naturelle.
Alors pourquoi ne pas la créer? La question revient toujours
à trouver un équilibre juste pour la mise en scène comme
pour les acteurs et le récit. C’est cet art de trouver les équili-
bres justes qui établit la ligne de partage entre les différentes
catégories de cinéastes.
— Ce parti pris de stylisation vous a conduit à peindre un
arbre en bleu [c’est l’arbre qui figure sur l’affiche],.
— Cela vient d’une pratique très naturelle! [rire] Dans cette
région, au début du printemps, les paysans mettent du liquide
sur les arbres pour les protéger des insectes. J’ai vu une fois
dans la plaine un champ d’arbres bleus. C’était vraiment sur-
réaliste! L’arbre du film n'existait pas, c’est moi qui l’ai placé
à cet endroit et qui l’ai peint en bleu. À mes yeux, c’était
encore une manière de jouer avec le réel et l’imaginaire : la
réalité elle-même devient surréelle.
— Au début de Voyage à Cythère, je songeais à une formule
d'André Breton : «l'imaginaire est ce qui tend à devenir réel».
Ici, vous avez renversé les termes : c’est le réel qui tend à
devenir imaginaire.
— Voilà [sourire].

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— Les couleurs dominantes du film sont le bleu-gris et le jaune-
ocre, avec une petite note de rouge parfois. On retrouve, par
exemple, ces couleurs sur les carreaux des piliers du métro.
— Ce sont des couleurs d’aquarelle. Ce ne sont pas des cou-
leurs qu’on emploie dans la peinture à l’huile. La plupart des
cinéastes que je connais travaillent à l’huile. Pour ma part, je
préfère l’aquarelle. Vous retrouverez ce choix dans tous mes
films. Le premier que j'aie fait en couleurs était entièrement
dans les tons ocre et café. Dans Le Voyage des comédiens, il
y avait aussi le bleu et des touches rouges, comme dans Les
Chasseurs. Alexandre le Grand avait des couleurs café et ocre
qu’on imagine être celles du début du siècle ; on les trouve
dans la peinture grecque de la fin du XIx°. Si vous voulez,
cette préférence pour les tons aquarelles vient des peintres
grecs que j'aime.
— Lesquels?
— Surtout Yannis Tsarouchis. C’est peut-être une façon de
voir la Grèce. La couleur grecque n’a pas l’épaisseur des pays
plus nordiques.
— Ne craignez-vous pas parfois que la qualité esthétique des
images prenne le pas sur leur contenu émotionnel?
— Je suis bien conscient de ce risque. Il ne faut pas que l’exté-
rieur mange l’intérieur du plan. La recherche formelle doit
être en équilibre avec celle du contenu. Si le spectateur se
dit : «quelle belle image!» tout est perdu.
— La beauté peu inversement ajouter sa puissance de suggestion
à la situation dramatique.
— Vous savez, il arrive aussi qu’on soit fasciné par la beauté
des sites sur lesquels on tourne!
— Où se trouve le village natal de Spyros?
— Dans le nord de la Grèce, sur un plateau à 1300m d’alti-
tude. On a transformé la petite église, on l’a repeinte — il y
avait des couleurs criardes rouges et vertes, c'était horrible! — .
On a aussi aménagé le cimetière et ajouté la cabane. Nous
avons fabriqué tous les éléments du décor.

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— Quand Spyros danse, vous effectuez trois plans sur un même
axe à des échelles de plus en plus éloignées. Ce type de rac-
cords dans l’axe est assez inhabituel et vous obtenez une figure
de montage très réussie.
— Cette manière de découper est connue sous le nom de
«travelling de Kurosawa», bien qu’il ne s’agisse pas à pro-
prement parler d’un travelling. Kurosawa fut le premier à l’avoir
employé. C’est la première fois que je l’utilise ; dans Le Voyage
des comédiens, j'en avais tourné un que j'avais ensuite sup-
primé au montage. Il y a encore dans Voyage à Cythère quel-
ques effets assez étrangers à mon écriture, comme par exemple
le zoom auquel vous vous référiez tout à l’heure et qui part
de 25 pour arriver à 250! À la fin, entre deux plans de la
vieille femme qui crie : «je veux aller avec lui», j'ai glissé
trois plans rapides du marin, de la fille et du magicien.
— Pourquoi avez-vous inséré à cet endroit ce montage court?
— Parce que c’est complètement irréaliste. On a l’impression
de trois petits tableaux. Le problème était là encore de ne pas
entrer dans le jeu du naturalisme. J’ai voulu insister sur le
passage du réel à l’imaginaire, sur le côté onirique du scéna-
rio. C’était un moment où le spectateur risquait d’entrer dans
l’histoire et de s’identifier au personnage de telle façon que
tout lui semblât réaliste.
— D'où l'encadrement de la séquence finale par l'allumage et
l'extinction des lumières ?
— Il y a quelqu'un qui crie : «un, deux, trois, quatre, cinq»,
comme pour un tournage. Ce que j'ai gardé du cinéaste qui
pense à son film, c’est le caractère magique de la création.
— L'un des saltimbanques est un magicien.
— Les deux histoires avancent dans une atmosphère magique.
— L'aventure existentielle du vieil homme introduit une dimen-
sion spirituelle dans le récit. Cette spiritualité est-elle d'ordre
religieux?
— Religieux, non; métaphysique, oui.

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— Même lorsque Spyros met un genou à terre? N'est-il pas en
prière?
— Non, ce n’est pas une prière. Vous avez vu que les deux
vieux ne peuvent pas combattre parce qu’ils sont au bout de
leur force. Normalement Spyros, après s’être agenouillé, devait
se relever pour creuser la terre. Si vous écoutez la bande-son
témoin, vous m’entendez lui crier : «lève-toi, lève-toi!». Seu-
lement il ne pouvait pas.
— Et le signe de croix de Caterina lorsqu'elle bénit le pain?
— Il s’agit d’un rituel traditionnel qu’on pratique essentielle-
ment au jour de l’an. Il est évident que la tradition grecque
intègre des éléments religieux.
— Le retour de Spyros dans son village natal s'accompagne du
désir de faire revivre le mode de vie traditionnel, comme son
opposition violente à la station de ski témoigne de son rejet de
la modernité. Son attitude n'est-elle pas quelque peu passéiste,
voire réactionnaire?
— L'acte du vieil homme consiste simplement à retrouver ses
souvenirs et en cela son acte ne perd pas sa vérité. D'ailleurs
le film montre que le retour aux sources n’est plus possible;
aussi je ne crois pas qu’il puisse être jugé réactionnaire.
— Mais après tout, c’est une excellente idée de faire une station
de ski à cet endroit?
— D'accord! Néanmoins c'était un endroit vivant, où E gens
dansaient et faisaient l’amour..
— À travers l'expérience de Spyros, vous opposez le matéria-
lisme contemporain aux valeurs spirituelles d'hier. Ne cédez-vous
pas à la tentation d’idéaliser la vie traditionnelle?
— Il y avait une vérité profonde dans cette vie traditionnelle,
une relation avec les choses fondamentales que le monde
moderne a perdue. La société de consommation transforme
tout en une gigantesque boutique. C’est un phénomène bien
connu et qu’on retrouve partout. Tout le problème de l’homme
moderne est là : il ne peut pas revenir en arrière et en même

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temps il n’est pas complètement à l’aise dans son époque. Il
en résulte un sentiment d’étrangeté, de solitude aussi, l’impos-
sibilité de s’accrocher à quelque chose.
— Quelle est la justification de la séquence du théâtre?
— Comme le cinéaste part en voyage, il fait ses adieux à ceux
qui l’entourent : d’abord à son fils, au début du film; puis,
dans cette séquence du théâtre, à sa maîtresse. Celle-ci vou-
drait le retenir, mais il s’en va quand même.
— À la fin de cette séquence, la caméra est sur la scène et
c’est la salle qui devient le théâtre du cinéma. Vous continuez
ici à inverser le réel et l'imaginaire.
x

— Il y a la musique aussi, puisqu’on entend alors le début du


concerto. Ensuite Alexandre essaie de jouer dans la rue le
thème du concerto, écrit pour le piano. Vous vous souvenez
de ce plan?
— Oui, c’est l’un des plus poétiques du film. Je me souviens du
jeu de jambes de Julio Brogi, du silence, de l'éclairage urbain sur
la chaussée et du long travelling arrière dans la nuit. Cela crée
un climat onirique. Et le passage clouté figure métaphoriquement
le clavier du piano sur lequel Alexandre joue la suite du concerto.
— Il essaie de retrouver le rythme, c’est-à-dire la clé de son
harmonie intérieure. Il est à la recherche de lui-même.
— À trois autres reprises, je crois — quand il sort de chez lui;
après la séance de castings; à la fin au café —, Alexandre
paraît habité par une musique intérieure.
— Il essaie toujours de retrouver le concerto du début. Il
s’agit d’un concerto grosso écrit par ma musicienne, Helen
Karaindrou, et qui est très proche de Vivaldi. Le concerto
commence par un thème pour orchestre, très vivant, puis se
poursuit par un thème pour piano qui se perd dans la rue :
ce thème ne concerne qu’Alexandre. Le second thème inter-
vient au moment où apparaît le vieil homme ; l'orchestre
reprend et c’est le thème de la rencontre. Plus tard, on entend
une variation sur un thème populaire qui est le thème du

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vieux. Ce dernier réunit au finale en solo et au violon le
thème d’Alexandre et son propre thème.
— Pourquoi parlez-vous du troisième exil ?
— Le premier exil était celui de 1922, au moment de la cata-
strophe de l’Asie Mineure. Un million et demi de Grecs origi-
naires de lonie avaient dû s’exiler à cause de la guerre avec
les Turcs. Ce fut, au demeurant, un transfert de population
terrible pour les deux pays. Ces gens-là habitaient cette terre
depuis des siècles. C’est la vieille femme qui le raconte à la
fin dans son délire : «— D’où viens-tu, jeune homme? (c’est
son père qui parle). — De l’Ionie, père, réfugié».
— J'ai été sensible au caractère scénographique de vos cadrages,
à leur frontalité théâtrale.
— Cependant la profondeur de champ casse cette frontalité en
coupant horizontalement le cadre.
— Cette coupure est fréquemment matérialisée par un axe cen-
tral. Cet axe est dans l’espace ce que la césure à l’hémistiche
est au déroulement de l’alexandrin : «la raie est au milieu»
pour reprendre l’image de Paul Valéry. Vous manifestez votre
préférence pour des compositions Lie tre qui relèvent d’une
esthétique proprement classique.
— Mes personnages sont toujours cadrés au milieu ou, s’il y
en a deux, je veille à établir un équilibre absolu d’un côté et
de l’autre. Je pense qu’il est bon de respecter les règles mépri-
sées et abandonnées de la composition picturale, comme le
nombre d’or ou la construction classique du cadre.
— Et cet art des équilibres se retrouve jusque dans l’architec-
ture de votre scénario, puisque vous avez divisé votre récit en
deux parties, le retour et le départ.
— Il ne faut pas oublier l’introduction.
— Vous affectionnez aussi les jeux de miroirs. Je fais ici allu-
sion à la récurrence de lieux comme les cafés ou d'objets
comme les miroirs précisément ; vous allez jusqu'à répéter la
traversée du passage clouté, avec le même taxi jaune qui repasse

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les deux fois à l'arrière-plan. Toute l'ouverture du film est en
fait construite sur cet effet de miroir entre le réel et l’imagi-
naire. On pourrait également citer les premières paroles du
vieux («C’est moi») ou ses vêtements (sa veste et sa casquette).
— Vous avez aussi la station-service Mobil.
— Mais on ne change pas de plan de réalité. La seule diffé-
rence, c’est qu’au premier arrêt il fait jour, tandis qu’au second
il fait nuit.
— C’est exactement le même découpage dans les deux séquences
Mobil. La station-service sert toujours d’intermédiaire entre la
ville et le village.
— Dans la diégèse, car dans le récit, la station Mobil, la
seconde fois, est intercalée entre deux plans du village. On est
d’ailleurs surpris par cette ellipse temporelle. J'ai trouvé aussi
que Voula avait une attitude très antonionienne quand elle s’en
va.
— Elle rappelle Monica Vitti!
— Vos plans-séquences se terminent souvent sur un point dor-
gue émotionnel. Au dernier moment, vous demeurez en retrait.
Cela se remarque au point de vue du seuil, qui est peut-être
votre position de prédilection pour terminer un plan : vous arrêé-
tez votre caméra au seuil de la chambre de Caterina, au seuil
de la chambre de Spyros, au seuil de la loge de la maîtresse
d'Alexandre (vous l’observez à travers un jeu de miroirs). Il
vous arrive aussi de conclure par un léger retrait, comme pour
ce travelling arrière qui fait écho au retrait des villageois de
l'autre côté de la prairie. De même, à l’intérieur des cafés,
votre caméra vient terminer sa trajectoire en se postant der-
rière un carreau. Est-ce à dire que la position de la caméra est
une affaire de pudeur?
— Si vous voulez. Il est préférable de ne pas trop s’approcher
d’un personnage en état de crise ou en proie à l’émotion,
probablement pour des raisons de pudeur...
— Parfois vous restez en retrait non seulement du personnage
mais encore de l’action. Je pense à certaines utilisations de

18
«l’espace off» comme pour l'échange sifflé et codé entre les
deux vieux amis qui se retrouvent.
— Je l’appelle «le duo d’oiseaux » ; c’est une véritable utilisa-
tion du hors-champ.
— Le même effet, mais investi par une charge émotionnelle
encore plus intense, apparaît dans les derniers moments du film,
lorsque le violon de Spyros, depuis la plate-forme amarrée dans
les eaux internationales, répond à l'appel de Caterina. En défini-
tive, je constate que l'amitié et l'amour réclament un registre
d'expression qui échappe au langage articulé. Vous méfieriez-
vous de la parole?
— Ce n’est pas de la méfiance! [rire] Je pense seulement
qu’il ne faut dire que le nécessaire. Lorsqu’on parle beaucoup,
on perd le caractère musical des mots. Il faut laisser les paroles
voyager dans l’espace. Ainsi pour la petite phrase de Cate-
rina : «Je veux aller avec lui». Cela dépend en vérité du
film : Le Voyage des comédiens, par exemple, était un film
totalement textuel, il n’y avait pas un seul vrai dialogue.
— Quel rôle accordez-vous à la lumière?
— Bien sûr, c’est une partie importante de la mise en scène.
Les taches lumineuses, l’importance qu’on donne à la source,
son intensité contribuent, en accord avec le directeur de la
photographie, à la composition du cadre et au travail de l’es-
pace, au résultat général du film. Dans Voyage à Cythère, le
travail de la lumière n’a pas été foncièrement différent de ce
que j'ai fait auparavant, si ce n’est que l’éclairage y est beau-
coup moins directionnel ; dans le café, à la fin l’éclairage est
imperceptible, car je cherchais à éviter de donner l’impression
d’une lumière artificielle. Cela dit, mon travail demeure assez
classique ; rien à voir avec le travail de Wenders dans les
extérieurs de Paris, Texas, où la recherche est réellement
impressionnante.
— Votre esthétique du plan-séquence est-elle un héritage de Mizo-
gushi ? Partagez-vous la philosophie d'André Bazin, selon lequel le
plan-séquence aurait un lien privilégié avec la vérité du réel?

19
— Cela n’est pas cette raison en tout cas et je ne crois pas
avoir été influencé par Bazin sur ce point. En revanche, mon
goût pour Mizogushi est bien connu. J’admire ses plans-
séquences, son utilisation de «l’espace off», ses mouvements
de caméra, son timing. Mais ici, il nous faudrait une discus-
sion sur le plan-séquence, parce qu’il y a beaucoup de
manières de concevoir un plan-séquence, dont les points de
départ peuvent être très différents. Même si Mizogushi ne l’a
pas inventé, le plan-séquence va de pair avec une certaine réa-
lité japonaise : l’immobilité, les entrées et les sorties dans un
décor réaliste mais néanmoins très théâtral. Surtout chez
Mizogushi d’ailleurs, dont les plans-séquences ne ressemblent
pas à ceux de Murnau dans Le Dernier des hommes, de même
que l’emploi de la profondeur de champ chez Renoir n’est pas
du tout semblable à celui de Welles dans Citizen Kane. À l’in-
térieur de mon œuvre, chaque film a sa propre philosophie du
plan-séquence.
— Vous pouvez préciser vos points de départ?
— Dans Voyage à Cythère, les choses sont vraiment très sim-
ples : d’une part, ne pas faire deux plans quand je peux n’en
faire qu’un ; d’autre part, suivre les personnages, ne pas lais-
ser des tempi morti comme disent les Italiens, c’est-à-dire évi-
ter d’employer les temps morts comme ponctuation musicale à
l’intérieur du plan. Les plans-séquences du Voyage des comé-
diens obéissaient à des principes assez proches, comme «ne
pas faire deux quand on peut faire un », mais en même temps
il y avait plusieurs actions qui se déroulaient sans coupure
dans un seul espace et cela prenait un aspect chorégraphique.
— Voyage à Cythère est parsemé de sourires assez discrets.
Par exemple, on se demande pourquoi la voiture de police
déclenche sa sirène en sortant d’un village déjà déserté par ses
habitants! Vous ridiculisez aussi les policiers au cours de l’épi-
sode de la fouille : ils ont battu la montagne alors que Spyros
se cachait dans la maison. Sans parler des pieds de nez des
saltimbanques à l'égard des représentants de l’ordre.

20
— Cela n’est pas fait pour les ridiculiser, mais pour souligner
l'absurde de certaines situations. Il est vrai que j'ai un petit
réflexe conditionné à l’encontre des autorités, une pointe d’iro-
nie. C'était déjà le cas dans mes films précédents.
— Ce sourire devant l'absurde renvoit le spectateur à l'écart qui
sépare le droit du service public de la situation existentielle qui
est celle du vieil homme. La profondeur de champ qui s'étend
entre le carreau du café et la plate-forme sur laquelle on aper-
çoit Spyros donne la mesure spatiale du vide juridique et de ses
conséquences inhumaines.
— Il s’agit d’un petit drame qui se déroule au milieu des
hommes sans pourtant toucher personne. Il y a une fête pour
les dockers, mais ces derniers ne sont pas là : le magnéto-
phone tourne à vide. Comme si la seule réalité n’était que la
relation entre Spyros et Caterina, le cri de la vieille femme et
la musique qui vient du vieillard. C’est la seule chose qui
dépasse la réalité froide, celle des gens qui ne veulent pas
comprendre, celle des absences et des lâchetés.
— L'idée de la plate-forme incarne avec force cet abandon du
vieil homme par la société. À l'instant où Spyros débarque sur
cette plate-forme, vous faites un travelling arrière qui révèle au
spectateur la situation spatiale : l'effet est extraordinaire. Et le
parti que vous en tirez au dernier plan restera comme une
grande image de fin dans l'histoire du cinéma. D'où vous est
venue l’idée de cette dérive à la fois complètement imprévisible
et tout à fait nécessaire ?
— Je ne sais pas. C’est une image qui m’a habité au point
de renverser du jour au lendemain l’axe du film, au grand
étonnement de Tonino Guerra. C’est étrange : c’est ce départ
qui est à l’origine du développement de l’histoire du vieil
homme.
— Vous portez en filigrane des images, une critique politique
contre la démocratie grecque incapable d'intégrer ceux qui
reviennent ?
— Ce n’est pas la démocratie qui est en cause. C’est le fait

21
que la bureaucratie n’a pas rempli son devoir historique envers
une génération sacrifiée. Les problèmes économiques sont si
importants aujourd’hui qu’on oublie les problèmes moraux.
Cela laisse des trous dans la mémoire des jeunes qui ne
x
croient plus à rien.
— Comme Voula qui ne croit plus qu'à son corps?
— Sans doute. Notre génération n’a pas fonctionné de façon
juste par rapport à la précédente. Il y avait trop de choses
qui s'étaient accumulées dans la Grèce d’après-guerre ; on n’a
pas eu le temps de respirer. À présent, c’est l’inverse : la vie
est comme un lac suisse, désespérément immobile.

Au Festival de Cannes, le 21 et le 23 mai 1984.

Propos recueillis par Jacques GERSTENKORN


et revus par Théo ANGELOPOULOS.

22
UN CINÉASTE DES ANNÉES 1970

par LiINO MICCICHÈ

ES années Soixante, on le sait, abondent en nouveautés,


L «vagues», mouvements, groupes, personnalités. On peut
les définir comme les années de Godard ou de Pasolini, de la
«nouvelle vague» française ou du «cinéma nôvo» brésilien, du
cinéma cubain naissant ou du cinéma allemand renaissant ; ou
même tout cela à la fois et bien d’autres choses encore, de
manière à composer la décennie peut-être la plus dynamique
et la plus variée de l’histoire du cinéma vieille de plus de
quatre-vingts ans. Mais à ce «plein» des années Soixante corres-
pond ensuite — et à la réflexion ce n’est pas étonnant — un
«vide» quasi total dans les années Soixante-dix. Retombées les
vagues anciennes et nouvelles, anéantis les nombreux espoirs
politiques et culturels de la décennie précédente, éteintes ou
canalisées dans la banalité administrative les nombreuses per-
sonnalités originales d’avant 1968, ou réduites au minimum les
possibilités de nouveautés significatives et réduites à rien celles
des «vagues» vraiment nouvelles, les années Soixante-dix sont
celles d’un mouvement qui s’est stabilisé tout à coup, d’une
dynamique qui s’ingénie de toutes les façons à «piétiner sur
place», d’une utopie naguère fervente — celle du «nouveau
cinéma» des années Soixante — qui contemple sa propre fail-
lite foncière ou, dans le meilleur des cas, s’interroge sur sa
propre défaite.
Il est trop clair que, dans une telle situation, les quelques

23
personnalités qui se distinguent de la grisaille sont rares et
que la majeure partie de ce petit nombre est de toute façon
composée d’autorités qui remontent aux années Soixante (pen-
sons à un Rohmer) et aux années Cinquante (pensons à un
Antonioni), quand ce n’est pas carrément à plus loin (pensons
à Manuel de Oliveira). Je crois que les vrais cinéastes des
années Soixante-dix, c’est-à-dire ceux dont l’activité commence
à se développer — et qui se développe d’une manière signifi-
cative — après les années Soixante, et non avant, peuvent se
compter sur les doigts de la main. Parmi ces révélations, peu
nombreuses donc, de la dernière décennie, une des plus
grandes, peut-être la plus significative, est précisément Théo
Angelopoulos dont le premier film La Reconstitution coïncide
avec le commencement de la décennie et dont le dernier,
Alexandre le Grand (1980) s’amorce moins de deux lustres
plus tard, dans l’hiver 1979-1980.
En réalité, les raisons pour lesquelles Angelopoulos est «le »
cinéaste des années Soixante-dix viennent essentiellement de
tout autre chose que des dates. Le cinéma de ce metteur en
scène grec, presque complètement ignoré jusqu’à la moitié de
la décennie, coïncide dans ses effets les plus indiscutables,
comme dans ceux qui sont les plus discutés, avec les tensions
les plus significatives et les plus authentiques des années
Soixante-dix. Qu'il suffise de penser à La Reconstitution, la:
première œuvre avec laquelle cet Athénien débutant — alors
âgé de 34 ans — ex-étudiant en droit, et élève de l’I.D.H.E.C.,
ex-critique, ex-documentaliste, et directeur de production — fait
son entrée dans la décennie. 1970 est déjà une année de
résonances étouffées et de dynamiques ralenties : non seule-
ment «mai 68», très vite devenu mythique, est vieux de bien
plus de deux ans; mais, reculées à l’horizon, s’éloignent les
«vagues» plus ou moins précaires avec lesquelles le cinéma,
quelques mois auparavant, a essayé d’accomplir son dernier
renouvellement avant la Grande Crise.
Cela aboutit à ce que les débutants des premiers temps de
la nouvelle décennie — les rares qui sont capables et qui

24
réussissent — soient, dans la plus grande majorité, les pâles
enfants de pères qui ne sont plus créateurs de vie et reflètent,
presque toujours servilement, les lumières, désormais faibles,
sinon tout à fait éteintes, du grand luminaire qu'avait été le
cinéma mondial dans les années Soixante. Rien de tout cela
dans Za Reconstitution. Les références de cette Ossessione
grecque sont le premier Visconti du «cinéma anthropo-
morphique», le Rosi de Salvatore Giuliano, le thriller classique
hollywoodien, et l’auteur s’en réclame. Des années Soixante,
Angelopoulos semble avoir hérité essentiellement, et unique-
ment, de la nouvelle conscience médiologique du cinéma, de la
nécessité d’une structure dialectique, du récit, de la pudeur des
gestes et des paroles : en somme, un «réalisme» conscient des
pièges et des contradictions d’une pratique cinématographique
étroitement «réaliste ».
L’Angelopoulos de La Reconstitution, en somme, est certai-
nement le fils de son temps ; mais il réussit à faire une lecture
déjà critique de l’enseignement des années au cours desquelles
il s’est formé. Cela est confirmé par le film suivant, Jours de
36 (1972), qui, sous beaucoup d’aspects, est un film directe-
ment politique : au moins dans le sens que, tourné en pleine
dictature des. colonels, il est explicitement «sur et contre» la
dictature. Mais c’est aussi un film qui choisit d’être «film
politique» en refusant le modèle populiste du cinéma militant
de la fin des années Soixante et en faisant son miel, au
contraire — au niveau de la structure narrative, des rythmes
stylistiques, du langage cinématographique —, des conquêtes
les plus solides et les plus mûres des «vagues» de la décennie
précédente. Qu'il suffise de faire allusion à la savante utilisa-
tion des temps morts pratiquée par le metteur en scène, à
l'adoption du plan-séquence comme explication de la «fiction»,
au contraste fécond entre le «réalisme» de la représentation
cinématographique et l’œuvre «de fiction» que la caméra
accomplit constamment. Avec Jours de 36, Angelopoulos s’af-
firme également comme le véritable héritier du cinéma politique
des années Soixante : héritier, cependant, au sens marxien, qui

25
assume la volonté de recherche concrète en refusant les aspects
idéologiques, la spéculation généreuse mais trop souvent fausse
de l’écran militant des années Soixante.
Le Voyage des comédiens, le chef-d'œuvre de 1975, est, sous
de multiples aspects, l’aboutissement naturel du «travail» et
de la «recherche» dont témoignaient La Reconstitution et Jours
de 36. Il confirme incontestablement le bon usage qu’Angelo-
poulos fait de l’héritage des années Soixante. Sous certains
aspects, il n’y a rien dans Le Voyage des comédiens qui ne
soit de quelque façon préfiguré dans l’art cinématographique
du metteur en scène : le thème du voyage (Forminx-Story) et le
mythe des Atrides (La Reconstitution), le caractère «fictif» du
spectacle (L'Émission) et l'usage déroutant du «plan-séquence »
(Jours de 36), la tripolarité de la structure (La Reconstitution
encore) et l’évocation de l’histoire du passé comme jugement
sur la politique actuelle (Jours de 36, de nouveau). La réussite
extraordinaire du Voyage des comédiens — qui nous apparut
en 1975 et nous paraît encore maintenant comme le sommet
du «jeune cinéma» de la décennie — est fondée essentielle-
ment sur le parfait fonctionnement d’une série de mécanismes
— thématiques, scéniques, narratifs, structurels, stylistiques
et linguistiques — qui, bien qu'ayant tous été expérimentés
ailleurs et avant ce metteur en scène, sont ici portés au
maximum de la puissance d’expression et en même temps
coordonnés par une orchestration admirable et une récipro-
cité fonctionnelle rigoureuse selon une tension qui, à la manière
de Brecht, veut non pas — comme la majorité sinon la tota-
lité du cinéma existant — entraîner «le spectateur dans une
action scénique» mais plutôt «faire du spectateur un obser-
vateur». Chef-d’œuvre d’un essai de «cinéma matérialiste»,
Le Voyage des comédiens est un des rares films contem-
porains qui rejoigne l’utopie d’un mythique «devoir être»
autrement du cinéma, et un des très rares exemples d’un
cinéma postnéoréaliste qui unisse l’instance réaliste à une
conscience médiologique moderne. Le relief et la signi-
fication culturelle du troisième film d’Angelopoulos étaient et

26
restent trop exceptionnels pour que l’expérience du Voyage des
comédiens puisse se répéter intégralement. D'ailleurs, les cir-
constances historiques et celles de la production, ainsi que les
caractéristiques structurelles de l’œuvre, constituaient un cas
d'exception : une production de près de quatre heures faite
dans des conditions de tournage très difficiles et dans une
situation financière telle que c’est un euphémisme de l’appeler
précaire : un film contre la dictature dont le tournage s’est
déroulé, pour une bonne part, entre le début de février et la
fin de juillet 1974, c’est-à-dire encore sous la dictature ; une
position idéologico-politique dont la dialectique est tout entière
à gauche et ne concède rien, pas même au nom de l’union
antifasciste, à la modération centriste.
Quand, deux ans après le commencement du tournage du
Voyage des comédiens, le metteur en scène met en route son
quatrième long métrage (Les Chasseurs), les seules choses
inchangées sont les difficultés : difficultés financières, malgré
l'intervention de l’I.N.A. français et de la RAI-TV italienne;
difficultés de travail dans lesquelles Angelopoulos confirme sa
réputation de destructeur de «troupes» cinématographiques;
difficultés politiques puisque le gouvernement Karamanlis, qui
s’était déjà opposé au Voyage des comédiens, ignore quand il
ne boycotte pas, le plus grand cinéaste grec. Cependant, au-
delà de ces données objectives, importantes certes, ce qui est
changé et qui se révèle en crise, ce sont surtout les données
«subjectives», c’est-à-dire que, précisément, cette «esthétique
très particulière» que le metteur en scène lui-même admettait
avec lucidité et explicitement, avait été un produit indirect et,
bien entendu, involontaire, de la répression et de la dictature.
Il arrive aussi que, si Le Voyage des comédiens était un poème
en prose, lucide, sur des mémoires de classe, Les Chasseurs
apparaît plutôt comme une évocation de fantômes : non pas
la reconstitution, intellectuelle mais délibérément dialectique,
d’un fragment historique du passé récent, mais plutôt la cons-
truction, dialectique uniquement du point de vue rituel, d’un
onirisme de classe tout à fait actuelle, une sorte de séance de

21
spiritisme avec des cadavres de l’histoire qui, dans le hic et
nunc de la Grèce de 1976-77, réapparaissent comme des zom-
bies. Et bien que l’œuvre ait beaucoup d’éclairs de génie et se
présente encore comme un exemple rare et fascinant d’un par-
cours à l’intérieur d’une pratique cinématographique matéria-
liste, la structure révèle bien souvent des connexions et des
constructions artificielles, et finit quelquefois par apparaître
comme un mécanisme purement stylistique avec le risque
continuel, et pas toujours évité, d’un maniérisme desséchant.
Alexandre le Grand (1980), avec lequel Angelopoulos ferme
les années Soixante-dix (et en même temps ouvre les années
Quatre-vingts), s’il confirme, d’une part la stature exception-
nelle d’un auteur qui reste parmi les personnalités majeures du
cinéma contemporain, semble, d’autre part, clore d’une manière
définitive le discours «politique» dont La Reconstitution et
Jours de 36 avaient été les prémisses et Le Voyage des comé-
diens et Les Chasseurs le premier et le second moment, autant
de chapitres d’un triptyque sur l’histoire, la politique et l’idéo-
logie. L’aspect de conclusion le plus visible du cinquième film
d’Angelopoulos — auquel ont été attribués à juste titre un
«Lion d’Or» et le Prix international de la Critique au Festival
de Venise en 1980 — est mis en évidence par le renversement
très net qui s’opère en lui, à partir des expressions politico-
idéologiques desquelles le cinéaste était parti : un renverse-
ment qui, entre autres, confirme le rôle de jonction, de média-
tion qu'avait l’évocation fantasmatique des Chasseurs.
En effet, ce qui, dans Le Voyage des comédiens, était His-
toire, bascule ici en Idéologie, dans la mesure où ce qui était
évoqué là comme Violence Réactionnaire est ici représenté
comme Violence Révolutionnaire, et où ce qui était donné
comme expression d’ensemble est ici représenté comme indivi-
dualité ; en même temps que la cruauté anonyme du Pouvoir
bourgeois est ici remplacée par la silencieuse inhumanité du
Contre-pouvoir. En somme, Alexandre le Grand est un film
sur le risque que la Libération se transforme en une nouvelle
Oppression ; que la dictature et la répression tsaristes se repro-

28
duisent comme dictature et répression stalinistes ; que le /ager
(camp d’extermination) se transforme en goulag. Tout cela est
assez clair pour que, entre le cri ému du Voyage des comé-
diens et la mise en garde alarmée d’Alexandre le Grand se
situent les zombies des chasseurs et des chassés du film Les
Chasseurs. Au fond, ce sont ces fantômes «idéologiques» qui
évoluent parmi nous. Théo Angelopoulos est peut-être le seul
cinéaste des années Soixante-dix qui ait su assumer le risque
de nous en parler.
(traduit par Cécile Chemin)

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THÉO ANGELOPOULOS

UNE POÉTIQUE DE L’HISTOIRE

par BARTHÉLEMY AMENGUAL

«Penchée sur mon ouvrage, je songeais


à la vanité de toute chose, y compris
de ma broderie — sans, pour autant,
m'arrêter de tirer mon aiguille.»
Yannis RiTsos, « Chryssothemis ».!

’IL fallait décider des raisons qui définissent l’admirable


S singularité de l’œuvre de Théo Angelopoulos, j'en avance-
rais deux : elle développe, cette œuvre, en vérité et en poésie,
une méditation tant épique que lyrique sur l’histoire de la
Grèce et la Grèce dans l'Histoire ; elle s’établit sur une écri-
ture réaliste qui conjugue le cinéma avec le théâtre, intégrant
le second au premier, pour une perception originale de la réa-
lité historique, de la réalité saisie par l’Histoire. Perception et
non pas seulement intelligence. Il s’agit de comprendre en
participant.
L'histoire de la Grèce moderne, Angelopoulos l’illustre, se
confond avec l’histoire d’une interminable trahison — celle de
la classe dirigeante ; d’une longue Passion — celle des classes
opprimées ; d’un combat finalement douteux — celui des par-
tisans et des révolutionnaires ; d’une «névrose politique», elle

51
quasi générale. De là le double mouvement de tous ses films :
élégie, dithyrambe, chœur d’amitié et de mémoire pour ce qui
est des victimes et des vaincus; dérision, pamphlet, mise en
accusation implacable s’agissant des vainqueurs et des bour-
reaux. (Mouvement double mais unique : ce qui aux uns est
élégie aux autres fait procès.) De là encore l’énergie et l’effi-
cience politique de ces résurrections d’un passé toujours
présent.
Cependant le réalisme oblige. De l’un ou de l’autre bord,
positifs ou négatifs, les personnages d’Angelopoulos échappent
au manichéisme. Quelque chose demeure en eux de lointaine-
ment innocent et jusque parfois chez les pires : leur «nature»
n’est pas en cause, seulement leur appartenance sociale et le
poids des idéologies. Ce ne sont pas des types, mais des êtres
bien vivants au contraire — libres et déterminés comme tous
les vivants. Ils sont porteurs, non d’idées ainsi qu’on l’a trop
dit, mais — pour une part — de forces collectives qui les
animent et les transcendent. (Antagonistes, ces forces, elles,
sont manichéennes?.) Il y a beaucoup de Brecht chez l’auteur
(il s’en réclame), pourtant ni Renoir ni Visconti ne sont loin.
Dès La Reconstitution, son premier film (1970), sous le
couvert du constat, du témoignage, de l’enquête policière,
Angelopoulos dénonce un état social qui dépeuple et misérabi-
lise les campagnes, qui condamne en permanence à l’émigra-
tion étrangère le cinquième de la population active du pays.
Avec Jours de 36, il démonte le mécanisme du coup d’État
fasciste du général Metaxas. La caméra se tient principalement
du côté du pouvoir. Elle passe aux côtés du peuple, résistants,
collaborateurs, partisans communistes et fascistes, pour Le
Voyage des comédiens qui dure de 1939 à 1952. Elle s’enferme,
avec Les Chasseurs, dans les fantasmes et les terreurs de la
bourgeoisie, triomphante mais toujours inquiète. Après un psy-
chodrame collectif, celle-ci réenterre (en 1976) le cadavre
encore sanglant d’un maquisard disparu en 1949. Obstinée, la
répression tue même ses morts’. Pour Voyage à Cythère, l’ob-
jectif de nouveau accompagne les vaincus. Le vieux Spyros,

2
combattant communiste de la guerre civile, rentre après trente-
deux ans d’exil dans une Grèce qui s’ingénie à oublier. Tout
le monde, en 1983, et pas seulement la réaction, refuse le psy-
chodrame. Le fantôme de la révolution (la formule est de
l’auteur) est exorcisé désormais. Ce n’est plus qu’un vieillard
muet qui n’effraie, ni ne culpabilise personne. La tragédie, qui
avait escorté l’histoire entière du peuple grec comme l’envers
de ses espérances, fait place à une sorte de désespoir «blanc»,
un vide d’espoir. Elle était alors chorale, elle n’atteint mainte-
nant que des particuliers. Il faut dire que huit années lourdes
d’événements se sont écoulées entre Les Chasseurs (1976-77) et
Voyage à Cythère (1984). Si, dans la république retrouvée (en
1974), le sentiment général est, selon le cinéaste, «que la dic-
tature n'existe plus mais la situation n’a pas changé; c’est la
droite qui règne depuis la guerre civile et d'une façon ou d'une
autre elle gouverne le pays. [.….] Cette démocratie dont on
parle, c'est une dictature parlementaire»*, dans la Grèce «nor-
malisée» de 1983, rendue au libéralisme, touchée elle aussi par
le consumérisme et la crise des idéologies, «les problèmes sont
différents. Problèmes de manque. On ne sait à quoi se
raccrocher »°.

Œuvres d’art véritables, les films d’Angelopoulos trouvent


leur fin en eux-mêmes. Valant pour eux-mêmes, donc assurés
de traverser le temps, ils peuvent valoir aussi pour aujour-
d’hui. Ce sont des œuvres et ce sont des actes, comme on
l’attend d’un cinéaste politique, d’un artiste engagé. Pour
employer le langage judiciaire, on dira qu’il s’obstine à rouvrir
et instruire les affaires classées. Outre le procès des respon-
sables du drame grec, il conduit une sorte de psychothérapie
nationale, une psychanalyse politique dont le mérite le plus
singulier est de s’accomplir par les voies de la poésie, «cette
psychanalyse n'existe pas scientifiquement, c'est délibérément un
choix poétique»*. La dictature, la bourgeoisie, une fraction du

33
peuple, les combattants repentis, ceux encore que l’auteur
désigne comme «/a gauche soumise», fuyaient la vérité sur
leur passé : «ce qu’ils veulent enfouir, c’est leur peur, c’est
l'Histoire, c’est le remords historique»$. Le régime imposait ses
versions mystifiantes, occultant tout ce qui ne servait pas son
anticommunisme effréné.
Angslopoulos prend à revers cette stratégie de la négation
et du mensonge : Le Voyage des comédiens, «c'était bien de
l'histoire refoulée officiellement»*, mais déjà La Reconstitution,
récit d’une double enquête qui piétine et passe à côté des
problèmes véritables ; mais aussi Jours de 36 où l’histoire
interdite se dévoile comme interdite («Tout ce qui est impor-
tant, c’est dit derrière les portes ou au téléphone ou ce n’est pas
dit ou c’est dit en chuchotant») et ainsi, remarquablement, «/a
dictature est inscrite dans le travail formel même du film»>’, la
mise en scène incorpore la dictature d’aujourd’hui à sa pein-
ture de la dictature d’hier.
Les Chasseurs abordent la névrose historique de la bour-
geoisie. Une partie de chasse fournit à un échantillonnage de
personnages représentatifs l’occasion d’extérioriser leur angoisse
devant un retour possible de la Révolution : «cette rencontre
est une maladie politique [..….] pleine de fantasmes». La
névrose est utile au névrosé; elle lui accorde un certain équi-
libre, la possibilité de continuer de vivre sans avoir à changer.
Aussi bien la bourgeoisie cultive-t-elle cette terreur qui lui est
un épouvantail politique efficace. Effrayée, elle s’en sert pour
effrayer. Mais il n’est pas d’issue rationnelle à cette contradic-
tion en dehors de la violence et de l’hystérie. Le femme du
colonel entre en transes (d’abord mimées et théâtrales comme
dans tous les cultes extatiques) et s’offre imaginairement au
Roi. «Elle fait appel [dit le cinéaste] à une sorte d'aide magi-
que»“ et son orgasme est partagé pour tous les présents. Père,
Dieu, Roi, toutes instances charismatiques auxquelles le fas-
cisme a donné les figures du duce, du führer ou, plus «modes-
tement», dans une société restée éminemment patriarcale, de
la junte militaire. On sait, depuis Reich et Fromm au moins,

34
que le sexe a beaucoup à voir avec la politique. À travers le
sexuel, tous les films d’Angelopoulos peu ou prou l’attestent,
le plus personnel rejoint le social, participe du moment
politico-idéologique, rencontre l'Histoire.
Comme la dictature dans la mise en scène de Jours de 36,
la névrose de classe de la bourgeoisie est inscrite dans les
structures formelles des Chasseurs. Film onirique («/e plus
étrange que j'aie fait jusqu'à présent», confesse l’auteur‘),
qu’on a pu rapprocher de L’Ange exterminateur (mais pour-
quoi pas des films d’Alain Resnais?), les fantasmes y ont
l’évidence incontournable du réel. Ne sont-ils pas aussi la réa-
lité, et même l’un de ses moteurs essentiels? Les Chasseurs
explicitent encore une autre stratégie typique du pouvoir. On
y voit la classe dominante d’abord banaliser l’événement déran-
geant (ici la découverte du corps d’un maquisard); ensuite,
devant la résistance menaçante du fait, en appeler à la répres-
sion (ici au roi); enfin nier l’événement (le maquisard est
réinhumé, l’affaire classée). Voyage à Cythère lui aussi, est, à
sa façon, l’histoire d’un dossier rouvert puis archivé. Le vieux
Spyros, en dépit de son mutisme, du seul fait de son retour,
interroge l’ordre politique présent. C’est lui le maquisard de
1949, sorti cette fois non de la neige, mais de l’exil. Il ne sera
pas remis en terre, mais livré à la mer, abandonné au-delà des
eaux territoriales. Qui l’exclut, l’efface une seconde fois? —
La loi, l’ordre, les autorités. La bourgeoisie encore? — La
bourgeoisie et — car nous sommes en 1983 — une volonté
quasi universelle, le consensus général qui exige d’avoir tourné
définitivement cette page d’Histoire®.
Parce qu’il est politique, le cinéma «historique» d’Angelo-
poulos remet le passé au présent. «Le présent politique n'est
pas étranger au passé historique»* est une formule qui se
retourne dialectiquement. Au dénouement d’Alexandre le
Grand, qui se situe au tout début de notre siècle, Alexandre le
jeune s’en vient chevaucher au-dessus de l’Athènes actuelle
dont s’allument les néons. Dans Jours de 36, la cérémonie
d’inauguration du stade a pour horizon un quartier moderne

35
de la capitale. La première séquence de Voyage à Cythère,
commencée dans l’Athènes nocturne et provinciale de l’Occu-
pation allemande, s’achève au petit matin dans une Athènes
contemporaine, tout acier et béton. En revanche, Le Voyage
des comédiens, film de 1975, parcourt l’histoire grecque de
1939 à 1952 et la Grèce jamais montrée de 1952 à 1975 ne
cesse d’y être présente.
Les films sont racontés au présent bien qu’ils parlent du
passé et se déroulent au passé. Mais il y a différents «pré-
sents». Les Chasseurs est un film de 1977 et son récit est daté
de 1977. Les faits sont du passé, mais ils n’existent, dans le
film, qu’au niveau des fantasmes qui eux, sont au présent.
Film de 1975, Le Voyage des comédiens brasse vingt-cinq
années d'histoire qu’il réfère à son présent diégétique : l’an-
née 1952. C’est là que la déconstruction narrative trouve sa
plus belle légitimité et les flash-back d’Angelopoulos leur
magnifique efficacité. (Faux flash-back au demeurant, qui
n’inaugurent pas de récits antérieurs, qui ne ramènent pas,
comme de tradition, la diégèse en arrière, ouvrant un tiroir
pour bientôt le refermer, mais qui reconduisent en quelque
sorte le récit à de nouvelles origines, qui lui confèrent diffé-
rents débuts. Ce n’est pas le récit qui change de temps, c’est
l’espace de l’action qui change d’époque°.) À force de décen-
trer la vision, de bouleverser la chronologie, de relativiser les
«présents», ils ne laissent au spectateur qu’un seul point
ferme : l’aujourd’hui.
Ce en quoi l’œuvre d’Angelopoulos excelle, qui lui donne sa
dimension souffrante et une affinité certaine avec l’œuvre du
premier Wajda, c’est dans l’expression et la désacralisation du
«traumatisme de la révolution». Sur tous ses films pèsent,
déchirants, le chagrin, la nostalgie de la révolution, grand rêve
trahi et avorté. Du communiste repenti des Chasseurs, de la
«gauche soumise», il souligne qu’ils ont gardé «comme une
sorte de blessure, de plaie ouverte, qui est cette révolution per-
due»$; du poète, ancien combattant des brigades internatio-
nales en Espagne, qu’on voit devenu fou vers la fin du Voyage

36
des comédiens, qu’«il s’est arrêté à l’année 1944 et traîne après
lui les événements de 1944, les projette dans l'avenir»". Tout
aussi en porte-à-faux sur la réalité transformée de la Grèce
actuelle, le vieux Spyros de Voyage à Cythère s’est arrêté, lui,
à 1949, date de son exil. De ce traumatisme, de l’inadaptation
politico-historique qu’il commande, d’autres grands cinéastes
ont abordé la peinture, voire l’analyse : le Resnais de La
Guerre est finie (1966), le Losey des Routes du sud (1978), les
frères Taviani de Saint-Michel avait un cog (1971). Aucun de
ces films, le troisième peut-être excepté, n’atteint à l’intense et
poignante humanité des œuvres d’Angelopoulos.
*

L'Histoire dicte au cinéaste ses deux grands thèmes : le


temps, la/les mémoire(s). Le temps est le corps et le lieu de
l'Histoire ; la mémoire est la forme humaine du temps. Scribe
du temps, la mémoire en est également le palimpseste. Le
dernier plan de La Reconstitution reproduit son premier. Le
Voyage des comédiens, s’achève en 1952 où il avait commencé,
en 1939, devant la gare d’Aigion. Tous les acteurs sont là, y
compris les absents, morts ou en allés. «C’est comme une
grande photo de famille où le futur est déjà inscrit»"\, «Tout le
film [et l'Histoire, le temps ] est réuni dans ce dernier plan»’,
mémoire dont nous tenons les deux bouts. Dans A/exandre le
Grand, les anarchistes brisent l’horloge du village qu’Alexandre
remet en marche car l’utopie est hors du temps, mais non
l'Histoire. Voyage à Cythère s’ouvre sur les rotations d’une
galaxie — temps du monde, et une image d’enfance, rêve ou
souvenir — temps des hommes. Le cinéma d’Angelopoulos,
admirablement, module le temps. Crépuscule des soirs et des
matins ; Saint-Sylvestre aube de l’an (Les Chasseurs), du siècle
(Alexandre le Grand), le temps cosmique rythme le temps
humain.
Le temps, qui n’est jamais que le lit du changement, chez
lui s’affiche entre le début et la fin du même plan-séquence.
Commencé au crépuscule, le plan s’achève au petit jour ; en

57
x
un lieu, il débouche sur un lieu tout autre ; à une époque, sur
une époque différente. Sous nos yeux, le temps. germe et flue
comme on voit une rose s’épanouir à l’accéléré. L’instant
(dans le plan-séquence) se prolonge : il faut bien attendre que
le sucre fonde ; bientôt se métamorphose (dans la coulée fluide
des pano-travellings) en durée bergsonnienne et subrepticement
s’engloutit dans l'Histoire. Le présent devient mémoire, non
point passé mort mais unité mouvante du devenir, totalisation
de l’être, de l’individu, du groupe, du monde. «Ce temps plus
riche que le temps»!? conquiert certes pour le spectateur un
espace/temps de réflexion — esthétique brechtienne — ; plus
sûrement encore il gagne la vérité du temps.
«C’est un film linéaire» dit Angelopoulos de La Reconstitu-
tion et du Voyage des comédiens, «si on le voit comme si tout
était au présent». Dans ce comme si tient la spécificité de la
mémoire, l’irréversible continuité du temps. L’action, «le temps
off» (la scène qui reste vide) fonctionne moins comme dilata-
tion temporelle que comme insertion du temps de l’homme
dans le temps du monde dont le couple fait l'Histoire. Ange-
lopoulos ne s’enferme pas dans le temps réel. Personne n’a vu
le soir passer du jour à la nuit ou la nuit au jour le temps
qu’il traverse une ruelle ou qu’il sorte d’un café. Angelopoulos
«travaille» (Tarkovsky dirait «sculpte») le temps réel. Déjà
au moment de La Reconstitution, il déclarait :
Pour moi, il y a le temps filmique et le temps réel. Je pense que
le temps filmique falsifie souvent les choses. J’ai essayé de laisser une
autonomie dans chaque plan, dans chaque séquence, et puis j’ai fait
jouer le temps réel qui, pour moi, fonctionne comme un jeu sur le
temps réel. Cela produit la même chose qu’un acte qu’on fait en
entier. — Quand faut-il couper ? C’est une durée intérieure ; il y a
un moment où l’on sent qu’il faut couper.!°

Mais le temps divise aussi les hommes, sépare les généra-


tions. C’est le temps qui fait de l’histoire d’hier quelque chose
d’étranger, d’indifférent ou de différent pour les générations
d’aujourd’hui. Le monde change ; les jeunes entraînent les
vieux sur de nouveaux chemins, en attendant de les en écarter

38
définitivement. Ce qui hier était l’évidence apparaît aujour-
d’hui incompréhensible, dérisoire, impossible ou absurde. Com-
ment ne s’en était-on pas aperçu? Le vieux Spyros de Voyage
à Cythère, revenu dans sa patrie, s’y trouve dépassé, déphasé,
deux fois étranger, indésirable de toute façon. En exil, on
l’imagine, il vivait encore. Chez lui, tout accommodement in-
terdit, c’est un mort-vivant, la statue du Commandeur. On l’a
comparé au héros de Saint-Michel avait un cog. Mais le Giulio
Manieri des frères Taviani rencontrait, hors de sa prison, un
monde en mouvement. Sa doctrine, sa praxis politique, an-
ciennes, étaient contestées par une praxis, une théorie pré-
sentes, celles de la jeune génération socialiste. Personne ne
conteste la politique de Spyros. Le consensus massif s’établit
seulement pour le rejeter, l’expulser. Voyage à Cythère est un
film sur l’oubli politique, la réconciliation de classes et le
divorce des générations.
Chantre de toutes les mémoires, mémoire interdite, mémoire
refusée, mémoire obsessivement caressée, maladivement bloquée,
mémoire oubliée, Angelopoulos les requiert, pour sa mise en
scène, sous les formes les plus diverses : — culturelles, tels le
mythe, le théâtre classique, le folklore, la peinture naïve ; —
actives : chansons, lectures, confessions, discours, proclama-
tions ; — matérielles : photographies, disques ; — subjectives :
savoirs, souvenirs, fantasmes individuels et collectifs. Reste à
faire que l’exercice de ces mémoires soit productif de
conscience historique, ce à quoi la déconstruction typique de
l’art du cinéaste s’emploie.
Les héros du Voyage des comédiens vivent treize ans de leur
passé dans une suite de pseudo flash-back (ni récits stricte-
ment objectifs, ni souvenirs personnels) qui composent leur
mémoire collective. «Le flash-back en fait appartient à toute la
troupe» dit l’auteur! À toute la troupe et à l'Histoire aussi,
à tous ceux qui, pour une large part, ont vécu comme elle ces
années. À l'inverse, dans Les Chasseurs, les mémoires, d’abord
individuelles, s’homogénéisent, s’unifient en mémoire de classe
du fait encore de la spécificité des retours-arrière moins cen-

39
trés sur les aventures privées de chacun que sur leur contexte
socio-historique : «C’est comme si tout se passait à l’intérieur
d’une seule conscience» car «tous les personnages sont les
facettes d’un personnage unique»!'*. On voit que le montage
des grandes unités, mais aussi la composition de ces unités
(les plans-séquences), permet à Angelopoulos de retrouver ce
qu’Eisenstein, pour des fins analogues, obtenait par le
montage court : la création du héros collectif. Mais tandis
qu’Eisenstein forge une émotion, un mouvement de l'esprit
collectifs (du doute hargneux à la certitude joyeuse dans la
séquence de l’écrémeuse de L’Ancien et le Nouveau), Angelo-
poulos produit une mémoire, un psychisme communs.'$
La partie imaginaire de football (dans Les Chasseurs) que
miment par jeu, telle qu’ils la mimaient déjà en détention,
deux anciens compagnons de prison, l’un resté communiste,
l’autre qui ne l’est plus, est particulièrement représentative de
la démarche poétique du cinéaste : leurs propos bifurquent,
l’un parle d’août 1949, l’autre lui rappelle qu’ils sont en mai
1963. Sans que rien change dans le plan, l’espace du jeu
devient un autre espace, la prison ; le temps du jeu, un autre,
deux autres temps. Le plan devient mémoire. «C’est un flash-
back sans en être un».
+

Qui dit mémoire dit certes Histoire, mais aussi bien patri-
moine, héritage culturel des pères. Qu’en est-il chez Angelo-
poulos du rapport au Père? (Je parle de valeurs morales
reçues et non de la figure charismatique réelle que les dicta-
tures proposent comme substitut paternel idéal.) Aucun film
du cinéaste ne conteste les valeurs héritées, traditionnelles si
l’on veut, qui animent ses personnages positifs dans leur com-
bat pour la justice et la liberté aussi bien que dans leur com-
portement privé : l’honneur, la fidélité politique ou conjugale,
la loyauté, la pureté dans l’amour, le respect de la parole
donnée, le courage, la lucidité et la générosité (qui pour un
homme de gauche veulent l’esprit et le cœur à gauche), le sacri-

40
fice de soi, la légitimité de la violence quand elle répond à la
force abusive ou à la tyrannie, le patriotisme (ici non exclusif
de l’internationalisme prolétarien). Dans tous ses films, Ange-
lopoulos se tient aux côtés de ses héros — les vrais —, d’ac-
cord sans avoir à le dire avec leurs actes, leurs convictions,
leurs espoirs, leurs rêves, leur engagement.
x
Pas un instant il ne songe à mettre en cause la nécessité de
leur guerre, la logique de leurs refus, à interroger la justesse
ou les errements de leurs méthodes, la raison ou la folie de
leurs programmes. Nulle part, pas même dans Voyage à
Cythère où Spyros apparaît comme un revenant d’un autre
âge, sans descendance politique, il n’ouvre ce procès des pères,
de plus en plus actuel au cinéma, qui seraient seuls respon-
sables de la guerre des fils, auteurs de leurs haines comme de
. leurs options ennemies. Ainsi, écrit Françoise Audé, «le procès
que leur fait Pat O'Connor |dans son film Cal] renvoie à celui
qu’instruisait Maroun Bagdadi dans Les Petites guerres, comme
si la guerre civile, en Ulster ou au Liban, avait la même
source : le passé imposé»\?. Rien de cela chez Angelopoulos. Il
faudra attendre Alexandre le Grand pour que cette solidarité et
cette foi sans failles connaissent leurs premières ruptures et les
premiers soupçons. Et si la fille de Spyros, dans Voyage à
Cythère, vit désormais sans certitudes autres que celles du
sexe : «Je vois avec étonnement que je ne crois plus en rien.
Il ne me reste que mon corps pour me sentir vivante» ; Si,
attendant l’exilé à sa descente du bateau, elle pense : « Après
trente ans, père ou pas père, quelle importance ?», il n’est pas
dit que le cinéaste l’approuve. Il constate, toujours lucide, que
les temps ont changé.
Pourtant — réalisme oblige, redisons-le — dans Le Voyage
des comédiens déjà, Angelopoulos faisait, à l’abri du mythe
des Atrides il est vrai, une place subtile (indécise?) à cette
mise en question de la loi des pères, du peuple. Le
personnage de Chrysothémis, la sœur cadette d’Électre, à y
regarder d’un peu vite, apparaît comme entièrement négatif, tant
au regard de la morale populaire, chrétienne et patriarcale —

41
machiste —, qu’à l’égard de l’engagement politico-patriotique
requis par le moment historique. C’est une fille-mère. Elle
chante nue devant un trafiquant pour obtenir de l’alcool ; elle
penche pour Clytemnestre sa mère et Égyste contre Agamem-
non son père; elle admet l’adultère; elle pactise (se prostitue
très probablement) avec les Anglais, puis les Américains; elle
abandonne son fils adolescent pour quitter la Grèce et suivre
l'officier américain qu’elle a épousé. Mais elle ne «collabore »
pas avec l’occupant italien ou nazi, elle ne dénonce personne,
«elle ne fait pas de politique». Victime exploitée et humiliée
(la scène où elle s’exhibe au gros épicier ne laisse aucun
doute sur ce point), elle suit ceux qui la «libèrent» d’un des-
tin prévisible, les Anglo-saxons «libérateurs» de la Grèce et
de sa démocratie. Elle aussi pourrait presque dire, comme la
fille de Spyros (Voyage à Cythère) : «Je n’ai que mon corps
pour me sentir vivante», presque puisqu'elle croit au mariage
et à la réussite sociale pour le moins. Image de la nation
grecque dans sa majorité («Elle est spectatrice de l'Histoire
bien qu’elle en subisse les conséquences. C’est une lâcheté mais
hélas chaque pays a sa majorité silencieuse»), elle refuse l’hé-
ritage des pères!#, dans ce qu’il comporte de plus écrasant et
de plus périlleux et, au moment de laisser la troupe — son
fils lit une page d’histoire exaltant «l’une des batailles les plus
farouches et les plus héroïques de l’histoire grecque» —, elle
endosse le manteau de fourrure de sa mère assassinée”. Est-
on fondé à l’accuser de lâcheté?
*

Jusqu’à Alexandre le Grand, nous l’avons dit, l'Histoire


qu’Angelopoulos recrée est transparente : il y a les oppres-
seurs et les opprimés ; le mal est d’un camp, le bien de
l’autre. Les âmes bien nées sont d’un seul côté et elles n’ont
pas à débattre pour savoir où est leur devoir. Cette vision, pour
l'essentiel, ne trahit pas la vérité (l’unité indispensable au
combat exige qu’on minimise les divisions internes) ; épique,
elle pèche nécessairement par omission. Angelopoulos a célé-

42
bré les héros, dénoncé les responsables, stigmatisé les bour-
reaux, remis en mémoire un passé interdit ou refoulé. S’il a
abordé, savamment, les contradictions du pouvoir dans Jours
de 36, il a tu celles de la guerre civile. La Résistance n’aurait
eu qu’un tort : être perdante ou trahie.
Alexandre le Grand vient lever, sur le mode métaphorique,
quelques-uns de ces silences. Face à Michel Ciment qui le
talonne (au temps du Voyage des comédiens), le cinéaste
répond, avec quelque humeur, qu’il s’est tenu du point de vue
du peuple, donc aussi de son ignorance quant à l’envers poli-
tique de son combat. «J'aurais pu parler de cela si j'avais mis
en question la politique du Parti [communiste] à l’époque. Ça
c'est un autre film. Je peux le faire plus tard». En 1980,
l’heure est venue. Les erreurs et les fautes d'Alexandre pour-
ront renvoyer à celles des chefs légendaires de la résistance et,
par-delà, à la politique stalinienne.
«L'évolution de la situation politique d'après-guerre», écrit
Nicolas Svoronos, «reflète beaucoup plus les fluctuations de
l’antagonisme entre l’Union Soviétique [.….] et les États-Unis,
que les rapports des forces sociales de la Grèce». Le destin
de la résistance, de la révolution grecque, s’est aussi joué ail-
leurs que dans ses maquis. L’esprit de Yalta demeurait de
toute façon dans la logique de la politique d’alliances anti-
fascistes et des fronts populaires préconisée en 1935, elle-même
soumise à la stratégie du socialisme dans un seul pays, adop-
tée dès 1926. On peut voir dans l’admirable livre de. Stratis
Tsirkas, Cités à la dérive?!, comment, avant Yalta, la mutine-
rie communiste des brigades grecques établies en Égypte (mars
1944) fut écrasée par les Anglais et, après Yalta, ses respon-
sables furent reniés ou physiquement éliminés par le Parti
communiste grec.
À travers Alexandre, le premier héros populaire négatif de
l’œuvre d’Angelopoulos, à travers ses intransigeances, son auto-
ritarisme, sa mégalomanie, ses contradictions, il devient pos-
sible d’entrevoir sinon des réponses du moins des questions
telles que : — Pourquoi les accords de Varzika (12 février

43
1945 : ceux de Yalta sont du 11 février 1945) furent-ils passés
avec les forces anglaises et royalistes grecques alors que, mal-
gré sa défaite à Athènes (décembre 1944), l’'ELAS forte de ses
cent mille hommes, contrôlait la plus grande partie du pays?
— Pourquoi l’U.R.S.S., qui approuva la résistance mais décou-
ragea la première phase de la guerre civile, soutint-elle sa
reprise en mars 1946? — Quelle part eut, dans l’écrasement
de la résistance grecque en 1949, le différend soviéto-yougo-
slave?
Le personnage d’Alexandre le Grand n’aurait-il pas derrière
lui quelques grands modèles ? Nicos Zachariadis, par exemple,
secrétaire du Parti communiste grec dès 1934, qui, interné par
Metaxas puis par les Allemands, libéré par les Américains, rentra
à Athènes en mai 1945 juste à temps pour renforcer l’applica-
tion des accords de Varzika. (Tout comme Alexandre, il sor-
tait donc de prison à l’heure d’un «grand tournant».) Stali-
nien orthodoxe, implacable envers toute opposition, on lui
attribua la mort de Aris Veloukhiotis (Klaras Thanassis 1905—
1946), général de légende dont la tête fut promenée au bout
d’une pique par l’Armée gouvernementale??. Veloukhiotis avait
refusé de se plier aux accords de Varzika et de désarmer son
groupe. Angelopoulos dit que Veloukhiotis se faisait passer
pour un nouvel Alexandre ; ce fut «quelqu'un qui est adoré par
le peuple, qui a un pouvoir extraordinaire, puis le perd»?.
On ne s’engagera donc pas trop en prétendant tenir l’aven-
ture d’Alexandre le Grand pour un procès du stalinisme. Du
stalinisme, elle conserve tous les facteurs constitutifs : le culte de
la personnalité, l’opacité politique (l’instituteur dit d'Alexandre
que, comme tous les chefs charismatiques, «il rend ses actes
obscurs»), le goût de la manipulation et l’obsession du com-
plot (qui fait s’évader Alexandre et les siens? pour quelles
fins ?) et, par-dessus tout le dévoiement du politique en reli-
gion. Les références christiques (baptêmes, cènes, symbolique
du saint Georges terrassant le dragon) comptent moins que
l’irrationalisme mythomaniaque de l’«élection» : «Alexandre
est un personnage qui est attiré vers le ciel, poussé vers le ciel.

44
Mais son salut est sur la terre. Hélas, il ne le voit pas. C’est
pourquoi il est perdu. »®. Le cinéaste en a fait un épileptique;
c'était là, dit-il, selon Hippocrate, le mal des héros «parce
qu'on ne pouvait pas l'expliquer» ; une sorte de Prométhée
donc, qui veut «dépasser les normes humaines et est frappé en
retour »°}. |
Pourtant, à considérer le film d’un peu près, il semblerait
qu’Angelopoulos, étrangement, veuille mettre en cause moins
les terribles nécessités d’un combat et la façon dont il fut
conduit que les rêves qui le soutinrent. «Je considère Alexan-
dre comme l’épilogue d’une réflexion sur l'histoire mais non his-
toricisée. Comme si ce film mettait en valeur [et en crise] les
données idéologiques des films précédents, les mettait en
conflit. »?. Deux traits inclineraient à penser qu’il a eu bien
du mal à entreprendre cette réflexion historique sans l’histori-
ciser : d’abord le recours, cette fois total, qu’il fait à l’allégo-
risme (pour la première fois «la métaphore au lieu d’être lue
est vue»!?), ensuite ce bizarre anachronisme qui situe l’échec
des idéologies non à la fin de ce siècle, mais à son commen-
cement. Alexandre le Grand débute la nuit de la Saint-Sylvestre
1899, charnière entre un siècle qui meurt, le XX° qui naît. Et,
en ce début de siècle, le film confronte trois visages du socia-
lisme : l’anarchisme des émigrés italiens, irréaliste, sentimental,
utopique ; un communisme raisonnable, démocratique, ouvert,
incarné par l’instituteur, qui refuse la violence et ne croit
qu’aux moyens politiques ; l’aventurisme d’Alexandre, dogma-
tique, tyrannique, irrationnel. «À la fin on se rend compte
qu’ils ont tous échoué. »’.
Le x1x° siècle avait inventé le rêve et sa théorie ; «notre siècle
a renoncé finalement à la tentative de changement du monde
par le socialisme qui était le rêve théorique du XIX° siècle »??.
Qu'est-ce à dire? Qu’en 1900 les jeux étaient déjà faits, l’échec
établi, le socialisme impossible, et que le XX° siècle aura été
vécu en vain? 1917, la guerre d’Espagne, le Front populaire,
la révolution grecque pour ne citer qu’eux, n'étaient qu’obsti-
nation criminelle ou innocente dans l’erreur et l'illusion? Qui

45
s’en serait douté voyant l’œuvre antérieure — et même posté-
rieure — du cinéaste!
Il n’est certes jamais trop tard pour tirer les enseignements
de l’Histoire. Et d’abord s’interroger sur la réalité du cha-
risme, sur les pièges du pouvoir, sur ce «besoin qu’a le peuple
de se créer des dieux, des héros», sur l’impasse criminelle de
la «propagande par le fait» du terrorisme contemporain dont
Alexandre se montre aussi l’un des ancêtres. Au reste, si les
trois modèles de socialisme qu’il prend en compte ont échoué,
Angelopoulos n’en condamne qu’un, le dernier. Non sans
quelque apparence d’optimisme d’ailleurs : pour un observa-
teur lointain, le peuple finit toujours par dévorer (ici en une
séquence superbe) ses Alexandre ; mais il est tant d'Alexandre
terriblement coriaces! (le khrouchtchévisme a-t-il dévoré le
stalinisme ?). Et pour nous, sujets de l’Histoire, qui ramons
dans son présent??
Par son mutisme monolithique, sa raideur comme incons-
ciente, sa passivité, son côté statue du Commandeur, Spyros,
le héros vaincu de Voyage à Cythère, peut être perçu par qui
est au fait des vicissitudes intérieures de la Grèce depuis
quarante-quatre ans, comme une victime, un «débris de
l'Épire», destiné aux poubelles de l'Histoire (ici à la mer, qui
n’est pas en vain la suprêmement historique Méditerranée),
invalide de la Révolution, demi-solde de la Résistance, galet
roulé, usé par l’océan du Temps. Pour ce spectateur averti,
Spyros, mieux qu'Alexandre sans doute, figure les contradic-
tions, les déchirements, les reniements, les dérisions et les ser-
vitudes d’un combat, d’une vie dans l'Histoire, que les films
précédents impliquaient mais ne disaient pas.
*

Le crépuscule du soir ressemble au crépuscule du matin, il


n’est pas l’aurore. Il semblerait que le principe de circularité
régisse les films d’Angelopoulos. Ce n’est qu’apparence. Entre
leur début et leur fin qui paraît reprendre le début, quelque
chose de capital a changé. C’est la troupe de 1939 que nous

46
voyons sortir de la gare d’Aigion à la fin du Voyage des
comédiens ; c'était celle de 1952 qui en sortait au commence-
ment. L'Histoire advenue nécessairement s’écrit à rebours, se
connaît à reculons. En 1939, la troupe figurait, dans sa diver-
sité idéologique, le peuple grec entier ; sa gauche, sa droite, sa
majorité silencieuse ; en 1952, elle apporte l’image d’une Grèce
amputée, réduite à sa gauche décimée. Au début du film,
Oreste joue Tassos ; au dénouement, un autre Oreste, jeune
celui-là, le fils de Chrysothémis, joue Tassos. «1/ prend la
place d'Oreste sur la scène et dans la vie»?$, auprès d’Électre.
Mais la relation, tant affective que politique, qui unissait les
deux premiers interprètes de Tassos et de Golfo la bergère,
perd à présent sa dimension incestueuse.
Dans la même étendue enneigée s’ouvre et se ferme l’aven-
ture des Chasseurs. Le film débute le 31 décembre 1976 et
s’achève le 31 décembre 1976. La boucle serait-elle bouclée?
L'action revient, certes, à son point de départ, mais c’est que
le film, tout entier au présent, s’établit cette fois sur un
moment unique — on découvre un cadavre, on l’ensevelit de
nouveau —, énorme parenthèse pareille à un mauvais rêve,
long et court comme sont les rêves, pareille à cette fulgurante
remémoration au cours de laquelle, dit-on, qui se noie récapi-
tule sa vie. Cette échappée dans le fantasme coïncide ici, nous
l’avons dit, avec un piétinement historique, la négation névro-
tique par la bourgeoisie de tout changement.
Le 31 décembre 1899, Alexandre le Grand s’évade de pri-
son ; en 1980, Alexandre le jeune s’enfuit et part pour l’Athènes
moderne. Mais le premier se voulait un demi-dieu, le second
se satisfait de n’être qu’un homme. Où le «grand» débordait
de certitudes, le «petit» vient avec des questions. Spyros, le
combattant de Voyage à Cythère, arrive de la mer ; il retour-
nera à la mer. Comme sorti du pays d’entre les morts, il des-
cend d’un navire fantomatique dans un port désert. Il s’en ira
vers la mort, entraînant sa femme dans cette dernière dérive.
Entre cette arrivée et ce départ, le film déroule la même quête
de mémoire, les mêmes noces du fantasme et de l’Histoire que

47
celles des Chasseurs, leur donnant ici pour base concrète le
rêve d’un film à faire et — inévitablement — fait : le cinéaste
Alexandros travaille à un film sur son père Spyros. Ce que
nous voyons est le brouillon de son film, indissociable, indis-
cernable du film qui l’englobe, et le dénouement, dans son
énormité allégorique, ne saurait être que le point fort de ce
film dans le film. Pour dire un même piétinement, un même
immobilisme politique, Voyage à Cythère retrouve la structure
quasiment onirique des Chasseurs.
Ces deux films toutefois n’infirment pas les autres et eux-
mêmes portent des germes d’avenir : ces barques chargées de
drapeaux rouges — mirages réels — qui passent et repassent
silencieusement dans Les Chasseurs, ce film que, dans Voyage
à Cythère, un fils veut consacrer à un père rejeté de tous. «Et
c’est pour cela que l'histoire n’est pas cyclique» peut affirmer
Angelopoulos#*. Ni ses histoires, ni l'Histoire.
C’est un beau paradoxe que le cercle — récit, plan-séquence,
ou panoramique à 360 degrés et parfois plus — permette au
cinéaste d’ouvrir ses histoires sur l’indéfini de l'Histoire au
lieu de les refermer sur la répétition. Le panoramique et le
travelling circulaires ne sont pas chez lui une figure du piège,
de l’enfermement, du fatum, — seulement une forme de la
durée. Circuits des astres, des saisons, des horloges, du sang,
le temps se rythme, est vécu selon ces révolutions. Le cercle
dessine une fraction du temps, en donne à sentir le poids.
C’est le calendrier, la chronique linéaire qui baliseraient abs-
traitement l'Histoire. Angelopoulos met le temps dans le Temps,
le moment dans l'Histoire. Il rappelle que Brecht disait
«Chaque morceau travaille pour soi et tout travaille pour le
tout»%*, Chez lui, chaque moment, chaque force sociale, chaque
individu, chaque cercle travaille pour soi et tous travaillent
pour l'Histoire ; «c’est une notion marxiste du temps»*.
Que l'Histoire ne soit pas cyclique, vient encore l’illustrer le
traitement destructeur, réducteur, que le cinéaste applique au
mythe. Le mythe est retour, répétition, circularité (les héros
connaissent leur fin que l’oracle avait prédite), — destin. Le

48
mythe est modèle, contraignant, irrationnel. Angelopoulos va
le convertir en Histoire. Alexandre le Grand est un mythe,
renouvelé ; le Petit Alexandre est un homme; les Atrides sont
un mythe, les comédiens du Voyage sont des vivants, pour la
bourgeoisie des Chasseurs, de Voyage à Cythère, la Monarchie,
la Révolution sont des mythes; ses victimes sont des êtres
réels. Réintégré dans la réalité de la Grèce fasciste et du com-
bat antifasciste, le mythe cesse d’être fable, devient affaire
d'homme, «car c’est l’homme qui fait l'histoire et non le
mythe»'4.
Pour Le Voyage des comédiens, le propos avoué de l’auteur
était de «relire le mythe des Atrides à travers un spectre histo-
rique», donc de dénoncer ce mythe. Pris comme métaphore
de la nation grecque divisée, le mythe aurait mensongèrement
fait de la Grèce contemporaine une famille, déchirée par une
irréductible fatalité interne ; sa relecture à travers le spectre
historique rétablit la réalité dans sa vérité sociale, l’insère dans
la lutte des classes, l’ouvre à la possibilité du changement.
Mais pourquoi le mythe? La réponse de l’auteur est passion-
nante : parce qu’il fonctionne en tant que texte. «Je n’ai pas
voulu fabriquer une fiction quelconque... Je voulais prendre quel-
que chose de donné d'avance. »'. Observons que, de ce point de
vue, l'Histoire dès qu’on la connaît, qu’elle a eu lieu, possède,
à l’égal du mythe, ce caractère de texte, de donné préalable,
de «c’est écrit», Mektoub. Angelopoulos travaille l’Histoire
autant que le mythe puisqu'il s’agit, pour lui, de leur redon-
ner vie actuelle — et d’abord de s’en libérer («Je me libérais
d'une forme fixée d’avance»!°). Ici trouve son plein sens cet
art de la construction non-linéaire, décentrée, pluri-temporelle,
si magistrale chez notre auteur.
Chaque fois que le film irait rejoindre un genre traditionnel
(le policier, le suspense, le panégyrique, la chronique, le livre
d'Histoire), une structure obligée (le drame, la fresque), bref
menacerait de rencontrer un destin, Angelopoulos le «casse »
ou, comme on dit plutôt mal, le déconstruit, ouvre quelque
voie latérale, une fausse digression, un discours inattendu, une

49
direction nouvelle. «On pourrait dire qu'il s’agit de la notion
d'andréiase, c’est-à-dire que le film ne cesse pas de recommen-
cer.»26, Si l’on se souvient de la formule de Sartre, dans La
Nausée, selon laquelle pour que la vie la plus quelconque
devienne un roman d’aventures, il faut et il suffit qu’on se
mette à la raconter, on n’aura qu’à la retourner pour définir
la démarche du cinéaste : pour que toute vie reste la vie et
non une fiction, il suffit qu’on refuse de la raconter. Selon
Sartre, de toute vie le récit fait un texte ; chez Angelopoulos,
du texte, le récit doit faire, doit retrouver la vie; soit substi-
tuer à la nécessité rétrospective du donné passé, la liberté de
l'Histoire en train de se faire, au présent.
«Casser» le film, la fable, le récit, pour regagner son maté-
riau vivant, social, humain ; le rendre au statut du documen-
taire et au statut du poème, élégiaque ou tragique. Le film ne
cesse pas de recommencer dans la nouveauté du présent ; «i/
y a des points de départ continuels»?$ ; cela signifie que chaque
grand pan du film en recommence, en quelque sorte, l’expo-
sition. La mise en place, l’approche du sujet, ne cesse de s’ef-
fectuer, en des lieux et des temps différents. L’«enlisement »
du plan-séquence, sa structure circulaire inscrivant le moment
dans sa réalisation, autonome ; l’andréiase le restitue à la tota-
lité de l'Histoire.

Il peut être tentant, après Alexandre le Grand qui serait


l'expression d’une crise idéologique radicale et Voyage à
Cythère qui serait celle d’un renoncement, d’infléchir la para-
bole de l’œuvre d’Angelopoulos et, loin du combat des débuts,
la faire finir au désengagement. Certains n’y ont pas résisté,
proclamant que dans son dernier film le cinéaste rompt avec
le cinéma politique, ce qui revient à considérer les choses d’un
peu loin. Le désenchantement n’est pas le renoncement et
«chanter la révolution ce n’est pas toujours chanter la victoire»
ainsi que l’auteur le rappelle. Comme la vérité selon Brecht,

50
espérance politique est concrète. Il ne serait pas inutile de
prêter attention au titre du dernier film d’Angelopoulos.
Voyage à Cythère renvoie notamment à Baudelaire et à
Watteau. Le poète évoque lui aussi le choc du mythe et de
l'Histoire : «Dans ton île, 6 Vénus, je n'ai trouvé debout /
Qu'un gibet symbolique où pendait mon image. / Ah, Seigneur,
donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et
mon corps sans dégoût!» On pensera à la soeur d’Alexandros
qui n’a plus, dit-elle, que son corps pour se sentir vivante.
Plus que tenter de vivre, c’est surmonter l'effondrement —
inévitable — du rêve devant les faits, qui importe. Baudelaire
revient de Cythère, le vieux Spyros y va. Il «s’embarque pour
le temple de la mort» et, dit étrangement Angelopoulos, «c’est
sa manière de se réconcilier avec le monde», puisqu'il n’existe
plus’. Lucidité qui prend acte de la réalité des choses et lui
fait sa part. Quant au tableau célèbre de Watteau, les spécia-
listes disputent pour savoir si la troupe arrive dans l’île du
rêve ou si déjà elle en repart,
Cette dialectique de l’espérance et de la déception, de l’aller
et du retour, du départ et des redéparts est commune au pein-
tre, au poète et au cinéaste ; tous trois revendiquent la force
et le courage de l’animer sans faillir, par-delà tout angélisme.
Il est de l’ordre du rêve qu’il déçoive ; rêver cependant est
vital. Faut-il parler de compromis? On le peut. Au nombre
des personnages positifs du Voyage des comédiens, Angelopou-
los compte Pylade, «l’homme logique». «1/ participe à la révo-
lution ; mais, le moment venu, il signe la charte anti-communiste
pour survivre. Il reste, toutefois, un révolutionnaire. »\*
Le courage politique, c’est de savoir «être dialectique», de
savoir attendre (la patience et l’impatience sont les deux ver-
tus du révolutionnaire, disait Lukäcs), de refuser le tout ou
rien (Alexandre le Petit monte un cheval brun, à l’opposé du
cheval idéalistement blanc de pureté d'Alexandre le Grand?’),
c’est de consentir à ce que les frères Taviani dans Saint-Michel
avait un cog, désignent comme «i tempi lunghi», les temps
longs, «la longue révolution». Alexandre le Petit sait que les

si
temps seront longs et d’ailleurs imprévisibles. Au dénouement
d'Alexandre le Grand, commente Angelopoulos, «C’est la nuit,
la nuit des interrogations, on ne sait combien elle va durer, et
l'aube qui va venir, on ne sait pas non plus quelle couleur elle
aura». Sur cette incertitude reconnue, acceptée, l’enfant
Alexandre bâtit son futur; avec elle, il affronte l’Histoire.
Mais le communiste «renégat» des Chasseurs plaisante son
ancienne impatience. Trop malheureux pour accepter les limites
de l’action et la finitude du rêve politique, à la fin de sa
déposition, il interroge sarcastiquement le cadavre du maqui-
sard : «Dis-moi, c’est pour quand, la révolution ?».
On voudrait pour toujours la fête, l’extase, «l'illusion Iyri-
que», le rêve agi, «l’état de grâce», qui n’ont qu’un temps et
sans doute n’en doivent avoir qu’un. Forcer l'Histoire à nous
les dispenser continûment relève du pire aventurisme. «La
vieille idée de révolution, c’est un rêve ; elle n’est plus possible
au sens où on l'entendait avant.»*. Moins qu’un rêve, c’est
aujourd’hui un mythe.
L'œuvre d’Angelopoulos, on le voit, propose un repense-
ment de l’engagement politique et, pour tout dire, un huma-
nisme concret. À la mer, au temps qui sont le sel de sa vision
de la Grèce, ses films enlacent une leçon de liberté, liberté
transcendante à toutes les défaites, les tragédies, les grimaces
de l’Histoire comme à nos propres désirs :
«Seule une odeur de sel demeure,
odeur de durée, avec ou sans nous — peu importe —
ce sel dans le pain, l’eau ou l'air —
que nous appelons liberté sans jamais savoir ce que nous
voulons, ni ce que c’est.»!

Valence, 7 septembre 1984

52
I. Yannis RiTsos, «Chryssothemis» (1960), Les Lettres Nouvelles, n° 4,
sept.-oct. 1975.
2. On peut ici rappeler que la division de la Grèce en camps adverses
déchira également la famille du jeune Angelopoulos. À six ans, il vit son
père, négociant politiquement conservateur, arrêté par un cousin communiste.
Le Voyage des comédiens et Les Chasseurs répercutent un écho de ce drame.
3. Une nouvelle de Vassilis Vassilikos, «La Leçon d’anatomie» (Les Temps
modernes, n° 414, janv. 1981), paraît bien avoir été inspirée par Les Chas-
seurs. On y dissèque un mort de la guerre civile, «le cœur encore tout sai-
gnant», dont la tête finit par libérer (quarante ans plus tard!) une colombe
qui porte un message : «Veloukhiotis vit». L’affaire se passe en Amérique,
lors d’un symposium international d’anatomie.
4. Théo ANGELOPOULOS, « À contenu progressiste, forme novatrice», Jeune
cinéma, n° 107, déc. 1977.
5. Propos de Théo ANGELOPOULOS recueillis par M.E. RoucHy, Le Matin,
16 mai 1984.
6. Michel CIMENT, «Entretien avec Angelopoulos», Positif, n° 194, juin
1977.
7. Michel CIMENT, «Entretien avec Théodore Angelopoulos», Positif, n° 174,
oct. 1975.
8. Spyros, combattant communiste, rentre d’U.R.S.S. après 32 ans d’ab-
sence, en 1983. Le maquisard des Chasseurs est rentré, lui, en 1977, soit après
28 ans. Écoutons Angelopoulos : «C’est un fait divers que j'ai lu dans un
journal. Il racontait que des paysans avaient découvert un cadavre dans la mon-
tagne, dans les environs d'un village, l'hiver, sous la neige. Les paysans ont
cherché à savoir qui était cet homme. Avec l’aide de la police on a pu établir
que c'était un ancien maquisard enfui après la défaite de l’armée démocratique
en 49; il était resté dans les pays de l'Est pendant longtemps, puis en Alle-
magne où il a travaillé comme ouvrier. Quand il sentit qu’il allait mourir il a
tout vendu et il a essayé de rentrer au pays. Seulement il n'avait pas de passe-
port. Il a donc attendu la nuit pour passer la frontière en fraude en utilisant le
même chemin qu'il avait pris en 49 pour sortir. Il est arrivé près de son village,
à 5 ou 6 kilomètres de la frontière. En regardant son village il est mort.» («À
contenu progressiste, forme novatrice», loc. cit.)
9. Il serait tout aussi légitime, plutôt que de tenir Le Voyage des comé-
diens pour un récit qui commence en 1952 et s’entrelace de retours-arrière, de
flash-back, d’y voir un récit qui commence (et finit) en 1939 et s’édifie sur
un entrelacs de sauts en avant, de flash-forward.
10. Michel DÉMorouLos, «Entretien avec Théo Angelopoulos», [Synchronos
Kinimatographos (Athènes), n° 1, sept. 1974; trad. française in] Jeune cinéma,
n° 113, oct. 1978.
11. Michel DÉMoPpouLos, Frida LiIAPPA, «Entretien avec Théodore Angelo-
poulos sur © Thiassos», Positif, n° 174, oct. 1975.
12. [Trad. de] Lorenzo PELLIZZARI, « Dal gioco di tarocchi al gioco del cer-
chio», Cinema e Cinema, n° 25-26, VII, oct.—déc. 1980.
13. «Propos» recueillis par Gérard LANGLOIS, Les Lettres françaises, n° 1396,
28 juill. 1971.

53
14. P. MEREGHETTI, B. OHEIX, G. SAMMUT, « Entretien avec Angelopoulos »,
Jeune cinéma, n° 88, juill.-août 1975.
15. [Trad. de] Thodoros ANGHELOPULOS, «1 Cacciatori : una conversazione »,
Cinema e Cinema, n° 13, IV, oct.—déc. 1977.
16. Sergio Arecco a bien vu les deux sources de cette mémoire «construite»
chez le cinéaste (mais il les oppose alors que nous les additionnerions) : un
inconscient collectif comme structure lévi-straussienne et transcendante d’une
culture ; l'inconscient freudien comme structure psychique individuelle (cf. Tho-
doros Anghelopulos, Florence, La Nuova Italia ed., «Il Castoro cinema» n° 50,
1978). À la croisée de ces deux inconscients, Angelopoulos situe encore une
mémoire semi-consciente, formation à la fois collective et individuelle. Il dit
ainsi à propos de Jours de 36 : «J'ai choisi le décor de paysage qui correspon-
dait à ma mémoire de 1936. Je ne vivais pas en 36, je suis né en 36 [...] mais
j'avais une mémoire parce que des gens de ma famille parlaient de cela et je me
suis ainsi représenté beaucoup de choses. C’est une mémoire des choses non pas
vécues mais racontées. » («Entretien», Cinéma 75, n° 201-202, sept.-oct. 1975).
17. Françoise AUDÉ, Cal in “Cannes 1984”, Positif, n° 281-282, juill.-août
1984.
18. L’héroïne de La Reconstitution, paysanne adultère et, avec son amant,
meurtrière de son mari, se révoltait aussi contre sa condition. Au cours du
procès, elle tentait d’étrangler le procureur, se jetait «sur le pouvoir et l’ordre
social». «C’est une révolte individuelle [comme celle de Chrysothémis|, condam-
née en tant que telle ». (Théo ANGELOPOULOS, «Entretien», Cinéma 75, loc.
cit.)
19. Chrysothémis est curieusement absente d’un pamphlet remarquable
d’acuité, de virulence et de lyrisme même, que les rédactrices de la rubrique
«Le sexisme ordinaire» des Temps modernes ont consacré au Voyage des
comédiens. Le film est condamné pour sa vision phallocrate, son alignement
sur l’idéologie du Parti communiste grec d’hier et d’aujourd’hui, ses dérisions
de l’homosexualité et l’identification des valeurs patriarcales à des figures de
femmes : «Famille et Patrie au nom desquelles, à leur tour, des femmes bien
vivantes deviennent l'enjeu de luttes entre hommes qui — d'un camp à l’autre —
sont tous au garde-à-vous règlementaire de la Phallocratie : le doigt sur la cou-
ture de la braguette.» «A travers la femme-patrie pour laquelle les deux bandes
bandent et se mesurent la bite pour s’en affirmer chacune le meilleur “ protec-
teur”, les femmes — enjeu réel de ce tournoi grotesque et mâle —- sont là uni-
quement pour garantir à l’un des camps qu'il est du côté de la virilité éternelle :
la seule vraie, saine et morale, l'hétérosexuelle.» Le texte, comme on voit,
prend l’Histoire de très haut (ou la simplifie terriblement) au profit d’une
idéologie (les femmes furent-elles et sont-elles vraiment l’unique enjeu et
l’unique champ de bataille de la lutte anti-totalitaire ?). Il donne (le fait est
rare aux Temps modernes) dans cet angélisme militant qui voudrait que les
femmes ne soient pas du monde ; hors du coup, hors de cause, elles ont les
mains pures, elles n’ont pas le pouvoir, elles ne font pas l’Histoire (à ce
compte combien d’hommes sont femmes?) — postulat dont le corollaire
implicite est qu’un monde dirigé par les femmes ignorera la violence, les
guerres, les mythes, le patriotisme, les luttes de classes, et tous les maux trop

54
réels hélas! de la Phallocratie. (Cf. «Pourquoi ces nations en tumulte», Les
Temps modernes, n° 357, avril 1976.)
20. Nicolas SVORONOS, «Esquisse de l’évolution sociale et politique en
Grèce», Les Temps modernes, n° 276bis, juill. 1969 (Dossier : Aujourd’hui la
Grèce...). Présentant ce numéro spécial, Jean-Paul Sartre déclarait : «Je
regrette pour ma part que nous n’ayons pu trouver personne pour raconter l'as-
sassinat de la Résistance grecque, après Yalta : non seulement ce massacre est à
l’origine de la dictature sanglante et bouffonne dont il va être question ici. Mais
surtout il faut y voir un résumé prophétique des vingt-cinq années qui l'ont
suivi : sous les apparences de la guerre froide, la coexistence pacifique s’an-
nonce ; en son nom, les uns tuent, les autres abandonnent leurs alliés ; le peuple
grec est la première victime de la politique des blocs.»
21. Stratis TsiRKAS, Cités à la dérive (Paris, Seuil, 1971).
22. Toujours secrétaire général du Parti communiste, Zachariadis, exilé à
Moscou, organisa de véritables purges au sein des communistes grecs émigrés,
allant jusqu’à des exclusions posthumes! Destitué en 1956, il fut exclu en
1957 pour «culte de la personnalité, sectarisme, capitulation et compromis
inadmissible pendant la guerre civile». Veloukhiotis avait créé dès 1952 le
premier groupe armé, noyau de l’ELAS. Il fut exclu du Parti en juin 1946.
C’est lui que le message porté par la colombe, dans la nouvelle de V. Vassi-
likos, proclame toujours vivant en 1982 (cf. supra n. 3). Ajoutons que le
général communiste Markos Vaphiadis, qui constitua en 1946 l’Armée démo-
cratique de la Grèce, pour la reprise des combats, et un Gouvernement de la
Grèce libre, s'était rangé du côté de Tito.
23. Michel CIMENT, «Entretien avec Théo Angelopoulos», Positif, n° 250,
janv. 1982.
24. Gaston HAUSTRATE, «Entretien», Cinéma 82, n° 287, nov. 1982.
25. Qu’Angelopoulos ne jette pas le manche après la cognée, le prouverait
cette restriction : «Mon interrogation sur le pouvoir est plus particulière que
générale : c’est le pouvoir de la droite que j'analyse dans mes films. Je tente de
montrer comment et à quel point le pouvoir corrompt et que cette corruption est
de la nature même de ce type de pouvoir.» (ibid.).
26. Théo ANGELOPOULOS, « Entretien» recueilli par Nourredine GHALI, Ciné-
ma 75, n° 201-202, sept.-oct. 1975.
27. Cf. François RAMASSE, « Le Cercle était presque parfait», Positif, n° 262,
déc. 1982.

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note sur
JOURS DE 36

ou l’angoisse du vide

par MARIE-CLAUDE TIGOULET

ÉNÉRALEMENT découvert après Le Voyage des comédiens


G en 1976, souvent ignoré du grand public, et apprécié des
seuls cinéphiles, mais toujours difficile à voir en France, Jours
de 36, réalisé en 1972, est le deuxième long métrage de Théo
Angelopoulos. C’est le premier d’une trilogie qui se poursuit
avec Le Voyage des comédiens (1975) et Les Chasseurs (1977).
Cette grande fresque historique, dont le fond et la forme
déroutent le spectateur français qui connaît mal l’histoire
grecque, s’étend de 1935-1936 à nos jours. Salué au Festival
de Cannes, s’apparentant plus à la chanson de geste et plus
accessible, Le Voyage des comédiens a certainement contribué
à éclairer le premier volet de ce triptyque en familiarisant le
public français à la sensibilité d’Angelopoulos.
En effet, dès ce deuxième film, Angelopoulos faisait preuve
d’une remarquable maîtrise du langage cinématographique,
poursuivait ses recherches esthétiques tout en affirmant son
engagement politique.
Œuvre originale, témoignant d’un regard sur le monde, alliage
surprenant de réalisme et d’allégorie, Jours de 36 contient déjà
tous les éléments qui s’affirmeront et seront développés dans
les films ultérieurs du cinéaste : les longs plans-séquences,

57
fixes ou mouvants, les panoramiques de 180° ou 360°, le
champ vide. De même, l’utilisation de l’espace et du son off,
le travail sur le temps sont des choix qu’Angelopoulos avait
fait très tôt et dont il avait ressenti vivement la nécessité.
(Rappelons brièvement que cette nécessité impérieuse ne fut
pas toujours comprise puisque le cinéaste raconte, dans une
interview qu'il a accordée à la revue Positif", qu’il fut renvoyé
de l’ID.H.E.C. pour avoir voulu réaliser un panoramique de
360°!) Ainsi Jours de 36, film austère, difficile, aride, long et
lent, qui, d’une anecdote policière survenue en 1936, nous
donne une superbe leçon d'histoire sur la période troublée
précédant la dictature avouée de Metaxas, a-t-il gagné à cette
confrontation avec Le Voyage des comédiens, qui sembla tout
de suite une œuvre plus universelle.
*

Les événements de Jours de 36 se déroulent dans la Grèce


de 1936 que la crise économique de 1930 avait atteinte. Le
film restitue le climat de troubles, d’émeutes, de corruption et
l’atmosphère d’oppression qui caractérisent ces années.
«Ce fut une des périodes les plus sombres de la Grèce» écrit
à propos de ce film Yannis Soldatos dans son [Histoire du
cinéma grec]. En effet, les coups d’État se succédaient ; le
printemps 36 vit le commencement des assassinats politiques
qui escortaient l’arrivée au pouvoir du général Metaxas. Dans
Le Monde du 3 mars 1976, Jacques Siclier résume ainsi la
situation du gouvernement de cette période :
En novembre 36, un plébiscite restaurait la monarchie en Grèce et
le Roi Georges II rentrait à Athènes. La situation politique était ins-
table. Aucune majorité ne sortit des élections de janvier 1936. Quel-
ques mois plus tard, le 4 août, le général Metaxas, ancien chef
d'Etat major nommé Premier Ministre par le Roi, abolissait la Consti-
tution et instaurait un régime dictatorial. Le régime établi par
Metaxas, et qui maintenait la Monarchie, était un régime de type
fasciste.
Jours de 36 se présente donc comme une réflexion critique
sur cette prise de pouvoir et plus généralement sur l’histoire

58
grecque moderne. Le symbolisme du film découle et s’enrichit
de la censure imposée par le régime des colonels pendant
lequel Théo Angelopoulos tournait. Il fut obligé de s’exprimer
par la parabole pour pouvoir faire son film et la référence
aux événements contemporains de l’œuvre ne s’inscrit que grâce
à un jeu métonymique : c’est la construction du film qui joue
ce rôle.

La dictature est inscrite dans le travail formel du film [..] C’est


un travail sur le non-dit, sur ce qu’on ne peut pas dire. C’est le
principe même du film [...] J’essayais de donner l’atmosphère qui a
précédé la dictature déclarée de Metaxas, qui ressemble à la dictature
des colonels, avec ce climat de corruption du pouvoir qui voulait
faire taire les gens [..] Je voulais montrer cette atmosphère tout en
inscrivant dans le principe esthétique du film le non-dit.!

L'effet est réussi : rarement les procédés dont a usé un


cinéaste sont mieux parvenus à leur but. Cette recherche a
abouti à une remarquable stylisation signifiante.
La trame dramatique du film part d’un fait divers qui ne
semble pas du tout d’abord d’importance primordiale. Au
cours d’un meeting ouvrier, un leader syndicaliste est assas-
siné. La police arrête un de ses indicateurs qu’elle accuse du
meurtre. Dans une prison réputée pour être généralement réser-
vée aux détenus politiques, Sofianos reçoit la visite d’un par-
lementaire, Kriezis, et, s’étant procuré auparavant un revolver,
le retient en otage. Mais l’importance de cet incident grandit
puisqu’il implique également le gouvernement et devient la
pierre d’achoppement de deux partis politiques. Plusieurs
séquences montrent les retentissements plus ou moins immé-
diats de cette prise d’otage. Finalement, après plusieurs tenta-
tives de toutes sortes, on passe de la persuasion à la volonté
d'élimination du personnage gênant. Sofianos sera assassiné
par un tireur d’élite à la demande du gouvernement que «/a
peste émotionnelle» (p. 133°), le fascisme, gagne progressivement.
Le système en est réduit à se protéger par les meurtres.
Jours de 36 analyse ce processus qui provoque cette élimina-
tion brutale et la délivrance du député. Les dernières images

59
présentent la charrette des cadavres de prisonniers politiques
sur laquelle on jette également Sofianos.
À l'instar du Voyage des comédiens qui comporte plusieurs
niveaux de lecture, Jours de 36 compte trois stratifications :
dans la première, nous cherchons à connaître l’issue de l’intri-
gue policière ; dans la deuxième, nous découvrons une page
d'Histoire grecque (1936-1972) ; et, en dernier lieu, nous devi-
nons, sous la fable didactique, la critique de tout régime fasci-
sant. Les obsessions spatio-temporelles de Théo Angelopoulos,
son parti pris pour certaines prises de vue, par exemple la
plongée, favorisent l’analogie entre la période présentée et
celle du tournage ; la dictature de l’armée en 1972 se profile
allusivement au-delà des événements de 1936. L’analyse du
passé, loin de faire oublier le présent, l’intensifie.
Les deux objectifs, politique et esthétique, qui ne sont pas
sans rappeler ceux du cinéaste Miklos Jancso, sont indissocia-
blement liés. Les intentions du langage servent merveilleu-
sement le message d’Angelopoulos qui explique ainsi sa
démarche :
J'essaie de travailler sur le langage comme sur le fond du film. Je
pense qu’il faut aussi aller à l’encontre d’une certaine facilité du
cinéma de télévision ou du cinéma dit d’action, du cinéma américa-
nisé, il faut essayer de travailler sur un langage autre que le langage
stéréotypé. On ne peut imaginer un propos progressiste alors que le
langage est rétrograde.*
L'auteur abandonne ici les procédés narratifs habituels et
traite l’image d’une manière tout à fait non-conventionnelle,
ce qui oblige le spectateur à être actif et à déchiffrer parfois
laborieusement un plan pour en interpréter son contenu et son
cadrage. Mais comment créer une œuvre «intelligente» qui
puisse avoir la plus grande audience ? Artiste rigoureux, Théo
Angelopoulos s'était posé la question :
Le grand problème est que, si on avance un peu plus, le public
décroche, on a une sorte de rupture. Je me demande ce qu’il faut
faire : travailler sur le langage et assumer la rupture avec le public
pour qui le film est fait pour n’intéresser que quelques spécialistes ou
bien alors faire un film pour le plus large public ?*

60
Grand admirateur de Bertolt Brecht, l’auteur de Jours de 36
ne pouvait accepter une conception élitiste du cinéma, ni se
résoudre à privilégier le message aux dépens d’un mode nar-
ratif original. Il tente ainsi à l’écran ce que Brecht avait réussi
pour la mise en scène théâtrale.
Refusant les facilités que lui permettait ce sujet policier et
ne pouvant subvertir clairement l’appareil gouvernemental dont
il était victime au moment du tournage, Angelopoulos a cher-
ché un code spécifique qui suggère sans rien dire et presque
sans rien montrer. Dans Jours de 36, les changements de
lieux, les passages incessants de l’intérieur de la prison à l’ex-
térieur brisent tout suspense et la juxtaposition de ces scènes
donne au contraire un rythme lent et ample, à l’opposé d’une
construction classique de film policier ; la participation active
du spectateur, sa prise de conscience sont ainsi assurées. Nourri
de l’esthétique brechtienne, l’auteur a aussi établi une distan-
ciation avec l’emploi des photographies sépia de l’époque (ins-
crivant les événements dans l'Histoire), avec la mise en scène
et cette volonté de ne jamais filmer en gros plan les person-
nages. Théo Angelopoulos a réussi la gageure de ne jamais
donner à voir le protagoniste Sofianos pendant la rébellion.
Pour le spectateur, toute identification avec l’un ou l’autre des
personnages est impossible. Ici, ce ne sont pas des person-
nages individualisés que Jours de 36 présente mais «un groupe
au pouvoir»!. On songe bien sûr à la pièce de Brecht La
Résistible ascension d’'Arturo Ui. Alors qu’apparaît, dans ce
film, la tâche que s’est fixée Angelopoulos, l’exégèse de la
fable politique, nous comprenons mieux son mode de trans-
mission, distanciée par les champs vides oppressants et par
l'utilisation du temps réel (l’ellipse disparaît presque dans cer-
taines séquences).
Pourtant cette stylisation extrême ne peut absolument pas
encourir le reproche d’esthétisme puisqu'elle a son origine
dans une structure de création contraignante, répond à une
vision du monde et devient donc signifiante. Elle n’abolit pas
le réalisme, elle le condense. Elle reproduit des situations dis-

61
cutables et criticables dans lesquelles se trouvent les hommes.
«La fable ne correspond pas simplement à un déroulement des
faits tirés de la vie en commun des hommes, tel qu'il pourrait
s'être accompli dans la réalité, ce sont des processus ajustés
dans lesquels s'expriment les idées de l'inventeur de la fable sur
la vie en commun des hommes. Ainsi les personnages ne sont
pas simplement des reproductions de personnes vivantes, ils sont
ajustés et modelés en fonction d'idées» écrit Bertolt Brecht
dans le Petit Organon pour le théâtre (p.48) d’où nous tirons
cette longue citation qui donne un nouvel éclairage aux per-
sonnages de Jours de 36. De Sofianos, de sa «présence ab-
sente», nous pouvons dire qu’il incarne la révolte individuelle
et vouée à l'échec. Cet indicateur, tombé en disgrâce pour
quelque raison obscure, sert de victime injustement écrasée par
le pouvoir qui l’utilisait. Le directeur de la prison, l’avocat de
Sofianos, sa mère, son frère, le groupe de la police, l’Ambas-
sadeur d’Angleterre ont tous une fonction déterminée qui tisse
la trame de la thèse d’Angelopoulos. La reproduction de la
vie en commun des hommes sera dictée par «une attitude cri-
tique» (p.18°) à l’égard des événements. Ce souci esthétique,
qui accompagne la pédagogie angelopoulosienne, sépare le ci-
néma politique du cinéma militant qui oublie trop souvent la
forme.
Les multiples plans-séquences — celui de la tentative d’em-
poisonnement, piège dans lequel ne tombe pas Sofianos, celui
de la porte de la cellule devant laquelle stationnent gardiens,
directeur, avocat, ou la séquence du pick-up dans la cour de
la prison — fonctionnent, ainsi que le souligne l’auteur, comme
«des ruisseaux qui se jettent dans un fleuve»!. Cette succession
dramatique de situations, qui s’accumulent, contribue à inten-
sifier la montée du tragique jusqu’à ce que quelque chose
arrive enfin. Le long plan de la cour de la prison où réson-
nent des chansons réclamées par Sofianos se clôt par l’irrup-
tion de la police venant faire cesser le bruit subversif que les
détenus ont déclenché en tapant sur leurs gamelles. Tout le
film est structuré à la manière de cette très belle scène : le

62
spectateur, envoûté par la lenteur des images, finit par attendre
impatiemment l'éclatement final du coup de feu meurtrier. Ne
subsiste plus que cette attente du plan où le spectateur enfin
voyeur, non aveugle, littéralement et politiquement, délivré de
l'obstacle visuel de la porte qui cache deux personnages, pourra
voir le cadavre de Sofianos.
La volonté de l’auteur de ne jamais s’abandonner à là faci-
lité de créer une complicité entre le prisonnier et le public en-
gendre un autre procédé très intéressant : la caméra adopte le
point de vue — et ce mot est à prendre dans tous les sens —
du groupe au pouvoir. Si nous sommes dans l’espace du pou-
voir, cela ne signifie cependant pas que l’image ne dénonce
pas ce qu’elle représente. Nous vaquons dans les couloirs
devant la porte de Sofianos, nous voyons les escaliers, les
grilles, la cour, les murs de la prison troués de fenêtres obs-
truées de barreaux ou l’extérieur de la prison mais jamais l’in-
térieur de la cellule. «77 y a toujours un moment au cinéma où
la question est celle-ci : montrer ou pas», écrit pertinemment
Serge Daney dans son ouvrage La Rampe‘. Et le spectateur ne
sait plus si c’est la porte carcérale ou le personnage invisible
qui devient le protagoniste. Il est bien évident que cette absence
de l’indicateur, constamment hors du champ, «devient l’objet
même du jeu cinématographique» (p. 1077). Cette manière de
nous donner la diégèse de son film en misant sur toutes les
possibilités de l’espace in et off a toujours attiré Angelopou-
los qui en approfondira tous les effets dans ses œuvres sui-
vantes : «C’est quelque chose que j'aime beaucoup dans ce
film», dit-il en parlant d’une séquence de Persona, «l'espace
off et, depuis, je l’emploie systématiquement. Dans tous mes
films, il y a ce travail sur l’espace off»'. Démarche qui nous
semble d’autant plus séduisante qu’elle nous révèle une modes-
tie d’auteur qui ne désire pas une caméra démiurgique dont
l’ubiquité affadirait certainement la puissance des images.
Jours de 36 est un film sur la claustration et ici le lieu de
l'écran devient doublement «le lieu du pas-tout-voir»$. La
séquence de la cour de la prison, avant le meurtre, en est un

63
bel exemple. Celui qui voit — le spectateur — ne peut rien et
celui qui parle — Sofianos qui exige, réclame et se rebelle
derrière les murs — ne voit rien; il ne voit pas le tueur qui,
après mille précautions, escalade la façade pour l’abattre. On
comprend mieux l’inutilité du gros plan, du champ / contre-
champ et la nécessité des plans d’ensemble, des panoramiques
qui se heurtent à l’enceinte de la cour. Les lents mouvements
de la caméra, loin de dilater l’espace, le resserrent au contraire
et nous enferment dans un cercle infernal : le piège est tendu.
Le cadrage fixe, les portes fermées qui s’ouvrent parfois, les
grilles, accroissent le sentiment de terreur que nous éprouvons
dans ce lieu inexpugnable, la prison, où les sonorités carcé-
rales ne peuvent être que des sons off qui déchirent le silence.
La problématique du in et du off fonctionne à plein dans
Jours de 36 puisqu'il s’agit, pour le pouvoir, de reconquérir
l’espace invisible de la cellule et de contrôler tout bruit off.
La perte de liberté c’est, ici, l'exigence inquisitoriale que tout
lieu devienne espace in, contrôlable, visible.
«Il y a aussi le Vide, cette universelle distance de tout à
tout», écrivait Jean-Paul Sartre’. La raréfaction de l’aspect
visuel, le vide de certains plans sécrètent une angoisse terrible.
En effet, les plans de Jours de 36 qui montrent des lieux vides
d'hommes, des lignes géométriques — symétriques ou brisées
— de l’architecture de la prison, et l’écran envahi par des
grilles, font glisser le film dans le fantastique. Des scènes bru-
tales et sanglantes susciteraient moins d’horreur tragique que
ces champs déserts. Cette conception de l’espace inquiétant
rappelle l’étrange beauté de l’univers pictural de Giorgio De
Chirico et de Dino Buzzati peintre. Dans leurs tableaux,
l’homme n’est plus que silhouette indistincte, dépersonnalisée,
au milieu de constructions géométriques monumentales, perdue
dans des villes ensoleillées, arides, méditerranéennes. Leur
lumière est très proche, à notre avis, de celle qui inonde les
images de Jours de 36. Révélatrices de la désharmonie entre
l'être et son espace, les images du film nous invitent, grâce à
leur construction, à déchiffrer la métaphore du fascisme qui se
64
met en place. Le fantastique du vide chez Angelopoulos
exprime et crée l’oppression angoissante.
La mort de Sofianos surgit brutalement, mais nous pressen-
tions depuis longtemps cette fin inexorable. La liquidation de
indicateur de police, ainsi que celles de son avocat et des
témoins gênants, prend tout son sens dans ce film humaniste :
la mort triomphante, solution extrême, symbolise tous les
régimes fascistes. Les pratiques politiques du gouvernement, la
répression policière, l’élimination des oppositions décrivent la
machine qui s’enraye. La mort du personnage met en jeu sa
révolte brisée qui «fonctionne comme un détonateur idéolo-
gique»\® et sa mort est avant tout le terme et le point limite
de la violence étatique. La structure de ce type de gouverne-
ment est une «structure biopathique» (p. 133*). «La politique
(au sens étroit, “politicien”, du terme) est le lieu d'une halluci-
nation, d’une illusion, de la mise en forme idéologique et imagi-
naire des frustrations, refoulements et ressentiments des masses»,
analyse Roger Dadoun (p. 125*). Angelopoulos le savait lors-
qu’il mettait en scène un personnage, le frère du détenu, en
proie à une crise d’hystérie dans la cour de la prison. (Notons
que le cinéaste utilisera le même symptôme dans Les Chas-
seurs et dans Alexandre le Grand.) Malaise du frère, maladie
de la Grèce en 1936, frustrations des peuples qui encouragent
ou maintiennent un régime totalitaire.
*

Film dialectique, Jours de 36 est une réflexion sur l’histoire


grecque et sur l'Histoire en marche. Avec cette fable à la
manière de Brecht, le spectateur assiste à une analyse marxiste
d'événements historiques réels. Comme d’autres cinéastes,
Godard, Jancso, Angelopoulos a voulu qu’à discours original
corresponde une esthétique nouvelle, suivant en cela l’injonc-
tion de Brecht : «Bien des manières de raconter sont pensables,
les unes connues, et d'autres encore à inventer» (p. 40°). Le
cinéma politique se pose toujours quelques questions : Com-
ment filmer la prise de conscience? Comment la susciter?

65
Comment mettre en images le discours dominant et le dénon-
cer lorsqu'on crée dans un pays paralysé par le fascisme?
Angelopoulos y a admirablement répondu avéc cette œuvre
qui est aussi un émouvant cri de révolte contre la tyrannie et
une invitation poétique à la liberté.

1. Michel CIMENT, «Entretien avec Théodore Angelopoulos», Positif, n° 174,


oct 1975
2. [Histoire du cinéma grec], édition Aigoceros, p. 161.
3. C’est le concept que Wilhelm Reich développe dans La Psychologie de
masse du fascisme. Cité in Éléments pour une analyse du fascisme (collectif),
t.2 (Paris, Union Générale d’Éditions, Coll. «10/18», 1976).
4. Jeune cinéma, n° 107, déc. 1977-janv. 1978 (propos recueillis par Henry
WELSH).
5. Cf. Écrits sur le théâtre (Paris, L’Arche, 1979).
6. La Rampe (Paris, Gallimard, Coll. «Les Cahiers du cinéma», 1983),
polsS:
7. Pascal BONITZER, Le Champ aveugle (Paris, Gallimard, Coll. «Les Cahiers
du cinéma», 1983).
8. Michel CHION, La Voix au cinéma (Paris, Éd. de l’Étoile, 1982), p. 100.
9. Cité in Marcel BRION, Art fantastique (Paris, Albin Michel, 1961), p. 92.
10. Gérard LENNE, La Mort à voir (Paris, Cerf, Coll. «7° art», 1977), p. 134.

66
LE VOYAGE DES COMÉDIENS

L'HISTOIRE SIED À ÉLECTRE

par YVETTE BIRO

RÂCE à la retenue de son tempo, le ritualisme de son


(Gr style, l’entrelacs de sa structure, l’épopée légendaire qu’est
Le Voyage des comédiens se risque à rechercher («ricercar»,
dirait-on en termes musicaux) un véracité historique intégrale.
Au cœur de l'intrigue se trouve une troupe itinérante de
comédiens incités fatalement à revivre les mythes de la tragé-
die grecque. Deux plans, l’individuel et le collectif, s’entremé-
lent déjà inextricablement, et pourtant le schéma du film est
encore plus complexe. Une troisième «partie» apporte, en
effet, une voix ironique en contrepoint de ces deux sombres
«parties». Théo Angelopoulos tisse les trois fils avec une
lucide élégance, jouant sur différents modes, tons et «clefs ».
Les thèmes directeurs sont constamment interrompus, repris,
détournés et à nouveau modifiés. Chaque motif possède son
développement autonome mais n’en est pas moins relié aux
autres, enchâssé dans et renvoyant au tissu composite de
l’ensemble.
À un premier degré, les acteurs de la troupe itinérante don-
nent en représentation un naïf mélodrame du XIx: siècle, Golfo
la bergère, une sorte de Roméo et Juliette pastorale qu’ils ne
parviennent jamais à terminer. Un autre registre est apparem-
ment constitué par les vies personnelles des comédiens. Toute-
fois, nous nous rendons rapidement compte que les membres
de la troupe sont, en fait, en train de rejouer le mythe modèle

67
Le Voyage des comédiens (Coll. Maryvone Deleau)

qu'est L’Orestie : nous reconnaissons Égisthe et Clytemnestre,


son mari assassiné gisant au sol, à l’arrière-plan, ainsi qu’Électre
et Oreste qui, vengeurs, déclenchent le drame. Bien que l’amour
et la haine les entraînent sur leur chemin passionné, ils sont
également conditionnés par les vicissitudes de l’Histoire dont
les cruels à-coups ont affecté la vie du peuple grec (le cadre
temporel du film s'étendant de 1939 à 1952, entre deux dicta-
tures, et englobant la période de la seconde guerre mondiale).
Ces trois strates, non seulement se défient l’une l’autre et se

68
Le Voyage des comédiens (Coll. Maryvone Deleau)

répondent, mais aussi coïncident : Oreste entre en scène afin


d’assassiner en réalité sa mère ainsi que le traître (Égisthe, en
fait, est un collaborateur nazi), et le public, recevant cet épi-
sode comme un fragment de la pièce, éclate en applaudisse-
ments. Plus tard, quand Oreste est tué et enseveli, c’est Électre
qui, cérémonieusement, applaudit comme s’il s’agissait d’un
spectacle. La réalité devient théâtrale de la même façon que le
théâtre tend vers la vie réelle. Le sérieux de la mort et la
parodie se fondent dans le creuset du récit.
Dans une culture qui utilise un langage mythique comme

69
x
langue maternelle, il est naturel de recourir à cette imagerie.
Théo Angelopoulos, l’un des auteurs les plus conscients du
cinéma contemporain, en use et en abuse jusqu’à la limite du
formalisme. Ce qui le sauve, c’est son ironie. Le pathos se
développe au travers du /ogos grâce à un sens aigu, presque
sacrilège, de la juxtaposition d’éléments disparates. C’est ainsi,
par exemple, que la sombre tragédie d’Électre est restituée par
le biais de la pastorale, simple et naïve. Ici encore la référence
est sans ambiguïté. Elle renvoie aux principes épiques de Brecht
relatifs à la narration aliénée : ainsi de la brève suite de
tableaux commentés de manière critique par des chansons,
slogans, monologues ou graffiti inscrits sur les murs.
Avant ce troisième film, Théo Angelopoulos avait déjà atteint
une certaine maîtrise dans son style personnel : la poétique du
plan-séquence. Bien que l’influence de quelques modèles — en
particulier Jancso et Oshima — se laisse aisément déceler, son
originalité l’emporte. Sa caméra alterne une mobilité d’une
lenteur quasi fantomatique et une immobilité acharnée qui dif-
fuse une poignante magie. Chaque fois que celle-ci effectue un
mouvement, des silences d’une inquiétante étrangeté accompa-
gnant les longs, très longs travellings sur des montagnes rocail-
leuses et enneigées, des rues pierreuses et sinueuses ou dans
des auberges campagnardes miteuses et délabrées (nous sommes
loin des paysages de l’Arcadie grecque), c’est signe de mau-
vais augure. Dans ces plans-séquences, le moindre détail qui
intervient se charge d’un poids dramatique : des bruits de pas,
des chuchotements, des gémissements, la pluie. Entre ces élé-
ments, note l’auteur lui-même, s’établit un dialogue qui appa-
raît, disparaît, réapparaît.

Le plan-séquence fait également ressortir une exceptionnelle


unité spatio-temporelle. D’un seul mouvement ininterrompu, la
caméra embrasse diverses réalités temporelles, glisse sans aucune
indication, du passé au présent, ou du présent au futur. La
structure du récit évoque, par ses infinies possibilités et varia-
tions, l’orchestration de ses harmonies et de ses contrepoints,

70
ses correspondances et ses répétitions, la magnificence et la
complexité de /’Art de la fugue.
Que ce soit la guerre ou la paix, l’été ou l’hiver, nos comé-
diens sont en permanence sur la route, toujours sur la route.
Petites figurines dans des espaces désolés, ils perdent, ils
gagnent, quelques-uns meurent, d’autres grandissent. Le récit
se poursuit. De la sorte, le mythique, la solennité quasi litur-
gique s’ouvre sur le profane. À la fin du Voyage des comé-
diens, Théo Angelopoulos nous ramène au commencement,
aux origines même de son récit. Bouclant la boucle, il para-
chève son projet dans la figure d’un cercle parfait, suggérant
que le but du voyage n’est jamais l’arrivée, mais le voyage
lui-même.
(traduit par François Ramasse)

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LE VOYAGE DES COMÉDIENS

POLITIQUE DE LA REPRÉSENTATION

par JOËL MAGNY

E Voyage des comédiens apparaît comme l’œuvre majeure


Le — la plus aboutie en tout cas, avec son dernier film à ce
jour, Voyage à Cythère — de Théo Angelopoulos, en même
temps qu’un modèle du «cinéma de la modernité», caractéris-
tique de la première moitié des années Soixante-dix en Europe.
C’est en 1968 que Théo Angelopoulos réalise son premier
court métrage — du moins achevé, après l'interruption de
Forminx story, en 1965. Son travail ne pouvait, de ce fait,
qu'être tributaire des deux principaux courants qui dominent
le cinéma vivant de l’après mai 68 : le renouvellement du dis-
cours politique — en marge à la fois du cinéma de fiction
engagé, qui développe un propos immédiatement repérable
dont l’anecdote et les personnages ne sont que l'illustration et
les porte-parole, et du cinéma militant, qui puise dans l’enre-
gistrement du réel la justification matérielle à son point de
vue sur la société — et un travail d’écriture qui se veut en
rupture avec les systèmes de représentation classiques.
La question peut se poser, au regard d’un film tel que Le
Voyage des comédiens, des modalités de conjonction de ces
deux courants. Les références cinématographiques avouées du
jeune Angelopoulos n’indiquent pas des cinéastes explicitement
«politiques», ou du moins perçus comme tels avant 1966-67 :
Godard, Antonioni, Bergman.. Le seul modèle politico-artis-

73
tique auquel il se réfère volontiers est extra-cinématographique,
puisqu'il s’agit de Bertolt Brecht.
Sans chercher à en transposer naïvement les procédés!, le
cinéaste emprunte à l’arsenal de la modernité cinématogra-
phique des éléments — essentiellement le plan fixe frontal, le
plan-séquence et le rôle de l’espace off — susceptibles de
renouveler le rapport du spectateur à l’univers fictionnel. Mais
dans le processus d’élaboration du système esthétique d’Ange-
lopoulos, on ne saurait négliger les circonstances historiques
de sa genèse. Jours de 36 est tourné en pleine dictature
«Tout ce qui est important dans le film, j'ai essayé de le placer
derrière les portes, c’est dit derrière les portes ou au téléphone,
ou ce n’est pas dit, ou c’est dit en chuchotant. La dictature est
inscrite dans le travail formel même du film»? ; Le Voyage des
comédiens est commencé dans une période de relative ouver-
ture du régime, rapidement interrompue par le coup d’État de
laonnidès, suivant les événements sanglants de l’École Poly-
technique : c’est en tant que transposition de la trilogie des
Atrides et à partir d’un scénario tronqué que le film a pu être
tourné relativement sans encombres.
Dans de telles circonstances, il ne pouvait être question que
Le Voyage des comédiens relève d’un cinéma de fiction poli-
tique directe, pas plus que du reportage militant. Mais la
complexité formelle du film ne saurait non plus se limiter à
des considérations circonstancielles : si elle s’est développée et
a évolué dans des directions diverses dans les réalisations ulté-
rieures d’Angelopoulos, c’est en en conservant les mêmes bases.
Ces bases, on ne manque pas de les trouver aussi dans le
débat qui agite les cinéastes européens (mais surtout français)
au début des années Soixante-dix, qui concerne d’abord l’im-
pression de réalité au cinéma pour déboucher sur cette inter-
rogation : Quel cinéma politique, révolutionnaire peut échap-
per aux formes antérieures de représentation, massivement
marquées par l'idéologie dominante, donc aliénantes? Incon-
testablement, un film tel que Le Voyage des comédiens ne se
veut pas et ne se présente pas comme un film de rupture

74
radicale*, mais ne saurait s’envisager hors de cette perspective.
Il ne s’agit pas de sortir, dans un geste idéaliste et illusoire,
de toute forme idéologique, il s’agit, plus profondément et
plus justement d’utiliser les éléments de l’art ancien, non pour
les détruire par l'ironie, la parodie ou toute espèce de «décons-
truction» facile, mais pour les faire servir à une tout autre
fonction.
On sait que Le Voyage des comédiens entremêle trois types
d’action, ou plutôt trois modes de représentation : la vie quo-
tidienne d’une troupe d’acteurs à travers la Grèce et diverses
périodes de son histoire politique ; la pièce, Golfo, la bergère,
classique du répertoire populaire théâtral grec ; enfin, le mythe
des Atrides, tel que la tragédie antique l’a transmis. Ces trois
niveaux sont a priori hétérogènes : entre la hauteur de ton
d’Eschyle ou de Sophocle et la convention paysanne de Golfo,
entre la mythologie et l’histoire réelle vécue par les acteurs,
entre la mystification politique et idéologique que constitue
Golfo et les antagonismes de classe qui vivent ceux qui la
jouent comme ceux qui la regardent.
Tout l'intérêt du film est d’abord dans l’utilisation de ces
éléments hétérogènes et la façon de les faire jouer entre eux,
se révéler et s’engendrer les uns les autres. Le recours à la
mythologie est l’un des plus évidents. L’adaptation pure et
simple des tragédies antiques ou leur transposition dans un
contexte contemporain réduit à quelques signes conventionnels
(décors, costumes, gestes, langage) est une vieille habitude du
cinéma grec commercial. En recréant dans la famille centrale
de la troupe de comédiens les situations et les personnages qui
constituent la famille des Atrides, Angelopoulos n’opère pas
comme ces tâcherons de la transposition qui accréditent la
permanence et l’intemporalité des passions humaines et la force
du destin, prolongeant la pensée mythique, économique, histo-
rique et politique. Si la référence aux personnages du mythe
est donnée pour certains d’entre eux (Électre, Oreste, Égisthe,
Pylade...), elle reste imprécise pour d’autres, pourtant identi-
fiables (le père et la mère, jamais nommés, ne sont donc pas

75
appelés Agamemnon ou Clytemnestre). De même, plutôt que
de suivre précisément telle ou telle pièce ou tel ou tel auteur,
Angelopoulos emprunte, au gré de ses besoins, à Eschyle ou à
Sophocle (plus rarement à Euripide), tel le personnage de
Chrysothémis, absent chez Eschyle.
Mais l’essentiel est la façon dont le cinéaste rompt avec les
données du mythe en l’inscrivant dans l'Histoire contempo-
raine, transformant ainsi de fond en comble les motivations
des personnages et leurs significations profondes‘. Au lieu
d’une simple et mécanique transposition du mythe, Le Voyage
des comédiens opère ainsi un véritable retournement de sa
fonction déréalisante et aliénante. On peut évidemment s’inter-
roger sur la nécessité d’utiliser un tel matériau d’origine si
c’est pour le transformer en son contraire. Ici encore, Angelo-
poulos se situe au-delà des limites définies par la problémati-
que théorique citée plus haut : il ne s’agit pas de nier la réa-
lité dans laquelle cinéaste, spectateur et cinéma sont pris, mais
de travailler à partir de cette réalité (qu’on la dise idéologique
ou autre), seule base réelle, structurant l’univers mental, cultu-
rel et quotidien tant du spectateur que de l’artiste. En marxiste,
Angelopoulos ne cherche pas à constituer un cinéma matéria-
liste à partir de rien, de la négation ou du retournement de
l’esthétique «idéaliste». Sa conception est totalement dialec-
tique et le recours au mythe n’a pas ici une pure fonction de
repoussoir, d'ornement ou de désamorçage de tout suspense
chez le spectateur’. Le mythe est un mode de représentation,
de discours, d’accès à une vérité. Il s’agit moins de le criti-
quer que de se l’approprier, l’ancrer dans sa propre vision du
monde, dans la perspective que l’on veut faire adopter au
spectateur.
La fonction de la pièce jouée par la troupe, Goffo, la ber-
gère, est plus difficile à cerner, plus ambiguë, plus dialectique
encore. Nous manquons de références précises (d’une connais-
sance de l’ensemble de la pièce, très populaire en Grèce, donc
connue a priori du spectateur grec) pour en cerner la signifi-
cation et le rôle éventuel par rapport à l’intrigue contempo-

76
rainef. Mais il semble que cette pièce, aux contenus plutôt
pauvres, soit essentiellement utilisée comme dégradation du
théâtre antique et modalité de la notion de théâtre dans la
Grèce contemporaine. Sa relation à l'Histoire est avant tout
d’ordre conflictuel. Les représentations de Golfo, la bergère, en
effet, semblent n’avoir de raison d’être qu’en tant que «gagne-
pain» de la troupe (inscription économique) et pour être sans
cesse perturbées ou interrompues par l’irruption des événe-
ments historiques dans le quotidien (inscription politique). Ce
dernier phénomène est tellement systématique qu’il est inutile
de s’y attarder.
Plus important est le rôle central qu’occupe cette pièce,
véritable lien entre le niveau mythique (mais transmis par la
voie du théâtre antique) et le niveau historique : le théâtre
comme activité économique, mais aussi comme mode essentiel
de manifestation du politique dans la période contemporaine.
Le choix de l’activité théâtrale comme lien fondamental entre
les principaux personnages (au-delà des liens familiaux, senti-
mentaux ou purement sexuels) sert évidemment de révélateur
à cette théâtralisation du politique : de même que l’on observe
les représentations de Golfo, la bergère de la salle ou des cou-
lisses, les manifestations les plus évidentes ou les plus vio-
lentes du politique (propagande électorale, défilés militaires,
combats de rue), sont vues par le spectateur par le relais de
la troupe elle-même, fascinée ou effrayée, parfois tapie dans
l'ombre, toujours simple observateur, spectatrice des événements
qui façonnent pourtant son destin quotidien. Il est donc dans
la logique du film que les trois vecteurs de la fiction se rejoi-
gnent au moins une fois dans une coïncidence absolue, lorsque
Oreste tue, sur scène, sa mère et l’amant de sa mère.
Or c’est bien cette notion de représentation qui est au cœur
du Voyage des comédiens comme de toute l’œuvre d’Angelo-
poulos, non seulement comme thème, mais sa fonction struc-
turante : c’est elle qui détermine l’originalité et la particularité
de l'écriture du cinéaste. Tout est représentation. Et remar-
quons que cela va du plus mythique au plus individuel et fan-

77
tasmatique : les rares scènes d’ordre sexuel sont vécues sur le
mode de la représentation, qu’il s’agisse du strip-tease du pha-
langiste face à Électre, de la masturbation du collaborateur
devant celui de Chrysothémis, du viol d’Électre, etc. Mais l’in-
térêt n’est pas dans ce constat que tout est représentation,
aussi banal et improductif que le «tout est politique» de mai
68. C’est ce que ce principe détermine dans l’ordre cinémato-
graphique qui fait l’importance du Voyage des comédiens.
Les éléments d’écriture que nous avons évoqués plus haut
(le plan fixe de type frontal, le plan-séquence et l’espace off)
sont les conséquences directes de cette notion de représenta-
tion : le plan fixe frontal reproduit à l’évidence la situation
du spectateur de théâtre confronté à un segment d’espace
limité où se joue l'événement fictionnel ; le plan-séquence
impose une unité de point de vue qui met en évidence la
situation du spectateur ; l’espace off renforce encore ces deux
premières figures (dont il découle) en mettant en relief les
limites inhérentes à toute représentation.
C’est par là qu’Angelopoulos relie les deux courants ciné-
matographiques dont il s’inspire : le cinéma politique issu de
68 (mais aussi des cinématographies du Tiers-monde qui se
développent antérieurement) et la modernité d’un Bergman,
d’un Godard, d’un Antonioni. Son apport peut-être le plus
important est dans la réponse qu’il apporte à cette question
qui hante le cinéma contemporain (mais sans doute aussi le
cinématographe depuis son origine) : Comment représenter
l'Histoire? Comment représenter ce qui par définition, n’est
pas (n’est plus) là? Comment représenter le temps en termes
d'espace? Conjointement aux trois niveaux que nous avons
évoqués, le film articule un grand nombre de périodes histo-
riques, que l’on parcourt dans un apparent désordre chrono-
logique, mais qui se rejoignent et communiquent dans l’espace
de la représentation (on passe à plusieurs reprises d’un moment
à un autre dans le même plan-séquence sans rupture spatiale
ou visuelle).
Il ne s’agit pas de brouiller les pistes en écrasant les diverses

78
périodes historiques : si le plan d’ouverture est de structure
identique à celui qui clôt le film, le premier se situe en 1952
et le dernier en 1939.
Leur ressemblance n’a pas pour but de nous faire saisir une
quelconque équivalence, mais au contraire leur décalage (rendu
d’autant plus sensible par l’inversion chronologique). Ce qui
est peut-être vécu dans la conscience de certains personnages
comme éternel retour des choses ne peut être perçu par le
spectateur (qui a en quelque sorte emmagasiné les événements
qui non seulement séparent ces deux dates mais aussi ceux qui
leur sont antérieurs ou postérieurs) que comme faux semblant.
Ici encore, c’est un jeu d’espace qui fait surgir la dimension
temporelle et historique.
Mais cette écriture n’est pas seulement jeu esthétique : don-
ner une représentation spatiale du temps et de l’histoire c’est
aussi affirmer l’existence d’un point de vue. La chronologie
classique des événements implique l’idée de totalisation, de
point de vue absolu, hors du temps et de l’espace. Ramenée
en termes de représentation et d’espace, la chronologie perd sa
souveraineté : d’un point donné, on ne saurait voir la totalité
de l’espace. De la même façon, l’histoire contemporaine ne
prétend pas cerner la totalité de la durée historique. Elle ne
construit que des schémas lacunaires et partiels. L’écriture
cinématographique d’Angelopoulos rejoint cette perception
contemporaine de l'Histoire et finalement du monde. Faut-il
parler de modernité? Disons seulement que le cinéma d’Ange-
lopoulos est synchrone avec son époque parce qu’il est un
regard au présent sur le monde qui l’entoure.

79
1. Brecht déclarait d’ailleurs à la fin de sa vie : «Les études faites sur mon
théâtre et un grand nombre de jugements fondés sur ces études sont applicables
non pas au théâtre que je présente au public, mais au théâtre que mes critiques
imaginent d'après la lecture de mes traités...» («Gesprach auf der Probe»,
p. 285-6 in Écrits sur le théâtre [Paris, L’Arche, 1953]).
2. Positif, n° 174, oct. 1975.
3. Comme on peut penser que certains films du groupe Dziga Vertov
(Godard, Gorin, etc.), de Straub-Huillet (Non réconciliés, Othon, Leçons
d'Histoire...), ou La Hora de los hornos, de Solanas, se sont voulus ou ont été
considérés comme une rupture radicale par rapport au «cinéma dominant».
4. Pour une analyse plus précise de ces transformations du mythe, on lira
l’excellente étude d’Isabelle Jordan, «Pour un cinéma épique», Positif, n° 174,
oct. 1975, en particulier les pp. 16-7. Cette étude, en outre, envisage avec per-
tinence les rapports entre le style d’Angelopoulos et les conceptions théâtrales
de Brecht.
5. Je me réfère ici à l’article d’Isabelle Jordan cité à la note précédente :
«Après que quelques scènes ont établi cet ancrage dans la tragédie antique, le
parallèle aura pour unique rôle de dépouiller le film de l'effet de surprise de
l’anecdote pour ne laisser subsister que l'effet d’étonnement devant “le fleuve des
choses” (Walter Benjamin)» (Ibid.). Cela paraît singulièrement limiter le rôle
du mythe grec dans le film, d’autant plus que cet effet de dépouillement ou
de distanciation peut parfaitement se retourner en son contraire : le specta-
teur de la n° version de la vie du Christ ou des Deux orphelines en connaît
par cœur le déroulement et le dénouement et cela, le plus souvent, ne fait
qu’ajouter à sa fascination et à son identification à l’univers fictif ou sacré.
6. Voici la façon dont le réalisateur résume cette pièce : «C’est un pauvre
berger et une pauvre bergère qui s'aiment. Une riche famille veut le garçon. Le
père lui offre de l'argent. Il accepte. La pauvre fille devient folle comme Ophé-
lie» (Positif, n° 174, oct. 1975).

80
LES CHASSEURS

L'HISTOIRE AU PRÉSENT

par MICHEL ESTÈVE

OMME La Villegiatura (Marco Leto) et Une Journée parti-


C culière (Ettore Scola), Les Chasseurs propose une remise
en question du fascisme sur le registre de la fiction. Mais
cette remise en question s’unit à une réflexion sur l’histoire
grecque contemporaine sur laquelle repose toute l’œuvre de
Théo Angelopoulos. À cet égard, Les Chasseurs s’inscrit dans
le prolongement direct des deux films précédents du cinéaste :
Jours de 36 ou l'implantation de la dictature du général
Metaxas ; Le Voyage des comédiens ou la Grèce de 1939 à
1952, occupée par l'étranger, livrée à la dictature. Troisième
volet du triptyque, Les Chasseurs suggère en filigrane du récit
la peur d’une bourgeoisie ralliée à une idéologie totalitaire,
effrayée par le surgissement possible d’une révolution qui pour-
rait être mise au service de la dignité de l’homme. L’auteur y
tente un essai de «psychanalyse d’une classe»! sur le registre,
non pas de l’observation scientifique, mais d’une poétique de
l'imaginaire.
Au triple itinéraire dans le temps, l’espace et l’évolution
psychologique des personnages sur lequel s’appuyait l'intrigue
du Voyage des comédiens succède ici un autre périple tempo-
rel, de la fin de la guerre civile (1949) à 1977, en passant par
le «coup d’État des colonels» (1967) Dans les deux films,
l'itinéraire dans le temps épouse une structure et un rythme

81
Les

Les Chasseurs (Coll. Maryvone Deleau)

radicalement a-chronologiques, eux-mêmes calqués sur les flux


et reflux des courants de conscience d’un groupe : celui des
«comédiens», celui des «chasseurs ». Mais si les premiers étaient
libres d’aller et de venir à leur gré sur les routes de Grèce, les
seconds demeurent enfermés dans un lieu clos.
Le ‘31 décembre 1976, six chasseurs découvrent dans la
neige le cadavre encore frais d’un maquisard communiste
abattu en... 1949. Avec prudence et précaution, ils le transpor-
tent dans l’hôtel où ils séjournent (l’hôtel Aigli, situé sur une

82
île, au milieu d’un lac) et d’où ils ne pourront plus sortir,
sauf au finale du récit. La présence de ce cadavre, dont les
blessures saignent encore, à la stupéfaction de tous, provoque,
en quelque sorte, un psychodrame où s’expriment à la fois
vérité ou mensonges du passé et fantasmes du présent.
Théo Angelopoulos s’est expliqué longuement sur la genèse
des Chasseurs, né de la rencontre de trois facteurs : désir
d'évoquer l’imaginaire ; volonté de proposer une lecture critique
de l’histoire grecque contemporaine ; souvenir d’un fait divers.
L’exploration de l’imaginaire est réponse à l’accueil fait par le
gouvernement grec au succès du Voyage des comédiens :

En fait, ma volonté d’explorer l’imaginaire dans Les Chasseurs est


née de la réaction hystérique du gouvernement et d’autres milieux au
Voyage des comédiens, réaction tellement hystérique que je n’y com-
prenais rien. [|] On en a discuté en Conseil des Ministres. Mais
pour quelle raison? Les attaques s’adressaient à un ennemi imagi-
naire. J’en ai été tellement surpris que Les Chasseurs est aussi l’ana-
lyse de cette expérience.?

Déjà présent dans le récit du Voyage des comédiens, le refus


d’accepter le conformisme de l’histoire officielle de la Grèce
entre 1936 et 1967 éclate dans Les Chasseurs :

[...] j'ai grandi avec l’histoire qu’on apprenait à l’école, ou par les
journaux, qui était un schéma de l’histoire vue par les autorités. Le
fait que quelqu’un osait proposer une autre lecture de l’histoire était
inacceptable. Les gens ont eu vraiment peur devant l’histoire, il fal-
lait que tout cela soit effacé, il ne fallait pas que les questions de
politique intérieure montent à la surface.!

Le récit des Chasseurs fait, bien entendu, remonter à la sur-


face ces «questions de politique intérieure». Il a été lui-même
construit à partir d’un fait divers :

Cette partie de chasse était une très vieille idée. Quant à la décou-
verte du cadavre, c’est parti d’un fait divers que j’ai lu dans le jour-
nal. Dans un village de Macédoine, des paysans ont trouvé le corps

83
Les Chasseurs (Coll. Fédération française des ciné-clubs)

d’un homme dans la neige et, en cherchant son identité, ils ont
appris qu'il était parti après la guerre civile, s’était réfugié dans les
pays de l’Est et, quand il a senti qu’il allait mourir, il a voyagé, tra-
versé la frontière clandestinement et est arrivé jusqu’au bas de la col-
line au pied de laquelle se trouvait son village natal. Il est mort là,
avant d’y entrer.°

Le choix des six principaux personnages, qui incarnent la


Bourgeoisie au pouvoir (à travers la succession des régimes

84
politiques autoritaires en place depuis 1952), est éminemment
symbolique. Dans le groupe des «chasseurs», on distingue, en
effet : l’hôtelier, «type même du fasciste méditerranéen», selon
le mot de l’auteur* ; un entrepreneur, autrefois communiste;
un ex-préfet reconverti en éditeur, incarnant la permanence de
Administration face au changement des gouvernements ; un
colonel représentant le régime dictatorial grec proche du passé;
un député libéral, prototype même de l’opportunisme en poli-
tique ; enfin, un industriel, portant le même nom que son
cousin, communiste (Diamantis) — «reflet de la division dans
les familles au temps de la guerre civile».
À travers les dépositions des six «chasseurs» et de leurs
compagnes, enregistrées par la police au cours des premières
heures de janvier 1977, c’est en réalité le passé politique de la
Grèce des années 1949-1967 que le récit remet en question, en
une interférence constante du présent et du passé. Mais le
psychodrame comme les retours réguliers de l’histoire impo-
sent la suprématie du présent. Mon film, dit Théo Angelopou-
los, est «raconté au présent, même si on parle du passé, il est
raconté au présent. Il est au passé du point de vue du temps
historique, mais il est au présent au niveau des fantasmes».
Souligné par des raccords dans le mouvement, ce passage du
passé au présent (ou inversement) affirme une volonté de
regard critique sur l’histoire grecque des trente dernières
années. Dans Le Voyage des comédiens se superposaient deux
temps historiques ; celui de la diégèse (1939-1952) et celui de
l’année de réalisation du film (1975); ici ce sont les situations
qui «se superposent les unes aux autres, qui sont passé/pré-
sent», au point que tout «devient présent, se résume dans un
temps mental qui n’est pas le temps historique»'. Pénétrant
brusquement dans la salle de l’hôtel où, près du cadavre
étendu sur une table, la police consigne les dépositions des
témoins, des journalistes interrogent les «chasseurs» sur l’as-
sassinat (par un groupe d’extrême-droite) du député de gauche
Grigoris Lambrakis* en... mai 1963. À la suite de la déposi-
tion du colonel, un ffash-back suggère les préparatifs du «coup

85
d’État des colonels» (le 21 avril 1967) en évoquant simple-
ment l’atmosphère d’une brève séquence où des soldats enton-
nent une chanson militaire sur une place déserte. La remise en
question du passé atteste la mauvaise conscience présente de
cette classe dirigeante, prise au piège dans l’hôtel.
Le cinéaste a relié lui-même ce jeu sur le temps à une
volonté d’affirmation d’une mémoire collective, donnant comme
exemple la séquence où, dans une voiture, une femme parle
avec un maquisard. Dans la rue, il y a une manifestation, que
l’on découvre à travers la vitre arrière de la voiture, semblable
à un écran de la mémoire : «1] y a plusieurs niveaux; elle
parle de quelque chose qui se passait en 47, son discours 5e
déroule maintenant en 77 et l'écran de la mémoire, ce sont ces
manifestations de toujours. »!. L'une des hantises de l’auteur
consiste à dénoncer l’idéologie totalitaire.
Avec Les Chasseurs — comme Miklos Jancso dans Psaume
rouge —, Théo Angelopoulos refuse de se plier au réalisme
extérieur de la reconstitution historique pour évoquer l’His-
toire. Il a recours à la parabole, aux symboles et à l’imagi-
naire, beaucoup plus développé que dans Le Voyage des
comédiens. Le cadavre du maquisard évoque «/e fantôme de
la révolution», c’est-à-dire la projection de la peur de la
Bourgeoisie au pouvoir, dont les fantasmes — insérés parmi
les dépositions — transcrivent également la psychologie. Au
sens précis et strict du terme, les différents régimes politiques,
de type autoritaire ou dictatorial, qui se sont succédés en
Grèce de 1958 à 1967 ne sauraient être assimilés à des gou-
vernements fascistes, dans la mesure où ils n’ont jamais été
acceptés par les classes populaires, mais la classe sociale au
pouvoir a été indéniablement marquée par l’esprit du fascisme,
par une psychologie fasciste. De cette «psychologie fasciste »,
qui suggère clairement la soumission de la conscience à l’auto-
rité d’un chef et la nostalgie de l’abandon au père, une longue
séquence (placée à la fin du récit) donne l’intuition : celle de
la nuit du réveillon du 1‘ janvier 1977 où la femme du colo-
nel croit voir apparaître le roi et, dans un élan totalement

86
Les Chasseurs (Coll. Maryvone Deleau)

irrationnel, imagine qu’elle danse avec lui, puis se donne à lui.


Séquence extraordinairement forte qui, sur le registre du mime,
trouve d’ailleurs son homologue dans une séquence antérieure
où l’entrepeneur et le militant communiste, dans un f/ash-back
au second degré, évoquaient en 1963 leur captivité de 1949 en
simulant une partie de football imaginaire.
À l’aube de ce réveillon, surgit un groupe de maquisards,
qui fusille «les chasseurs» devant l’hôtel, sur le débarcadère.
Mais ceux-ci se relèvent très vite, comme à l'issue d’un mau-

87
vais rêve : ils n’ont été tués que dans l’imaginaire, né de leur
angoisse et de leurs fantasmes. Cette séquence peut être rap-
prochée d’une séquence antérieure où, entre les représentants
de la Bourgeoisie et les maquisards, les rapports de force
étaient inversés”. Un flash-back (le premier du récit) nous
transporte en 1949, époque où Savas, l’hôtelier, décidait d’ache-
ter un bâtiment — le quartier général délabré des maquisards
vaincus — pour le transformer en hôtel. À l’intérieur d’un
même plan-séquence, c’est le déplacement du personnage dans
l’espace qui nous suggère ce recul de 1977 à 1949. Au cours
de la première visite de l’hôtelier et de sa femme dans ce
bâtiment, on entend en son off une rafale de coups de feu :
un maquisard était alors réellement exécuté. Au finale du
récit, au contraire, les «chasseurs» peuvent «ressusciter». De
retour à l’hôtel Aigli, ils se réunissent autour du cadavre, s’en
saisissent et le transportent à l’endroit même où ils l’avaient
trouvé, dans la neige.
Si l’espace ouvre les portes du temps — les coulisses de la
scène (la grande salle de l’hôtel) débouchant sur l'Histoire —,
le réel tend à se confondre avec l’imaginaire. Où finit le réel?
Où commence l'imaginaire? Le réel est ici l’histoire de la
Grèce entre 1949 et 1976, mais il semble immergé dans l’ima-
ginaire. Théo Angelopoulos dit lui-même que «finalement [|]
tout est imaginaire car on commence par un cadavre qui n'est
pas réel puisque son sang est frais et qu’il n’y a pas de maqui-
sards aujourd'hui»! En enterrant le cadavre, les «chasseurs »
«cachent ce qui n'est pas réel, ce qui n'existe peut-être pas,
mais en fait ce qu’ils veulent enfouir, c’est leur peur, c’est l'His-
toire, c’est le remords historique»*. En réalité, l’imaginaire est
ici mis au service du dévoilement d’un comportement politique
et d’une dénonciation d’une psychologie de type fasciste. En le
transposant dans l’optique d’une réflexion sur la création ciné-
matographique, l’auteur reprendra ce procédé dans Voyage à
Cythère où le film imaginé par Alexandre, le cinéaste, sert à
remettre en question le présent historique de la Grèce. Les
images mentales projetées à la fois dans l’imaginaire d’Alexan-

88
dre et sur l’écran suggèrent clairement le refus d’une société
de consommation et de profit d’où est exclu Spyros (le père),
à son retour d’exil. La société grecque actuelle ne saurait
accueillir l’un des derniers survivants d’une lutte révolution-
naire dont nul aujourd’hui ne comprend plus le sens.
Ouvert sur l’imaginaire et, dans une certaine mesure, sur le
fantastique (le sang frais du maquisard, l’impossibilité de sor-
ür de l’hôtel, la pseudo résurrection des «chasseurs» après
leur exécution), le récit met l’accent sur une thématique de la
prison. Pris au piège dans l’hôtel Aigli, les personnages de
cette parabole demeurent avant tout prisonniers de leur propre
vide intérieur. Une dialectique de la mobilité (travellings laté-
raux et circulaires accompagnant, suivant ou précédant les
déplacements des personnages) et de l’immobilité (les plans-
séquences fixes) de la caméra s’insère naturellement dans ce
champ métaphorique de la prison. Comme la figure du cercle
dessinée par la caméra, l’immobilité du plan-séquence souligne
l'impression de piège. À cet égard, le troisième plan-séquence
est particulièrement caractéristique. Un long plan fixe du cou-
loir de l’hôtel Aigli sur lequel ouvrent les chambres des nota-
bles nous fait éprouver l’inquiétude et l’angoisse des «chas-
seurs» (consternés par la découverte du cadavre) pour qui
toute évasion hors de ce lieu clos semble s’avérer impossible.
(Cette situation de notables pris par hasard au piège, dans un
lieu clos, rapproche Les Chasseurs de L'Ange exterminateur.
Mais la parabole est sous-tendue par une réflexion politique
chez Théo Angelopoulos, métaphysique chez Luis Buñuel).
Les Chasseurs exprime toute la détresse d’un pays privé de
liberté, comme engourdi dans la neige de l’hiver (le récit
s’ouvre et se referme sur la marche des «chasseurs» dans la
neige : au cours du premier plan-séquence, les notables se
rapprochent progressivement du cadavre, au cours du dernier,
ils s’en éloignent), ou figé dans la contemplation du vide.
Alors que les couleurs dominantes du Voyage des comédiens
étaient l’ocre et le marron, comme dans l’univers du peintre
grec contemporain Tsarouchis!, le vert — uniforme des «chas-

89
seurs», vert de l’eau du lac, vert des décors intérieurs de l’hô-
tel — impose sa tonalité froide au récit tandis que l'éclairage
naturel est souvent celui de l’aube ou du crépuscule. Le finale
de l’œuvre renvoie à l’ouverture, tel le reflet d’un visage dans
un miroir : immensité blanche de la neige, où les silhouettes
sombres des «chasseurs» apparaissent ou disparaissent, en pro-
fondeur de champ. Le cadavre du maquisard à nouveau
enterré, qui aura le courage d’aller à sa recherche ? Le dernier
carré des maquisards d’autrefois ? Mais la double traversée du
lac, en file indienne, par les barques ornées de drapeaux
rouges — admirables plans silencieux où, dans un paysage
crépusculaire, se déchiffre la nostalgie d’une révolution qui
pourrait être authentiquement libératrice — relève-t-elle du
réel ou de l’imaginaire?
Beaucoup plus que Le Voyage des comédiens, Les Chasseurs
est empli d’amertume et de désenchantement, comme le recon-
naît l’auteur lui-même, confiant, en avril 1977, à Michel
Ciment :
Aujourd’hui l’impression d’un piétinement politique, d’une confu-
sion terrible qui est due non seulement à la division de la gauche,
mais aussi au fait que cette gauche n’est pas si loin d’un centre qui
n’est pas vraiment distinct de la droite représentée par Caramanlis.
Les jeunes ne savent pas où aller. [...] On a un sentiment de vide.
On a l'impression que la situation va se prolonger ainsi et que tous
ces morts, ces emprisonnés, c'était pour rien. C’est pourquoi, à la fin
de mon film, l’ex-communiste Yorgos, devenu entrepreneur, enterre le
cadavre comme les autres.’
Sept ans plus tard, cette impression d’amertume, cette sen-
sation de désenchantement seront encore plus accentuées dans
Voyage à Cythère, transcrites par la psychologie des person-
nages, le climat de l’œuvre — la nuit, le brouillard, la pluie
—, le choix de couleurs froides et la dynamique du récit qui
expulse inexorablement vers la mort Spyros, le vieux militant
révolutionnaire, de retour d’exil.

90
1. Théo ANGELOPOULOS, Jeune cinéma, n° 107, déc. 1977-janv. 1978 (propos
recueillis par Henry WELSH).
2. Pour une étude très précise de la structure du récit, le lecteur se repor-
tera à Positif, n°194, juin 1977.
3. «Entretien avec Théo Angelopoulos», Positif, n° 194, juin 1977 (propos
recueillis par Michel CIMENT). ù
4. Point de départ — on s’en souvient — de Z, de Constantin Costa
Gavras.
5. Cf. notre étude «L'Espace, le mouvement et la figure du cercle (de Les
Sans-espoir à Psaume rouge)» in Miklos Jancso (Paris, Lettres Modernes, Coll.
«Études cinématographiques», n°° 104-108, 1975).
6. Cf. Isabelle JORDAN, «Le Fantôme de l’agora (sur Les Chasseurs)»,
Positif, n°194, juin 1977.
7. Selon le mot de Théo Angelopoulos (Le Monde, 22 oct. 1977).
8. Cf. Isabelle JORDAN, loc. cit.. Dans La Psychologie de masse du fas-
cisme, Wilhelm Reich soutient que le fascisme se reconnaît à cela qu’il est
accepté par les masses.
9. Avant nous, Isabelle Jordan a fait ce rapprochement (ibid. ).
10. Cf. «Entretien avec Théodore Angelopoulos», par Michel CIMENT, Posi-
tif, n°174, oct. 1975.

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LES CHASSEURS

LE CADAVRE ET L’HISTOIRE

par CHRISTIAN ZIMMER

E film de Théo Angelopoulos, Les Chasseurs, est bâti tout


L entier autour d’une métaphore/métonymie : un cadavre,
qui a pris la place de l'Histoire. Que résulte-t-il du parti
adopté par le cinéaste? Comment, plus exactement, se mani-
feste l’originalité de son film par rapport à l’Histoire et au
cinéma historique traditionnel?
Précisément, par l’absence d’un narrateur, d’un maître du
discours historique, d’un point de vue situé hors de l'Histoire,
et qui permette de la dominer, de la raconter. En ce sens, Les
Chasseurs sont exactement le contraire d’un film tel que Le
Fond de l'air est rouge, de Chris Marker, qui, bien que fait de
documents authentiques et ne relatant que des faits réels, ne
trouve en nous, spectateurs, une telle résonance que parce
qu’une voix extérieure à l’Histoire s’y fait entendre, que la
problématique de la Révolution — introuvable et possible — y
est entièrement assumée par une subjectivité. Angelopoulos,
donc, a voulu réaliser un film sur la présence/absence de
l'Histoire, celle-ci ne pouvant être réellement et seulement pré-
sente qu’à travers la voix, le discours d’un narrateur, à travers
la maîtrise d’un autre.
Il est donc absurde d’opposer le symbolisme au réalisme :
c’est, au contraire, le symbolique qui est réaliste. Le système
verbal donne l’impression de ne rien cacher du réel, par l’in-
termédiaire de cette autre impression (ou de cette illusion)

2
que les mots s’ajustent exactement aux choses. Mais, en réa-
lité, il n’y a que le code qui soit ici entièrement révélé, dont
rien ne soit caché. Ne confondons pas présence et réalisme.
Dans le symbole, effectivement, il y a une dimension fonda-
mentale d’absence : cette absence n’est pas irréelle, elle est
elle-même une dimension du réel.
Que le symbolique appartient au réel, qu’il ne trouve nulle
part mieux qu’au cinéma sa pleine expression (en raison de la
nature réaliste/poétique de celui-ci), aucun film ne le prouve
sans doute plus éloquemment que celui d’Angelopoulos. Et,
semble-t-il, de quatre façons différentes.
Le première est un procédé relativement connu, qui a eu,
qui a peut-être encore la faveur de nombreux cinéastes
l'usage du plan long, du plan-séquence, l’accent placé très net-
tement sur la durée, sur la fixité de l’image (et, par là même,
de l'objectif). Mais, précisons-le tout de suite, il ne s’agit pas
du principe cher à André Bazin de non-morcellement du réel,
de refus du montage, destiné à permettre à la réalité d’expri-
mer son sens, ultime et secret (et, par suite, unique). C’est
d’abord — on ne l’a peut-être pas très souvent remarqué —
une exigence qui apparaît liée à d’autres exigences fondamen-
tales du réalisme. Il est assez rare que le plan-séquence, que
la durée du plan ne s’accompagnent pas d’un refus d’un tout
autre genre que celui du montage, à savoir celui du cadrage
savant, inattendu, de l’éclairage artificiel, éloigné de celui que
procure la lumière naturelle. Le mariage de ce parti pris tem-
porel avec le tournage en extérieur ou en lieux réels (d’où
l'éclairage naturel) est en tout cas assez frappant dans Les
Chasseurs. I] l’est tout autant — et ce n’est pas ici une simple
parenthèse — chez des cinéastes tels que Jean-Marie Straub et
Danièle Huillet. Fortini-Cani et, à un moindre degré, Toute
Révolution est un coup de dés montrent à quel point cette
volonté de faire durer la vision, de l’imposer aux spectateurs
est liée intimement à son contenu, sinon de réalité proprement
dite, du moins de reflets d’une authentique réalité. Et, de fait,
la préoccupation d’Angelopoulos et celle de Straub et Huillet

94
sont, jusqu’à un certain point, identiques : faire en sorte qu’il
n’y ait pas adéquation entre le champ ouvert à la perception
(ceci, dans un sens temporel plutôt que spatial) et l’objet
même donné à voir, que la perception, en somme, excède,
déborde largement cet objet. Toutefois il n’est pas question ici
de révéler quelque sens métaphysique, transcendant à la réa-
lité: il n’est question que d’instaurer les conditions d’un voir
véritable, d’une perception qui soit au-delà de la perception,
celle qui requiert la simple information (et à laquelle se limi-
tent la plupart des cinéastes) étant de toute évidence, pour
Straub et Huillet, et sans doute aussi pour Angelopoulos, en
deçà de ce voir véritable. En d’autres termes, il faut compren-
dre, si l’on peut dire, qu’on ne commence à voir que lors-
qu’on a fini de voir. Là encore, poésie et réalisme se rejoi-
gnent. Où, si l’on veut, poésie n’est ici que réalité; elle n’a
rien à voir avec la métaphysique ou l’irréel. Le caché n’est
pas l’invisible ; l’absence n’est pas le surnaturel. L’insistance
temporelle ne crée pas un au-delà, mais un manque — celui
qui résulte de l’inadéquation de la durée perceptive avec les
besoins d’une simple information, d’une simple prise de pos-
session de l’objet par le regard. L’écart entre ces deux durées,
l’une imposée, l’autre fonctionnelle, creuse le lieu d’une
absence, dessine la figure d’une absence.
Second procédé d’Angelopoulos : l’amputation du visible. À
noter d’abord : cette amputation n’est pas en contradiction
avec le réalisme, elle peut se justifier réalistement. Deux
exemples : les deux militants communistes qui se retrouvent
sur la plage et engagent une partie de football avec un ballon
imaginaire, et la femme du monde qui se lance, sur la piste
de danse, dans les bras, eux aussi imaginaires, du roi, et finit
par faire l’amour avec ce partenaire invisible. À quoi avons-
nous affaire ici, sinon au simulacre, au travail du mime? Or,
qu'est-ce que le simulacre, sinon la désignation, le marquage,
d’un objet perdu, l’action de substitution? Qu'est-ce que le
mime, sinon la signification d’une absence/présence ? Mimer,
c’est en somme signifier deux fois, redoubler le signifiant, en

15
le posant d’abord comme réel, puis comme perdu. Nous retrou-
vons là l’expressif : du fait de l’absence, le geste est surévalué,
intensifié, il devient sursignifiant, C’est une chose qu’on peut
facilement vérifier au théâtre, où les tentatives réalistes n’ont
jamais réussi, loin de là, à approcher le degré d’expressivité
des mises en scène fondées sur la simulation, le dépouillement
du représenté.
Le troisième procédé utilisé par Angelopoulos — le simula-
cre — apparaît ainsi étroitement lié au quatrième : le recours
à la métaphore théâtrale. Rues et places des villages ressem-
blent à des scènes de théâtre, où l’on danse et où l’on fait
l'Histoire, façades ressemblant à des décors, rideaux tirés et
refermés sur l’objet de la métaphore (l’Histoire/cadavre), pré-
sent sans cesse envahi par le passé qui fait retour sous forme
de reconstitution, de représentation. S’observe ainsi, non pas un
refus du réalisme, mais une dénonciation du faux réalisme
cinématographique — ce qu’on appelle le vraisemblable — par
un redoublement du simulacre, du faux-semblant, redouble-
ment qui démasque l’imitation du vrai et dit finalement le
vrai par un détour.
Comme au théâtre, les morts se relèvent — les possédants
exécutés par les maquisards communistes —, mais ce n’est pas
pour saluer.: c’est pour reprendre leurs réjouissances, la fête
de l’oubli et l’égoïsme de classe. Le cadavre, cependant, est
toujours là, l'Histoire demeure, comme un objet gênant,
encombrant, planté au beau milieu du présent. Il faudra l’en-
terrer à nouveau.

96
IDÉOLOGIE ET POUVOIR

ALEXANDRE LE GRAND
par MICHEL ESTÈVE

ISTOIRE ET IDÉOLOGIE dialoguent inlassablement dans


l’œuvre de Théo Angelopoulos. Une perspective historique
prédominait dans Jours de 36, Le Voyage des comédiens et Les
Chasseurs, où l’auteur stigmatisait l’esprit du fascisme et l’idéo-
logie totalitaire dans la Grèce des années 1930-1970. Certes,
Alexandre le Grand, lui aussi, est inspiré par l’Histoire.
Tout d’abord par la figure mythique du grand conquérant,
symbole, en Grèce, d’un libérateur du peuple. Théo Angelo-
poulos a confié à Michel Ciment! que l’une de ses sources
d’inspiration avait été le «théâtre d’ombres grec» qui, pendant
et après l’occupation de la Grèce par la Turquie, «a utilisé
des personnages qui venaient des époques les plus lointaines,
dont celui d'Alexandre le Grand». Les chemins du réel recou-
pent parfois ceux de l’imaginaire puisque, rappelle le cinéaste :

Pendant la guerre d’indépendance contre les Turcs, il y avait un


homme du nom de Kolokotranis qui s’habillait avec un casque et
empruntait au personnage légendaire d’Alexandre ses gestes et ses
vêtements. Et même pendant la Deuxième guerre mondiale, dans la
Résistance, un combattant, Arès Velouchiotis, se faisait passer pour
un nouvel Alexandre et prolongeait ainsi une tradition qui remonte à
l’époque byzantine [...].!
Puis par le souvenir d’un événement historique : la capture,

97
en avril 1870, d’un groupe de diplomates et d’aristocrates bri-
tanniques par des bandits, suivi du massacre des prisonniers, à
Dilessi, près de Thèbes!.
Inspiré par l'Histoire, Alexandre le Grand propose avant
tout une réflexion sur l’idéologie, et en particulier sur l’idéo-
logie socialiste dans ses rapports avec la prise du pouvoir. La
fiction recoupe ici une parabole sur le destin d’un homme de
gauche métamorphosé par un pouvoir dont il s’est emparé.
Alexandre le Grand ou l'idéologie de gauche en question.
L'époque à laquelle se situe le récit de l’œuvre le suggère déjà,
la vision du monde des protagonistes comme l’aventure inté-
rieure d’Alexandre, le «brigand bien-aimé», l’attestent. Si le
récit s’ouvre exactement au moment où les douze coups de
l’horloge du palais royal d'Athènes, égrenés dans la nuit de la
Saint-Sylvestre 1900, sonnent la naissance du xx: siècle, c’est
parce que Théo Angelopoulos estime! que le projet de trans-
formation du monde par le socialisme lun des grands
rêves du XIX° siècle — doit être confronté avec la réalité de
notre temps.
Le socialisme revêt ici trois visages. Celui de l’anarchisme :
les immigrés italiens qui exaltent une liberté sans entraves
pour l'individu. Celui d’un communisme pragmatique, quoti-
dien (propriété abolie, mise en commun du travail et des
biens), incarné par le maître d’école, soutenu par les paysans
du village. Celui, enfin, d’un dogmatisme radical, ennemi de
toute concession : Alexandre, dont le dessein initial, pur et
dur — l'échange des diplomates britanniques pris en otages
contre la remise des terres aux paysans, l’amnistie pour lui et
ses compagnons, évadés de la prison? d’Athènes —, se heurte
très vite à l’exercice du pouvoir. Les deux premiers visages se
confondent avec celui de l’utopie, symbolisée par la volonté
d’arrêter le temps. Le maître d’école a fait mettre en sommeil
horloge du village, que brise en partant le groupe des anar-
chistes. Alexandre, quant à lui, ordonne d’emblée de remettre
en marche l’horloge; réintroduisant le temps dans l’Histoire, il
n’en oriente pas moins celle-ci dans une direction opposée à

98
Alexandre le Grand (Coll. Fédération française des ciné-clubs)

son projet politique de libération des pauvres.


Accueilli comme un libérateur, le «brigand bien-aimé» suc-
combe rapidement au vertige provoqué par l’exercice du pou-
voir. La connotation religieuse de plusieurs séquences — la
présentation du bandit dans la clairière, le baptême dans la
rivière, le repas évoquant la Cène, Alexandre/saint Georges
posant pour un photographe devant une toile peinte où se
dresse un dragon? —, de même que l’ordre donné aux com-
pagnons du bandit et aux paysans de détourner leurs regards
pendant les crises d’épilepsie du héros suggèrent la «déifica-

99
Alexandre le Grand (Coll. Fédération française
É des ciné-clubs)

tion» d’un homme devenu prisonnier de son propre mythe.


L’épilepsie elle-même revêt une connotation symbolique : elle
s’interprète comme une sanction pour qui tente de dépasser la
condition humaine“. La révolte contre «l’ordre établi» d’Athènes
débouche sur une nouvelle tyrannie, totalement injustifiée.
Dans le village, Alexandre impose une autorité sans partage,
qui ne tolère aucune opposition : permissions nécessaires pour
se déplacer, vivres et armes confisqués, opposants fusillés
(admirable plan-séquence où la propre belle-fille du bandit,
drapée dans la robe de mariée de sa mère, vient partager la
mort des résistants). Ainsi, après un éphémère espoir, la
liberté est-elle rapidement brisée par celui même qui aurait pu
et dû l’exalter.

100
Au pouvoir central, Alexandre refuse tout compromis. L’exé-
cution des otages provoque l’intervention sanglante de l’armée
dans le village et le retour des paysans sous la coupe des
grands propriétaires terriens’. Tragique exemplaire d’une poli-
tique du «tout ou rien» : tous les protagonistes (ou presque)
meurent, Alexandre lui-même est tué, puis dévoré — l’admira-
tion se transformant en haine — par ceux-là mêmes qu’il
aurait voulu sauver du servage. Au sol, il ne reste plus de lui
qu’un buste de plâtre blanc et une tache de sang rouge. Les
paysans, les pauvres, les humbles n’ont pas été libérés, en
dépit d’un projet politique initialement généreux. Cette absence
de libération est peut-être suggérée par la figure du cercle‘,
insérée à plusieurs reprises à l’intérieur des plans-séquences et
dessinée soit par le déplacement des personnages — fiacres, à
l’ouverture du film ; Alexandre sur son cheval blanc, tournant
en rond dans la clairière ; cercles ou demi-cercles des paysans
dans le village —, soit par d’amples panoramiques (à 360 ou
même 540 degrés). Les déplacements des personnages évoquent
d’ailleurs — un peu comme chez Miklos Jancso — une cho-
régraphie, qui répond à une volonté d’abstraction reconnue
par le cinéaste lui-même, soucieux de «montrer une idéologie
en marche et non le réalisme des choses»!.
Théo Angelopoulos dresse ainsi un réquisitoire contre un
homme de gauche qui se coupe du réel et se sépare des
masses qu’il prétend diriger sans leur demander leur avis. Le
refus du dialogue et de la communication se traduit par la
solitude et le silence quasi permanent du héros. Alexandre ne
prononce, en effet, quelques paroles qu’à deux reprises : au
début du récit, lorsqu'il évoque l’échange des otages ; après le
bref déroulement du procès public achevé par la mort du pro-
cureur, qu’il tente de justifier par ces simples mots : «il le fal-
lait, il le fallait...» En réalité, il ne tente de communiquer
qu'avec sa femme, assassinée le jour même de son mariage, et
dont il conserve fidèlement la robe blanche de mariée.
Le sens de l’apologue se dégage ainsi clairement du récit
lui-même : au contact du pouvoir, l’idéologie peut se retour-

101
Alexandre le Grand : Éva Kotamanidou (la belle-fille d'Alexandre) (Coll. Maryvone Dele
ner contre elle-même si le cœur de l’homme ne change pas.
Transformé par l’exercice du pouvoir en dictateur, un homme,
qu’il insère son projet politique dans une ligne de conduite de
«droite» ou de «gauche», aura toujours tendance à bafouer la
dignité des humbles. À ce propos lucide un relief exceptionnel
est donné par les structures esthétiques d’un récit où une
étonnante alliance du théâtre, de la peinture et du cinéma
affirme la suprématie absolue de l’image sur la parole : « Chez
moi, c’est vrai, j'ai tendance à recourir à l’image avant tout
pour faire évoluer le film.» Dans les films où il y a beaucoup
de dialogues «on ne laisse pas assez jouer toutes les possibilités
de l’image, toute sa charge d'ambiguité»\.
L'influence du théâtre est ici manifeste, comme dans Le
Voyage des comédiens. Personnages symboliques : Alexandre
lui-même, le maître d’école, la belle-fille du bandit, le petit
garçon du village, les anarchistes. Monologue prononcé face à
la caméra, comme sur une scène par un acteur face au public :
je pense à la première séquence où un personnage secondaire,
qui ne réapparaîtra plus, évoque le destin du véritable Alexandre
le Grand; ou encore à la séquence où le bandit justifie le
meurtre du procureur. Ton et jeu des acteurs : la diction de
certains personnages secondaires et la manière dont sont
mimées les crises d’épilepsie renvoient à l’évidence à une esthé-
tique propre au théâtre. Enfin la disposition même des prota-
gonistes, à l’intérieur de certains plans-séquences, sur un espace
en forme de cercle évoque très exactement la scène d’un théâ-
tre. Donnons deux exemples : l’apparition, au clair de lune,
d’Alexandre sur son cheval blanc, dans la clairière silencieuse;
l'exécution par les armes des opposants au bandit.
Si, comme d’habitude chez l’auteur, l’influence du théâtre
est évidente, celle de la peinture apparaît ici beaucoup plus
prononcée que dans les films précédents. La beauté picturale
du récit naît d’abord des paysages grecs, mais aussi de la
composition des plans et surtout de l’utilisation des couleurs
qui épousent la structure du récit en deux grandes parties. La
montée du héros est traitée en tonalités claires, vertes, brunes

103
et bleues ; sa chute en teintes plus sombres, où s’insèrent la
pluie et la neige. Tant pour les extérieurs que pour les inté-
rieurs, Théo Angelopoulos joue fréquemment sur l’alliance de
trois couleurs distinctes d’où sourd une éclatante poésie. Au
moment de la seconde apparition d'Alexandre — séquence de
la clairière”, éclairée par un pâle clair de lune —, le cheval et
la couverture du brigand trouent le bleu de la nuit d’une
double tache blanche et rouge. Au cours de la séquence où
l’on discerne au sol des moutons gisant inanimés, après avoir
été, semble-t-il, empoisonnés, alors que les paysans, immobiles,
crient leur douleur, le dos tourné à la falaise (où l’on croit
voir inscrits les contours d’un visage humain), le vert glauque
du fleuve s’oppose au blanc de la toison des cadavres et au noir
des vêtements. Pendant le plan-séquence du retour d'Alexandre
dans sa maison, l’auteur établit un contraste très net entre le
blanc de la robe de mariée de l’épouse disparue, le noir du
manteau du bandit et le rouge de la couverture disposée sur
le tit:
Théâtre et peinture se fondent cependant dans le creuset
d’un superbe récit spécifiquement cinématographique qui, loin
du montage classique, s’appuie sur une remarquable utilisation
du plan-séquence à l’intérieur duquel une alternance de cas de
figures exclut toute monotonie. L’auteur utilise des figures
contrastées. Tantôt les personnages et la caméra sont immo-
biles : par exemple, dans le plan-séquence où le petit Alexan-
dre interroge le maître d’école : «Le pouvoir, c’est? La
propriété, c’est ?...» Tantôt, au contraire, personnages et caméra
se déplacent constamment à l’intérieur du plan-séquence : la
nuit de la Saint-Sylvestre 1900, où d’amples travellings et
panoramiques s’unissent aux déplacements des fiacres, devant
le palais royal d’Athènes illuminé. Une dialectique de la mobi-
lité et de l’immobilité se discerne également au sein des plans-
séquences. La caméra peut être immobile, le personnage,
mobile : c’est le cas de figure de la première séquence, où
acteur s’avance lentement vers nous en évoquant le destin
historique d’Alexandre le Grand. Inversement, les personnages

104
demeurent parfois immobiles alors que la caméra se déplace
très lentement. Souvenons-nous du très beau plan-séquence,
qui fait penser à une «Cène» agnostique. Un cadrage frontal
nous présente tout d’abord une longue table recouverte d’un
drap blanc, derrière laquelle sont assis Alexandre et ses com-
pagnons, tels le Christ entouré de ses apôtres. Dans un pre-
mier temps, le cadrage n’a fait apparaître que le «brigand
bien-aimé». Dans un second temps, un lent travelling arrière
nous a fait découvrir progressivement tous ses compagnons.
Dans un troisième temps, le travelling arrière révèle la pré-
sence des paysans, admiratifs et figés sur place, tandis que
l’on entend en son off : «Saint vin! saint pain! Saint Georges
vainqueur du dragon! Soleil...» (Théo Angelopoulos fait appel
à ce même procédé au cours de la séquence des moutons
empoisonnés.) La disposition des personnages dans l’espace, la
primauté de l’image sur la parole, le lent dévoilement du réel
par le regard de la caméra, le contenu même du plan donné à
contempler évoquent une forme nouvelle de théâtre antique
insérée dans un récit cinématographique.
Le plus souvent, cependant, à l’intérieur d’un même plan-
séquence, l’auteur fait alterner immobilité et/ou mobilité de la
caméra et des personnages. Je donnerai comme exemple ce
que j’appellerai la «séquence du pendu», insérée dans le pre-
mier quart du récit. Alexandre est arrivé dans son village
natal et a décidé de rendre au pouvoir central d’Athènes, non
ses otages, mais leurs compagnes. La caméra nous donne tout
d’abord à observer un plan d’ensemble d’une place du village.
Sur la gauche de l’écran, un homme est pendu à la branche
maîtresse d’un arbre. Figé dans l’immobilité, le plan-séquence
s’anime : déplacements de bandits, entrée dans le champ des
soldats, puis des calèches où viennent se réfugier les com-
pagnes des otages. Initialement immobile, la caméra s’est insen-
siblement mise en mouvement pour souligner, en harmonie
avec un jeu sur la Sani de champ, les déplacements des
protagonistes.
Cette dialectique du mouvement et de l’immobilité détermine

105
(comme d’ailleurs dans l’œuvre de Miklos Jancso, en particu-
lier depuis Psaume rouge) un montage radicalement différent
du montage classique. Un montage en quelque sorte interne
au plan-séquence, qui découpe celui-ci en unités distinctes et
repose sur les positions successives des acteurs et les mouve-
ments de caméra (travellings et panoramiques). Ceux-ci modè-
lent fréquemment l’espace en y incrustant les protagonistes,
immobiles ou en mouvement.
Au rôle essentiel tenu par le temps dans Le Voyage des
comédiens et Les Chasseurs correspond ici celui de l’espace.
Dans de nombreuses séquences, la beauté du film sourd aussi
d’une exploration de l’espace, entreprise par les mouvements
de caméra qui s’insèrent dans les plans d’ensemble ouverts sur
la profondeur de champ. Entouré de collines, comme isolé du
monde, un village de Macédoine vibre sous notre regard dans
cette confrontation d’une idéologie et du pouvoir. Théo Ange-
lopoulos, pour développer sa parabole, aime recourir à l’abs-
traction, mais en s’appuyant sur le réel : «[..] j'ai besoin d'un
premier niveau de réalisme à partir duquel l'imaginaire»! peut
s'épanouir. Avec ses toits d’ardoise, ses pierres polies et bru-
nies par les siècles, les larges pavés ronds de ses rues, ruisse-
lants d’eau de pluie et de boue, le village nous devient vite
familier. Mais l’absence de plans rapprochés, l’écart constam-
ment observé entre la caméra et les personnages provoquent
un effet contraire de «distanciation» — appel à notre liberté
de jugement. Celle-ci doit également s’exercer pour comprendre
ce qui se déroule dans l’espace off, c’est-à-dire dans ce que le
plan-séquence ne montre pas, mais nous laisse deviner, Ainsi
l’assassinat des otages est-il suggéré par la sortie hors champ
d'Alexandre, sabre au poing, puis — après un temps d’attente
à l’intérieur du même plan-séquence — par le retour du bri-
gand sous nos yeux, le sabre rouge de sang.
La longueur de nombreux plans-séquences introduit déjà
en elle-même le temps dans l’espace, offrant au spectateur tout
loisir de décrypter librement le sens d’une action qui se déroule
sur un rythme, en général, assez lent. La nature même du plan-

106
séquence permet en outre au cinéaste de faire appel à une
durée qui dilate le temps, soit que se développent comme
naturellement les «temps morts» gommés par l’ellipse dans le
montage classique (cf. la séquence où Alexandre ordonne à
ses compagnons de remettre en marche l’horloge du village),
soit que s’établisse une coïncidence entre le temps de la fiction
et celui de la réalité (le déroulement normal du fait relaté). À
cet égard, deux plans-séquences sont particulièrement significa-
tifs. Le premier, placé au début du récit, est celui de l’évasion
des bandits, qu’une caméra omnisciente bien placée et immo-
bile nous permet d’observer comme si nous étions dans les
lieux, avec ces portes qui s’ouvrent successivement, ces ombres
qui se faufilent dans le couloir à demi obscur de la prison
avant de disparaître, en profondeur de champ, dans un halo
de lumière ouvert sur la liberté. Le second, inséré peu de
temps après dans la diégèse, est celui de la capture des diplo-
mates britanniques venus, en souvenir de Byron, contempler le
lever du soleil, à l’aube du XX: siècle, au milieu des ruines du
temple de Poséidon, au cap Soution. L’auteur introduit un
double effet de suspense et de surprise en jouant sur la profon-
deur de champ et le déplacement des personnages dans l’es-
pace, avec ce recul des diplomates britanniques pour une raison
que nous ignorons, cette attente qui semble se prolonger indé-
finiment, suscitant à la fois l’interrogation et la crainte dans le
récit et en nous-mêmes, enfin avec l’entrée dans le champ du
brigand sur son cheval blanc, suivi par ses compagnons.
Au finale de l’œuvre, Théo Angelopoulos contracte le temps
à l’aide d’une ellipse, implicitement chargée d’espérance. Le
meilleur élève du maître d’école, l’adolescent, a lui aussi pour
nom : Alexandre. C’est en lui que l’auteur symbolise l’espoir :

J’ai pensé que si le mythe est mort, il doit néanmoins exister un


espoir. Et cet espoir, c’est la nouvelle génération. Le petit Alexandre
a vécu l’expérience ratée, il a une mémoire historique, mais c’est un
homme à la hauteur de l’homme, un personnage ordinaire ayant reçu
une blessure qui lui permettra peut-être de trouver une nouvelle
voie. !

107
Alexandre le Grand : Ilias Zafiropoulos (le petit Alexandre)
(Coll. Maryvone Deleau)

108
Blessé au front au cours de l’intervention de l’armée dans le
village, il est hissé sur un cheval, que l’on chasse hors du vil-
lage et du temps, puisque la dernière (et très brève) séquence
le fait réapparaître à notre époque, sur un plateau dominant
Athènes. L’aube va se lever sur une nouvelle expérience poli-
tique confiée à un nouvel Alexandre, qui s’avance vers la cité
prêt à poser des questions et non à imposer des réponses
toutes faites, capables de faire ressurgir la dictature. L’échec
de l'idéologie, prise au piège de la fascination exercée par le
pouvoir, n’en laisse pas moins subsister un faible espoir.
L’imaginaire et le réel s’unissent ici inextricablement. À cet
égard, Alexandre le Grand, plus que Les Chasseurs, où l’ima-
ginaire traité était celui de la Bourgeoisie, se rapproche du
Voyage des comédiens où s’exprimait — selon le mot de l’au-
teur — un «imaginaire populaire», davantage encore un «art
populaire». Voyage à Cythère affirmera la primauté de l’ima-
ginaire sur le réel, autant que celle du désenchantement sur
l'espoir.

1. Michel CIMENT, «Entretien avec Théo Angelopoulos (sur Alexandre le


Grand)», Positif, n° 250, janv. 1982.
2. Comment expliquer l’évasion d’Alexandre et de ses compagnons? Qui
l’a organisée? Le récit du film ne permet pas de répondre à ces questions.
L’auteur dit lui-même : «On peut penser que les propriétaires ont facilité son
évasion pour créer un conflit au sommet qui les servirait. On peut le penser,
mais je n'ai pas à le dire. Cela pourrait être autre chose tout aussi bien. Ce qui
est important, c'est qu’il est parti mystérieusement.» (ibid). D’où le prestige
dont bénéficie le «brigand bien-aimé» aux yeux des paysans.
3. Ce plan-séquence a été inspiré à l’auteur par le théâtre d’ombres grec
qui évoquait Alexandre le Grand avec «son casque, son habit intemporel» ; il
«venait tuer le mal, le dragon qui terrorisait le pays et se transformait en un
autre saint Georges» (ibid.).

109
4. À ce sujet, Théo Angelopoulos confie à Michel Ciment : «Ce person-
nage ne parle pas parce qu’il est absent comme le Salvatore Giuliano de Rosi,
mais parce qu’il ne communique pas avec les autres. Quand il essaie de parler il
a une crise d'épilepsie. Vous savez que, d'après Hippocrate, l'épilepsie était la
maladie des héros parce qu’on ne pouvait pas l'expliquer. C'était une sorte de
folie : dans la crise l’épileptique veut atteindre Dieu et il est frappé en retour. Il
y avait là comme une punition infligée à celui qui veut dépasser les normes
humaines [|…].» (ibid.).
5. Un bref plan-séquence nous présente l’un d’eux sous l’aspect d’une
sorte de nabab, petit et rond, assis sur une chaise de bois au milieu d’une
immense étendue déserte, «un instant croqué à la Grosz» (comme le note
François RAMASSE in Positif, n° 262, déc. 1982).
6. Cf. François RAMASSE, « Alexandre le Grand», Positif, n° 262, déc. 1982.
7. Où la partition musicale, inspirée d’une musique religieuse byzantine
pour solos et chœurs (cf. Positif, n° 250), unie à l’éclairage et au jeu des cou-
leurs, contribue à mettre en relief le caractère charismatique d’une mission
que le bandit trahira.
8. Dotsico (cf. Brizio MONTINARO, «Notes sur le tournage d’A/exandre le
Grand», Positif, n° 250).

110
10

ATHÈNES, RETOUR SUR L'ACROPOLE

par LORENZO CODELII

« E matin, dans les faits divers du journal, il y avait la


C nouvelle qu’un vieil Ulysse grec qui avait passé de longues
années en Australie était revenu et était mort sur l’Acropole.
J’ai imaginé que ce vieux, émigré qui sait quand, et fatigué
de ses très longs voyages, était revenu. Et après avoir retrouvé
quelques parents et fêté la rencontre, avait pensé, comme véri-
table fête, à monter sur l’Acropole.
J’ai imaginé que je montais avec lui le même soir.
La lune était pleine et les pierres blanches brillaient comme
par magie. Ensemble nous avons marché à travers les ruines
du temple. Nous avons marché encore un peu. J’ai regardé
ma montre et lui il m’a dit : “Il est très tard”. Nous avons
pris l’escalier et nous avons commencé à descendre dans le
théâtre de Dionysos. Le théâtre était ouvert et éclairé comme
pour un spectacle.
Le vieux a marché en silence vers la scène. À l’improviste,
il a eu un tremblement et il est tombé sur le dallage de l’or-
chestre. Sa main a battu son flanc comme une aile, ses jambes
se sont ouvertes. Il a eu un spasme et il est demeuré immobile.
Le grand oiseau de la mort s’était arrêté au milieu du ciel. »
Dans cet épisode raconté vers la fin d’Athènes, retour sur
l’Acropole par la voix off du narrateur-metteur en scène est
clairement contenu un premier germe de l’intrigue de Voyage
à Cythère, le prochain long-métrage d’Angelopoulos. Dans un

111
autre bref souvenir évoqué par la voix narratrice, on peut même
déduire peut-être les raisons du choix, comme protagoniste du
prochain film, de l’acteur Giulio Brogi : dans une lettre écrite de
prison par l’ami Panteli, celui-ci se souvient de leur camarade
Casiballis qui sur l’Acropole s'était mis à crier «Cocorico!
Cocorico!», et les coqs des alentours s'étaient réveillés et lui
avaient répondu en chœur avec leurs cocoricos. Épisode analogue
à celui mis en scène par Bernardo Bertolucci dans son splendide
Stratégie de l’araignée, film dans lequel justement le père du
protagoniste (Giulio Brogi) réveillait avant l’aube les cogs de la
campagne du PÔô en imitant leur cri.
En plus de ces échos qui sautent aux yeux, Athènes révèle de
nombreux aspects intimes de la biographie de l’auteur. Pendant
que la caméra cadre des ouvriers qui enlèvent l’enseigne lumi-
neuse du cinéma MARS, la voix de l’auteur nous dit que ce fut
là que, échappé de l’école un après-midi dans une des premières
années de l’après-guerre, il vit le premier film de sa vie, Les
Anges aux figures sales (Michael Curtiz, 1938) ; il se souvient
bien de la marche de Jimmy Cagney vers la chaise électrique. En
même temps, nous voyons la salle de cinéma vide et l’écran
blanc.
L’ambition d’Angelopoulos consiste à mettre en parallèle sa
propre histoire personnelle avec celle, millénaire, de sa ville.
Au début, il cite ce que Périclès avait dit aux Athéniens en
431 avant J.-C. : « Admirez chaque jour la réalité qui est autour
de vous. Cette ville, dans toute sa beauté, doit être aimée
comme une amante. Et à cette beauté, d’autres seront ajoutées
et elles éveilleront l’admiration de notre siècle et de tous les siècles
à venir.»
Ce qui suit, au contraire, représente un portrait affligé et
triste de la dégradation culturelle et urbaine de la capitale hel-
lénique : la caméra impitoyable d’Arvanitis cadre comme à la
loupe et avec des travellings très précis des monuments et des
tombes à la débâcle, des rues très encombrées, de vieilles mai-
sons détruites ou abandonnées, de nombreux édifices énormes
et affreux.
112
La première maison dans laquelle Angelopoulos habita se
trouvait du côté de l’agora, le vieux marché, et elle fut détruite
quand les recherches archéologiques avant la deuxième Guerre
Mondiale conduisirent à la découverte de la «première ville»
sous la ville «fausse». Le jeune Théo demeura frappé pour
toujours par la révélation que sous sa chambre existait encore
la chambre d’un autre garçon du VI: siècle avant J.-C. un
garçon dont on retrouva même un jouet. Cet ancêtre inconnu
est demeuré lié à sa vie ultérieure. Le quartier de son enfance
apparaît à l’heure actuelle intact : l’église byzantine de l’an
1000, la mosquée turque, l’horloge romaine, le cimetière de la
vieille ville. Sur les anciennes dalles fouettées par le vent, la
voix du metteur en scène lit les inscriptions funéraires, si
nobles, si vibrantes et lyriques. Il ne le dit pas mais on peut
imaginer que déjà, lorsqu'il était enfant, il se promenait fas-
ciné entre ces tombes tellement riches de civilisation.
La deuxième maison de l’auteur, celle dans laquelle il passa
les années de la guerre, existe encore et se trouve dans la par-
tie occidentale de la ville : une demeure à un étage avec des
arbres dans la cour. La caméra se rapproche pour filmer
l'éclat dans le marbre de la porte extérieure laissé par une
balle tirée en décembre 1944. Et des coups de feu off indi-
quent des souvenirs auditifs inexprimables.
Sa troisième maison, celle de 1960, se trouvait dans un
immeuble moderne d’une zone nouvelle, sur une vaste rue
pleine, à cette époque-là, de petites boutiques. Maintenant, elle
apparaît envahie chaotiquement par le trafic et par les gens. Il
n’y a pas le même pathos que dans les deux lieux filmés
auparavant.
Angelopoulos a retrouvé quelques pages de son journal des
années de guerre, et il nous en lit quelques extraits. Le 12 octobre
1944, il écrivait : « Aujourd’hui, les Allemands sont partis.
Des milliers de personnes sortent dans les rues et s’agenouil-
lent en pleurant...» En décembre de la même année, son maître
d'école, Monsieur Homère (sic!) fut déchiqueté par un coup
de mortier et son sang teignit de rouge l’arbre de la cour de

113
l’école. Ce fut l’instituteur Homère, pendant une mémorable
excursion sur l’Acropole, qui lui raconta un épisode exaltant
de la guerre du siècle dernier entre les Grecs et les Turcs. Les
Turcs assiégés sur le Parthénon et privés de munitions, com-
mencèrent à abattre les marbres de l’édifice pour récupérer le
plomb qui tenait liés les blocs et ainsi en faire des balles pour
les fusils. Ulysse, qui commandait les troupes grecques, pro-
posa aux ennemis (avec l’accord unanime de ses soldats) de
leur fournir des munitions à la condition qu’ils ne continuent
pas à démolir les temples. Aïnsi, ces héros sauvèrent les
monuments.
Des gravures et des dessins du XxIx° siècle montrent com-
ment la ville était alors : un agglomérat champêtre de construc-
tions en style néo-classique, l’unique style dominant. Cepen-
dant, note l’auteur, l’unique norme du «plan régulateur» fut,
dès cette époque, l’anarchie de la construction. Autour de
1950, tous ces édifices néo-classiques (évoqués nostalgiquement
dans le film pour leur aura de noble austérité, de lien évident
avec les époques de Périclès et de la splendeur antique) com-
mencèrent à être abattus.
Pendant que la ville se transforme, en pire, l’auteur devient
homme. Avec des phrases synthétiques et gonflées d'émotion
retenue, il se souvient de l’ennui des leçons de droit pénal, de
la découverte de la poésie et de la politique.
19 janvier 1952 : affrontements pour Chypre entre étudiants
et policiers. Le 30 mars est tué le premier étudiant. 18 octobre
1953 : traité Grèce-États-Unis sur l'installation des bases de
POTAN. 1° avril 1955 : luttes armées à Chypre. 6 octobre :
général Caramanlis. 11 mai 1958 : élections. 13 décembre 1959 :
Mgr Makarios devient président de la république de Chypre.
1961 : élections. 23 mai 1963 : assassinat du député Lambra-
kis. Juin : le gouvernement Caramanlis tombe. Novembre :
Papandreou. Décembre : Papandreou donne sa démission. 19
janvier 1964 : Papandreou gagne. Juillet 1965 : un étudiant
meurt. «C’est la fin» (ici la caméra cadre longuement la
silhouette ensanglantée d’un cadavre sur l’asphalte).

114
Pour évoquer la dictature des colonels, Angelopoulos met
en scène un tableau vivant statique : à droite deux figures
d’officier et de soldat à moitié nus, à gauche la même image
recréée avec des acteurs à moitié nus portant sur eux les
signes de l’uniforme. Trois autres images symboliques inter-
viennent rapidement au milieu de l'unité documentaire du
moyen métrage : un garçon à demi nu qui roule en motocy-
clette portant de grandes ailes de papillon dans le dos (l’au-
teur jeune? ce qu’il aurait pu être comme poète et non comme
«politique» ?); un ange nu à côté d’un chapiteau posé à
terre, avec à côté de lui un tableau et dans le fond une maison
néo-classique ; un troisième tableau statique avec un homme
nu incliné, un policier à moitié nu, de dos, un chapiteau et
un joueur de football avec le maillot à rayures blanches et
rouges (synthèse ironique des «divinités» d’aujourd’hui?). À
la fin, ces «acteurs» enlèvent leurs ailes et leurs attributs
symboliques et sortent du champ de la caméra.
«Le film que je ne savais comment finir s’est fini de lui-
même à un certain moment. Les acteurs et les figurants sont
partis. La ville est restée avec toutes ses énigmes. Et alors j’ai
crié au preneur de son embarrassé : “Baisse le volume! Plus
bas! Silence! Silence!” ». La caméra s’approche lentement pour
cadrer une autre caméra placée sur la colline qui domine la
ville.
(traduction : Jean À. Gili)

N.B. Pendant que le générique de fin énumère les scènes


extraites du Voyage des comédiens, des Chasseurs, d’Alexandre
le Grand, dans la version transmise par la RAÏ, celles-ci n’appa-
raissent pas. De plus Athènes est plus court d’environ un
quart d’heure que tous les autres moyens métrages de la série
«Capitales culturelles d'Europe». Nous avons donc l’impres-
sion que l’œuvre visionnée n’est pas du tout complète, mais
nous pouvons nous tromper.

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VOYAGE À CYTHÈRE

11

L’AMPLEUR D’UNE DÉSILLUSION

par GÉRARD PANGON

HACUN finit un jour par faire son Huit et demi. Avec


C: Voyage à Cythère, Théo Angelopoulos en est là. En
pleine désillusion. Car les inquiétudes d’Alexandre le Grand
semblent s’être définitivement muées en désenchantement. Il ne
s’agit plus, dans Voyage à Cythère, de faire un tableau histo-
rique, de porter un regard sur certaines classes sociales ou de
s'interroger sur l’évolution d’un héros. L'Histoire et l’idéologie
n'existent plus qu’en toile de fond ; les événements ont fait
que l’homme se retrouve face à sa solitude sans bien parvenir
à se situer.
Tous les problèmes évoqués dans ce film peuvent d’ailleurs
se ramener à des problèmes d’identité et de situation dans
l’espace et dans le temps. Angelopoulos y fait interférer en
effet le rêve, l’imaginaire et le réel ainsi que le passé et le
présent en mêlant subtilement points de vue objectifs et sub-
jectifs. Aussi, le film se présente-t-il d’abord comme un éche-
veau complexe.
En fait, l’essentiel du récit se passe dans l’imaginaire du
personnage principal, Alexandre, un cinéaste qui prépare le
tournage d’un film. L’espace clos, si fréquent dans les films
d’Angelopoulos — l’espace scénique du Voyage des comédiens,
le huis-clos des Chasseurs, le village encerclé d’Alexandre le
Grand —, est donc devenu l’univers intérieur d’un individu
ramené à lui-même. Les premières scènes, d’ailleurs, sont par-

117
faitement explicites, premières scènes qui constituent la «partie
rêve» du film, comme le signifie le ciel étoilé en mouvement
circulaire! du tout premier plan. Suivent alors quelques scènes
clés.
Après ouverture à partir du noir apparaît de dos un enfant
assis sur un lit face à une fenêtre. On entend un chant nazi.
Dehors, l’enfant s’avance dans une rue vide, tourne à un coin
et découvre un soldat allemand. Celui-ci garde une arche au-
delà de laquelle s’étend la campagne. L’enfant s’approche fur-
tivement, fait tomber le bâton que tient l’Allemand dans son
dos. Poursuivi, l’enfant cherche un refuge, une issue, et frappe
successivement en vain à deux portes. Puis il monte un esca-
lier, passe une autre porte — petite, celle-là — et s’arrête en
position fœtale. Alors que la caméra n’a pas bougé depuis le
début de la poursuite, prenant possession de l’espace de façon
extraordinaire?, avec des panoramiques en forte plongée, on se
retrouve en plan serré sur l’enfant. On entend alors une voix
off” qui donne une indication : «Baisse la tête». Non seule-
ment, donc il s’agit d’un rêve mais aussi du rêve d’un tour-
nage de film. Incroyable richesse de quelques séquences qui
apportent d’une part des informations pour le récit et, d’autre
part, des indications pour la compréhension globale du pro-
pos, en particulier avec le désarroi de l’enfant en fuite qui ne
peut attendre des autres ni chaleur, ni solidarité face à l’op-
presseur, et qui se voit donc contraint de se replier sur lui-
même dans l'espoir éventuel d’une renaissance. On est, en
effet, arrivé au stade du chacun pour soi.
Celui qui a rêvé se réveille alors. C’est Alexandre, qui vient
de se voir enfant dans son film‘. Il se lève, descend un esca-
lier intérieur (symboliquement, celui que l'enfant vient de
monter ?) et il s’interroge. Ainsi commence ce qu’on pourrait
appeler la première «partie réelle», avec des séquences qui
traduisent une recherche d’identité On va de miroirs en
miroirs qu’on franchit les uns après les autres. Miroir de la
vitre qu’Alexandre ouvre au moment où il se réveille (l’enfant,
c'était donc bien lui), miroir de la baie vitrée à travers laquelle

118
Alexandre voit son fils (il s’appelle Spyros) avant d’aller le
rejoindre sur une terrasse. De cette terrasse, Spyros a vue sur
toute la ville qu’il regarde en «dirigeant» le concerto dont
son père vient de faire jaillir les notes lorsqu'il a mis le
tourne-disques en marche. Alexandre appelle Spyros; il fait
rouler vers lui une balle; elle s’arrête à quelques centimètres
de l’enfant : ce n’est donc pas dans cet être de l’avenir qu’Alex-
andre peut se reconnaître. Il continue alors à chercher les
morceaux de ce puzzle’ qu’il a besoin de reconstituer pour se
trouver.
Se trouver pour le cinéaste qu’est Alexandre, c’est, bien sûr,
trouver l’acteur qui lui convient. Ainsi arrivons-nous au studio
en pleine séance de casting. Une seule phrase pour chacun des
vieillards postulants au rôle principal du film projeté : «C’est
moi». Mais aucun de ces acteurs ne satisfait Alexandre qui
s’en va traîner au bar du studio. Jusqu'à ce qu’il découvre
son acteur, un vieil homme venu pour vendre de la lavande.
Nouveau jeu des miroirs, dans un admirable plan-séquence.
Alexandre aperçoit pour la première fois le vieil homme dans
un miroir; Alexandre disparaît du champ et seul l’homme
reste. On le suit; il sort du bar, la caméra reste à l’intérieur.
Alexandre entre dans le champ, hésite à franchir la vitrine-
miroir, le fait et s’arrête de telle façon qu’une étiquette collée
sur cette vitrine masque sa tête alors que le vieillard s’éloigne.
Le transfert est alors fait ; cet homme sera le personnage prin-
cipal du film d’Alexandre, son père, qui a pour nom Spyros
comme le fils. C’est donc de l’homme du passé qu’Alexandre
se sent proche. Quel passé? Le passé historique et idéologique
sur lequel Angelopoulos fondait jusque-là tous ses espoirs.
Dans le métro puis dans la rue, Alexandre suit le vieillard,
Spyros. La caméra à ce moment est tout à fait objective, dans
un long travelling arrière. La caméra s’arrête ; Spyros sort du
champ. On ne voit plus là que le visage interrogatif d'Alexandre
juste avant que la caméra effectue un panoramique, devenant
alors subjective pour découvrir le contre-champ. Il est vide :
la «partie réelle» s’achève ; le film d’Alexandre commence,
119
Voyage à Cythère : Manos Katrakis (Spyros, le vendeur de lavande)
(Coll. Fiches du cinéma)

dans son imaginaire. L’histoire individuelle de Spyros occu-


pera alors le devant de la scène et, à travers elle, Angelopoulos
va scruter l’Histoire du passé et du présent de la Grèce.
On l’a remarqué, les rencontres d’Alexandre avec les deux
Spyros, le jeune et le vieux, sont construites exactement de la
même façon, avec les mêmes jeux de miroirs et de parois
vitrées”. C’est l’un des témoignages de la structure totalement
binaire du film, traduite également par le rôle double de cha-
cun des personnages, l’un dans la «partie réelle» et l’autre
dans la «partie imaginaire» : Alexandre cinéaste/Alexandre,
fils de Spyros ; le vendeur de lavande/Spyros, père d’Alexan-

120
dre ; la maîtresse d’Alexandre/Voula sœur d’Alexandre; le fils
d’Alexandre/ Alexandre enfant ; un figurant vu au studio/Pa-
nayotis, le vieil ami de Spyros ; un figurant habillé en soldat
allemand/le capitaine de gendarmerie, etc. Seule Caterina, la
femme de Spyros, n’existe que dans la «partie imaginaire»,
peut-être parce qu’elle figure la Grèce éternelle, femme, mère,
Pénélope qui a attendu son Ulysse-Spyros pendant trente-deux
ans. Toutefois, d’ailleurs, elle a, elle aussi, son double, mais
qu’on ne verra pas : la femme que Spyros a épousée durant
son exil en U.R.S.S.
Enfin, la «partie imaginaire»!° est, elle aussi, double, for-
mée de deux morceaux, que sépare un retour à la réalité, le
second d’ailleurs, au cours duquel on retrouve les interroga-
tions d’Alexandre cinéaste.
Ces deux morceaux se complètent pour analyser l’ampleur
de la désillusion. Dans le premier, il s’agit du retour de l’exilé
politique, trente-deux ans après son départ, de ses tentatives
de re-connaissance des êtres, des lieux et des idées. Une re-
connaissance qui s’avère rapidement impossible. Car Spyros
découvre au contraire les incompréhensions et les divergences.
Sa réalité, du moins celle qui découle naturellement de ses
convictions idéologiques, n’a pas de rapport avec ce qu’il
observe. Émigré, il était devenu en quelque sorte une abstrac-
tion pour ceux qui étaient restés au pays; de nouveau là, il
conserve ce caractère d’abstraction en regard de ce qui l’en-
toure. Très vite alors, il a le sentiment d’être en décalage,
d’être périmé. Voyage à Cythère est cependant moins une cri-
tique de la société actuelle qu’un constat amer de son état et
de la substitution de valeurs qui s’est produite. Sans faire
totalement siennes les constatations d’Andrei Tarkovsky parce
qu'il n’a pas le même goût que lui pour la spiritualité, Théo
Angelopoulos se retrouve tout à fait proche de l’auteur de
Nostalghia qui déclarait à propos de ce film : «Son but est est
d'essayer d’évaluer les raisons qui ont amené notre civilisation
à la situation affligeante actuelle. Le développement de la réa-
lité matérielle d’une part et le développement spirituel d’autre

121
Voyage à Cythère : Manos Katrakis (Spyros, le père) et Dora Volanaki
(Caterina, l’épouse de Spyros) (Coll. Fiches du cinéma)

part ne se sont pas faits de façon harmonieuse. Il y a une


divergence grandissante entre les deux...»!!.
On observe une divergence entre les aspirations du vieillard
de Voyage à Cythère et ce qu’il retrouve. Significative à cet
égard est la scène des retrouvailles avec ses proches, l’une des
plus émouvantes du film par sa simplicité dans l’image comme
dans les dialogues. «De quelle couleur sont ses yeux?» s’en-
quiert Spyros à propos de Caterina, sa femme, car ce qu’il
attend d'elle, c’est le regard. «Est-ce que tu as mangé?»
demande-t-elle. Et suit alors un repas où tous les invités sont
plus avides de se restaurer que d’exprimer une convivialité.

122
Hanté par tout son passé, Spyros se sent étranger. À tel point
qu’il se remet pour un mot!? à utiliser cette langue qui a été
la sienne pendant trente-deux ans en U.R.S.S., avant de fuir
dans une chambre où le rejoindra Caterina, puis dans un
hôtel où il tentera de retrouver son passé, séjournant briève-
ment là, comme un étranger de passage!?. Puis, après avoir
quitté la ville et son modernisme — le lieu de rupture est une
station-service —, Spyros retrouve Panayotis à l’orée d’un vil-
lage de montagne. Rencontre sonore d’abord, ce qui revêt une
importance particulière parce que le son résiste à l’épreuve du
temps! de même que la complicité et la communion d’idées
de ces deux vieillards'®. Ils l’expriment par le langage codé
qui était jadis déjà le leur, imitation savamment construite de
divers bruits d’oiseaux, et par une déclaration de Panayotis à
Spyros : «j’aime depuis toujours la même femme que toi».
Les étapes de la re-connaissance passent aussi par le cime-
tière doublement symbolique, pour les êtres et les idées défini-
tivement mortes. D’ailleurs, lorsque les habitants du village
apparaissent en foule au loin, Spyros imagine, l’espace d’un
instant, que la solidarité est retrouvée, mais ce n’est qu’une
illusion. Si les gens se rassemblent, c’est pour vendre tout,
peut-être même le ciel. Après avoir senti qu’il était étranger,
Spyros commence à se sentir exclu. Les cercles d’Alexandre le
Grand se sont ouverts pour n’être plus que des arcs de cercles
d’où s’échappe un individu solitaire (scène du casting au stu-
dio et séquence de la vente des terres), individu qui n’a plus
sa place dans la société actuelle. Même dans son village d’ori-
gine, Spyros ne retrouve ni son identité (on vend les terres)
ni son idéal (on vend les terres pour faire une station de loi-
sirs). Sa présence ravive les haïines tout à fait inutilement
«On nous a foutus dans une guerre civile, toi d’un côté, moi
de l’autre. Nous avons perdu tous les deux» dira tout à
l'heure à Spyros Antonis, le maire du village. Déception de
toute une génération, donc, quels qu’aient été les engagements.
Voyage à Cythère semble entériner la faillite des idéologies.
À qui, à quoi se fier maintenant? Les réponses, ou plutôt

123
les éléments de réponse sont donnés par les femmes. Elles
sont deux — toujours le caractère binaire —, de deux généra-
tions différentes.
Réponse de Caterina, la mère : ce qui demeure, c’est
l'amour, celui de Pénélope pour Ulysse : le mythe vient au
secours de l'idéologie en délabrement. Amour à travers les
âges comme on peut le voir sur L’Embarquement pour Cythère
de Watteau où figurent des couples d’âges différents, amour
éternel'$ qui se conjugue avec la mort dans «Un Voyage à
Cythère» de Baudelaire!’ où l’île de Vénus est devenue île de
mort portant un gibet.
Réponse de Voula, maîtresse d’Alexandre dans la «partie
réelle», sœur du cinéaste dans la «partie imaginaire» : «Je
constate avec horreur et soulagement que je ne crois plus en
rien. Alors je reviens à mon corps. C’est la seule chose qui
me rappelle que je suis encore vivante.» «Sauve qui peut, la
vie» disait Godard pour exprimer une idée analogue dans un
film où la communication entre les êtres se réduisait la plu-
part du temps au toucher. Même chose ici où Angelopoulos
introduit en outre la notion de plaisir individuel! marquée
par cette réplique dite deux fois, dans la «réalité» et «l’ima-
ginaire». Quant à la dichotomie «horreur et soulagement»,
elle traduit les sentiments mêlés de celle qui a substitué à la
notion d’idéal celle de besoin. Tout au long du film, d’ail-
leurs, son comportement est des plus pragmatiques, tandis
qu’elle parle de Spyros comme d’une ombre et lui reproche de
ne pas avoir pensé aux autres (ses luttes idéologiques l’ont
toujours placé hors réalité, en dehors des autres : de révolu-
tionnaire, il est devenu maquisard ; de maquisard il est devenu
émigré). Et, pour finir, elle quitte le groupe qui suivait Spyros
dans son itinéraire de re-connaissance, déclenchant la réaction
de rejet, ce qui fait basculer le film.
Spyros jusque-là était l'élément actif : il cherchait à se re-
situer; 1l devient alors l’élément passif : la société cherche à
l’éliminer. Même vieux, même figé, même marginal, il porte
en lui des signes qu’il faut faire disparaître : mémoire vivante,

124
il sait ce qui a échoué et il rappelle ses abandons à une
société qui cherche à oublier dans la fuite. Voula fuit donc.
Elle s’évanouit dans le noir, à la fin d’un admirable plan-
séquence en double boucle, tourné bien entendu dans le lieu
de rupture, c’est-à-dire la station-service. Si cette disparition
est symbolique, comme on l’a vu plus haut, elle participe éga-
lement à la construction du récit. Elle annonce en effet la
seconde «partie réelle» qui coupe en deux le «film rêvé»,
«partie réelle» au cours de laquelle Alexandre cinéaste — et
non plus fils de Spyros — retrouve Voula, sa maîtresse — et
non plus sa sœur —, à un moment où il doute, semble avoir
perdu son fil conducteur et ne plus croire en rien. Ainsi
revient-il, lui aussi, à son corps et fait-il l'amour avec sa maî-
tresse dans la salle d’un théâtre vide dont la lumière s’éteint
lentement. Entre-temps, Alexandre, de retour au village, a
constaté que Spyros a retrouvé ses automatismes d’antan. La
police le cherche et il se cache. Son destin est donc à nouveau
d’être un indésirable. Dans la société actuelle, il n’a plus
d'identité, il n’est plus «situable». «Êtes-vous sûr que c’est
bien votre père?» demande le capitaine de gendarmerie. Le
rejet est total. Rejet du père historique condamné à l’inexis-
tence!® légale et officielle. Dans le village abandonné, mort,
site élevé, loin du modernisme de la ville, Caterina et Spyros
restent seuls, main dans la main. Alexandre répond d’eux; les
gendarmes s’en vont?°.
Le film aurait pu s’arrêter là. Celui d'Alexandre comme
celui d’Angelopoulos. Sur l’abandon, l’isolement. En fait, il se
terminera bien plus tard sur une dérive, au plus profond de la
désillusion parce que Voyage à Cythère est un film dont le
futur est absent?!. La première «partie imaginaire» est essen-
tiellement consacrée à la confrontation entre le passé et le
présent, à Spyros et à son groupe familial. La seconde dépeint,
de manière allégorique, la société au présent, société déjà
symbolisée précédemment par Voula”?, société qui expulse
Spyros, le condamnant à un nouvel exil”. On sait très vite
que celui-ci sera fatal. Car au cours d’une séquence superbe

125
où la caméra se rapproche lentement de Spyros en décrivant
une spirale autour de lui pendant qu’on entend les sirènes des
bateaux, le vieillard s’adresse directement à la mort. «Je t’ai
trompée», dit-il en faisant allusion aux condamnations à mort
qu’il a subies en tant que maquisard communiste au moment
d’une des nombreuses guerres civiles de la Grèce. Mais l’on
sent maintenant qu’il ne peut plus la tromper. Situation d’au-
tant plus pathétique que l’acharnement de la société à se
débarrasser de ce vieillard sans défense est totalement dérisoire.
Dans tout le film, d’ailleurs, — et de là aussi vient le sen-
timent d’amertume qu’il porte en lui — les préoccupations de
la société actuelle sont montrées comme sans grandeur, relé-
guant par là même l’action passée de Spyros au rang d’acti-
visme insupportable dicté par une idéologie qui relève de
lutopie et gâche le bonheur des autres ou du moins leur
tranquillité. Spyros n’a donc pas pour lui la justification de
l'Histoire. Quand on connaît les difficultés internes de la Grèce
depuis 1941 et les guerres civiles qui s’y sont succédées’{,
quand on sait l’importance qu'ont revêtue ces luttes pour des
hommes de la génération d’Angelopoulos? — et d'Alexandre,
le cinéaste du film —, on comprend d’autant mieux la pro-
fondeur de la déception.
Après une aération due à la seconde «partie réelle» où
Alexandre se cherche — il retrouve sa maîtresse, puis il passe
à son bureau où il reçoit des informations de repérages et
relit quelques lignes de son scénario (le plan 91) —, Ange-
lopoulos reprend le cours de son récit d’une manière quelque
peu différente, jouant beaucoup plus que précédemment sur
les éléments visuels?. D’intellectuelle, l’errance est devenue
plus physique; le climat du film en devient encore plus poé-
tique, à la limite, onirique. Et Spyros n’est plus seulement
considéré comme une figure symbolique, mais comme indi-
vidu, être en perdition’#. Alors qu’une fête se prépare, on le
mène en mer vers un bateau en partance. Bateau désert, vais-
seau fantôme, navire de la mort d’où sort juste une voix. Ce
bateau n’accepte que ceux qui y vont de leur plein gré ; Spyros

126
Voyage à Cythère : Julio Brogi (Alexandre), Mary Chronopoulou (Voula) et
Giorgos Nezos (Panayotis) (Coll. Fiches du cinéma)

n’y montera donc pas. Sa mort en effet n’a rien de naturel :


elle est une exclusion, un assassinat des idées. Tous alors
reviennent à terre. À terre où, comme sur la mer, se fait
entendre une voix. Par haut-parleur. Elle mène les préparatifs
de la fête, elle conditionne. Comme la voix du pouvoir. Lorsque
Alexandre, après avoir traversé un dédale d’escaliers et de
passerelles, arrive à l’endroit d’où émet cette voix, il trouve
une pièce vide avec un magnétophone qui tourne. Vide du
pouvoir qui ne remplit pas le rôle attendu. Il n’y a plus
d’idées, seulement de la technique. D’où une fête infiniment
triste, sans spontanéité. Et vide, elle aussi. La véritable fête a
127
eu lieu tout à l’heure : Spyros a dansé dans le cimetière pen-
dant que Panayotis chantait. La fête chez les morts était
joyeuse ; celle des vivants est totalement désolée?°.
Quelques journalistes, alertés au sujet de l’odyssée de Spy-
ros, viennent aux nouvelles. Quand on leur répond qu’il y a
des ordres, ils ne cherchent pas beaucoup plus loin. Encore
une fois, on laisse aller.
Pendant que, pour se débarrasser enfin de Spyros, on l’em-
mène sur un ponton ballotté par la mer dans les eaux interna-
tionales, Caterina, à la limite du délire, dans son épuisement,
se ressouvient du passé, de sa rencontre avec Spyros. Il vit les
idées ; elle vit l’amour. Celui-ci demeure maintenant, seule
vérité dans une société d’illusions.
Dans les séquences qui suivent, Angelopoulos redéfinit alors
l’espace social et la distance qui sépare Alexandre de ses
contemporains. On retrouve un lieu clos — le café sur le
port — dans lequel se réfugient les quelques personnes venues
pour la fête. Un magicien en tête, qui fait apparaître ou dis-
paraître du sucre — toujours la nourriture —, des musiciens
et quelques autres personnes*!. Dehors, il pleut à verse ; tous
sont frileusement blottis dans le café, en attendant que la
fête commence. Dans de lents mouvements tournants, la
caméra les enlace, puis saisit Alexandre, seul. Jeu de miroirs
encore et Jeu de mises au point qui suggèrent les écarts entre
Alexandre et les autres, ainsi que les hésitations d'Alexandre.
À travers la vitre du café”, il aperçoit au loin Spyros sur
son ponton, presque invisible tant il pleut. Du côté des
vivants donc, mais sans qu’il se sente avec eux — la caméra
l’isole parfaitement y compris de Voula dont il vient de
découvrir la trahison! — Alexandre voit se perdre celui qui
porte en lui toute une idéologie, l’homme qui résistait au
pouvoir au nom de ses idées. Ce qui n’est plus le cas : les
gendarmes arrivent dans le café et font cesser toute musique,
brisant l’élan populaire par une simple relation de pouvoir
sans que quiconque s’y oppose. Le pouvoir en place —
socialiste donc, attendu depuis des années — n’est capable
128
Voyage à Cythère : Julio Brogi (Alexandre) et Dora Volanaki (Caterina)
(Coll. Fiches du cinéma)

que de donner des directives et non des directions, que per-


sonne ne conteste.
La fête des dockers pourtant va avoir lieu. Symboliquement,
en l’honneur du vieillard seul en mer sur son ponton. Ainsi
appelle-t-on Caterina pour venir inaugurer cette fête. Sur terre,
un podium ; sur mer, le ponton. Caterina quitte le café, tra-
verse l’espace en diagonale, à petits pas, monte sur le podium.
«Je veux être avec lui», dit-elle. Puis elle repart, continue son
chemin, embarque sur une vedette et arrive sur le ponton.
Immense preuve d’amour : elle part vers la mort avec lui.
Sur le quai, Alexandre. La caméra s’est arrêtée sur lui après

129
le départ de Caterina. Il est perplexe. Derrière lui, les lumières
de la fête avortée s’éteignent. En trois temps, jusqu’au noir
complet.
«Un-deux, un-deux» a dit l’organisateur pour tout mettre
en place. « Un-deux-trois, je perds le rythme» a dit Alexandre.
Où le mène son récit imaginaire ? Que crée-t-il? N’est-1l pas
dépassé par sa propre création qu’il ne domine plus? Voyage
à Cythère est aussi, bien entendu, un film sur la création
cinématographique — toujours Huit et demi — sur la façon
de s’impliquer dans sa propre création. «Quand tu as peur, tu
te caches» disait tout à l’heure Caterina à Spyros. Parce que
tout ceci n’est qu’un film qu’il imagine, Alexandre aussi est
peut-être en train de se cacher. À l’intérieur de son film. D’où
les hésitations constamment ressenties. Et la forme choisie par
Angelopoulos s’accorde parfaitement à son sujet. Autant on
peut déceler dans ses œuvres précédentes quelques partis pris
de mise en scène liés à une certaine théâtralité, et à des signi-
fications symboliques**, autant on trouve ici une diversité dans
le choix des mouvements d’appareil et du montage. Certes, le
recours au plan-séquence est extrêmement fréquent, comme
d’habitude chez Angelopoulos, pour jouer sur le double mou-
vement, intérieur et extérieur, des personnages et de la caméra.
Mais s’ajoutent ici deux fonctions essentielles.
En premier lieu, un désir de dilater le temps plus encore
qu’à l’habitude : Voyage à Cythère est un récit des chemine-
ments d'Alexandre et de Spyros qui doit laisser place au chemine-
ment du spectateur. Il est nécessaire alors que celui-ci ait le
temps de se glisser dans l’histoire, le film étant d’abord à res-
sentir plus qu’à comprendre. Si ces deux aspects, ressentir et
comprendre, sont toujours mêlés chez Angelopoulos qui s’at-
tache à l’image pour construire ses films* en considérant les
personnages pour ce qu’ils signifient du point de vue des
idées*?, c’est bien la première fois que l’émotion domine autant.
En second lieu, le plan-séquence permet de passer sans cou-
pure de l’objectivité à la subjectivité et réciproquement. Au
cours d’un même plan, Alexandre peut se trouver en et hors-

130
champ, participer à l’action ou bien la regarder, s’impliquer
ou prendre de la distance. Ce qui traduit parfaitement ses
interrogations et ses hésitations tout en plaçant le spectateur
dans une situation analogue. Le film, nous l’avons dit, aborde
les problèmes de situation. Dans chaque plan, Alexandre est
entre l’intérieur et l’extérieur, au rythme de sa réflexion, comme
il est entre l’imaginaire et le réel. Ainsi, si la plupart du
temps, Angelopoulos met une distance entre la caméra et ses
personnages — un espace, la pluie, la mer... —, n’en va-t-il
pas tout à fait de même quand il s’agit d'Alexandre : la
caméra le saisit parfois en plan très rapproché faisant décou-
vrir sa perplexité (Julio Brogi la traduit parfaitement). « Chan-
ger le monde de haut en bas avec des formulations théoriques,
si valables soient-elles, n’est pas possible sans changer l’homme
en même temps» a confié Angelopoulos à Michel Ciment‘#. Et
Alexandre cinéaste le découvre. L’idéologie disparue, il doit
envisager une nouvelle approche de la vérité. Sa démarche
passe donc par l’étape socratique du «Connais-toi toi-même »‘”,
d’où sa recherche de créateur à travers son film.
Une fois les lumières éteintes, que reste-t-il alors dans la
tête d'Alexandre, de tout ce qu’il a imaginé? La même chose
peut-être que ce qui reste dans celle du spectateur lorsque les
lumières se sont rallumées. L’image du ponton qui s'éloigne
avec Spyros et Caterina, dans le gris de la mer et du ciel qui
se confondent; les accents d’une mélodie de violon ; une dérive
au goût d’amertume et d’éternité.
Le plan est long, fixe, sublime, traduisant de façon déchi-
rante toute l’ampleur de la désillusion.

131
1. Cette séquence a été tournée au Planetarium d’Athènes. Le ciel tourne ;
la caméra se déplace à peine dans le sens contraire.
2. Il est clair qu’il y a une et une seule position de caméra pour couvrir
un tel espace. Joël Magny a d’ailleurs signalé la «maîtrise époustouflante »
d’Angelopoulos dans ce plan-là (Cinéma 84, n° 307/308, août 1984).
3. C’est Théo Angelopoulos lui-même qui parle à ce moment-là.
4. Et c’est son fils dans la réalité qui interprète ce rôle-là.
5. Ce plan fait évidemment penser à la fin d’A/exandre le Grand lorsqu’on
passe sans transition à l’époque moderne. Le jeune enfant — il s’appelle aussi
Alexandre — domine la ville illuminée. Il semble là représenter un nouvel
espoir puisque le héros a été «dévoré» par la foule.
6. Toute la musique de Voyage à Cythère est remarquable mais particu-
lièrement ce concerto composé pour le film par Hélène Karaindrou dans un
style proche de celui de Vivaldi.
7. Dans la rue, Alexandre, presque machinalement, joue à la marelle dans
les dalles qui forment le sol.
8. Ce passage des deux hommes dans les «profondeurs» achève de nouer
leurs liens.
9. La seule différence vient de la musique. Enjouée, dans le premier cas,
elle est concertante et marque l’entente du soliste avec le groupe symphonique.
Grave dans le second cas, c’est une longue plainte qui vient par vagues
successives.
10. Dans son excellent article du Matin de Paris (16 mai 1984), Michel
Pérez l’appelle le «film rêvé».
11. Conférence de presse de Tarkovsky (Festival de Cannes, 1983).
12. «Spassiba», dit-il à ceux qui lui proposent de la nourriture. De même
la réponse qu’il fait à ceux qui le questionnent sur l’U.R.S.S. est-elle signe de
divergence. «Il neige beaucoup en hiver», répond-il. Il est évident, en effet,
que l’émigré qui revient au pays après trente-deux années, n’attend pas qu’on
lui pose des questions d’ordre touristique. De plus, une telle phrase a égale-
ment une fonction purement poétique, comme beaucoup de dialogues de ce
film.
13. Il reconnaît toutefois le bruit d’un train, l’express de Salonique, premier
signe de l’importance du son qu’Angelopoulos rejoint là.
14. Il est curieux de constater que des auteurs aussi différents de lui qu’en-
tre eux comme Bresson et Godard, on le sait, font de plus en plus confiance
à la vérité du bruit. Preuves : L’Argent et Prénom, Carmen.
15. On remarque également qu’avant de rencontrer Panayotis, Spyros s’ar-
rête près d’un chien à la fidélité inébranlable : le chien est censé avoir
attendu Spyros pendant trente-deux ans, ce qui est évidemment physiologi-
quement impensable. Outre son symbolisme, la présence de ce chien est une
sorte de clin d’œil à la mythologie : l’animal, en effet, s’appelle Argos,
comme le chien d'Ulysse.
16. «Je veux rester avec lui» puis «Je veux partir avec lui» dira-t-elle à
plusieurs reprises.
17. Ce poème de Baudelaire est inspiré d’un voyage à Cythère de Nerval.
Cf. BAUDELAIRE, Œuvres complètes (Paris, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade»

132
1975, note sur «Un Voyage à Cythère»), p. 1069.
18. Presque à la fin du film, Alexandre surprend Voula en train de faire
lPamour «à la sauvette» avec un marin de passage. C’est lorsqu’elle le rejoint
quelques instants plus tard qu’elle prononce cette réplique.
19. Le capitaine de gendarmerie ajoute en outre qu’il est apatride, argu-
ment définitif.
20. En partant, ils actionnent la sirène de leur voiture, ce qui est parfaite-
ment étonnant dans le contexte. En fait, ce bruit annonce une autre séquence
où des sirènes de navire se feront entendre.
21. Passé-présent seulement, le temps répond lui aussi à la structure binaire.
22. Tous les comportements de Voula sont clairs, en particulier celui dont
il est question ci-dessus'#, sans ambiguïté quant aux liens de la jeune femme
avec la société actuelle.
23. Voir à ce sujet supra (pp. 5-22) l’entretien de Théo Angelopoulos avec
Jacques Gerstenkorn.
24. Pour une bonne approche synthétique de ces situations, voir l’article de
Christophe Chiclet dans L'Histoire, n° 66, avril 1984.
25. Les sympathies politiques de Théo Angelopoulos ont été vers le parti
communiste grec de l’intérieur (KKE - intérieur, eurocommuniste, opposé au
KKE - prosoviétique. La scission «officielle» datant de 1968-1969 - cf. n. 12).
26. Figure dans cette partie un plan superbe, long et lent travelling arrière
sur Alexandre au milieu d’une rue la nuit. Il est en pleine incertitude, entre
lun et l’autre trottoir, comme Spyros et Caterina seront entre le ciel et la
mer à la fin du film. Mais il reste encore, lui, attaché à la terre : son heure
n’est pas venue. Il se perd toutefois dans la nuit.
27. En particulier, on retrouve là, comme dans ses films précédents, la
neige et, surtout, la pluie.
28. Cela est très important puisque c’est à peu près l’inverse de ce qui se
passait habituellement dans le cinéma d’Angelopoulos — cf. l’article d’Emma-
nuel Carrère sur Alexandre le Grand (Télérama, n° 1410, 20 oct. 1982).
29. Spyros dansait au son d’une chanson grecque traditionnelle ; pendant
les préparatifs de la fête, on entend une musique américaine.
30. Dans la première «partie réelle», au village de Spyros, les fenêtres de
la maison sont masquées par des journaux. Intermédiaire entre deux mondes
intérieur et extérieur, l’information peut occulter la réalité. Même démarche
ici. Les journalistes seuls cherchent à savoir mais ne s’aventurent pas très
loin. Ils vont donc occulter une partie de la vérité.
31. Cette partie du film fait un peu penser à Fellini. Les personnages ne
sont pas des «gueules» comme chez Fellini, mais ils sont néanmoins assez
typés. Dans un montage rapide, Angelopoulos en saisit trois d’entre eux à
l'expression fellinienne : ils ont un air infiniment triste alors que leur aspect
est celui de la gaieté (maquillage ou costume).
32. Le mouvement de caméra ressemble à celui qui a décrit la rencontre
d'Alexandre et du vendeur de lavande au début du film. Mais Alexandre ne
franchit pas la vitre.
33. L'utilisation de la diagonale est extrêmement fréquente dans ce film.
C’est d’ailleurs une façon particulière de décrire l’espace dans le cinéma

133
d’Angelopoulos : la profondeur de champ y est toujours très grande, les
déplacements de personnages en diagonale accentuent certains effets.
34. Voir à ce sujet «Théodore Angelopoulos ou le refus de l’idée totali-
taire» dans Le Pouvoir en question par Michel Estève (Paris, Cerf, Coll.
«7° Art», 1984).
35. Ibid.
36. «Je ne peux pas penser en effet à un autre moyen de concevoir un film
que de partir d'images» (entretien avec Michel CIMENT, Positif, n°250, janv.
1982).
37. «Ils m'intéressent comme porteurs, comme dans un film épique qui répon-
drait au théâtre épique de Brecht où il n'y a pas de signification psycholo-
gique.» Déclaration d’Angelopoulos à propos du Voyage des comédiens (Jeune
cinéma, n°113, oct. 1978), mais valable pour tous ses films.
38. Entretien avec Michel Ciment, Positif, n°250, janv. 1982.
39. Le «C’est moi» est bien sûr très significatif à ce sujet, comme pour la
démarche d'Alexandre lui-même. D'ailleurs, lorsque Spyros descend du bateau
qui le ramène d’U.R.S.S., il prononce également ce : «C’est moi», juste après
qu’on l’ait aperçu, par réflexion, dans une flaque d’eau sans qu’on voit son
visage.

134
VOYAGE À CYTHÈRE

12

L’'EMPIRE DES VOYAGES

par YVETTE BIRO

EUT-ÊTRE le voyage aussi a-t-il son empire qui suit un


P ordre précis et obéit à des lois ; on y découvre la flore, la
faune et les climats particuliers des différents paysages ; on y
a besoin de divers véhicules pour chaque déplacement. Théo
Angelopoulos circule dans cet empire comme un roi, avec
audace et assurance. Au cours de ses voyages, la nature, les
paysages et l’histoire semblent le servir et venir à sa rencon-
tre, sans doute aussi les dieux — ne sommes-nous pas près de
Olympe? Après Le Voyage des comédiens, voici Voyage à
Cythère dont le titre révèle déjà la direction de la nouvelle
exploration. Le regard du cinéaste quitte le domaine de l’his-
toire et se tourne vers le champ intérieur : il s’agit de la
coexistence et de l’équilibre délicat de la réalité et de l’imagi-
naire. Nous savons que Cythère est l’île des rêves où l’on peut
se vouer au bonheur (ou le trouver?) : elle représente donc
ce que suscite l’imagination. Mais, pour l’homo politicus —
forcément, nous le sommes tous —, le voyage imaginaire ne
peut pas être une idylle romantique : c’est une donnée plus
prosaïque, accompagnée de responsabilités, d’ombres et d’échecs
bien précis. L’accent a donc pu se déplacer, le décor changer,
Théo Angelopoulos n’a pas, pour autant, quitté son chemin
initial.
La structure de Voyage à Cythère nous présente avec une
maestria étonnante les deux mondes de la réalité et de l’ima-

135
gination pour les confronter, les brasser, les dissoudre l’un
dans l’autre au cours d’une démonstration éblouissante. Au
premier degré de l’histoire, le héros est un metteur en scène
(Alexandre), que le voyage conduit à travers les méandres et
les précipices de la création. L’inquiétude et l’incertitude inté-
rieures sont ses moteurs. Sa principale préoccupation consiste
à se demander comment insuffler de la vie à l’informel, et
choisir parmi les multiples possibilités. Mais le Huit et demi
d’Angelopoulos ne se limite pas à ce conflit, il ne réduit pas
le drame à un seul dilemme, contrairement à un grand nombre
de ses prédécesseurs. Comme il est guidé par la métaphore du
voyage, il déploie l’action, la dispose dans le temps et nous
incite au voyage d’une façon magique ; il nous dévoile tous
les écueils de la pratique et du doute et nous appelle à vivre
une nouvelle aventure.
Nous sommes donc en route, avec relais de chevaux, nous
sommes sans cesse en route.
Un beau matin, semblable à beaucoup d’autres matins, notre
héros se réveille et part travailler. Il se rend dans l’usine où
l’on fabrique des rêves : parmi les décors clinquants du cinéma,
au cours de l’exercice de rites familiers, l’armada des collabo-
rateurs grouille, répète et profane la fragilité de la vision.
Mais, excusez-moi («je perds le rythme», comme Alexandre
plus d’une fois au cours du film), je dois préciser que l’ouver-
ture est plus finement tissée. Car la première image, comme
une évocation d’une discrète mélodie lointaine, réveille un
souvenir du passé, un souvenir des années de la seconde
guerre mondiale, lorsqu’un enfant — le héros lui-même enfant
ou est-ce son imagination qui confond le passé et le rêve? —
taquine un soldat allemand en faction avec l’audace insolente
de l’innocence, puis se sauve à toute allure à travers le laby-
rinthe silencieux des rues désertes, des portes et des murs
lépreux : un seul élan dont la concentration énigmatique intro-
duit la sensibilité historique, toujours présente, d’Angelopou-
los. Ainsi les événements ne se déroulent-ils jamais dans une
abstraction poético-brumeuse.

136
C’est donc sous le double signe de l’imagination et de la vie
quotidienne que l’ouverture de Voyage à Cythère s'offre à
notre regard. Nous touchons ainsi aux sources, aux couches
physiques, géographiques de l'inspiration artistique. Tandis que
nous suivons l’errance angoissée de notre héros, nous assistons
à un moment décisif, celui de l’embarquement : subjugué par
le visage d’un vieillard, le héros se met en route et commence
le grand voyage.
Instant insaisissable. La transition s’accomplit d’une façon
tellement subtile que nous ne nous en apercevons qu’a poste-
riori, lorsque nous flottons déjà «en haut» ou simplement ail-
leurs. À quoi sert cet exploit de prestidigitateur ? pourrait-on
demander. L’accentuation de cette interpénétration, de cette ligne
de démarcation très délicate, qui divise presque insensiblement
les mondes de la réalité et de l’imaginaire, fait partie de l’es-
sence du discours d’Angelopoulos. Dans son interprétation, les
deux ont la même valeur et la même qualité. Loin de renier
la réalité, comme souvent c’est le cas, il essaie, au contraire,
d’accorder une vie cohérente, une existence physique continue
au travail de création. L’imagination n’invite pas à faire une
excursion, ce n’est pas un enclos exceptionnel réservé aux
illuminations au-delà ou en dehors de la réalité physique; il
s’agit d’une présence ineffaçable, d’une valeur constante, d’une
réalité pesante et continue.
Le film en préparation est lui aussi l’histoire d’un voyage
particulier qui nous mène du passé au présent, d’un inconnu
à un autre. Le début et la fin sont d’une structure ouverte
déconcertante, mais le parcours du voyage est enraciné dans
une réalité concrète historique et socio-psychologique. Ce par-
cours n’a rien de métaphysique ; c’est un douloureux destin
humain, déterminé avec une cruelle agressivité par les grandes
et longues guerres, comme par les courtes trèves de ce siècle.
Nous suivons le retour d’un vieillard, d’un ancien exilé, qui
avait passé sa jeunesse dans la résistance et la guerilla, puis
fut forcé d’émigrer au temps de la dictature des colonels.
Après plus de trente ans, il tente de revenir chez lui. Peut-on

197
jeter un pont pour franchir trente ans de silence ? Retrouvera-
t-on encore une langue commune lors de la rencontre, aura-t-on
suffisamment de réserves sentimentales et mentales pour rac-
commoder le tissu déchiré de la continuité?
La rencontre ne s’annonce pas bien. L’abîme est trop grand
pour que l’on puisse le contourner facilement. Les rapports
avec la famille, avec d’anciens voisins et avec les autorités
menacent de finir par une rupture. L’évolution historique,
dont l’insensibilité cynique de la politique fait partie, exclut
l'étranger.
On pourrait dire que ce n’est pas surprenant, qu’il fallait
s’y attendre. Mais l'essentiel n’est pas le point d’aboutisse-
ment, c’est l’expérience, la réalité impitoyable de la sensation
qui oblige à ressentir, à vivre jusqu’au bout, l’inévitable. L’un
des éléments de la vérité cruelle du voyage c’est que le voya-
geur ne détermine pas son rythme. Écrasé par le fardeau de la
tension incessante, il doit subir l’expérience blessante de se
sentir étranger et de subir les tracas impitoyables du pouvoir.
Être déchu de ses droits dans tous les domaines est le destin
de notre Ulysse. Il n’a plus le droit à sa patrie, à la terre de
son foyer abandonné ni même à sa propre mort, qui lui est
imposée de l’extérieur, par le jugement d’autrui, comme une
punition fatale.
Pourquoi le jugement est-il si sévère? Est-ce à cause du
péché d’infidélité, parce qu’il s’est écarté du chemin des autres
pour suivre le sien? Ce n’est pas tout. Nous approchons peut-
être mieux de la vérité si nous disons que ce destin illustre la
vérité sociale implacable de notre époque : l’individu ne dis-
pose plus de sa propre vie. Il perd ce pouvoir s’il fait partie
du troupeau, mais aussi s’il cherche un autre ordre sous l’im-
pulsion d’un obstiné désir de vérité. À cet égard, son lot c’est
la vindicte narquoise réservée à ceux qui ont un charisme, et
la solitude totale.
Le portrait du héros est exceptionnellement réussi. Le vieil-
lard sec et noueux exécute son dernier devoir avec une gravité
imperturbable. Depuis le premier instant, nous avons l’impres-

138
sion qu’il obéit machinalement aux prescriptions secrètes et
rudes de son destin. Il est incapable d’être chaleureux et
ouvert («Je ne l’ai jamais vu sourire, même pas une seule
fois», dit sa fille), sans doute parce que le déracinement
entraîne une froideur morose, une espèce de rigidité frustrée,
acquise dans le mouvement politique. L’exilé, durci par les
guerres, ne connaît que l'indifférence austère, l’égoïsme aride,
une force coriace et inutilisée se dissimule au fond de son
être. Il possède peu de trésors. Les idéaux, les sentiments,
lamour de la famille, la douceur du paysage familier l’ont
abandonné. Il lui reste quelques souvenirs épars, les bribes
d’une mélodie chantée avec un copain, une modeste valise et
un violon. S’agit-il de symboles aux connotations trop évi-
dentes ? Peut-être. Heureusement, Angelopoulos les manie avec
précaution, n’insiste pas sur leur signification, ne les alourdit
pas par des accentuations superflues. Les objets accompagnent
le héros comme les epiteton ornans des épopées, et leur pré-
sence récurrente rappelle simplement l’impossibilité de l’inté-
gration, le fait physique de l’exclusion.
Car le paradoxe du voyage du vieil homme c’est qu’il n’ar-
rive jamais. De toute évidence, il avait espéré se reposer,
retrouver son foyer, mais il ne peut s’arrêter avant le rejet
total. Ainsi changer de lieu devient une nécessité implacable.
Il doit repartir, toujours repartir. Au début, il veut tout voir,
il est propulsé par sa propre curiosité. Il veut rencontrer les
décors du passé, l’ancienne maison, la terre, les montagnes où
il avait passé ses années de résistance et où l’unique discours
continu, la musique curieuse du langage codé de la clandesti-
nité, le réconforte un peu. Puis il doit partir parce qu’on l’y
oblige, parce qu’il doit gravir encore une fois, la dernière, le
calvaire de l’exclusion, et respecter les arrêts imposés, avant
de flotter entre ciel et terre, dans un no man's land, sur un
ponton plus que symbolique sur laquelle il attend une fin
dépourvue de toute espérance.
Mais l’histoire du vieillard n’est que le noyau d’une autre
ou son écorce, tant tous les fils se mélangent. Une fugue se

139
Voyage à Cythère : au centre Manos Katrakis (Spyros)
(Coll. Fiches du cinéma)
dissimule dans la fugue — l’une se dégage de l’autre : la réa-
lité et la poésie se confondent d’une façon évidente et subtile.
Par exemple, Alexandre, le héros, joue dans le film en prépa-
ration le rôle du fils du vieillard et il ne faut pas être un
freudien obstiné pour apercevoir le drame inévitable qui couve
dans les relations particulières du père et du fils. La précision
impitoyable de la représentation est étonnante. Car le père,
malgré son sort tragique, est incapable d’inspirer de la pitié et
de l’indulgence aux siens. «Tu es un fossile», dit son voisin
qui ne peut lui pardonner d’avoir toujours semé le désordre,
«tu n’existes pas. Fini le temps où tu chevauchais dans la
montagne avec ton fusil. Tu es un fossile.» Le jugement hai-
neux semble d’une vérité accablante car il a les mains vides,
sans aucune valeur à laisser en héritage. L’accusation concerne
non seulement le présent mais aussi tout le passé, tout le
chemin parcouru. Qu’y a-t-il de respectable en lui? Son obsti-
nation, son courage douteux qui lui ont fait abandonner sans
regret sa famille et son foyer? Ou la souffrance qu’il avait
infligée aux autres? Lorsque les gens revoient le triste fan-
tôme, ils prononcent leur amer jugement. «Tu n’as jamais
pensé aux autres», dit sa fille, «toi et ta génération. Vous
avez fait la révolution, vous avez pris le maquis et vous êtes
partis.» Et celui qui est parti n’a pas le droit de revenir en
toute simplicité. « Pourquoi es-tu revenu?» demande-t-on, et le
vieillard n’a aucune réponse à donner.
L'homme de gauche, l’homme de la résistance est devenu
un être anachronique en marge de la vie réelle. Si le sujet du
«film dans le film» est l’adieu au père, à la génération des
pères pendant longtemps considérée comme glorieuse, alors cet
adieu est doublement bouleversant. Au-delà d’un simple congé,
il s’agit du constat de la pauvreté tragique de l'héritage.
Alexandre est surtout troublé parce que la perte n’a pas de
raison de le troubler. Sa perte, c’est de ne pas ressentir une
véritable perte.
Pourquoi l'artiste en a-t-il fait son héros? Parce que l’on
peut tout de même déceler une espèce de parenté interne. Il

141
ne se contente pas de régler les comptes avec «l’autre», avec
celui qui est différent : il doit aussi se mesurer à ce qui lui res-
semble, même si cette ressemblance est inconfortable. Le carac-
tère marginal de l’exilé évoque inévitablement sa propre posi-
tion marginale. Sans aucun doute, le vieil homme s’est coupé
de la vie, mais une chose similaire n’est-elle pas arrivée aussi
à la génération du fils, à la génération des illusions perdues?
Allons plus loin : la pénombre, la nécessité de s’exclure, la
solitude aride, ne sont-elles pas inhérentes au destin de l’ar-
tiste? De plus, qu'est devenu son trésor? Où sont-ils, les
grands idéaux, où est Cythère, l’île du bonheur ? Finalement,
il ne lui.reste plus qu’à expliquer et à comprendre l’impuis-
sance. Et les deux pôles se rencontrent : l’impuissance du
père, et la lutte de l’artiste, son fils, pour la nommer. Avec la
mort du père, le voyage de l’artiste aussi touche à sa fin. Car
créer, comme partir, est également mourir un peu...
La trame émotionnelle de l’histoire rend donc compte d’un
«glissement progressif de la douleur». Le voyage du héros ne
le mène pas vers la clarté, mais vers des régions plus sombres,
à travers trois cercles différents. Le premier cercle, c’est l’his-
toire de l’embarquement ; Alexandre quitte son environnement
physique quotidien ; le deuxième, c’est la création du héros
rêvé, la rencontre avec le père inconnu, à travers des situa-
tions et conflits classiques du film; et le dernier cercle rend
surtout compte de la relation de l’artiste avec le vieillard.
C’est une autocritique, l’analyse de sa force créatrice et un
regard, une méditation sur le monde qui l’entoure. Au fur et
à mesure que la réflexion domine, se projette aussi l’ombre de
la solitude, de l’angoisse, des déceptions nombreuses. Dans le
voyage du héros de Voyage à Cythère, dans son cheminement,
est impliqué le tragique de toute entreprise humaine : le besoin
de se mettre en route, le désir de comprendre — le défi à la
liberté —, la passion pour le possible, selon les mots de
Ricœur, et le prix, la malédiction, le fardeau de cette liberté.
À côté, en dessous, ou plutôt en dedans de cette structure
horizontale bien classique, on peut découvrir un autre principe

142
de construction qui ordonne la riche matière. Nous l'avons
vu, l’imagination et la réalité se confondent volontairement ou
se reflètent. Dans le cinéma intérieur d’Alexandre, ce n’est pas
uniquement lui qui est présent en tant que fils, mais aussi sa
maîtresse, l’actrice, comme sa sœur, et leur participation à
histoire éclaire la nature de l’imaginaire : la réalité intervient
ainsi dans toute fiction. La création fait partie de la vie quo-
tidienne, ce n’est pas une abstraction brumeuse. Et vice versa :
l’inspiration puise ses trouvailles dans la matière réelle, la fic-
tion est le visage modifié de la réalité. Et tout de même, la
présence de la réalité se caractérise à la fois par une qualité
particulière, et par une différence stimulante. L’introduction de
personnages réels, la petite distanciation sans cesse maintenue
suscitent un effet incomparable.
Le maintien de l’oscillation, d’une ambiguïté lourde de sens,
est la plus grande originalité d’Angelopoulos. Car rien ne
serait plus facile que de renverser simplement la hiérarchie:
habituelle et de laisser le champ libre au cinéma intérieur de
l'imagination. Nous l’avons vu de multiples fois au cours de
flash-back dont on a tant abusé ou d’intermèdes oniriques.
Mais Angelopoulos refuse toute hiérarchie, toute séparation
rigide : il observe la dynamique, la vie véritable de l’incertain
et, dans cette fine pulsation, il décèle la nature de l’effort, la
tension de la recherche. Ce qui se déroule devant nos yeux
n'arrive pas dans le passé généralement utilisé dans les récits :
le pourrait (ou sera), intriguant et vague, colore les événe-
ments. Le voyage reste ouvert grâce au jeu inhabituel du
conditionnel et du futur et à un petit décalage ; pourtant il est
bien défini. Un seul exemple, merveilleux : lorsque le vieillard
et sa famille vont dîner dans la maison abandonnée fermée,
de son village natal, des assiettes déjà remplies de soupe s’ali-
gnent sur la table, déjà mise, interviennent une tache d’irréa-
lité, un trouble voulu qui rappellent la présence de l’imagina-
tion, le travail de la fiction. La fissure observée dans le récit
doit nous suggérer l’irréel.
Par l’emploi du conditionnel, Angelopoulos suscite ainsi une

143
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Voyage à Cythère : Julio Brogi (Alexandre) et Manos Katrakis (Spyros)


(Coll. Fiches du cinéma)

nouvelle sensation du temps qui diffère de celle de ses films


précédents. L’interférence de différentes couches du temps, le
maniement libre du temps, ont toujours dominé son écriture.
Mais, dans Voyage à Cythère, une complexité nouvelle enrichit
la double trame du récit. D’un côté, l’action se déroule selon
une chronologie claire et facile à suivre ; mais le développe-
ment horizontal n’empêche pas un autre mouvement, vertical
qui représente le temps subjectif de l’imagination ou plutôt
l’intemporalité de l’imaginaire. Dans Le Voyage des comédiens,

144
la mémoire et l’histoire, les consciences historiques individuelle
et collective se côtoient au cours des tournants sociaux et
politiques. Ici, l’historicité du temps, la confusion du passé et
du présent, cessent ; nous assistons à la destruction des cloi-
sons qui séparent est et pourrait être, c’est-à-dire est et sera.
Par exemple, les repas sont préparés et offerts aux protago-
nistes, mais jamais consommés. Nous avons l’impression d’en-
trer dans un espace musical où la césure des configurations, la
constellation des instants, a autant d'importance que le dessein
de la mélodie. Le rythme est appelé à exprimer les méandres
du voyage intérieur et sa continuité à travers la tension due à
des éléments disparates mais entrelacés. Ce n’est pas par hasard
que, par deux fois au cours de sa pérégrination, le héros se
demande avec inquiétude s’il n’a pas perdu le rythme. Un,
deux, trois — essaie-t-il de mesurer avec des pas la pulsation
du film en préparation? C’est ainsi qu’il contrôle la précision
de ses gestes de création.
Comme dans les autres films d’Angelopoulos, cette fois aussi
l'accent rythmique est accompagné par une retenue volontaire.
Aucun autre metteur en scène n’ose assumer aussi délibéré-
ment le risque de la lenteur. Mais le ritenuto est une partie
organique de la composition; il est chargé d’évoquer la sensa-
tion d’un douloureux inaccomplissement, de freiner impérati-
vement le temps, et d’inciter à la concentration, à une identi-
fication intensive. Chaque petit détail devient ainsi lourd de
signification.
La nouvelle direction du voyage d’Angelopoulos a exigé,
nous l’avons dit, de nouveaux moyens et une écriture un peu
différente. Le plan-séquence reste bien sûr une méthode essen-
tielle, et Gérard Pangon — ici même — remarque avec jus-
tesse qu’il assume de nouvelles fonctions, d’abord celle «de
passer sans coupure de l’objectivité à la subjectivité et réci-
proquement». Mais peut-être qu’autre chose est aussi en jeu.
Dans Le Voyage des comédiens, la tension du plan-séquence
découlait du fait que la continuité nous semblait à la fois
menacée et menaçante. À chaque instant, le champ était sou-

145
mis à des incursions inattendues, l’agressivité de la politique et
de l’histoire s’introduisait dans l’image d’une façon imprévi-
sible, selon le caprice meurtrier de l’arbitraire. Malgré l’assu-
jettissement de l’image, Angelopoulos pouvait créer une souve-
raineté incroyablement puissante grâce à l’autonomie de la
caméra, à la relation entre la caméra et l’espace, à la défini-
tion finement ciselée de la distance, à la dignité et à la beauté
incomparables de l’image. Cette beauté semblait toujours orga-
nique ayant un ordre sévère et tendu, comme la dignité
de la pauvreté. Dans le nouveau film, cette stricte discipline,
la valeur en soi du plan-séquence, la «fierté» de la caméra
omniprésente, semblent un peu atténuées. L’ordonnance
géométrique aussi se relâche, la caméra est plus personnelle,
plus souple ; par une plus grande intimité, la composition sus-
cite une nouvelle rigueur plus tendre — s’il est permis d’asso-
cier ces deux termes. Le contexte des films précédents suscitait
pour chaque objet la lucidité de la distance ; dans Voyage à
Cythère, se dessine un geste de rapprochement. La force
expressive, la profondeur sentimentale s’expriment justement à
travers cette plus grande souplesse et cette plus douce conti-
nuité. La trame musicale plus fine, plus soyeuse, est accentuée
par le fait que le texte — l'expression verbale — est
consciemment négligé. Les longs silences, le texte réduit à des
bribes de paroles, accentuent le côté visuel du travail de
l'imagination, le pouvoir métaphorique du langage pictural.
Les rares dialogues se répètent souvent, comme les variations
d’un thème musical, par exemple, «c’est moi», et «pompes
pourries» ou la répétition du texte de l’actrice à la fin du
film. Ces rimes intérieures ou ce rythme représentent non seu-
lement un principe formel, mais révèlent également quelque
chose au sujet du travail de l’inconscient, c’est-à-dire du tra-
vail de création. Les formes s’imposent à nous, après avoir
donné sa configuration à une sensation, elles deviennent indé-
pendantes et réelles ; ainsi elles continuent irrésistiblement à
articuler les contenus chaotiques de la conscience. Les répéti-
tions dissolvent, arrondissent et éveillent l'illusion de la pos-

146
session : si nous reconnaissons une chose, nous la compre-
nons, donc elle est devenue nôtre.
Au-delà des détails, le geste qui tend à ordonner, à clore,
s'impose dans toute la composition avec plus de force qu’a-
vant. De la grande course des premières images, nous arrivons
à l’immobilité éperdue du héros dans la dernière séquence.
Entre les deux se situe le requiem, l’adieu dépouillé de toute
solennité. Le dernier acte du voyageur, d’esprit conséquent et
sans compromis, est de repousser non seulement Ulysse (le
père) mais aussi Pénélope (la mère), humiliée et attristée,
pour assumer la solitude définitive. L’époque est close. L’his-
toire est arrivée à sa fin.
Pouvons-nous prendre au sérieux la promesse du film selon
laquelle le film en préparation n’est qu’un projet d’avenir, et
“qu’un autre «vrai» voyage nous attend? Quoi qu'il en soit,
nous voulons espérer que nous ferons encore de nombreux
voyages sur l’île de Cythère de l’imagination d’Angelopoulos,
univers provocant, dépourvu de romantisme, mais nous offrant
des beautés toujours subjugantes.
(traduit par Véronique Charaire)

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FILMOGRAPHIE DE THÉO ANGELOPOULOS

par JOËL MAGNY

Théo Angelopoulos est né à Athènes le 27 avril 1935, d’un


père originaire du Péloponèse et d’une mère crétoise, commer-
çante de tradition. Après des études secondaires et universi-
taires (droit) à Athènes, au cours desquelles il découvre le
cinéma (surtout le cinéma américain), il effectue son service
militaire en 1959, puis se rend en 1961 à Paris où il suit (à la
Sorbonne) des cours de philosophie et de filmologie. En 1962,
il s’inscrit à l’I.D.H.E.C., d’où il est expulsé, au terme de la
première année, pour «non-conformisme»!. En 1963, avec des
amis, il réalise un film policier en 16 mm intitulé Noir et
blanc (moyen métrage).
En 1964, Papandreou accède au pouvoir en Grèce et Théo
Angelopoulos rentre dans son pays, où il devient critique de
cinéma, collaborant au quotidien Demokratiki Allaghi [Chan-
gement démocratique]. En 1965, il tourne un long métrage ina-
chevé avec le groupe de musiciens grecs pop «Les Forminx».
Intitulé Forminx Story, ce film ne sera pas terminé en raison
d’un désaccord avec l’orientation voulue par le producteur. En
1968, Théo Angelopoulos tourne un court métrage [L'Émis-
sion], d’après une émission de radio intitulée «[ L'Homme
idéal]»2. Dans l'intervalle, le coup d’État «des colonels», le
21 avril 1967, avait instauré un régime politique de type dicta-
torial et provoqué l'interdiction de parution du quotidien Demo-
kratiki Allaghi. En 1970, Théo Angelopoulos peut cependant
réaliser son premier véritable long métrage, La Reconstitution.

1. Cf. Positif, n° 174, oct. 1975.


2. Images : Georges Arvanitis. Son : Thanassis Arvanitis. Interprètes :
Théodore Katsadramis, Lina Triandafillou, Nicos Mastorakis. Première sortie
en Grèce : octobre 1968. Prix de la critique grecque au Festival de Salonique
1968.

149
1970 : La Reconstitution (Anaparastassi)
Scénario et dialogue : Théo Angelopoulos. Images : Georges Arvani-
tis. Décors : décors naturels (un village de l’Épire). Son : Thanassis
Arvanitis. Montage : Takis Avnopoulos. Production : Georges Samio-
tis. Directeur de production : Christos Palyannopoulos. Durée : 110
minutes. Interprètes : Toula Stathopoulou (Eleni), Yannis Totsikas
(le garde-champèêtre), Thannos Grammenos (/e frère d'Eleni), Foto-
poulos (/e mari), lannis Balaskas (l'officier de police), Petros Hoïdos
(le juge), Théo Angelopoulos (un journaliste), Alexandre Alexiou (un
policier), Mersoula Kapsali (/a belle-sœur), Nicos Alevras (assistant
du procureur), Christos Palyannopoulos, Telis Samandas, Panos Papa-
dopoulos. Première sortie en Grèce : novembre 1970. Prix : Grand
prix de la mise en scène au Festival de Salonique 1970 ; Prix du
meilleur film étranger au Festival d’Hyères 1971 ; Mention spéciale
de la F.I.P.R.ES.C.I. au Festival de Berlin 1971; Prix Georges
Sadoul 1971.

1972 : Jours de 36 (Imeres tou 36)


Scénario et dialogue : Théo Angelopoulos. Collaboration au scénario :*
Petros Markaris, Thanassis Valtinos, Stratis Karras. Images : Georges
Arvanitis. Décors : Mikes Karapiperis. Son : Thanassis Arvanitis.
Montage : Vassili Siropoulos. Script : Lambros Papadimitrakis. Assistants-
réalisateurs : Nicos Koutelidakis, I. Fotiadis, Thanos Grammenos.
Production : Georges Papalios. Directeur de production : Georges
Samiotis. Durée : 120 minutes. Interprètes : Georges Kiritsis (/’avo-
cat), Thanos Grammenos (/e frère de Sofianos, chauffeur), Yannis
Kandilas (/e député Krilsis), Christoforos Chimaras (/e ministre), Takis
Doukakos (/e chef de la police), Christoforos Nezer (/e directeur de
la prison), Kostas Pavlou (Sofianos), Petros Markaris, Christos Kala-
vrouzos, Petros Zarkadis, Vassilis Tsaglos, Thanassis Valtinos, Petros
Hoïdas, Kostas Skikas, Iorgos Küiritsis, Erica Daropoulou, Alexis
Boubis, Toula Stratopoulou, Iorgos Triffos, lannis Smaragdis, Lam-
bros Papadimitrikakis, Titika Vlachopoulou, Kiriakos Katrivanos, Kos-
tas Mandilas, Stathis Stakias, Nicolas Hatsigeorgiou, Kaïti Imbrohori,
A. Zervou, Alexis Argyriou, lannis Pantazopoulos, Vanghelis Kazan,
Panos Kokkinopoulos, Iorgos Sivris, Telis Samancas, Iakovos Païri-
dis. Première sortie en Grèce : novembre 1972. Prix : Grand prix de
la mise en scène et prix de la meilleure photographie au Festival de
Salonique 1972; Prix de la F.I.P.R.ES.C.I. au Festival de Berlin
1972.

1974-1975 : Le Voyage des comédiens (O Thiassos)


Scénario et dialogue : Théo Angelopoulos. Images (eastmancolor) :

150
Georges Arvanitis (assisté de Vassilis Christomoglou). Décors et cos-
tumes militaires : Mike Karapiperis (assisté de Nicos Papadakis et
Nicos Triandaphilopoulos). Maquette des costumes : Georges Patsas.
Son : Thanos Arvanitis. Montage : Takis Davlopoulos, Georges Trian-
daphillou. Mixage : Thanos Arvanitis. Musique : Loukianos Kilaido-
nis (musique originale et arrangements musicaux empruntés aux chan-
sons folkloriques, révolutionnaires ou chansons d’époque). Script :
Lambros Papadimitrakis, Takis Papayanides. Assistants-réalisateurs :
Takis Katselis, Yannis Smaragdis, Georges Basinas. Production
Georges Papalios Productions. Directeurs de production : Stephanos
Vlachos, Christos Palyannopoulos. Producteur délégué: Georges Samio-
tis. Durée : 240 minutes. Interprètes : Eva Kotamanidou (Électre),
Petros Zarkadis (Oreste), Vanghelis Kazan (Égisthe), Stratos Pachis
(le père d'Électre), Aliki Georgouli (la mère d'Électre), Kiriakos
Katrivanos (Pylade), Grigoris Evanghelatos (/e poète), Maria Vassi-
liou (Chrysothémis), Yannis Firios (/’accordéoniste), Nina Papazaphi-
ropoulou (/a vieille), Alekos Boubis (/e vieux), Kostas Styliaris (/e
chef de la milice), Georges Tsiffos (/’épicier), Georges Verlis (/e pha-
langiste), Yannis Mandilas (l'officier anglais), Georges Koutiris (/e
fils de Chrysothémis), Mary Andonopoulou (une actrice), Iakovas
Païridis (le communiste). Première sortie en Grèce : octobre 1975.
Prix : Prix spécial du jury au Festival de Taormina 1975 ; Grand
Prix du Festival de Salonique 1975 ; Prix de la F.I.P.R.E.S.C.I. au
Festival de Cannes 1975 ; Grand Prix du Festival de Londres 1976.

1977 : Les Chasseurs (1 Kynighi)


Scénario et dialogue : Théo Angelopoulos. /mages (eastmancolor) :
Georges Arvanitis. Collaboration au scénario : Statis Karras. Son :
Thanassis Arvanitis. Décors : Mike Karapiperis. Montage : Georges
Triandaphillou. Musique : Loukianos Kilaidonis. Costumes : Georges
Giakas. Construction manager : Nontas Vacalopoulos. Assistants-réali-
sateurs : Takis Katselis, Nikos Triantaphilidis. Script : Parmenion
Livanidis. Production : Théo Angelopoulos, INA. Producteur exécu-
tif : Nikos Angelopoulos. Directeur de production : Stéphane Viahos.
Durée : 165 minutes. Interprètes : Mary Chronopoulou (/a femme de
l'industriel), Eva Kotamanidou (/a femme du colonel), Betty Valassi
(l'hôtelière), Vanghlis Kazan (Savas, l’hôtelier), Stratos Pachis (Yor-
gos Fandakis, l'entrepreneur), Aliki Georgouli (/a femme de l’éditeur),
Georges Danis (Lanni Diamantis, l'industriel), Ilias Stamatiou (Adonis
Papadopoulos, l'éditeur), Christoforos Nezer (le politicien), Nikos Kou-
ros (/e colonel), Dimitris Kaberidis (Zannis Diamantis, le communiste),
Lounas Cherelias (/e procureur), Takis Doukakos (/officier de gen-
darmerie), Georges Tsinkos (/e président de la croisade anti-commu-
niste). Première sortie en Grèce : novembre 1977.

151
1980 : Alexandre le Grand (O Megalexandros)
Scénario et dialogue : Théo Angelopoulos. Images : Georges Arvani-
tis. Décors : Mike Karapiperis. Montage : Georges Triandaphillou.
Son : A. Lazaridis. Costumes : Georges Ziakas. Musique : Christo-
doulos Haïiaris. Production : R.A.I., Z.D.F., Angelopoulos Produc-
tions. Productrice exécutrice : Phoebe Stavropoulou. Délégué R.A.I. à
la production : Lorenzo Ostuni. Directeur de production : Stéphane
Vlakos. Durée : 210 minutes. /nterprètes : Omero Antonutti (A/exan-
dre), Eva Kotamanidou (/a belle-fille d'Alexandre), Grigoris Evanghe-
latos (/'instituteur), Mikhalis Yannatos (/e guide), Christoforos Nezer
(Monsieur Zelepis), Ilias Zafiropoulos (/e petit Alexandre), Toula Sta-
thopoulou (une femme du village), Thanos Grammenos (ur homme
du village), Laura de Marchi, Francesco Ranelutti, Brizio Montinaro,
Norman Mozzato, Claude Betan (/es anarchistes italiens). Prix : Lion
d’or du Festival de Venise 1980. Prix de la F.I.P.R.E-S.C.I. et prix
«Cinema nuovo», Festival de Venise 1980. Première sortie en Grèce :
novembre 1980.

1983 : Athènes, retour sur l’Acropole?


Scénario : Théo Angelopoulos. Images : Georges Arvanitis. Textes :
Costas Tahtsis. Décors et costumes : Mikes Karapiperis. Montage :
Georges Triandaphillou. Son : Thanassis Georgiadis. Thèmes musi-
caux : Manos Hatzidakis, Dionissi Savopoulos, Loukianos Kilaidonis.
Poésies de Georges Seferis et Tassou Livaditi. Extraits de : Le Voyage
des comédiens, Les Chasseurs, Alexandre le Grand. Production : Trans
World Film, ERT-RTV Ellenica, Angelopoulos Productions. Durée :
43 minutes. Figurants : Costas Melouns, Giorgios Alexiou, Giorgios
Hatzioannou, Niki Miridaki.

1983-1984 : Voyage à Cythère (Taxidi sta Kithira)


Scénario et dialogues : Théo Angelopoulos, Th. Valtinos, Tonino
Guerra. Images (eastmancolor) : Georges Arvanitis. Décors : Mikes
Karapiperis (assisté de Nikos Papadakis et Nicos Triandaphilopou-
los). Costumes : Georges Ziakas. Son : Thanos Arvanitis (assisté de
N. Kittou et N. Achladis). Montage : Georges Triandaphillou (assisté
de Dimitris Veinoglou). Mixage : Thanos Arvanitis. Musique : Hélène
Karaindrou. Production : Théo Angelopoulos Productions, Centre du
cinéma grec, Z.D.F., Channel 4, Télévision grecque. Directeurs de
production : G. Samiotis, P. Xenakis, F. Stavropoulou, V. Lycouressi.
Interprètes : Julio Brogi (Alexandre), Manos Katrakis (Spyros, le vieil

3. Moyen métrage documentaire faisant partie d’une série centrée sur les
«capitales culturelles de l’Europe».

152
homme), Dora Volanaki (sa femme), Mary Chronopoulou (Voula),
Dionyssis Papayannopoulos (Antonis), Giorgos Nezos (Panayotis),
Athinodoros Proussalis (/e capitaine de gendarmerie), Müichalis Yan-
natos (/e capitaine du port), Akis Kareglis (Spyros, l'enfant), Vassilis
Tsaglos (/e président de l'Union des ouvriers du port), Despina Gerou-
lanou (/a femme d'Alexandre), Tassos Saridis (/e soldat allemand).
Première sortie en Grèce : novembre 1984. Prix : Prix du Jury pour
le meilleur scénario au Festival de Cannes 1984.

153
TABLE
l'Histoire, l'idéologie et le pouvoir, par Michel ESTÈVE.
1. L'Art des équilibres. Entretien avec Théo Angelopoulos sur
Voyage à Cythère, par Jacques GERSTENKORN.
2. Un Cinéaste des années 1970, par Lino MICCICHE.
3. Théo Angelopoulos : une poétique de l'Histoire, par
Barthélemy AMENGUAL. 31
4, Note sur Jours de 36, ou l’angoisse du vide, par Marie-
Claude TIGOULET. sf
LE VOYAGE DES COMÉDIENS :
5. L'Histoire sied à Électre, par Yvette BIRO. 67
6. Politique de la représentation, par Joël MAGNY. 12
LES CHASSEURS :
7. L'Histoire au présent, par Michel ESTÈVE. 81
8. Le Cadavre et l'Histoire, par Christian ZIMMER. 93
9. Idéologie et pouvoir : Alexandre le Grand, par Michel
ESTÈVE. 97
10. Athènes, retour sur l'Acropole, par Lorenzo CODELLI. 111
VOYAGE À CYTHÈRE :
11. L’Ampleur d’une désillusion, par Gérard PANGON. 117
12. L’Empire des voyages, par Yvette BIRO. 135
Filmographie de Théo Angelopoulos, par Joël MAGNY. 149
Illustrations pp.68, 69, 82, 84, 87, 99, 100, 102, 108, 120, 122,
127, 129, 140, 144.

exemplaire conforme au Dépôt légal de janvier 1985


bonne fin de production en France
numéro d'édition 2-301
Minard 73 rue du Cardinal-Lemoine 75005 Paris
Ctudes cinématographiques
Dirigée par Michel ESTÈVE et publiée par Michel J.MINARD
la collection «Études cinématographiques» assure la continuité des
cahiers du même nom publiés par G.-A. ASTRE et M. ESTÈVE depuis 1966
et qui faisaient eux-mêmes suite à la revue Études cinématographiques
fondée en 1960 par Henri AGEL et Georges-Albert ASTRE.

Devenu un art majeur, le cinéma n’est plus un simple divertissement : il s’est


intégré à la culture de l’humaniste moderne et, tant par son audience que par les
«participations» qu'il implique, il est justiciable aujourd’hui d’études socio-
logiques, éthiques et esthétiques. C’est dans cette perspective que nous plaçons
«Études cinématographiques». Il n’est donc pas question d’y publier des comptes
rendus de films en relation étroite avec l’actualité mais, au contraire, d'approfondir
certains aspects majeurs, certaines fonctions essentielles du cinéma en prenant
à l’égard des œuvres étudiées une indispensable distance, en multipliant les
confrontations et, dans un souci d’information objective, en publiant aussi un
certain nombre de documents qui feront large place aux orientations et aux
réalisations étrangères.

les opinions émises dans les études n'engagent que leurs auteurs
la direction n'est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés, ceux-ci
ne seront renvoyés que s'ils sont accompagnés de timbres ou de coupons-réponse

TARIF
souscription à dix numéros à paraître ; chaque livraison regroupe plusieurs numéros
France — Étranger : 150F (tarif janvier 1985)

Lettres Modernes Minard, 73, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 PARIS


C.C.P. Paris 10671 19T Tél. : (1) 354 46 09

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cette livraison de la collection


ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES
ISSN 0014-1992
a été servie aux souscripteurs abonnés au titre des numéros
142-145

THÉO ANGELOPOULOS
textes réunis et présentés par Michel ESTÈVE
D 4 + A ft (
3-4 Ivan Pyriev : sur L’Idiot à l'écran. 109-111 Pasolini. 1 le mythe et le
Entretien avec Alexandre Astruc. sacré.
5 Robert Flaherty et le documentaire 112-114 Pasolini. 2 : un «cinéma de
poétique. poésie».
8-9 Le Lyrisme — Nicholas Ray. 115-121 Société et cinéma : les années 60
10-11 La Passion du Christ comme en Grande-Bretagne — essai d’inter-
thème cinématographique. prétation sociologique.
12-13 Le Western. 122-126 Bernardo Bertolucci.
14-15 Théâtre et cinéma : l’acteur. 127-130 Federico Fellini (2) — sources
16-17 Problèmes de la télévision. de l’imaginaire.
18-19 Jeanne d’Arc à l'écran — Procès de 131-134 Ingmar Bergman (2) — la mort, le
Jeanne d'Arc — entretien avec Robert masque et l’être.
Bresson. 135-138 Andreï Tarkovsky.
20-23 Luis Buñuel. 139-141 Le Rôle du son dans le récit
24-25 Orson Welles — l'éthique et cinématographique.
l'esthétique. 142-145 Théo Angelopoulos.
26-27 Luchino Visconti — l’histoire et
l'esthétique.
28-29 Federico Fellini, 8 1/2.
30-31 Akira Kurosawa.
32-35 Le Néo-réalisme italien — bilan de
la critique.
36-37 Antonioni — l’homme et l’objet.
38-42 Surréalisme et cinéma.
43-44 L'image et la couleur.
45 Andrzej Munk — tradition et réalisme.
46-47 Ingmar Bergman — la trilogie.
48-50 Stroheim.
51-52 Jean Vigo.
53-56 Dreyer — cadres et mouvements.
57-61 Jean-Luc Godard — au-delà du
récit.
62-63 Jerzy Kawalerowicz.
64-68 Alain Resnais.
69-72 Andrzej Wajda.
73-77 Le Nouveau cinéma hongrois.
78-81 Pouvoirs de l’image.
82-83 Fascisme et résistance dans le
cinéma italien.
84-87 Alfred Hitchcock.
88-92 Marx, le cinéma et la critique de
film.
93-96 Le «Cinema nôvo» brésilien (1).
97-99 Le «Cinema nôvo» (2). Glauber
Rocha.
100-103 Alain Resnais et Alain Robbe-
Grillet — évolution d’une écriture.
104-108 Miklés Jancso.
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