Tragédies de Corneille, GF Flammarion, 1988 (isbn 9782080703422) 1602 : Pierre Corneille, le père, maitre des eaux et forêts 1 épouse à Rouen Marthe Le Pesant, fille d•un avocat. 1606 : Le 6 juin, naissance à Rouen, rue de la Pie, de .. Pierre Corneille; il aura cinq frères ou sœurs, dont Tho �. mas et Marthe, mère de Fontenelle. 1615-: Il entre au collège des Jésuites de la ville; prix de · vers latins en rhétorique (1620). , 1624 : Corneille est licencié en droit; il prête serment - d'avocat stagiaire au Parlement de Rouen. 1628 : Son père achète pour lui deux offices d'avocat du roi, au •siège des eaux et forêts et à l'amirauté de France. Il conservera ces charges jusqu'en 1650. 1629 : Mélite est jouée au Marais pendant la saison théâ u·ale 1629-1630, probablement début décembre 1629. 1631 : La tragi-comédie de Clitandre ou l'innocence déli vrée est jouée au Marais. • • 1632 : Fin de 1631 ou début de 1632? Représentations de _ sa deuxième comédie, La Veuve ou le Traitre puni. Edi tion de Clitandre et des Mélanges poétiques. A la fin de _ l'année probablement, La Galerie .iu palais ou 1•amie rivale est jouée au Marais. 1633 : Edition de Mélite en février, tandis que La Suivante est jouée au Marais. En été, la cour séjourne à Forge les-Eaux, près de Rouen. Corneille écrit L'Excusatio, où il loue le roi et le ministre. 1634 : En mars publication de La Veuve et de L'Excusatio. Renaissance de la tragédie : Sophonisbe de Mairet, Her cule mourant de Rotrou. Corneille fait jouer La Place Royale ou l'amoureux extravagant. 8 CHRONOLOGIE
1635 : La première tragédie de Corneille, Médée, est jouée
au Marais en début d'année. Corneille fait partie des cinq auteurs chargés par Richelieu d'écrire La .Comédie des Tuileries, jouée le 4 mars. 1636 : Représentation de L' Illusion comique, qui sera publiée en 1639. Août 1636 : les Espagnols prennent Corbie, reprise en novembre. Fin décembre, o u début janvier 1637, première de la tragi-comédie, Le Cid. 1637 : Le 8 janvier, La Grande Pastorale, écrite par les cinq auteurs dont Corneille, est jouée à l'hôtel de Riche lieu; le 22 février, représentation de L'Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs. Publication de La Galerie du Palais et de La Place Royale en février, du Cid en mars, de La Suivante en septembre. En avril, Scudéry publie ses Obseroations sur Le Cid; Corneille réplique par sa Lettre apologétique. Scudéry demande l'arbitrage de l'Académie; en décembre paraissent les Sentiments de l'Académie. Dé-:eption de . Corneille qui renonce à répondre par égard pour Riche lieu : en janvier des lettres de noblesse avaient été accor dées au père de Corneille.· . . 1 _ : . , •� 1638: Naissance du Dauphin, le futur Louis XIV. Cor neille • ne parle plus que de règles et des choses qu'il eût pu répondre aux Académiciens 11 (lettre de Chapelain de janY: ·r 1639). ,· 1639 : Le 12 février, mort de Corneille père; le fils devient tuteur des frères et sœurs mineurs. Edition de Médée et de L' Illusion comique. , 1640 : • Corneille a fait une nouvelle pièce du combat des trois Horaces et des trois Curiaces » (lettre de Chapelain du 19 février). Il a soumis Horace à une commission de doctes, dont Chapelain, Baro, Charpy, !'Estoile, d'Au bignac. Une représentation a lieu devant Richelieu. La tragédie d'Horace est jouée au Marais début mai pro bablement. Sans grand sucès :·à cause de l'éloge de la politique de Richelieu ? • • 1641 : Edition d'Horace. Mariage avec Marie de Lampé- rière. • •• 1642 : Représentations de la tragédie de· Cinna ou la clé mence d'Auguste avant le rer août, date à laquelle Cor neille prend un privilège pour l'impression. Lecture ou représentation privée de Polyeucte devant Richelieu (témoignage de d'Aubignac). . . CHRONOLOGIE 9 . 4 décembre : mort de Richelieu. 1643 : Avant le 30 janvier, première de Polyeucte (privilège pris à cette date). Edition de Cinna. Corneille écrit un quatrain dans lequel il se refuse à juger le cardinal, alors que se dessine une réaction contre sa politique. 14 mai: mort de Louis XIII. Corneille compose un son net très dur pour Richelieu et le roi défunt. Il écrit La Mort de Pompée, représentée probablement en automne. Dans « le même hiver » représentation de la comédie Le , Menteur. Remerciement au cardinal Mazarin qui a triomphé de la Cabale des Importants. Edition de Polyeucte. 1644 : En février, édition de La Mort de Pompée et en octobre de la comédie Le Menteur; première édition collective, Œuvres, contenant les pièces antérieures au Cid. Représentations de La Suite du Menteur et de Rodogune en décembr(? probablement. 164s : Le 14 octobre, lettre de Louis XIV demandant à Corneille de collaborer aux Triomphes de Louis le Juste. - Le Marais joue Jodelet ou le maitre-valet de Scarron qui parodie la tragédie. Au début de l'hlver, première de Théodore, vierge et martyr, premier échec de sa carrière. • 1646 : Edition de Théodore. 1647 : Première d'Héraclius; édition de · Rodogune et d'Héraclius. Le 22 janvier Corneille est reçu à l'Académie. 1648 : Publication du tome II des Œuvres (du Cid à . Théodore). En août, commencement de la Fronde par •. lementaire. .. . .. . , 1649 : Dans la nuit du 5 au 6 janvier, la reine, le jeune roi, . et la cour quittent Paris; paix de Rueil le II mars. Exécution de Charles Jcr d'Angleterre en février. Première de Don Sanche d'Aragon. 16so s- Andromide est jouée au Petit-Bourbon; édition de Don Sanche en mars. Arrestation des princes, Condé, Conti et Longueville. . - Epuration en Normandie. Le 12 février, Corneille 1 dont la fidélité et l'affection nous sont connues », est _ nommé par le roi procureur des Etats de Normandie. 16s1 : En février, première de Nicomide,· en aoftt, édition IO CHRONOLOGIE d'Andromide et, en novembre, de Nicomide. Publication de L'Imitation de Jésus-Christ (les vingt premiers cha pitres traduits en vers par P. Corneille). A la fin de l'année, première de Pertharite qui échouera. 1652-1656 : Corneille consacre son activité littéraire à la traduction de L' Imitation. En mars 1656, publication de. la traduction complète. En juillet, Corneille travaille à une tragédie à machines, qui sera La Toison d'Or, et prépare une édition revue de son théâtre. 1657 : L'abbé d'Aubignac publie sa Pratique du Théâtre en se référant aux pièces de Corneille. 1658 : Corneille est présenté au surintendant des finances Nicolas Fouquet; il reçoit une gratification et offre d'écrire pour lui. 1659 : En janvier, première d'Œdipe dont le sujet avait été proposé par Fouquet. En mars, édition de l'ouvrage. 7 novembre: paix des Pyrénées. 1660 : La Toison d'Or est jouée en Normandie. Le 31 octobre, achevé d'imprimer du Théâtre de Corneille re.vu et corrigé par l'auteur, en trois volumes; chaque volume est précédé d'un Discours et des Examens des pièces. 1661 : Grand succès de La Toison d'Or au théâtre du Marais. Le 9 mars, mort de Mazarin. Le 5 septembre, arrestation de Fouquet. 1662 : Première de Sertorius au Marais. Pierre et son frère Thomas s'installent à Paris. 1663 : Première de Sophonisbe à l'Hôtel de Bourgogne. Querelle avec l'abbé d'Aubignac. Corneille écrit un Remerciement au roi pour la pension de 2 ooo livres qui lui est accordée. 1664 : Othon est joué le 3 août à Versailles, le S novembre à l'Hôtel de Bourgogne. Neuvième édition collective du Théâtre. Représentations de La Thébaïde, première tragédie de Racine. 1665 : En février, édition d'Othon et, en août, publication de la traduction en vers des Louanges de la Sainte Vierge. Grand succès d'Alexandre de Racine. 1666 : En février, première d'Agésilas à !'Hôtel de Bour gogne. CHRONOLOGIE II
1667 : Le 4 mars, Attila est joué par Molière. Poème au
roi sur son retour de Flandre. Edition d'Auila en novembre. 17 novembre: Andromaque de Racine. 1668 : Dixième édition collective du Théâtre. Poème au roi sur la conquête de la Franche-Comté. 1669 : Publication d'une traduction en vers de l'Office de la Vierge. Le 13 décembre, première de Brica1111icus: Corneille y assiste u seul dans une loge n, La polémique entre Racine et le clan 'éornélien se développe. 1670 : La préface de Britannicus contient des attaques contre Corneille. Le 21 novembre, première de Bérénice, de Racine, à !'Hôtel de Bourgogne. Le 28 novembre, pre mière de Tite et Bérénice, de Corneille, chez Molière. 1671 : Première de Psyché,· publication de Bérénice et de Tite et Bérénice. 1672 : Les janvier, première de Bajazet. Corneille fait des lectures de Pulchèrie qu'il réussit à faire jouer en novembre au ·Marais. Deux poèmes en l'honneur des victoires du roi en vers latins et vers français. 1674 : Le IO juillet,1)arution de l'Art poétique de Boileau qui ne fait aucune place à Corneille dans l'histoire de la tragédie. L' Iphigénie, de Racine, jouée à Versailles, en août. La dernière tragédie de Corneille, Suréna, est jouée à l'Hôtel de Bourgogne. La pension de Corneille est sup primée. 1676 : A l'automne, cinq tragédies de Corneille sont reprises à Versailles. Remerciement en vers publié dans Le Mercure galant en 1677. 1677 : Le 1 er janvier, première de Phèdre. Corneille écrit une pièce sur les victoires du roi. 1678 : Lettre de Corneille à Colbert pour solliciter le renouvellement de sa pension. .Er, octobre, il lit à l'Aca démie son poème Au Roi sur la paix de 1678. 1682 : Onzième et dernière édition collective du Théâtre, en quatre volumes. La pension de Corneille est rétablie. 1684 : Le 1 1!r octobre, mort de Pierre Corneille. INTRODUCTION . Jean-Paul Sartre enfant transforma Corneille en Par daillan : u il conserva ses jambes torses, sa poitrine étroite et sa face de carême, mais je lui ôtai son avarice et son appé tit du gain; je confondis délibérément l'art d'écrire et la générosité n. C'est ce que ne fit jamais le vrai Corneille. • Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes », constate-t-il dans L' Illusion comique. Il s'appropria ce fief. Ses exigences à l'égard des acteurs et des libraires, la dédicace de Cinna au financier Montaron le firent traiter d'écrivain merce naire. Engagé dans l'équipe des cinq auteurs chargés de donner une substance aux idées dramatiques du cardinal de Richelieu, il recueillit présents et pension. Ces subven tions furent maintenues par Mazarin : • Tes dons ont passé même mes espérances. » L'argent n'est-il pas l'exci tant nécessaire, et souvent suffisant, de l'activité humaine ? Corneille l'avouait ingénument. Heureux appétit du gain! Joint à l'orgueil du succès, il a contraint Corneille à formuler une évidence : la poésie dramatique a pour but le seul plaisir du spectateur. De quoi ce plaisir est-il fait ? • J'ai remarqué - note-t-il dans l'Examen du Cid - qu'alors que ce malheureux amant se présentait devant elle, il s'élevait un certain frémissement dans l'assemblée qui marquait une curiosité merveilleuse. 11 Tel est, pour parler comme Boileau, le ressort qui attache le spectateur : une situation extraordi naire à l'issue imprévisible. Les théoriciens eux-mêmes, tout en reprenant la définition aristotélicienne de l'art comme imitation de la nature, prescrivaient la recherche de II la merveille •· Chapelain plaçait le plaisir théâtral dans la suspension d'esprit, • quand le poète dispose de telle sorte l'action que le spectateur est en peine par où il en sortira •· Non pas le poète mais le héros. Comment en sortiront 16 INTRODUCTION Rodrigue et Chimène? C'est pour procurer ces moments d'attente frémissante que Corneille a choisi des sujets qui vont • au-delà du vraisemblable ». Et une expression qui va au-delà du parler naturel. Pourquoi tant d'antithèses, d'apostrophes et autres figures de style dans ses monologues et dans la plupart des dia logues? La réponse est dans son premier Discours : il observe que la partie de la poésie dramatique qui concerne les mœurs II a besoin de la rhétorique pour peindre les passions ou les troubles de l'esprit •· Le langage théâtral, en effet, est une mimique verbale conventionnelle qui doit faire participer physiquement à la démesure des senti ments. Ou bien captiver l'esprit par le poids des raisons, selon la formule de d'Aubignac, qui reproche aux raisonne ments trop faibles de mettre le théâtre dans la froideur, et admire • la délibération d'Auguste où Maxime et Cinna s'expliquent par des considérations surprenantes 1. Inu tile donc d'excuser la rigueur et la subtilité des débats cornéliens par l'empreinte indélébile d'une profession d'avocat, qu'il n'a jamais exercée : 11 j'ai la plume féconde et la bouche stérile •· L'emploi de la rhétorique se fonde sur l'entente des conditions de la participation théâtrale. Le mot d�intér�t signifie qu'on est dans l'affaire. Corneille veut mettre le public dans l'affaire par le pouvoir du discours. Fascination par le verbe analogue à celle que crée le cinéma par les images. • Corneille auteur baroque ? Disons qu'il a toujours su user des artifices du langage et de la technique dramatique. Il commença par en abuser dans Clitandre, parce qu'il créait sans avoir rien à exprimer. Il avait prouvé son origi nalité en débutant au théâtre par une pièce comique, Mélite, alors que le genre avait à peu près disparu; on y trouvait, malgré la fantaisie de rintrigue, une observation amusante des mœurs de la jeunesse. Ce fut le succès de la comédie qui lui fit abandonner son sujet; il se crut autorisé à passer du rire aux larmes et à composer une tragi comédie. L'inexpérience et le désir de forcer avec éclat les portes d'un genre portent à la surenchère. Le public, encore naïf et proche de la découverte des possibilités dramatiques de la scène moderne, était avide d'action et d'émotion violentes. Corneille s'était efforcé de le combler. Il juxtapose et imbrique plusieurs séries d'événements. Une intrigue de palais, d'abord, dans un pays imaginaire : l'opposition entre le prince héritier, soutenu par sa mère, et le roi, chacun ayant son favori, fait obstacle au mariage de INTRODUCTION 17 deux amants parfaits. Ils vont être provisoirement désunis et menacés dans leur vie --,. schéma habituel d'une tragi comédie - par les machinations d'une jalouse et d'un jaloux qui les attirent tous deux dans une même forêt afin de les tuer. Elles échouent bien sûr, mais en donnant naissance à une nouvelle pièce : le favori du prince est accusé par erreur, emprisonné et condamné à mort, ce qui explique le sous-titre : L' Innocence délivrée. • Il faut que j'avoue, déclare Corneille dans la Préface, que ceux qui n'ayant vu représenter Clitandre qu'une fois ne la comprendront pas nettement, seront fon excusables. ,. D'autant plus excusables que les événements y sont montrés directement, sans explication, et d'une manière discontinue avec passage incessant d'un lieu à un autre : ci J'ai mis les accidents sur la scène. ,, La surprise donne leur plein effet de choc aux bagarres sanglantes du premier acte; et la continuité de la violence est assurée par une tentative de viol, au début du quatrième acte, que sanc-· tionne un œil crevé à l'aide d'une aiguille à cheveux. Ce n'est qu'à l'approche du dénouement heureux que l'on retrouve l'auteur de Mélite dans les scènes de badinage et. de caresses. Une action forcenée et mélodramatique requiert des personnages exemplaires dans le bien et dans le mal. Pymante, le méchant, pousse la logique jusqu'à revendi quer la responsabilité du forfait qu'il n'a pu commettre : • Je ne suis criminel sinon manque d'effets. • Cc propos de croquemitaine n'est pas le seul à manifester la mala dresse d'un débutant : apostrophes aux objets dotés de. sensibilité à l'exemple du poignard qui ci en rougissait, le traitre ,, dans Pyrame et Thisbé, la pastorale de Théophile de Viau; monologues lyriques démesurés, mêlant pointes à la mode et amplifications rhétoriques; grandiloquence involontairement cocasse : • Remplissons tous ces lieux de carnage et d'horreur », et, le tonnerre se faisant entendre, • Mes menaces déjà font trembler tout le monde. • Une réhabilitation a été tentée de nos jours : on apprécie la théâtralité, c'est-à-dire un dynamisme scénique d'allure fort moderne. Mais la théâtralité c'est ce qui subsiste du théâtre quand une pièce n'a pas de sujet. Exercice de virtuosité condamné par Corneille dans !'Examen de 166o. Il présente cette tragi-comédie, vainement remaniée, comme une sorte de c canular • composé par bravade pour démontrer par l'absurde la valeur de Mélite, pièce cri tiquée par les connaisseurs : c fentrepris d'en faire une I8 INTRODUCTION
régulière, pleine d'incidents et d'un style plus élevé, mais
qui ne vaudrait rien du tout : en quoi je réussis parfaite ment. • Cette boutade humoristique traduit le jugement qu'il dut porter en 1631 sur sa tentative puisqu'il se replia vers le genre de la comédie. Il y obtint des succès qui le signalèrent à l'attention de Richelieu. Mais voici qu'à la saison théâtrale 1634-1635, il fait" représenter une tragédie, Médée. C'était manifestement par obligation d'auteur connu; le genre, disparu pendant plusieurs années, était revenu à la mode dès 1633, sous les deux formes possibles : avec un sujet tiré de la mythologie, comme L'Hercule mourant de Rotrou, ou avec un sujet historique, comme Sophonisbe de Mairet, et La Mort de César de Scudéry. Il a choisi paradoxalement d'imiter une tragédie mythologique de Sénèque. Corneille, en effet, s'était toujours présenté comme un moderne, désinvolte; sinon méprisant, à l'égard du théâtre antique. Dans la préface de Clitandre, avant Pascal et d'une manière aussi hautaine, il affirme le progrès des sciences et des arts; il compare les Grecs et les Latins à ci des gens qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ont laissés à le. cultiver •· Il critique directement leurs œuvres avec une insolence accrue dans la préface de La Veuve:« on épouse malaisément des beautés si vieilles ». C'était ce genre de beautés qu'il trouvait dans la pièce de Sénèque : un mythe qui devait paraitre absurde à son rationalisme de moderne, une description de l'amour qu'il avait raillée dans La Galerie du Palais : " Faute de le connaitre, on l'habille en fureur. » Pourquoi ce choix? On songe au précédent de Clitandre. Ecrivant une tragédie sans qu'il y ait de sa part nécessité ni engagement personnel, il a préféré, pour forcer le succès, exploiter la forme la plus élémentaire et la plus spectaculaire du genre. Il s'agit de la vengeance horrible d'une femme délaissée et jalouse, thème tradi tioMel; et Médée, en sa qualité de sorcière, fournit au merveilleux et au terrible : enfant coupé en morceaux et vieillard vidé de son sang, invocations aux divinités infer nales, convocation des serpents venus d'Afrique apporter leur venin, une robe magique qui consume une jeune fille et son père; l'arrivée d'un char volant tiré par des dragons. Corneille en rajoute même : Jason se rue sur la scène, cc qu'il ne fait ni chez Euripide ni chez Sénèque.. C'est un exercice ou un pastiche tragique. Aucune invention pour l'essentiel. Sans doute le théâtre français donnant un plus grand rôle à l'amour, il fait du vieil Egée, INTRODUCTION 19 d'une manière assez grotesque, le soupirant de Créuse, et intr.-:iduit ainsi dans la pièce l'habituelle figure triangulaire : un homme entre deux femmes, une femme entre deux hommes. Mais il ne recrée nullement le personnage de Médée; il fait un travail d'amplification; il développe souvent en sept ou huit-vers ce qui était noté en deux vers dans le modèle latin. Pareille fidélité aurait dû inciter à la prudence ceux qui découvrent dans la pièce l'exercice de la volonté cornélienne : • Tout sentiment instinctif est condamnable, écrivait Roger Caillois, et il n'a pas peint Médée faisant taire son amour maternel et égorgeant ses enfants avec moins de sympathie qu'Auguste triomphant de son instinct de vengeance. 11 Ce n'est bien vu que pour Auguste. Médée se laisse emporter par une rage poussée presque jusqu'à la folie : • Ses yeux ne sont que feu. ,, Le meurtre des enfants est improvisé dans le désordre d'une défaite. Elle est une force qui va, et qui n'est retardée que le temps de faire une tragédie. · Ce qui peut faire illusion, c'est que Sénèque, présentant des êtres forcenés, soumis à la dictature de la passion, leur fait prononcer, par souci de prédication stoïcienne, de belles maximes sur la mai trise nécessaire de soi. Ce qu'ils disent est à l'inverse de ce qu'ils font. L'amplification a ses dangers : la Médée de Corneille donne une impression de ventriloquie encore plus grande. Que de progrès, pourtant, depuis Clitandre ! L'attaque des monologues et des récits est franche, captivant immé diatement l'attention. Les dialogues entre Médée et Créon, ou entre Médée et Jason, ne sont pas des tournois de maximes et de lieux communs .comme souvent chez Sénèque mais des affrontements serrés, directs, où la violence se dissimule sous l'ironie. En contraste, pour prendre ses distances avec les horreurs conventionnelles du monde tragique, Corneille introduit sur la scène des silhouettes échappées de sa comédie : Jason le cynique qui avoue avec une familiarité digne d'un héros d'Anouilh : • J'ai deux rois sur les bras •; Créuse qui se débarrasse • accortement II d'Egée avec une mauvaise foi juvénile. Ce .souci de garder le contact avec le réel, fondamental chez Corneille, se marque par la manière dont il essaie de cor riger les absurdités de la légende antique. Etait-il normal que, dans la pièce de Sénèque, Créon accepte sans aucune méfiance la robe donnée par Médée? Comme il l'écrit dans son Examen, il a rendu plus vraisemblable cette accep tation a en ce que Créuse souhaite avec passion cette robe 20 INTRODUCTION que Médée empoisonne 11, Pourquoi une magicienne toute puissante négocie-t-elle et quémande-t-elle un refuge ? Pourquoi se venge-t-elle sur ses enfants et non sur Jason? A chaque fois, Corneille essaie de prévenir les objections du spectateur. Mais il était impossible de faire épouser des beautés si vieilles. Corneille abandonna le genre de la tragédie pour composer L' Illusion comique. C'est • un étrange monstre 11, avoue-t-il, une sorte de pot-pourri théâtral; mais son ori ginalité séduit, ce qui expose à se méprendre sur l'état d'esprit de l'auteur. Il est d'usage de s'extasier devant la variété de son œuvre comme si diversité avait été sa devise et comme si, assuré de son génie, il s'était donné pour tâche d'en faire admirer les différentes facettes. En réalité, le génie se conquiert à travers tâtonnements et échecs. L'Illusion comique, qui utilise, sans choisir, tous les genres dramatiques, exprime l'incertitude d'un écrivain qui a eu l'ambition de s'élever au-dessus de la comédie sans réussir dans la tragédie. Il n'a pas renoncé à son ambition pourtant; au dernier acte surgissent quelques formules héroïques : se vaincre soi-meme, faire violence à ses plus chers désirs, « Et préférer l'honneur à d'injustes plaisirs. 11 Ce vers pourrait servir d'épigraphe au Cid; car c'est dans une tragi-comédie que Corneille crée son héros tragique.
Les stances où Rodrigue délibère entre son honneur et
son amour avaient , ravi II toute la cour et tout Paris. L'émotion théâtrale n'atteint sa plénitude que si, engageant l'affectivité par la crainte et la sympathie, elle touche aussi l'esprit en proposant une image de la grandeur ou de l a faiblesse de l'homme. Corneille, dans Le Cid, montre s a grandeur à partir d'une psychologie dualiste qui s e retrouve dans la tragédie. Elle privilégie la conscience et la volonté. La passion désigne les sentiments, même les plus légitimes, qui sont subis et qui ne visent qu'à la satisfaction de l'in dividu. La raison y oppose les nécessités de la vie sociale qui créent des devoirs. Comme il convient, ainsi que l'écrit Descartes, de se changer plutôt que l'ordre du monde, la générosité consiste à décider contre soi en s'aidant du sentiment de la gloire, qui n'est pas quête de la réputation pour elle-meme, goût photogénique du moi, mais espoir de voir reconnue et admirée la qualité d'un acte utile à la société. Sans doute Rodrigue, par son duel, trouble l'Etat. Mais il se rachète par un combat victorieux contre les Maures : • Et l'Etat défendu me parle en ta INTRODUCTION 21
défense »; lui dit don Fernand qui va lui confier la mission
de libérer l'Espagne. Cette promesse d'une action glorieuse donne son prestige au héros, dont la vertu s'est affirmée par le sacrifice de • tous ses plaisirs JI à l'honneur : • Je dois tout à mon père avant qu'à ma maitresse. JI Et la pièce, malgré la multiplicité des événements, met en évidence cette morale de la générosité, qui suscite les démarches de Chimène et les plaintes de l'infante. Le jeune Goethe disait de Corneille : 1 Tout ce que je sais, c'est qu'il avait certainement un grand cœur. • C'est précisément ce qu'on ne peut savoir : il ne faut pas imputer à l'homme la grandeur de la pensée exprimée par l'œuvre, Cette psychologie et cette morale avaient été élaborées dès la fin du XVI 8 siècle; de nombreux traités avaient fait connaître ses mots d'ordre de résistance au cœur et d'exer cice de la raison; ils avaient mis le sentiment de la gloire au service de la vertu : . • Le vrai honneur, écrivait Du Vair, est l'éclat d'une belle et vertueuse action qui rejaillit de notre conscience à la vue de ceux avec qui nous vivons. » Ce vocabulaire et ces formules apparaissent très tôt au théâtre. • Que l'honneur a de force dans l'âme généreuse I JI Le vers n'est pas dans Le Cid mais dans une tragédie de Montchrestien écrite trente ans auparavant. Pourquoi les spectateurs avaient-ils vibré à l'unisson aux stances de Rodrigue ? Le théâtre ne convainc que des esprits déjà convaincus : ils y reconnaissaient un lieu commun de leur culture morale, mais exprimé pour la première fois d'une manière authent�quement tragique. Il s'agit d'un tragique psychologique, le seul qu'ait connu le xvue siècle; il a été excellemment défini par Paul Valéry comme • la possibilité et l'obligation de se diviser contre soi-m�me ». C'est bien le cas de Rodrigue qui, dans l'exploration douloureuse d'un choix inévitable, envisage de mourir pour mettre fin à cette division qu'il éprouve en lui : , Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père.» Mais ce moment tragique, qui suscite moins la crainte que la pitié, est rapidement dépassé. Selon la remarque de l'Examen, la haute vertu ne laisse toute leur force aux passions que • pour en triompher plus glorieusement • : l'amour de Rodrigue est noblesse pour permettre une plus nette démonstration du pouvoir de la volonté. Voilà Corneille en possession de son héros et de son sublime; mais il n'a que faire de cette morale de l'énergie pendant la plus grande partie de la pièce. Une tragi comédie a pour sujet l'amour; et à cette date, elle ne pou- 22 INTRODUCTION
vait éviter les guignoladcs romanesques. Corneille n'em
ploie pas ces mots mais dit la chose dans son Examen de 1660: « Pour ne déguiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène et cette protestation de se laisser tuer par don Sanche, ne me plairaient pas maintenant. Ces beautés étaient de mise en ce temps-là. • Le roma nesque se fonde sur des sentiments normaux mais pour les outrer jusqu'à des gestes et des propositions dont cer taines répliques marquent à demi l'absurdité : • Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? » Corneille a su faire l'économie des gestes les plus spectaculaires : grand lecteur de romans, Chapelain aurait voulu que Rodrigue se donne immédiatement la mort ou, du moins, puisque l'action aurait cessé faute d'acteur, qu'il fasse • quelqu.: démonstration de se la vouloir donner •· C'est au contraire avec le désir de faire reconnaitre la légitimité de son acte qu'il court, le duel achevé, vers la maison de Chimène; d'où sa déception et son amertume quand il l'entend proclamer sa volonté de le poursuivre et de le perdre:• Soûlez-vous du plaisir de m'empêcher de vivre.• Des sentiments naturels se discernent aisément sous le comportement conventionnel. Si Chimène s'acharne à réclamer la mon de Rodrigue, c'est en calquant ses répliques et ses justifications sur les siennes, preuve de son amour et de son admiration, et avec l'espoir de ·pouvoir pardonner. Ce réalisme, hérité des comédies, devient quelque peu humoristique, au cinquième acte, lorsque Rodrigue est présenté en train de s'attendrir devant son épitaphe future : • On dira seulement : il adorait Chimène.• Ne parlons pas de chantage : c'est le propre de l'imagina.:. tion d'un adolescent de se complaire à l'évocation des lendemains brillants de la mort, tout en revendiquant le droit de vivre et d'aimer qu'il finit par obtenir. Voilà Corneille en possession de la maitrise du dialogue dra matique: il se développe sur deux plans; il laisse discerner, derrière les paroles, ce que chacun cache ou se cache de ses vrais sentiments. En 1637, la tragi-comédie se terminait,• comme il convient, par l'annonce d'un mariage : Chimène consen tait explicitement à épouser le meurtrier de son père, ce qui était conforme à la vraisemblance dramatique et satis faisait pleinement les spectateurs. Ce dénouement n'a pas satisfait, à la réflexion, l'appétit de morale du pouvoir. Ce qu'on appelle la querelle du Cid permet de voir à quelles contraintes va se trouver soumis Corneille dans sa création. INTRODUCTION L'habileté de Scudéry, jaloux des honneu:s et de la faveur que lui avait valus le succès de la pièce, avait été de porter l'attaque, pour l'essentiel, sur la conduite de Chimène, u fiile dénaturée ». La commission de l'Académie, chargée par Richelieu d'arbitrer le conflit et de juger Le Cid, l'approuva : son amour était rangé parmi • les vérités monstrueuses ou qu'il fallait supprimer pour le bien de la société ». Ces Sentiments de l'Académie étaient ceux de Richelieu, qui en avait surveillé et corrigé la rédaction. Il avait admiré Le Cid et récompensé son auteur; mais il avait toujours eu conscience que les questions littéraires, contrairement à ce que prétendit Corneille, concernaient l'Etat. L'effort de discipline qu'il imposait à la France pour lui donner la première place en Europe, exigeait un contrôle du théâtre. La querelle du Cid fut l'occasion d'affirmer et de renforcer sa politique de dirigisme cultu rel. Corneille songea à contester cette censure, mais il se soumit : • J'aime mieux les bonnes grâces de mon maitre que toutes les réputations de la terre. " Après une crise de découragement qui dura près de deux ans, il fit tout pour acquérir ces bonnes grâces : ses tragédies furent soumises à l'approbation du cardinal, lues ou représentées devant lui, avant d'!ue données au public. La dédicace d'Horace évoque la scène : u C'est là que, lisant sur son visage ce qui lui plait et ce qui ne lui plait pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais.,, Il y avait beaucoup de bon dans sa tragédie. 1 L'image mythique du Romain avait souvent servi à exprimer une revendication de liberté politique ou un idéal de dignité morale. Ce n'est pas le cas dans Horace. • Le généreux Romain li qu'il met aux pieds de son Emi nence incarne le seul patriotisme; et tout incitait le public à tirer de la pièce une leçon actuelle au moment où le pays était engagé dans une guerre difficile : la royauté romaine assimilée à la monarchie française; le vœu de voir un jour les troupes II d'un pas victorieux franchir les Pyrénées "; l'évocation des discordes passées et l'appel à l'union : 11 contre eux joignons toutes nos forces ». La politique de Richelieu rencontrait l'opposition du parti de l'étranger, le clan dévot et espagnol : Camille au troi sième acte, est chargée, assez paradoxalement, de rappeler au respect de n l'absolue et sainte autorité li du roi, vivante image de la divinité. La morale de la générosité y perd de son panache; il ne convient plus de mettre entre l'acte et la décision l'intervalle d'une délibération personnelle : 24 INTRODUCTION • J'embrasse aveuglément cette gloire avec joie. • Dans cet univers de guerre l'amour n'a pas sa place : Camille y paie par sa mort la dette de Chimène. Pièce engagée donc; mais aussi pièce de propagande par l'éloge final des servi teurs qui sont les forces des rois. Car les formules dési gnaient Richelieu : l'art et le pouvoir d'affermir .les cou ronnes définissaient sa politique intérieure, les illustres effets qui assurent les Etats faisant allusion aux succès déjà obtenus dans la guerre contre l'Espagne. Et ces huit vers visaient à légitimer par la réussite le • ministériat •, la délégation qu'il avait reçue, ou plutôt prise, des pouvoirs du roi. Mais il n'avait obtenu ces résultats qu'au prix d'une impopularité certaine : dans cette m�me scène finale, le vieil Horace conseille de ne tenir aucun compte des juge ments d'un • peuple stupide •· Il est remarquable que Richelieu dans son Testament pclitique, déclare • mépriser les discours d'une populace ignorante qui blâme quelque fois ce qui lui est le plus utile •· Pourquoi Corneille a-t-il composé cette tragédie cardi naliste ? On peut trouver bien des raisons : appétit du gain, désir de supplanter ceux qui avaient obtenu la condamna tion du Cid, admiration sincère pour la grandeur d'une politique, nécessité pure et simple enfin. Le fait est là : pour ses véritables débuts dans le genre, il n'a pas été cet écrivain au cœur fier, à la pensée intrépide, un Pardaillan, dont des critiques universitaires ont complaisamment élaboré le mythe. Peu importe : l'indépendance d'un écrivain est son indépendance d'écrivain. Corneille a su prendre ses distances avec l'apologie nécessaire du patrio tisme. La littérature moralisante évite difficilement le pompier qui est mensonge; il consiste à doter immédiatement les personnages de l'héroïsme proposé à l'imitation; dans de telles œuvrcs les actes de volonté ressemblent à des coups de baguette magique, et la continuité des belles attitudes pr�te au sourire : à vaincre sans effort on triomphe avec ridicule. Dans le cas d'Horace qui doit combattre « le père d'une femme et l'amant d'une sœur •, cet héroïsme facile l'aurait rendu odieux, ce qu'il n'est pas dans les premiers actes. C'est à tort que nombre de commentateurs condamnent le personnage - • brute féroce » selon Lanson - en s'autorisant de la pensée polémique de Pascal : • Albe vous a nommé; je ne vous connais plus : voilà le caractère inhumain. • Il faut discerner le double plan du dialogue cornélien, remarquable déjà dans Le Cid, INTRODUCTION en tenant compte de ce que le début de la pièce apprend sur Horace. Qu'il n'est pas un fanatique, son amitié avec Curiace l'indique : elle suppose une communauté de sen timents et de pensée. A travers Curiace tel qu'il se livre, il est possible d'imaginer la sensibilité que dissimule Horace; il la trahit par la manière dont il présente son devoir : immoler ce qu'on aime, s'armer contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie. Sa brutalité ne vise qu'à sauver une générosité qui faiblit. « Il redoute d'être infé- , rieur à sa tâche, notait l'acteur Mounet-Sully, et il tente de se persuader lui-même. » Son effort d'auto-suggestion se marque au martèlement du rythme, à l'emphase du raisonnement, à la démesure des formules. • Albe vous a nommé; je ne·vous connais plus 11: l'inhumanité apparente du cri traduit la tension intérieure. Exemple parfait du sublime cornélien : l'héroïsme est durement conquis sur les sentiments naturels. Péguy a loué l'impartialité de la pièce; elle consisterait à laisser la possibilité de choix entre l'attitude de Curiace et celle d'Horace. Mais Curiace, son désarroi surmonté, emploie les mêmes mots que lui pour résister à l'émouvante prière de Camille; la tragédie de l'héroïsme exige cette convergence des attitudes. L'impar tialité serait plutôt dans le refus du mensonge : l'intensité suggérée de la lutte intérieure chez Horace montre quel est le prix de l'héroïsme. Car il porte un Curiace en lui même; il est aussi de ceux qui font la guerre sans l'aimer. . Tel apparait Horace à condition de ne pas projeter sur lui l'ombre de son crime futur. L'Examen de 1660 débute par cette remarque : • C'est une croyance assez générale que cette pièce pourrait passer pour la plus belle des miennes, si les derniers actes répondaient aux premiers. • Et cela, c'est la faute à Aristote. Corneille ne s'était pas embarrassé jusque-là de ses règles; mais puisqu'il voulait se racheter, il lui fallait bien le lire attentivement pour satisfaire la commission des critiques qui devait examiner sa pièce. La lecture lui fut incontestablement profitable. La Poétique édictait qu'il faut rechercher les cas où vic times et meurtriers sont parents ou amis, par exemple quand un frère tue son frère. Ce précepte a déterminé en partie le choix du sujet d'Horace mais aussi des tragédies qui vont suivre : dans Cinna, l'assassinat d'Auguste est projeté par sa fille adoptive et par Cinna, lié à lui par • une vieille amitié »; dans Polyeucce, Félix ordonne l'exécution de son gendre. Aristote a aidé Corneille à aller au-delà du vraisemblable pour créer la tension. dramatique. Mais il 26 INTRODUCI'ION
l'a égaré en imposant un -schéma d'action -- un héros
qui tombe du bonheur dans le malheur à la suite d'une erreur - qui ne pouvait convenir à ce que le théâtre français avait alors à montrer et à dire. La tragédie d'Euri pide que préfère Aristote, est pathétique et lyrique; ses héros, médiocres, subissent les événements. Les specta teurs français étaient avides d'action et• désireux qu'on propose à leur admiration l'énergie de l'homme. Les trois premiers actes d' Horace répondaient à leur attente. Mais au théâtre, quand l'état d'esprit change, la forme demeure; les théoriciens, Chapelain ou La Mesnardière, s'en tenaient au profil de la tragédie décrit par Aristote : le héros pouvait être aussi exemplaire que possible, il fallait qu'il fasse une faute pour qu'à l'admiration succède la pitié. En 1639, Corneille dut se féliciter de l'heureux choix de son sujet. S'il permettait de glorifier le patriotisme à l'intention de Richelieu, il le menait en mesure de contenter les théori ciens, puisque le généreux Horace commettait l'erreur de tuer sa sœur. Mais il les déçut. Il avait fait des concessions au pathétique traditionnel, par l'invention du personnage de Sabine notamment. Elle a hérité des matrones du théâtre antique une capacité médi terranéenne de gémissement; ses plaintes rhétoriques intro duisent des pauses dans le rythme tout moderne de l'action dramatique; cela s'aggrave, vers la fin, d'une propension, héritée celle-là du roman français, à vouloir mourir à la place des autres. Mais Corneille s'est refusé à susciter la pitié du spectateur en faisant d'Horace un meurtrier mal gré lui, à la manière antique. D'Aubignac, qui faisait partie de la commission, rapporte, dans sa Pratique du théâtre, comment il avait imaginé de corriger selon les règles les deux derniers acres; c'est burlesque mais éclairant. Il aurait fallu que • cette fille, désespérée, voyant son frère l'épée à la main, se fût précipitée dessus : ainsi elle fût morte de la main d'Horace et lui eût été digne de compa,; sion comme un malheureux innocent •· Corneille croyait à la responsabilité de l'homme et à la logique de sa conduite. Horace reste un héros dans la faute : c'est par u raison » qu'il tue sa sœur, en patriote indigné de l'entendre maudire Rome et souhaiter sa ruine. Il refuse de se repentir; et cene bonne conscience d'une mauvaise action fait l'ambiguïté de son attitude à la fin de la pièce, jugée II brutale et froide • par Chapelain : il ne peut pas, en effet, comme le héros traditionnel, exprimer un remords qu'il n'éprouve pas. Mais il ne peut pas non plus revendiquer le bénéfice d'une INTRODUCTION 27
générosité fourvoyée; car ce n'était pas un devoir de punir
la II trahison impuissante » de Camille. Il se réfugie dans une soumission réticente, proche de l'insolence, et dans une lassitude prématurée de la gloire. « Nous faisons des mystères de leurs imperfections •, avait dit Corneille à propos des Anciens. Il ne faut pas dis cerner. des profondeurs dans les imperfections de cette première tragédie. Le personnage d'Horace déconcerte : pourquoi le généreux des premiers actes devient-il, pour un bref instant, un soudard ivre de sa victoire qui provoque sans nécessité sa sœur ? Le dénouement laisse insatisfait : Horace a sauvé Rome et assuré ses grandes destinées; cet acte exigeait une exaltation du héros, ici impossible. Enfin une contradiction apparaît dans ce qu'on appelle la trans cendance. La tragédie traditionnelle ne se contentait pas de présenter les actions humaines; elle figurait ou évoquait l'action surnaturelle qui les expliquait. On trouve dans Horace un motif emprunté au théâtre grec, celui de l'ironie divine : un oracle ambigu fait croire à Camille qu'elle va !tre unie par le mariage à Curiace, alors qu'ils seront unis par la mort; dans la version originale, Julie venait réciter, à la fin, un couplet pour souligner que le ciel était respon sable des « tragiques succès » des événements. Autre motif emprunté, celui d'un châtiment de la démesure : le vieil Horace, au début du cinquième acte, admire le jugement céleste qui sait a confondre notre orgueil qui s'élève trop haut ». Cette affabulation surnaturelle est à peine esquissée et demeure excentrique parce qu'elle était symbolique d'un sentiment dit tragique de la vie, qui n'était pas du tout celui du temps. Même si l'on tient pour absurdes en elles-m!mes de vieilles croyances, on peut les accepter, si elles expriment à leur manière un sentiment actuel. Vingt ans plus tard environ, Corneille refusera avec véhé mence, dans Œdipe, les mythes antiques qui, se fondant sur une vision du monde où prédomine le désordre ou l'arbitraire, nient la liberté humaine et interdisent la confiance dans l'avenir. S'il ne les critique pas directement dans cette tragédie, il leur oppose une autre vision du monde : le vieil Horace dit sa conviction que la grandeur future de Rome s'inscrit dans un « ordre éternel » as'iuré par la prudence des dieux. Le vocabulaire seul est païen; c'est l'idée chrétienne d'un Dieu éternel et tout-puissant dont la providence établit les royaumes de la terre. Elle restait, malgré les progrès du • libertinage 11, la se.ule explication possible de l'histoire 28 INTRODUCTION du monde. Dans son Louis XIII, Pierre Chevallier rap pelle qu'en 1637 le roi, à la demande de Richelieu, avait placé le royaume sous la protection de la· Vierge, et com mente : • Il n'était pas dans l'esprit des hommes de ce temps de laisser Dieu en dehors des actions humaines. La toute-puissance divine est alors une réalité admise et elle est constamment invoquée. » Corneille ne se contente pas de cette allusion nécessaire aux croyances de son temps; dans la scène singulière, au troisième acte, où Sabine, Camille et Julie commentent la nouvelle de la suspension du combat, il se sen des personnages, en oubliant l'action, pour exposer abruptement des idées qui détermineront l'œuvre future. Camille affirme que l'événement a été voulu par les dieux qui descendent dans l'âme des rois, leurs vivantes images; la formule, qui précise quelles sont les voies de la providence, renvoie à un traité fort connu du chancelier Du Vair: c Plus les princes sont puissants, plus ils sont veillés de ce souverain gouverneur qui,•connaissant l'imponance de leurs actions à la ruine et à la conservation des peuples, leur retient ou leur lâche le cœur. • Mais l'ac tion surnaturelle ne supprime pas la libené humaine, elle la sollicite; dans la même scène, Sabine dit de la grâce cc qui sera repris et développé dans Polyeucte : cette .faveur du ciel doit être méritée. Corneille n'est nullement, comme l'a prétendu Sainte-Beuve, de Pon-Royal, de ceux qui humilient l'homme et risquent de le paralyser devant la toute-puissance divine; avec la majorité de ses spectateurs, il est de la religion du cardinal de Richelieu qui écrit dans son Testament polirique : « Dieu concoun à toutes les actions des hommes par une coopération générale qui suit leurs desseins, et c'est à eux d'user en toutes choses de leur libené. » Cet optimisme chrétien convient à une morale de l'énergie, puisqu'il donne la certitude d'aller dans le sens de Dieu et de l'histoire. Une action providentielle qui apponc sa garantie à une action généreuse, telle était la• forme nécessaire de la tragédie moderne..;.·. ... ·_- .. : . ' • I '"";, �' •.. -
Son chef-d'œuvre sera non pas Polyeucte mais Cinna. Et
d'abord parce que la pièce est épurée de toute référence à la religion antique. Des expressions générales comme le ciel ou l'ordre céleste placent le spectateur devant des idées contemporaines, celles du rationalisme chrétien. Dans la délibération du deuxième acte, Cinna et Maxime s'ac cordent à reconnaître la sage équité et la prudence infinie de Dieu, responsable de la variété des régimes politiques • INTRODUCTION 29 et de leur évolution dans le temps. Ces harmonies de l'uni vers sont l'œuvre d'une providence dont la présence est suggérée, au cours du dialogue, par des répliques qui dépassent leur destination. Ainsi Maxime déclare à Auguste que son trouble est peut-etre u un avis secret • que le ciel lui envoie : argument mais aussi avertissement au specta teur. Auguste lui-même, pour se dérober à Livie, prétexte : c Le ciel m'inspirera ce qu'ici je dois faire. 11 Une scène, au quatrième acte, manifeste l'action d'une force surnaturelle. L'ancienne tragédie prévenait par des interventions mer veilleuses de l'approche du malheur. Corneille inverse les signes et fait prévoir le dénouement heureux par une sorte de merveilleux chrétien; Emilie s'étonne de ressentir une joie qui lui fait, malgré elle, goûter un entier repos : u comme si j'apprenais d'un secret mouvement que tout doit succéder à mon contentement •· Et c'est pourquoi, malgré les quelques oripeaux païens de la tirade de Livie, la scène finale préfigure étrangement celle de Polyeucte par une sorte d'hymne à la toute-puissance divine : 111 Le ciel a résolu votre grandeur suprême », constate Emilie. Et Cinna demande au u grand moteur des belles destinées • d'accorder ses bénédictions à l'empereur romain. Pourquoi le dieu chrétien devient-il l'acteur invisible de ce drame païen ? Corneille pouvait s'autoriser de l'Histoire romaine de l'évêque Nicolas Coëffcteau, un des best-sellers de l'époque. Celui-ci imputait la grandeur des dernières années d'Auguste à u une particulière providence de Dieu qui se voulait servir de son règne pour établir celui de son fils "· Il donnait un exemple, la décision inspirée par Dieu u de recenser les forces et les richesses de l'empire romain»; la vraisemblance théâtrale ne s'opposait pas à l'embellis sement surnaturel d'un acte de clémence qui procurait une paix civile favorable à l'expansion du christianisme. Il est vrai que Coëffeteau faisait d'Auguste un exécutant passif du dessein de Dieu: u J'avoue qu'il n'y pensait pas; mais la providence divine qui conduisait cette grande merveille arracha de lui ce service. » Dans Cinna, il collabore à l'œuvre de la providence; et sa décision est comparable, par sa soudaineté, à celles qu'inspire la grâce. C'est qu'à travers lui Corneille propose, en surimpression, aux spectateurs l'image idéale du monarque chrétien. Ce qui indique dans quel but il a créé sa tragédie. Il a été absurde de supposer que Cinna avait été com posé pour 11dmonester Richelieu et le rappeler au devoir de clémence; l'œuvre est aussi cardinaliste d'intention que 30 INTRODUCTION la précédente. Richelieu écrit dans son Testament politique ce qu'il ne cessait de dire et de faire répéter : « Les grands hommes qu'on met au gouvernement des Etats sont comme ceux qu'on condamne au supplice avec cette diffé rence que ceux-ci reçoivent la peine de leur faute et les autres de leur mérite. • N'est-ce pas pour faire compatir aux souffrances du grand homme que Corneille, à la diffé rence de Sénèque, présente un Auguste accablé par u les effroyables soucis·• du pouvoir et le u grand fardeau n de l'empire? En tout cas, la situatio� de l'empereur romain sans cesse menacé par des complots faisait songer à celle du cardinal; et si Livie affirme avec insistance que le sou verain, quoi qu'il fasse, est inviolable, cela le concerne, et non pas Louis le Juste, respecté par tous. Les analogies sont évidentes avec la situation personnelle de Richelieu. Mais le sujet choisi permettait de dépasser la propagande immédiate pour créer une tragédie idéologique, qui justi fiait et exaltait le nouveau régime politique établi par lui, celui de la monarchie absolue. • -, Auguste, en s'emparant du pouvoir, avait mis fin aux guerres civiles et à l'anarchie; la comparaison était possible, et elle avait été souvent faite, avec ce qui venait de se passer en France. Cet épisode de l'histoire romaine avait une valeur symbolique, suggérée à plusieurs reprises dans la pièce. • Pour sauver Rome, il faut qu'elle s'unisse en la main d'un bon chef à qui tout obéisse • : il était .d'autant moins douteux qu'il s'agissait aussi de la France que l'affir mation avait été précédée d'un éloge du bon prince qui, disposant de tout en juste possesseur, dispense les hon neurs avec ordre et raison. Même valeur symbolique de l'intrigue : l'échec et les divisions des nostalgiques de la république romaine invitaient à condamner ceux qui ten taient de restaurer, contre Richelieu, les pouvoirs de la noblesse. Mais le théâtre idéologique ne se contente pas de démontrer la nécessité d'un système politique et ses bien faits pour le pays et pour chacun; l'essentiel est d'émouvoir en satisfaisant l'exigence, naïve et invincible en nous, de la vertu des gouvernants; ils doivent prouver leur droit au pouvoir en incarnant avec éclat l'idéal moral de leur époque. L'acte de clémence d'Auguste permettait de proposer à l'admiration un souverain foudroyant de sa générosité les sujets rebelles, et aussi les spectateurs,· convaincus, ainsi que le déclare Livie, que leur bonheur consiste à le faire régner. D'autant plus qu'il est veillé, selon la formule de Du Vair, du souverain gouverneur, Dieu, qui se manifeste INTRODUCTION 31 au dénouement, à la manière chrétienne, par c la céleste flamme » qui illumine l'âme de Livie. Cinna trouve son explication et son unité dans le projet d'illustrer l'idéologie de la monarchie absolue. • Le seul artiste engagé, estimait Camus, est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-cireur. li Ce ne fut pas la manière de Corneille: il s'est laissé mobiliser, quitte à tirer parti de son expérience dramatique de franc-tireur pour créer la tragédie de l'admiration. Tout comme dans Horace, il a refusé le parti pris d'idéalisation. La figure de l'empereur romain s'était affadie au point de devenir l'image conventionnelle du bon souverain. Faisane l'éloge, en 1638, de cette • créature lumineuse "• Guez de Balzac mentionnait à peine la période du triumvirat en souhaitant • pour son honneur que cette partie de son histoire fût rayée de la mémoire des hommes li. Ce héros d'une perfec tion anémique ne pouvait convenir à Corneille; l'admira tion implique l'étonnement; les crimes du triumvir sont longuement rappelés au premier acte et évoqués par Auguste dans son monologue pour que la violence natu relle de son tempérament rende plus surprenante la vic toire de la générosité. A cela s'ajoute l'originalité de la construction dramatique par rapport à Horace, où la déci sion héroïque n'était qu'un moment de l'action. Elle devient le sujet de la tragédie; et la succession des coups de théâtre la rend de plus en plus improbable. Corneille vise à mettre la plus grande distance possible entre l'attente du spectateur et l'événement final. En effet, le premier effort de la générosité d'Auguste se retourne contre lui : alors que pour racheter sa conduite passée il avait fait d'Emilie sa fille adoptive et de Cinna son ami, il se voit trahi dans son amitié, puis dans son affection, et rejeté vers le parti de la vengeance. Il retrouve les réflexes de l'ancien Octave dans le monologue du quatrième acte où au remords se mêle la tentation de tuer une dernière fois avant de mourir. Il se contente d'humilier méthodiquement Cinna, quitte à se satisfaire d'un repentir; mais bravé par lui, il menace : • choisis tes supplices u, Nouvelle bravade de la part d'Emi lie : « Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide. li Une dernière suspension; et l'aveu par Maxime de sa traîtrise met le comble à son a juste courroux •· Et c'est au moment où le spectateur redoute et excuse à la fois le déchainement de la violence que sont dites les paroles de pardon avec une soudaineté qui crée une poésie de la volonté. CORNEILLB Il 2 32 INTRODUCTION En effet, si la décision d'Auguste n'est pas motivée expli citement, comme celle de Rodrigue et d'Horace, dans une délibération ou dans le dialogue, elle n'est nullement une poussée irrationnelle ou une impulsion venue de Dieu. Elle tire sa vraisemblance du désarroi où il se trouve; car l'héroïsme n'est jamais surgissement gratuit mais réponse au défi d'une situation. Le passé est revenu sur lui, c'est le pathétique de la pièce, au moment où il essayait de s'en libérer par lassitude, satiété de l'exercice du pouvoir, aspi ration de l'homme mûr à la sécurité; le parti de la clémence est bien la seule issue et l'occasion de retrouver une énergie qui changera de signe pour un nouveau a combat ». Mais c'est un choix raisonné, qui relève de la morale de la géné rosité, grâce à l'entretien avec Livie du quatrième acte. Auguste ne se laisse pas persuader de donner un pardon • politique , par permanence d'un réflexe de vengeance, par souci de ses devoirs de souverain, mais surtout par dégoût de tout calcul. Livie finit par prononcer la maxime - c'est régner sur vous-même - qui définit un • idéal exaltant de maîtrise de soi. La mauvaise humeur d'Auguste indique qu'il est secrètement touché. C'est la maxime de Livie qu'il oppose à la tentation de la vengeance avec une grandiloquence qui traduit, comme toujours, l'intensité de la lutte intérieure. u Je le suis, je veux l'être», les coupes scandent la difficile montée vers la décision sublime : • Soyons amis, Cinna », où le ton devenu familier manifeste la maitrise de soi enfin conquise. Condé pleura, dit-on, à ce spectacle de la grandeur morale. Mais la tragédie n'obtint u l'approbation si forte et si générale» dont parle }'Examen que parce qu'elle satis faisait aussi le goût du public ou d'une partie du public pour le romanesque, grâce à l'invention du couple de Cinna et d'Emilie. Rien de plus romanesque, en effet, que de se faire le chef d'une conjuration pour· mériter celle qu'on aime : c Mourant pour vous servir tout me semblera doux. 11 Le recours à ces héros de tragi-comédie avait l'avantage d'assurer la cohérence politique de la pièce. Corneille évite ainsi d'opposer aux idées monarchiques des convic tions sincères qui rendraient impossible la soumission finale. L'idéal républicain ne fait pas agir Cinna, il est l'exutoire de son exaltation amoureuse. Dans le cas d'Emi lie il sert d'excuse glorieuse à un devoir chimérique. Son père, il est vrai, a été rué de u la propre main II d'Auguste; mais celui-ci a trop bien payé, selon l'observation de Livie. Si elle décide de le venger, c'est que, parvenu à l'âge de INTRODUCTION 33 l'idéalisme et de l'ingratitude, elle tient à s'affirmer contre des bienfaits jugés impurs; l'orgueil entre pour beaucoup dans sa révolte apparemment généreuse : • Je demeure toujours la fille d'un proscrit. » A-t-elle le droit de répondre à l'immoralité passée par l'immoralisme, comme l'objecte Fulvie ? Peu de raison chez elle, mais de la folie au sens stendhalien. Elle apparait, au troisième acte, dans la scène du malentendu entre amants. N'ayant rien à opposer aux arguments de Cinna, il ne lui reste plus qu'à tenter le grand jeu :. elle ira seule tuer le tyran en lui restant fidèle jusque dans la mort : « Mais je vivrais à toi, si tu l'avais voulu. 11 Ce serait ridicule ou odieux si sous l'exaspération. de l'amour-propre ne se discernait la réalité de l'amour. c Vous en pleurez », lui dit Fulvie. L'humour, hérité des comédies, vient tempérer la gravité de la tragédie de l'admi- ration. . . •; , ...;. , Corneille perdit son maitre le 4 décembre 1642; quelques• semaines auparavant il avait soumis à son approbation Polyeucte, tragédie chrétienne. Au témoignage de d'Aubi gnac, Richelieu ne put tolérer que Stratonice déclare qu'un • chrétien est une peste exécrable à tous les gens de bien. Cette critique, assez déconcertante,. montre le prix qu'atta chait le . cardinal à fa défense du christianisme; et il est • satisfaisant de penser, quoi qu'on ait dit, que le genre et le sujet de la tragédie ne pouvaient lui déplaire. Mais avait-elle été composée expressément pour lui plaire ? Il y avait eu une renaissance du théâtre religieux. En juin 1642, ·Du Ryer.,- -dans la préface de son Saül, souhaitait servir d'exemple à • ces grands génies qui rendraient l'ancienne. Grèce envieuse de la France •· Il est possible que Corneille ait voulu relever ce défi, mais il le fit à sa manière. Le jeune d'Aubignac avait produit une Pucelle d'Orléans, qui pré sentait les mystères de la religion u avec autant d'élégance que de naïveté ,, : le ciel s'ouvrait, au début, par un grand éclair et un ange paraissait sur une machine élevée. Rien. de cette imagerie pieuse dans Polyeucte, mais une transcen-, dance discrète comme dans Cinna. Aucune solution de continuité, en effet, entre les deux tragédies pour le profil dramatique : un acte exemplaire provoquant une conver sion générale. Le cri de Pauline : cc Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée», fait écho à celui d'Emilie:-• Je recouvre la vue auprès de leurs clartés. • C'est la même manière de surprendre et de subjuguer le public par la démonstration de la force de la volonté. Polyeucte est marié depuis quelques jours à peine à Pauline, • après un long temps 34 INTRODUCTION qu'elle a su [le] charmer•· Elle ne lui a pas caché sa passion d'autrefois pour Sévère; et voici qu'il réapparaît fort de la faveur de l'empereur et des regrets de Félix. La jalousie devrait ajouter son trouble au pouvoir d'un • juste et saint amour • pour le détourner de sacrifier son bonheur à la manifestation de sa foi. L'acte accompli relève de la morale de la générosité; et il est assumé jusqu'au bout avec la constance un peu hautaine d'un Rodrigue ou d'un Horace. L'hypothèi:e a été faite récemment d'un Corneille mys tique, pénétré du sentiment de l'infirmité humaine. Elle crée une contradiction vraiment invraisemblable entre l'homme et l'œuvre. Dans Polyeucte Corneille a été tota lement gardé, comme l'écrit Péguy, de tomber dans le parti dévot, celui qui • abaisse la nature pour s'élever dans la catégorie de la grâce 11. Il s'agit d'un christianisme ratio-_ naliste qui fait confiance à la liberté : « C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir ,, et s'adresse à l'intelligence. Aucune référence mystique, ni dans le dialogue ni dans les stances, à un mode de connaissance étranger et supérieur à la connaissance normale. Devant Dieu Polyeucte reste debout dans la certitude d'une hiérarchie • na�elle des. devoirs : • Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa cou-:. ronne; mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne. ,. Le choix ne provoque aucun schisme intérieur; le service de Dieu inclut le civisme; la foi s'accorde à l'honneur,: puisque son geste trouve une justification dans la révolte généreuse contre la persécution des innocents. • Parce qu'ils n'ont pas le courage temporel, écrit Péguy des dévots, ils croient.qu'ils sont entrés dans la pénétration de l'éter nel. » A leur différence, Polyeucte consacre son énergie au salut du monde temporel et découvre les voies de Dieu dans l'histoire. Les • embellissements de théâtre • apportés par Corneille, sacrifice pour la victoire de l'empereur, dignité de Félix devenu gouverneur d'Arménie, visent à donner une importance politique majeure à son martyre; il est l'occasion ou le signe du triomphe prochain du christia nisme, et le prix du progrès de l'h�anité : •. Allons en éclairer l'aveuglement fatal. • . On ne voit pas pourquoi Richelieu n'aurait pas été plei nement satisfait d'une pièce qui mettait au premier rang le service de la collectivité et illustrait un article essentiel de son idéologie. Le Testament politique débute par cette maxime : • Le règne de Dieu est le ·principe du gouverne ment des États et, en effet, c'est une chose si absolument nécessaire que, sans ce fondement, il n'y a point de prince INTRODUCTION 35 qui puisse bien régner ni d'Etat qui puisse !tre heureux et suffisant. » Il est vrai que la politique réelle admettait des accommodements. Dans le tragédie elle a Sévère pour porte-parole. Nécessaire à l'intrigue, c'est en lui-même un personnage proprement scandaleux par l'humilité roma nesque : non seulement il immole sa volonté aux « beautés • de celle qu'il aime, mais c'est par l'intercession de l'amour qu'il s'élève à la conscience de son devoir quand il décide de contenter d'une seule action et Pauline et sa gloire et sa compassion. Ce qui est à l'opposé de la virilité du choix cornélien. Ce héros conventionnel affirme pourtant son originalité à la fin de la pièce; tout en admirant le chris tianisme il ne se convertit pas, et, gardant la tête haute, il se désigne à l'attention et au respect du spectateur. Il le doit à des idées politiques qui enthousiasmaient Voltaire :· en approuvant que chacun serve à sa mode ses dieux et en dénonçant la répression exercée contre les chrétiens, il définit la tolérance de fait du gouvernement de Richelieu à l'égard des protestants. Aprement critiquée par le clan dévot et espagnol, elle est justifiée dans le Testament poli tique : le souverain, obligé en principe de procurer la conversion au catholicisme, ne peut raisonnablement employer d' • autre voie que celle de la douceur ». Ainsi s'explique la contradiction manifeste du dénouement dans cette tragédie chrétienne. Félix tire la leçon du martyre de Polyeucte, à la manière habituelle, en proposant de II faire retentir partout le nom de Dieu •; ce prosélytisme corres pond à la nécessité • d'établir le vrai culte de Dieu •, fon dement idéologique de la monarchie absolue. Mais la sagesse politique conseille de tempérer le principe pour des raisons d'humanité et dans l'intérêt de l'Etat. Elle est exprimée par Sévère qui trouve son meilleur emploi dans celui de raisonneur : « Servez bien votre Dieu, servez notre monarque. » Il y avait cinq protestants parmi les généraux qui menaient les armées françaises à la victoire. Il revient aussi au raisonneur de commenter l'action : ému par le « tendre spectacle » de Félix et de Pauline qui, se donnant la main, professent à l'unisson leur foi chré tienne, Sévère constate : • De pareils changements ne vont point sans miracle. » Même si Corneille a été gardé de tomber dans le parti dévot, il ne pouvait se contenter d'éta blir, comme dans Cinna, une simple coïncidence entre l'action de la providence et l'effort autonome des volontés humaines. Les usages du théâtre religieux, l'idéologie offi cielle, l'état d'esprit de la majorité du public à ce moment- INTRODUCTION là exigeaient une transcendance active; et c'est pourquoi la tragédie débute par un entretien sur la grâce qui prépare le spectateur à l'intervention directe de Dieu qui assure le dénouement. La grandeur spirituelle de Polyeucte ne peut apparaitre à Pauline, fermée aux images du monde chré tien et scandalisée par II l'étrange aveuglement » de son mari. Il serait invraisemblable qu'elle veuille d'elle-même partager sa croyance; aussi, au moment de sa· conversion, Corneille lui fait-il préciser à l'intention du spectateur : • c'est la grâce qui parle li, Cette intervention divine est, conformément à l'esprit de la pièce, aussi rationnelle que possible, puisqu'elle respecte la légalité du catholicisme : c'est le baptême du sang qui dessille ses yeux. Par son mar tyre Polyeucte s'est acquis des mérites qu'il reverse sur elle; et aussi sur Félix, son persécuteur, qui par un secret transport passe au zèle de son gendre. Pardon post hume qui surpasse en grandeur celui d'Auguste dans Cinna. Sa générosité est pourtant moindre du point de vue humain à cause des exigences de la tragédie chrétienne qui privilégie l'action divine. Retrouvant Pauline en pleurs, Polyeucte exprime avec effusion sa reconnaissance amou �euse, et, comme elle s'inquiète de la rencontre au temple avec Sévère, il affirme qu'ils ne se combattront que de civilité. Sept vers plus loin, le ton change, la décision est prise de renverser les idoles. L'abandon complaisant au bonheur, le souci des convenances mondaines ne faisaient nullement prévoir le zèle religieux qui s'empare, quelques secondes plus tard, de lui. L'acte sublime n'est plus ici la réponse nécessaire à un défi; il manifeste la toute-puissance de la grâce que lui vaut son baptême. Nouvelle descente de la grâce au quatrième acte, par l'intercession de Néarque, quand Dieu l'illumine d'une vision de l'avenir qui, révélant l'importance politique de son sacrifice, lui donne la force de • voir Pauline sans la craindre li, Aucune humiliation sans doute de la liberté humaine puisqu'il a mérité l'élec tion divine et que sa volonté collabore à l'œuvre de la pro vidence. Aucune humiliation . non plus de la raison : la grâce l'éclaire et la parfait. Il n'empêche que l'héroïsme de Polyeucte n'est pas aussi exemplaire que celui d'Au guste qui, par une exacte négation de la fatalité antique, faisait seul son destin. Voltaire a raillé sa belle âme; peut être n'est-elle pas, au contraire, assez belle, parce que, assisté par Dieu, il n'est pas entièrement responsable de son acte ni de la constance avec laquelle il l'assume. Au INTRODUCTION 37 xvne siècle l'admiration est allée de préférence à la vertu naturelle de Pauline. - . , Je l'aimai par devoir. • Nul doute qu'elle n'éprouve pour son mari aucun amour s'il est un don spontané et total; même après quinze jours de mariage, elle parle de leur rencontre avec une indifférence singulière : c Mon abord en ces lieux me fit voir Polyeuctc et je plus à ses yeux. • Or le début de la tragédie montre sa tendresse inquiète:• Je vous aime et je crains.• C'est que sa conduite est conforme à une idée du mariage constamment exprimée dans le théâtre du temps et résumée par- une formule de Rodogune, deux ans plus tard : « le devoir fera ce qu'aurait fait l'amour •· Le conformisme social n'était pas étranger à l'affirmation que les alliances d'intérêts n'excluent pas l'union des cœurs et des esprits; mais elle trouvait sa justi fication morale dans l'idée commune à Corneille et à son époque - on songe à Descartes - que les sentiments volontaires méritent seuls l'admiration. c Qu'aux dépens d'un beau feu vous me rendez heureux 11, s'exclame Polyeuctc au deuxième acte, cc qui a paru c le beau fixe de la cruauté •· De cruauté point mais une application, peut-!tre intempérante, du principe que l'amour de devoir est préférable à une inclination spontanée, et seul digne de reconnaissance. Comment Corneille a-t-il conçu son per sonnage ? Dans -cette tragédie de l'admiration il fallait opposer au zèle religieux de Polyeucte et placer comme c obstacle à son bien • la vertu naturelle d'une épouse, quitte à la récompenser et à la compenser au dénouement par une conversion au christianisme. Pauline marque elle même le caractère exemplaire de cette vertu quand elle rappelle à son mari les efforts qu'elle a faits pour lui donner un cœur II si justement acquis à son premier vainqueur•· Comme il faut laisser toute sa force à la passion pour que le triomphe soit plus glorieux, Corneille a créé son héroïne, à l'image de Chimène et d'Emilie, à partir du type de la jeune fille totalement et justement éprise. " Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée•, dit-elle de Sévère. A leur différence elle a dû sacrifier cet amour à l'ambition d'un père, Mais le retour de l'amant glorieux et fidèle, l'obligation de le revoir raniment en elle une passion d'au tant plus forte qu'elle s'accroît du seJ:1timent secret de l'absurdité de l'obéissance et du sentiment avoué de l'in justice faite à Sévère. A son habitude Corneille s'est atta ché à rendre presque impossible l'accomplissement du devoir; le spectateur admettrait, et peut-être le souhaite-t-il, INTRODUCTION que Pauline écoute les vœux de son cœur et récompense les vertus de l'amant parfait. Le début du troisième acte montre, a u contraire, le triomphe immédiat de la force nue du devoir non seulement sur cene tentation mais sur un ressentiment .apparemment justifié. Polyeucte est sorti malgré ses supplications; il l'a trompée puisqu'au lieu de combattre de civilité avec Sévère, il a troublé par un scandale le sacrifice ordonné par lui; Stratonice n'a pas tort de comparer cene conduite à une véritable infidélité. Il lui est devenu étranger et même odieux par sa religion; elle s'accorde avec Stratonice dans la haine des chrétiens : « Il est ce que tu dis, s'il embrasse leur foi. 11 Or voici que sans attendre le récit, elle décide de sauver Polyeucte ou de mourir avec lui. Aucune autre explication que la volonté d'accomplir un devoir qui dure encore. « Je chéris sa personne et je hais son erreur 11: sa personne d'époux. Deuxième moment sublime au qua trième acte, lorsque Polyeucce donne une conclusion inat tendue à son entrevue pathétique avec elle : il demande à Sévère d'épouser Pauline. Voltaire a fait une mauvaise rail lerie en l'accusant de résigner sa femme comme un bénéfice, le spectateur devine qu'il se conduit ainsi par amour et par. sentiment de l'honneur, en dominant sa jalousie. Mais Pauline est fondée à prendre cette· initiative pour une preuve décisive d'indifférence. Cette nouvelle offense ne l'empêche pas de mettre en demeure Sévère de sauver son mari avec une sécheresse de ton qui pourrait tromper sur ses sentiments. C'est pourquoi Corneille, à l'intention du spectateur, fait commenter sa conduite par Sévère qui se reproche d'avoir reçu • des leçons de générosité •· La géné rosité consistant à décider contre soi, c'est bien une nou velle fois par devoir, en refusant la tentation du bonheur qu'agit Pauline. Ce schématisme puissant et démonstratif convient au théâtre qui doit aller au-delà du vraisemblable par les situations mais aussi par les réactions des héros. Il assure ce qu'on appelle la valeur mythique; et celle de Pauline égale celle de la Phèdre racinienne; les deux personnages ont exercé une influence complémentaire sur la création romanesque, en particulier de Mme de La Fayette à Stendhal. Valeur théâtrale comme valeur mythique ont été détruites par une critique récente. Sous prétexte de donner vérité humaine et féminité au personnage de Pauline, on explique son comportement par son besoin sexuel de Polyeucte. Le vers« je te suis odieuse après m'être donnée• INTRODUCTION 39 semble particulièrement significatif. C'est oublier que le dialogue cornélien est combat: : Pauline a fait vainement appel à la raison de son mari; il ne lui reste plus qu'à tenter de l'émouvoir directement: "Et ton cœur, insensible à ces tristes appas ... » Polyeucte pleure, et Pauline pousse un cri de victoire. La seule passion évidente dans cette scène est celle de Polyeucte. Il nt: faut pas non plus isoler du dialogue le vers « Ne désespère pas une âme qui t'adore » pour en faire l'expression d'un désarroi physique. C'est parce que Polyeucte lui a rappelé son amour si puissant et si légitime pour Sévère qu'elle s'efforce de le convaincre, avec un<: exagération manifeste, de la réalité de l'amour qu'elle lui porte II par vertu ,,_ La féminité du personnage il vaut mieux la discerner dans le cri qu'elle jette à Sévère : " Sauvez ce malheureux. ,, Sa vérité humaine, dans le refus d'épouser un homme· qui de quelque façon soit cause de la mort de son mari. Sans doute peut-on éprouver un certain malaise devant une donnée du rôle. • André Gide écrit dans son Journal : « Eh quoi! Pauline aurait accepté de son père un époux lors même qu'elle l'aurait haï! Qu'est-ce que ce devoir qui se confond avec une obéissance idiote ? » Mais il faut bien admettre cette passivité de la fille parce qu'elle est la condition de l'héroïsme de la femme; et l'auteur de L' Immoraliste confie : • Lorsque je me souviens du rôle de Pauline, il me semblc-: que je n'en connais pas de plus beau. Il. . .• . _ • __ .• • .• , ,1 ,. . ,,.
De la tragédie suivante, La Mort de Pompée, représentée
en 1643, on a dit fort justement qu'elle contenait des élé ments pré-cornéliens; Ne serait-ce que le titre : il renvoie à la tragédie aristotélicienne, pathétique et lyrique, dont Corneille avait réussi à se libérer. De fait réapparaissent les lamentations sur l'inconstance de .la fortune, et les motifs du tragique traditionnel comme le lieu maudit, la femme qui porte malheur à ceux qui l'épousent. Le ton assez parlé et parfois familier de Po/yeucte fait souvent place à la déclamation; 11 César, prends garde à toi n, c'est avec une emphase à la Garnier que Cornélie vient faire une révéla tion qui exigerait une approche discrète. Plus caractéristique encore de la régression artistique est l'absence fréquente de lutte et .de progression dramatiques.: le personnage, ne se préoccupant nullement d'agir sur son adversaire, se borne à des professions de foi ou à des déclarations d'intention. Les• récits abondent, et dépourvus d'intérêt dramatique, puisqu'ils sont faits par des personnages 40 INTRODUCTION secondaires délégués à cette fonction. C'est ce qui explique la pQmpe des vers, dont Corneille se félicite à demi dans l' Exâmen : leur obscurité assez laborieuse vise à suppléer au manque d'action; il faut bien occuper l'esprit du spec tateur, à défaut de susciter son attente et son anxiété. La part proprement moderne d'invention théâtrale est aussi décevante. Les personnages sont en noir et blanc, ou plutôt rose. D'un côté des traitres et des machiavéliques parfaits, les conseillers de Ptolomée. De l'autre, César transformé en héros romanesque, ne livrant des batailles que pour porter plus haut la gloire de ses fers; Cléopâtre transfigurée par la chasteté de son amour et la noblesse de son ambition, 1 la seule passion digne d'une princesse 1>, Le sublime, qui abonde, va au-delà du possible : Cléopâtre, qui aime César, voudrait faire prendre les armes contre lui pour défendre Pompée; César rend à Cornélie ses vais seaux pour lui permettre de reprendre le combat contre lui; Cornélie l'avertit d'un complot. Et surtout cette générosité est donnée et non conquise sur les sentiments naturels, lutte qui était jusqu'alors le sujet cornélien. Cette absence d'action intérieure est compensée par une multiplicité d'événements qui interdit ce que Corneille appelle l'unité de péril ou d'action; l'attention du spectateur n'est plus· centrée sur la situation et le destin d'un personnage ou d'un couple. Pompée, qui donne son titre à la pièce, n'ap parait que sous la forme d'une urne contenant ses cendres; la rivalité entre Cléopâtre et son frère est dénouée par la more de Ptolomée, mais elle est d'une importance secon daire. Un seul centre d'intérêt à cause du prestige des per sonnages: le mariage entre Cléopâtre et César; il était impos sible historiquement; et les contradictions de César, tenant le trône pour « égal à l'infamie • et couronnant une reine, dénoncent l'inconsistance de cette intrigue. Cette tragédie demeure énigmatique dans l'ignorance des circonstances de sa création, la violente réaction poli tique qui a suivi la mort de Louis XI II. Rancunes du clan dévot et ambition des princes et des nobles, surnommés les Importants, s'accordaient dans la détestation de la mémoire de Richelieu. On préparait la prise du pouvoir : le testament de Louis XIII avait été cassé; Mazarin, continuateur de la politique de Richelieu, restait au Conseil, mais on comptait l'éliminer par une démarche de Vincent de Paul et, en cas d'échec, par un assassinat. Un· auteur dramatique a le devoir d'être un écho sonore; dans un sonnet qui circula manuscrit, Corneille regrette que Louis XII 1, monarque INTRODUCTION 41 sans vice, ait fait un mauvais choix et laissé • l'ambition, l'audace, l'avarice » se saisir du pouvoir, transformant son règne en celui de l'injustice. Ce sonnet permet de discerner, dans La Mort de Pompée, une série d'allusions à l'actualité. Elles sont à l'opposé du couplet d'Horace sur les serviteurs qui ont reçu du ciel l'an et le pouvoir d'affermir les cou ronnes. Au premier acte Photin explique que u c'est ne régner pas qu'être deux à régner » et qu'on détruit son pouvoir quand on le communique. Au deuxième acte Cléopâtre estime que les souverains doivent u se croire •, c'est-à-dire gouverner par eux-mêmes. Les allusions deviennent plus fréquentes et plus transparentes encore vers la fin aux erreurs de Louis le Juste: u effets sinistres» d'un mauvais choix, surtout quand on élève à régir les Etats des gens de basse naissance, tel Richelieu qui, au témoignage de Tallemant, n'avait jamais passé pour u un homme de qualité ». Cette volonté de critique posthume du u ministériat» de Richelieu expliquerait assez bien le choix de l'épisode historique, les aménagements qu'y apporte Corneille et l'attaque de la tragédie par le tableau de la politique machiavélique. Elle expliquerait aussi, l'inspira tion satirique manquant d'ampleur et visant à séduire p n1importe quel moyen, l'absence d'unité de la pièce � e l'utilisation des thèmes romanesques ou pathétiques à 1 mode. La Mort de Pompée a tout au plus la valeur de mor ceaux choisis tragiques, parfois brillamment réussis. Corneille fut« surpris» en novembre 1643 par une libé ralité de Mazarin qui avait choisi de ne pas se reconnaître dans les esprits bas, au cœur né pour servir, qu'on élève en vain à régir les Etats; installé au pouvoir, il lui offrait de devenir le poète officiel du régime. Corneille, qui n'avait pas la vocation d'un auteur dramatique d'opposition, lui adressa un remerciement : u ne te lasse point d'illuminer mon âme». Vaine attente: Mazarin poursuivit la politique de Richelieu sans se soucier de la justifier par de « grandes idées », celles qui avaient permis à Corneille de créer la tragédie de l'héroïsme. Un seul sujet restait possible pour les drames futurs : le romanesque de l'héroïsme. Jacques MAURENS. BIBLIOGRAPHIE Il convient de connaitre l'édition en 12 volumes de MARTY-LAVEAUX, Œuvres de P.. Corneille, 1862, rééditée en 1922; le tome X contient les Poésies diverses, les Œuvres diverses en prose et les Leures. Une bonne édition de Georges COUTON, Corneille, théâtre complet, avec notices, notes et relevé des variantes; le tome prenùer, seul a été publié en 1971 (de Mélite à Cinna), éd. Garnier. Parmi les éditions scolaires, celle de Félix HEMON, Théâtre de P. Corneille, Delagrave, 1886, tomes I, II et III� reste très utile.
LB MOMENT POLITIQUE ET LITTBRAIRE
TAPIÉ (Victor L.) : La France de Lorns XIII et de Richelieu, Flammarion, 1952. THUAU (Etienne): Raison d'Etat etpenséepolitique àl'époque de Richelieu, A. Colin, 1967 : réhabilitation de la politique de Richelieu; le rôle des publicistes et des écrivains dans la propagande. Autre réhabilitation à connaître, celle de Pierre Chevallier, Louis XIII, roi cornélien, Fayard, 1979. LANSON (Gustave) : Esquisse d'une histoire de la tragédie française, Champion, réédition de 1954 : toujours très utile. SCHERER (Jacques)·: La Dram aturgie classique en France, Nizet, 1950. MOREL (Jacques) : La Tragédie, Colin, 1966 : extraits des préfaces et des écrits théoriques .. TROCHET (Jacques) : La Tragédie classique en France, BIBLIOGRAPHIE Presses universitaires de France, 1975: une juste défiance de l'explication de notre tragédie par les idées métaphy siques.
CoRNEILLE ET SA CARRIÈRE
Sur la date et les circonstances de la création des
• grandes tragédies », un remarquable article de René PINTARD, • Autour de Cinna et de Polyeucte n, Revue d'histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1964, pp. 377-413. Etudes générales sur l'homme et l'œuvre : liERLAND (Louis) : Corneille par lui-même, Seuil, 1954 : essai très vivant, • christianise » l'œuvre. C0UTON (Georges): Corneille, Hatier, 1958, réédition 1967: situe l'œuvre dans l'actualité politique. ADAM (Antoine) : Histoire de la littérature française au XVII' sUcle, Domat, tomes I et II, 1948 et 1951. Panni les thèses récentes . : NADAL (Octave) : Le Sentiment de l'amour dans l'œuvre de P. Corneille, Gallimard, 1948 : situe bien l'œuvre dans la production théâtrale du temps, mais on peut douter que l'éthique de la gloire ait été celle du premier Corneille. D0UBROVSKY (Serge) : Corneille et la dialectique du héros, Gallimard, 1964: modernise hardiment l'œuvre .. MAURENS (Jacques) : La Tragédie sans tragique, le néo-stof cisme dans l'œuvre de P. Corneille, Colin, 1966. . ., ÉTUDE DES Pitœs De Clitandre, édition critique par R. L. WAGNER, Textes littéraires français, 1949. DÜ Cid, édition critique de M. CAUCHIE, Textes français modernes, 1946. Article de René PINTARD, u De la tragi comédie à la tragédie », dans Missions et démarches de la cn'tique, Klincksieck, 1973. Sur Horace, Louis HERLANo, Horace ou la naissance de l'homme, Ed. de Minuit, 1952. BIBLIOGRAPHIE 47 Sur Polyeucte, Jean CAi.VET, Polyeucte de Corneilk, Mcllotée, 1932. Raymond LEBÈGUE_, • Remarques sur Polyeucte », French Studies, juillet 1949. Sur La Mort de Pompée, Louis HERLAND, « Les Eléments précoméliens dans La Mort de Pompée », Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars 1950, pp. 1-15.