In Vino Veritas, Perrin
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PROMENADES ESTETICHE
Christophe Perrin*
s
* FNRS/Université catholique de Louvain.
1
2 1 Notó: 12 [Pap. III A 61], in SKS 19; trad. fr. de K. Verlov - J.-J. Gateau, in Journal
4)
"S (extraits) (1941), Gallimard, Paris 1963 (Les Essais), 1. 1, p. 213.
IOh
Oh 2 Rappelons-les principaux, dans leur ordre chronologique: Victor Eremita, A, Juge
<U
William, Johannes de Silentio, Constantin Constantius, Jeune Homme, Vigilius Haufnien-
ï> sis, Nicolaus Notabene, Hilarius le Relieur, Johannes Climacus, Inter et inter, H.H. ou
m encore Anti-Climacus.
S 3 Nous reprenons bien sûr le terme à Gilles Deleuze et Félix Guattari, voir Qu'est-ce que
©
la philosophie? , Minuit, Paris 1990, p. 63.
I. L'expression de l'esthétique
ces livrets que, par mégarde, un literātus lui aurait laissés. D'emblée,
le lecteur n'est donc pas dupe du procédé classique utilisé par Kierke-
gaard pour l'interpeller, soit une mise en abîme6. Le texte ne serait-il
alors qu'affabulation ? Quel rapport exact entre sa signature et l'autorité
de son auteur? Ces questions, qui indiquent aussitôt qu'/n vino Veritas
requiert une herméneutique avisée, renvoient bien sûr à la théorie de la
communication indirecte mise au point par Kierkegaard et sur laquelle
il reviendra rétrospectivement - notamment dans Sur mon œuvre d'écri-
vain et dans Point de vue explicatif sur mon œuvre d'écrivain. Mais pour
l'heure, retenons qu'/n vino Veritas n'est pas signé par le natif de Copen-
hague, que le texte possède plusieurs niveaux de lecture et qu'il s'inscrit
à l'intérieur d'une stratégie dont la fin, «rendre attentif», est poursuivie
par un moyen original, car paradoxal: souligner la forme pour signaler le
fond. Quoi qu'il en soit, il ne s'agira pas ici que d'esthétique.
Reste que, s'il est aussi question de philosophie, comment ce texte, qui
semble emprunter aux romans à tiroirs en vogue au Grand Siècle, pour-
rait-il au fond être fidèle au Banquet originel? Kierkegaard ne repren-
drait-il que la forme du dialogue de Platon? Pour s'en assurer, un retour
s'impose sur l'architecture d'ensemble de laquelle participe In vino veri-
tas. Initialement, les Stades devaient être composés de Coupable? - Non
coupable? et de L'envers et l'endroit, deuxième partie dont il était prévu
qu'elle soit précisément constituée par ce qui, dans l'œuvre finale, en
est en réalité les deux premières parties: In vino Veritas et Divers pro-
pos sur le mariage, en réponse à des objections. Ainsi, In vino Veritas a
d'abord été pensé accolé aux Divers propos qui en constituent le complé-
ment opposé, puisqu'ils se conçoivent ensemble sous un seul et même
nom: L'envers et l'endroit, titre qui paraît correspondre à cet autre: Ou
bien... ou bien ou L'alternative. Or, L'alternative (1843) est un ouvrage
qui précède les Stades sur le chemin de la vie (1845) et dans lequel les
deux premiers stades demeurent opposés. On pourrait donc à bon droit
supposer que seule la parution des Stades permettrait d'aboutir à la tri-
chotomie conceptuelle célèbre, L'alternative n'ayant que peu développé
le stade religieux - ce que fait Coupable? - Non coupable? -, lors même
qu'elle s'attarde sur les stades esthétique et éthique - ce que reprennent
respectivement In vino Veritas et Divers propos. On saisit alors mieux
la construction de la topologie existentielle, comme la place limitée que
doit occuper In vino Veritas dans l'œuvre.
les grandes lignes des Stades, comme d'ailleurs celles de l'interprétation des
personnages qui y sont campés. Si c'est à cette lumière que nous éclairerons
chacun de ces hommes/moments du stade esthétique, tous participant ďln
vino veritas, demandons-nous pourquoi avoir choisi de reprendre la forme
du banquet pour élaborer ce stade.
Que, comme le remarque Pierre-Henri Tisseau, «par bien des points le
récit évoque une réunion que tint réellement au printemps de 1836 un groupe
d'étudiants appelé "Le Pentagone" et dont faisaient notamment partie, avec
Kierkegaard, l'Assesseur P.V. Jacobsen et PL. M0ller le critique», groupe qui
«avait l'habitude de se retrouver dans "une pièce à part" du restaurant tenu
par Madame Fousanée, au 70 d'Oestergade»9, ne nous apprend rien. Que,
comme le suggère Denise Chaplain, le titre du texte ait pu un temps flotter
dans l'esprit de son auteur, passant du « Banquet » proprement dit à «L'heure
nocturne »10, avant de se fixer sur l'adage latin qui est le sien, est en revanche
pour nous fort instructif. Car si Le Banquet n'a pas été retenu, c'est sans doute
que Kierkegaard voulait dire plus dans la formule qu'il a choisie que ce que
dit ce simple mot chargé d'histoire, à commencer, peut-être, par dire son atta-
chement à la figure dionysiaque. De fait, comment douter ici du patronage du
dieu du vin, quand le narrateur écrit de Constantin Constantius qu'«il choisit
comme devise de la réunion ce mot: in vino veritas, car il y fallait parler et non
seulement converser; mais l'on n'y devait point parler, sinon in vino, et nulle
vérité n'y devait être entendue, sinon telle qu'elle est in vino, puisque le vin
est un garant de la vérité, et la vérité une apologie du vin»11? C'est cependant
sur le rôle du vin que se fait, entre Kierkegaard et Platon, le partage des eaux12.
Pour le très chrétien Kierkegaard, c'est à un éloge non pas du Dieu
d'amour, mais du dieu - ou demi-dieu - Amour ("Eptoç) que se livre le
penseur païen dans son Banquet. Ainsi, dans tout banquet, sinon dans tout
Banquet se lit l'expression privilégiée du stade esthétique, dont il n'est pas
interdit de forcer le trait pour coller au plus près des excès qu'il engendre.
Quoique, dans le dialogue platonicien, la sobriété soit de mise, car la vérité
est prise pour cible13, pour la même raison, c'est l'inverse qui est prôné dans
l'homme» et que tous se fixent pour règle de ne boire que «selon [leur] bon plaisir» (Platon,
Le Banquet , 176 a- 176 e, pp. 7-8).
14 Kierkegaard tient beaucoup à cette idée, comme à marquer ses limites. Ainsi, dans La
répétition , par un retour à Berlin est tenté de retrouver l'ambiance esthétique d'une expé-
rience vécue au théâtre. Impossible pourtant de revivre un moment esthétique. Pour Kierke-
gaard, la seule reprise (ejentagelsen) possible est religieuse et transcendante.
15 A. Clair, Pseudonymie et paradoxe. La pensée dialectique de Kierkegaard , Vrin,
Paris 1976 (Bibliothèque d'histoire de la philosophie), p. 256.
16 Ibidem.
17 SKS 6, 84; In vino Veritas, pp. 80-81 .
18 Afsluttende uvidenskabelig Efterskrift til de philosophiske Smuler, in SKS 7, 569; trad,
fr. d'E.-M. Jacquet-Tisseau - P.-H. Tisseau, Post-Scriptum définitif et non scientifique aux
Miettes Philosophiques , L'Orante, Paris 1977 (Œuvres complètes, 1 1), p. 301 .
restreindre, elles n'ont pas d'individualité propre. Esthéticien qui non seu-
lement se complaît à l'être mais l'assume parfaitement, Johannes a encore
moins de chance de Victor d'échapper à ce sort. Le pis est que c'est là ce qui
lui plaît42.
Parce que In vino Veritas n'est que la mise en scène du stade esthétique,
et parce que l'esthétique, c'est l'instant, celui de la libation comme celui de
la destruction, un instant qui, à peine passé, sera annihilé, le banquet se clôt
dans l'immédiateté:
Sitôt les discours terminés, le banquet disparaît et n'existe déjà plus qu'à
l'état de ressouvenir, pour qui veut bien s'en rappeler. Il est en cela sem-
blable à son sujet: la femme, puisque ainsi que le dit Victor au début de son
discours: «un instant, la femme est tout, et l'instant suivant, rien, sans qu'on
sache jamais quelle signification elle revêt proprement»44.
Pourtant, ici, une scène supplémentaire vient s'ajouter aux discours,
après l'explosion du banquet lors de la course frénétique des convives vers
une promenade dans un ailleurs: la scène, pour eux, de la découverte d'une
scène de la vie conjugale de l'Assesseur Wilhelm et de sa femme. Change-
ment de décor. Autant leur banquet était composé de «lumière éclatante»,
«encens enivrant»45, du Don Juan de Mozart tonitruant, de «désir», de
«délices»46, bref d'artifices, autant la scène des époux, elle, est naturelle:
«joie domestique», «jeunes rayons», «douce brise» et «paix des champs»47
composent autour d'eux un tableau calme et charmant. Et celui-ci d'être
déjà une réponse de Kierkegaard au banquet auquel nous venons d'assi-
ster, notamment lorsque Madame reprend sans le savoir les mots de Vic-
tor: «Certainement, si tu ne t'étais pas marié, tu serais devenu un homme
42 André Clair note en ce sens que, dans In vino Veritas , «l'ordre des discours [. . .] n'est
pas indifférent: il est une progression dans la perdition et le désespoir conscient» (. Pseudo -
nymie et paradoxe , p. 259).
43 SKS 6, 79; In vino veritas , p. 76.
44 SKS 6, 57; ibi, p. 53.
45 SKS 6, 32; ibi., p. 26.
46 SKS 6, 34; ibi , pp. 27-28.
47 SKS 6, 81; ibi, p. 77.
Abstract
As the first text of Stages of Life's Ways , In vino Veritas is not the most quoted text
by Kierkegaard. However, its study can teach us a lot on the pseudonymic method,
the expression of aesthetics, but also on the way, after Platon, in which Kierkegaard
transforms the banquet into a place, or a climate of a speech on truth. This article
will locate this unknown piece of writing, will remind the point of it so as to explain
its role in the existential topology and will propose an interpretation from its speech
and rhetorical devices. This way, it aims at defining some modalities in the style of
atmospheric writing proper to Kierkegaard, and through which existence is being
communicated.
Philosophie, Kierkegaard. Vingt-cinq études», 8-9 (1989), pp. 83-94; V. Delecroix, Singu-
lière philosophie. Essai sur Kierkegaard , Le Félin, Paris 2006 et A. Clair, Kierkegaard et
Lequier. Lectures croisées , Cerf, Paris 2008.