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Le Mal Algerien - Jean-Louis Levet
Le Mal Algerien - Jean-Louis Levet
En couverture :
EAN : 978-2-38292-328-3
Copyright
Dédicace
Exergue
Il faut se lancer
Un mythe habituel du pouvoir : le grand travailleur qui sait tout, voit tout, fait tout
Des enjeux communs
13 - Les institutions françaises avec le « système » algérien : surtout pas de vagues !
Remerciements
l’histoire arrêtée
La mission et le destin
de ses partenaires :
le rôle clé de son interlocuteur
algérien
Il faut se lancer
Nous saisissons intuitivement la balle au bond et proposons au ministre
de lire ces rapports le jour-même et de lui présenter, dès le lendemain matin,
une première note portant sur les grands axes d’une politique industrielle
pour l’Algérie. Cherif Rahmani, surpris une seconde, nous propose de nous
revoir le lendemain dimanche à 10 heures.
L’après-midi, la soirée et la nuit ont été courtes, tout juste entrecoupées
d’un léger dîner au restaurant de l’hôtel. Il y a peu de monde. Encore un
fond musical de chansons françaises qui nous rappellent notre adolescence.
Deux heures de sommeil entre 5 et 7 heures du matin pour avoir l’esprit
clair. Une longue douche tiède. Une heure de marche le long de la plage
déserte qui borde l’hôtel. En face, les côtes françaises. Nous ne sommes pas
habitués à ce renversement de position géographique. Ensuite un bon petit
déjeuner. Nous voici repartis avec notre chauffeur à El Biar pour 10 heures :
le ministre nous accueille à nouveau dans son bureau. Nous lui tendons une
note de trois pages et lui présentons une brève synthèse orale pour justifier
son contenu. Dans la foulée, pendant qu’il prend connaissance de cette note,
nous lui proposons de la retravailler pour en faire un livrable en Conseil des
ministres, d’en produire une autre dans le même temps d’une dizaine de
pages avec une argumentation stratégique, ainsi qu’un rapport fouillé d’une
cinquantaine de pages pour consolider le tout et appuyer la démonstration.
Et cela rendu dans le mois. Ce qui nous donne quatre week-ends pleins pour
nous y consacrer, hors de nos responsabilités du moment auprès de Louis
Gallois, commissaire général à l’investissement, placé auprès du nouveau
Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Louis Gallois qui a succédé à René
Ricol, auprès duquel nous avons travaillé dans une relation de confiance
totale et qui a su constituer avec beaucoup d’intelligence l’équipe de ce
nouveau commissariat général dédié à la mise en œuvre d’un innovant
programme d’investissements d’avenir doté d’un budget de 30 milliards
d’euros. Une responsabilité qui nous a permis d’accroître notre expérience
dans le domaine technologique et industriel ainsi que notre connaissance du
tissu entrepreneurial français, qui nous seront fort utiles pour cette nouvelle
mission.
Le ministre achève la lecture de la fiche. Puis il se lève avec énergie,
comme propulsé hors de son fauteuil. Il ouvre largement ses bras, ses yeux
pétillent, et il nous lance avec enthousiasme les quatre mots suivants :
« Vous êtes la providence ! » Il se rend dans le bureau de son secrétariat, dit
quelques mots que je n’entends pas. Nous reprenons notre discussion. Au
bout d’un peu moins d’une heure, il nous demande de le suivre. Nous
sortons de la pièce. Nous entrons dans une immense salle qui se situe juste à
gauche de son bureau. Et là, nous sommes sous le choc : autour d’une
longue table, nous découvrons une bonne vingtaine de personnes. Le
ministre s’assied en bout de table, afin de pouvoir avoir une vue sur
l’ensemble de ses collaborateurs et, appuyant légèrement sur notre bras
droit, il nous fait comprendre qu’il faut que nous prenions place juste à sa
gauche.
Il prend brièvement la parole sur un ton soudainement directorial que
nous découvrons et annonce que nous sommes les futurs hauts responsables
français de la coopération technologique et industrielle franco-algérienne, et
que c’est avec nous qu’il faut donc travailler, monter des projets. Puis suit
un rapide tour de table de présentation des personnes présentes. Tous des
cadres supérieurs du ministère, issus des différentes directions générales. La
plupart ont encore la cravate désordonnée, le visage parfois un peu
interrogatif et donnent l’impression d’avoir été convoqués à cette réunion
au dernier moment. Le ministre nous passe la parole. Nous sommes
propulsés dans un autre monde. Nous ne nous souvenons plus des paroles
que nous avons pu prononcer.
À la fin de cette rencontre improvisée, le ministre nous raccompagne
chaleureusement à l’ascenseur. Sans faire référence à ce qui vient de se
dérouler, il nous communique son numéro de portable personnel. Nous nous
appellerons régulièrement. Le chauffeur nous attend en bas. De retour à
Paris, nous répondons positivement à la proposition conjointe du Premier
ministre Jean-Marc Ayrault et des deux ministres directement concernés et
fortement engagés, Nicole Bricq et Arnaud Montebourg, dont le soutien et
l’allant furent déterminants. Un mois plus tard, nous adressons, comme
promis, les documents à Cherif Rahmani. Notre lettre de mission est signée
le 13 mai 2013, quarante-neuf ans après notre départ d’Algérie.
Nous nous mettons tout de suite au travail avant l’été en Algérie,
rencontrant de nombreux chefs d’entreprises et visitant leurs sites de
production à travers plusieurs territoires ciblés, dont le centre (Sétif sur les
hauts plateaux) et l’Est (Constantine, Annaba, Guelma, etc.) à forte
concentration économique. Nos visites se déroulent dans des domaines très
différents (articles d’hygiène, produits électroniques, production de lait,
pâtes alimentaires, etc.), et nous permettent d’échanger avec des
universitaires et des walis 1. Nous reprenons notre travail à la rentrée, avec
le soutien du ministre algérien de l’Industrie et l’appui de la Chambre de
commerce et d’industrie algéro-française (la CCIAF) basée à Alger et de
son jeune directeur général Réda El Baki, sympathique et efficace. Dans le
même temps, nous constituons en France notre propre comité de pilotage
interministériel, réunissant nos correspondants officiels dans les ministères
concernés par notre mission dès mi-juillet sur la base d’un premier
programme d’action à débattre : affaires étrangères, économie, industrie,
agriculture, recherche et enseignement supérieur, éducation nationale,
écologie, santé, transports.
Il s’agit en effet d’aller vite pour installer cette nouvelle mission et sa
légitimité. Le premier Comité mixte économique franco-algérien
(COMEFA) se réunit à Paris le 27 novembre 2013. Il faut d’ici là définir les
grandes priorités de la coopération industrielle entre les deux pays et mettre
sur les rails un premier ensemble de projets de partenariat. Ces deux
premiers objectifs sont remplis. La mission aura droit ce 27 novembre aux
félicitations des ministres des deux gouvernements, et le soutien réaffirmé
de Arnaud Montebourg, co-présidant ce premier COMEFA.
Mais l’événement aura lieu sans Cherif Rahmani. Un vrai regret. Avec
son départ se creuse une faiblesse de taille dans le dispositif algérien et
donc pour notre mission, qu’il va falloir combler en nous mobilisant encore
davantage. Entre-temps, surprise en effet, le président Bouteflika a procédé
à un remaniement de son gouvernement. Notre interlocuteur le quitte. Il est
remplacé par le ministre de l’Environnement, Amar Benyounès. Pour
quelles raisons ? Prenait-il trop de place au sein du gouvernement alors
qu’il en était une pièce maîtresse ? Était-il trop entreprenant ? Ce départ est-
il lié à des changements au sein de la haute hiérarchie militaire ou entre les
différents pôles du pouvoir ?
Les responsables politiques ne sont pas les seuls concernés par ces
grands procès. Des grands responsables économiques aussi sont inquiétés.
Et l’un en particulier, Ali Haddad, que nous rencontrons à plusieurs reprises
étant donné ses fonctions institutionnelles. Il est alors le puissant patron du
FCE, le Forum des chefs d’entreprise, le cœur du patronat algérien qui
regroupe alors plus de 4 000 entreprises dans la plupart des secteurs de
l’économie : agroalimentaire, travaux publics, industries électriques et
électroniques, mécanique, industries pharmaceutiques, papier, grande
distribution, etc.
Ali Haddad est élu en novembre 2014 président du FCE. Il a 51 ans.
L’homme est né en Kabylie, dans un petit village, Azeffoun, au nord-est de
Tizi-Ouzou, qui domine la Méditerranée à 450 mètres d’altitude. Après une
formation de technicien supérieur en génie civil à Tizi-Ouzou, il se lance
dans les affaires en achetant avec ses frères un petit hôtel, Le Marin, dans
son village natal. À la sortie de ses études en 1988, il crée sa société de
BTP, ETRHB. L’entreprise se développe autour des différents métiers de la
construction.
Il bâtit au fil des années le groupe le plus important dans le BTP,
bénéficiant de nombreuses commandes publiques que les autorités
algériennes vont consacrer en particulier au développement du réseau
routier et autoroutier sur l’ensemble du territoire. Le groupe se diversifie
dans de nombreux domaines : le sport, les médias, l’hôtellerie, le transport,
ou encore l’industrie pharmaceutique. En 2016-2017, ETRHB revendique
un chiffre d’affaires de près de 800 millions d’euros. Ce qui, à l’échelle de
la modeste économie algérienne, en fait un groupe important, employant
15 000 salariés.
Nous sommes invités à le rencontrer début 2015, le 22 janvier, quelques
semaines après son élection à la tête du FCE. Le club est localisé sur les
hauteurs de la capitale, dans la commune de El Mouradia. Nous entrons
dans une salle de réunion rectangulaire, assez modeste. Il y a là une
douzaine de dirigeants d’entreprises privées algériennes, formant l’équipe
de direction du Forum. Ces hommes forment un cercle autour de leur
président, Ali Haddad, assis au milieu dans un grand fauteuil. Les autres
bénéficient de sièges plus modestes. Nous savons tout de suite qui est le
boss ! C’est le premier message : le patron est vraiment le patron. Tous sont
fort accueillants, en costumes-cravates impeccablement soignés. La
moyenne d’âge tranche avec celle de la classe politique au pouvoir. Entre
vingt et trente ans en moyenne en moins. Deuxième message tacite : le FCE
réunit des entrepreneurs dynamiques, incarnant l’avenir du pays. Le
président nous propose de nous asseoir à sa gauche : un signe de respect et
d’importance donné à ce que nous représentons. Pour autant, il n’est guère
commode de regarder son interlocuteur dans les yeux, lorsque son siège
plutôt lourd et peu maniable est parallèle à celui de son voisin.
Ali Haddad prend la parole durant quelques minutes. Mince, le corps
enveloppé dans un costume gris foncé, la cravate d’un gris un peu plus
prononcé, la chemise blanche, le cheveu noir et court, bien coiffé, le front
plat et dégagé, le visage un peu allongé, il possède un regard calme et une
voix douce. Son débit est plutôt lent, les mots sont posés, l’expression
parfois maladroite. De son attitude, de ses gestes, se dégage le sentiment
d’un homme réservé, pudique, pas très à l’aise en public. Ce n’est pas un
orateur, il se concentre sur l’essentiel. Dans son intervention introductive,
nous retenons trois messages clés. Le premier, surprenant : « Monsieur le
haut responsable, je vous ai invité avant de rencontrer votre ambassadeur ».
Le deuxième : « Nous souhaitons travailler avec vous, et construire un
programme d’action dans quatre domaines industriels qui sont déterminants
pour nous et le pays : l’agroalimentaire, le bâtiment, la pharmacie et le
numérique ». Le troisième : « Notre priorité, ce sont les PME et les PMI du
secteur privé, c’est développer l’entrepreneuriat ; il faut élaborer des projets
de coproduction avec des PME françaises ».
Nous dégageons ensemble quelques pistes possibles de collaboration.
Nous insistons de notre côté sur la méthode que nous souhaitons employer :
partir de leurs attentes, de leurs besoins, de leurs compétences, des
entreprises du FCE qui souhaitent construire des projets de coopération. Il
n’y a pas de petits ou de grands projets. Chacun doit être un cas
d’exemplarité du partenariat à construire entre nos deux pays. Pour cela, il
nous faut un interlocuteur permanent, qui ait la marge de manœuvre
nécessaire pour avancer ensemble. Ali Haddad nous informe sur-le-champ –
il y avait donc pensé – que c’est l’un des vice-présidents du FCE et
responsable de la commission Économie et climat des affaires, Brahim
Benabdeslem, présent à cette réunion, qui sera notre interlocuteur officiel. Il
dirige par ailleurs à Alger un institut d’enseignement supérieur dans le
domaine du management d’entreprise, le MDI.
À peine un mois plus tard, après de multiples échanges entre nous deux,
nous nous rencontrons à nouveau à Alger le 24 février pour finaliser un plan
d’action autour de plusieurs orientations concrètes : coopérer dans le
domaine de la propriété intellectuelle, réaliser au moins une opération pilote
dans l’agroalimentaire en appui technique de plusieurs PMI membres du
FCE, identifier un premier ensemble de PME-PMI du FCE pour les mettre
ensuite en relation avec des entreprises françaises et déboucher sur des
partenariats productifs, créer un institut supérieur des arts et métiers pour
répondre aux besoins considérables en formation des entreprises
algériennes. Plusieurs projets seront mis en œuvre.
Une relation de confiance se bâtit progressivement entre nous. De taille
moyenne, Brahim Benabdeslem dégage de la sympathie, il est prolixe,
direct dans ses propos, toujours impeccablement habillé, costume clair,
cravate parfaitement nouée, lunettes fines sur le haut du nez. Il sera
jusqu’au bout de notre mission, malgré les obstacles qui n’ont pas manqué,
y compris et surtout au sein même du Forum, un interlocuteur fiable et
sincère, en particulier lorsque des difficultés surgiront.
Le 31 mars 2019 à 3 heures du matin, Ali Haddad est arrêté à Oum
Teboul, un poste-frontière avec la Tunisie. En première instance, il est
condamné en juillet de la même année à dix-huit ans de prison ferme.
En mars 2020, la cour d’appel d’Alger le condamne à douze ans de prison
ferme et prononce la confiscation de ses biens. Les chefs d’accusation
s’additionnent : conflits d’intérêts, corruption dans la conclusion de
marchés publics, dilapidation de deniers publics, abus de fonctions, etc. Ses
quatre frères – Omar, Meziane, Sofiane et Mohamed – sont condamnés à
quatre ans d’emprisonnement. Les biens de la famille Haddad sont saisis et
les comptes bancaires gelés. Ali Haddad est incarcéré à la prison de Tazoult,
à Batna, une ville à quatre cents kilomètres au sud-est de la capitale.
Le groupe ETRHB a bénéficié, via quatre cent cinquante-sept crédits
bancaires sur les vingt dernières années, d’un montant total astronomique
de l’ordre de 18 milliards d’euros remboursables à long terme, soit
d’ici 2030, ce qui bien sûr ne sera jamais réalisé. On se demande comment
une entreprise qui ne réalise, au milieu des années 2000, qu’un chiffre
d’affaires de l’ordre de 800 millions d’euros et dont les capitaux propres ne
dépassent pas 3 % du total des créances, peut bénéficier de montants de
crédits aussi gigantesques ? Mais aussi et surtout comment les banques
algériennes publiques ont-elles été amenées à prêter au groupe autant
d’argent ? Comme l’écrit un journaliste dans le quotidien algérien
El Watan : « Au-delà des condamnations et de la satisfaction ou non que
peut en tirer le grand public, c’est l’ampleur du préjudice causé au Trésor
public et la facilité avec laquelle on se jouait des biens de la nation qui
marqueront la conscience et la mémoire collectives 2. » De telles sommes
octroyées à cette entreprise, comme à d’autres, ne pouvaient l’être sans la
complicité du plus haut niveau de l’État algérien, présidence comprise.
Le tribunal d’Alger, qui a interrogé Ali Haddad et les anciens ministres
sur les nombreux marchés obtenus par le groupe Ali Haddad à partir de
2000, a écouté aussi les deux anciens Premiers ministres, Ahmed Ouyahia
et Abdelmalek Sellal. Ces deux derniers ont déclaré devant le juge qu’ils
n’avaient signé aucun document et que les décisions d’obtention des
marchés publics qui se faisaient en gré à gré étaient prises en Conseil des
ministres ou par l’ex-Président Abdelaziz Bouteflika lui-même.
À la lumière de cette situation, on peut comprendre le soutien
inconditionnel du FCE, présidé par Ali Haddad, au cinquième mandat du
Président Bouteflika, alors âgé de 81 ans et très affaibli depuis son AVC en
2013. L’élection présidentielle devait avoir lieu quelques mois plus tard,
en avril 2019. La méthode employée par Ali Haddad pour engager le FCE
dans cette aventure est simple. Lorsque l’assemblée générale du FCE est
convoquée par son président en début septembre 2018 à cet effet, le vote ne
se fait pas à bulletin secret, comme cela doit être le cas, mais à main levée,
comme plusieurs de ses membres nous le confieront quelques jours plus
tard. Cette situation crée un profond malaise chez plusieurs d’entre eux.
Devant l’ensemble de l’assistance, comment montrer que l’on est contre ce
fameux cinquième mandat du Président ? De plus, seule une partie des
membres de l’AG était présente, le reste ne partageant pas le soutien
indéfectible et claironnant de leur président à la candidature de Abdelaziz
Bouteflika.
Le 5 septembre 2018, le communiqué de presse publié par le FCE est
digne de la langue de bois utilisée par les régimes autoritaires : « Le Forum
des chefs d’entreprise (FCE) appelle avec sincérité, respect et déférence
notre Président à poursuivre son œuvre en se présentant à l’élection
présidentielle de 2019 ». Le FCE « en appelle » aux « hautes valeurs
d’engagement, de patriotisme et de sacrifice envers l’Algérie » du Président
algérien, qui n’en demande sûrement pas tant.
Par ce soutien hautement exprimé, le FCE ne fait que rejoindre
l’ensemble des autres organisations du camp du Président : le FLN bien sûr,
l’ancien parti unique, son principal allié, le RND, la centrale syndicale
UGTA, l’ancien syndicat unique, sans oublier les islamistes du
Rassemblement de l’espoir en Algérie (TAJ). Rappelons que le Parlement a
supprimé en novembre 2008 la limitation du nombre de mandats
présidentiels à deux en plébiscitant un projet de révision de la Constitution.
Abdelaziz Bouteflika a été réélu en 2009, puis en 2014. La plupart des
analystes, non seulement algériens mais étrangers, considèrent que même
très affaibli, Abdelaziz Bouteflika serait réélu aisément. C’est dire la
déconnexion de ces observateurs mais aussi des autorités de la situation
réelle du pays. Le choc va en être d’autant plus rude et la chute terrible pour
cette classe d’oligarques algériens dont Ali Haddad est l’une des figures les
plus marquantes.
Quant à Brahim Benabdeslem, notre interlocuteur au sein du FCE, il est
mis sous mandat de dépôt en novembre 2021, après une enquête portée sur
les contrats de formation que l’institut qu’il dirige a réalisés avec des
groupes algériens tels que Sonatrach, Algérie Télécom, ou encore Badr
Bank. Cette enquête a abouti à des chefs d’accusation de blanchiment
d’argent et de transfert illicite.
Un autre grand patron algérien se nomme Laïd Benamor. Vice-président
du FCE en 2014, il est élu la même année président de la CACI, la Chambre
algérienne du commerce et de l’industrie, pour un mandat de cinq ans. Sur
les 127 voix de l’assemblée générale de la chambre, il est élu par 113
d’entre elles. Laïd Benamor est le fils de l’entrepreneur Amor Benamor, qui
a commencé dans le BTP dans les années 1960 avant de se focaliser dans
l’agroalimentaire au début des années 1980. Le groupe familial se
développe dans la région de Guelma, à l’est du pays. Une région très fertile,
entourée de montagnes. Laïd et ses frères amplifient à la mort de leur père
la diversification de l’entreprise familiale, spécialisée dans le concentré de
tomates, la harissa et la confiture, avec la production de semoules, puis la
fabrication de pâtes alimentaires. Au milieu des années 2000, le chiffre
d’affaires est de l’ordre de 200 millions d’euros. Les produits du groupe
sont très largement distribués, et la marque Benamor est connue à travers
tout le pays. Elle devient même un véritable étendard de la gastronomie
algérienne à l’étranger.
Nous rencontrons Laïd Benamor, sur sa suggestion, en tête-à-tête dans
une salle d’un grand hôtel algérois en 2014. Puis à plusieurs reprises par la
suite. À peine la cinquantaine, l’homme est de haute stature, avec un léger
embonpoint, cheveux bruns, les joues couvertes d’une barbe taillée court, le
visage avenant, le regard droit, la démarche lente. La voix est très mesurée,
plutôt grave, assez uniforme. C’est un homme à la fois ouvert, sympathique
mais réservé, et l’un des dirigeants les plus connus du pays. Il intervient
dans de nombreux colloques internationaux, en Afrique, en Europe, en
Asie, sur des questions économiques. Et notamment en France lors de
rencontres économiques franco-algériennes. Il s’agit d’un homme qui
affiche des convictions s’appuyant sur son expérience et sa réussite
d’entrepreneur. Il a une vision claire de l’avenir de son pays et il sait en
parler. Il met aussi en avant la nécessité de coopérer, Algériens et Français.
Comme président de la CACI, il nous dit son projet de réaliser une
cartographie économique et industrielle des territoires algériens. Nous
partageons pleinement cet objectif. Nous-mêmes étions très surpris de
découvrir, au début de notre mission, l’absence totale de travaux du
ministère de l’Industrie sur la géographie industrielle du pays, la
localisation des entreprises, les spécificités de chaque territoire en matière
de compétences, d’activités, de groupements d’entreprises. Cette omission
rendait très difficile l’identification de partenariats potentiels entre les
entreprises des deux pays et entre des territoires aux activités proches.
Finalement, ce projet ne sera pas mené à bien. Nous n’en connaissons pas
les raisons.
Le 13 février 2020, Laïd Benamor est placé en détention provisoire à la
prison d’El-Harrach d’Alger, pour abus de fonction, trafic d’influence,
exploitation illégale de terres agricoles, dilapidation de deniers publics,
blanchiment d’argent et violation de la réglementation de change. Le
13 avril 2022, le tribunal d’Alger le condamne à huit ans de prison ferme et
ses frères Samif et Lhadi respectivement à sept ans et cinq ans de prison.
1. Le wali est un haut fonctionnaire qui assure la représentation de l’État au niveau d’une
wilaya, le nom de la collectivité territoriale en Algérie.
2. Nouri Nesrouche, « Ces crédits astronomiques accordés à Ali Haddad : le Trésor public était
entre des mains scélérates », El Watan, 17 octobre 2020.
3
Vous autres, en France, vous croyez que c’est un type bien parce
qu’il a été ministre des Affaires étrangères… bien sûr, c’est
obligé… vous voyez ça de loin ! Mais nous, on l’a sur le dos
depuis presque vingt ans ! Et pour quoi ?? Rien du tout ! Il a fait
rien du tout ! Mais alors rien de rien ! Un fêtard, un noceur qui a
fait « la bombe » partout où il est passé et qui profite ! Et il a
bien profité, çui-là, pendant déééés [il appuie sur la voyelle en la
faisant traîner] années. Bon, là, il a l’air complétement cuit mais
ça fait rien, autour de lui ça bouffe, ça profite toujours, c’est
comme une habitude familiale ! Sellal c’est un béni-oui-oui de
première catégorie pour ses intérêts ! Et il a pas de honte sur sa
figure ? Je vous jure, sur la tête de mes enfants, vous croyez ça
vous, un pays où tu dois payer le bakchich [pot-de-vin] pour
tout, où y a rien de normal, où tout augmente sauf ta paye ! Mon
père il a fait la guerre contre les Français, oui, il l’a faite ! Mais
leur truc des moudjahidine il en a jamais voulu, les types étaient
trop dégueulasses, ça sentait le snan [la pourriture], il est mort
sur les champs qu’il voulait cultiver ; moi, si j’avais voulu payer,
j’aurais pu être fils de chahid [martyr] aujourd’hui… oui, tu y
crois, ici c’est avec l’argent qu’on se fait une famille de héros,
qu’on devient « historique », « épique » comme y disent ! Et les
autres se pavanent… des vrais caïds et y te font la loi en
Mercedes ! Tu as vu ma voiture comme elle est, vieille et tout,
eh ben, tu peux pas savoir combien j’ai dû payer en plus pour
l’avoir !! Si je reviens sur Terre un jour, moi je me mets dans le
« trabendo » [contrebande, trafics, marché noir], là je gagnerai
ma vie ! D’ailleurs j’aurai pas la hogra, [la honte] j’aurai pris
exemple en haut… Vous savez comment les jeunes appellent
Bouteflika ? Non ? Ils l’ont appelé « Boutesrika », ça veut dire
« le père du vol », oui, c’est ça que ça veut dire ! Et c’est bien
trouvé, c’est bien juste !
Sous tous les cieux sans vergogne c’est un usage bien établi, dès que
quelqu’un est au pouvoir on lui découvre d’incroyables qualités
intellectuelles et des puissances de travail qui démontrent à tous que la
personne est bien à sa place. Avec Bouteflika, l’entreprise est ardue. Et
d’autant plus difficile que les témoins du contraire sont légion. De fait,
ministre des Affaires étrangères, Bouteflika a déployé la même désinvolture
de comportement que celle qu’il avait montrée quand il n’était que le
capitaine Abdelkader El Mali. Bouteflika disparaît pendant des semaines en
laissant le ministère être géré par des fonctionnaires fidèles et part vivre une
vie de luxe à Tanger, à Paris, à Tunis, à Genève. Ses frasques et ses
pourboires somptueux sont légendaires et alimentent les conversations du
Tout-Alger et les notes d’un certain nombre de services secrets européens
qui le suivent à la trace. La toute-puissante Sécurité militaire algérienne de
Kasdi Merbah fait de même, et son chef s’arrache les quelques cheveux qui
lui restent à essayer de convaincre Boumédiène que les nuits algéroises et
parisiennes de son protégé ne font vraiment pas bon effet. Que sa moralité
est assez douteuse et qu’il faudrait prendre des mesures… Peine perdue, le
chef ne veut pas sévir, tout juste condescend-il à envoyer Bouteflika à
New York pendant trois mois se faire oublier d’Alger en discourant à
l’ONU, ce qui ne sera pas totalement inutile. Boumédiène, qui s’occupait
lui-même des affaires étrangères sérieuses (la nationalisation du pétrole, par
exemple), savait utiliser le ludion Bouteflika pour détourner l’attention ou
pérorer.
Selon Sid Ahmed Ghozali et Ahmed Taleb Ibrahimi, qui succédèrent
tous les deux à Bouteflika à la tête de la diplomatie algérienne, il est
impossible de lui attribuer la réussite d’un quelconque dossier important.
De 1968 à 1978, on ne peut pas détecter la présence de Bouteflika dans les
différents sommets arabes, qui furent pourtant nombreux. Cerise sur le
gâteau, le grand diplomate ne parle pas un mot d’anglais et n’a jamais
éprouvé le besoin de s’y mettre un tant soit peu.
Au début des années 1980, la toute nouvelle Cour des comptes
algérienne découvrira que Bouteflika faisait virer par les ambassades
algériennes leurs reliquats de budgets non dépensés sur un compte
personnel en Suisse. Il s’offusquera de cette attaque spontanément, tant le
ministère était sa propriété ; tout comme l’Algérie la propriété des
vainqueurs. Le président Chadli fera en sorte qu’il ne soit pas poursuivi,
mais c’est là un piètre souvenir à laisser en plus de celui d’être un
diplomate-noceur aux humeurs d’enfant gâté et un ministre à l’inconduite
notoire. Dans le tome 2 de ses Mémoires Le Pouvoir et la vie (1991), Valéry
Giscard d’Estaing écrit : « Le ministre algérien Abdelaziz Bouteflika est un
personnage surprenant. Il disparaît parfois pendant plusieurs semaines, sans
qu’on retrouve sa trace. Il lui arrive de venir faire des visites incognito à
Paris, dont nous ne sommes pas prévenus. Il s’enferme dans l’appartement
d’un grand hôtel où se succèdent de charmantes visites. On affirme qu’il
porte une perruque. »
Face à une pareille avalanche de faits et d’opinions convergentes, le
seul chemin encore ouvert à lui pour vanter ses compétences sera, pendant
toute sa présidence, celui du verrouillage de la communication et la menace
directe sur les journalistes. Deux analystes de talent savent durement ce
qu’il en coûte d’exercer un esprit critique non courtisan à l’encontre de
Bouteflika : Mohamed Benchicou paiera de deux ans de prison et de l’exil
la franchise de son livre ; Mohamed Sifaoui continuera en exil son travail
de lucidité et de conviction. Bouteflika n’aime pas beaucoup les journalistes
algériens qui font leur travail, ils ne sont pour lui que des « commères de
hammam ». Il préfère, et de loin, les journalistes étrangers qu’il sait traiter
et à qui, bien sûr, il confie son respect de la presse. À l’étranger, il peut plus
facilement donner des réalités algériennes la présentation qu’il souhaite.
Ainsi de cette grande interview à TF1 en 1999 où il déclarera ingénument :
« Je crois que l’on me reconnaît en Algérie d’être toujours le premier arrivé
au travail et d’être toujours le dernier parti. Ce qui fait des journées
entre 8 heures du matin et minuit, s’il vous plaît, et sans discontinuité,
vraiment sans discontinuité. » Dans l’éloge, on n’est jamais mieux servi que
par soi-même.
Utopie et dégagisme :
mettre fin à l’humiliation
Et de compléter avec ces propos deux ans plus tard, résumant bien les
raisons de l’engagement des femmes dans le mouvement populaire
de février 2019 : « Les femmes posent la question des inégalités, que ce soit
en genre ou en économie. De fait, la lutte des femmes est avant-gardiste vu
qu’elles sont victimes d’une double oppression aujourd’hui : celle du
pouvoir et de ses lois et celle de la société et de ses convictions
conservatrices. Elles se battent autant pour changer la société que pour
10
changer le système . »
Les femmes algériennes ont désormais largement investi l’espace
public. Pour dire une fois de plus, comme elles l’ont fait dès le début de la
« décennie noire » avec un grand courage, leur opposition à un État
théocratique et totalitaire. Elles contribuent à transformer l’image de leur
société avec un grand souci de sécurité et de non-violence. Le Hirak, dans
sa pluralité, en est d’autant plus puissant. Pour autant, cette puissance a des
limites.
1. Cf chapitre 6.
2. Akram B. Ellyas, « Les leçons oubliées des émeutes d’octobre 88 », Le Monde diplomatique,
mars 1999, p. 8.
3. In Insaniyat, la revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, no 85-86, 2019.
4. « Hirak : un mouvement socio-politique inédit et discursif. Temps suspendu et/ou en
devenir », Revue Insaniyat, no 87, 2020.
5. Liberté, 12 novembre 2011.
6. Adlène Meddi, rédacteur en chef de l’hebdomadaire El Watan week-end, « Algérie,
l’immolation par le feu, l’arme de ceux qui n’ont plus d’arme », 28 janvier 2011.
7. Akram Belkaïd, « L’Algérie, une exception en marge du “Printemps arabe” ? », Les Cahiers
de l’Orient, no 107, 2012/3.
8. Dans le chapitre 5, « La jeunesse, les femmes, les chances gâchées de l’Algérie ou les atouts
de demain », nous reviendrons plus largement sur le rôle des femmes dans la société algérienne
et son devenir.
9. Intervention lors de la cinquième édition du festival national du théâtre universitaire féminin,
qui s’est déroulé à l’université de Bejaïa, les 4 et 5 mars 2018.
10. Propos cités par Karim Kebir, dans son article « La femme, un acteur majeur du Hirak »,
Liberté, 8 mars 2020.
11. « Algérie, étouffer les critiques dans le pays et à l’étranger », Amnesty International, 29 juin
2022.
5
La jeunesse et les femmes :
La jeunesse algérienne :
Dans tous les régimes de pouvoir absolu, quelles que soient l’époque ou
la latitude, se débarrasser périodiquement de ses riches ministres des
Finances, d’une partie de l’oligarchie prédatrice ou des hauts fonctionnaires
ostensiblement corrompus demeure un exercice classique : il permet de
récupérer des postes à pourvoir et d’engranger une quantité non négligeable
de biens matériels importants confisqués et de liquidités. « Last but not
least », ce grand coup de balai présente l’avantage politique d’absoudre le
pouvoir de toute complicité avec les « criminels » livrés en pâture à
l’opinion publique et ainsi d’afficher une volonté de justicier en livrant à la
vindicte populaire des coupables couverts d’infamie. Les proscriptions
romaines répondaient à ces besoins, les exécutions de ministres des
Finances (Enguerrand de Marigny après Philippe le Bel ou le baron de
Semblançay sous François Ier), leur emprisonnement (Fouquet sous
Louis XIV) et les liquidations de certains grands vizirs par les sultans
ottomans (Soliman Ier, notamment, n’a jamais hésité) également.
En général, la fin des règnes représente un moment propice à la chute
des favoris et de leurs obligés, aux règlements de comptes, à la mise à
l’écart des anciens clans bénéficiaires des largesses et de l’indulgence du
pouvoir précédent. Il s’agit là d’une sorte de médecine politique qui vise
non pas à éradiquer les sources des crimes complaisamment étalés (la
corruption, la prédation, les abus de toutes sortes), mais, pour le nouveau
détenteur du pouvoir, à satisfaire la pulsion de vengeance entretenue par
l’opinion publique et à offrir à ses propres obligés les places et les capacités
d’enrichissement et de prébende des « liquidés ». Fouquet emprisonné sur
ordre de Louis XIV, son remplaçant Colbert reprit intégralement ses
méthodes financières, mais c’était cette fois-ci son propre enrichissement
qui était à l’ordre du jour. Un beau coup double qui fait penser à la sentence
balzacienne selon laquelle « tout pouvoir est une conspiration
permanente 1 ».
Après de retentissants procès, tous les perdants se retrouvent en général
à l’ombre ou en fuite. Mais le pouvoir n’a pas changé de nature : seulement
de titulaire et de groupes profiteurs. Il ne s’agit pas d’un retour à la
normale, mais d’une victoire après laquelle les vainqueurs dictent et font
écrire ce qu’il faut penser des vaincus pour tenter de légitimer leur
installation. C’est pourquoi on peut considérer que la violence et l’extension
d’une purge dans ce contexte ne sont pas les indicateurs d’une justice
soudainement ressuscitée, mais bien plutôt le résultat des angoisses du
nouveau pouvoir et sa volonté certaine de poursuivre les agissements du
pouvoir précédent. Avec, peut-être, au début, un peu plus de discrétion…
Si cette hypothèse est exacte, on peut dire que la purge qui a eu lieu en
Algérie et qui soldait non seulement les comptes du « système Bouteflika »
mais aussi ceux du « système Gaïd Salah » fut l’une des plus vastes
qu’aient connues le pays. Et aussi l’une des plus inquiétantes quant au
maintien d’un système politique de gestion dont la rente et la corruption ne
sont pas des perversions, mais la base même. C’est à cette analyse qu’il faut
procéder car, ici, l’indignation et la condamnation morale (et même pénale)
ne suffisent plus et sont incapables de livrer la compréhension des logiques
de gouvernement qui maintiennent tout un peuple en situation de précarité
et de désespoir dans un pays riche. En Algérie, s’indigner de la corruption
et condamner la rente qui la produit sont devenus une sorte de « pont aux
ânes », une ritournelle qui nous apprend finalement peu de choses. Peut-on
aller plus loin ? Essayons.
du haut en bas…
Il y a eu cinq morts hier sur le port, d’où tout ce que vous avez
vu… ça venait d’arriver et le chauffeur n’était pas au courant,
sinon il serait passé ailleurs…
– Cinq morts, pourquoi ? C’est beaucoup… Une explosion, un
accident industriel ?
– En quelque sorte… Vous vous souvenez de ce qu’on appelle
ici « le pont des généraux » ? [cf chapitre 1]
– Oui, bien sûr, et alors ?
– Alors, un type, je ne sais pas pourquoi, s’est mis en tête de
faire venir des bananes en Algérie et de commercialiser ces
fruits. Il avait tout simplement oublié, ou pas voulu voir, que ce
trafic-là était aux mains du fils d’un général-major de l’armée ;
un monopole discret mais réel…
– Il ne savait rien, c’est incroyable !
– Oui, peut-être aussi qu’il se croyait protégé, il avait dû avoir
des garanties… je ne sais pas moi… enfin, bref, quand son
bateau de bananes est arrivé au port, les services de la douane
ont fait beaucoup de zèle… vous voyez ce que je veux dire…
beaucoup, beaucoup de zèle. La cargaison n’a pas été débarquée
pour être mieux conservée dans un port sec de stockage et tout a
pourri. C’était il y a deux semaines, le type avait mis toute sa
fortune dans cette opération… c’est sûr, il se croyait protégé…
tu vois une bonne protection ici ça se fait… bon, enfin, il est
devenu fou. Hier, il est revenu sur le port avec un pistolet : il a
tué le fils du général, l’officier de la douane, deux policiers et
s’est tiré une balle dans la tête… C’est le compte : cinq morts !
Dans une Algérie qui n’a jamais connu d’élections libres, la véritable
alternance démocratique est donc celle d’un mandat à vie pour Abdelaziz
Bouteflika ! Ce « verrou démocratique » est donc éliminé à la grande
satisfaction des partisans de Bouteflika parmi lesquels on retrouve sans
surprise la présidente du Parti des travailleurs (trotskiste), Louisa Hanoune,
pour qui « la limitation des mandats est anti-démocratique 10 ». Pour
n’importe quel citoyen ou observateur sensés, il y a, comme on dit, de quoi
perdre la boule. Accessoirement, cette révision constitutionnelle fait passer
le « chef du gouvernement » au statut de « Premier ministre », c’est-à-dire
de primus inter pares, incapable de porter un programme alternatif à celui
du Président ; simple coordonnateur des ministres, ce poste implique une
sorte d’irresponsabilité qui sera affirmée dans la purge à venir.
Toujours est-il que, cerise sur cet invraisemblable gâteau, le Président
grabataire à la suite d’AVC importants ne dira plus un mot à la nation
algérienne de 2013 à 2019, tout en briguant un quatrième, puis un
cinquième mandat, et tout en étant déclaré « plus intelligent que nous tous »
par son Premier ministre Abdelmalek Sellal… Il y a des cerises plus
difficiles que d’autres à avaler, ce que le Hirak qui débute en février 2019
démontrera (cf chapitre 4).
Que nous apprennent ces purges, leurs modalités, leurs résultats et leurs
victimes ? Leurs excès mêmes sont pleins d’enseignements.
La manière très caractéristique avec laquelle les purges s’adaptent selon
les circonstances (le retournement contre le système Gaïd Salah, par
exemple) démontre que les purges restent un moyen de défense du système
général de domination et non pas une opération de justice. La corruption et
l’enrichissement indu étant à ciel ouvert, le système ne peut se permettre de
laisser la case « homme fort » vide, surtout si, après des funérailles
nationales, l’ex-homme fort se révèle avoir été un corrompu vorace. Son
« système personnel » doit alors être liquidé pour faire place à un homme
fort théoriquement plein de probité.
Mais qu’est-ce que ce « système personnel » ? Les purges de « fils de »,
d’amis, de gens nommés par les disparus ou les accusés, nous livrent une
sorte d’analyse sociologique de la corruption en action. Elle fonctionne sur
le mode de cercles concentriques qui s’élargissent autour d’un « chef »
ayant un accès direct à la rente : le cercle familial, le cercle des amis, celui
des obligés, celui des proximités tribales et régionales, celui des contraints
d’obéir (walis, hauts fonctionnaires), mais qu’on laissera profiter de la
situation, etc. Une bonne comparaison pour comprendre cette description du
système peut être faite avec celle des grandes familles princières de
l’Ancien Régime en France : le chef de famille est celui qui a accès aux
rentes royales et, pour son prestige, est obligé d’en nourrir une clientèle
très, et si possible toujours plus, fournie. La voracité du chef n’est pas
seulement psychologique, elle est commandée par le fonctionnement même
du prestige et de l’existence des grandes maisons ; c’est une sociologie des
élites très contraignante.
En Algérie, la mythologie attachée à la guerre anticoloniale et à
la Révolution a couvert la constitution d’une aristocratie de guerriers qui a
fait de l’armée le centre d’une oligarchie abreuvée de toutes les rentes.
Les ressassements sur le colonialisme ne sont là que pour rappeler la
légitimité de cette aristocratie à tout s’approprier. Le fonctionnement par
cercles de plus en plus larges justifie la nécessité de cette opération car cette
dernière ne peut s’opérer sans l’appareil d’État, sans l’administration
centrale et décentralisée, sans la justice, sans les banques et les milieux
d’affaires, et sans quelques indulgences internationales… La corruption en
Algérie fonctionne donc sur un modèle clientéliste particulier, celui
d’une grappe d’obligés descendant depuis la famille proche jusqu’aux
fonctionnaires chargés du contact avec les citoyens. Cette clientèle
fonctionne sous la menace d’être lâchée, pour ceux qui exagèrent soit par
goinfrerie soit par maladresse ; la grappe se déleste ainsi de ses idiots.
Mais quand c’est le grand chef qui est mis en cause ou disparaît, alors
c’est toute la ligne de clientèle qui est ébranlée : c’est ce qui explique qu’un
puissant mis à l’ombre ou en fuite envoie des dizaines de personnes devant
les tribunaux.
Seuls cette formation aristocratique d’une caste militaire et le
fonctionnement clientéliste des affaires peuvent expliquer la création et la
chute de l’empire Khalifa. Comment un jeune homme, pharmacien de son
état, peut-il en moins de dix ans créer une banque privée (El Khalifa Bank)
pratiquant des taux de rémunération exorbitants comparés à ceux des
banques publiques et à laquelle des institutions publiques algériennes
(caisses de retraite notamment) confieront bien imprudemment des
milliards de dinars ? Comment peut-il créer une compagnie aérienne
(Khalifa Airways), une société de location de voitures, une chaîne française
de TV, une chaîne d’information en continu anglaise et racheter la chaîne
arabophone Arab News Network ainsi qu’une banque privée allemande
(Erste Rosenheimer Privatbank) pour gérer un système de collecte des
fonds algériens à l’étranger ?
Il est clair que Rafik Khalifa a servi de vitrine libérale à l’époque (fin
des années 1990) où le régime algérien avait besoin de ce type de
démonstration 13. Et il est clair également que son groupe a servi de
lessiveuse pour des exportations massives de capitaux illicites au profit des
détenteurs des rentes algériennes.
Mais rien de tout cela, ni les villas achetées à des dizaines de millions
d’euros sur la Riviera française, les clubs sportifs et les fêtes fastueuses
agrémentées de célébrités, n’aurait été possible si Rafik n’était pas le fils de
Laroussi Khalifa, fidèle de Boussouf entré ensuite « dans la clientèle de
Boumédiène 14 » avant l’indépendance, qui fut un des fondateurs des
services secrets algériens, devint ministre de Ben Bella, puis ministre de
l’Industrie et enfin PDG d’Air Algérie. Rafik Khalifa, d’abord fortement
protégé, a ensuite payé le prix attaché à ceux qui « en font trop »
(condamnation à vingt ans de prison en 2022), mais il avait été très proche
de Bouteflika dont certains frères avaient collaboré avec le groupe en
faillite ; l’artificialité de ses affaires les promettait de toute façon à la ruine.
Mais le jeune Khalifa est emblématique du fait que les protégés et les stars
des affaires de corruption algériennes se recrutent dans le vivier très réduit
des familles de héros.
La famille est, d’ailleurs, si importante dans cette optique que les deux
dernières années en Algérie ont été égayées par l’affaire de « Mme Maya et
ses deux filles », une dame qui avait réussi à force d’entregent à se faire
passer pour la fille naturelle de Bouteflika et à en bénéficier largement, tout
en faisant profiter un certain nombre de hauts fonctionnaires (dont le chef
de la police, le général Hamel, qui n’était certainement pas dupe) de ses
bienfaits par ricochet…
Un système personnel peut donc disparaître parfois pour sauver et
exonérer le système général. Celui-ci semble être constitué en tuyaux
d’orgue qui s’ignorent et ne doivent pas interférer. À tel général les
importations de voitures, à tel autre les fruits, à tel autre les produits
ménagers, etc. L’affaire des cinq morts sur le port d’Alger semble relever
d’un test visant à évaluer la possibilité d’une prise de contrôle sur un trafic
possédé par d’autres. Le malheureux meurtrier, puis suicidé, avait
visiblement reçu des assurances de protection de la part d’une autre
organisation personnelle, mais ça n’avait pas marché.
Les lignes de trafic s’ignorent, mais c’est une règle de la rente que la
compétition pour sa récupération est générale et permanente. Comme dans
la mafia (et l’Algérie est régulièrement décrite comme un État mafieux), les
groupes se surveillent, se testent et se lancent en permanence dans des
coups tordus visant à l’annexion de nouvelles ressources. La fin de telle ou
telle féodalité n’est pas un problème tant que le mécanisme essentiel est
préservé, au contraire : les perdants offrent de tentantes dépouilles pour les
vainqueurs. On évalue à 8 milliards de dollars les valeurs récupérées par les
récentes purges, et le régime cherche à recouvrer encore plusieurs milliards
de la « issaba » à l’étranger. Toutes ces mannes ne seront pas perdues pour
tout le monde, et c’est pour faire croire à l’austérité républicaine de ces
récupérations que l’insolente richesse accaparée par ceux qui sont tombés
est exposée dans les procès ad hoc et dans la presse, comme celle du
général Hamel et de ses enfants. En dehors de vingt-cinq comptes en
banque, leurs avoirs se décomposaient de la manière suivante : « trente-
quatre villas et appartements à Alger, vingt-cinq lots de terrain et maisons à
Oran, cinq appartements à Tipaza, cinq autres à Tlemcen, un appartement à
Aïn Temouchent et un autre à Sétif ! C’est tout ce que possède l’ancien
patron de la police algérienne ! À peine soixante et onze biens immobiliers !
Juste ça, rien que ça, et pas plus… ! Meskine 15 (le pauvre)… »
la clientélisation de la société
La corruption n’est pas un symptôme qui peut être traité par lui-
même et par des mesures qui lui sont propres, mais plutôt un
instrument qui permet au(x) dirigeant / dirigeants de se maintenir
et de perpétuer leur pouvoir et leur hégémonie. […] La
corruption pénètre partout, elle implique un grand nombre de
personnes à des degrés divers, les conduit à se compromettre, ou
du moins à l’accepter pour se faciliter la vie. Il y a aussi des
couches sociales qui en bénéficient plus particulièrement parce
qu’elles collaborent avec les autorités existantes, parfois pour
des considérations idéologiques, ou pour des affiliations tribales
16
ou communautaires .
En Algérie, il est évident que les couches sociales qui bénéficient
directement de la corruption, c’est-à-dire qui ont accepté volontairement
d’être intégrées en tant que clientèle au système général de domination, sont
représentées par les bénéficiaires du ministère des Moudjahidine et par tous
les membres de ce qu’on appelle là-bas « la famille révolutionnaire »,
intégrée notamment dans l’ONM (Organisation nationale des
moudjahidine). À chaque anniversaire de l’indépendance et avec force
depuis le cinquantenaire de cette date, de nombreuses pages de la presse
internationale et algérienne remettent en cause ce ministère et ces
organisations. Car il y a aussi des organisations de descendants de
moudjahidine (l’ONEM, par exemple) et de « chouhada » (martyrs de la
guerre d’indépendance). Personne ne sait quel est le chiffre exact des
personnes recevant aujourd’hui une pension du ministère ou bénéficiant des
différents passe-droits attachés à la fameuse attestation communale délivrée
aux membres de la famille révolutionnaire. Ce célèbre papier qui donne
accès à tant de choses : priorités à l’emploi, facilités de crédit, priorités au
logement, salaires plus élevés, retraites anticipées, avancements plus
rapides, transports moins chers, licences de taxis plus faciles, etc. Le
ministère refuse avec obstination de fournir ses chiffres et les ministres des
Moudjahidine sont parmi les plus discrets qui soient.
Un ancien ministre de l’Économie de la période Hamrouche (1989-
1991), Ghazi Hidouci, déclare à Libération : « À la fin des années 1970, il y
avait près de 250 000 titulaires de la carte, dont 70 000 anciens combattants
actifs et 150 000 veuves de martyr. Une décennie plus tard, ils
étaient 500 000. Et depuis, ce chiffre a dû tripler. » Son gouvernement
réformateur avait alors tenté de démanteler l’administration des
moudjahidine, ce panier percé. Le poste de ministre avait même été
brièvement supprimé. Il a été rétabli dès la chute du cabinet en 1991.
« Nous voulions nous attaquer à tous ces privilèges qui empêchent
l’émergence d’une société de citoyens. En Algérie, si vous possédez une
boutique de coiffure, ce n’est jamais parce que vous l’avez achetée, mais
grâce au papier 17. »
Les bénéficiaires de ces organisations sont d’ailleurs sans complexes
dans leur adhésion à la rente et se rallient au système de prébendes et de
corruption sans détours ; l’ONEM, par exemple, qui revendique 1,2 million
d’adhérents, assure que, vu le nombre des moudjahidine (1 million), « cela
fait 6 ou 7 millions d’enfants, donc d’adhérents potentiels » ! Et la
responsable de la section féminine de l’association, Yamina Khaldi, déclare
tranquillement : « Nous voulons être bien considérés dans notre pays. Car
nous sommes la priorité des priorités. » Le président de l’association,
M’barak Khalfa, renchérit : « Nous ne sommes pas un organisme social.
Nous ne demandons rien. Seulement le minimum. Des postes de
responsabilité, car nous sommes les enfants de l’État, et des aides dans le
domaine agricole, car le fils de celui qui a défendu la terre connaît sa
valeur. » On comprend qu’avec de pareils « minimums » et de telles
associations adossées aux différents privilèges du ministère, le
fameux papier soit devenu un objet de convoitises et de trafics intenses, de
soumissions et de soutiens très volontaires aux politiques d’État. Tous ces
gens, d’ailleurs, n’hésitent pas à servir de relais d’opinion au système, voire
quand il le faut de combattants spontanés, irrités par les contestations
malvenues, dont le Hirak.
À Alger court à ce sujet une plaisanterie dont l’humour résume bien à la
fois les côtés ridicules et insupportables de cette situation. On demande à un
enfant quel métier il voudra faire plus tard. « Médecin, soldat, avocat,
marchand ? » « Non, répond l’enfant, je veux être fils de moudjahid ! »
Cependant, aussi importante soit-elle, cette clientélisation ouverte,
officielle dirait-on, d’une partie de la population ne constitue pas le fond du
problème. Selon nous, la raison fondamentale qui explique pourquoi une
telle corruption est massivement possible reste le dénuement et
l’impuissance de la population générale devant les fonctionnaires des
différentes administrations.
En effet, la percolation de la rente et l’organisation de sa distribution à
l’intérieur des grappes de clientèles ont donné une psychologie particulière
à de nombreux fonctionnaires : appartenir à une filière clientéliste est déjà
un travail en soi, ils ne sont donc pas là pour assurer leur fonction avec
sérieux ; ils sont là pour vivre le mieux possible à l’ombre des patronages
qui les protègent et qu’ils soutiennent. Ils sont « mta’na » comme on dit en
Algérie, « des nôtres », des gens « à nous ».
Et en Algérie, tout est affaire de faveur, tout se paie : l’obtention d’un
formulaire officiel, l’avancement d’un dossier administratif, le reçu et
l’efficacité d’une démarche, l’octroi d’un crédit, la fiche de « bidonvillois »
qui vous donnera peut-être plus tard droit à un logement, etc. Rien n’est
normal pour le citoyen de base algérien dans ses rapports avec ses
administrations. Florence Aubenas le notait dans son Trans-Maghreb
Express :
Elle est décidée, charmante et parle avec aisance ; à 43 ans, elle en
paraît dix de moins : Sofia Djama est venue présenter son
film Les Bienheureux dans le cadre du ciné-club Douce France au
Conservatoire national des arts et métiers. Beaucoup de films algériens y
sont présents en 2022, soixantenaire de l’indépendance oblige… Celui-ci
est particulier : premier long métrage de la réalisatrice sorti en salles en
2017 en France, il a été sélectionné à la Mostra de Venise où il a obtenu
plusieurs prix. Il montre les difficultés de vivre dans une Algérie post-
guerre civile, avec des adultes obligés de se replier sur la sphère privée
comme dernier espace de liberté et une jeunesse contrainte à se réfugier
dans des pratiques et des lieux clandestins dits de « l’underground », voire
dans la drogue pour oublier… Un rêve pour beaucoup : quitter le pays ;
pour tous, la vie sous l’œil des voisins, les impératifs religieux
omniprésents, la délation possible et la police toute-puissante dans les rues.
Dans ses commentaires, Djama ne manie pas la langue de bois. Pour
elle, l’État a abandonné le cinéma algérien et les derniers dispositifs d’aide
à la création. Elle voit désormais se durcir les démarches de
censure obliques sur les scénarios de films ; des menaces directes sur toute
création qui souhaite parler ou donner à voir les aspects difficiles de la vie
actuelle dans le pays. Car « vivre aujourd’hui en Algérie signifie vivre
constamment dans la contradiction, le conservatisme religieux, l’ignorance
sacralisée, et maintenant institutionnalisée, et simultanément un fort désir
de liberté ». Devant ces réalités tranquillement dites, la salle, très active
dans les débats précédents, reste longtemps muette : privée de la vulgate
habituelle sur la colonisation et ses méfaits ou sur les difficultés de
l’immigration en France, elle est un peu perdue… Pour briser le silence,
c’est la médiatrice qui doit lancer le débat ; il sera bref. La cinéaste n’est
pas dans l’évocation du passé, seul le présent de son pays et de son art
l’anime et la préoccupe.
Si nous passons à un autre domaine, plus éloigné, le tourisme, le constat
est sensiblement le même. Saïd Boukhelifa, président du Syndicat national
des agences de tourisme algériennes (SNAT) et expert international se
désole : « Celui qui ne croit pas à l’Algérie touristique ne croit pas à
l’Algérie tout court 1. » Autant pointer explicitement du doigt les
responsabilités écrasantes des différents pouvoirs algériens dans l’étonnante
maigreur de l’industrie touristique en Algérie : tout s’enchaîne ici pour
rayer le pays des destinations de voyages d’agrément internationaux et
même nationaux. Les Algériens ne préfèrent-ils pas, en effet, quand ils le
peuvent, passer la frontière tunisienne pour vivre d’agréables vacances ?
Pourquoi ce tropisme tunisien ? Que vont-ils chercher là qu’ils ne trouvent
pas dans leur propre pays ?
Pourquoi cette situation dans une Algérie riche en capacités artistiques
et managériales ? Où, dès qu’ils en ont la possibilité et à condition de n’être
pas dévorés par les difficultés, les créateurs jeunes ou plus anciens hissent
leurs productions culturelles à un excellent niveau ? Pourquoi cette Algérie
magnifique de paysages, de patrimoines naturels, matériels et immatériels
des rives de la mer aux déserts du sud doit-elle quémander un peu de
compréhension touristique, d’aide et d’organisation cohérente auprès des
décideurs politiques ? La prise de conscience que souhaite Boukhelifa pour
l’économie du pays et que nombre d’artistes et d’intellectuels appellent de
leurs vœux pour son développement culturel est-elle possible dans les
conditions actuelles ? Est-elle une condition suffisante ?
Quelques années auparavant, guidés sur le site de Tipaza par une jeune
conservatrice du patrimoine formée en archéologie, nous avions discuté
avec elle des conditions économiques de sa vie : à 37 ans, son salaire était si
peu satisfaisant qu’elle était encore obligée de loger chez ses parents. Elle
éprouvait le besoin de parler de ça, des difficultés relationnelles induites par
cette situation de précarité économique alors qu’elle était pleine d’énergie et
de rêves. La visite du petit musée où s’alignent pots, lampes et tessons
romains qu’elle commentait fort bien fut intéressante, mais aussi empreinte
d’une certaine mélancolie.
Sans même parler des journalistes qui ont le malheur de prendre une
posture critique à l’égard de la politique intérieure du pays et qui, depuis le
Hirak, peuplent en masse les prisons ou les chemins de l’exil, il devient
difficile même de communiquer une simple information. Un journaliste du
quotidien arabophone Echorouk a été placé en détention provisoire à la date
du 11 septembre 2022 pour avoir relayé une information sur des « renvois à
l’envoyeur » de dattes algériennes impropres à la consommation pour cause
de pesticides. Il est poursuivi en vertu d’une loi sur « la spéculation illicite »
pour « diffusion d’informations fausses ou calomnieuses propagées
sciemment dans le public afin de provoquer une perturbation du marché et
une hausse subite et non justifiée des prix ». Son article est considéré par le
ministère du Commerce comme attentatoire « à l’économie nationale et à la
richesse que recèle le pays », alors que tout le monde est au courant et que
l’exportation de ces dattes a été suspendue ! Comme toute censure, celle qui
prospère en Algérie ne vise aucune amélioration du réel et ne prétend qu’à
bloquer les mots et l’expression des pensées. Par ailleurs, le 6 septembre
2022, Mahfoud Bedrouni, vice-président de l’Association nationale de lutte
contre la corruption (ANLC), a été brutalement interpellé à son domicile ;
énarque, cadre supérieur, très actif dans le mouvement du Hirak, on ignore
encore où il se trouve.
Les journalistes ne sont pas les seules professions culturelles menacées,
les écrivains et éditorialistes d’opinion le sont également. Sur les réseaux
sociaux, les partisans du pouvoir abreuvent les Kamel Daoud et autres
Boualem Sansal des qualificatifs de « traîtres », « écrivains de service »,
« intellectuels offshore », « zombies » ; il suffit de n’être pas d’accord et de
le dire pour être vilipendé. Le journal Algérie patriotique (article du 7 juin
2021) les compare même à de nouveaux Brasillach et à tous les
collaborateurs intellectuels des nazis pendant l’Occupation allemande de la
France entre 1940 et 1944. Une conception très étrange du débat où les
éléments de la fameuse « famille révolutionnaire » sont très actifs.
Évidemment, et heureusement, cette avalanche de vulgarité et de bien-
pensance réveille un peu quelques instincts critiques sur les réseaux.
On voit ainsi apparaître des messages assez ironiques sur la littérature
« butindeguerriste » (un de ces néologismes humoristiques dont les
Algériens ont le secret) qui fait référence à la désignation de la langue
française comme « butin de guerre » par Kateb Yacine. Celui-ci, qui avait
été adulé par les partisans français du FLN et dont la position paraissait à
l’époque assez ouverte, est aujourd’hui devenu un classique approuvé par
les pouvoirs d’Alger (il n’est plus là pour le contester), notamment à cause
de ses prises de position abruptes sur ce qui est « algérien ou pas » dans
l’histoire. Ainsi, s’exprimant sur les colloques qui célébraient saint
Augustin, évêque d’Hippone, après 1962 en Algérie, il déclare dans un
entretien de 1987 :
Le moins qu’on puisse dire est que tout cela manque singulièrement de
nuances.
Kateb Yacine est un grand écrivain, au même titre que Mohammed Dib,
Mouloud Mammeri, Yasmina Khadra, Rachid Mimouni, Leïla Sebbar, Baya
Gacemi, Mouloud Feraoun, Katia Hacène ou d’autres, mais la question
n’est pas là car même les grands écrivains peuvent dire des bêtises : elle est
dans la continuité idéologique de l’argumentation qui, de saint Augustin à
Daoud, condamne de façon aveuglément nationaliste et instaure des
séparations hors de propos ; les concepts de « traître » et de
« collaborateur » y règnent en maîtres. Tout ce qui ne correspond pas à une
vision résistante (même contre les Romains et quitte à inventer les
donatistes comme représentants du peuple) se trouve disqualifié. Et la
résistance ne saurait aujourd’hui être contre le gouvernement algérien,
puisque, justement, elle le définit.
Gilbert Meynier avait déjà analysé ce biais idéologique dans son
Histoire intérieure du FLN (2004). Pour lui, le FLN n’est pas un
mouvement révolutionnaire, mais un mouvement résistant qui installe
un contre-État, pas une autre société (Harbi), et projette sur le passé un tri,
fonction de sa légitimité fondatrice. Est donc « algérien » tout ce qui résiste
à un « étranger » (romain, vandale, byzantin, français, avec une petite
contradiction pour la Kahina berbère qui résista aux Arabes, mais bon…),
n’est pas algérien car « traître » tout ce qui n’a pas résisté ou s’oppose à
ceux qui ont résisté, justement : donc, tout ce qui s’affronte au
gouvernement d’Alger. D’où une histoire fantasmée du peuple et du
pouvoir qui fait entrer Jugurtha en grande pompe dans le groupe des héros
positifs et sortir Augustin, ce collaborateur du colonialisme, accompagné
aujourd’hui de Kamel Daoud et de Boualem Sansal, faux iconoclastes mais
vrais « zombies » qu’il faudrait épurer.
Les termes de « littérature butindeguerriste » utilisés à l’heure actuelle
de façon critique et très ironique dans les débats des réseaux sociaux disent
quelque chose des limites atteintes par cette attitude sélective dans l’histoire
et dans la culture de façon lourde et aussi abstraite. Trop abstraite pour être
honnête. Ces termes du débat intellectuel commencent à devenir
insupportables pour certains secteurs de la société algérienne qui veulent
aller de l’avant et le disent. Ils le diront de plus en plus à l’avenir. Ils sont
aussi, sotto voce, un rappel des débats sur les questions linguistiques en
Algérie et sur les errances de l’arabisation forcée qui a produit bien des
déboires à un moment où les autorités algériennes proclament que
désormais la première langue étrangère en Algérie est… l’anglais. Ce qui
ne va pas exactement arranger les choses dans une Algérie où l’institution
scolaire est en grande difficulté et où les choix linguistiques n’ont pas été
accompagnés des prudences méthodologiques nécessaires. Selon les termes
de Ahmed Taleb Ibrahimi, ministre de l’Éducation de Boumédiène, il fallait
« arabiser à tout prix » l’école et les citoyens dont l’identité et la culture
« frelatées par la France [devaient] être rétablies dans leur pureté
2
originelle . » De pareils présupposés font mieux comprendre la situation
difficile que connaît aujourd’hui l’Algérie, tant sur la question des langues
que sur celle de la qualité du débat intellectuel. Car la notion de « pureté
originelle » est, dans l’histoire humaine, plus sûrement du côté des
fanatismes que de celui des discussions raisonnées.
Cinéma et édition :
Endurance de la créativité :
1. Nadjia Bouaricha, « Celui qui ne croit pas à l’Algérie touristique ne croit pas à l’Algérie tout
court », El Watan, 31 mai 2021.
2. Gilbert Grandguillaume, « Comment a-t-on pu en arriver là ? », Esprit, janvier 1995.
3. Yasmine Sellami, « Algérie : le cinéma abandonné par le pouvoir », Jeune Afrique, 26 avril
2022.
4. Lettre ouverte du 17 février 2022.
5. Léo Pajon, « Il n’y a pas d’industrie du cinéma algérien, mais il y a un cinéma algérien »,
Jeune Afrique, 26 août 2021.
6. Ibid.
7. Farid Alilat, « Bachir Derrais : “Il faut libérer le cinéma algérien” », Jeune Afrique, 13 juin
2017.
8. Site 24H Algérie, article du 4 mars 2021 (www.24hdz.com).
9. Hadjer Guenanfa, « Algérie : la rude vie des éditeurs et des libraires », Le Point, 6 novembre
2018.
10. K. Smaïl, « Ahmed Madi, président du Syndicat national des éditeurs du livre (SNEL) : “Le
projet de loi du livre n’est pas sacré” » El Watan, 11 octobre 2020.
11. 24H Algérie, 31 octobre 2020.
12. Lakhdar Hachemane, « Boumerdès : les bibliothèques communales en jachère », El Watan,
3 décembre 2019.
13. Hadjer Guenanfa, « Algérie : mais pourquoi le tourisme ne décolle-t-il pas ? », Le Point,
28 octobre 2018.
14. Yanis Aït Lamara, « Saïd Boukhelifa : “Seul un plan Marshall pourra sauver le tourisme” »,
DZ Entreprise, 13 avril 2022.
15. Hadjer Guenanfa, « Algérie : mais pourquoi le tourisme ne décolle-t-il pas ? », op. cit.
16. Yanis Aït Lamara, « Said Boukhelifa : “Seul un plan Marshall pourra sauver le tourisme” »,
op. cit.
17. Ibid.
18. Ibid.
8
Considérations intempestives :
remarques rapides sur quelques
situations particulières
Cinéma et politique :
En février 2022, sur ARTE, a été diffusée la première saison d’une
mini-série intitulée Alger confidentiel. Coproduction franco-allemande
(avec ZDF), cette série raconte l’enlèvement en Algérie d’un marchand
d’armes allemand et l’enquête menée pour le retrouver. Située
chronologiquement sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’action est
émaillée de flashbacks sur la « décennie noire » du terrorisme islamique
(1992-2001). Tirées de l’ouvrage Paix à leurs armes de l’auteur allemand
Oliver Bottini (en français aux éditions Piranha), certaines scènes suggèrent
que des secteurs de l’armée algérienne peuvent être impliqués dans le trafic
d’armes à grande échelle.
Dès que l’armée peut être mise en cause, même dans une fiction, les
pouvoirs algériens sursautent. L’agence officielle APS déclare : « La
fiction, qui n’en est pas une, produite par la chaîne franco-allemande
ARTE, sur la “décennie noire” et qui a pour objectif de remettre au goût du
jour la thèse du “qui tue qui ?” confirme encore une fois que ces médias ne
désespèrent pas du retour d’un invraisemblable chaos en Algérie », et ajoute
que « le poids de la haine de l’Algérie, de son peuple et de ses institutions
légitimes est encore fort dans l’audiovisuel public français. »
L’auteur de l’article invite « la tutelle des médias qui accueille à bras
ouverts le mouvement terroriste Rachad, héritier du Front islamique du
salut (FIS) » à « tirer les conclusions de l’échec des “Printemps arabes” qui
ont véritablement viré au chaos et au génocide en Syrie et en Libye. »
Enfin, il conclut par ce rude avertissement : « Il y a une volonté manifeste
d’essayer de créer les conditions d’un chaos en Algérie que les Algériens
n’ont aucune envie de revivre, pas plus d’y plonger. Ils tiennent à la stabilité
de leur patrie, à leur sécurité assurée par leur vaillante Armée nationale
populaire et à leur liberté garantie et protégée par le président de la
République, Abdelmadjid Tebboune 2. » Il faut l’avouer, une pareille énergie
accusatrice dépensée sans compter à propos d’une série diffusée sur une
chaîne franco-allemande laisse songeur et un peu pantois. Un tel gaspillage
interprétatif pourrait, par sa vigueur même, pousser à l’admiration si,
immédiatement, l’habituelle théorie du complot extérieur contre l’Algérie
ne faisait pas son apparition.
Car, bien qu’on doute qu’une fiction télévisuelle mérite autant
d’honneur ou d’indignité, il est clair qu’à Alger les plus hautes autorités lui
prêtent des intentions néfastes et des effets apocalyptiques ! Sans cela,
l’APS n’interviendrait pas. Cette série vise donc, pour l’agence officielle, à
monter « un complot pour s’attaquer à l’ANP » et a été réalisée par « un
petit producteur inconnu, proche des milieux sionistes, ayant des
accointances avec le Makhzen et passant son temps à dénigrer l’Algérie. »
Même Israël est dans le coup ! Et puisque le Maroc et son roi (le Makhzen)
ont participé à cette ignominie, elle ne peut donc plus qu’être une vile
œuvre de propagande.
Parallèlement, sur Netflix, on a pu voir pendant toute l’année 2022 un
film dont le sujet est la réalité palestinienne sous l’occupation israélienne,
illustrée par le retour difficile dans son village d’un prisonnier politique
sorti de prison. L’acteur principal est égyptien, l’actrice principale est
algérienne. Eyes of a Thief est un beau film, complexe et intéressant ; les
personnages sont très humains, le scénario crédible et les acteurs excellents.
Étrangement, quasiment au centre du film, se place une scène qui n’a rien à
voir avec l’intrigue. Le héros entre dans une pièce où l’héroïne repasse du
linge en chantant et là a lieu le dialogue suivant :
« Lui : Elle est belle cette chanson…
Elle : C’est une chanson algérienne.
Lui : Ah, le pays au million de martyrs.
Elle : Au million et demi de martyrs ! »
Nous ne pensons pas avoir trahi le dialogue que tout le monde,
d’ailleurs, peut retrouver sur Netflix. N’est-il pas étrange que l’Algérie, qui
se désintéresse tant de son propre cinéma (voir notre chapitre sur les
questions culturelles), finance un film international, ce qui n’est pas
critiquable, mais insère dans le scénario un dialogue qui n’a rien à voir avec
l’action en Palestine et tout à voir avec la doxa officielle algérienne sur le
nombre des morts pendant la guerre d’indépendance : 1,5 million de morts
côté algérien, chiffre contesté par tous les historiens sérieux ? Mais c’est
sans doute parce que c’est la vérité… Donc, pour résumer, Alger
confidentiel / Eyes of a Thief, authenticité de ce côté de la Méditerranée,
propagande au-delà…
Souveraineté ou sécurité alimentaire ?
La crise sanitaire mondiale provoquée par le coronavirus a mis au
centre de l’attention générale la notion de souveraineté, industrielle
notamment, que les chantres d’une mondialisation heureuse avaient
reléguée au magasin des accessoires non indispensables de l’économie. La
crise russo-ukrainienne a doublé cette réflexion par ses conséquences dans
le domaine alimentaire.
Durant la campagne céréalière 2021-2022, l’Algérie a importé
10,6 millions de tonnes de céréales : 7,5 millions de tonnes de blé (tendre et
dur), 2,6 millions de maïs, et le reste en orge. Pour son propre compte,
l’Algérie pense atteindre une production globale de céréales variant
entre 2,2 millions et 3 millions de tonnes 3. Les principaux fournisseurs en
blé de l’Algérie sont, dans l’ordre, la France, l’Allemagne, l’Ukraine, la
Russie et la Roumanie… Au total, l’Algérie importe annuellement pour 10
milliards de dollars de produits alimentaires et en exporte
pour 500 millions. Ce déficit est écrasant et a encore été souligné par le
Premier ministre Aïmene Benabderrahmane lors de l’inauguration récente
de la Banque nationale des semences, le 11 août 2022 à Alger. Est-ce à dire
que l’Algérie n’a pas de souveraineté alimentaire ?
La production agricole, qui assurait 93 % des besoins nationaux dans les
années 1970, n’en assure plus que 30 % au début des années 1980, et
aujourd’hui la sécurité alimentaire est tributaire à 75 % des importations. La
facture alimentaire représente aujourd’hui plus de 20 % des importations
totales, un des taux les plus importants au monde qui fait de l’Algérie un
des plus grands pays importateurs nets de produits alimentaires. Cette
dépendance vis-à-vis de l’extérieur a fortement augmenté depuis 2008 pour
atteindre les 10 milliards de dollars évoqués plus haut. Mais, en fait, si
la souveraineté alimentaire est définie comme « le droit des peuples ou des
États à définir librement les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs
4
besoins sans créer de préjudices aux autres pays », elle n’est pas très
pertinente pour décrire la situation algérienne : le concept de « sécurité
alimentaire » convient mieux. Pourquoi ?
La sécurité alimentaire se définit selon plusieurs critères que la FAO a
précisés au Sommet mondial de 1996 : « La sécurité alimentaire aux
niveaux individuel, familial, national, continental et mondial existe lorsque
tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique
à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire
leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une
vie saine et active. » Les pays en voie de développement, dont l’Algérie,
ont, à la suite de ces réflexions, largement abandonné l’idéal
d’autosuffisance alimentaire pour tenter d’organiser leur sécurité. Ce qui
était sage et bien plus pragmatique. Plusieurs caractéristiques concernent
cette sécurité : la disponibilité suffisante des volumes alimentaires dans le
pays, leur accessibilité (achats, productions, trocs), l’utilisation adéquate
(utilisation et préparation alimentaires, hygiène, diversité du régime, etc.),
la stabilité des produits (disponibilité constante) et l’innocuité des aliments
(qualité permettant une alimentation adéquate). Il est évident que la sécurité
alimentaire d’un pays est fortement corrélée à l’évolution de son PIB. Très
dépendante de ses exportations d’hydrocarbures (98 % des exportations),
l’Algérie est extrêmement sensible aux variations des cours mondiaux ;
toute baisse affecte sa capacité à soutenir la sécurité alimentaire de sa
population : c’est une maison soutenue par un seul pilier ! Ajoutons à cela
qu’il n’est pas simple, dans ces conditions, de nourrir une population dont
la démographie galope : les 50 millions d’habitants sont en vue vers 2030…
Dans une excellente étude, les chercheurs Harrag Masbah et Boulfred
Youssef écrivent :
Quelles sont les menaces qui pèsent sur la sécurité alimentaire des
Algériens ? Elles sont de plusieurs ordres : un management bureaucratique
de l’agriculture (les choses s’améliorent cependant), des surfaces de jachère
trop importantes (plus de 3 millions d’hectares), une productivité agricole
trop basse comparée même aux autres pays du Maghreb, une collecte
agricole des céréales qui atteint seulement les 50 % avec beaucoup de
pertes en ligne… L’insécurité juridique qui pèse sur les terres agricoles
n’arrange certes pas les choses : elle concerne 54 % des exploitants du pays
qui ne possèdent pas de titre de propriété (soit plus de 40 % de la surface
utile du pays) et n’est pas sans effets économiques, au même titre que la
pluviométrie… Dans les années récentes, des phénomènes de raréfaction
des produits alimentaires et d’augmentation drastique des prix ont pu être
observés, notamment sur les produits importés : il semble que le
« trabendo » (trafics et marché noir) et l’économie informelle puissent
détourner presque 25 % des produits, les exporter puis les réimporter à des
prix très élevés.
La sécurité alimentaire serait donc menacée à la fois par l’absence de
diversification industrielle de l’Algérie, par un management institutionnel
encore peu propice du secteur agricole, par un manque d’investissement et
par des logiques informelles de trafics qui marquent l’économie du pays du
sceau de l’illégalité et de la spéculation brutale de marché noir. Vingt ans de
régime Bouteflika n’ont pas amélioré les choses. Le nouveau gouvernement
est devant de nombreux défis, politiques, économiques et sociaux. Et,
notamment, devant le propre défi de sa gestion des secteurs agricole et
agroalimentaire.
Tant que la sécurité d’un secteur de la vie sociale sera mal assurée,
notamment du fait de politiques gouvernementales défaillantes, on sera
tenté de croire que des politiques de souveraineté constituent les véritables
antidotes aux poisons des manques et des privations. Mais aucun pays ne
peut être autosuffisant dans tous les domaines, et l’objectif de souveraineté
ne saurait tout résoudre, ni absoudre les défauts des politiques publiques : la
France vient de s’en apercevoir sur la question des médicaments, et
l’Algérie souffre toujours de longues années d’inadaptation de son appareil
productif et d’inefficacité de sa gestion administrative.
Sur les archives (p. 128), il faut dire ce qui est : leur rétrocession
serait une catastrophe pour la recherche, car, d’une part,
l’Algérie n’a pas les moyens humains et financiers de les
accueillir (reconnu par l’archiviste algérien Fouad Soufi lors de
la journée consacrée au Guide sur les Disparus du 4 décembre
2020), et d’autre part, si les gouvernements algériens ont
réclamé ces archives, c’est pour que les historiens français ne
puissent pas y trouver des éléments compromettant
la doxa algérienne. Le maintien de la conservation et de
l’accessibilité des archives doit être pour la France un impératif
prioritaire par rapport aux revendications politiques de
souveraineté exprimées par Abdelmadjid Chikhi 12.
Preuve que cette affaire des archives n’est pas nouvelle, tout au moins
dans la dimension d’un accès ouvert à la recherche, les dernières lignes de
la préface que Mohammed Harbi, le grand historien algérien, a consacrée à
la monumentale Histoire intérieure du FLN de Gilbert Meynier en 2004 :
« Il [Gilbert Meynier] aurait souhaité consulter les archives algériennes
pour mieux évaluer une histoire prisonnière du dogme de la lutte armée et
rendre justice à la résistance du peuple mais les autorités algériennes ont
refusé d’accéder à sa demande. C’est tout dire 13. »
Le lecteur voudra bien, nous l’espérons, nous pardonner cette avalanche
de citations ; tous ces propos ont eu lieu à l’occasion de la sortie du rapport
Stora et des réactions qu’il a suscitées outre-Méditerranée ; il aura permis
de contraindre de nombreux acteurs à se positionner clairement dans le feu
du débat. C’est de cette clarté dont nous avons besoin. Après tant d’avis
d’experts, français aussi bien qu’algériens, nous laissons le lecteur se faire
sa propre opinion sur le statut des archives dans le débat mémoriel entre la
France et l’Algérie et sur les questions si importantes qui traversent la
relation entre les deux pays : qui a volé quoi et à qui ? Qui instrumentalise ?
Où sont les obstacles pour un travail commun d’histoire scientifique entre
Algériens et Français ? Comment avancer ensemble ?
1. « Enquête : gaz, électricité, le gaspillage des Algériennes et des Algériens provoque des
pertes financières colossales », Algériepart plus, 2 avril 2022.
2. TSA, 17 février 2022.
3. Direction générale du Trésor, « Lettre économique d’Algérie », no 108, mai-juin 2022.
4. Déclaration de Rome, Sommet mondial sur la sécurité alimentaire, 1996.
5. Harrag Masbah et Boulfred Youssef « La sécurité alimentaire en Algérie », Revue de
l’économie financière et des affaires, no 2, juin 2019.
6. 31 octobre 2020.
7. Adlène Meddi, « Historiens algériens en colère : “Les archives sont embastillées” », Le
Point, 5 avril 2021.
8. Algérie Culture(s), 5 juillet 2020.
9. Ibid.
10. Adlène Meddi, « Historiens algériens en colère : “Les archives sont embastillées” », op. cit.
11. Sofiane Orus-Boudjema, « Algérie-France : où en est le rapport d’Abdelmajid Chikhi sur la
période coloniale ? », Jeune Afrique, 15 août 2021.
12. Guy Pervillé, « Analyse critique du rapport Stora », publiée sur son site le 17 février 2021.
13. Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 10.
14. Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 643.
15. Robert Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, Éditions Atlantis, 2018.
16. Ahmed Ben Bella, « L’islam et la révolution algérienne, Genève. », in Robert Vétillard, La
Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 74.
17. Revue Esprit, 1995.
18. Benyoucef Benkhedda, Les Accords d’Évian, Publisud-OPU, 1998.
19. Ce terme désigne « l’avis réfléchi que les oulémas, muftis et juristes musulmans donnent
pour interpréter les textes fondamentaux de l’islam et en déduire le droit musulman ou pour
informer les musulmans de la nature d’une action (licite, illicite, réprouvée, etc.) » ; in Robert
Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 122.
20. Enquête réalisée par la société IMMAR Research & Consultancy.
21. Ryad Kramdi, AFP, dépêche publiée le 15 novembre 2019 à 15 h 45.
9
La diversification de l’économie :
La ritournelle de la diversification
Le Président lance ce jour-là un véritable ultimatum : « L’Algérie
compte beaucoup sur l’apport de l’industrie dans la relance et la
diversification de son économie. Mais les efforts consentis font face sur le
terrain à des entraves intentionnelles qui obéissent à des calculs
politiciens. » C’est un long et violent réquisitoire qu’il fait contre la
corruption, contre les blocages à tous les niveaux de l’État des projets
d’investissement dont plusieurs centaines attendent toujours des
autorisations. Il va même jusqu’à qualifier les entraves au lancement de ces
projets de « crime contre l’économie » et de « signe de grande déchéance ».
Il poursuit en fustigeant la non-application des instructions relatives à la
mise en place d’un agenda pour le paiement des dettes des jeunes, un projet
soutenu par l’Agence nationale d’appui et de développement de
l’entrepreneuriat et renonçant aux poursuites judiciaires contre ces jeunes
entrepreneurs. Il déplore aussi la situation de certains d’entre eux qui ont dû
mettre fin à leur activité pour des problèmes d’ordre administratif et
juridique.
Le Président rappelle les instructions données aux banques (publiques
pour la quasi-totalité), prévoyant un financement à hauteur de 90 % du
montant des projets. S’adressant aux fonctionnaires de l’État central et à
ceux présents dans les territoires, il leur rappelle que « le bon responsable
est celui qui facilite le développement local et non celui qui cherche des
excuses pour ne pas signer une autorisation prévue par la loi ».
Abdelmadjid Tebboune se sent même obligé de donner une leçon de base de
plus à ses propres troupes administratives : « L’investisseur n’est pas un
ennemi ni un adversaire. Il complète le travail de l’État, d’où la nécessité
d’établir entre l’investisseur et l’administration une relation fondée sur la
confiance et la coopération au service du pays. » L’agence gouvernementale
Algérie Presse Service souligne en noir ce dernier paragraphe, dans son
communiqué de presse, ce 4 décembre 2021, au titre choc : « Tebboune
ordonne d’opérer une nouvelle révolution industrielle ».
Il faut dire que le Président algérien était déjà intervenu à plusieurs
reprises, depuis son élection en décembre 2019, sur cette thématique. Ainsi,
par exemple, tenait-il ces propos le 16 février 2020, toujours dans l’enceinte
du palais des Nations, devant l’ensemble des walis du pays : « Nous
produisons de bouche-à-oreille. Untel produit à Sétif, untel produit à
Tlemcen ou Annaba… Il y a des gens qui importent des produits qui
existent en Algérie. Il y a des intrants destinés pour le fonctionnement de
certaines industries produits localement, mais nous les importons. Nous
importons même du sable, alors que les trois tiers du pays sont du sable ». Il
déplorait même « qu’en 2020, nous ne savons pas ce que nous
produisons 1. »
Il est vrai que le Hirak est passé par là ; et les nombreuses poursuites
judiciaires qui ont eu lieu depuis paralysent l’administration. Pour autant, le
Président Tebboune n’est pas le premier à ordonner une révolution
industrielle et l’indispensable diversification de l’économie qui va avec.
Depuis plusieurs décennies, cette thématique revient dans les discours
des Présidents successifs, et les études réalisées sur ce sujet, en particulier
par des universitaires, sont nombreuses, mais restent dans les tiroirs. Le
précédent Président, Abdelaziz Bouteflika, en janvier 2019, soit au bout de
vingt ans de règne, déclare encore que « la diversification économique est
un objectif central et incontournable dont les résultats réalisés jusque-là ne
2
sont pas négligeables, mais demeurent insuffisants . » Près de dix ans
auparavant, le même Président informe son ministre de l’Énergie et des
Mines, Youcef Yousfi, que « l’économie algérienne doit trouver les moyens
de se diversifier et de ne plus dépendre uniquement de ses hydrocarbures »
(Jeune Afrique, 4 août 2011).
Pourtant, les Algériens dans leur ensemble connaissent très bien cette
situation. Et les autorités publiques, l’intelligentsia du pays et la sphère
entrepreneuriale savent ce qu’il conviendrait de faire. Le fossé paraît ainsi
d’autant plus grand entre l’inaction des autorités publiques et le niveau de
compétence des élites du pays.
Une remise en perspective :
Vous voyez tous ces produits ? Tous des produits contrefaits qui
viennent d’Asie, de très mauvaise qualité, mais que l’on peut
acheter pour une bouchée de pain. Que voulez-vous que je fasse
face à cela ? Rien, j’arrête et mes deux compagnons aussi. Le
gouvernement s’en fout, les gens achètent pas cher, ça donne des
emplois aux jeunes qui n’en trouvent pas à la sortie du lycée ou
de l’université et ça enrichit les importateurs proches du pouvoir
qu’ils rétribuent ; le pays se vide de ses petites industries, mais
quelle importance ? Un atelier qui ferme sans bruit et avec des
compétences acquises durement, ça ne se voit pas ; des magasins
remplis de camelote de toutes les couleurs et qui créent des petits
jobs à la pelle, ça se voit ; on devient un pays sous-développé.
Il ajoute cette formule pleine de bon sens que nous n’avons pas
oubliée : « Le low cost n’a jamais enrichi les pauvres ! »
Ce chef d’entreprise ne croit pas si bien dire. La Banque mondiale, dans
son rapport de juillet 2022, révèle que l’Algérie est devenue un pays doté
d’un revenu par habitant de plus en plus faible au cours des dernières
années, à un niveau proche de celui des Marocains, des Tunisiens ou des
Mauritaniens. De 5 490 dollars par habitants en 2014, celui-ci est passé
à 4 850 dollars en 2015, à 4 019 en 2019, à 3 570 en 2020. L’Algérie est
désormais le seul pays pétrolier ou gazier de toute la région Moyen-Orient
et Afrique du Nord (MENA) qui se trouve dans la catégorie des pays à
revenus intermédiaires de la tranche inférieure. Une catégorie proche des
pays à faibles revenus, ceux qui souffrent de la grande pauvreté.
À l’opposé de tous les pays émergents, le pouvoir, en faisant le choix
plus ou moins explicite durant les vingt ans de la période Bouteflika d’un
modèle axé sur le marché et la croissance des petites et moyennes
entreprises, a conduit l’économie dans l’impasse.
Ainsi, le message de stabilité martelé en permanence par les autorités
algériennes auprès des investisseurs étrangers et plus généralement auprès
des autres États n’est qu’une illusion. L’Algérie, avec une économie faible,
une dépendance forte à l’égard de la conjoncture mondiale des prix des
hydrocarbures, une société vulnérable et des citoyens considérant que
l’avenir n’a plus de futur, constitue un pays potentiellement très instable
pour lui comme pour l’ensemble de la zone géographique. Le Hirak qui se
met en place en février 2019 n’est pas le fruit du hasard ou d’un complot
construit de longue date par des ennemis extérieurs.
1. Rédaction de Algérie Eco, « Tebboune : “Nous importons même du sable” », 16 février 2020.
2. Entretien donné dans le cadre de la réalisation du rapport sur l’Algérie 2018, rendu par le
cabinet Oxford Business Group.
3. Armin Arefi, « Algérie : Slim Othmani, le patron qui a dit non à Bouteflika », Le Point,
19 août 2014.
4. William Byrd, « Contre-performances économiques et fragilité institutionnelle », revue
Confluences Méditerranée, no 45, 2003/2.
5. Djillali Hadjadj, Corruption et démocratie en Algérie, La Dispute, 2001 (rééd.).
10
La décentralisation économique
en Algérie :
un parcours d’obstacles
un cas exemplaire de coopération
décentralisée détruit en plein vol
Une initiative franco-algérienne
universités / entreprises / territoires
Les administrations centrales
algériennes :
Tebboune-le-Héros et l’apparition
du « front intérieur »
Cette vague de soupçons tous azimuts n’a évidemment pas épargné les
responsables d’entreprises publiques, nombreux à être mis en cause : le
PDG d’Algérie Ferries, nommé en novembre 2021, vient d’être mis sous
mandat de dépôt ; le président de l’aéroport international d’Alger est mis en
prison et ses biens confisqués ; le président de Serport, qui gère les actifs
des entreprises portuaires, a été mis sous mandat de dépôt ; l’ex-ministre du
Tourisme de Bouteflika condamné à trois ans fermes ; l’ex-ministre du
Pétrole, Chakib Khelil, à vingt ans, l’ex-PDG de la Sonatrach et son adjoint
à dix ans, leur directeur juridique à quatre ans… Le 7 juin 2022, Ihsane El
Kadi, directeur de la rédaction de Radio M et de Maghreb Émergent, qui a
relayé toutes ces informations, a été condamné à six mois de prison fermes
par un tribunal d’Alger pour « diffusion de fausses informations à même de
porter atteinte à l’unité nationale ». Les journalistes indépendants du
pouvoir payaient déjà un lourd tribut depuis le Hirak, visiblement la
répression n’est pas terminée. Il s’agit de mettre tout le monde dans le
même panier répressif ! Voilà pourquoi, selon l’expression de notre ami
Ahmed, plus personne ne « bouge un doigt ».
Les attaques du Président Tebboune auraient donc eu un effet
absolument contre-productif, freinant encore plus les capacités de service
d’une administration algérienne déjà bien malade et gangrénée de tous les
maux. Certes, cela serait encore admissible, à la rigueur, dans la perspective
rationnelle d’un pouvoir vraiment soucieux d’une efficacité administrative
et qui punit pour améliorer. Mais est-ce bien le but recherché ?
Les administrations centrales
et les projets de terrain… L’Algérie est-
elle une île ?
« Vous allez faire des projets en Algérie ? C’est bien, c’est bien… je ne
dis pas qu’il est impossible de travailler, mais parfois il faut bien dire qu’on
doit s’accrocher. » Yves R. est architecte et a travaillé en Algérie sur
plusieurs projets dont certains ont abouti malgré des situations qui l’ont
parfois laissé perplexe :
Cette attitude est certainement une des plus néfastes, des plus
redoutables pour le développement et la réputation de l’Algérie dans les
opérations de partenariat économique : elle témoigne d’une extrême
désinvolture à l’égard des contrats signés et augmente les craintes des
entreprises étrangères envers un pays où règne une grande insécurité
juridique. Nous avons pu observer de près et vécu cette désinvolture après
qu’un projet mûrement défini et chiffré ayant recueilli l’accord des deux
parties puis ayant été solennellement signé en présence des gouvernements
algérien et français par les ministres des deux côtés, s’est trouvé soudain
contesté dans son chiffrage que la partie algérienne n’avait pas estimé aussi
important… Amateurisme ? Irresponsabilité ? Nouvelles instructions ?
Impossible de savoir : la seule chose sûre est que le budget pourtant justifié,
examiné bilatéralement et signé en chœur, est soudain devenu inacceptable
pour l’administration algérienne. Tout se mélange et peut être interprété de
façon diverse dans une situation aussi étonnante. Le temps passé à tenter
d’éclaircir les possibles équivoques pour dissiper d’éventuels malentendus
est perdu : quand l’administration algérienne adopte cette attitude, c’est
qu’elle ne veut plus (mais pourquoi ?) de la coopération envisagée. La seule
certitude ici est la destruction du projet. On peut comprendre et la méfiance
de certaines entreprises qui ont scrupule à mettre un pied en Algérie et les
réticences de certaines grandes institutions de formation qui rechignent
désormais à travailler avec des partenaires aussi peu fiables.
Pendant des mois, se sont déroulées dans le cadre de notre mission les
négociations d’un projet lourd et stratégique pour l’Algérie entre les deux
ministères algériens de la Recherche et de l’Industrie et leurs partenaires
français, le groupe industriel Bull Atos et l’INRIA (Institut national de
recherche en sciences et technologies du numérique) pour la création d’un
centre numérique « recherche / formation / industrie » qui devait être le
premier créé en Afrique. L’ambition pouvait être autant nationale
qu’internationale. Instituts de recherche et grands groupes technologiques
français étaient impliqués fortement dans la préfiguration de cette
institution qui aurait été un des noyaux actifs d’une puissante modernisation
des industries algériennes et un outil de formation inégalé.
Après plus d’un an de travail et d’investissement de la mission et des
entités françaises, nous recevons un mail de quelques lignes d’un
fonctionnaire algérien inconnu au bataillon du ministère de la Recherche,
qui nous informe que le projet est reporté, sans aucune explication et sans la
moindre courtoisie élémentaire, qui aurait dû, au moins, consister à nous
rencontrer. Qui est cet homme ? Un inconnu. Toujours est-il qu’il est bien
un messager officiel, puisque plus rien ne bouge et qu’en dépit de multiples
relances, le projet s’efface comme s’il n’avait jamais existé. Quant au
ministre directement concerné et demandeur, Mohamed Mebarki, alors
ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, il est
introuvable. Sauve qui peut !
Tout est dit dans cet article sur les pratiques habituelles, le mépris, le
chaos administratif, les compromissions, les relations sans doute intéressées
entre walis et gens d’affaires, l’impéritie et le poids incroyable de cet
amoncellement sur la vie quotidienne des habitants. Aux dernières
nouvelles (articles de La Nouvelle République de 2019 et 2021), l’entreprise
Gestibo continue paisiblement ses actions à Boumerdès.
Cette vie quotidienne des citoyens algériens, bien éloignée
des 90 milliards de dollars de projets et des 75 000 emplois annoncés
comme des victoires par le Président, doit paraître bien vulgaire aux yeux
des décideurs d’Alger. Il n’empêche que, pour la transformer, il faudra autre
chose que des déclarations hautes en couleur dans la presse nationale : une
action de fond, patiente, raisonnée et, si possible, s’appuyant plus sur la
mobilisation de la société civile et celle des fonctionnaires que sur des
coups de clairon. Une action modeste, mais pertinente dans la continuité.
Tous les Algériens aspirent à de substantiels changements dans leurs
administrations. Mais pour changer son administration, l’Algérie a,
visiblement et avant tout, besoin de changer de culture politique. Ce
moment viendra immanquablement.
1. Le groupe Cévital d’Issad Rebrab est le premier groupe industriel privé algérien. Ses
activités sont très diversifiées et vont de l’agroalimentaire (sucre, huile, principalement) à
l’industrie légère (électroménager) en passant par les ronds de béton et la collecte de métaux
ferreux. Le groupe est également implanté en Europe. Dans ces propos est évoquée la possibilité
pour Issad Rebrab de soutenir, grâce à son appui financier, un autre candidat que Tebboune à la
future élection présidentielle. Rappelons que Issad Rebrab a été brièvement incarcéré à la fin de
l’ère Bouteflika et qu’il a depuis, sans doute fortement « conseillé », fermé le journal Liberté.
2. Carl Schmitt a théorisé l’existence du politique dans la logique ami / ennemi. Voir
notamment son ouvrage La Notion du politique, 1932.
3. Blog Radio M, 15 juin 2022.
4. Communiqué de la présidence de la République, Echoroukonline, 19 septembre 2020.
5. Cf chapitre 6, « Au pays du monde à l’envers : le grand ballet du trio « “rente-corruption-
purge” ».
6. Sur ce point, voir Mohammed Harbi, Le FLN : mirage et réalité et Gilbert Meynier, Histoire
intérieure du FLN, op. cit.
7. Nous empruntons cette expression à Gilbert Meynier qui l’emploie à de nombreuses reprises
dans son Histoire intérieure du FLN, op. cit.
8. Henni Kharroubi et Goulem Allah Djilali Ayad, « Le recouvrement de l’impôt en Algérie :
obstacles et solutions », Les Cahiers du MECAS, vol. 17, no 2, juin 2021. Voir également Samir
Mahtout, « Le système du recouvrement fiscal en Algérie : analyse et évaluation des
performances », université de Bejaïa ; et Ali Bousnobra, « L’efficience de l’administration
fiscale dans le recouvrement de l’impôt », université des sciences économiques et de gestion.
9. Mohamed Boussoumah, professeur à l’université d’Alger, Revue algérienne des sciences
juridiques, économiques et politiques, vol. 27, no 1, 1989.
10. Albin Michel, 2006.
12
la partie est mal engagée
Des enjeux communs
L’activisme de la Chine que nous venons d’évoquer est une illustration
des enjeux fondamentaux pour la France et l’Algérie en Méditerranée.
Enjeu économique pour un pays, la Chine, où transite plus du tiers du
trafic mondial de marchandises, et qui concentre près de 40 % du tourisme
mondial. Enjeu géostratégique, avec en particulier des échanges maritimes
entre l’Europe et la Chine désormais plus importants que ceux entre
l’Europe et les États-Unis. Enjeu de souveraineté, avec l’énergie pour
laquelle la France est largement dépendante de la Russie qui n’hésite pas à
en faire un objet de chantage permanent, notamment dans le cadre de sa
guerre contre l’Ukraine. Et pour l’Algérie, une économie totalement
dépendante de ses exportations d’hydrocarbures et donc la nécessité de
prendre en main sa transition énergétique.
Enjeu politique enfin, car sans un Maghreb prospère avec ses membres
travaillant de concert et dont l’Algérie est une clé importante, cette zone
deviendra une véritable poudrière sociale aux portes de l’Europe du Sud. En
sus de ce qui se joue sur la rive sud de la Méditerranée orientale : la crise
des réfugiés et des migrants qui ébranle la cohésion de l’Union européenne
avec une ligne de partage est-ouest et menace son avenir même. Il n’est pas
encore trop tard pour que la France et l’Algérie se décident à répondre
ensemble à ces défis. Mais la volonté commune est-elle là ?
1. Mostafa Hassani-Idrissi (dir.), Méditerranée, une histoire à partager, Bayard, 2013.
2. Entretien avec Leon Panetta, « Au cœur de la puissance américaine », Politique
internationale, no 175, printemps 2022.
3. Alain Bogé, « Une stratégie chinoise en Méditerranée : les investissements portuaires. 1/2 :
en Europe », 14 janvier 2022 et « 2/2 : au Maghreb et en Orient », 21 janvier 2022.
4. Ibid.
5. Alice Ekman, « La Chine en Méditerranée, une présence émergente », Notes de l’Ifri,
février 2018.
6. Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, document 9, « De la situation
dans la sphère idéologique », La Chine e(s)t le monde, Odile Jacob, 2019.
7. Revue Politique internationale, no 162, hiver 2018-2019, p. 206.
8. Guillaume Tawil, « Chine, Russie : rivales ou complices ? », Grand entretien avec Jean-
Maurice Ripert, 30 juillet 2020.
9. Communiqué de presse de l’agence Xinhua, 1er mars 2016.
10. Éditorial de Pascal Boniface, « À propos de “Chine, le grand paradoxe” de Jean-Pierre
Raffarin », Iris, 18 décembre 2019.
11. Guillaume Tawil, « Chine, Russie : rivales ou complices ? », Grand entretien avec Jean-
Maurice Ripert, op. cit.
12. Anne Cheng (dir.), Penser en Chine, Folio, 2021, pp. 7 et 28.
13. Émission Grand angle sur la Chine avec Jean-Pierre Raffarin, YouTube, 5 octobre 2019.
14. Ibid.
15. Abdou Semmar, « Enquête », Algériepart, 4 avril 2017.
16. BTP International, 22 décembre 2018.
17. Cf chapitre 9, « La diversification de l’économie : mirages, slogans et impossibilités ».
18. Rappelons que c’est Taïwan qui représentait la Chine à l’ONU depuis 1950, après l’arrivée
des communistes chinois au pouvoir à Pékin en 1949.
13
surtout pas de vagues !
Le 21 juin 2018, comme chaque année, Business France organise des
« rencontres Algérie », réunissant des dirigeants d’entreprises françaises et
algériennes. Elles se déroulent au siège même de Business France,
boulevard Saint-Jacques, à Paris. La visée de cet événement : « Venez nouer
des partenariats productifs et élargir vos opportunités d’affaires ». Avec le
temps, le positionnement vis-à-vis de ces rencontres a évolué. Il ne s’agit
plus simplement d’encourager les entreprises françaises à exporter, mais à
s’implanter. C’est un progrès.
Cela reste aussi une opportunité de continuer à faire connaître l’Algérie
aux entrepreneurs français. Ces derniers sont souvent accusés par les
autorités algériennes d’être frileux. Tel n’est pas le cas. Cela est surtout dû à
un déficit d’information sur ce pays, dont les autorités ne font pas non plus
grand-chose pour attirer les investissements étrangers, et encore moins pour
faciliter le développement de leurs propres entreprises à l’étranger.
Ces rencontres sont organisées en partenariat avec la Chambre
algérienne de commerce et d’industrie (la CACI), sous la tutelle du
ministère algérien de l’Industrie, et de sa filiale nouvellement créée en
France, CACI France. La communication autour de cette journée est
enthousiasmante : « L’Algérie souhaite diversifier son tissu de
production » ; « […] la volonté des autorités algériennes est de favoriser des
projets d’implantation dans tous les secteurs de l’économie » ; « La France
reste le plus important investisseur en Algérie hors hydrocarbures », peut-
on lire sur le site de Business France, etc. Et la CACI France n’est pas en
reste.
Pourtant, à lire le programme détaillé de ces rencontres, même un non-
initié de la relation franco-algérienne devine le poids toujours aussi
prégnant des autorités algériennes sur l’organisation de l’événement. Ainsi,
entre 8 h 30 (heure officielle de démarrage de la journée) et 13 heures, soit
en seulement quatre heures trente avec une pause de trente minutes au
milieu, pas moins de vingt-huit interventions successives sont prévues !
Avec, en guise d’ouverture, six interventions à la suite ! De quoi épuiser
toute personne normalement constituée présente dans le grand amphi de
Business France. Heureusement, l’amphi est raisonnablement climatisé et
les sièges larges et très confortables.
Détaillons maintenant ce programme gargantuesque. Pour le thème
« L’Algérie, quels atouts pour des partenariats productifs ? », six
interventions. Pour le thème suivant, « Les dernières évolutions de
l’environnement des affaires », pas moins de six interventions également,
pour expliquer aux chefs d’entreprises français en quoi cet environnement
s’est amélioré. Ce qui est d’ailleurs la meilleure façon de montrer que cet
environnement demeure très complexe, pour que six experts soient
nécessaires pour tenter de le décrire !
Puis, sur le seul thème de « L’industrie, la sous-traitance automobile et
industrielle », à nouveau six intervenants. Pointe d’humour involontaire : il
est bien précisé dans le programme que les « débats seraient animés par un
journaliste économique… ». Bien entendu, en réalité en moins de quatre
heures, vingt-huit interventions successives ne permettent en aucune
manière le moindre échange avec les personnes présentes dans la salle.
L’après-midi seulement, les spectateurs acquièrent la possibilité de
récupérer d’un tel flot de paroles en s’inscrivant pour rencontrer d’autres
chefs d’entreprises, et ainsi passer aux choses sérieuses.
Lorsque nous apostrophons dans l’entrée de l’amphi le directeur de
Business France Algérie en lui demandant les raisons de ce programme
indigeste qui donne une image négative de l’Algérie par sa seule lecture, il
nous répond : « Ce sont nos interlocuteurs algériens, on ne peut pas faire
autrement. » Tout est dit. Et encore nous sommes en France, pas en
Algérie !
Le poids et l’inertie du système politico-bureaucratique algérien sont
tels que soit on fait avec, soit on ne fait rien avec lui. Et lorsque l’on est un
organisme public français, quelle est la solution ? Être persévérant,
expliquer que de telles manifestations sont contre-productives, et qu’il
convient de créer d’autres moyens de rencontres, d’autres voies de
partenariat. D’expérience, nous pouvons dire que plus l’on est un partenaire
peu entreprenant, trop compréhensif, voire soumis, plus la présence du
système algérien se manifeste avec son mode de pensée et sa culture
toujours dominants de l’économie administrée des années 1970.
Dans une économie centralisée et administrée, où l’État est tout-
puissant, le débat n’existe pas. Tout simplement parce que le dialogue entre
acteurs administratifs et économiques n’a aucune raison d’être. L’État
décide. Point. Alors pourquoi imaginer des échanges entre intervenants et
participants ? À quoi cela peut-il servir ? Les intervenants parlent. Les
spectateurs écoutent.
D’ailleurs, lorsque nous parlons avec des entrepreneurs algériens
présents à cette manifestation, et dont nous connaissons la plupart, tous
nous tiennent le même propos sur un ton las : « Nous savons que ces
rencontres ne servent à rien, c’est du théâtre, mais vous comprenez, nous
sommes obligés d’y participer ». Car tel est le mot d’ordre donné par les
autorités algériennes aux chefs d’entreprises et aux responsables de leurs
organisations collectives (clubs d’entreprises, CCI, etc.). Le politique
contrôle l’économique. Pire, l’économique est aux ordres du politique. Il
s’agit de montrer aux Français que l’Algérie est active puisque la salle est
remplie de son côté. Donc si les entreprises françaises ne viennent pas dans
leur pays, c’est qu’elles ne sont guère entreprenantes. CQFD.
Pour autant, nous ne sommes pas obligés de nous soumettre aux
oukases de ce système, sous le prétexte trop facile que nous ne pouvons
faire autrement. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé dès 2014 à
Business France Algérie et à son directeur Georges Régnier, un homme
entreprenant et pragmatique, de créer un comité stratégique réunissant
l’ensemble des groupes français implantés ou intéressés par l’Algérie.
Une première réponse :
Il s’agit de réunir ceux qui opèrent déjà en Algérie dans des secteurs
différents et nombreux comme Danone, Renault, Schneider Electric, Sanofi,
Total EnR, Engie, Accor, la RATP, la SNCF, Alstom, Lafarge ou encore les
banques telles que Natixis et la Société générale. Autant d’opérateurs
français que nous avions progressivement rencontrés depuis le début de
notre mission, en lien avec notre ambassade. Il est également nécessaire de
rassembler les groupes qui ont émis le souhait de venir ou de revenir en
Algérie au cours des échanges que nous avons eus avec eux : comme le
Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans le domaine des énergies
renouvelables et de la transition numérique ou encore Avril, le groupe
coopératif français présent dans le domaine agroalimentaire et plus
particulièrement dans celui de la transformation végétale.
Nous nous sommes fixés un triple objectif : partager de l’information en
toute confidentialité pour créer un esprit d’équipe « France » et une réelle
compréhension de l’environnement algérien par le retour des expériences
acquises dans la durée ; identifier et favoriser des synergies entre groupes
français agissant dans des domaines communs tels que les transports,
l’énergie, le numérique ou l’agroalimentaire ; et favoriser, lorsque c’est
possible, des implantations de petites et moyennes entreprises sous-
traitantes de ces groupes, ou simplement encore exportatrices. Pour une
PME, s’implanter en Algérie sans un important travail en amont peut se
révéler très coûteux et la mettre en sérieuse difficulté. Y venir accompagnée
par un grand groupe dont elle est l’un des sous-traitants est évidemment
plus aisé et moins coûteux en temps et en trésorerie.
Nous tenions à ce que les réunions de ce comité aient lieu à Paris et non
à Alger, en l’occurrence dans les locaux de Business France, pour une
raison d’efficacité. Nous tenions également à ne pas limiter la composition
du comité aux seuls responsables des filiales des groupes présents en
Algérie, mais à avoir aussi des responsables au top niveau des entreprises,
là où se décident les choix stratégiques. En effet, nous avions constaté lors
de nos entretiens avec des dirigeants des filiales algériennes de groupes
français combien ceux-ci rencontraient des difficultés à convaincre leurs
directions générales du bien-fondé de leur présence dans ce pays ; alors
même qu’ils sont dans la plupart des cas implantés depuis de nombreuses
années là-bas, tout en réalisant des résultats financiers satisfaisants. Ce fait
traduit une méconnaissance réelle de l’Algérie par les acteurs économiques
français de façon générale.
Après plusieurs mois de travail de préparation avec Georges Régnier,
nous avons pu organiser un premier séminaire de travail dès juin 2015. En
accord avec tous les membres, nous avons retenu et maintenu un rythme de
deux séminaires par an jusqu’à la fin de la mission, début janvier 2019,
toujours en partenariat avec Business France Algérie et son nouveau
directeur, Dominique Boutter, à partir de la rentrée 2016. Ces séminaires
sont devenus un lieu où tout pouvait se dire sans que rien ne sorte : une
véritable bénédiction pour les entreprises. Le dialogue se déroule entre
entreprises parfois présentes sur les mêmes marchés, et entre elles et les
pouvoirs publics français que nous représentions, avec Business France, le
service économique de notre ambassade et nos collègues invités du
ministère de l’Économie. Dans ce processus collectif, d’autres groupes
français ont rejoint ce comité : Thales, CMA-CGM, EGIS.
De journée de travail en journée de travail et avec les nombreux
échanges informels entre-temps, ce comité stratégique « grands groupes » a
contribué à produire et à faire partager des informations très concrètes, des
expériences, des analyses issues des témoignages des entreprises implantées
en Algérie qui se révéleront fort utiles pour les nouvelles intéressées. Le
marché algérien représente désormais, pour les groupes qui y sont implantés
depuis de nombreuses années, l’un des dix plus importants marchés au
niveau mondial. La ténacité paie. Mais il est indispensable de réaliser en
amont un très important travail de connaissance de l’environnement
juridique et économique du pays et d’agir sur un mode collectif. Ce qui, il
faut bien le dire, n’est guère dans la culture historique des entreprises
françaises sur les marchés extérieurs, contrairement aux entreprises
allemandes ou italiennes, par exemple.
1. Michel Crozier, La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer,
InterÉditions, 1995, p. 31.
2. Cf chapitre 9 sur la diversification de l’économie.
14
« C’est le système » :
Deux semaines plus tard, nous voici dans le bureau du secrétaire général
du Quai d’Orsay, Maurice Gourdault-Montagne. Un bureau prestigieux,
immense, au troisième étage, avec d’un côté une vue panoramique sur la
Seine, de l’autre sur les Invalides et sa vaste esplanade. Le temps semble
s’arrêter. Des boiseries à arabesques, deux grandes cartes du monde au mur
inspirées d’œuvres anciennes et une pile de dossiers sur le bureau Empire.
Maurice Gourdault-Montagne est un homme clé de la diplomatie
française, ancien ambassadeur en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon,
en Chine et ancien conseiller diplomatique du Président Chirac. Le
secrétaire général est aussi connu pour parler de nombreuses langues :
l’allemand, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le japonais, le russe. Sa
biographie mentionne qu’il a des notions d’arabe, de bambara, l’une des
principales langues africaines, parlée notamment au Mali, et d’ourdou, la
langue officielle du Pakistan. Il n’a pas fait l’ENA, mais le concours
d’Orient. Plus cultivé, moins conformiste.
Le 8 février 2017, il a été nommé en Conseil des ministres ambassadeur
de France à Washington. Mais il ne rejoint pas son poste, ayant été nommé,
après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République,
secrétaire général du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Et au
Quai d’Orsay, le secrétaire général, c’est le boss. Les attributions du
secrétaire général du Quai d’Orsay sont exceptionnelles dans
l’administration française. Dans les autres ministères, ce poste concerne la
gestion interne. Au MEAE, le secrétaire général a autorité sur tous les
services, et sa responsabilité concerne tous les dossiers de la politique
étrangère du pays. Ses interlocuteurs étrangers sont en général au moins des
secrétaires d’État, voire des vice-ministres.
Nous l’avons rencontré une première fois au début de l’année. Un
entretien en tête-à-tête, devant son bureau, chacun assis sur une chaise face
à face. À peine un mètre nous séparait. Très directement et avec beaucoup
de simplicité, le nouveau secrétaire général du Quai d’Orsay, grand, mince,
le cheveu court, des lunettes aux branches fines, la gestuelle abondante,
souriant, nous complimente sur le déroulement de notre mission ; il nous
fait part des excellents retours qu’il a « du terrain ». Il nous propose, en
guise de conclusion de notre échange, de faire un point tous les six mois.
Donc en juin prochain. Nous y sommes. Mais plus du tout pour les mêmes
raisons, cette fois-ci.
Désormais, alors que nous franchissons à nouveau la porte de son
bureau, le secrétaire général se dirige vers l’autre bout de la pièce à une
quinzaine de mètres et nous enjoint très courtoisement de prendre place en
face de lui. Cette fois, une petite table ronde nous sépare. L’ambiance n’est
plus à la complicité. Le secrétaire général adjoint, André Parant, est assis à
sa gauche, légèrement en retrait. Nous l’avions connu au tout début de notre
mission. Il venait alors de prendre ses fonctions d’ambassadeur à Alger. Un
soutien réel et discret à l’époque.
Le secrétaire général prend la parole. Plus question d’échanger sur notre
mission, les projets réalisés, les projets en cours, etc. Maurice Gourdault-
Montagne tient des propos très proches de ceux de Jean-Baptiste Faivre,
avec les mêmes arguments successifs pour justifier la fin de notre mission
au fur et à mesure que nous répondons à chacun d’entre eux. Nous sommes
beaucoup plus à l’aise cette fois. Aussi avons-nous osé lui poser une
question très directement, au bout de vingt-cinq minutes d’échange :
« Monsieur le secrétaire général, cette décision de mettre fin à notre mission
ne risque-t-elle pas d’être interprétée paradoxalement par nos interlocuteurs
algériens, en tout cas par ceux qui sont sur le terrain, comme un signe de
soutien de la France au clan du Président Bouteflika qui est, comme vous le
savez, très largement rejeté par son peuple, et de ses affidés, vecteurs
puissants de la corruption du système algérien ? »
Le secrétaire général, visiblement très étonné par une question de nature
aussi directe et politique a une réponse immédiate de nature gestuelle : il
lève ses longs bras vers le ciel avec une énergie étonnante, en basculant le
haut de son corps vers la droite. Comment interpréter une telle réponse ? Un
aveu d’impuissance ? Pire, un signe de soumission au « système » algérien
qui ne supporterait plus une telle mission, et pour quelles raisons ?
À nouveau bien droit sur son siège, Maurice Gourdault-Montagne nous
pose alors à son tour une question très surprenante, toujours avec une
grande courtoisie et un calme retrouvé. Une question qui, en toute logique,
n’a vraiment rien à voir avec notre sujet : « Quand prenez-vous votre
retraite ? » Nous lui répondons, avec le même sourire, désormais habitués à
entendre des arguments folkloriques, que comme lui nous avons fait de
longues études, et que par conséquent nous avons encore de belles années
professionnelles devant nous. À bout d’arguments, il se lève pour nous
signifier la fin de notre entretien, arguant d’une réunion très importante
avec la direction du Budget à propos des emplois du Quai, ajoutant que la
lutte avec celle-ci allait être chaude. Nous compatissons. Il nous
raccompagne jusqu’à la porte de son bureau. Nous nous quittons bien
entendu très cordialement, comme il se doit à cette haute altitude de la
fonction publique. Qui plus est avec un diplomate de grand talent.
Son adjoint, André Parant, qui est sorti avec nous, tout en marchant vers
l’ascenseur que nous devons prendre, nous regarde dans les yeux et nous
livre enfin un bout de vérité : « Vous savez, le ministre algérien des Affaires
étrangères et son collègue le ministre de l’Industrie souhaitent que votre
mission s’achève ». Cette phrase est dite avec grâce, une certaine légèreté
accompagnée d’un grand sourire. Nous sommes au Quai d’Orsay. On
exécute avec élégance et bonne humeur, mais fermement.
Nous quittons le ministère. Nous nous surprenons à avoir une pensée
peu flatteuse : ce sont donc des ministres du gouvernement algérien qui
décident unilatéralement de la poursuite ou non d’une mission française ?
Notre manque d’agilité intellectuelle dans ce contexte nous a privés d’une
réponse du tac au tac à notre interlocuteur : « Et des ministres français ont-
ils la possibilité de décider de l’arrêt de la mission de notre alter ego
algérien ? » Nous ne le saurons pas officiellement, ce qui n’est guère
surprenant, puisque Bachir Dehimi, notre alter ego, n’a jamais eu de lettre
de mission des autorités algériennes. C’est plus commode… La vie
continue : André Parant est nommé ambassadeur de France en Tunisie le
29 juillet 2020.
Quelques semaines plus tard, le 10 juillet, après ces deux entretiens fort
curieux au Quai d’Orsay, nous faisons un point de situation avec notre
interlocutrice au sein de la cellule diplomatique du président de la
République. Ahlem Gharbi est la conseillère en charge du Maghreb et du
Moyen-Orient. Mince, cheveux noirs coiffés court, le visage fin, elle est
posée et attentive. Elle partage notre démarche au plus près des acteurs de
terrain, en Algérie comme en France, et appuie le caractère innovant des
processus de constitution de projets de partenariat dans les grands domaines
communs entre les deux pays (industrie, énergie, santé, ville durable,
agriculture, etc.) : « Vous êtes très complémentaires de l’action de notre
ambassade ». Enfin une parole claire et sans ambiguïté. Concernant notre
« problème » administratif, elle l’a bien saisi et souhaite qu’il puisse être
résolu rapidement en lien avec le MEAE et le SGG.
Puis la conseillère aborde un autre sujet sur lequel elle travaille : la
préparation du sommet des deux rives de la Méditerranée, qui doit avoir
lieu à Marseille au palais du Pharo en juin de l’année suivante. À l’initiative
du président de la République, il s’agit de relancer le dialogue entre
l’Europe et le Maghreb. Les sujets fondamentaux seront à l’ordre du jour :
éducation, culture, économie, climat. L’originalité de l’événement tient au
fait qu’il s’agit en priorité de mobiliser les acteurs de la société civile dans
les dix pays concernés (cinq au nord, cinq au sud) pour mettre en avant des
projets communs élaborés auparavant par ateliers et en susciter d’autres.
Ahlem Gharbi souligne que cette démarche retenue est celle que nous
mettons en œuvre dans notre mission depuis maintenant cinq ans. Aussi,
elle souhaite que nous soyons étroitement associés à l’organisation des
différents ateliers et que nous puissions également mobiliser les réseaux de
la mission, tant en France qu’en Algérie.
Nous la quittons, plutôt satisfaits de cette marque de reconnaissance et
de propos qui tranchent avec ceux fort pittoresques, voire pour certains
incongrus, tenus lors de nos entretiens précédents au Quai d’Orsay.
Dans les jours qui suivent, tout en poursuivant notre travail, nous
informons également nos correspondants au sein du Quai de cette nouvelle
situation mettant en cause l’existence de la mission auprès des cabinets des
deux ministères directement concernés : les Affaires étrangères bien sûr,
avec Olivier Decottignies conseiller « Afrique du Nord et Moyen-Orient »
et Charles Sitzenstuhl, le jeune conseiller auprès du ministre qui a la
cotutelle de notre mission. Il est d’ailleurs curieux qu’au cours de nos
entretiens au Quai d’Orsay, le ministère de l’Économie n’ait guère été cité.
Le ministère des Affaires étrangères semble se considérer comme le seul
concerné et l’unique décideur. La situation est d’autant plus complexe que
nous sommes en pleine préparation du cinquième Comité mixte
économique franco-algérien (COMEFA) qui doit se tenir à Paris
le 29 octobre suivant.
Nos points de situation réguliers avec les deux conseillers se déroulent
toujours de façon constructive. Nous les rencontrons à nouveau
successivement le 24 octobre en tête-à-tête, pour les derniers ajustements
relatifs à la préparation du prochain COMEFA et les six nouveaux projets
de partenariat, élaborés tout au long de l’année avec les opérateurs algériens
et français, que nous proposons à la signature des ministres des deux pays.
Puis nous abordons la question du maintien de la mission. Charles
Sitzenstuhl nous écoute patiemment. Mais comme il considère que la
mission est de nature interministérielle, l’arbitrage appartient à Matignon.
Certes, pour autant, cela n’empêche pas le ministre et son cabinet de donner
un avis ! Pour que Matignon puisse arbitrer, encore faut-il qu’il y ait
matière ! Pas de réponse. Charles Sitzenstuhl est très occupé. Il trouve
néanmoins le temps de publier, début 2020, un premier roman à caractère
autobiographique La Golf blanche, dans lequel il raconte le quotidien d’une
famille de la classe moyenne à Sélestat, où il est né, à la fin du XXe siècle. Il
sera élu en juin 2022 dans la cinquième circonscription du Bas-Rhin, sous
l’étiquette du parti du président de la République.
Olivier Decottignies, quant à lui, est également très positif sur
l’ensemble des projets à la signature des ministres. Sur l’avenir de la
mission, il tient un propos sibyllin : « Je suis le médiateur entre des
fonctionnaires compliqués et un ministre pratique qui veut qu’on délivre ».
C’est bien le cas, avec six projets originaux de partenariat supplémentaires
montés dans le cadre de notre mission, dont plusieurs allient universités et
entreprises des deux pays. Cela signifie-t-il pour autant que celle-ci doive se
poursuivre ? Olivier Decottignies prendra de nouvelles fonctions l’année
suivante, comme consul général à Erbil, capitale du gouvernement régional
du Kurdistan, l’une des dix-neuf provinces d’Irak.
Lors d’un déjeuner le surlendemain avec mes deux correspondantes très
professionnelles à Bercy, à la direction générale du Trésor, celles-ci mettent
l’accent sur deux points très éclairants : la « quasi-absence d’échanges sur
nos sujets entre le Quai et Bercy » ; quant au ministre, Bruno Le Maire, « il
s’intéresse principalement à l’Europe, le reste, a fortiori le Maghreb, ne le
préoccupe guère ».
C’est la première fois que nous sentons une telle tension. D’habitude,
les paroles traduisent plutôt un certain fatalisme, voire de la lassitude sur la
situation politique du pays. Des propos toujours accompagnés de quelques
traits d’humour, comme pour donner un peu de légèreté à la vie
quotidienne. Là, c’est un sentiment profond de révolte, de colère qui
s’exprime.
Durant nos multiples entretiens de ces journées, trois types de propos se
dégagent, avec beaucoup de spontanéité. Le premier, d’un ancien ministre,
sur notre mission : « Votre succès, votre présence active dans nombre de
territoires du pays très relayés par les réseaux sociaux depuis plusieurs
années ont fini par énerver certaines personnes d’en haut. Votre mission met
en évidence leur immobilisme. » Le second, de dirigeants algériens
d’entreprises sur le contexte général : « Tout va mal en Algérie ; le pays
part à vau-l’eau, il n’y a pas de pilote dans l’avion, ni d’équipage, ni
d’hôtesses de l’air ! Le pouvoir utilise la pression, le contrôle, la menace.
Ce n’est pas le moment d’arrêter les relations entre nos deux pays. Nous
comptons sur vous. » Le troisième, dans la bouche de hauts fonctionnaires
qui se projettent dans le futur : « Notre pays est dans une situation de pré-
révolte, les gens étouffent ; le pouvoir est en désarroi. Le système arrive au
bout. La nécessité impose que le système change et alors, nous pourrons
enfin travailler normalement avec la France. »
Nous arrivons au bout de notre analyse. Il est alors assez cocasse de se
souvenir et de remettre en perspective les propos tenus par certains de nos
interlocuteurs français au sein de l’administration gouvernementale, des
cabinets du Président et du Premier ministre et de certains écrits : « Nous
avons un problème de plafond d’emplois » ; « Toute mission a vocation à
s’arrêter » ; « Quand partez-vous à la retraite ? » ; « Nous pouvons
demander au MEDEF de financer la mission » ; « Il n’y a qu’un problème
administratif à régler pour la poursuite de votre mission » ; « Je vous
adresse mes vœux de réussite dans la poursuite de votre mission » ;
« Aujourd’hui […] le contexte de notre relation économique avec l’Algérie
a changé. Cela nous amène à faire évoluer notre dispositif institutionnel. »
Après tout, côté français, face à un système algérien qui décidément ne
change pas et s’oppose à toute nouvelle forme de coopération économique,
il est plus simple de revenir aux relations institutionnelles habituelles.
D’autant qu’en matière de coopération avec l’Algérie, les enjeux relatifs en
particulier à la lutte contre le terrorisme islamiste, à la maîtrise de
l’immigration en provenance du continent africain ou encore au contexte
tendu en Méditerranée, sont d’une tout autre nature. On peut comprendre
qu’au plus haut niveau de l’État français, ces enjeux priment in fine à court
terme. Autant nous le dire clairement. Que de stress et d’énergie
économisés !
Mais il est vrai que nous n’aurions pas eu le privilège de vivre la phase
finale de notre mission, les mille facettes du pouvoir politique et
administratif français et la grande diversité des comportements des uns et
des autres. Une expérience tout de même plus originale, il faut le
reconnaître, que celle relative à la découverte du système algérien,
immuable et opaque à tous les étages.
Les discours des pouvoirs algériens sont saturés de références aux morts
et au passé. L’espace public algérien en est littéralement envahi. Combien
d’autres paroles sont censurées, sans place possible, par cet imperium
discursif du passé, tout à la fois plainte et épopée ? On a commencé à s’en
rendre compte avec la survenue et le développement du Hirak. L’Algérie, si
l’on comprend bien les discours officiels et en dehors des complots dont
elle fait l’objet, n’a besoin d’aucun projet pour le futur car tout y va bien ;
son présent n’est pas questionnable, elle n’a qu’un passé, terrible et
traumatisant, qui a commencé en 1830 et fini en 1962.
Depuis maintenant trois décennies, non seulement ce discours est
d’abondance servi au peuple algérien mais il s’est répandu comme une
vulgate sans cesse réitérée sur les relations bilatérales avec la France,
« ennemi naturel et éternel » selon les propres mots d’un ministre algérien
du Travail (avril 2021).
Depuis le milieu des années 1990, il apparaît toutefois dans ce discours
une nouveauté : les coupables de la colonisation doivent reconnaître ce
crime et l’expier pour « apaiser les mémoires » et permettre une
réconciliation authentique entre les deux pays. Quelle étrange diplomatie…
Ce geste mémoriel des pouvoirs d’Alger ne peut en aucun cas être
considéré comme allant de soi humainement, il doit être rapporté à ce qu’il
est : une politique d’État ; un dispositif élaboré qui constitue en même
temps une position sur l’histoire, un outil du gouvernement et un moyen de
pression.
Sa nature, d’ailleurs, est devenue tellement repérable au fil du temps et
au fur et à mesure de l’éloignement objectif des fureurs de la guerre
d’indépendance, que la jeunesse algérienne elle-même le trouve quelque
peu décalé, voire ridicule. « Chacun sait que les dirigeants utilisent le récit
national comme un fonds de commerce pour cacher une tout autre réalité »,
déclare Hamel, un manifestant du Hirak de 27 ans 1. Ce discours de la rue
est également celui des historiens algériens qui considèrent que le pouvoir a
littéralement « embastillé » l’histoire du pays et ses archives 2.
Il est même devenu courant d’entendre dire cette plaisanterie, que les
dirigeants algériens ont décidé de regarder l’avenir du pays « dans le
rétroviseur »… ce qui n’est ni un compliment ni un encouragement à
poursuivre. Et pourtant, ils se maintiennent en place avec une impavidité
qui ne se dément pas. Faut-il donner à cette obstination une raison
« culturaliste » ? Un érudit algérien, membre des oulémas 3, Mubarak
Al Mili 4, faisait remonter le peuplement de l’Algérie à des migrations
venues de Mésopotamie. Or, notent les assyriologues, les Mésopotamiens
antiques avaient un étrange rapport au temps : « Le temps révolu se dit en
akkadien pananu ou mahru, “autrefois”, termes qui veulent dire “devant”,
alors que le futur est appelé warkatu, “ce qui est derrière”. Étonnamment,
les Akkadiens, mais également les Sumériens pour lesquels egir, “derrière”
dit aussi le futur, marchent à reculons vers l’avenir en scrutant le passé 5
[…]. » Évidemment, cette explication, pour originale et séduisante qu’elle
soit, se heurte à de multiples objections : culturellement d’abord, nous
sommes tous (Européens et Maghrébins) des héritiers de la Mésopotamie
antique et nous n’avons pas tous ce rapport au passé ; chronologiquement
ensuite, pourquoi avoir attendu les années 1990 pour faire de la colonisation
et de la guerre d’indépendance un objet absolu de repentance ?
Politiquement enfin, est-il bien sérieux de prétendre croire que c’est une
demande de pardon qui doit régler les rapports entre deux États, surtout
quand de multiples voix s’élèvent pour dire que ce même pardon ne pourra
jamais être accordé ? Étrange diplomatie, encore une fois, qui semble
vouloir faire des États des entités théologiques où le repentir aurait statut
d’action publique et les excuses faites et acceptées valeur de traité
international. Même des hommes de religion comme le cardinal de
Richelieu ou Mazarin n’ont jamais envisagé les rapports inter-étatiques sur
ce mode. Nasser, Bourguiba et Boumédiène non plus. Et on peut douter,
a fortiori, que les militaires d’Alger mus par une foi soudaine aient été
saisis par une irrépressible impulsion moralisatrice en politique. Mais, plus
de trente ans après la fin de la guerre, ne s’agit-il que de diplomatie ?
(Octave Mirbeau)
Les pouvoirs algériens fondent dans la colonisation et surtout dans la
guerre de libération une source essentielle de leur légitimité politique ; elle
seule, pensent-ils, peut encore les justifier dans leur face-à-face avec un
peuple dont ils se méfient et qu’ils tiennent en bride. Ils creusent sans cesse,
car ils doivent à tout prix trouver de nouvelles raisons de leur existence et
étendre plus loin les motifs de leur perpétuation. Et s’ils ne trouvent pas en
creusant, ils inventent : Se non e vero, e bene trovato 15 ! Talonnés de plus en
plus fortement par des mouvements réguliers de contestation, c’est la
précarité de leur présent qui les incite à parler sans cesse du passé.
L’Algérie, plus qu’un État qui communique, est devenue un véritable « État
bavard » qui dissimule sa nature prétorienne sous l’étalage d’une logorrhée
épique.
On s’imagine souvent que l’immobilisme est le synonyme de « se tenir
immobile » mais c’est faux ; pour un État, au contraire, maintenir le statu
quo est une opération qui demande une extraordinaire dépense d’énergie,
une mobilisation et une attention de tous les instants à toute contestation, à
toute information défavorable, à toute prétention à d’éventuelles
transformations. Si la légitimité de ces pouvoirs n’était pas celle des
baïonnettes (et on sait depuis Talleyrand qu’il est difficile de s’asseoir
dessus), les choses seraient plus sereines, sinon plus simples. L’État
algérien est comme un cycliste qui ne peut cesser de pédaler sans tomber : il
doit sans arrêt se justifier.
C’est cette légitimité défaillante qui explique le geste de se rabattre sur
ses héros en permanence et sur ses ennemis toujours, dans un ressassement
mythifié du passé. C’est pourquoi le discours sur la colonisation et la guerre
de libération fait intégralement partie des panoplies du gouvernement des
hommes, des moyens de pression sur les interlocuteurs, et de la tenue en
bride des sciences sociales, l’histoire en premier lieu.
16
Dans un beau livre, La Mémoire coupable , Maroun Eddé demande
aux États de « faire silence » pour que la parole des mémoires se libère sans
filtres ni contraintes et que l’histoire puisse être construite hors du regard
aigu des censeurs bureaucratiques et loin des pressions des prébendiers de
tous acabits. On n’a jamais rien écrit de plus juste concernant la relation
problématique de la France avec l’Algérie et l’instrumentalisation de
l’histoire dans ce pays.
Symétriquement, la France doit également entendre ce message. Les
discours politiques de tous bords ont trop longtemps ressemblé à une sorte
de charcuterie électoraliste pour être totalement dans l’authenticité : un
coup pour complaire à Alger, un autre pour les harkis, un pour les pieds-
noirs, un pour les nostalgiques de la colonisation, etc. Les drames de la
colonisation et de la guerre franco-algérienne sont devenus la matière
première d’un marketing politique qui découpe tout en tranches selon les
besoins. Là aussi, il faudrait un peu de décence silencieuse et laisser la
mémoire des groupes s’exprimer, peut-être juste pour satisfaire le besoin de
se dire, en échappant aux slogans et aux caricatures politiques. Encore faut-
il, à l’inverse, que ces groupes ne soient pas en demande constante de
reconnaissances étatiques. La situation est complexe et délicate, comme
toutes celles où les brûlures humaines persistent, ravivées par un sentiment
d’injustice vécu dans la solitude. C’est aux États qu’il devrait revenir d’agir
avec plus de délicatesse dans une matière où le tact doit primer sur la
communication. Parviendront-ils à s’y résoudre ?
La chose n’est pas facile, car les États sont de grands dévorateurs de
mémoires humaines accommodées à leur sauce, celle, servile, de l’utilité
politique circonstancielle.
Aussi les héros morts sont-ils un de leurs plats préférés : ils en
choisissent certains, en oublient d’autres, ou décident soudain d’élargir le
champ de l’héroïsme à leur convenance. C’est pourquoi le Hirak algérien a
brandi les portraits d’Abane Ramdane, assassiné par les siens en 1957, pour
opposer son image politique à la mythification héroïque du pouvoir. C’est
ainsi qu’à peine Gaïd Salah enterré dans le Carré des Martyrs à Alger, les
nouveaux pouvoirs se sont livrés sans problème à une purge sans pareille de
ses fidèles et à une destruction de sa mémoire. C’est ainsi aussi qu’en
France, après avoir eu l’idée de confier à un collectif présidé par le très
médiatique Pascal Blanchard la tâche de lui proposer une liste de « héros
issus de la diversité », le Président Macron s’est trouvé face à une liste de
trois cents noms à l’arrivée des travaux, liste où l’on retrouve avec stupeur
Pablo Picasso et Émile Zola, qui avaient sans doute besoin de cette
notoriété pour que leurs noms soient donnés à des rues, des places ou des
établissements scolaires… Maniées sans trop de précautions par l’État, les
initiatives concernant la notion si floue de l’héroïsme peuvent connaître de
curieux résultats et d’étranges retournements.
Tout paraît faux dans la situation que nous vivons à l’égard des
questions dites mémorielles entre l’Algérie et la France. Depuis que les
mots de « crime contre l’humanité » ont été prononcés pour qualifier la
colonisation, les autorités algériennes ont la capacité de nous placer dans la
situation d’éternels coupables puisqu’il s’agit du seul crime imprescriptible.
Et pourrons-nous nous en décharger en demandant le pardon que l’Algérie
exige de nous, alors que ceux qui les premiers l’ont demandé avec ardeur
tiennent des discours parfaitement contradictoires ? Ainsi, le docteur
Brahim Ghafa, l’un des fondateurs de la Fondation du 8 mai 1945, résumait
la colonisation en :
[…] une barbarie sans nom, un cynisme sans mesure […] pour
supprimer l’être, pour faire disparaître la victime et éteindre ses
droits à la vie […]. La barbarie est-elle le moyen d’effacer
l’existence de l’autre ? Le colon et son support y ont cru. Ils en
ont usé – le 8 mai 1945 – et en abusant, ils sont devenus les
barbares de notre temps. Pouvons-nous l’oublier, pouvons-nous
pardonner ? Non. Le 8 mai ne s’oublie pas et ne se pardonne
pas. Pour tous, c’est le jour de la barbarie exercée contre notre
peuple à l’instant même où il était mis fin à la barbarie nazie en
Europe. Morte en Europe, elle renaissait chez nous. […] La
barbarie ne saurait bénéficier d’aucun droit à la prescription et à
l’oubli. Elle est le crime au-delà de tous les crimes catalogués à
Nuremberg 17.
Est-il possible de se tourner vers l’avenir pour faire le pari, non pas
« d’un partenariat extrême », quitte à décevoir le Président Tebboune, mais
plus modestement d’un partenariat réel, à la hauteur des défis que nous
avons en commun ? Soyons plus humbles en termes de mots, de formules,
de déclamations, de ronds de jambe, lesquels donnent l’impression aux
citoyens des deux États d’une mise en scène théâtrale hypocritement
amicale, entre séquences de sérieuses disputes rythmées et répétitives
réconciliations.
Algérie et France, avec leurs atouts respectifs, ont de puissantes
complémentarités et la capacité de les faire fructifier dans quatre domaines
vitaux pour le futur de tout État et de toute population humaine en général :
la transition énergétique et numérique, l’accès et la maîtrise de l’eau,
l’agriculture et la santé. Quatre axes de réflexion et d’action qui pourraient
constituer une boussole commune pour orienter notre coopération dans la
durée.
Notre gratitude va à toutes celles et à tous ceux qui, en Algérie, nous ont
fait assez confiance pour nous parler de leur pays avec sincérité et lucidité.
Chefs d’entreprises, étudiants, universitaires, fonctionnaires ou taxis,
économistes ou artisans, experts ou simples travailleurs, ils nous ont éclairé
sur une Algérie qu’ils aiment et qu’ils décrivent loin des slogans du pouvoir
qui l’abîme. Notre propre expérience s’en est trouvée élargie.
C’est à eux que ce livre est dédié, ainsi qu’à tous ceux qui, en France et
en Algérie, souhaitent en finir avec une mémoire instrumentalisée par les
raisons d’État. À tous ceux aussi qui pensent que le respect du passé n’est
pas synonyme de ressentiment éternel et qu’il est possible d’envisager un
avenir commun sans amertume pour les deux peuples.
Des mêmes auteurs
Jean-Louis Levet
Sociologie du sport (avec Raymond Thomas et Antoine Haumont), PUF, 1987.
Une France sans usines ?, Economica, préface de François Dalle, président de l’Oréal, 1988 ; rééd.
1989.
Une France sans complexes, Economica, 1990.
La Révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation (avec
Jean-Claude Tourret), Economica, préface de Raymond H. Lévy, président de Renault, 1992 ;
rééd. 1993.
Sortir la France de l’impasse, Economica, 1997 ; rééd. 1998, prix du meilleur essai de l’Académie
des sciences morales et politiques.
Sept Leçons d’économie à l’usage du citoyen, Éditions du Seuil, 1999.
L’Intelligence économique, mode de pensée, mode d’action, Economica, 2001.
Front national. Le parti de l’anti-France. Anatomie d’un programme contre la nation (dir.),
Publibook, 2002.
Les Pratiques de l’intelligence économique. Huit cas d’entreprises (dir.), Economica, 2002 ; rééd.
2008.
De l’intelligence économique à l’économie de la connaissance (co-dirigé avec Bernard Guilhon),
Economica, 2003.
L’Économie industrielle en évolution. Les faits face aux théories, Economica, 2004.
Pas d’avenir sans industrie, Economica, 2006.
GDF-Suez, Arcelor, EADS, Pechiney… : Les dossiers noirs de la droite, Jean-Claude Gawsewitch
Éditeur, 2007.
Réindustrialisation j’écris ton nom (dir.), Collection « Essais », Fondation Jean Jaurès, 2012.
France-Algérie. Le grand malentendu (avec Mourad Preure), Éditions de l’Archipel, 2012.
Concrétiser l’ambition industrielle (dir.), Collection « Essais », Fondation Jean Jaurès, 2014.
Produire mieux pour vivre mieux. Une nouvelle boussole pour l’action (dir.), Collection « Essais »,
Fondation Jean Jaurès, 2015.
Paul Tolila
La Culture et ses chiffres, in Rapport mondial de l’Unesco sur la culture, 2000.
Les Publics de la culture (avec Olivier Donnat), Presses de Sciences Po, 2004.
Economa y cultura, OEI/SRE, 2006.
Economia e cultura, Iluminuras/Itaúcultural, 2007.
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