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Négatif

Bulletin irrégulier – février 2014 – n°19

Que deviennent les utopistes ?


« Critiquer la disposition utopique est devenu un lieu commun usé jusqu’à la corde »
Jacques Berchtold, « Regards sur l'utopie », Europe (revue de littérature
mensuelle) n° 985, mai 2011, p. 4.
Sans oublier non plus l'inverse : son apologie !

À la suite de la crise des subprimes fondées sur un imaginaire social que sur une
de 2007-2008, des gestes de révolte se sont infrastructure, comme le disait la langue de
manifestés sur les places : le consensus qui bois marxiste. Avec une certaine autonomie,
maintient la cohésion des démocraties les rêves restitués, les fictions romanesques
libérales a chancelé et tout leur édifice social ou cinématographiques, les représentations
est devenu aussi précaire que certains de sociales de l'avenir, l'utopie trouvent des
leurs travailleurs. Et c'est sans doute à la moyens divers pour se manifester. « […]
faveur de ce dérangement que le thème de L'imagination est constitutive de la réalité
l'utopie a pris une nouvelle vigueur. L'état de sociale »2.
décrépitude des régimes politiques qui s'est
alors manifesté a simultanément produit la Pourtant, s'interroger sur la nécessité
recherche d'autre chose que ce qui s'exprime de ce retour pourrait permettre la remise en
à travers les partis politiques et leurs cause de certaines évidences et ainsi
programmes. Mais cette irruption est contribuer au développement des armes de
marquée par l'inachèvement et un manque la critique.
de substance.
***
Plus subjectivement, le retour de
Il existe une position anti-utopique
l'utopie est aussi sans doute celui du désir de
qui considère que l'utopie est séparée de la
révolution qui sait toujours s'exprimer
réalité. On aura ici reconnu la réticence
lorsque les institutions du capital entrent en
(résistance ?) de la froide raison, propre au
transe et que les contradictions sautent aux
réalisme politique qui ne jure que par les
yeux. Le regard, qui jusqu'alors n'avait su se
parlements constitués et les majorités
départir du voile de la marchandise et de ses
votantes. Face à l'utopie se dresse ainsi le
mirages, se porte sur l'envers du décor. Cette
citoyen raisonnable qui exige des garanties
société, malgré tous les effets délétères de la
contre les risques de ce qu'une telle pensée
globalisation, comprend malgré tout en son
implique. On a là la version du sens
sein cette « réserve de potentialités et
commun. L'autre version, plus cynique et
d'alternatives » dont parle Lewis Mumford1
pleine de morgue, n'hésite pas à faire rimer
dans son tout premier livre. En effet, les
l'utopie avec le totalitarisme. Les défenseurs
sociétés modernes où règne le mode de
a-critiques des droits de l'homme et de la
production capitaliste sont tout autant

1 cf. Lewis Mumford, The Story of Utopias, New- 2 Paul Ricoeur, L'Idéologie et l'utopie, Paris,
York, Boni and Liveright, 1922. Éditions du Seuil, « Points Essais », 1997, p. 19.

1
démocratie comme les ex-nouveaux Cet anti-utopisme est loin d'être
philosophes en sont les représentants par neutre politiquement puisqu'il s'assimile aux
excellence. Et il est vrai que l'utopie est un intérêts des puissants : casser l'utopie,
mode de pensée qui appréhende refouler les rêves éveillés, enfermer dans un
globalement la société et que cela peut glacer monde clos. Du coup, le retour de la
d'effroi ceux qui ne veulent voir l'état de conscience utopique a doublement raison,
chose régnant que par ses détails, envisagés apparemment. D'une part, face au pouvoir
séparément et successivement. Mais dans un de la classe dominante et comme pour
cas comme dans l'autre, l'entreprise utopique pasticher le slogan maoïste, il s’agirait de
serait vaine parce qu'en dehors de la réalité. dire : « on a toujours raison d'être
utopiste ! ». Mais d'autre part et plus
spécifiquement dans le contexte de crise
« économique » où les pauvres souffrent,
l'utopie permettrait paradoxalement
d'affronter un état d'urgence et de premières
nécessités comme s'il s'agissait d'une
catastrophe naturelle où seule une réponse
immédiate ne pouvait être envisagée. Tout se
passe comme si l'utopie était comme une
bouée de sauvetage. À partir de là, c'est la
critique de la critique de la disposition
utopique qui est à l'ordre du jour.
***
Par conséquent, l'affirmation selon
laquelle l'utopie c'est l'émancipation, est
souvent opposée à la position anti-utopique
évoquée ci-dessus. Et il est bien vrai qu'il ne
faut pas se méprendre sur cela : l'utopie
comme démarche discursive se voulait
ouvertement comme une manière de
relativiser la société existante avec tous ses
Après l'effondrement du bloc travers.
soviétique (1989-1991), cette position
Au sens classique, c'est l'humaniste
conservatrice s'est d'autant mieux affirmée.
anglais Thomas More qui, en 1516, forge le
Son credo est de rejeter le communisme en
mot en le prenant pour titre de son célèbre
tant qu'utopie dangereuse parce que
récit philosophique écrit en latin : il est ainsi
mécaniquement porteuse de barbarie.
le précurseur d'un genre littéraire alors qu'au
Comme le nazisme, l'utopie communiste,
même moment son ami Érasme écrit son
c'est le totalitarisme. L'idéologie libérale,
Éloge de la folie. Le terme provient du grec :
sous la forme de ce qu'il est convenu
ou-topos. « Ou » qui est la négation « ne
d'appeler « néo-libéralisme », est partie
pas » et topos qui signifie « lieu ». L'utopie
prenante de cette vision pour affirmer qu'il
est par conséquent une société qui n'est en
ne peut dorénavant plus exister qu'une seule
aucun lieu, qui n'existe nulle part, qui est
réalité : celle du marché et de ses individus
ailleurs. Sur ce modèle et plus tard comme
calculateurs, de son Droit attenant garanti
au XIXème siècle, d'autres poursuivront
par l’État démocratique. Le fameux « there is
cette démarche en tant qu'instrument de
no alternative » thatchérien a produit les
critique sociale. L'utopie met à l'honneur
désastres sociaux que l'on sait ; le premier
l'imagination (qu'elle revendique), pour
d'entre eux étant de boucher l'horizon.
décrire un gouvernement idéal ou une

2
société parfaite. instrument pour mieux comprendre et juger
la société réelle – et suggérer un avenir
De là toute la genèse de la notion. possible »4.
Pour la clarté du débat ici engagé, il convient
de procéder à quelques distinctions. Par Par définition les frontières d'une
exemple, l'utopie n'est pas le mythe qui est notion sont beaucoup plus poreuses que
une construction orientée vers le passé et qui celles d'un concept. C'est le cas de l'utopie,
se base sans doute sur quelques faits épars qui est polysémique et n'est pas aussi
mais qui développe et agrémente surtout à circonscrite que l'idéologie. Il est souvent
partir de là un récit imaginaire. L'utopie question des utopies négatives ou contre-
quant à elle est résolument orientée vers le utopies : elles reprennent la démarche
futur. L'utopie n'est pas non plus le utopique mais en retournant l'effet recherché
messianisme ou le prophétisme qui sont de auprès du lecteur. Les plus célèbres d'entre
nature religieuse. Un universitaire elles au XXème siècle sont celles de
contemporain3 effectuant l'exercice consacré Zamiatine dans le contexte soviétique (Nous
de son champ de connaissance, argumente autres), Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes)
en ce sens pour donner une définition. Il et bien sûr George Orwell (1984). Pour ces
démontre que l'utopie a partie liée avec le auteurs il s'agissait d'alerter sur les tendances
thème de la ville : la transcendance n'est pas totalitaires à l’œuvre dans leur présent.
ce qui constitue sa nature, même s'il est L'imagination produit alors un tableau qui
question de l'ailleurs. pousse à l'extrême les traits actuels les plus
négatifs. De même, la dystopie est la
De même, l'utopie n'est pas représentation d'un monde dissonant, dont
seulement du rêve et des chimères ou du le lieu ne coïncide pas avec celui qui est
moins, cette dimension humaine a aussi sa familier : le tableau est plutôt surréaliste dans
réalité. Et il faut bien reconnaître qu’avec les ce cas. L'uchronie est quant à elle la fiction
disciples de Robert Owen et d'Etienne d'une société qui, au regard de l'histoire, est
Cabet, elle n'est plus seulement une en dehors du temps. Par exemple une
démarche littéraire, mais une intention société imaginée à partir du triomphe des
pratique qui tente d'appliquer l'idée dans la forces de l'Axe5. Mais dans un cas comme
réalité d'une communauté restreinte formée dans l'autre, il s'agit toujours du même outil
à l'initiative de quelques individus, pour la fictionnel qui se veut suffisamment original
vivre. D’ailleurs, Mumford a catégorisé deux pour développer la critique sociale et
types d'utopies : les « utopies d'évasion » l'invention.
comme celle de Thomas More et toutes
celles « de reconstruction » dont les partisans Si l'on suit Karl Mannheim qui veut
sont qualifiés de « vrais utopistes » parce « […] examiner, non comment la pensée se
qu'ils sont pragmatiques. Ils savent présente dans les manuels de logique, mais
reconstruire non seulement l'idée et sa comment elle fonctionne effectivement,
représentation en rapport avec le mode de dans les affaires publiques et la politique,
vie considéré mais également apporter des comme outil d'action collective »6, il est aussi
changements spatiaux. On remarquera au nécessaire d'analyser le rapport de l'utopie à
passage que ce qui caractérise l'utopie n'est
pas son irréalité puisqu'elle répond justement
à la société jugée mauvaise à laquelle il faut 4 Yolène Dilas-Rocherieux, L'Utopie ou la
mémoire du futur. De Thomas More à Lénine, le
substituer une autre société, meilleure et
rêve éternel d'une autre société, Paris, Robert
bonne. Elle perd alors sa signification Lafont, 2000 (quatrième de couverture).
péjorative pour acquérir un autre sens. Il 5 Voir à ce sujet l'orfèvre en la matière : Philip K.
s'agit alors de faire « de la cité imaginée un Dick, Le Maître du Haut Château [1962], Paris,
Éditions J'ai lu, 2003.
6 Karl Mannheim, Idéologie et utopie [1929], Paris,
3 Jean-Marie Stébé, Qu'est-ce qu'une utopie ? Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme,
Vrin, « Chemins philosophiques », 2011. 2006, p. 1.

3
l'idéologie. À l'époque de la République de absorption, sans réciprocité, du premier
Weimar, cet auteur a tenté de procéder à leur concept par le second. De plus l'utopie n'est
distinction mais en même temps au repérage pas uniquement projet déréaliste ; elle est
de leur similitude. Alors que l'idéologie est aussi, d'après Ernst Bloch, principe d'espoir
l'idée de la pensée conservatrice qui légitime et ferment d'action ». « […] Il faut parfois,
ce qui existe, l'utopie est celle des forces rajoute-t-il un peu plus loin, savoir vouloir
sociales qui ont intérêt au changement. l'impossible libérateur pour échapper à la
Porteuses d'une conscience utopique, ces forces certitude résignée »8.
produisent un rapport critique à la réalité.
L'utopie est une pensée sociale en acte qui Mais cette manière d'appréhender
rompt avec la réalité établie. Cette l'utopie est tout autant unilatérale : s'agit-il
conscience particulière émerge surtout dans seulement d'affirmer l'utopie pour fourbir
les périodes chaudes de l'histoire (les crises) les armes de la critique ? Faut-il rejeter aussi
tandis que l'idéologie triomphe dans les facilement que le font les
périodes de stabilité de la société. En tout émancipationnistes-alternativistes et autres
état de cause l'une ne peut se concevoir sans ouvreurs de possibles, toute position anti-
l'autre tellement elles sont deux formes de utopique ? Voilà des questions qui
pensée complémentaires. Inversement, pourraient peut-être assurer davantage la
Mannheim envisage aussi leurs gravité de nos prochaines révoltes.
points communs. Le premier d'entre eux
***
veut qu'elles soient transcendantes par
rapport à la réalité sociale, autrement dit : en À travers une démarche dialectique
non-congruence. Mais c'est une des originale, Joseph Gabel a produit une théorie
difficultés de l'essai de Mannheim parce que de l'aliénation dans la continuité de celle de
la fonction de l'idéologie est de légitimer ce Georg Lukács9. Il a su d'une part mâtiner les
qui existe, de renforcer l'identité d'un groupe réflexions sociologiques sur la pensée
qui vit dans cette réalité si bien qu'on ne voit politique avec des apports propres à la
pas trop l’exhaussement. Ce critère n'est pas psychopathologie tout en appliquant d'autre
forcément pertinent. part le concept marxiste de réification à la
recherche psychiatrique. Pour lui, l'utopie
À travers ce travail de définition, ce
comme l'idéologie sont porteuses d'une
qui ressort concerne le changement social
perception altérée de la réalité, chacune avec
qui est visé à travers l'utopie. Ainsi, « […]
un degré variable pouvant atteindre le seuil
l'utopie a le pouvoir fictionnel de redécrire la
qualitatif du délire. Pour ce psychiatre,
vie », elle « […] est une alternative au
l'aspect le plus faible de l'essai de Mannheim
pouvoir en place. Elle peut être soit une
concerne effectivement le critère de « la
alternative au pouvoir, soit une forme
transcendance par rapport à l'être » parce
alternative de pouvoir »7. En aucun cas
que le point commun essentiel sur lequel
effectivement l'utopie ne peut être
Mannheim n'insiste pas assez mais qu'il a
amalgamée au totalitarisme. Cette opération
pourtant perçu, c'est la fausse conscience10. C'est
est abusive parce que l'utopie est plutôt
le deuxième point commun qu'envisageait
critique de la réalité sociale grâce à
Mannheim entre l'idéologie et l'utopie. La
l'imaginaire qu'elle sait activer mais elle est
fausse conscience est la possibilité d'une
aussi aberrante parce qu'une utopie qui
devient une contre-utopie, en se réalisant
comme dans le régime de Pol Pot, ne peut 8 Joseph Gabel, Études dialectiques, Paris,
plus être considérée comme telle. « En effet, Méridiens-Klincksieck, 1990, p. 56.
dit Joseph Gabel, le totalitarisme existe ; cette 9 Georg Lukács, Histoire et conscience de classe
assimilation ampute la définition de l'utopie [1923], Paris, Éditions de Minuit, « Arguments »,
1960.
d'un critère essentiel et risque d'aboutir à une
10 cf. Joseph Gabel, La Fausse conscience. Essai
sur la réification , Paris, Éditions de Minuit,
7 Paul Ricoeur, op. cit., p. 406. « Arguments », 1962.

4
perception délirante de la réalité sociale. Et postulé une fois le moment utopique
c'est à travers ce concept que la portée atteint »12. Ce n'est sans doute pas un hasard
politique de chacune des deux peut ainsi si l'utopie a partie liée avec le thème
s'analyser à travers les programmes spatialisant (et moderne!) de la ville...
politiques, les discours des leaders
charismatiques des groupes ascendants ou L'alternativisme se voulant
les régimes politiques autoritaires et leur pragmatique fait pourtant corps avec la
propagande. démarche utopique lorsqu'il juxtapose
l'avenir (dont sa pratique serait porteuse, au
Ce que critique Gabel dans point de s'ériger en modèle) et l'actuel qui est
l'approche utopique (comme dans celle rejeté. Il y a là un véritable hiatus. D'ailleurs
idéologique) concerne en particulier la Ricoeur, ne dit-il pas lui-même que « le trait
tendance à ce que l'histoire soit niée. « […] À décisif de l'utopie est ainsi non la possibilité
l'égal des autres formes de fausse conscience, d'être réalisée, mais la préservation de
la conscience utopique est inséparable d'une l'opposition »13 ? En restaurateur de l'utopie
vision anhistorique »11. En ce sens, l'utopie contre Marx et Engels, ce philosophe avait
est particulièrement concernée par la au moins raison sur ce point : l'utopie
spatialisation de la durée qui n'est pas la durée renouvelle à sa manière l'opposition
vécue propre à la rencontre humaine, à la kantienne de l'être (sein) et du devoir-être
créativité et à l'initiative historique mais (sollen). En contrepoint il faudrait plutôt
plutôt celle propre au monde de la concevoir le changement tel que l'évoque
marchandise. Au lieu d'être qualitative, la Jacques d'Hondt : « le changement ne se
durée est indexée à l'espace : elle devient réduit pas à une substitution : un clou chasse
alors chronologie c'est-à-dire un temps l'autre, une diapositive s'éclipse devant la
mesurable. C'est tout un univers mental qui suivante »14. Cette manière de séparer l'avenir
se spatialise ainsi et qui fonctionne de du présent est typique de la démarche
manière analogue à l'espace des bolides- utopique qui se soustrait au devenir social et
marchandises mis en mouvement par leurs historique : elle ne sait pas prendre au
échanges permanents ; échanges fondés sur sérieux le présent en tant que moment
la mesure et où règne la quantité à travers la historique inscrit dans une totalité concrète.
recherche d'équivalence. La structure de cet
espace-temps consacre la réversibilité plutôt De même, on affirme souvent que
que l’irréversibilité du projet historique Marx est utopiste. Mais ne confond-on pas
permettant de poser des actes porteurs de dans ce cas son analyse de la société
valeur (au sens axiologique et non bourgeoise avec la croyance qui veut porter à
marchand !). C'est un univers plan où une l'absolu le moment de l'avenir : celle sur
seule dimension domine : celle des choses laquelle l'étiquette de « communiste » est
qui prennent une apparence de personnes et trop facilement apposée ? À travers cette
où l'histoire tend à disparaître. « […] C'est croyance, la représentation de l'avenir est
surtout, dit encore Joseph Gabel, une crise alors celle de la fin de l'histoire : avec la
de la temporalisation qui fait de la pensée société sans classe, la lutte des classes
utopique une pensée déréaliste : l'utopie est disparaît et avec elle tous les conflits
avant tout une uchronie. En effet, la
temporalité de la conscience utopique
12 Ibid., p. 25.
comporte trois éléments incompatibles avec 13 Paul Ricoeur, op. cit., p. 239.
une temporalisation véritable : une bifurcation 14 Jacques D'Hondt, L'Idéologie de la rupture,
du temps historique qui suit d'un côté une suivi de « Plaidoyers pour l'aliénation », Paris,
chaîne causale et de l'autre une dynamique L'Harmattan, « Bibliothèque historique du
affective, un hiatus entre le présent et marxisme », 2012, p. 83. Une remarque en passant
pour éviter tout contre-sens : les plaidoyers en
l'avenir, et, enfin un arrêt du temps historique
question signifient que D'Hondt entend défendre le
concept d'aliénation pour penser la réalité sociale et
11 Ibid., p. 54. non justifier l'état présent qui opprime.

5
(puisque cette dernière les déterminait tous), porteuse d'un imaginaire leurrant en tant que
le devenir propre à l'humanité se tarit. Cette fausse conscience, oblige à relativiser
représentation postule effectivement un arrêt l'affirmation annonçant qu'elle est identique
du temps historique une fois le moment à l'émancipation. Cette affirmation entre
utopique atteint. Elle vaut aussi pour la trop facilement dans un rapport
période précédant la venue de la lutte des d'opposition simple avec celle, symétrique,
classes puisque auparavant, il n'y avait que consistant à affirmer que l'utopie c'est le
de « la pré-histoire ». Cette conception est a- totalitarisme.
historique. Il n'y a pourtant rien de plus
étranger à Marx qui n'a eu de cesse que de se ***
départir de toute conception idéaliste dans
Le cas de Marx est symptomatique
l'effort de reconnaître l'importance de
du dépassement qui nous est là nécessaire.
l'histoire dans les affaires humaines.
Pour lui la révolution n'est pas tant la recette
« Contrairement à ce que beaucoup
pour un futur prévisible que la lutte porteuse
s'imaginent, rappelait Karl Korsch, ce n'est
d'un devenir. Ce qui caractérise alors
pas l'idée d'une communauté socialiste
subjectivement les moments
totalement différente de la présente société
révolutionnaires c'est le vécu de cette
bourgeoise que Marx combat chez les
inquiétude du devenir plutôt que la peur de
socialistes utopiques. L'erreur fondamentale de
l'inconnu. Cette inquiétude qui nous fait
ces doctrinaires, c'est à ses yeux qu'ils se
vivre intensément et que l'époque présente
bornent à dépeindre un état à venir en
nous refuse... « Si l'utopie peut avoir un sens
reprenant inconsciemment une image sans
d'un point de vue marxien, dit Franck
ombre du monde présent, et que, voulant la
Fischbach, ce n'est pas, comme on le croit
concrétiser et la réaliser, ils ne font que
souvent, par rapport à l'avenir, mais bien par
reproduire cette vieille forme de société
rapport au présent, et plus précisément par
bourgeoise »15. « L'utopie, dit encore Jacques
rapport à ce qui, dans le présent, constitue
D'Hondt, fait peu de cas de l'héritage et des
une négation active de l'état de chose
moyens disponibles. Il s'agit de cécité plutôt
actuel »18.
que de négligence : elle ne voit pas
correctement la structure sociale, et ne La démarche utopique ne peut
discerne pas les médiations qui s'y suffire, il faut savoir la remiser pour avoir
activent »16. Cécité, inconscience de la réalité des chances de retrouver le pli de la pensée
présente... C'est bien pour cela qu'il est révolutionnaire à nouveaux frais. Nous ne
difficile de dire comme le fait Ricoeur que : pouvons nous contenter de regarder
« elle [l'utopie] peut être une échappatoire l'effondrement de l'édifice social actuel d'un
mais elle est aussi l'arme de la critique »17. geste réprobateur ou de recensement
encyclopédiste des nuisances de ce monde :
La position anti-utopique évoquée
il s'agirait plutôt de le faire autre,
initialement se trouve ainsi rejetée par ces
progressivement puis brusquement à travers
analyses. Elles recèlent une pertinence à
l'activité d’une négation. Sinon il risque de
laquelle ne pouvait prétendre la première :
nous imposer sa propre éternité
elles savent reconnaître la polysémie et la
décomposée. Ce qu'il nous faut c'est activer
fonction d'espérance de l'utopie mais
l'imagination à condition de se départir de
considèrent qu'elle ne peut plus seulement
l'utopie. En effet, comme le dit si bien
s'envisager dans sa seule fonction d'aiguillon
Georges Sorel, « […] on peut se demander si
du changement : elle est tout autant auto-
la Révolution [française] n'a pas été une
illusion. Le fait que l'utopie puisse être
transformation beaucoup plus profonde que
celles qu'avaient rêvées les gens qui, au
15 Karl Korsch, Karl Marx [1938], Paris, Champ
libre, 1971, p. 61. 18 Franck Fischbach, « Marx et l'utopie », Europe
16 Jacques D'Hondt, op. cit., p. 79. (revue de littérature mensuelle) n° 985, mai 2011,
17 Paul Ricoeur, op. cit., p. 394. p. 146.

6
XVIIIème siècle, fabriquaient des utopies part subjective qui entre en ligne de compte
sociales ». La réalité dépasse la fiction et c'est au moment même où s'exécuterait
pourquoi il faudrait reprendre ce que l'opération imaginative. Ainsi, ce ne seraient
proposait Guy Debord à ses camarades pas les premières mesures révolutionnaires à
après 1968, au moment du sursaut de la prendre faisant suite à une insurrection-qui-
domination, avant que l'Internationale vient qu'il importerait de considérer en
Situationniste ne meure : imaginer les futurs premier lieu mais la saisie du devenir des
problèmes de la société sans classe présupposés, advenant au cœur de la lutte.
internationale et sans État. Se placer ainsi Cette conscience, en rupture avec la
directement et froidement après la conscience utopique, qui émergerait des
révolution permettrait d'envisager à rebours luttes présentes – aussi éparses et
le futur antérieur de ces mêmes problèmes : insignifiantes soient-elles – serait sans doute
qu'aura-t-il fallu pour que, se transformant, beaucoup plus pertinente pour mettre en
ils soient parvenus à maturité ? De là, lumière nos propres attachements
régressant jusqu'au présent de la lutte, il insoupçonnés qui inhibent la perception du
s'agirait alors de faire advenir les réel en mouvement. Que devient alors l'État,
présupposés mêmes de ces problèmes. Ce ses partis et le pouvoir ? Que deviennent
n'est plus partir de la réalité donnée, comme l'égalité, la liberté et la démocratie ou
le fait l'utopie, mais bel et bien partir de ce l'autorité et l'éducation, l'individu et la
qui corrode l'état de chose régnant. Le communauté ? De même, que deviennent
possible des ouvreurs prend alors un autre l'énergie et les centrales nucléaires, les OGM
sens puisque « ce n'est pas seulement du et la brevetabilité du vivant et pourquoi pas :
possible, ajoute encore Franck Fischbach, les musées et la question de l'héritage, le
c'est du possible qui apparaît comme tel sport ou même les fumeurs dans les
d'abord parce qu'il est négation à l’œuvre du assemblées générales ? ■
réel et de l'actuel »19. La situation présente
s'analyserait alors d'une manière autrement
plus active que ce qui a cours actuellement.
Se placer directement et froidement ?
Oui, parce qu'il est question de l'indicatif
c'est-à-dire « […] le mode de l'action
considérée objectivement et constatée ; [ce
mode] place un procès sur le plan de la
réalité affirmée et l'actualise en le situant
dans l'une des trois époques de la durée »20.
Quant au futur antérieur qui est l'un des
temps de l'indicatif, il « […] exprime un fait
qui, à tel moment maintenant à venir, sera
accompli par rapport à un autre fait futur
(c'est alors que l’appellation de "futur
antérieur" lui convient proprement) [...] »21.
Mais bien sûr, comme il s'agirait d'imaginer
les problèmes qui se poseront une fois la
révolution accomplie, il y a quand même une

19 Franck Fischbach, op. cit., p. 147.


20 Maurice Grévisse, Le Bon usage. Grammaire
française avec des remarques sur la langue
française d'aujourd'hui, Gembloux, Duculot, 1975
(10ème édition), p. 720.
21 Ibid., p. 732.

7
Cette nuit blesse le temps
(Autres fragments pour un romantisme révolutionnaire)

1- Il n’y a pas d’ordre, mais le désordre n’est pas pour nous déplaire. La belle confusion de la vie.

2- « Nous tournons dans la nuit… », disait un poète. Une nuit où l’étoilement du ciel s’est effacé
pour laisser place aux coquilles vides tournoyantes qui nous renvoient les signaux de notre propre
insignifiance. La belle nuit !

3- Nous nous débattons, nous nous agitons, dans un monde que nous ne reconnaissons pas
comme le nôtre. Mais, enfin, nous y sommes, ou plutôt, nous ne voulons plus en être et nous
voulons être contre cette forme d’ « être » qui ne vient pas de notre fond. Notre monde reste un
prémonde, notre histoire, une préhistoire. Que sommes-nous ? L’inaccomplissement qui se tient
devant le seuil du non-encore réalisé.

4- « Ils disent aux voyants : ‘‘Ne voyez pas’’, et aux prophètes : ‘‘Ne nous prophétisez pas des
choses justes, dites-nous des choses agréables, prophétisez des chimères.’’ » (Esaïe, 30-10)

5- Nous commençons seulement à percevoir que nous ne vivons pas vraiment. « Car vivre c’est
tout de même être présent, et ce n’est pas seulement être là avant ou après, n’avoir qu’un avant-
goût ou qu’un arrière-goût. Vivre c’est ‘‘cueillir’’ le jour dans le sens le plus simple et le plus
profond tout à la fois, c’est avoir avec le nunc un rapport réel et concret » (Ernst Bloch, Le
Principe Espérance). Mais le nunc de l’instant vécu reste pour nous insaisissable. Nous sommes
emportés dans les flots du temps, comme tant d’autres avant nous. Et si ce temps nous ne le
vivons pas pleinement, nous pressentons déjà que de sa compréhension dépend le processus de
réalisation de la vraie vie. Il ne s’agit guère de vivre avec son temps, mais de le réaliser.

6- Tout, que le temps enceint, doit être révélé sous un autre jour, sous la lumière intense du soleil
noir de la négation.

7- La lumière est ce qui métamorphose la vision ; les ténèbres ce qui l’approfondit. Mais la vision
est nulle qui ne vit pas. On peut regarder au fond de soi et voir le vide de sa propre vision. Est-on
certain que l’on voit ? Entendre revient au même. Pourtant, il semblerait que l’on existe. En quoi
se croit-on plus vivant qu’une pierre ?

8- « Nature et esprit vivent l’un dans l’autre et l’un pour l’autre. » (Walter Otto, Les Dieux de la
Grèce)

9- L’étincelle enfouie de la vie à venir dort au plus profond. Elle a parfois l’apparence d’une
femme. Mais elle ressemble davantage à ces îles à partir desquelles nous pourrions commencer à
refonder le monde. Qu’un bleu égéen les protège, rien ne promet que l’infinie joie qu’elles
recèlent ne soit engloutie dans la vaste entreprise de privation qui nous enserre. Pourtant, rochers
ocres dans le turquoise, elles sont, elles perdurent, comme un appel à la vivification. Elles
s’expriment déjà bien au-delà de tous nos espoirs ; mais nous ne savons guère encore espérer.

10- « Une malédiction pèse évidemment sur la vie humaine, dans la mesure où elle n’a pas la force
d’enrayer un mouvement vertigineux. » (Georges Bataille, La Part maudite)

11- Partir de la réalité, c’est sortir de l’immanence historique.

8
12- La question du désir d’une autre société, plus juste, plus libre, plus heureuse, se fonde sur le
constat que celle dans laquelle nous tentons de vivre est profondément insatisfaisante. Mais
l’insatisfaction de ce monde ne conduit pas nécessairement à la conviction qu’il puisse être refait.
C’est que, dans l’ensemble, le monde est rarement perçu comme étant fait ou à faire, mais
simplement comme étant donné. C’est que l’esprit mythique perdure.

13- « Le capitalisme désacralise, détranscende et détranscendantalise, il profane, il bouleverse, il


désabuse, il ne laisse rien en l’état. Du passé il fait continûment table rase. Il est le fin mot de
toute sécularisation, de toute immanentisation, de toute ‘‘révolution’’. De même encore, l’auto-
valorisation de la marchandise impose à la totalité de l’étant de valoir ou de s’anéantir. Ce qui ne
vaut rien n’est pas. Ce qui est vaut. Ce qui vaut se valorise pour surêtre. Dans ce tournoiement
nihiliste de la valeur et dans ses reproductions et destructions incessantes, toujours différentes,
toujours les mêmes, certains modes de valorisation sont néantisés pour que d’autres soient
promus, voués un jour prochain à la même néantisation. Débordées par le tourbillon du
capitalisme, toutes les contestations révolutionnaires qui le visent, par les armes de la critique
aussi bien que par la critique des armes, peuvent être récupérées, comme on dit d’un mot qui n’a
de sens qu’en capitalisme, en vertu du ‘‘bouleversement continuel’’, du ‘‘constant ébranlement’’,
de la perpétuelle ‘‘agitation et insécurité’’ qui ‘‘distinguent l’époque bourgeoise de toutes les
précédentes’’. Comment être ‘‘révolutionnaire’’ à l’époque de la ‘‘volatilisation’’ générale et du
‘‘révolutionnement’’ sans fin de tous les rapports sociaux ? » (Gérard Bensussan, Marx le sortant)

14- Nous autres, exilés.

15- La révolution est le Dieu caché de cette époque. Elle est toujours ce mouvement réel qui
sourd dans la société, mais le mouvement incessant suscité par l’économie capitaliste, ce
‘‘révolutionnement’’ permanent auquel on nous enjoint de nous adapter sous peine de disparaître,
parvient à l’occulter véritablement. Où est-il, après tout, ce mouvement réel au milieu de tant
d’assentiments serviles ? Il est là où le rêve de l’histoire cherche son éveil.

16- « La sociologie n’est pas une science et, même si elle en était une, la révolution n’en serait pas
moins, pour des raisons particulières, fermée à tout traitement scientifique. » (Gustav Landauer,
La Révolution)

17- Nous sommes comme pétrifiés devant ce regard de Méduse que nous renvoie l’époque. Nous
voudrions ouvrir l’espace, ouvrir le temps, lever ce qui ressemble à une terrible malédiction. Mais
nous n’avons plus que nos pensées, à peine quelques mots, pour essayer de conjurer la situation.
Dans l’adversité qui va croissante, nous avons d’abord à faire face. Peut-être entamons-nous
désormais un nouveau temps de résistance, un temps pour que l’avenir authentique se révèle.
Mais cette résistance ne peut être un simple mot d’ordre pour camoufler l’impuissance. Car elle
appelle en vérité à un exode. C’est dans notre propre vie quotidienne que nous allons devoir
retrouver une destination commune pour l’humanité.

18- Il ne serait peut-être pas inutile, quand nous remettons en question la société, de s’interroger
préalablement sur ce qui la fonde. Dire que l’homme est un être social ne suffit pas ; encore
faudrait-il savoir s’il relève de l’Être, voire si « être social » n’est pas pour lui une tâche au-dessus
de ses moyens ? Il a, de toute façon, encore beaucoup de choses à prouver.

19- Toute conscience de l’histoire ne peut naître que sur le fondement d’un questionnement
téléologique ; pour l’individu comme pour la collectivité, l’histoire est une tentative sans cesse
réélaborée de configurer l’existence dans un destin. Il ne peut y avoir histoire sans finalité, sans

9
destination, contrairement au mythe qui nous reconduit toujours au point d’origine. Avec
l’histoire apparaît la tension de se libérer de la reproduction mythique de la scène originelle,
apparaît notre préoccupation de la Fin. Mais la fin de l’histoire, sous peine de retomber dans le
mythe, ne peut être elle-même historique. Elle excède l’existence historique, afin que les hommes
accèdent à l’histoire. Elle n’est pas un étant que l’on peut atteindre, mais plutôt l’étoile du matin.
Elle sera ce qu’elle sera. « Aussi ne cessons-nous de recommencer par le commencement, par la
fermentation qui nous habite. Car ce qui commence, ne commence, bien que pris dans le courant,
que parce que son commencement ne s’est pas encore produit. Et ce parce que l’humain que
nous représentons sur le front du monde pour tous et pour toutes choses n’a qu’à peine porté au
jour ce ‘‘vers-quoi’’ nous nous dirigeons et ce ‘‘pour quoi’’ nous sommes là. » (Ernst Bloch,
L’Athéisme dans le christianisme).

20- « Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu est le point élastique de la culture
progressive et le début de l’histoire moderne. Ce qui n’a aucune relation avec le Royaume de Dieu
n’est que bagatelle. » (Friedrich Schlegel, Fragments).

21- Il y a un ange qui se tient dans le soleil. Te souviens-tu, camarade, de notre quête du Graal ?
Elle continue.

22- « …et nous sommes consumés par le feu. » ■

10
Les moutons ont la laine mauvaise

- Vous n’avez pas le désir d’être libre, Lenina ?


- Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je le suis, libre. Libre de me payer du bon temps, le meilleur qui soit.
« Tout le monde est heureux, à présent ! »
Il se mit à rire.
- Oui, « tout le monde est heureux à présent ! ». Nous commençons à servir cela aux enfants à cinq ans. Mais
n’éprouvez-vous pas le désir d’être libre de quelque autre manière, Lenina ? D’une manière qui vous soit propre,
par exemple ; pas à la manière de tous les autres.
- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répéta-t-elle.22

Les mots peinent à trouver le chemin des esprits, aujourd’hui plus que jamais. La
littérature possède-t-elle les clés pour les déverrouiller ? On peut bien sûr en douter, à entendre
tout autour de nous grincer les gonds des lourdes portes qui se referment. Dans des temps
extrêmement noirs, des auteurs réussirent, à travers des romans qui aujourd’hui font figure de
classiques du roman d’anticipation sociale, à exprimer l’angoisse que leur inspirait le devenir des
sociétés au moment où commençaient à s’installer, ou étaient déjà installés, des régimes que l’on
qualifia de totalitaires23. Ces romans - dont la liste n’est évidemment pas exhaustive, mais nous
avons retenu les plus célèbres - sont parus sur une période couvrant quatre décennies, à raison
d’un par décennie : Nous autres, d’Eugène Zamiatine (écrit en 1920, paru en 1924 à l’étranger), Le
Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley (écrit en 1931, paru en 1932), 1984 de George Orwell (1948)
et Fahrenheit 451 (1953), de Ray Bradbury. Contemporaines des régimes totalitaires que furent
notamment l’Union soviétique, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, ces œuvres puisent dans la
réalité de ces pays un certain nombre d’éléments qu’elles adaptent et intègrent dans leur univers
fictif. L’un des plus marquants, des plus spectaculaires et des plus symboliques, datant des
premiers temps de l’Allemagne nazie, fut sans doute les bûchers de livres dans lesquels les sbires
du nouveau régime jetaient, non points tous les livres, mais ceux désormais interdits par le
pouvoir. Cette sinistre mise en scène a de toute évidence inspiré l’auteur de Fahrenheit 451. Dans
la société futuriste décrite dans ce roman, il est absolument interdit de détenir chez soi des livres.
Lorsqu’on en découvre chez un particulier, les pompiers, à contre-emploi, sont d’urgence
dépêchés pour les brûler. Bien entendu, en Allemagne nazie comme dans l’univers imaginé par
Ray Bradbury, les livres qui brûlent symbolisent la fin de la liberté d’expression, de la liberté de
penser et par conséquent, de la liberté tout court. C’est bien là le point essentiel et commun aux
quatre ouvrages. Dans Nous autres, roman fondateur de Zamiatine, dont l’action est censée se
dérouler dans les siècles futurs, un personnage déclare que la liberté est liée au crime et que « le
seul moyen de délivrer l’homme du crime, c’est de le délivrer de la liberté ».24 Huxley, quant à lui, imagine une
société qui a résolu le problème de la liberté en conditionnant les individus pendant leur gestation
artificielle (la gestation naturelle a disparu). Ils ne sont capables de « fonctionner » que pour les
tâches qu’on leur a assignées. Chez Orwell, c’est par la réduction de la langue à un langage
purement technique et utilitaire, le novlangue, que, bien avant le langage des managers et celui
des utilisateurs de SMS, on compte empêcher les individus de penser. Penser est considéré
comme un crime, parce que penser, c’est être libre : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du

22
Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (1932), Paris, Plon « Presses Pocket », 1992.
23
L’adjectif totalitaire a été employé pour la première fois en Italie par des opposants au fascisme. Il a été par la
suite revendiqué par les fascistes, par Mussolini lui-même [cf. Enzo Traverso, Le Totalitarisme, Paris, Seuil
« Points Essais », 2001, p 19-21], avant que son emploi ne se généralise comme dénonciation.
24
Eugène Zamiatine, Nous autres, Paris, Gallimard « L’Imaginaire », 2005, p 45.

11
novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin nous rendrons littéralement impossible le crime par la
pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. »25 C’est aussi l’histoire, la littérature qui sont visées :
« Lorsque l’ancilangue [comprendre la langue ancienne, la langue de culture] aurait, une fois pour toute,
été supplanté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était réécrite, mais des fragments de la
littérature du passé survivraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue,
il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard
inintelligibles et intraduisibles. »26
Mais l’aspect sans doute le plus saisissant et original de ces quatre romans est qu’ils ne se
laissent pas enfermer dans l’actualité des régimes totalitaires naissants, déjà installés ou qui
viennent de disparaître, vaincus au bout d’une guerre effroyable. Leurs auteurs comprennent que
quelque chose de neuf est en train de naître à cette époque dans la domination et qui dépasse la
simple dictature, pas nouvelle en soi, et qui ne peut se réduire au caractère criminel de ces
régimes. En effet, en 1920, Zamiatine ne peut évidemment pas encore deviner ni la manière dont
va se développer l’URSS ni toute l’ampleur des crimes de Staline, qui ne prend le pouvoir que
quelques années plus tard ; il peut juste saisir une tendance. En 1931, Huxley peut théoriquement
en savoir un peu plus sur le régime russe, et peut être au courant des premiers agissements des
nazis, mais ces derniers ne prendront le pouvoir qu’en 1933. Il ne peut imaginer la politique
eugéniste et raciste qu’ils mèneront dans les années trente et qui finira dans l'horreur des camps
de concentration. Orwell et Bradbury, eux, en 1948 et 1953, sont au courant. Mais tous ces
auteurs perçoivent bien le caractère fondamental du totalitarisme : une volonté de contrôle absolu
des masses et des individus par une prise de contrôle des esprits, par la création d’un homme
nouveau totalement adapté à la nouvelle forme de domination. Et quel homme pourrait être plus
adapté que celui qui revendique, réclame à cors et à cris son asservissement. C’est ce qu’Huxley a
fort bien exprimé dans Le Meilleur des mondes : « Et c’est là, dit sentencieusement le directeur, qu’est le secret
du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement, faire aimer aux
gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. »27 En 1946, dans une préface tardive à ce
roman, il passe de la fiction à la réalité : « Un État totalitaire vraiment ‘‘ efficient’’ serait celui dans lequel le
tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une
population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. »28 Il ne
parle donc pas du totalitarisme comme d’un passé, mais comme une éventualité, et se montre ici
d’une effrayante lucidité sur le possible devenir des sociétés.
C’est précisément la faculté de ces auteurs à comprendre que le phénomène totalitaire
n’en est peut-être qu’à ses débuts, qu’il pourrait connaître dans un avenir indéterminé des
développements facilités par l’emploi de techniques nouvelles, qui fait que ces romans nous
parlent peut-être encore plus aujourd’hui, alors que les régimes qualifiés historiquement de
totalitaires se sont effondrés, du moins pour les plus importants d’entre eux. C’est parce que la
définition donnée par Huxley est peut-être appelée à coller toujours plus à la réalité que le genre
du roman d’anticipation sociale négative a perduré29. Il a non seulement perduré, mais il semble
bien que ces dernières années, il soit plus florissant que jamais. On peut ainsi se permettre,
naïvement, de se demander s’il s’agit simplement, de la part des auteurs, d’exploiter un filon
rentable, ou alors, ce que nous pensons, d’exprimer une angoisse grandissante dans des sociétés
pourtant « démocratiques ».

25
George Orwell, 1984, Paris, Gallimard « Folio », 1984, p.79. Par crime par la pensée, il faut naturellement
entendre le crime de penser.
26
Ibid., p 437.
27
Aldous Huxley, op. cit., p 34-35.
28
Ibid., « Préface nouvelle de l’auteur » (1946), p.15.
29
Dans un précédent article paru dans Négatif 12, nous évoquions le roman de Robert Silverberg, Les Monades
urbaines, et dont la date de parution (1971) montre que le genre roman d’anticipation sociale, fleurtant parfois
avec la science-fiction, n’a jamais cessé de donner de beaux fruits.

12
2

« Nous pouvons aujourd’hui faire du monde un enfer, et nous en prenons le chemin, comme vous le savez. »30

Parmi les romans d’anticipation sociale récents, qualifiés parfois d’« utopie négative »,
nous retiendrons également quatre ouvrages : À l’aide ou le Rapport W, d’Emmanuelle Heidsieck31,
Le Rire du grand blessé, de Cécile Coulon32, La Ballade de Lila K, de Blandine Le Callet33 (les deux
premier parus en France en 2013, le troisième en 2010), ainsi que Corpus delicti, de Juli Zeh34, paru
en Allemagne en 2009. Il y a fort à parier que ces romans ne feront pas la carrière de leurs
prédécesseurs devenus désormais des « classiques », pour la bonne raison que ces derniers non
seulement inauguraient un genre, mais étaient en profond décalage avec ce que les gens pouvaient
alors imaginer. Ils décrivaient des mondes dans une large mesure externe à ceux dans lesquels les
auteurs vivaient (Orwell et Huxley étaient britanniques, Bradbury américain), exception faite de
Zamiatine qui écrivit son roman en Russie, mais qui ne fut publié qu’à l’étranger au moment de sa
sortie. Les lecteurs découvraient donc des univers qui pouvaient leur sembler franchement
exotiques et lire ces ouvrages comme s’il s’agissait de fantaisies, les percevoir comme de simples
produits de l’imagination, et ce malgré la découverte progressive de ce qu’était la réalité des
régimes totalitaires. Il en va bien différemment avec les romans publiés récemment, où le lecteur
ne peut pas ne pas reconnaître des tendances déjà bien affirmées du monde contemporain dans
sa globalité, dans les sociétés dites démocratiques, et non plus dans les sociétés totalitaires du
XXe siècle. Dans une certaine mesure, il y est habitué. Il n’est plus frappé de la même façon par
l’étrangeté absolue des univers décrits dans ces ouvrages. À des degrés divers, ces derniers
paraissent extrêmement proches du nôtre.
C’est le cas de celui créé par Emmanuelle Heidsieck, qui nous est quasi contemporain,
puisque l’action est censée se dérouler en août 2015, et même avant, puisque l’essentiel de l’action
est situé un peu avant cette période. Nous sommes donc dans le contexte « démocratique » de la
France d’aujourd’hui, et de multiples références à l’actualité politique, administrative, éducative ou
culturelle récente installent ce roman dans une « normalité » quotidienne que la plupart des
individus connaissent bien. L’action des trois autres romans est située dans le futur, pas toujours
très éloigné. Le décalage principal avec la stricte réalité quotidienne vient, dans À l’aide ou le
Rapport W, de l’exagération d’une tendance déjà bien affirmée aujourd’hui, à savoir que tout doit
avoir une « valeur marchande », et en particulier les rapports humains. En effet il est désormais
interdit, dans l’univers de ce roman, de fournir une aide désintéressée, de se montrer serviable et
même d’entretenir des relations amicales avec qui que ce soit sans avoir l’intention de les utiliser à
son propre profit. Tout est considéré comme un service qui doit être dûment rétribué. Le non-
respect des lois en la matière entraîne des sanctions extrêmement lourdes (très fortes amendes et
longues peines de prison). L’écart avec la société que nous connaissons est donc créé par
l’introduction d’un seul élément distinctif, celui qui vient d’être évoqué. C’est peut-être cette
proximité avec le monde qui est le nôtre qui est la plus glaçante dans ce livre. La vie est
profondément bouleversée, sans que le cadre démocratique formel n’ait besoin d’être modifié.
C’est ainsi que se produit le glissement vers un autre type de société, sans que ses membres s’en
aperçoivent. Cet aspect est commun aux trois autres romans. Les univers qui y sont dépeints ne
sont certes plus celui que nous connaissons actuellement, mais lui ressemblent suffisamment
pour que le citoyen-ordinaire-qui-n’a-pas-à-s’inquiéter-du-fait-qu’on-le-surveille-puisqu’il-n’a-rien-

30
Herbert Marcuse, La Fin de l’utopie (1967), Paris, Seuil « combats », 1968.
31
Emmanuelle Heidsieck, À l’aide ou le rapport W, Paris, Inculte/Laurelli, 2013.
32
Cécile Coulon, Le Rire du grand blessé, Paris, Viviane Hamy, 2013.
33
Blandine Le Callet, La Ballade de Lila K, Paris, Stock, 2010
34
Juli Zeh, Corpus delicti, Arles, Actes Sud, 2010.

13
à-se-reprocher, et qui respecte toutes les prescriptions, mène une existence somme toute normale
au travail, chez lui, tout comme aujourd’hui il ne semble pas contrarié, par exemple, par
l’installation de caméras un peu partout dans l’espace public, et même les réclame si elles n’y sont
pas encore.
Ainsi, c’est à bien des égards que la société décrite dans Corpus delicti, dont l’action se
déroule en 2057, ressemble à la nôtre. Il y a une justice, des avocats qui paraissent libres de
plaider, des « medias » dont la puissance a cependant augmenté. Sauf qu’une chape de plomb pèse
sur le monde, pour qui veut bien s’en rendre compte, et qu’elle s’exerce ici au nom de la santé de
tous. La chasse à toutes les formes de maladies est devenue le seul et unique but de la vie, si bien
qu’un journal influent s’intitule Le Moniteur de la santé publique. On reconnaît là encore la tendance,
poussée à l’extrême, de l’hygiénisme contemporain, qui, à travers les mises en garde quotidienne
qui sonnent comme des menaces et contribuent à déstabiliser des individus par ailleurs toujours
plus fragilisés par les conditions contemporaines d’existence, constitue une des multiples briques
du mur de normativité en train de délimiter de façon de plus en plus alarmante la liberté de
chacun. Mais qui s’opposerait, n’est-ce pas, à la prison « verte » du capitalisme durable ? Il est
bien temps de prendre des mesures, de favoriser le développement d’une nouvelle économie plus
respectueuse de l’environnement, et donc de la santé ! Il se trouve que l’héroïne de Corpus delicti va
se trouver prise dans un engrenage qui va la laisser seule, sort peu enviable, face à la Méthode,
nom donné au système de gouvernement désincarné en vigueur dans cette société, qui trouve la
justification de ses pratiques dans le fait qu’il agisse au nom de tous, de la santé de tous.
L’action du roman de Blandine Le Callet est un peu plus tardive, située à la fin du XXIe et
début du XXIIe siècle. Elle se déroule dans un Paris qui a beaucoup changé, séparé sa banlieue, la
« Zone », par une frontière extrêmement contrôlée, que les « zonards » franchissent
quotidiennement pour venir travailler. En ce sens, la vie que l’on mène dans cette époque future
est, comme dans le livre précédent, une projection assez plausible de celle menée aujourd’hui.
Mais ce n’est qu’un aspect de ce monde. Le pouvoir, là aussi, est une entité que l’on connaît mal
et à multiples facettes. D’un côté, il s’agit d’intégrer le plus possible une fraction de la population
qui peut aussi se considérer comme privilégiée, d’un autre de réprimer avec la plus grande vigueur
ceux qui s’opposent à l’ordre établi. La surveillance s’exerce jusqu’à l’intérieur des appartements,
comme dans 1984 d’Orwell, mieux, puisqu’en plus des caméras un dispositif installé dans les
toilettes permet une analyse des urines directement transmise au médecin référent (même
obsession de la santé donc que dans le roman de Juli Zeh, même disparition de l’individualité et
de la vie privée, même manière d’encadrer tous les comportements sous n’importe quel prétexte).
Les livres papiers sont également considérés comme dangereux pour la santé, mais c’est bien sûr
pour en décourager la lecture. On ne les manie qu’avec pinces et masques dans les bibliothèques,
où l’on numérise tout ce qui est destiné à être lu sur les grammabooks (nom donné aux tablettes
numériques), non sans l’avoir au préalable censuré.
Si l’enjeu du livre et de sa place (ici son absence de place) tient une place importante dans
l’intrigue de La Ballade de Lila K, il en constitue le cœur dans celui de Cécile Coulon, Le Rire du
grand blessé. Les livres ne sont pas interdits en tant qu’objets, mais ceux qui sont disponibles sont
destinés à divertir et contrôler les foules. Les romans classiques ont été mis au pilon depuis
longtemps. Ils sont rédigés par des « écriveurs » et classés selon le type d’émotion que l’on
souhaite déclencher au sein de la foule : Livres frissons, Livres Fous Rires, Livres Haine, Livres
Tendresse… Il faut dire que leur lecture publique dans des stades réservés à cet effet déclenche des
réactions parfois difficiles à contrôler parmi le public, et que des Agents spécialement formés sont
chargés du maintien de l’ordre. Caractéristique principale de ces Agents : ils doivent être illettrés,
et posséder des capacités physiques très nettement supérieures à la moyenne. Ils occupent dans la
société une place privilégiée, sont extrêmement bien rémunérés mais aussi étroitement surveillés,
jusque dans leurs appartements, bien sûr. Il ne faudrait pas qu’ils se mettent en tête d’apprendre à
lire ! À la tête d’un « Pouvoir » dont l’opacité n’a rien à envier à celui de Corpus delicti ou À l’aide ou
le Rapport W, le « Grand ». Les citoyens sont appelés aux urnes tous les deux ans pour élire les

14
représentants des « Gardes », sortes de ministres désignés par le « Grand » et aussi chargés de le
désigner ! L’existence de ces élections à la périphérie du pouvoir maintient ainsi une fiction
démocratique qui assure au « Pouvoir » sa pérennité.

La multiplication de romans d’utopie négative est pour le moins la marque d’un profond
désarroi, pour ne pas dire effroi devant l’étendue des territoires que la barbarie, dans sa mouture
dernier cri, s’apprête à reconquérir, qu’elle a déjà commencé à reconquérir. Elle est aussi le signe
d’un sentiment d’impuissance devant les dégâts occasionnés dans les esprits toujours plus fermés
d’individus fascinés et enrôlés par la ronde folle de la marchandise et éjectés par sa force
centrifuge.
Il peut certes être réducteur et souvent faux de vouloir à tout prix rapprocher des
périodes historiques. C’est pourquoi nous n’assimilerons pas la période des années vingt et trente
à la nôtre ou à celle qui semble nous attendre. Mais il faut bien constater que le désarroi des
auteurs de romans d’anticipation sociale écrits dans ces années-là ou juste après et celui des
auteurs contemporains que nous venons d’évoquer est fort comparable. Les angoisses devant
l’effritement programmé de l’humanité de l’homme, la montée de la dureté et du cynisme sont les
mêmes, à cette différence près que les moyens de contrôle et d’enrôlement des masses, beaucoup
plus insidieux et moins immédiatement violents ont beaucoup progressé depuis la première
moitié du vingtième siècle. La brutalité des régimes qui avaient recours à la violence extrême,
leurs idéologies visiblement folles avaient contribué à leur perte. Dans les romans récemment
parus, la violence n’est utilisée qu’en cas de stricte nécessité, les pouvoirs en place - la Méthode,
le Grand -, n’y recourent pas avec la même constance. Ils maintiennent même parfois la fiction
du droit. La résistance et le questionnement sont le fait d’une toute petite minorité, le plus
souvent d’individus isolés qui représentent l’humanité perdue et qui sont là uniquement pour dire
que tout espoir n’a pas disparu, puisque malgré l’adversité, le chiendent de la liberté continue à
pousser entre les pierres. Mais ils sont juste là pour témoigner, ils sont totalement impuissants.
Lorsque l’un d’entre eux prend un livre papier avec les mains, sans précaution particulière,
lorsqu’il refuse le « grammabook », lorsqu’un autre apprend à lire alors que ses fonctions le lui
interdisent, qu’un autre encore se soucie des autres alors que c’est formellement interdit et
durement réprimé, ils résistent. Ils résistent à leur manière, alors que leurs contemporains ont
abdiqué, alors que leurs contemporains dansent la danse de Saint-Guy devant les gadgets dont on
les nourrit désormais et dont ils sont toujours plus friands, parce que c’est l’ordre de choses,
parce que c’est plus facile, parce qu’ils en ont assez de toutes ces vieilles lunes qu’on appelait
lecture, pensée, et qui étaient juste bonnes à « prendre les têtes », parce qu’on ferait mieux de se
bouger, parce qu’il faut dégager du temps pour chercher un emploi, parce que vivre c’est ça, c’est
bouger, c’est faire des sauts de puce en avion pour faire des stages de trois semaines à l’autre bout
du monde, parce que c’est bon pour l’employabilité, c’est un atout, et au pire, c’est un mal
nécessaire, parce qu’il faut faire confiance en l’avenir de l’éternel présent…

Grincement des gonds de la porte qu’on referme.

Intérieur nuit.■

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Pour toute correspondance écrire à
Négatif c/o Échanges BP 241
75866 Paris CEDEX 18

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