LEDUC, La Construction Du Temps
LEDUC, La Construction Du Temps
LEDUC, La Construction Du Temps
https://journals.openedition.org/temporalites/614
Les pratiques de recherche des historiens français de la seconde moitié du
XXe siècle et les débats théoriques auxquels ils participent s’inscrivent dans
un large réexamen du concept de temps. Cette mise en question a commencé
plusieurs décennies avant la célèbre préface de la thèse de Fernand
Braudel2 qui, pour les historiens, est généralement considérée comme
fondatrice d’une nouvelle construction du temps historique.
15Nous estimons, après Jacques Le Goff28, que les trois temporalités que
distingue Braudel sont moins - au départ de son œuvre - des durées plus
ou moins longues que des rythmes différents : le choix des métaphores
utilisées dans la préface de la thèse va dans ce sens. La première partie de
l’ouvrage « met en cause une histoire quasi immobile », « lente à couler »,
« faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommences »,
« presque hors du temps ». La seconde est consacrée à « une histoire
lentement rythmée », faite de « vagues de fond ». La troisième est vouée à
une « agitation de surface », aux « vagues », à une « histoire à oscillations
brèves, rapides, nerveuses ». Toutefois, en utilisant, à partir de 1958, les
expressions « longue durée » pour la première temporalité et « temps court »
pour la troisième, Braudel présente désormais ces flux temporels à la fois
comme segments et comme rythmes.
17L’intérêt inégal que, dans ses écrits théoriques, Braudel porte aux trois
temporalités qu’il a distinguées ne l’empêche pas d’affirmer leur
interactivité, leur « solidarité », leur « emboitement » (il utilise, cette fois, la
métaphore de la montre) et d’insister sur la nécessite, pour l’historien, de
les « entrecroiser » sans renoncer à aucune. La voie ainsi ouverte est
parcourue par de nombreux chercheurs au cours du troisième quart du XXe
siècle. Elle inspire, entre autres thèses, celles de Pierre Chaunu30, Pierre
Goubert31 ou Emmanuel Le Roy Ladurie32. Recourent aussi à ce jeu des
temporalités entrecroisées des ouvrages tels que celui qu’Henri-Irénée
Marrou consacre à l’éducation antique33 ou celui de René Rémond sur la
Droite en France34.
18Rares sont, pendant trois décennies, ceux qui expriment des réserves sur
une démarche qui, tout en entrelaçant événement, conjoncture et structure,
s’attache principalement à mettre en évidence ces dernières. Au sein de la
corporation, les critiques viennent surtout de quelques historiens se
réclamant peu ou prou du marxisme : ils estiment que, à trop insister sur
ce qui dure, on risque de faire l’impasse sur ce qui est rupture. Ainsi Albert
Soboul, dans un article de La Pensée, réplique, en 198135, à François
Furet36 que, si la Révolution française est, certes, un long processus, elle
est bien rupture avec une structure préexistante et non transition s’étalant
de la fin de l’Ancien Régime au début de la Troisième République.
20Ce que l’on peut appeler le réalisme du temps est très présent chez
Braudel dès le texte de 195837 qui rejette le « temps caméléon » des
philosophes et sociologues et précise que les trois temporalités qu’il
distingue ne sont que des modèles d’analyse. Il y insiste : « Longue durée,
conjoncture, événement s’emboitent sans difficulté, car tous se mesurent à
la même échelle » ; cette échelle est celle « d’un temps concret, universel »,
« le temps impérieux du monde », « temps comme extérieur aux hommes »,
« temps uniforme des historiens, mesure générale de tous ces phénomènes ».
Louis Althusser, qui se félicite que Braudel et certains de ses confrères aient
commence à se poser des questions sur le temps, leur reproche de s’être
arrêtes en si bon chemin et de continuer à « recevoir » le temps alors que
celui-ci « n’est jamais ‘donne’ immédiatement, jamais lisible dans la réalité
visible ; ce concept, comme tout concept, doit être produit, construit »38. De
fait, les historiens ne semblent pas se poser de questions sur la nature
même - oserions-nous dire l’essence - du temps. Toutes les manipulations
qu’ils lui font subir s’inscrivent, comme celles de Braudel, à l’intérieur d’un
système qui, sans être nécessairement perçu comme « concret », n’en est pas
moins reçu par eux comme un cadre de référence allant de soi.
Débats en cours
Simultanéité, contemporanéité
31S’il est désormais admis qu’une histoire des dernières décennies est
légitime, l’accord n’est pas acquis sur la possibilité d’écrire une histoire des
toutes dernières années, ce que l’on appelle parfois « histoire immédiate ».
Les réticences de plu- sieurs historiens éminents ou celles, récurrentes, des
jurys de concours à fixer un programme allant « jusqu’à nos jours », se
heurtent aux arguments de ceux qui répugnent à abandonner le terrain du
très récent aux seuls media et pensent - tel René Rémond - que l’historien
peut, à la lumière du passé, contribuer à mettre le présent en perspective.
Il faut aussi fournir des instruments de travail aux enseignants : dans les
classes de fin de cycle, enseigner l’histoire jusqu’à nos jours est prescrit par
la plupart des programmes depuis les années 186059. Si des pôles de
recherche se sont constitués60, les chercheurs qui se lancent dans cette
voie du tout à fait contemporain se heurtent encore aux réticences
d’universitaires qui considèrent que ces travaux relèvent au mieux de la
science politique ou de la sociologie, au pire du journalisme.
Bibliographie
Koselleck
R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques,
Paris, EHESS, 1990.
Sue R., Temps et ordre social. Sociologie des temps sociaux, Paris, PUF,
1994.