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Patrice Spadoni La Synthese Entre L Anarchisme Et Le Marxisme
Patrice Spadoni La Synthese Entre L Anarchisme Et Le Marxisme
Patrice Spadoni
1998
Table des matières
Marx libéré de Lénine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Rosa Luxemburg à la croisée de deux voies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Pour un matérialisme sans économisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Critiques au marxisme de Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Dégager l’anarchisme des vieux dogmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
« Un point de ralliement vers l’avenir » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
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L’hypothèse de Daniel Guérin, celle d’une synthèse à venir de l’anarchisme et du marxisme, trouve précisément
aujourd’hui, dix ans après sa mort, de bonnes et de nouvelles raisons pour être réexaminée. En effet, ces dix
années ont tout d’abord vu s’effondrer l’empire soviétique, et avec lui les illusions qui avaient dominé pendant
plus de soixante ans une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche.
Pendant des décennies, Daniel Guérin fut l’un des plus vigoureux critiques de ce monstrueux empire du
mensonge, dénonçant le stalinisme, mais aussi, bien avant que cela devînt une mode, les tendances jacobines,
autoritaires, liberticides, de Lénine et de Trotski. Mais l’effondrement salutaire du mythe soviétique entraîna dans
sa chute, un temps, toute idée d’une transformation radicale de la société, fût-elle libertaire ou autogestionnaire :
ces dix années ont d’abord vu la victoire idéologique du libéralisme, par disparition de son adversaire officiel,
mais aussi grâce à l’active réhabilitation de l’entreprise, diligentée par les partis sociaux-démocrates du monde
entier, et par de larges fractions des anciens ou des toujours « communistes », qui découvraient la « liberté »,
sous sa seule forme « réellement existante », celle du marché capitaliste.
Et puis, l’Histoire ne s’arrêtant jamais, ce second mythe, libéral, auquel il manquait maintenant le renfort du
repoussoir stalinien, se fissura à son tour, aidé par une indéfendable crise sociale croissant au même rythme
que les richesses, laissant maintenant un grand nombre de citoyens, à la charnière de deux siècles et de deux
millénaires, habités par le sentiment contradictoire que le capitalisme n’est pas un système légitime pour régenter
éternellement le destin de l’humanité, mais que pourtant le « communisme », en tout cas tel qu’il fut incarné
dans ce siècle, ne saurait être l’alternative qu’il conviendrait de ressusciter. Alors, on cherche à nouveau à
distinguer, dans ce qui fut l’extraordinaire élan vers le socialisme, ce qui était juste et généreux, ce qui constituait
un idéal qui mériterait de renaître, de ce qui fut une hideuse tromperie et une terrible erreur collective. Dans
cette situation à nouveau ouverte, la démarche originale proposée par Daniel Guérin peut trouver son rebond.
1 On trouve ce texte en annexe dans l’édition de son livre, « L’Anarchisme », Folio, Essais.
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Rosa Luxemburg à la croisée de deux voies
L’entreprise de Daniel Guérin, qui est une démarche croisée, subtile, s’adressant à des pans dissociés du
mouvement ouvrier, pour les inviter, séparément et ensemble, à de profondes remises en question, dirige donc
un élément de subversion, de déstabilisation interne, en direction de la forme dominante, pratiquement exclusive,
du « marxisme » — compris cette fois-ci comme l’ensemble des courants se réclamant de Marx. Rosa Luxemburg,
la grande révolutionnaire assassinée par les sociaux-démocrates au cours de l’écrasement de la révolution
conseilliste allemande, en 1919, sera son atout.
« La seule théoricienne, dans la social-démocratie allemande, qui resta fidèle au marxisme originel fut Rosa
Luxemburg. » Or : « (…) en dépit de variantes dans l’énonciation, il n’y a pas de différence véritable entre la grève
générale anarcho-syndicaliste et ce que la prudente Rosa Luxemburg préférait dénommer « grève de masses ».
De même ses violentes controverses, la première avec Lénine, en 1904, la dernière au printemps de 1918, avec le
pouvoir bolchevique, ne sont pas très éloignées de l’anarchisme. Il en est de même pour ses conceptions ultimes,
dans le mouvement spartakiste, à la fin de 1918, d’un socialisme propulsé de bas en haut par les conseils ouvriers.
Rosa Luxemburg est l’un des traits d’union entre l’anarchisme et le marxisme authentique. » La contribution
historique de Daniel Guérin fut, sur ce point comme sur plusieurs autres, tout à fait décisive, car il s’agissait de
restituer l’originalité d’une révolutionnaire passionnée par la spontanéité et la liberté, mais que les staliniens
comme les trotskistes s’étaient efforcés de récupérer, la transformant en sainte momifiée du marxisme léniniste.2
Guérin trouva donc dans la figure de Rosa Luxemburg un point d’appui pour démontrer que l’on pouvait
être « marxiste » sans être léniniste, et même en se situant, comme Rosa, contre Lénine. Ce qui, pour bien des
militants « marxistes », était proprement renversant.
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d’inspiration, plutôt qu’un catéchisme à reproduire : « il ne peut être question de considérer comme un bloc
homogène le marxisme originel, celui de Marx et d’Engels. Nous devons le soumettre à un examen critique serré
et n’en retenir que les éléments qui auraient un lien de parenté avec l’anarchisme. »
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lui-même. Mais ce serait lui faire une critique, elle-même bien peu dialectique, que d’ignorer le moment où cette
analyse fut produite. En 1936, si la nature antisémite du nazisme était incontestable, il n’avait pas encore montré
jusqu’à quel degré d’horreur il allait se porter. Il s’agissait alors pour Daniel Guérin d’éclairer une bonne partie
de la gauche, encore aveuglée sur la gravité du danger, en démontrant les liens qui unissaient le fascisme au
capitalisme, et ses analyses restent, en ceci, très éclairantes. De son étude de la Révolution française, Guérin
sut ensuite induire une analyse singulière, « La Lutte de classes sous la première République »,4 où le rôle des
acteurs plébéiens et prolétariens était nettement dégagé, avec leurs aspirations spécifiques, distinctes de celles
de la bourgeoisie révolutionnaire et de ses leaders, les Robespierre ou les Danton.
Celui qui appelait à une synthèse de l’anarchisme et du marxisme était donc l’un des plus brillants marxistes
de son époque. Mais toute l’oeuvre de Daniel Guérin est travaillée par une tension elle-même dialectique. D’un
côté, il y a un matérialisme exigeant, cherchant toujours à débusquer les signes de la lutte des classes, et les effets,
sur les choix des hommes, des conditions de production. D’un autre côté, rares furent ceux qui contribuèrent
comme lui à relier, non seulement dans les livres mais également dans les engagements concrets, le refus de
l’exploitation et celui de l’aliénation. Aux côtés des colonisés, des Noirs américains, et bien sûr des homosexuels,
il transgressait en acte le « marxisme » vulgaire, et militait pour une « Révolution globale », émancipatrice non
seulement des exploités mais de tous les aspects personnels et collectifs de la vie humaine. En ceci, le « marxisme
libertaire » de Guérin était une sorte de préfiguration des aspirations de mai 68, et, maintenant, il nous propose
peut-être la seule posture « marxiste » possible, à la charnière de ces deux siècles, quand penser l’Histoire et la
politique sans poser la question de l’aliénation et de l’autonomie n’est plus possible, mais quand, également,
juger du monde qui nous entoure sans en analyser les ressorts sociaux et la quête constante des profits serait
une fumisterie.
1979), elle participera très activement à la constitution d’Alternative libertaire, où elle se fondra.
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Dangereuse pour l’orthodoxie marxiste, l’option de Daniel Guérin l’est aussi aux yeux des catéchistes anar-
chistes, parce qu’elle invite à une relation non sectaire avec les « marxistes », en s’appuyant sur des exemples
comme celui de Bakounine, qui fut, comme Marx, un « hégélien de gauche », et qui introduisit « Le Capital » en
Russie en commençant sa traduction, mais aussi parce que cette orientation bat en brèche le mode de pensée
régressif des anarchistes traditionalistes, qui s’imaginent pouvoir formuler une « doctrine » anarchiste invariante,
qu’il n’y aurait plus qu’à ânonner à travers les temps, jusqu’à ce que Révolution s’en suive. Il faut bien l’avouer,
Daniel Guérin nous surprenait toujours par quelque trait de non dogmatisme. Dans les années soixante-dix, si
marquées, dans nos rangs et pas seulement dans les groupes léninistes, par de l’aveuglement et du sectarisme,
Daniel nous déstabilisait souvent. Ainsi, jeunes communistes libertaires que nous étions, dans l’Organisation
révolutionnaire anarchiste, où nous l’avions rencontré, puis durant les premières années de l’UTCL, où il nous
avait rejoint, nous pâlissions quand il faisait l’éloge d’un Proudhon dont il disait : « Oui et non » quand nous
disions : « Non et non », puis blêmissions, quand il citait un Stirner que nous honnissions — sans vraiment
l’avoir lu — puis devenions livides, quand il dialoguait avec des sociaux-démocrates, et enfin, pratiquement
liquides, quand il valorisait, sans les approuver, la révolte des militants d’Action directe.
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le présent portant les marques du passé, la très grande majorité des militants anticapitalistes sont de formation
marxiste. Nombre de ces militants ont devant eux un dur travail de deuil. Il leur faudra, à l’exemple de Guérin,
séparer Marx de Lénine et de Trotsky. Il leur faudra rompre avec le léninisme, avoir le courage de détruire les
icônes, mais aussi abandonner des concepts « clés » tels que le rôle dirigeant du parti ou l’État comme mode
de centralisation dans une société socialiste, et il leur faudra faire ces ruptures alors que la bourgeoisie reste
idéologiquement à l’offensive, c’est-à-dire à un moment où la tentation est forte de se replier vers la défense des
vieux dogmes, ou encore d’abandonner toute perspective révolutionnaire et de revenir, même par des détours,
vers une matrice social-démocrate.
Le travail de deuil n’épargnera pas les militants libertaires. Et il ne s’agira pas seulement d’abandonner les
vieux oripeaux d’un anarchisme traditionnel. Il va falloir entrer dans un âge adulte. Comprendre, en s’aidant de
la bonne vieille dialectique, que le pouvoir et la délégation de pouvoir sont des traits inhérents à toute société
humaine et à toute forme d’organisation collective, du moins pour l’époque présente et immédiatement à venir,
et qu’il est donc vain de s’enivrer avec des vues de l’esprit aussi belles qu’impraticables, qu’il faut au contraire
penser pouvoir et contre-pouvoirs, autogestion et délégation sous influence de cette autogestion, décentralisation
et centralisation nécessaires, non pas pour jeter par-dessus bord l’exigence libertaire au nom du « réalisme »,
mais pour proposer un positionnement libertaire crédible et opérant. L’abolition de l’État ne peut tenir lieu de
projet de société. Il faut dire clairement qu’à la place de l’État nous proposons une autre forme de centralisation,
la Fédération autogérée, qui, bien que fondamentalement basée sur le mandat impératif donné par tous les
citoyens sur les grandes décisions, et sur une très large décentralisation, comporte encore des aspects d’élection,
de délégation de pouvoir, et, sous des formes que l’Histoire et les expériences détermineront, de coercition,
lorsqu’il s’agira d’imposer à ceux qui s’y refuseront ce qu’une société nouvelle établirait comme juste, ou comme
nécessaire à l’intérêt collectif.
En cette fin de siècle, avec notamment la terrible épreuve de la « solution finale » derrière nous, nous ne
pouvons plus nous illusionner sur une humanité spontanément et universellement bonne, qui se révélerait
telle en tout et partout, dès les premiers jours d’une Révolution. La question est bien de penser une société
nouvelle où l’exigence libertaire tendrait à modeler tous les rapports sociaux et toutes les institutions, mais
sans prétendre au dogme irréel d’une « Anarchie » (ou d’un « Communisme ») pure et sans contradiction. Bref,
à travers l’élaboration d’un projet libertaire nouveau, il s’agira bien, comme nous le proposait Daniel Guérin,
d’opérer une « synthèse » qui sera également un « dépassement », tant du meilleur de Marx que de l’anarchisme.
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Patrice Spadoni
La synthèse entre l’anarchisme et le marxisme
1998
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