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1. Nous avons fait le choix de privilégier l’écriture inclusive, sauf dans les cas où il est évident (ou
cohérent avec l’auteur·e discuté·e) que l’ensemble des individus ne concerne que des hommes (c’est le
cas, par exemple, lorsque Rawls parle de « chefs de famille »).
2. Voir John Stuart Mill, De l’assujettissement des femmes, traduit par Émile Cazelles, Paris, Éditions
Avatar, 1992. 49
signifie pas pour autant que les relations familiales ne sont pas régies par
des principes de justice, mais que les principes de justice appropriés seraient
propres à la nature et au rôle spécifique de l’institution familiale. Admettre
cela revient-il à sacrifier l’égale liberté des femmes et à les priver de possi-
bilités équitables? Y a-t-il réellement de bonnes raisons de soustraire la vie
interne de la famille aux principes de la justice sociale et peut-on le faire sans
entériner les injustices subies par les femmes?
Le problème philosophique de la question des injustices de genre rela-
tives à la famille trouve l’une de ses formulations contemporaines les plus
influentes dans le dialogue qui a eu lieu de 1971 à 2004 entre John Rawls et
Susan Moller Okin. La théorie rawlsienne de la justice comme équité vise à
déterminer quelles caractéristiques, innées ou acquises, légitiment une dis-
tribution différentielle des charges et des avantages de la coopération sociale.
C’est, d’après Okin, un outil fécond pour les théories féministes qui s’at-
tachent à dénoncer les inégalités injustes que subissent les femmes en raison
de leur différence sexuelle. Ces inégalités peuvent être appelées inégalités de
genre, le genre étant défini par Okin comme « l’institutionnalisation pro-
fondément enracinée de la différence sexuelle » 3. Pour Okin, la famille est le
« pivot de la structure genrée » 4 et constitue donc un site d’application cru-
cial des principes de la justice sociale. Or Rawls, d’une part, affirme dès 1971
que la famille fait partie de la structure de base de la société 5, qui est l’objet
premier de la justice comme équité, auquel s’appliquent les principes de la
justice sociale. Mais, d’autre part, il ne s’accorde pas avec Okin sur l’idée selon
laquelle les principes de la justice sociale 6 s’appliquent directement à la vie
interne des familles.
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3. Susan Moller Okin, Justice, genre et famille, traduit par Ludivine Thiaw-Po-Une, Paris, Éditions
Flammarion, 2008 (Champs), p. 29. Cette définition est critiquable, notamment en ce qu’elle n’envi-
sage pas la possibilité d’un non-alignement du sexe et du genre.
4. Susan Moller Okin, « Raison et sentiment dans la réflexion sur la justice », in Patricia Paperman et
Sandra Laugier (dirs.), Le souci des autres, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 (Raisons pratiques), p. 137.
5. John Rawls, Théorie de la justice, traduit par Catherine Audard, Paris, France, Éditions du Seuil,
1997, p. 33.
6. Nous avons fait le choix d’employer, dans tout l’article, le concept de « principes de la justice
sociale » pour désigner les principes de justice qui s’appliquent à la structure de base de la société (afin
de les distinguer des principes de justice locale). Rawls parle également, à partir de Libéralisme politique,
50 des « principes de la justice politique ».
Quels principes de justice pour la famille ?
7. Une critique importante faite à Okin est notamment que sa méthode ne permet pas réellement de
prendre en compte les différences entre les femmes (voir par exemple Soumaya Mestiri, « Au-delà du
débat Rawls-Okin. Pour un féminisme décentré. », Diogène, vol. 3, n° 267‑268, 2019, p. 47‑65).
8. Rawls, Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 177.
9. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 83. 51
Marie Bastin
12. John Rawls, Libéralisme politique, traduit par C. Audard, Paris, Presses Universitaires de France,
1995, p. 327.
13. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 213.
14. Okin explique qu’elle étudie principalement les couples hétérosexuels car c’est la forme de
famille où les femmes subissent le plus d’injustices. 53
Marie Bastin
15. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 24.
16. Rawls, Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 513.
17. Pour montrer la relation entre éducation genrée et développement de l’empathie, Okin s’appuie
sur les études de Judith Kegan Gardiner et de Sara Ruddick.
18. Une analyse ultérieure d’Okin sur l’importance, pour le développement moral des enfants, d’une
famille régulée par les principes de justice dans sa vie interne peut être trouvée dans son article critique
54 de Libéralisme politique (« Political Liberalism, Justice, and Gender », Ethics, vol. 105, no 1, 1994, p. 38).
Quels principes de justice pour la famille ?
19. La position de Rawls dans ce texte est formulée dans le sillage de Libéralisme politique, ouvrage
qui constitue un tournant dans son œuvre, en reconstruisant sa théorie à partir du fait du pluralisme
raisonnable selon lequel il y a une pluralité de convictions morales compréhensives, que l’on ne peut
supposer en accord. Il y a peu d’analyses sur la famille dans Libéralisme politique, qu’Okin considère en
recul sur les problématiques féministes.
20. John Rawls, « The Idea of Public Reason Revisited », The University of Chicago Law Review, vol. 64,
no 3, 1997, p. 765‑807 (« L’idée de raison publique reconsidérée », in Paix et démocratie, traduit par
Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2006).
21. John Rawls, Justice as Fairness: a Restatement, Cambridge (Mass.), London, Belknap Press of
Harvard University Press, 2001 (La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, tra-
duit par Bertrand Guillarme, Paris, La Découverte, 2001).
22. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 222.
23. On retrouve l’interrogation esquissée dans Théorie de la justice : si la famille conduit à l’inégalité
des chances entre individus, doit-on alors l’abolir? (Théorie de la justice, op. cit. (note 5), p. 550).
24. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 223.
Cette idée est, en un sens, une reformulation plus précise de la thèse de Libéralisme politique selon
laquelle « l’associatif, le personnel et le familial sont simplement trois exemples du non-politique »,
au sens où les règles qui les organisent ne sont pas soumises à une exigence de justification publique 55
Marie Bastin
fondée sur une conception de la justice qui respecte le fait du pluralisme raisonnable (J. Rawls,
Libéralisme politique, op. cit. (note 12), p. 175).
25. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 224.
26. Rawls emprunte cette distinction à Joshua Cohen (« Okin on Justice, Gender, and Family »,
Canadian Journal of Philosophy, vol. 22, no 2, janvier 1992, p. 263‑286).
27. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 225.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 30.
30. Rawls formule cela en termes de limites « qui proviennent indirectement du contexte institu-
tionnel juste au sein duquel les associations et les groupes existent, et au moyen duquel la conduite de
leurs membres est restreinte » (ibid., p. 29).
56 31. Ibid., p. 223
Quels principes de justice pour la famille ?
Le fait, par exemple, que le droit d’une société juste ne reconnaisse pas des
crimes d’hérésie et d’apostasie, et que les membres d’une communauté reli-
gieuse conservent la liberté de quitter leur communauté, vient contraindre
l’organisation interne des Églises. De manière analogue, dans les familles, les
mauvais traitements contre les enfants sont interdits car ils violent « la liberté
de la personne, qui comporte la protection à l’égard de l’oppression psycho-
logique et de l’agression physique » 32.
Dès lors, tout l’enjeu est de montrer que la non-application directe des
principes de la justice sociale à la vie interne des familles ne menace pas
la réalisation des principes de justice au niveau de la société, et plus préci-
sément ne conduit à sacrifier ni les droits et libertés des femmes ainsi que
leurs possibilités équitables, ni le bon développement moral des enfants,
comme le prétend Okin. En ce qui concerne les femmes, Rawls affirme très
explicitement que si l’inégale répartition du travail domestique est liée
(comme cause ou comme conséquence) à un ensemble systématique de
désavantages que subissent les femmes, alors il est légitime d’invoquer les
principes de la justice sociale pour réformer la famille. Or Okin a montré
que l’institutionnalisation de la différence sexuelle, le genre, désavantage
systématiquement les femmes dans la société qu’elle étudie, c’est-à-dire la
société états-unienne de son époque. C’est en supposant fondé ce diagnos-
tic que Rawls exprime son accord avec les mesures politiques suggérées par
Okin, et notamment le partage de la paie d’un travailleur avec sa femme
restée au foyer. Il en est de même pour le développement moral des enfants :
si certaines organisations familiales empêchent les enfants d’acquérir les
vertus politiques nécessaires à l’exercice de la citoyenneté, Rawls considère
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37. On peut penser que le caractère partiellement non volontaire de la famille remet en cause aussi
bien la liberté d’association que la liberté de conscience. Il faut noter qu’Okin déploie des analyses
spécifiques en ce qui concerne la liberté de conscience, notamment dans son article critique de
Libéralisme politique (« Political Liberalism, Justice, and Gender », op. cit. (note 18), p. 28‑32) où elle
montre que la position de Rawls pose un problème de congruence dans la société bien ordonnée et
qu’il faudrait exclure davantage de doctrines compréhensives. Le fait que ce débat ne concerne pas
que la famille et que Rawls ne réponde pas aux remarques d’Okin dans ses textes sur la famille nous a
conduite à ne pas centrer notre propos sur ce point.
38. Okin, « Gender, Justice and Gender: An Unfinished Debate », op. cit. (note 33), p. 1566 [nous
traduisons].
39. Ibid. [nous traduisons].
40. Okin, Justice, genre et famille, op. cit. (note 3), p. 306.
41. Ibid. 59
Marie Bastin
négatifs plus profonds sur la situation économique des femmes. Cet écart
entre les hommes et les femmes concernant les conséquences financières du
choix de rompre l’association familiale fait que cet événement ne peut être
comparé, pour les femmes, avec celui qui consiste à sortir d’autres associa-
tions, tel que le fait de sortir diplômée d’une université. Tous ces éléments
montrent que le refus de Rawls d’appliquer directement les principes de la
justice sociale à la vie interne des familles n’est pas pleinement justifié, car
tout n’est pas volontaire dans la famille.
La position d’Okin soulève toutefois également des difficultés notables.
Il faut distinguer le fait que l’organisation interne de la famille, dans une
société genrée, ait des effets profonds sur les perspectives de vie des individus,
et le fait que pour que la structure de base soit juste et stable, c’est-à-dire que
ne soient sacrifiés ni l’égale liberté des femmes ni le développement moral
des enfants, il est nécessaire que l’institution familiale soit directement régu-
lée par les principes de la justice sociale. Le premier point n’est pas contesté
par Rawls, qui reconnaît l’appartenance de la famille à la structure de base.
Le deuxième point nécessite de montrer que les principes de la justice sociale
doivent s’appliquer directement à la vie interne des familles pour pouvoir
s’appliquer à l’ensemble de la structure de base. Or la thèse d’Okin selon
laquelle cela est vrai pour l’institution familiale dans sa globalité occulte
peut-être certaines difficultés.
En ce qui concerne les femmes, il n’y a pas plus de raisons de penser que
la totalité des dimensions de la vie interne des familles doit être directement
régulée par les principes de la justice sociale pour assurer l’égale liberté des
femmes et leur garantir des possibilités équitables, qu’il n’y a de raisons de
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42. Voir notamment David Miller, « Equality of Opportunity and the Family », in D. Satz et
R. Reich (dirs.), Toward a Humanist Justice: The Political Philosophy of Susan Moller Okin, Oxford, Oxford
University Press, 2009, p. 93‑112, et Joshua Cohen, « A Matter of Demolition? », in D. Satz et R. Reich
(dirs.), op. cit. p. 41‑54.
43. C’est l’interprétation d’Elizabeth Wingrove (« Of Linchpins and Other Interpretive Tools », in
60 D. Satz et R. Reich (dirs.), op. cit., p. 60).
Quels principes de justice pour la famille ?
44. Rawls, « L’idée de raison publique reconsidérée », op. cit. (note 20), p. 192 (note 68).
45. Okin, « Gender, Justice and Gender: An Unfinished Debate », op. cit. (note 33), p. 1566 [nous
traduisons].
46. Rawls, La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, op. cit. (note 21), p. 228.
62 47. Joshua Cohen, op. cit. (note 26), p. 267 [nous traduisons].
Quels principes de justice pour la famille ?
V. Conclusion
Quels principes de justice doivent s’appliquer à la famille? Il n’est pos-
sible de répondre de façon cohérente à cette question que si l’on désagrège
la famille en une pluralité d’institutions, qui ne sont pas toutes régies de la
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48. C’est en ce sens que l’on peut interpréter les dispositifs de protection des femmes contre la vul-
nérabilité engendrée par une vie familiale traditionnellement structurée selon le genre comme une
manière d’appliquer directement les principes de justice à la vie interne des familles, mais sans passer
par la sanction légale. Cela permet de comprendre comment Okin peut à la fois défendre une applica-
tion directe des principes de justice à la vie interne des familles et accepter des organisations familiales
traditionnelles.
La manière dont les deux principes de justice doivent s’appliquer directement à certaines dimensions
de la vie interne des familles ne fait pas consensus. Un exemple intéressant est celui du mariage. Okin
déduit de l’application directe des principes de justice à la famille toute une série de réformes de l’ins-
titution du mariage (visant notamment à empêcher la vulnérabilité des femmes). Or, sur cette ques-
tion, la philosophe Clare Chambers considère qu’Okin est trop optimiste et qu’un souci réel de l’égale
liberté des femmes et de leurs possibilités équitables exige d’abolir le mariage civil reconnu par l’État
pour le remplacer par des systèmes de règles différentes selon les aspects du mariage concernés, tels que
la propriété, l’indépendance financière, l’interdépendance émotionnelle, la parentalité, la cohabita-
tion, la vie sexuelle, etc. (Clare Chambers, Against Marriage: An Egalitarian Defence of the Marriage-Free
State, Oxford [England], Oxford University Press, 2017).
49. Cela n’exclut pas qu’il puisse y avoir d’autres types de questions de justice qui se posent, et donc
que s’appliquent des principes de justice locale. 63
Marie Bastin
libre et florissante pour qu’ils puissent mener une vie qui correspond à leur
propre conception du bien. Mais la critique d’Okin montre que Rawls a tort
de prétendre que la famille devrait être traitée de manière analogue aux asso-
ciations volontaires privées en ce qui concerne l’application des principes de
la justice sociale : la famille n’est pas une association entièrement volontaire.
Pour elle, la structure de base de la société ne peut être ni juste ni stable si les
principes de la justice sociale ne s’appliquent pas directement à la vie interne
des familles. Cependant, Okin reconduit une conception monolithique de
la famille en défendant une réponse générale sur la justice intrafamiliale,
alors qu’il n’y a pas plus de raison de penser que toutes les dimensions de la
vie familiale doivent être directement régulées par les principes de la justice
sociale, qu’il n’y a de raison de penser qu’aucune ne le doit.
L’effort pour distinguer, derrière la famille, différents systèmes de règles
entretenant des rapports différents avec les principes de la justice sociale doit
s’appuyer sur les deux critères – caractère volontaire de la dimension de l’as-
sociation en question, nécessité de son lien avec la justice de la structure de
base – qui sont au cœur du débat entre Rawls et Okin, afin de concilier au
mieux la libre poursuite de la vie bonne et l’égalité entre hommes et femmes
sans laquelle il n’est pas de société juste.
Résumé
Quels principes de justice pour la fa-
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