Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
My Dear Fing Prince - Casey McQuiston
My Dear Fing Prince - Casey McQuiston
les petits pains et les histoires pleines de cœur. Après un diplôme en journalisme à l’université de
Louisiane, Casey a d’abord travaillé pour divers magazines. Sa spécialité, ce sont les personnages à
la repartie facile qui, sous des dehors irrévérencieux, dissimulent des trésors de sensibilité. Casey vit
à présent à New York, avec son caniche et assistant personnel, Pepper.
Titre original : Red, White & Royal Blue
Copyright © 2019 by Casey McQuiston
Copyright de la traduction © 2020 by Lumen
Pour tous les rêveurs
éveillés,
tous ceux qui ne
rentrent pas dans le
moule
SOMMAIRE
Titre
Copyright
Dédicace
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Remerciements
Chapitre 1
En toute honnêteté, même si trois ans sont déjà passés depuis l’entrée
de sa mère à la Maison-Blanche, Alex doit bien l’avouer : on ne se lasse
jamais vraiment de voler en jet privé.
Il ne profite pas si souvent des fastes de ce mode de transport mais,
à chaque fois que l’occasion se présente, il a du mal à ne pas laisser tout cet
apparat lui monter à la tête. Lorsqu’on est né au fin fond du Texas, d’une
fille de mère célibataire et d’un fils d’immigrés mexicains – bref de grands-
parents qui, des deux côtés, savaient ce que la misère veut dire – un tel
confort ne cesse jamais d’être ce qu’il est : un luxe.
Quand, il y a quinze ans, la mère d’Alex s’était présentée à la Chambre
des représentants pour la première fois, les journaux d’Austin l’avaient
affublée d’un surnom : l’Acharnée de Lometa. Après avoir fui ce minuscule
bled niché près de la base militaire de Fort Hood, elle avait payé ses études
de droit en bossant la nuit comme serveuse et, à trente ans à peine, elle
plaidait déjà ses premiers procès pour discrimination devant la Cour
suprême de l’État. À vrai dire, avec sa petite famille métissée, cette
démocrate en talons hauts, à la chevelure blond vénitien et à la répartie
incisive qui n’essayait même pas de masquer son accent était franchement
la dernière chose qu’on s’attende à voir émerger sur la scène politique
texane en pleine guerre en Irak.
Résultat, aux yeux d’Alex, c’est toujours aussi surréaliste de planer
quelque part au-dessus de l’Atlantique en grignotant des pistaches,
confortablement allongé sur un luxueux fauteuil en cuir.
En face de lui, Nora est penchée sur ses sacro-saints mots croisés du
New York Times, le front dissimulé par une cascade de boucles châtain.
À côté d’elle, Cassius – Cash pour les intimes, un agent des services secrets
à la stature de colosse –, son propre exemplaire du quotidien serré dans son
énorme main, se livre contre elle à une course effrénée à qui complétera la
grille en premier. Sur le portable d’Alex, un petit curseur clignote
obstinément au beau milieu de sa fameuse dissertation sur la pensée
politique à l’époque romaine et semble interroger le jeune homme du
regard. Mais, à bord d’un vol transatlantique, comment se concentrer sur
quelque chose d’aussi terre à terre que ses cours ? C’est tout simplement
mission impossible.
Assise de l’autre côté du couloir, Amy est du voyage, elle aussi. Cette
ex-membre des Navy SEALs – les forces spéciales de la marine –,
désormais rattachée aux services secrets, n’est autre que la garde du corps
préférée de la mère d’Alex. La rumeur, à Washington, veut qu’elle ait déjà
eu à tuer plusieurs fois dans l’exercice de ses fonctions. Ouverte à côté
d’elle sur le canapé se trouve une mallette en titane à l’épreuve des balles.
À l’intérieur, tout un assortiment de fournitures de loisirs créatifs. Le plus
sereinement du monde, Amy festonne une serviette de table de motifs
floraux, à l’aide d’une longue aiguille à broder qui ressemble beaucoup
à celle que le jeune homme l’a déjà vue un jour planter dans la rotule d’un
potentiel agresseur.
June complète le petit groupe, appuyée sur un coude à la gauche
d’Alex, le nez fourré dans le numéro de People que, pour une raison
obscure, elle a décidé d’emporter dans l’avion. Ses choix de lecture en vol
sont souvent assez mystérieux. La dernière fois, c’était un guide de
conversation cantonaise si usé qu’il tombait en lambeaux et, celle d’avant,
le texte de la pièce Mort d’un commis voyageur.
— Qu’est-ce qui te passionne à ce point, là-dedans ? s’étonne le jeune
homme.
En guise de réponse, elle tourne vers son frère la double page en
question, pour lui permettre de déchiffrer le titre de l’article : « NOCES
ROYALES : ON VOUS DIT TOUT ! » Alex pousse un grognement écœuré. Encore
plus déprimant qu’Arthur Miller – il faut le faire !
— Quoi ? proteste June. C’est mon premier mariage princier, j’ai envie
de me tenir au courant.
— Tu te rappelles le bal du lycée ? rétorque-t-il. Ben c’est à peu près
pareil, sauf que c’est l’enfer et que tu n’as pas le droit d’arrêter de sourire.
— Ils auraient dépensé 75 000 dollars rien que pour le gâteau, tu te
rends compte ?
— Oh là là, c’est déprimant d’entendre des trucs pareils…
— Ah, et il paraît que le prince Henry n’aura pas de cavalière !
Apparemment, ça fait toute une histoire. (Pour poursuivre, June prend un
accent britannique prononcé.) À en croire la rumeur, il fréquentait pourtant
encore le mois dernier une riche héritière belge. Maintenant, les
observateurs ne savent plus quoi penser !
Alex pousse un petit grognement plein de dérision. Il ne comprendra
jamais comment les affaires de cœur (pourtant d’un ennui mortel) des
rejetons de la couronne britannique peuvent à ce point enthousiasmer les
foules. Ça le dépasse complètement… Que les gens insistent pour savoir
dans quelle bouche Alex fourre sa propre langue, c’est pénible, certes, mais
bon, à la limite, pourquoi pas… Après tout, lui, au moins, a un minimum de
personnalité – il n’est pas chiant à mourir, suivez son regard !
Il suggère donc une petite explication :
— La population féminine dans son ensemble a peut-être fini par
remarquer que Henry a le sex-appeal d’un bol de céréales ramollies !
Sérieusement, June, ce mec a moins de charisme qu’une brosse à dents
usagée !
En face de lui, Nora repose sur ses genoux les mots croisés qu’elle
vient de terminer avec une bonne avance. Sans pouvoir retenir un juron,
Cassius jette un coup d’œil à la grille de la jeune fille.
— Hmm… marmonne-t-elle. Après une déclaration pareille, j’espère
au moins que tu vas l’inviter à danser…
Interloqué, Alex s’imagine tourbillonner autour d’une salle de bal dans
les bras d’un Henry qui lui susurrerait à l’oreille une interminable litanie de
banalités sur le sujet de son choix – cricket ou chasse à courre. Pitié, au
secours, autant m’achever tout de suite !
— Il peut toujours courir.
— Oh, c’est mignon, il est tout rouge ! le taquine Nora.
— Écoute-moi bien, réplique Alex. Les mariages royaux, c’est de la
merde, les princes qui s’y passent la bague au doigt, même combat, et
l’impérialisme qui leur permet de continuer d’exister, pire encore. C’est
bien simple : c’est bassesse et compromission à tous les étages.
— Tu t’es cru à une conférence TED, ou quoi ? le taquine June. Je ne
sais pas si tu es au courant, mais les États-Unis aussi ont été fondés sur un
empire génocidaire.
— Peut-être mais, nous, au moins, on a la décence de ne pas perpétuer
un système inepte comme la monarchie ! riposte-t-il en appuyant sa
démonstration d’un lancer de pistache sur le visage de son interlocutrice.
À leur entrée en fonction, les nouveaux employés de la Maison-
Blanche reçoivent tous un petit mémo d’informations cruciales sur les
deux enfants de la présidente. Le personnel est par exemple briefé sur
l’allergie de l’une aux arachides et la passion de l’autre pour le café – qu’il
est capable de commander en grande quantité même en plein milieu de la
nuit. Leurs goûts, leurs petites manies, les lettres de l’ex de June du temps
de la fac (qui a rompu avec elle quand il est parti vivre en Californie), qu’il
faut toujours remettre à la jeune fille séance tenante, etc. On leur parle
toujours, pour finir, de la rancune tenace que nourrit Alex envers le plus
jeune des princes d’Angleterre.
Enfin… rancune est un bien grand mot. On ne peut même pas parler de
rivalité… Non, c’est une espèce de contrariété entêtante qui a le don de
déstabiliser le jeune Texan. Henry l’énerve. À chaque rencontre, il en a les
paumes baignées de sueur.
Comme, aux États-Unis, le Trio de la Maison-Blanche est ce qui, de
près ou de loin, se rapproche le plus d’une famille royale, les tabloïds – et le
monde entier avec eux – ont décidé d’emblée de voir en Alex l’homologue
américain de Henry. Une comparaison injuste depuis le début aux yeux du
premier concerné : là où le fils de la présidente séduit par son assurance,
son génie, ses traits d’esprit décalés, son talent pour l’humour et la dérision,
ses interviews pleines de profondeur et sa photo en couverture de GQ à tout
juste dix-huit ans, le Britannique, lui, se contente de sourires placides, de
gestes de galanterie sans relief et d’apparitions impersonnelles à des
événements et des galas de charité qu’il ne choisit pas. Bref, les contours en
apparence parfaits d’un authentique prince charmant, mais sans aucune
épaisseur, aucune substance tangible. De l’avis d’Alex, le rôle de Henry est
bien plus facile à incarner que le sien…
Bon, d’accord, peut-être que, techniquement, ils sont bien rivaux. Mais
peu importe.
— O.K., madame « je sors du MIT » ! lance-t-il à Nora. Alors, quelles
sont les prévisions de notre spécialiste des chiffres pour ce mariage ?
L’intéressée lui décoche un large sourire.
— Hmm… commence-t-elle en faisant mine de ruminer le problème.
Évaluation des risques liés à l’événement : incapable de se remettre en
question, le fils de notre présidente courra à sa propre perte et foncera droit
dans le mur, en causant au passage plus de cinq cents victimes civiles.
Quatre-vingt-dix pour cent de chances que le prince Henry soit beaucoup
trop canon pour son propre bien et soixante-dix-huit pour cent de chances
qu’Alex se prenne une interdiction à vie de remettre les pieds sur le sol
britannique.
— Pas dégueu, comme probabilités, commente June. Je m’attendais
à pire.
Alex éclate de rire et le jet poursuit sa route à travers ciel.
Dans un fracas retentissant, Zahra laisse tomber une pile de magazines sur
la table d’une salle de réunion de l’aile Ouest. Un silence de mort s’installe.
— Et encore… finit par déclarer la jeune femme, sarcastique. C’est
juste ce que j’ai trouvé sur mon trajet en venant ce matin. Inutile de te
rappeler, j’imagine, que j’habite à moins de cinq cents mètres ?
Alex se penche sur les journaux étalés devant lui :
CAKEGATE À BUCKINGHAM :
Alex Claremont-Diaz déclenche la troisième
guerre mondiale
Chacun de ces gros titres s’accompagne d’une photo des
deux adversaires étalés de tout leur long dans une mare de crème fouettée,
Henry tout débraillé dans son costume trois pièces ridicule couvert de fleurs
en sucre écrabouillées, son poignet prisonnier de la main d’Alex et sa joue
barrée d’une fine entaille rouge.
Le jeune homme tente de détendre l’atmosphère :
— Tu es sûre qu’on ne devrait pas plutôt avoir cette conversation en
salle de crise ou dans le bunker ?
C’est raté. La présidente, assise de l’autre côté de la table, n’a pas l’air
de trouver cette remarque beaucoup plus amusante que sa conseillère. Par-
dessus ses lunettes, elle décoche à son fils un regard mauvais qui suffit à le
réduire au silence.
Et, à vrai dire, ce n’est pas de Zahra, la cheffe de cabinet adjointe de la
Maison-Blanche, qu’il a peur. Le bras droit d’Ellen Claremont a beau
paraître intraitable, Alex est à peu près certain qu’elle dissimule, loin aux
tréfonds de son être, une petite part de douceur. Non, il s’inquiète davantage
de la réaction de sa mère. Si, quand ils étaient plus jeunes, elle a toujours
encouragé ses enfants à exprimer leurs émotions, à la minute où elle est
devenue présidente, les relations internationales ont pris le pas sur les
sentiments. Et, entre les deux femmes, Alex n’est pas certain de savoir
à quelle sauce il préfère être mangé.
— « Selon plusieurs sources convergentes, les deux jeunes gens
auraient été vus en pleine altercation au beau milieu de la réception
quelques instants seulement avant d’aller… valser dans la meringue, lit
Ellen à voix haute, avec un suprême dédain, sur l’exemplaire du Sun qu’elle
s’est procuré de son côté.
Alex ne veut même pas savoir comment elle a réussi à mettre la main
sur l’édition papier, datée du jour même, du célèbre quotidien britannique.
Les voies d’une mère sont impénétrables, surtout quand elle est présidente
des États-Unis.
— « Or, si l’on en croit les spécialistes de la famille royale, poursuit-
elle, l’animosité entre le prince et le fils de la présidente ne date pas d’hier.
Selon l’un des proches du Britannique, leur mésentente remonterait à leur
première rencontre aux Jeux olympiques de Rio et n’aurait fait que
s’amplifier depuis, au point qu’ils ne supportent plus de se trouver dans la
même pièce. Ce n’était semble-t-il plus qu’une question de temps avant que
le jeune Alex ne se décide à opter pour une approche à l’américaine – une
violente altercation. »
— J’ai juste trébuché sur une table, je ne crois pas qu’on puisse
vraiment parler de violen…
— Alexander… le coupe sa mère avec un calme tout sauf rassurant.
Silence.
Il s’exécute aussitôt.
— « On ne peut s’empêcher de se demander, reprend-elle, si la
rancœur accumulée entre ces deux fils du gotha contribue à ce que
beaucoup d’observateurs ont appelé la “nette froideur” qui caractérise, ces
dernières années, les relations entre le gouvernement Claremont et la
couronne britannique. »
Elle écarte le magazine d’un geste brusque avant de croiser les bras.
— Vas-y, je t’en prie : encore une petite blague… dit-elle. Je meurs
d’envie que tu m’expliques ce qu’il y a de si drôle là-dedans.
Alex ouvre et referme la bouche plusieurs fois de suite sans parvenir
à produire un son.
— Ce n’est pas moi qui ai commencé ! finit-il par lâcher. Je l’ai
à peine touché, c’est lui qui m’a poussé. Si je me suis accroché à lui, c’est
pour ne pas perdre l’équilibre et…
— Mon chéri, je ne sais pas comment te le dire : qui a commencé quoi,
la presse s’en taponne, figure-toi, l’interrompt Ellen. Que ce ne soit pas ta
faute, la mère en moi est contente de l’entendre, mais la présidente, elle, n’a
qu’une envie : ordonner à la CIA de simuler ta mort pour exploiter à fond la
carte de la mère endeuillée et se faire réélire. Capice ?
Alex serre les dents. Il a l’habitude de s’attirer les foudres de l’équipe
de sa mère. Adolescent, il adorait prendre en traître ses collègues au
Congrès dans les soirées de collecte de fonds organisées par le parti en leur
signalant toutes les incohérences de leur historique de vote à la Chambre. Et
il a déjà fait la une des tabloïds pour des méfaits bien plus embarrassants
qu’une simple chute. Mais, il faut bien le dire, jamais avec des
conséquences potentiellement aussi cataclysmiques à l’échelle
internationale…
— Là, tout de suite, je n’ai pas le temps de m’occuper de cette histoire,
conclut sa mère. Alors voilà ce que tu vas faire…
Elle tire de son porte-documents un dossier qui renferme une liasse de
pièces officielles hérissées d’une forêt de petites étiquettes de couleurs
différentes. Les mots « MODALITÉS DE L’ACCORD » se détachent sur la
première page.
— Euh… marmonne Alex.
— Tu vas te réconcilier avec Henry. Tu pars samedi pour l’Angleterre,
où tu passeras tout le reste du week-end.
Il n’en croit pas ses oreilles.
— Hmm… Il n’est pas trop tard pour partir sur l’option où on simule
ma mort, plutôt ? Si ?
Elle ne prend même pas la peine de relever.
— Zahra va se faire un plaisir de t’expliquer le reste. J’ai exactement
quarante-trois réunions dans la matinée. (Elle se lève et se dirige vers la
porte, mais s’arrête malgré tout le temps d’embrasser le bout de ses doigts
et de coller ce baiser sur le crâne de son fils.) Tu es un demeuré, mais je
t’aime.
Puis elle disparaît, suivie par l’écho du cliquetis de ses talons hauts sur
le sol du couloir. Zahra s’installe sur la chaise que la présidente a laissée
vacante et l’expression de son visage ne laisse aucune place au doute : elle
préférerait encore organiser l’assassinat d’Alex – et pour de vrai, cette fois.
Il y a plus haut placé et plus influent qu’elle, techniquement, à la Maison-
Blanche, mais elle travaille aux côtés d’Ellen depuis qu’elle est sortie de
l’université de Howard (la « Harvard noire », comme on la surnomme) –
quand Alex n’avait pas encore six ans. Lorsqu’il s’agit de faire rentrer dans
le rang les membres de la famille présidentielle, elle est la seule et unique
personne de confiance.
— Très bien, voilà ce qui se passe. Pour élaborer ce plan, j’ai passé la
nuit entière en visioconférence avec le tas de charlots qui sert d’équipe au
prince : son service de com, ses attachés de presse et même son putain
d’écuyer, rien que ça. Ils ont tous un sacré balai dans le cul, au passage.
Donc tu vas me faire le plaisir de suivre mes consignes à la lettre. Pas le
moindre mot de travers, c’est clair ? Tu n’as pas intérêt à tout faire foirer,
est-ce que je me fais bien comprendre ?
Alex a beau, par-devers lui, continuer de trouver l’idée consternante de
stupidité, il s’empresse de hocher la tête. Pas convaincue pour un sou par
ces simagrées – loin de là –, Zahra poursuit tout de même vaillamment.
— Premièrement, la Maison-Blanche et la couronne britannique vont
publier une déclaration conjointe, qui présentera l’incident survenu au
mariage comme un complet accident, un simple malentendu…
— C’est la vérité.
— Et qui rappellera que vous êtes, le prince Henry et toi, très proches
depuis des années maintenant, même si vous avez rarement le temps de
vous voir.
— Euh… C’est une blague ?
— Écoute… (Zahra porte à ses lèvres son énorme thermos de café en
acier inoxydable, dont elle avale une gorgée avant de reprendre.) Le but,
pour lui comme pour toi, c’est de vous en sortir indemnes, sans trop ternir
votre image, et le seul moyen d’y parvenir, c’est de faire passer votre petit
combat de coqs pour un simple dérapage sans gravité, une explication
musclée comme dans toute bonne bromance qui se respecte. D’accord ?
Donc tu peux le vomir en privé autant que tu veux, bourrer ton journal
intime de haïkus incendiaires sur lui mais, à la seconde où tu vois un
objectif braqué sur vous, tu as intérêt à faire comme si le soleil se levait
dans son trou de balle, O.K. ? Et débrouille-toi pour qu’on y croie, ou je te
jure que tu vas le regretter !
— On voit bien que tu n’as jamais rencontré Henry ! proteste Alex. Je
suis censé faire comment, au juste ? Il a le charisme d’un chou-fleur !
— Tu n’as pas encore compris que je me contrefous de ce que tu
ressens, mon petit gars ? rétorque vertement Zahra. C’est la seule façon
d’éviter que tes conneries détournent tout le pays du vrai sujet – la
campagne de ta mère pour sa réélection. Tu veux vraiment qu’elle passe
tous les débats télévisés de l’année prochaine à expliquer au monde
pourquoi son crétin de fils s’amuse à saboter les relations de l’Amérique
avec un de ses plus anciens alliés européens ?
La réponse est non, bien entendu. Au fond de lui, Alex sait bien qu’il
est plus fin stratège que son comportement au mariage ne peut le laisser
supposer. S’il n’avait pas le Britannique à ce point dans le nez, il l’aurait
sans doute suggéré lui-même, ce plan.
— Bref… reprend Zahra. À partir de maintenant, Henry est ton
nouveau meilleur ami. Ce week-end, vous allez faire plusieurs apparitions
publiques ensemble, notamment au profit d’œuvres de bienfaisance, et en
profiter pour raconter à la presse que vous ne pouvez pas vous passer l’un
de l’autre. Et toi, tu vas sourire, acquiescer sagement et faire profil bas. Si
on te demande ce que tu penses de Henry, je veux t’entendre t’extasier
comme si tu parlais de ta première copine. Tu n’hésites pas, tu sors les
violons, compris ?
Elle glisse alors devant Alex un document couvert de listes à puces et
de tableaux de données, organisé avec une telle méticulosité qu’il aurait lui-
même pu en être l’auteur, et intitulé : « S. A. R. LE PRINCE HENRY – FICHE DE
RENSEIGNEMENTS ».
— À mémoriser, précise Zahra. Histoire que si un journaliste essaie de
te pousser à la faute, tu saches quoi répondre.
Dans la catégorie « HOBBIES ET PASSIONS », les yeux du jeune homme
s’arrêtent sur « polo » et « compétitions de voile ». Putain, je vais me tirer
une balle…
— Lui aussi, il a reçu la même fiche sur moi ? demande-t-il, au
désespoir.
— Oui. Et la rédiger, Alex, a compté parmi les moments les plus
déprimants de ma carrière, je tiens à te le dire.
Elle fait ensuite glisser jusque devant lui un deuxième document, qui
énumère cette fois ses obligations du week-end :
– Un minimum de
deux (2) publications sur les
réseaux sociaux par jour au
sujet du Royaume-Uni et/ou
de son séjour dans le pays.
– Une (1) interview en
direct dans l’émission
This Morning de la chaîne
ITV, d’une durée de
cinq (5) minutes, conforme
à la trame narrative fixée au
préalable.
– Deux (2) apparitions
conjointes en présence de
photographes :
une (1) rencontre privée et
un (1) événement public
organisé au profit d’un
œuvre de bienfaisance.
— Pourquoi c’est à moi d’y aller ? C’est lui qui m’a poussé dans cette
putain de pièce montée, après tout : ça ne devrait pas plutôt être à lui de
faire le voyage pour faire un sketch dans Saturday Night Live ou je ne sais
trop quoi ?
— Parce que c’est le mariage de son frère que tu as gâché et parce que
c’est eux, et pas nous, qui en sont pour leur poche (à hauteur de
75 000 dollars tout de même, je te le rappelle). De toute façon, on a prévu
de l’inviter à un dîner d’État dans quelques mois. Et, je te rassure, il est au
moins aussi ravi que toi de tout ce cirque.
Alex se pince l’arête du nez : le stress est déjà en train de lui filer la
migraine.
— Mais j’ai cours ! insiste-t-il.
— Tu seras de retour ici dimanche soir, heure de Washington. Et lundi,
sur les bancs de la fac, sans avoir rien raté, tu verras.
— Je n’ai vraiment aucune chance d’y échapper, c’est ça ?
— Tu as tout compris.
Il pince les lèvres. Une liste, il faut qu’il fasse une liste, et vite.
Quand il était petit, Alex avait pris l’habitude de couvrir page après
page de ses inimitables pattes de mouche une montagne de feuilles volantes
qu’il dissimulait sous le denim usagé d’une banquette placée dans une
embrasure, sous l’appui de la grande fenêtre à encorbellement de leur
maison d’Austin : traités bavards sur le rôle du gouvernement en Amérique
(de son écriture tout entortillée, avec les « g » tracés à l’envers), textes
traduits de l’anglais vers l’espagnol ou tableaux regroupant les points forts
et les faiblesses de ses camarades de primaire – bref tout et n’importe quoi,
à commencer par des listes, un très grand nombre de listes, histoire de
clarifier sa pensée… Les inventaires et les énumérations, ça l’aide
beaucoup.
Alors, voyons… Les avantages de cette manœuvre de gestion de crise
désespérée, dans l’ordre :
1) Donner un coup de pouce à la cote de popularité de sa mère.
2) Un gros historique question incidents diplomatiques, c’est sûr que
ça ne va pas jouer en sa faveur dans la carrière qu’il s’est choisie.
3) Un voyage gratos en Europe, ça ne se refuse pas.
— O.K., je suis partant, conclut-il en attrapant le dossier. Mais ça va
être une de ces corvées…
— Ah ça, j’espère bien que oui !
Le terme « Information
confidentielle » utilisé ci-
après désigne :
1. toute information que
S. A. R. le prince Henry ou
tout autre membre de la
famille royale serait amené
à présenter à l’Invité(e)
comme une « Information
confidentielle » ;
2. toute information
à caractère financier ou
patrimonial relative au
capital économique et
foncier personnel de
S. A. R. le prince Henry ;
3. tout détail architectural
des résidences royales
visitées (palais de
Buckingham, palais de
Kensington, etc.) ainsi que
tout effet personnel qu’elles
pourraient contenir ;
4. toute information
concernant la vie
personnelle ou privée de
S. A. R. le prince Henry qui
n’apparaîtrait ni dans les
discours, ni dans les
communiqués royaux
officiels, ni dans les
biographies approuvées par
la couronne, y compris
toute relation personnelle
ou privée que l’Invité(e)
pourrait entretenir avec
S. A. R. le prince Henry ;
5. toute information
sauvegardée sur les
appareils électroniques
personnels de S. A. R. le
prince Henry…
EN IMAGES : le week-end
londonien d’Alex
Alex est en plein cours de politique générale, penché sur ses notes,
lorsque lui parvient le premier message.
C’est ton portrait tout craché !
Suit la photo d’un écran d’ordinateur figé sur un gros plan du chef des
Ewoks, Chirpa, dans Le Retour du Jedi – minuscule boule de poils à la fois
despotique, furibarde et mignonne à croquer.
(C’est Henry, au fait.)
Alex lève les yeux au ciel mais n’en ajoute pas moins ce nouveau
contact à son répertoire : « SAR Prince Tête de gland », assorti d’un bel
émoji tas de caca pour faire bonne mesure.
Il n’a – pour être honnête – aucune intention de répondre mais, en
tombant sur la une de People une semaine plus tard, il ne peut pas résister.
« LE PRINCE HENRY PASSE L’HIVER AU CHAUD » titre le magazine au-dessous
d’un cliché de l’intéressé nonchalamment étendu sur une plage australienne
dans un short de bain aussi court et moulant que sa couleur – bleu marine –
est sage.
Ça en fait, des grains de beauté !!! envoie-t-il avec une photo de la couverture.
Trop de mariages entre cousins ?
Sa victime riposte au bout de quarante-huit heures, avec la capture
d’écran d’un tweet du Daily Mail : « Alex Claremont-Diaz, bientôt papa ? »
Commentaire : Mais je ne comprends pas, mon chéri, on avait pourtant pris nos précautions !
La surprise arrache à Alex un rire assez sonore pour lui valoir une
expulsion manu militari du point hebdomadaire que Zahra impose chaque
semaine aux deux enfants de la présidente. Alors comme ça, Henry a de
l’humour ? Le jeune Texan ajoute cette nouvelle information à son dossier.
Il s’avère aussi que le Britannique a la particularité de multiplier les
messages pour tromper l’ennui dans les moments creux entre
deux obligations : trajets en voiture d’une apparition publique à l’autre,
comptes rendus réguliers sur la longue liste des propriétés foncières de sa
famille… ou même lorsqu’il se retrouve soumis – de mauvaise grâce mais
pour la plus grande joie de son homologue américain – à une séance de
vaporisation d’autobronzant.
Sans aller jusqu’à dire qu’il apprécie le prince – le terme serait
excessif –, Alex doit bien admettre qu’il savoure de plus en plus le rythme
enlevé de leurs débats. Il sait bien qu’il parle trop et qu’il ne parvient pas
à tempérer ni ses émotions ni leur expression. Mais s’il dissimule en général
ce travers sous dix couches de charme, pourquoi se donner le moindre mal,
dans ce cas précis ? Il se fiche bien, au fond, de ce que Henry pense de lui.
Au lieu de ça, il se montre aussi intenable et azimuté que ça lui chante et,
à sa grande surprise, le petit-fils de la reine d’Angleterre contre-attaque
à coup de remarques cinglantes et de traits d’esprit saisissants.
Résultat, pour échapper à l’ennui ou au stress – ou à chaque fois qu’il
patiente devant la machine à café –, Alex se surprend à consulter son
téléphone dans l’attente d’une nouvelle notification. Un jour, c’est un
commentaire sarcastique de Henry sur un passage équivoque dans sa
dernière interview, le lendemain, une réflexion insolite sur les mérites
comparés des bières anglaise et américaine, le surlendemain, une photo de
David, le royal roquet, emmitouflé dans une écharpe Serpentard. (Mais bien
sûr, mec, même pas en rêve : toi, tu es un Poufsouffle pur jus, réplique Alex – pique suivie
d’un démenti immédiat : c’est le chien, pas son maître, qui revendiquait son
appartenance à la noble maison, bien sûr.)
Bribe par bribe, il se forme ainsi une idée de la vie du prince, à travers
une étrange combinaison de SMS et de consultation de ses réseaux sociaux
(méticuleusement gérés par Shaan). L’écuyer n’est d’ailleurs pas loin de
fasciner le jeune Américain – et ce, un peu plus à chaque mention que
Henry fait de lui. Elles vont de : Je t’avais dit que Shaan avait une moto ? jusqu’à :
Shaan est encore au téléphone avec le Portugal.
Il devient vite évident que la fiche de renseignements transmise à la
Maison-Blanche omettait les détails les plus intéressants de la personnalité
du prince – à moins, bien sûr, que le contenu n’en ait carrément été inventé
de toutes pièces. Le péché mignon de Henry, par exemple, n’est pas la
tourte à l’agneau mais la barquette de falafels d’un petit libanais
à dix minutes du palais. Et le jeune homme – en pleine année de césure
après la fin de ses études – consacre pour l’instant la majorité de son temps
à diverses associations caritatives un peu partout dans le monde, dont la
moitié ont été fondées par son meilleur ami, Pez.
Au fil des jours, Alex découvre un Henry passionné de mythologie
gréco-romaine et capable, pour peu qu’on l’y encourage, de débiter de
mémoire la composition de plusieurs dizaines de constellations. Le jeune
Texan en apprend beaucoup, beaucoup plus qu’il ne l’aurait souhaité sur les
détails fastidieux de la navigation à voile (aux pavés que lui pond le prince
sur le sujet, il se contente de répondre, huit heures plus tard, un laconique :
cool). Et si le Britannique ne jure que rarement, au moins n’a-t-il pas l’air de
trop se formaliser des nombreuses obscénités qui envahissent les messages
de son correspondant.
Dans leurs conversations, la sœur de Henry, Béatrice (Béa pour les
intimes), revient souvent… Rien d’étonnant, d’ailleurs, puisqu’elle habite,
elle aussi, au palais de Kensington. Il devient vite évident que tous
deux sont très proches – beaucoup plus que de l’aîné, Philip. Les
deux garçons échangent donc leurs impressions sur les vicissitudes de la vie
de petit frère.
Attends… Ne me dis pas que Béa, elle aussi, te forçait à essayer ses robes quand vous étiez
petits ?
Est-ce que June irait te piquer ton reste de curry dans le frigo en pleine nuit comme une
gamine des rues affamée tout droit sortie de chez Dickens ? Parce que ma sœur, elle, c’est tout le
temps…
Le meilleur ami du prince, Pez, passe encore plus souvent dans le
champ de la caméra. C’est un personnage si atypique, si fascinant qu’Alex
n’en revient pas qu’il ait pu un jour se lier d’amitié avec un garçon comme
Henry – le genre de gus capable, lui, de gloser des heures entières sur la
poésie de Byron à moins que vous ne le menaciez de bloquer son numéro.
Percy, en revanche, semble toujours en vadrouille de par le monde, lancé
dans les aventures les plus folles – du base-jump en Malaisie à la
dégustation de bananes plantains en compagnie d’un mystérieux individu
qui pourrait bien être Jay-Z, quand il ne débarque pas au restau pour
déjeuner vêtu d’une veste Gucci en cuir rose fuchsia, bardée de clous. Le
reste du temps, on peut en général le trouver à l’autre bout de la planète,
occupé à créer de toutes pièces une nouvelle organisation à but non lucratif.
Un tel déploiement d’énergie ne peut que forcer le respect.
Le jour où il s’aperçoit que Henry non seulement connaît le nom de
code utilié pour June par les services secrets – « Fleur de lupin »,
l’emblème du Texas –, mais plaisante aussi librement sur la mémoire
photographique de Nora (flippante, il est vrai), Alex finit par se rendre
à l’évidence : lui aussi – alors qu’en temps normal, il protège pourtant
jalousement la vie privée des deux jeunes filles – a beaucoup parlé de ses
proches. Plus étrange encore, il faut un échange de tweets, devenu viral,
entre June et le prince (tous deux se félicitent du culte commun qu’ils
vouent à la version sortie en salles en 2005 d’Orgueil et Préjugés) pour
qu’il comprenne à quel point il a été loquace.
— Si les e-mails de Zahra te collaient ce sourire béat, ça se saurait !
marmonne Nora par une belle après-midi.
Bien décidée à en avoir le cœur net, elle se penche par-dessus l’épaule
d’Alex, qui la rembarre d’un coup de coude.
— À chaque fois que tu regardes ton portable, tu tires la même tête
d’andouille, insiste-t-elle. Tu écris à qui ?
— D’abord, je ne vois pas du tout de quoi tu parles. Ensuite,
à personne, rétorque l’intéressé.
Sur l’écran, au creux de sa paume, est affiché un message de Henry. En
réunion avec Philip. Soporifique à se tirer une balle. Quand je me serai pendu avec ma propre
cravate, promets-moi de ne pas laisser les journaux salir ma mémoire.
Mais, loin de battre en retraite, Nora essaie carrément de lui arracher
son téléphone.
— Attends… Non, ne me dis pas que tu t’es remis à mater des vidéos
de Justin Trudeau en train de parler français ?
— Mais n’importe quoi, d’où tu sors ça ?
— Tu te fous de moi ? Je t’ai choppé au moins deux fois à te repasser
ses interviews en boucle depuis que tu l’as rencontré à ce dîner d’État, l’an
dernier ! rétorque-t-elle sans se formaliser le moins du monde du majeur
que lui présente sans sourciller le jeune homme. Ou alors… Non, je sais,
c’est une nouvelle fan-fiction sur toi ? Je parie que j’ai mis dans le mille !
Et toi, tu ne me dis rien, espèce de traître ! Alors, tu t’envoies en l’air avec
qui, cette fois ? Au fait, tu l’as lue, la dernière que je t’ai envoyée, celle
avec Macron ? Je te jure, c’était du délire !
— Arrête maintenant, ou bien j’appelle Taylor Swift pour lui dire que
tu as changé d’avis et que tu seras ravie d’assister à sa prochaine soirée du
4 juillet, finalement !
— Ça, monsieur, c’est déloyal ! Il est beau, le futur politicien !
Réponse proportionnée, mon cul !
Plus tard dans la soirée, une fois seul à son bureau, il répond enfin
à Henry :
C’était quoi, cette réunion ? Vous avez décidé lesquels de tes cousins vont devoir se marier
entre eux pour vous permettre de reconquérir Castral Roc ?
Ha ha, très drôle. J’aurais préféré, figure-toi… Le sujet du jour : les finances de la couronne.
J’entendrai Philip répéter « retour sur investissement » dans tous mes cauchemars jusqu’à ma mort.
Alex lève les yeux au ciel, tout seul dans sa chambre, avant de
répliquer : Pauvre chou, tout cet argent sale… Trop dur de devoir gérer le patrimoine d’un empire
construit sur le sang et la sueur des autres !
Henry ne met qu’une minute à réagir.
C’était justement le sujet de la réunion : je voudrais renoncer à l’allocation que me verse le
palais. Mon père nous a laissé assez d’argent pour vivre et je préférerais couvrir mes dépenses avec
ça plutôt qu’avec la rançon de… bah, de siècles de génocides, en gros. Philip m’a ri au nez, figure-
toi.
Le jeune Texan parcourt deux fois le paragraphe pour s’assurer qu’il
l’a bien lu.
Je suis (vaguement) impressionné.
Il fixe l’écran, et sa propre réponse, plusieurs secondes de plus que
nécessaire, soudain inquiet d’avoir écrit une bêtise. Il secoue la tête, pose
son téléphone, le verrouille… Change aussitôt d’avis, le reprend et le
déverrouille. Là, sous son dernier message, trois points de suspension
clignotent sur l’écran. Il repose son téléphone. Détourne le regard. Y
revient.
Bah, on ne peut pas vouer un véritable culte à Star Wars sans finir par comprendre qu’un
empire, ce n’est jamais une très bonne chose !
Il n’y a pas à dire, Alex aimerait bien que Henry arrête de dégommer
un à un tous ses préjugés…
SAR Prince Tête de gland
Quelle cravate ?
merci du compliment !
17 nov. 2019, 11:04
Les parents d’Alex n’ont pas attendu de se séparer pour adopter une
étrange habitude : chacun l’appelle par le nom de l’autre à chaque fois que
l’attitude du jeune homme traduit un trait de caractère évidemment hérité de
leurs belles-familles respectives – une petite manie qui perdure aujourd’hui
encore. Il suffit qu’il se laisse aller à trop parler à la presse pour que sa mère
le convoque dans son bureau pour le gratifier d’un : « Du calme, Diaz ! Et,
la prochaine fois, tu me feras le plaisir de te maîtriser un peu ! » De même,
s’il se met tout seul dans le pétrin à force d’obstination, son père lui envoie
un SMS : « Laisse tomber, Claremont. Il faut lâcher l’affaire, maintenant. »
Assise à sa table de travail, la commandante en chef des forces armées
soupire en reposant devant elle un article titré : « LE SÉNATEUR OSCAR DIAZ
DE RETOUR À WASHINGTON POUR PASSER LES FÊTES EN FAMILLE AVEC SON EX-
FEMME, LA PRÉSIDENTE CLAREMONT ». Comme tous les ans, leur père s’est
envolé depuis la Californie pour venir fêter Noël avec eux, et tant mieux,
d’ailleurs – sauf que la nouvelle se retrouve en page intérieure dans le
Washington Post. Et le plus étrange, c’est encore qu’Alex n’en pense plus
rien ou presque.
Il regarde sa mère faire la moue en pliant et dépliant tour à tour l’index
et le majeur de sa main droite – deux indices incontestables de sa nervosité,
des tics qui ressurgissent à chaque fois qu’elle s’apprête à passer du temps
en compagnie de son ex.
— Tu sais, lui lance son fils depuis l’un des sofas du Bureau ovale où
il s’est affalé avec un livre, tu pourrais demander à quelqu’un de te trouver
une cigarette.
— Silence, Diaz.
Elle a fait préparer la chambre Lincoln pour leur père, mais elle
n’arrête pas de demander au personnel de maison d’y placer un certain
nombre d’ornements, avant de changer aussitôt d’avis. Entre deux crises
décoratives, Léo, imperturbable, s’attèle à l’amadouer à grands renforts de
compliments. C’est à se demander quel homme sain d’esprit, à part lui,
pourrait rester marié avec leur mère. Leur père, en tout cas, n’y est pas
parvenu.
En bonne médiatrice (elle tente inlassablement de préserver
l’harmonie), June est dans tous ses états. Si les réunions familiales sont bien
le seul type de situation ou presque qu’Alex préfère observer à bonne
distance, sans s’impliquer – quitte à appuyer de temps à autre là où ça fait
mal, quand l’intérêt des débats semble l’exiger –, sa sœur, elle, se fait un
devoir de s’assurer qu’aucun des précieux bibelots d’époque de la Maison-
Blanche ne finira en miettes comme l’année précédente.
Leur père arrive enfin, barbe et costume impeccablement taillés,
entouré d’une nuée d’agents des services secrets. En dépit de ses préparatifs
minutieux, c’est à peine si June ne brise pas elle-même l’un des vases de
l’entrée en se catapultant dans ses bras. Tous deux disparaissent illico au
tournant du couloir avec, pour destination, la boutique de chocolats installée
dans les sous-sols de la Résidence. Tandis que s’éloigne peu à peu le son de
la voix d’Oscar, qui n’en finit plus de s’extasier sur le dernier article
d’opinion de sa fille pour la version web de The Atlantic, Alex et sa mère
échangent un regard entendu. Leur famille est vraiment prévisible,
parfois…
Le lendemain, après avoir jeté à Alex un coup d’œil qui signifie en
substance : « Suis-moi et laisse ta mère en dehors de tout ça », son père
l’entraîne jusque sur le balcon Truman.
— Joyeux Noël, mijo ! lance-t-il en souriant, une fois à l’extérieur. Ah,
bordel, ce que je suis content de te voir !
Le jeune homme se met à rire et laisse Oscar le serrer dans ses bras,
aussitôt submergé par la même éternelle odeur de sel, de fumée et de cuir
mêlés. Quand ils étaient petits, leur mère se plaignait toujours d’avoir
l’impression de vivre dans un fumoir.
— Joyeux Noël, ’pa.
Le sénateur rapproche de la balustrade l’un des fauteuils où il
s’installe, ses bottes rutilantes calées sur le garde-fou. Oscar Diaz
n’apprécie rien tant qu’un beau panorama.
Alex se perd dans la contemplation de l’immense pelouse enneigée qui
s’étale à leurs pieds, de l’obélisque du Washington Monument dressée droit
vers le ciel au bâtiment Eisenhower à l’ouest, avec ses toits indentés de
mansardes à la française – que Truman détestait d’ailleurs. À côté de lui, le
sénateur sort un cigare de sa poche et, selon le rituel qu’il applique avec le
même soin depuis des années, le coupe puis l’allume. Après en avoir tiré
une bouffée, il le passe à son fils.
— Ça ne te fait jamais marrer de penser à quel point ce petit tableau a
le pouvoir d’énerver un paquet d’abrutis ?
D’un geste, il englobe la scène : deux Mexicains, les pieds sur la
rambarde où tant de chefs d’État ont dégusté leurs croissants du matin.
— Tout le temps, rétorque le jeune homme.
Ravi de sa propre impudence, le sénateur rit de bon cœur. Il est accro
à l’adrénaline : escalader des montagnes, plonger dans des cavités
souterraines, tester les limites de la patience d’Ellen… Flirter avec la mort,
en gros. À l’exact opposé de la manière dont il aborde son travail ou son
rôle de parent – avec méthode et précision pour l’un, souplesse et
indulgence pour l’autre.
Son fils est ravi de le voir davantage, ces dernières années, que du
temps du lycée : Oscar passe en effet la majeure partie de son temps
à Washington. Les sessions parlementaires les plus chargées donnent
l’occasion aux trois membres de Los Bastardos de se réunir le soir après le
boulot : chaque semaine, Alex, son père et Rafael Luna déblatèrent sur tout
et sur rien autour d’une petite bière dans le bureau du sénateur californien.
Autre bon côté de ce récent rapprochement géographique : leurs parents ont
été forcés de passer du stade de la destruction mutuelle garantie à la phase
actuelle, plus harmonieuse, où la famille a la chance de fêter Noël une seule
fois au lieu de deux.
À mesure que les jours passent, le jeune homme se surprend à se
rappeler de temps à autre – rien qu’une seconde – combien vivre tous
ensemble sous le même toit lui manque.
Son père a toujours été le cordon bleu de la famille. L’enfance d’Alex
fleurait bon le fumet des poivrons, des oignons et de la viande hachée
revenus dans la cocotte de caldillo – un ragoût sud-américain – pendant que
les masa, les tortillas de maïs, attendaient sagement leur tour sur la planche
à découper. Il revoit encore sa mère pester, pliée en deux de rire, quand, en
ouvrant le four pour y enfourner l’un des bagels tomate-mozza dont elle
raffole, elle découvrait qu’Oscar, à la mexicaine, l’avait rempli à ras bord de
poêles et de casseroles. Ou quand elle attrapait dans le frigo le beurrier pour
le trouver rempli de salsa verde faite maison. Qu’est-ce qu’ils ont pu rigoler
dans cette cuisine toujours pleine de chaleur et de bonne humeur, de bonne
bouffe et de bonne musique, où les enfants s’attablaient le soir pour faire
leurs devoirs et où défilaient toute l’année des ribambelles de cousins !
Sauf qu’ensuite, cette même pièce avait résonné de cris de colère, puis
de longues périodes de silence. Bientôt, les enfants étaient devenus des
adolescents, leurs deux parents des élus au Congrès, et Alex à la fois
délégué des élèves au conseil d’administration, co-capitaine de son équipe
de lacrosse, roi du bal de fin d’année et major de sa promo. Très vite – et
c’était précisément le but –, il n’avait tout simplement plus eu le temps de
se morfondre sur le naufrage de leur vie de famille.
Malgré tout, son père a déjà passé trois jours à la Résidence sans
incident alors, quand Alex l’aperçoit une après-midi dans les cuisines, en
train de jeter une poignée de poivrons dans une marmite en plaisantant avec
deux des cuistots, il se dit que… Eh bien, que ce ne serait pas plus mal si
ses visites pouvaient se répéter plus souvent.
Zahra doit passer Noël en famille à la Nouvelle-Orléans – mais
uniquement parce que, d’abord, la présidente a insisté, ensuite, sa sœur
vient d’accoucher et, enfin, Amy a tricoté une grenouillère au nouveau-né et
menacé de poignarder la jeune femme si elle n’allait pas la lui porter en
personne. Le repas de fête des Claremont-Diaz est donc avancé à la veille
de Noël afin que la conseillère puisse être des leurs. Car, malgré les
innombrables nuits blanches qu’elle a passées à maudire les noms de leurs
ancêtres jusqu’à la dixième génération, elle fait partie de la famille : hors de
question de fêter ça sans elle.
— Joyeux Noël, Zaza ! lui lance Alex d’un ton enjoué lorsqu’il arrive
devant la plus petite des deux salles à manger de la Résidence, située au
rez-de-chaussée.
En guise de tenue de fête, la cheffe de cabinet adjointe de la Maison-
Blanche porte un col roulé rouge tout ce qu’il y a de plus sobre, et Alex, un
pull orné de guirlandes d’un vert éclatant. Un grand sourire aux lèvres, il
presse un bouton caché à l’intérieur de sa manche et le haut-parleur fixé
à proximité de son aisselle droite se met à jouer Mon beau sapin.
— Deux jours sans te voir… j’ai tellement hâte ! soupire Zahra sans
parvenir à dissimuler la pointe d’indéniable affection qui perce dans sa
voix.
Cette année, comme leurs grands-parents paternels sont en voyage, le
dîner se déroule en petit comité. La table est dressée pour six convives
seulement, même si les assiettes de porcelaine blanche rehaussée de
filigranes dorés étincellent de tous leurs feux. La soirée démarre dans une
atmosphère pleine de chaleur, au point qu’Alex en oublierait presque que
c’est loin d’être toujours le cas…
Jusqu’à ce que le thème de la conversation dévie vers les élections.
C’est Oscar qui ouvre le bal, sans lever les yeux de la pièce de viande qu’il
coupe avec précaution :
— Je me disais que, cette fois-ci, je pourrais peut-être participer à la
campagne.
À l’autre extrémité de la table, Ellen pose aussitôt sa fourchette :
— Pardon ?
Le sénateur hausse les épaules sans cesser de mâcher sa bouchée de
nourriture.
— Tu sais bien… finit-il par répondre. Faire quelques déplacements,
aller à la rencontre des électeurs, prononcer un ou deux discours… Être l’un
de tes porte-parole.
— C’est une blague ?
C’est au tour d’Oscar de poser ses couverts sur la nappe – un petit
bruit sourd qui semble annoncer le pire : « Et meeerde. » Assis en face de sa
sœur, Alex la cherche du regard.
— Tu trouves vraiment l’idée si mauvaise ? s’étonne leur père.
— On en a déjà parlé avant ma première campagne, réplique Ellen,
dont le ton se fait d’entrée abrupt. Les électeurs n’aiment pas les femmes,
mais les mères et les épouses, oui. Ils aiment les familles unies. Leur
rappeler que j’ai divorcé en poussant mon ex-mari sur le devant de la scène,
c’est bien la dernière des choses à faire.
L’intéressé lâche un petit rire sans joie.
— Et quoi ? Tu prévois de le faire passer, lui, pour leur père, c’est ça ?
— Oscar, intervient Léo, jamais je ne…
— Mais ce n’est pas la question ! l’interrompt la présidente.
— Ça pourrait booster ta cote de popularité, insiste le sénateur. La
mienne se porte pas mal, mieux que la tienne quand tu étais à la Chambre,
El.
— Et c’est reparti, glisse Alex à son beau-père.
Assis à sa droite, Léo conserve une expression d’une sérénité et d’une
neutralité admirables.
— Nos études sont formelles, Oscar ! O.K. ? (La voix d’Ellen, qui a
plaqué ses deux paumes sur la table, est montée d’une octave et de quelques
décibels.) Les chiffres le montrent : les indécis ont tendance à pencher en
ma défaveur quand on leur rappelle mon divorce !
— Mais tout le monde sait que tu es divorcée !
— La cote d’Alex est bonne ! s’écrie la présidente, arrachant une
grimace à ses deux enfants. Celle de June aussi !
— C’est la chair de ta chair, pas des chiffres, Ellen !
— Arrête ça tout de suite, crache-t-elle. Tu sais très bien que je n’ai
jamais dit une chose pareille.
— Parce que tu ne les utilises jamais comme si c’était le cas, peut-
être ?
— Comment oses-tu, mais comment oses-tu me jeter une accusation
pareille au visage quand tu n’hésites pas une seconde à les exhiber en public
à la moindre de tes réélections ? assène-t-elle en fendant l’air de sa main.
S’ils ne portaient que mon nom, tu aurais plus de mal et tu le sais ! Ça
simplifierait d’ailleurs pas mal de choses… C’est le nom sous lequel les
gens les connaissent, de toute façon !
— Stop ! intervient sa fille d’une voix suraiguë. Personne ne touche
à aucun de nos noms !
— June… soupire leur mère.
Encouragé par la réaction de leur enfant, Oscar insiste.
— J’essaie juste d’apporter ma pierre, Ellen !
— Je n’ai pas besoin de ton aide pour remporter une élection, merci
bien ! réplique l’intéressée en abattant sa paume sur la table avec tant de
force qu’elle en fait trembler la vaisselle. Je n’en ai eu besoin ni pour entrer
au Congrès, ni pour être élue présidente… et pas plus aujourd’hui, figure-
toi !
— Tu ferais mieux de t’inquiéter un peu de ce qui t’attend ! Tu crois
vraiment qu’en face, ils vont t’affronter à la loyale, cette fois ? Huit années
d’Obama, et maintenant, toi ? Ils sont fous de rage, Ellen, Richards veut ta
peau ! Il faut que tu sois fin prête !
— Mais qu’est-ce que tu crois ! Tu penses vraiment que je n’ai pas
déjà toute une équipe sur le coup ? Je suis la présidente des États-Unis,
putain de merde ! Je me passerai de tes grands airs et de ta… de ton…
— Condescendance ? Paternalisme ? suggère Zahra.
— De ton paternalisme à deux balles ! termine sa patronne en hurlant,
les yeux exorbités, un doigt accusateur pointé sur son ex-mari. Quand je
pense que tu essaies de m’expliquer comment fonctionne une course à la
présidence !
Furieux, le sénateur jette sa serviette sur la nappe.
— Toujours ta putain de tête de mule…
— Mais je t’emmerde, Oscar !
— Maman ! la reprend June avec indignation.
— Vous allez arrêter, oui ? s’entend tout à coup crier Alex avant même
d’avoir pris consciemment la décision de s’interposer. Non mais
j’hallucine ! On ne peut pas se retenir de s’écharper juste le temps d’un
dîner ? C’est Noël, bordel de merde ! Vous êtes censés diriger le pays, tous
autant que vous êtes. Calmez-vous, un peu !
Il repousse sa chaise et quitte la salle au pas de charge – il sait bien
qu’il en fait toute une montagne et qu’il passe sans doute pour un enfant
gâté, mais il s’en fiche pas mal. Arrivé dans sa chambre, il claque la porte
derrière lui avant d’ôter rageusement son pull à la mords-moi-le-nœud, qu’il
précipite contre le mur. Le chandail émet une série de fausses notes
pathétiques en retombant au sol.
Ce n’est pas qu’Alex ne perde jamais son sang-froid comme il vient
juste de le faire… Non, le problème, c’est qu’en général, il n’explose pas
devant sa famille. Pour la bonne et simple raison qu’en général, il ne se
mêle pas de leurs histoires.
Il sort de sa commode un vieux maillot de lacrosse et l’enfile. Quand il
se retrouve nez à nez avec son propre reflet dans le miroir placé à côté de sa
penderie, il se revoit soudain à douze ou treize ans, bouleversé par les
disputes de ses parents, mais incapable d’y changer quoi que ce soit. Sauf
qu’aujourd’hui, il n’a même plus la possibilité d’ajouter une longue liste de
cours renforcés à son emploi du temps histoire d’oublier ses problèmes.
Sans réfléchir, il tend la main vers son téléphone. Son cerveau est un
peu comme un véhicule qui ne démarre pas à moins d’avoir deux passagers
à bord : quand son travail ne lui tient pas compagnie, il a besoin de
quelqu’un pour l’aider à réfléchir.
Mais Nora fête Hanoucca dans le Vermont et il ne veut pas la déranger.
Quant à Liam, son meilleur ami du temps du lycée, Alex lui a à peine parlé
depuis qu’il s’est installé à Washington.
Ce qui ne lui laisse qu’une seule possibilité…
— Allons bon, qu’est-ce que j’ai encore fait, cette fois ? Que me vaut
cet honneur ? demande la voix grave de Henry, tout ensommeillée.
En fond sonore, on entend un air de musique – Douce nuit, semble-t-il.
— Salut, euh… désolé. Je sais qu’il est tard, qu’on est le 24 décembre,
et tout ça. Tu es sûrement en train de dîner en famille, je viens juste de m’en
rendre compte. Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé avant. Ça doit
être pour ça que je n’ai pas d’amis, je suis un abruti. Désolé, bon bah, je
vais… euh…
— C’est bon, c’est bon, l’interrompt Henry. Ça va. Il est deux heures
et demie du matin, ici, tout le monde est couché. Enfin, sauf moi et Béa.
Béa, tu veux lui faire un coucou ?
— Hello, Alex ! lance aussitôt une voix claire à l’autre bout du fil,
entre deux gloussements de rire. Alors il faut que tu saches que Henry porte
un pyjama avec un magnifique imprimé sucres d’orge, et…
— Et ce sera tout, merci ! reprend soudain la voix du prince dans le
haut-parleur, accompagnée d’une espèce de bruit étouffé, comme si Béa
venait de se prendre un oreiller dans la figure. Qu’est-ce qui se passe,
alors ? Dis-moi.
— Désolé… Je sais que c’est bizarre, en plus tu es avec ta sœur, et…
euh… En fait, ça craint, mais je n’avais personne d’autre à appeler qui soit
réveillé à cette heure-ci, ou dispo… Et je sais bien qu’on n’est, euh… pas
vraiment amis, et en plus je ne parle jamais de ces trucs-là d’habitude mais,
bref, voilà : mon père est venu passer Noël avec nous, et ma mère et lui,
quand tu les mets dans la même pièce plus d’une heure, on dirait
deux requins qui se disputent un cadavre de bébé phoque. Ce soir, ils ont
commencé à se mettre sur la gueule bien comme il faut, et je ne devrais pas
en faire tout un plat vu qu’ils sont déjà divorcés de toute façon, mais je ne
sais pas ce qui m’a pris, je viens de péter une cannette. J’aurais juste voulu
qu’ils fassent une trêve, pour une fois, histoire qu’on puisse fêter
Noël comme… comme des gens normaux. Tu vois ?
Cette tirade est suivie d’un long silence, puis Henry murmure :
— Ne quitte pas. (Puis il couvre le téléphone de la main et se lance
dans un aparté.) Béa, tu peux nous laisser une minute ? Mais non, n’importe
quoi… Oui, tu peux prendre les gâteaux. (Il place de nouveau le portable
à son oreille.) O.K., c’est bon, je t’écoute.
Alex pousse un soupir. Tout en se demandant vaguement ce qu’il est
en train de faire, il continue sur sa lancée et raconte péniblement le divorce
de ses parents : les années de disputes et de mésentente, le jour où, en
rentrant d’un week-end en camp scout, il a découvert que son père avait
déménagé, les nuits passées dans la lumière bleue de la piscine, un pot de
Helados à la main…
Se dévoiler ainsi ne le met pas aussi mal à l’aise qu’il aurait pu le
croire. Avec Henry, il n’a jamais pris la peine de se surveiller. Depuis le
premier jour, il s’exprime sans aucun filtre : au départ, parce qu’il s’en
tamponnait sincèrement de l’opinion du prince – et, à présent, parce
qu’entre eux, c’est comme ça, c’est devenu une habitude. Peut-être
qu’aborder des sujets aussi intimes devrait lui paraître bien différent de
rouspéter sur son emploi du temps trop chargé à longueur de SMS, mais ce
n’est pas le cas.
Lorsqu’il termine de raconter l’incident du dîner, il s’aperçoit qu’il
parle déjà depuis une heure.
— Écoute… déclare Henry. Moi, j’ai l’impression que tu as fait de ton
mieux.
Ça alors… Le jeune Texan en oublie ce qu’il s’apprêtait à ajouter. On
lui répète souvent qu’il est brillant, mais beaucoup plus rarement qu’il a fait
ce qu’il fallait, qu’il est à la hauteur. Qu’il en vaut la peine.
Avant qu’il ait pu réfléchir à une réponse, on frappe à sa porte.
Trois petits coups – June.
— Ah… O.K., écoute, euh… merci, murmure-t-il tandis qu’elle pousse
le battant. Je vais devoir te laisser, là.
— Alex…
— Mais en tout cas… merci, termine le jeune homme, qui préférerait
éviter d’avoir à avouer à sa sœur l’identité de son interlocuteur. Joyeux
Noël. Et bonne nuit.
Il raccroche, puis repose son téléphone sur sa table de chevet, tandis
que June s’assied sur son lit. Drapée dans son peignoir rose, les cheveux
humides, elle sort tout juste de la douche.
— Ça va ? lui demande-t-elle, soucieuse.
— Oui, tout va bien, la rassure Alex. Désolé, je ne sais pas ce qui m’a
pris. Je ne voulais pas partir en vrille comme ça, mais je… j’ai l’impression
d’être tout le temps… un peu à côté de la plaque, en ce moment.
— Ce n’est rien, tu sais, murmure-t-elle. (Elle rejette ses mèches
mouillées par-dessus son épaule en arrosant son frère au passage.) Si tu
m’avais vue, les derniers six mois, à la fac… j’étais complètement chtarbée.
J’étais capable de passer mes nerfs sur le premier venu. Alex… Tout le
poids du monde ne repose pas sur tes épaules, tu le sais, ça ? Ils ont le droit
d’être à la ramasse et de s’étriper – et au fond, ça les regarde…
— Je sais bien, ne t’inquiète pas, ça va, répond-il par réflexe. (Comme
June incline la tête sur le côté d’un air sceptique, il lui tape le genou du bout
des orteils.) Alors, ça s’est terminé comment après mon départ ? Ils ont fini
d’éponger le sang sur le tapis ?
La jeune fille soupire, puis lui rend son petit coup de pied.
— Ne me demande pas comment, mais la conversation a bifurqué sur
le bon vieux temps où ils formaient un couple de politiciens de premier plan
tous les deux, avant le divorce. Ensuite, maman s’est excusée et on a eu
droit au quart d’heure whisky et nostalgie jusqu’à ce que tout le monde
monte se coucher. Enfin, bref, tout ça pour dire que tu avais raison, conclut-
elle avec une petite moue désabusée.
— Tu ne trouves pas que j’en ai rajouté ?
— Non, t’inquiète. Même si, pour être honnête, je suis plutôt d’accord
avec papa. Parfois, maman est… enfin tu sais bien… pas facile à vivre.
— Ouais, mais c’est aussi ce qui lui a permis d’arriver là où elle est.
— Et… ça ne te pose jamais problème ?
Alex hausse les épaules.
— Je ne pense pas que ça en fasse une mauvaise mère.
— Pour toi, peut-être. (Aucun reproche, aucun ressentiment ne point
dans sa voix, il s’agit d’une simple observation.) Le profit qu’on tire de son
éducation dépend beaucoup de ce qu’on attend d’elle, je trouve. Ou de ce
que tu peux faire pour elle.
Alex préfère éluder le commentaire de sa sœur :
— Et puis, en même temps, ce qu’elle dit, ça me parle. Aujourd’hui
encore, ça me fout les glandes que papa ait décidé comme ça, un beau
matin, de faire ses valises et d’aller s’installer à l’autre bout du pays juste
pour pouvoir se présenter aux sénatoriales.
— C’est vrai, mais en quoi c’est différent de ce qu’elle fait ? Tout ça,
c’est de la politique, point barre. Simplement, papa n’a pas tort quand il dit
que maman attend des choses de nous et exige l’excellence sans toujours
nous accorder, en échange, d’autres trucs qu’un parent est en général censé
donner à ses enfants.
À peine Alex a-t-il ouvert la bouche pour répondre que le téléphone de
June se met à vibrer dans la poche de son peignoir. Elle le sort et jette un
coup d’œil à l’écran.
— Ah ! Hmm…
— Quoi ?
— Non, rien… (D’un coup de pouce, elle ouvre le SMS.) Juste un
message d’Evan qui me souhaite un joyeux Noël.
— Ton ex, celui qui vit en Californie ? Vous vous écrivez toujours ?
Absorbée par la réponse qu’elle est en train de taper, sa sœur se
mordille les lèvres d’un air absent.
— Oui, de temps en temps.
— Cool, marmonne Alex. Je l’aimais bien, ce gars.
— Et moi donc… souffle June avant d’éteindre son portable, qu’elle
lâche sur le lit en clignant une ou deux fois des yeux comme si elle sortait
d’un rêve. Alors, qu’est-ce que Nora en a pensé ?
— Quoi ?
— Tu étais bien au téléphone quand je suis entrée ? Qui ça pourrait
être d’autre ? Il n’y a qu’à elle que tu fais ce genre de confidences.
Inexplicablement, une rougeur insidieuse empourpre la nuque d’Alex.
— Ah… Euh, non. En fait, ça va te paraître bizarre, mais je parlais
avec… Henry.
Les sourcils de June remontent quasiment jusqu’à la racine de ses
cheveux – instinctivement, son frère balaie la pièce du regard pour repérer
un abri potentiel.
— Sérieux ?
— Écoute, je sais bien que ça semble complètement improbable mais,
étrangement, on a pas mal de trucs en commun. Le même genre de fêlures,
les mêmes névroses… Bref, je ne sais pas pourquoi mais… j’ai senti qu’il
comprendrait.
— C’est pas vrai, Alex ! Un pote, tu t’es fait un pote ! s’exclame la
jeune fille, qui se jette sur lui pour l’attirer à elle et l’enlacer sans
ménagement.
— Des potes, j’en ai, merci beaucoup ! Tu vas me lâcher, oui ?
Voilà qu’elle lui ébouriffe carrément les cheveux, avec un tel
enthousiasme qu’elle pourrait être en train de lui faire un shampooing sec.
— Alex s’est fait un pote ! Je suis tellement fière de toi !
— Arrête ou je te tue ! s’écrie-t-il en roulant sur lui-même, bras croisés
sur la poitrine, pour lui échapper et glisser à terre, tel un serpent. Aucun
rapport avec un pote ! On passe notre temps à se vanner et à se friter et,
exceptionnellement, juste pour cette fois, on a parlé d’un truc sérieux…
— C’est bien ce que je dis. Ça, Alex, ça s’appelle un ami.
Il ouvre et referme la bouche à plusieurs reprises, tel un poisson hors
de l’eau, sans parvenir à accoucher d’une réponse, puis finit par désigner la
porte du doigt.
— Bonne nuit, June. Va te coucher !
— Certainement pas. Je veux tout savoir de ton nouveau meilleur ami
– une tête couronnée, en plus ! Tellement conformiste de ta part, quel
manque d’originalité ! Qui l’eût cru ? piaille-t-elle en contemplant son frère
depuis la hauteur du lit, penchée sur lui par-dessus le rebord du matelas.
Oh là là, on dirait une de ces comédies romantiques où la fille engage un
escort boy pour l’accompagner à un mariage et finit par tomber amoureuse
de lui pour de vrai !
— Alors là, vraiment, mais alors vraiment rien à voir, rétorque Alex,
consterné.
Bon… Le truc avec ce baiser, c’est qu’Alex ne peut plus s’empêcher d’y
penser. Et sans arrêt.
Il a bien essayé, pourtant. Le temps qu’il retourne à l’intérieur, le soir
du réveillon, Henry, Pez et leurs gardes du corps étaient partis depuis belle
lurette. Mais ni l’hébétude de l’alcool ni la gueule de bois carabinée qu’il
s’est payée le lendemain ne sont parvenues à effacer la scène obstinément
gravée dans sa tête.
Pour se changer les idées, il essaie d’abord d’assister aux réunions de
sa mère, mais semble incapable de se concentrer – au point que Zahra finit
par lui interdire l’accès à l’aile Ouest. Il se plonge dans l’analyse de chacun
des projets de loi examinés en ce moment par le Congrès et envisage d’aller
faire les yeux doux aux sénateurs histoire de grappiller quelques
informations supplémentaires, mais c’est peine perdue : impossible pour lui
de se motiver. Même la perspective d’allier ses forces à celles de Nora
histoire de lancer une nouvelle rumeur croustillante pour les tabloïds en
manque de sujets ne parvient plus à soulever chez lui le moindre
enthousiasme.
Il attaque son dernier semestre à l’université, va en cours, planifie sa
fête de remise de diplôme avec le service événementiel de la Maison-
Blanche, se jette à corps perdu dans le travail, les annotations au surligneur
fluo et les lectures facultatives…
Mais rien n’y fait. Derrière toutes ces obligations, toute cette agitation,
une image persistante continue de s’imprimer sur sa rétine : celle du prince
d’Angleterre qui l’embrasse sous un tilleul dans les jardins, ses mèches
cendrées caressées par le clair de lune. À cette idée, Alex sent littéralement
ses entrailles se dissoudre – quand il n’est pas carrément tenté de se jeter du
haut du grand escalier.
Il n’en a parlé à personne, pas même à Nora ou à June. Il ne saurait
même pas comment leur annoncer la nouvelle. Étant donné l’accord de
confidentialité qu’il a signé, a-t-il même légalement le droit de se confier
à elles ? Ne serait-ce pas justement pour cette raison qu’on lui a présenté un
document aussi solide ? Henry avait-il ce genre d’idées derrière la tête
depuis le début ? Est-ce que ça veut dire que le prince s’intéresse à lui ?
Mais, dans ce cas, pourquoi lui avoir délibérément fait la gueule, pourquoi
s’être comporté, toutes ces années, comme un insupportable connard
à mourir d’ennui ?
L’objet de toutes ces spéculations ne lui fournit aucun indice sur le
sujet – silence radio absolu. Il n’a pas répondu à un seul des messages ou
des appels d’Alex.
— Bon, ça suffit maintenant ! s’exclame June un mercredi après-midi.
Sa tenue de sport sur le dos, les cheveux relevés en queue de cheval,
elle surgit de sa chambre comme un diable de sa boîte et entre d’un pas
décidé dans le petit salon placé au fond du couloir qu’ils partagent. Alex se
hâte de ranger son téléphone dans sa poche.
— Je ne sais pas ce que tu as, reprend sa sœur, mais ça fait deux heures
que j’essaie de boucler un article et que je n’arrive pas à écrire un seul mot
parce que je t’entends aller et venir comme un lion en cage. Je vais courir,
et toi, tu m’accompagnes ! conclut-elle en lui lançant une casquette de base-
ball.
Cash les escorte jusqu’au miroir d’eau qui s’étend au pied du
Lincoln Memorial, où June gratifie son frère d’un coup de pied derrière le
genou pour l’obliger à se secouer. Alex grommelle et pousse un chapelet de
jurons, mais finit par obtempérer. Il se sent comme un chien qu’on sort
promener pour qu’il se dépense – surtout quand la jeune fille lui lance :
« On dirait un chien qu’on doit sortir pour qu’il se dépense. »
— Ce que tu peux être conne, des fois… répond-il avant d’enfoncer
ses écouteurs Bluetooth dans ses oreilles et de mettre à fond le volume d’un
morceau de Kid Cudi.
Il court un long moment sans s’arrêter. Le plus débile, dans toute cette
histoire, finit-il par se dire, c’est qu’il est hétéro.
De ça, au moins, il est à peu près certain.
Il peut identifier un tas de moments dans sa vie où il se souvient de
s’être dit : Voilà, ça, c’est bien la preuve que je ne suis pas attiré par les
mecs. La première fois qu’il a embrassé une fille, par exemple, au collège.
Pendant, il n’a pas pensé une seule seconde à un garçon, il s’est juste fait la
réflexion que c’était très agréable et étonné de la douceur des cheveux de sa
partenaire. Ou la fois, en seconde, où l’un de ses amis a fait son coming
out : il s’est tout de suite dit que jamais il ne ferait un truc pareil.
Inconcevable.
Ou cette autre fois, en terminale : un soir, avec Liam, ils étaient tous
les deux tellement torchés qu’ils se sont embrassés pendant plus
d’une heure sur son petit lit d’ado. Il n’en a pas fait tout un foin – preuve
qu’il est bien hétéro, non ? Parce que s’il avait vraiment préféré les garçons,
cette expérience aurait dû l’ébranler, le déranger. Mais non… C’était juste
le genre de truc que font deux meilleurs amis à l’adolescence quand leurs
hormones les travaillent. Comme quand ils se branlaient ensemble en
regardant du porno… Comme la fois où, dans le feu de l’action, Liam avait
tendu la main vers l’entrejambe d’Alex et que celui-ci l’avait laissé faire.
Il jette un coup d’œil à sa sœur, dont une moue soupçonneuse crispe le
coin des lèvres. Et si elle était capable de lire dans ses pensées ? Et si,
obscurément, elle savait déjà de quoi il retourne ? June sait toujours tout.
Ne serait-ce que pour faire sortir de son champ de vision l’étrange
expression de la jeune fille, son frère accélère l’allure.
Ce n’est qu’au beau milieu de leur cinquième tour de bassin qu’il
commence à se remémorer ses premiers fantasmes d’adolescent. Certes, il
se revoit encore en train de penser à des filles sous la douche, mais il se
rappelle aussi s’être imaginé les mains d’un homme sur sa peau – s’être
représenté des mâchoires ciselées et de larges épaules. Il se souvient
également d’avoir dû, plus d’une fois au cours des années, se forcer
à détacher les yeux de ses coéquipiers dans les vestiaires… À l’époque, il
était tout simplement persuadé de poser un regard objectif sur eux.
Comment aurait-il pu savoir, à ce moment-là, s’il désirait ressembler à ces
garçons ou s’il les désirait tout court ? Si ses pulsions incontrôlées d’ado en
chaleur voulaient même vraiment dire quelque chose ?
Il vient d’une famille de démocrates convaincus. La question de
l’orientation sexuelle n’a jamais été un tabou ni pour son entourage ni pour
lui. Il a donc toujours supposé que s’il n’était pas hétéro, il le saurait – point
barre –, de la même façon qu’il sait qu’il aime manger sa glace avec de la
cajeta, la confiture de lait de chèvre, si délicieuse, des Mexicains, ou qu’il a
besoin d’organiser son planning jusque dans les moindres détails pour
espérer être efficace. Il pensait se connaître assez bien, aujourd’hui, pour ne
plus avoir à se poser ce genre de question.
Lorsqu’ils entament leur huitième tour de la pièce d’eau, Alex
commence à déceler des failles dans son raisonnement. Déjà, il soupçonne
que la plupart des hétéros ne passent sans doute pas autant de temps
à essayer de se convaincre qu’ils le sont.
Et puis si, quand il considère la question, il s’arrête au simple fait qu’il
est bien attiré par les femmes, sans chercher à fouiller plus loin, c’est pour
une autre raison… Aussitôt que sa mère est apparue comme la favorite dans
la primaire démocrate pour la course à la Maison-Blanche de 2016, Alex
s’est retrouvé propulsé sous le feu des projecteurs. Quant au Trio de la
Maison-Blanche, il est presque aussi vite devenu le moyen pour le
gouvernement Claremont de toucher la tranche des ados et des moins de
trente ans. June, Nora et lui se sont chacun vu attribuer un rôle.
Il y a d’abord la surdouée de la bande, la fille ultra-cool qui balance
sur Twitter des blagues limites sur la série de science-fiction que tout le
monde regarde en ce moment, celle qu’on rêverait tous d’avoir dans
l’équipe quand le bar du coin organise une soirée quiz. Nora n’est pas
hétéro – et ça fait un bail qu’elle le sait – mais, à ses yeux, c’est un aspect
assumé de son identité, qui fait partie intégrante de ce qu’elle est. Elle n’a
jamais eu le moindre état d’âme à rendre l’information publique – elle ne se
laisse jamais dévorer par ses émotions, au contraire d’Alex.
Le jeune homme fixe June – loin devant lui à présent, avec sa queue de
cheval aux reflets caramel qui oscille au soleil de la mi-journée. Elle, aux
yeux des foules, c’est la chroniqueuse intrépide publiée dans le
Washington Post, la fashionista lanceuse de tendances qu’on rêve de
pouvoir inviter à sa dégustation de vins entre potes.
Mais Alex… Alex est différent. Lui, c’est le gendre idéal. Le jeune
premier, la fripouille au grand cœur, la belle gueule à qui tout réussit,
souvent à mourir de rire. De toute la famille présidentielle, c’est lui qui jouit
de la cote de popularité la plus élevée. Tout son attrait, toute sa valeur
ajoutée reposent sur sa capacité à plaire au plus grand nombre.
Or, s’il est bien… ce qu’il commence à suspecter qu’il est, la nouvelle
risque fort de ne pas plaire à tous les électeurs – loin de là. Ils sont déjà plus
d’un à avoir beaucoup de mal à lui pardonner ses origines mexicaines…
La présidente mérite de rester dans les bonnes grâces de leurs
concitoyens sans voir une vie entière d’activisme politique sapée par des
complications, même parfaitement injustes, liées à l’image de ses enfants.
Quant à Alex, il a l’ambition de devenir le plus jeune représentant de
l’histoire du Congrès américain. Et il est à peu près sûr qu’au Texas, un
quidam qui a embrassé le petit-fils de la reine d’Angleterre sans bouder son
plaisir n’a absolument aucune chance de remporter les élections. Seulement
voilà…
Il repense à Henry et tout s’évapore.
Il repense à Henry et quelque chose se tord dans sa poitrine, comme un
muscle qu’on étire enfin après une trop longue période d’immobilité.
Il repense à Henry, à sa voix grave au téléphone à 3 heures du matin et,
tout à coup, il est capable de mettre un nom sur l’étincelle qui s’allume au
creux de son ventre. Il se rappelle les paumes de Henry sur ses joues, les
pouces de Henry plaqués contre ses tempes, là-bas dans le jardin, et il
imagine ces mains se poser autre part sur sa peau, il imagine cette bouche et
tout ce qu’elle pourrait lui faire s’il se laissait convaincre… Il revoit la
carrure athlétique du prince, ses jambes interminables, sa taille étroite,
l’endroit où sa mâchoire rejoint son cou, celui où son cou s’attache à son
épaule et le tendon, sous la peau, qui relie toutes ces parties de son corps.
Henry qui se retourne pour le défier du regard et ses yeux d’un bleu inouï,
presque irréel…
Soudain, Alex se prend le pied dans une des fissures du trottoir et part
en vol plané. Non seulement il s’écorche le genou mais, en plus, il en perd
ses écouteurs. La voix de June transperce le sifflement tenace qui sonne
à ses oreilles. Elle se penche sur lui, les mains sur les genoux, les sourcils
froncés et le souffle court.
— Mais qu’est-ce qui te prend, à la fin ? Ça se voit que tu as l’esprit
à des millions d’années-lumière d’ici ! Tu vas te décider à m’expliquer ce
qui ne va pas, oui ?
Alex accepte la main que lui tend sa sœur, qu’il laisse les aider à se
remettre d’aplomb, lui et son genou ensanglanté.
— Mais rien ! Je n’ai rien, tout va bien.
La jeune fille pousse un soupir, qu’elle assortit d’un dernier regard
scrutateur, avant de se résoudre à jeter l’éponge. Il reprend derrière elle en
boitant le chemin de Résidence. Une fois rentrée, June file illico sous la
douche. Quant à lui, pour faire cesser le saignement, il applique sur sa
blessure de guerre un magnifique pansement Captain America tiré de sa
pharmacie.
Il a besoin de faire le point – d’une liste, donc. Voyons voir…
À l’heure qu’il est, voici ce qu’il sait :
1) Il est attiré par Henry.
2) Il aimerait l’embrasser de nouveau.
3) Ça fait sans doute un bon moment qu’il veut l’embrasser, peut-être
même depuis le début, en fait.
Presque instantanément, il se retrouve à cocher les cases d’un autre
inventaire dans sa tête. Henry. Shaan, Liam, Han Solo. Rafael Luna et ses
chemises au col toujours ouvert de quelques boutons.
Il s’approche péniblement de son bureau, dont il tire le dossier que lui
a remis sa mère : « LEVIERS D’ADHÉSION PAR CATÉGORIES DE POPULATION : QUI
SONT-ILS ET COMMENT LES CONVAINCRE ? » Il l’ouvre à l’onglet « LGBTQ+ »,
puis passe les premières pages, jusqu’à trouver celle qu’il cherche. Comme
souvent, le titre choisi par la présidente ne manque ni de panache ni
d’inspiration : « LE B N’EST PAS LÀ QUE POUR FAIRE JOLI : LES BISEXUELS
AMÉRICAINS – BRÊVE REMISE À NIVEAU ».
En temps normal, Alex aurait déjà appelé Nora à l’aide sans l’ombre
d’une hésitation, excepté qu’en ce moment, elle est littéralement submergée
de données statistiques. Quand elle est dans ce genre de phase – quand elle
se jette corps et âme dans son travail –, impossible d’avoir une conversation
sérieuse avec elle : c’est comme de parler à un supercalculateur de dernière
génération, mais mordu de tex-mex et qui passe son temps à tourner en
ridiculise vos choix vestimentaires.
Sauf que ce n’est pas seulement sa meilleure amie – elle est aussi plus
que vaguement bi sur les bords. Et elle est catégorique : elle n’a ni le temps
ni l’envie de s’investir dans une relation mais, dans le cas contraire, elle
taperait sans discrimination de sexe dans le groupe des stagiaires de la
campagne. Et, de toute manière, elle est aussi incollable sur le sujet que sur
tous les autres.
Il la trouve assise en tailleur sur le tapis devant sa table basse, où il
dépose un sac de burritos et un autre de chips accompagnés de guacamole.
— Salut ! Désolée, mais tu vas sans doute devoir me donner la
becquée directement à la cuillère parce que je vais avoir impérativement
besoin de mes deux mains pendant les prochaines quarante-huit heures.
Les parents de Nora vivent à côté de Montpelier, la capitale du
Vermont, et ses grands-parents, le vice-président et la Deuxième dame,
à l’Observatoire naval, à Washington – résidence officielle réservée
depuis 1974 au titulaire de la fonction. Mais la jeune fille a préféré
s’installer dans un deux-pièces du quartier de Columbia Heights, au nord-
ouest de la ville, quand elle a quitté le MIT pour l’université George-
Washington. Et elle n’en a plus bougé depuis. En plus de ses livres, elle a
rempli la chambre claire et spacieuse de son petit appartement de plantes
qu’elle arrose et taille selon un planning ultra-précis, consigné sur tableur.
Ce soir-là, elle est installée à même le sol dans son salon, entourée d’un
cercle d’écrans miroitants, telle une médium de l’analyse statistique en
pleine séance de spiritisme.
À sa gauche, sur l’écran du portable que lui a fourni la campagne
s’affiche une page remplie de chiffres et de diagrammes obscurs. À sa
droite, son ordinateur personnel fait tourner trois agrégateurs de contenu en
même temps. Devant elle, la télévision diffuse le direct de CNN sur les
primaires républicaines et, sur la tablette posée sur ses genoux, Nora se
repasse un vieil épisode de Drag Race, le mythique concours de drag-
queens présenté par le très célèbre RuPaul. Sans oublier, dans sa main,
l’iPhone dont elle ne se sépare jamais – le souffle reconnaissable entre tous
qui accompagne en général l’expédition d’un e-mail se fait d’ailleurs
entendre avant que la jeune fille ne daigne enfin lever les yeux vers Alex.
— Double ration d’oignons ? demande-t-elle avec une pointe d’espoir
dans la voix.
— Bah oui, ça fait un bout de temps qu’on se connaît, quand même…
— Génial : ça, c’est mon futur mari !
Aussitôt, elle tire l’un des burritos du sac, déchire le papier d’alu dont
il est enveloppé et s’en enfourne un gigantesque morceau dans la bouche.
— Par contre, si tu t’obstines à me foutre la honte en t’empiffrant
comme un cochon, le mariage, tu peux oublier… lui fait remarquer Alex
sans quitter des yeux ce spectacle étrangement fascinant.
Un haricot rouge qui s’est échappé des lèvres de la jeune fille atterrit
sur l’un de ses claviers.
— Bah quoi, tu n’es pas originaire du Texas, mon grand ? réplique-t-
elle, la bouche pleine. Tu en as vu d’autres, non ? Je t’ai déjà regardé
descendre une bouteille de sauce barbecue cul sec, je te signale. Alors fais
gaffe à ce que tu dis ou j’épouse June à ta place.
Ah… Alex ne pouvait espérer une meilleure introduction au sujet qui
l’amène. « Eh, Nora, toi qui répètes toujours pour déconner que tu vas finir
par faire du rentre-dedans à June… Tu réagirais comment si, moi, je sortais
avec un mec ? » Enfin… pas qu’il ait l’intention de sortir avec Henry. Du
tout. Jamais. Mais bon… hypothétiquement parlant, qu’est-ce qu’elle en
dirait ?
La jeune fille repart malheureusement dans son monde et passe les
vingt minutes suivantes en mode geek absolue – un laïus interminable sur
son opinion mise à jour d’un truc imbitable baptisé l’algorithme de vote
majoritaire Boyer-Moore… Sans oublier les diverses variables qui y entrent
et la façon dont elle pourrait sans doute l’utiliser dans sa mission pour la
campagne… enfin, un truc comme ça – bref, on s’en fout. Alex est prêt à le
reconnaître : son attention connaît plus de bas que de hauts. Il essaie surtout
de rassembler son courage pour se lancer, en attendant que son amie finisse
enfin par s’essouffler d’elle-même. Il s’empresse donc de saisir au bond
l’une des pauses burrito de la jeune fille.
— Bon… euh… alors… Tu te rappelles quand on sortait ensemble ?
Une fois avalée la bouchée monstrueuse qu’elle était en train de
mâcher, Nora ne peut retenir un sourire moqueur.
— Mais oui, Alejandro, comme si c’était hier.
Il pousse un petit rire forcé.
— O.K. Alors, sachant que tu me connais par cœur…
— Et même bibliquement…
— Probabilité que je sois attiré par les mecs ? Vas-y, je t’écoute.
Voilà qui retient enfin l’attention de la jeune statisticienne. Et,
visiblement, la question lui en bouche même un coin. Elle se reprend
malgré tout en quelques instants à peine et déclare, la tête penchée sur le
côté :
— Soixante-dix-huit pour cent de chances que tu refoules une certaine
propension à la bisexualité. Cent pour cent de chances pour que ta question
n’ait rien de rhétorique.
— Alors, en parlant de ça… (Il toussote.) Il s’est passé un truc étrange,
figure-toi. Le soir du réveillon. En fait… eh ben… Henry m’a embrassé.
— Sérieux ? Trop bien…
Sans s’émouvoir, elle opine du bonnet d’un air appréciateur, voire
admiratif. Alex ouvre des yeux ronds comme des soucoupes.
— Attends, ça ne t’étonne pas plus que ça ?
Elle hausse les épaules.
— Bah, il est gay et tu es chaud comme la braise. Donc non.
Jusque-là alangui sur le canapé, il se redresse si brusquement qu’il
manque de laisser tomber son burrito sur le tapis.
— Attends… Qu’est-ce qui te fait penser qu’il aime les mecs ? Il te l’a
dit ?
— Non, j’ai juste… tu sais bien… (D’une série de mouvements
sibyllins du bras, elle tente de mimer les chemins alambiqués de son
processus de réflexion – une gesticulation tout aussi opaque et
impénétrable, d’ailleurs, que le fonctionnement de son cerveau lui-même.)
J’observe des motifs récurrents et des données, je les compile et ils me
mènent à un ensemble de conclusions logiques et… Henry est gay, c’est
tout. Je le sais depuis le début.
— Je… Quoi ?
— Alex, enfin… Mais tu l’as rencontré comme moi, non ? C’est pas
censé être genre ton meilleur pote ? Ça crève les yeux qu’il est gay. Aussi
gay qu’Oscar Wilde, Andy Warhol et Freddie Mercury en goguette à la
gay pride de San Francisco. Ne me dis pas que tu ne t’en étais pas rendu
compte ?
— Euh… non ? avoue le fils de la présidente en écartant les bras en
signe de reddition.
— Je te croyais plus malin que ça, quand même.
— Mais moi aussi, figure-toi ! Et comment il peut me sauter dessus
comme ça sans même me prévenir, d’abord, qu’il est gay ?
— Hmm… peut-être en partant du principe que tu le savais déjà ? tente
de suggérer Nora.
— Mais enfin… il change de copine comme de chemise !
— Forcément puisque – accroche-toi bien, ça va secouer – un prince,
le plus souvent, ça n’a pas trop le droit d’aimer les hommes ! rétorque la
jeune fille sur le ton de l’évidence absolue. Pourquoi crois-tu donc que
Henry s’arrange toujours pour se faire photographier au bras de ses
conquêtes ?
Alex considère la question un court instant, puis se rappelle tout à coup
que s’il est venu voir Nora, c’est pour évoquer ses interrogations
existentielles à lui sur son orientation sexuelle, et pas celles du prince.
— O.K. Bon. Pause. On se calme. On peut rembobiner, là ? Revenir au
moment où Henry m’a embrassé ?
— Ooh, mais avec joie ! s’exclame Nora (qui entreprend ensuite de
lécher un petit bout de guacamole tombé sur l’écran de son téléphone.) Il
embrasse bien ? Vous avez mis la langue ? Tu as aimé ?
— Laisse tomber, l’interrompt aussitôt le jeune homme. Je n’ai rien
dit.
— Ah, mais depuis quand tu fais ton timide ? s’étonne son amie. L’an
dernier, tu m’as obligée à t’écouter raconter dans les moindres détails la fois
où tu avais fait un cunni à cette nana qui était en stage avec June…
Amber Forrester, je crois ?
— C’est bon, inutile de me le rappeler, répond le coupable, le visage
dissimulé dans le creux de son coude.
— Alors accouche !
— J’espère vraiment que tu mourras dans d’atroces souffrances. La
réponse est : oui, il embrasse bien, et oui, il a mis la langue.
— Ah ah ! Putain, j’en étais sûre. Son Altesse cache bien son jeu, mais
je te parie que c’est un chaud lapin.
— Stop, gémit-il. Ça va, c’est bon, on a compris.
— Oh, allez, Alex ! Ce mec est beau comme un dieu. Je serais toi, je le
laisserais me faire tout ce qu’il y a de plus inavouable !
— Attention, je vais finir par m’en aller !
La tête rejetée en arrière, Nora part d’un grand rire sardonique.
Sérieusement, Alex devrait vraiment se trouver d’autres potes…
— Mais tu as aimé, au moins ? finit par reprendre la jeune fille.
Silence.
— Qu’est-ce que… commence l’intéressé. Qu’est-ce que ça voudrait
dire, selon toi… si c’était le cas ?
— Mais… mon chou… Ça fait une éternité que tu rêves de te le faire,
non ?
Le garçon manque de s’étouffer.
— Pardon ?
Sa comparse lui lance un regard navré, à la limite de la consternation.
— Oh, c’est pas vrai. Ça non plus, tu ne le savais pas ? Merde, si
j’avais su… Je ne pensais pas que je te l’apprenais. Est-ce qu’il ne serait pas
temps qu’on ait… la fameuse conversation ?
— Hein ? Je… Pourquoi pas ? Attends… Quoi ?
Nora repose son burrito sur la table basse avant de s’assouplir les
doigts comme si elle s’apprêtait à pondre un code d’une complexité
redoutable. À l’idée d’avoir l’attention tout entière de son amie fixée sur
lui, Alex se sent soudain intimidé.
— Je vais t’exposer quelques-unes de mes observations, explique-t-
elle. Ensuite, à toi d’extrapoler. D’abord, ça fait des années que tu es obsédé
par Henry, en mode Drago Malefoy – non, ne m’interromps pas ! En plus,
après le mariage, tu as mis la main sur son numéro de téléphone et, au lieu
de t’en servir pour faire semblant d’être son pote, tu flirtes avec lui par
messages interposés à longueur de journée. Tu passes ton temps à loucher
sur ton portable avec des grands yeux de Chat potté et, quand on te
demande avec qui tu discutes, on croirait qu’on t’a surpris sur YouPorn. Tu
sais à quelle heure Henry va se coucher, il sait à quelle heure tu te lèves, et
si tu passes une journée sans lui parler, j’aime mieux te dire que ton humeur
s’en ressent. Le soir du réveillon, tu as passé la soirée entière à snober sans
la moindre hésitation la crème de la crème de ceux qui espéraient s’envoyer
en l’air avec le meilleur parti d’Amérique – filles comme mecs, tous plus
canons les uns que les autres – pour te contenter de faire des yeux de merlan
frit à Son Altesse qui prenait racine à côté de la pièce montée. Et pour finir,
Henry t’a embrassé – avec la langue – et tu as… apprécié l’exercice, dirons-
nous. Alors, objectivement, résultat des courses : ton verdict ?
Alex la fixe d’un œil inexpressif.
— Euh… marmonne-t-il, hésitant. Je ne sais pas trop.
Les sourcils froncés, Nora semble parvenir à une conclusion. De l’air
de celle qui jette l’éponge, elle récupère son burrito et reporte toute son
attention sur le fil d’actualité affiché sur l’ordinateur placé à sa droite.
— O.K., très bien.
— Non, attends ! insiste le garçon. Je sais qu’objectivement, si tu sors
de ta manche tout un tas de graphiques et de projections, ça ressemble à un
bon gros crush bien gênant. Mais, pff… J’y comprends plus rien, moi ! Il y
a encore quelques mois, entre Henry et moi, c’était la guerre totale !
Ensuite, on devient à peu près potes, et ensuite… il m’embrasse ! Alors j’en
sais foutre rien, moi… Qui je suis pour lui au juste, j’aimerais bien le
savoir !
— Hmm, hmm… répond sa camarade sans écouter un traître mot de ce
qu’il lui raconte. Je vois.
— Et, au-delà de ça, s’entête-t-il malgré tout à poursuivre, en matière
de… de sexualité, qu’est-ce que ça veut dire pour moi, cette histoire ?
Les yeux de Nora reviennent instantanément se braquer sur lui.
— Attends, c’est pas déjà réglé, ça ? Je pensais qu’on avait établi que
tu étais bi. Donc… quoi ? On n’en est pas là ? Désolée, encore une fois, je
suis peut-être allée un peu trop vite. Au temps pour moi, on reprend. Salut,
moi c’est Nora, tu as envie de faire ton coming out ? Si oui, je suis tout
ouïe. Vas-y, shoote !
— Mais j’en sais rien, enfin ! beugle-t-il à moitié, complètement
désemparé. Je suis bi, moi ? Est-ce que tu crois que je suis bi ?
— Ce n’est pas à moi de te le dire, Alex ! C’est toute la difficulté !
— Et merde… soupire-t-il en laissant sa tête retomber sur les coussins
du canapé. Si seulement… Je crois que j’ai juste besoin de l’entendre.
Comment tu as su, toi ?
— Je ne sais pas trop… J’étais au lycée, j’ai touché mon premier boob,
et voilà. Rien de très profond. Personne ne va monter de spectacle
à Broadway sur le sujet, je te rassure.
— Tu m’aides beaucoup, merci.
— À ton service, réplique Nora en mâchonnant une chips d’un air
pensif. Bon alors, pour Henry, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Aucune idée. Il fait le mort, il m’a complètement ghosté. Il faut
croire qu’il a détesté ou que c’était une connerie de mec bourré qu’il
n’assume pas, ou qu…
— Alex… le coupe-t-elle. Il a flashé sur toi, au contraire. Il est juste en
train de flipper. Tu vas devoir réfléchir à ce que tu ressens pour lui et
prendre les choses en main. Tu ne peux pas compter sur lui pour le faire,
pas dans la position où il se trouve.
Il ne voit pas trop ce qu’il peut ajouter. Les yeux de la jeune fille ne
tardent pas à retourner se fixer sur l’un des écrans, où le présentateur
vedette Anderson Cooper fait un dernier tour d’horizon des candidats
républicains à la fonction suprême les plus prometteurs.
— Alors, encore possible qu’un autre candidat que Richards obtienne
l’investiture du parti, tu penses ? lance Nora.
Alex pousse un soupir.
— Si j’en crois mes sources, aucune chance.
— C’est tellement mignon, la façon dont ses adversaires refusent de
lâcher l’affaire…
Il acquiesce sans mot dire et tous deux terminent leurs burritos en
silence.
Paris ?
03/03/20 19:32
De : Alx
À : Henry
Son Altesse Royale le prince Henry de… attendez… où ça, déjà ? (pitié, ne me demande pas de
retenir ton titre en entier)
Est-ce que j’aurai le plaisir de te croiser à Paris ce week-end, aux Journées pour la préservation de
l’Amazonie ?
Re : Paris ?
04/03/20 02:14
De : Henry
À : Alx
Bien à toi,
De : Alx
À : Henry
Son Horripilante Altesse le prince Henry de… On s’en fout un peu, non ?
Avec un bâton dans le cul aussi monumental – le truc est au moins en argent massif, vraiment digne
d’un roi pour le coup –, je n’en reviens pas que tu arrives encore à t’asseoir devant ton ordi pour
rédiger un simple e-mail.
Il me semblait pourtant bien que ça ne t’avait pas déplu de te faire « détourner du droit chemin entre
deux portes », comme tu dis… Les invités vont être d’un ennui mortel, de toute façon…
Mais toi, qu’est-ce que tu as de prévu, au juste ?
Re : Paris ?
04/03/20 02:32
De : Henry
À : Alx
Petit un : un bâton de roi, qui plus est en argent massif, ça s’appelle communément un sceptre.
Petit deux : figure-toi que je suis dépêché par la couronne à un sommet en Allemagne, où je suis prié
de faire semblant d’être ultra-calé en éolien. En gros, une flopée de vieux messieurs en costume
bavarois va s’ingénier à m’apprendre la vie, avec séance de photo sur fond de moulins à vent en
guise de bouquet final. Aux dernières nouvelles, le palais aurait décidé qu’il fallait s’intéresser aux
énergies renouvelables – ou, au moins, faire semblant de se pencher sur la question (c’est plutôt ça,
j’en ai peur). Bref, ça va être le pied.
Attends… Les invités, « d’un ennui mortel » ? Est-ce que j’aurais mal lu ? Et moi qui croyais que le
qualificatif m’était exclusivement réservé ?
Bien à toi,
Re : Paris ?
04/03/20 02:34
De : Alx
À : Henry
Il a récemment été porté à mon attention que vous n’êtes pas tout à fait aussi soporifique que je le
pensais. Enfin pas tout le temps. Surtout quand… tu sais, tu fais des petits miracles avec ta langue.
Re : Paris ?
04/03/20 02:37
De : Henry
À : Alx
Alex, Grand Manitou des messages envoyés au pire moment (en plein dans mes réunions du matin
donc),
Est-ce que tu ne serais pas – par le plus grand des hasards – en train d’essayer de me chauffer ?
Bien à toi,
Re : Paris ?
04/03/20 02:41
De : Alx
À : Henry
Si j’avais la moindre intention de vous chauffer, laissez-moi vous dire que vous le sauriez tout de
suite.
Une petite démonstration ?
J’ai passé toute la semaine à imaginer tes lèvres partout sur ma peau et j’espérais te croiser à Paris
histoire de leur donner l’occasion de travailler un peu…
Je me demandais, en prime, si tu savais choisir les fromages français. Moi, je n’y connais pas grand-
chose, j’avoue.
Re : Paris ?
04/03/20 02:43
De : Henry
À : Alx
Alex, Grand Spécialiste du Thé renversé en pleine réunion du matin (merci beaucoup, je m’en suis
mis partout),
Je t’embrasse
Chapitre 7
— Tu as un nom de famille ?
Jusqu’ici, Alex ne s’est jamais embarrassé d’un « bonjour » lorsqu’il
appelle le prince.
Cette entrée en matière laisse l’intéressé médusé. Sa réponse, comme
souvent, tient en deux syllabes étirées à l’infini par son accent
aristocratique.
— Pardon ?
En cette fin d’après-midi, l’orage gronde à l’extérieur de la Résidence.
Étendu sur le dos au milieu du Solarium, le jeune Texan essaie de travailler
sur des brouillons de propositions qu’il doit soumettre à la campagne.
— Un nom de famille, répète-t-il. Tu sais, ce truc tellement bien que
j’en ai deux ? Alors, quoi, tu utilises celui de ton père ? « Henry Fox », ça le
fait à mort… Mais peut-être que la royauté l’emporte sur tout et que tu as
pris le nom de ta mère ?
Il entend une espèce de froissement à l’autre bout du fil – Henry serait-
il dans son lit ? Plus de deux semaines déjà qu’ils ne se sont pas vus, alors
l’esprit d’Alex ne perd pas un instant pour lui présenter l’image du prince
alangui entre ses draps.
— Notre patronyme officiel, c’est Mountchristen-Windsor, répond le
jeune Britannique. Avec un trait d’union, comme le tien. Bref, mon nom
complet, c’est… Henry George Edward James Fox-Mountchristen-Windsor.
Alex fixe le plafond, bouche bée.
— Oh… mon Dieu…
— Je te promets que c’est vrai.
— Et moi qui trouvais qu’Alexander Gabriel Claremont-Diaz, c’était
compliqué à porter…
— Qu’est-ce qui a inspiré ces prénoms, tu le sais ?
— Alexander, c’est pour Alexander Hamilton, le père fondateur de la
nation. Et Gabriel, pour le saint patron des diplomates.
— Pas hyper subtil tout ça, dis donc.
— C’est clair, on ne m’a laissé aucune chance de trouver ma propre
voie. Ma sœur y a un peu échappé : elle a eu droit à Catalina, comme l’île
californienne, et June, pour la chanteuse de country June Carter, la femme
de Johnny Cash. Mais moi, j’ai écopé de toutes les prophéties
autoréalisatrices.
— Tu en veux une, de prophétie ? On m’a donné les prénoms de deux
des rois les plus notoirement gay de toute l’histoire de la monarchie.
Alex éclate de rire avant d’écarter d’un coup de pied ses dossiers de
campagne. Aucune chance qu’il s’y remette de la soirée.
— Trois noms de famille, quand même… C’est chaud…
Le prince soupire.
— À l’école et à l’université, on utilisait le patronyme « de Galles ».
Mais depuis qu’il a rejoint la Royal Air Force, Philip se fait appeler
Windsor, « lieutenant Windsor ».
— Henry de Galles, donc. Ça va, tu ne t’en sors pas trop mal.
— Il y a pire, en effet. Mais c’est juste pour ça que tu m’appelles ?
— Peut-être bien. Tu sais que j’adore l’histoire, rétorque Alex. (En
réalité, ce serait plutôt pour tenter de comprendre pourquoi, depuis quelques
jours, la voix de Henry s’est faite légèrement plus traînante, pourquoi il
marque toujours une microseconde d’hésitation avant de parler.) D’ailleurs,
à ce sujet : tu sais que je suis dans la pièce où se trouvait Nancy Reagan
quand on lui a appris que son mari s’était fait tirer dessus ?
— La vache…
— C’est aussi ici que ce bon vieux Dicky la Magouille a annoncé à sa
famille qu’il allait démissionner.
— Pardon, mais… Dicky la Magouille ?
— Nixon, voyons ! Écoute, quand on détricote toutes les valeurs pour
lesquelles se sont battus les pères fondateurs de ce beau pays et qu’on
déflore la vertu du petit fiancé de l’Amérique, il faut potasser un minium
son histoire des États-Unis, s’il te plaît !
— Je ne crois pas que « déflorer » soit le mot approprié, rétorque
Henry, pince-sans-rire. Le terme s’employait surtout, me semble-t-il, pour
les jeunes mariées encore vierges. Vu d’ici, ce n’était pas du tout ton cas.
— C’est ça, et toi, tes talents, tu les as appris dans les livres, peut-
être ?
— Et pourquoi pas ? Je suis allé à la fac, après tout… Bon, c’est sûr
que, là-bas, les travaux pratiques m’ont plus servi que les lectures
théoriques…
Alex approuve d’un petit bruit de gorge lourd de sous-entendus avant
de laisser la conversation s’éteindre d’elle-même. Il balaie du regard la salle
qui l’entoure : les fenêtres autrefois ornées de simples moustiquaires, quand
l’endroit n’était qu’une espèce de dortoir utilisé l’été par la famille du
président Taft… Le coin où s’empile désormais la vieille collection de
comics de Léo, juste à l’endroit où Eisenhower aimait jouer aux cartes…
Les détails cachés sous la surface des choses, voilà bien le genre de chose
dont Alex a toujours été friand.
— Au fait, reprend-il au bout d’un moment. Ça va ? Tu as une voix…
bizarre.
La respiration de Henry s’étrangle soudain imperceptiblement dans sa
gorge, mais il s’éclaircit la voix.
— Ça va.
D’abord, le jeune Texan ne répond rien. Il donne au silence le temps de
s’étirer entre eux comme un long fil interminable, avant de le sectionner
brusquement.
— Tu sais, avec le… genre de relation qu’on a… eh bien, hmm… tu
peux me parler. Moi, je te raconte tout le temps ma vie : la politique, la
fac… même mes problèmes familiaux à la con. Je sais bien que, question
discussions et échanges, je suis loin d’être un modèle de normalité, mais…
enfin… tu vois ?
Nouveau silence.
— Je… La communication, historiquement, ce n’est pas franchement
mon point fort… finit par avouer le prince.
— Bah, les fellations, historiquement, ce n’était pas franchement mon
point fort, mais on est tous amenés à apprendre et à grandir, mon chou.
— Attends, ce n’était pas ? À l’imparfait ?
— Eh oh ! s’offusque Alex. Est-ce que, par hasard, tu serais en train
d’insinuer que je m’y prends comme un manche ?
— Oh non, loin de moi cette idée… le rassure Henry d’une voix où
pointe un sourire. Disons simplement que la première était… euh… pleine
d’enthousiasme, et c’était déjà ça !
— Je ne me rappelle pas t’avoir entendu te plaindre.
— En même temps, ça faisait des années que j’en rêvais, je n’allais pas
faire la fine bouche.
— Tu vois, c’est un bon exemple, fait soudain remarquer le jeune
Américain. Tu viens de me confier un truc, là. Ce que je veux dire, c’est
que tu peux me parler de tout ce que tu veux.
— Ce n’est pas vraiment la même chose, Alex.
Après avoir roulé sur le ventre, l’intéressé prend le temps de la
réflexion. Quand il se risque à reprendre la parole, c’est pour murmurer
délibérément :
— Arrête, mon bébé…
Ces deux mots sont devenus son arme secrète, il en a parfaitement
conscience. Ils lui ont déjà échappé à plusieurs reprises – par accident – et,
à chaque fois, Henry fond littéralement quand il les entend. Alex prend
toujours bien soin de faire semblant de ne pas s’en apercevoir mais, cette
fois, il n’a aucun scrupule à sortir cet atout de sa manche.
À l’autre bout du fil, le prince retient sa respiration avant de la relâcher
doucement – comme un léger souffle d’air qui s’échapperait par la fissure
d’un carreau.
— C’est juste que… ça ne va pas très fort, en ce moment, dit-il enfin.
On a des… Comment tu disais, tout à l’heure ? Des problèmes familiaux
à la con.
Alex retrousse les babines, se mordille l’intérieur de la joue. Bingo… Il
se demandait justement quand Henry commencerait enfin à lui parler de la
famille royale. Le Britannique fait parfois des allusions indirectes à son
frère Philip, qui semble un peu à cran en ce moment – et c’est un
euphémisme : le gaillard a l’air tendu comme un arc, remonté comme un
coucou… à vrai dire, à ce stade, c’est au moins une carrière d’horloge
atomique qui l’attend. Le prince évoque aussi régulièrement la
désapprobation évidente de leur grand-mère. Et, s’il mentionne sa sœur Béa
aussi souvent qu’Alex parle de June, il ne dit clairement pas tout à ce sujet.
C’est un peu comme l’humeur fluctuante de Henry : l’Américain ne sait pas
exactement quand ou comment il a commencé à se douter qu’il y avait
anguille sous roche, mais il y a un problème – il en mettrait sa
main à couper.
— Ah… se contente-t-il de répondre. Je vois.
— Tu ne t’embêtes pas à lire les tabloïds britanniques, j’imagine ?
— Pas si je peux l’éviter, en effet.
Le rire teinté d’amertume du prince arrache une grimace à son
interlocuteur.
— Eh bien, figure-toi que le Daily Mail s’est toujours fait une
spécialité de laver notre linge sale en public. Ils ont… euh… donné un
surnom à ma sœur, il y a des années, « la Princesse au nez poudré ».
Une ampoule s’allume enfin dans la mémoire du jeune Texan.
— À cause de la…
— Oui, Alex, de la cocaïne.
— O.K., oui, ça me dit quelque chose.
Henry pousse un profond soupir.
— Bref, l’autre jour, quelqu’un s’est débrouillé pour tromper la
vigilance de notre service de sécurité et taguer « Princesse au nez poudré »
sur la carrosserie de la voiture de Béa.
— Ah, merde… Et elle prend ça comment ?
— Béa ? (Cette fois, le prince pousse un rire un peu plus sincère que le
précédent.) Ce n’est pas son genre de s’inquiéter pour ça. Non, elle, ça va.
Elle n’est pas ravie que le premier quidam venu puisse contourner aussi
facilement notre dispositif de sécurité, mais ça va. Grand-mère a fait virer
toute une équipe de gardes du corps, au passage. Mais… enfin… je sais pas.
Il a beau laisser sa phrase en suspens, Alex peut facilement deviner ce
qu’il pense.
— Mais tu t’inquiètes. Parce que tu voudrais pouvoir protéger Béa,
même si c’est toi le petit frère.
— Je… oui, c’est ça.
— Je sais ce que c’est. L’été dernier, à Lollapalooza, un mec a essayé
de peloter les fesses de June. J’ai failli lui coller mon poing dans la gueule.
— Et… qu’est-ce qui t’a retenu ?
— Bah elle a carrément pris les devants : elle lui a flanqué son milk-
shake à la figure, explique le chevalier blanc en puissance. (Il hausse les
épaules d’un air contrit, même si Henry ne peut pas le voir.) Et puis,
surtout, Amy s’est empressée de lui mettre un bon coup de Taser, histoire de
faire bonne mesure. Le parfum glace à la fraise cramée sur macho en sueur,
crois-moi, ça vaut le détour.
Cette fois, le prince s’esclaffe de bon cœur.
— Elles n’ont absolument pas besoin de nous, bien sûr.
— Eh non, même pas en rêve… confirme le jeune Texan. Mais, pour
Béa, qu’on raconte des trucs pareils sur elle, je comprends que ça te gave.
— Sauf que… la rumeur est vraie, malheureusement.
Ah… pense Alex.
— Ah… bredouille-t-il tout haut.
Il ne sait pas trop quoi dire d’autre. Il passe en revue les réponses
diplomatiques, toutes plus insipides les unes que les autres, qu’il a en
magasin, soigneusement archivées dans son esprit. Mais aucune ne fait
l’affaire : elles sont trop neutres et aseptisées – à vomir.
Non sans une certaine anxiété, Henry poursuit sur sa lancée :
— La seule chose qui ait jamais intéressé Béa dans la vie, c’est de
jouer de la musique. Mes parents ont dû trop lui faire écouter de
Joni Mitchell quand elle était petite, bref, elle leur a réclamé à grands cris
des leçons de guitare. Sauf que grand-mère préférait le violon – plus
convenable. Et même si Béa a eu le droit d’apprendre les deux, quand il a
fallu choisir un instrument pour ses études de musique à l’université, elle a
dû opter pour le violon. Enfin bref, à la fin de sa dernière année… papa est
mort. Et son état s’est dégradé tellement vite… Bref, du jour au lendemain,
il n’était plus là.
Alex ferme les yeux.
— Putain de merde…
— Tu peux le dire, dit le prince d’une voix rauque. À partir de là, on a
tous un peu perdu les pédales. Philip se prenait pour le nouvel homme de la
famille, moi, je multipliais les conneries, et maman ne sortait plus de sa
chambre. Quant à Béa… à ses yeux, rien n’avait plus le moindre intérêt. Je
venais d’entrer à l’université, elle, de décrocher son diplôme, et Philip
d’être envoyé en mission à l’autre bout de la terre. Elle sortait tous les soirs
de la semaine avec tout ce que Londres comptait de hipsters un peu pointus,
elle faisait le mur pour donner des concerts de guitare dans le plus grand
secret et s’enfilait des montagnes de coke. Les journaux s’en sont donné
à cœur joie, tu penses bien.
— Aïe… souffle le jeune Américain. Je suis désolé.
Quand Henry reprend la parole, c’est d’une voix plus assurée, comme
si, à l’autre bout de la ligne, il avait levé le menton d’un air de défi – une de
ses marques de fabrique, à vrai dire. Si seulement je pouvais être là pour le
voir… soupire intérieurement Alex.
— C’est la vie, que veux-tu y faire ? Bref, entre les spéculations
incessantes de la presse, les paparazzis en planque et ce satané surnom qui
prenait de plus en plus, l’histoire a pris une telle ampleur que Philip est
rentré à Londres une semaine. Grand-mère et lui ont collé Béa dans une
voiture, direction la cure de désintoxication, qu’ils ont présentée à la presse
comme une « cure de bien-être ».
— Attends un peu… l’interrompt le jeune Texan sans prendre le temps
de réfléchir. Où… où était ta mère, tout ce temps ?
— Elle n’est plus très présente depuis la mort de mon père, soupire le
prince avant de s’arrêter net. Non, c’est dur de dire ça. C’est juste que…
elle était rongée de chagrin, comme paralysée par la douleur – et
aujourd’hui encore, d’ailleurs. Avant, si tu savais… elle débordait
d’énergie, rien ne l’arrêtait. Mais aujourd’hui, comment dire… Elle
continue de s’intéresser à nous, bien sûr. Elle essaie d’être là, elle ne veut
que notre bonheur, sauf que… je ne sais pas si elle a encore la force ou
l’envie de le partager, ce bonheur.
— C’est… terrible.
Le silence retombe, lesté de plomb.
— Bref… Béa est partie en cure de désintox, mais contre son gré, finit
par reprendre le prince. Sauf qu’elle refusait d’admettre qu’elle avait un
problème – même si on lui voyait les côtes, même si elle ne m’avait pas
adressé la parole depuis des mois, alors qu’en grandissant on était
inséparables. Résultat, moins de six heures plus tard, elle était déjà dehors
après avoir signé une décharge. Quand elle m’a appelé de je ne sais quelle
boîte de nuit, ce soir-là, j’ai pété un plomb. J’avais quoi… dix-huit ans ?
J’ai pris ma voiture et je l’ai retrouvée perchée sur un petit escalier derrière
le club, complètement dans les vapes. Je me suis assis à côté d’elle, j’ai
fondu en larmes et je lui ai dit qu’elle n’avait pas le droit de se foutre en
l’air parce que papa n’était plus là et que j’étais gay et que je ne savais plus
quoi faire. Et c’est comme ça que j’ai fait mon coming out.
Henry marque une petite pause avant de poursuivre :
— Le lendemain, elle est retournée à la clinique. Depuis ce jour-là, elle
n’y a plus jamais retouché et, ni elle ni moi, on n’a jamais évoqué cette
soirée-là avec personne. Enfin, sauf avec toi aujourd’hui. Et je ne sais pas
trop pourquoi je t’ai raconté tout ça, désolé… Je… je n’en ai jamais
vraiment parlé avant, même si Pez n’était jamais très loin, bien sûr… Mais,
bref… Voilà… (Il se racle la gorge.) Bon, c’est le plus long monologue que
j’aie jamais fait de toute ma vie, je crois bien, donc c’est quand tu veux :
n’hésite pas à m’interrompre, surtout.
— Non, au contraire, se dépêche de répondre le jeune Texan, qui, dans
sa hâte, se met à bredouiller, ému. Je suis touché que tu me l’aies dit. Ça t’a
aidé d’en parler, au moins ?
Le prince se tait. Alex donnerait cher pour voir jouer sur son visage,
l’un après l’autre, les frémissements infinitésimaux de ses émotions, pour
pouvoir les effleurer du bout des doigts. Il épie la respiration de Henry au
bout du fil, qui finit par répondre :
— Je crois bien que oui. Merci d’avoir pris le temps de m’écouter.
— Bien sûr, voyons… Et puis, c’est bien, aussi, que la conversation ne
tourne pas tout le temps autour de moi – même si c’est nettement moins
palpitant, du coup, forcément.
Sa taquinerie lui vaut un grognement d’exaspération :
— Mais quel enfoiré…
— Mais oui, mais oui, répond Alex, qui ravale un sourire et en profite
pour poser la question qui le taraude depuis des mois. Alors… euh… qui
d’autre est au courant, pour toi ?
— Dans ma famille, je ne l’ai avoué qu’à Béa, mais je suis à peu près
sûr que les autres s’en doutent. J’ai toujours été un peu différent, pas très
porté sur le traditionnel flegme britannique, disons. Faire bonne figure en
toute circonstance ? Pas franchement mon truc… Je crois que papa savait et
s’en fichait. Mais grand-mère, elle, m’a pris entre quatre yeux le dernier
jour du lycée et m’a bien fait comprendre que je devais à tout prix garder
pour moi les éventuels « désirs déviants » que j’avais peut-être commencé
à éprouver. Qu’ils risquaient de nuire à l’image de la couronne. Qu’au
besoin, il y avait des « moyens plus appropriés » de sauver les apparences.
Rien que d’imaginer Henry, adolescent, brisé par le chagrin après la
mort de son père et sommé non seulement de museler sa douleur mais aussi
d’étouffer une facette entière de lui-même… Alex a presque envie de vomir.
— Putain, ils sont sérieux ?
— Les splendeurs de la monarchie, répond le prince avec ironie.
— Non, mais au secours, quoi. (Le jeune Texan se passe une main
lasse sur le visage.) Même si j’ai déjà dû faire un peu semblant de temps en
temps pour rendre service à ma mère, personne ne m’a jamais carrément
demandé de mentir du soir au matin et d’un bout de l’année à l’autre sur qui
je suis vraiment.
— Je ne crois pas que ma grand-mère considère que c’est mentir. Pour
elle, c’est faire son devoir.
— Pff… Tu parles. Quel ramassis de conneries…
Le prince pousse un énième soupir.
— Je n’ai pas vraiment le choix, non ?
S’ensuit une longue pause, pendant laquelle Alex, tout en se mordillant
les lèvres, s’imagine Henry dans son palais, Henry et les années de vie qu’il
a déjà derrière lui, la façon dont il en est arrivé là.
— Dis… finit par murmurer le jeune Américain. Il était comment, ton
père ?
Silence, encore.
— Pardon ?
— Enfin, sauf si tu n’as pas… Seulement si tu as envie d’en parler. Je
me rends compte que je ne connais pas grand-chose de lui, à part son rôle
de James Bond.
Tout en arpentant le Solarium d’un pas distrait, il écoute Henry parler.
Lui raconter un homme à la même chevelure blonde que lui, au même nez
droit et fort – un homme qu’Alex a déjà croisé, telle une ombre, dans la
manière de parler du prince, sa démarche et son rire. Évoquer les sorties en
cachette du palais, les virées sur les petites routes de campagne, les leçons
de navigation et les après-midi passées sur les tournages, bien calé sur un
fauteuil de réalisateur à agiter ses petites jambes potelées. L’être dont se
souvient Henry était tout pour lui dans son enfance. À la fois étrangement
surhumain et fait de chair et de sang – le contraste est d’ailleurs aussi
saisissant que déchirant –, l’acteur charmait les foules dans le monde entier
mais n’en restait pas moins un simple être humain.
La manière dont le prince parle de son père tient de la prouesse
physique, presque du miracle : son récit ploie sous le poids terrifiant de la
tristesse, mais la tendresse et l’affection parviennent malgré tout,
inexplicablement, à illuminer sa voix. Presque en chuchotant, Henry
raconte à Alex comment ses parents se sont rencontrés. Comment Catherine
– qui, à vingt-cinq ans, bien déterminée à devenir la première princesse du
pays à décrocher son doctorat, s’appuyait les œuvres complètes de
Shakespeare – comment Catherine, donc, était allée un soir assister à une
représentation de Henry V par la Royal Shakespeare Company, une pièce
dans laquelle Arthur tenait le premier rôle. Comment, s’étant
audacieusement aventurée en coulisses au baisser de rideau, elle avait
faussé compagnie à son service de sécurité pour s’évanouir dans la nuit
londonienne en compagnie de l’acteur et danser jusqu’au petit matin.
Comment, malgré l’interdiction initialement édictée par la reine, elle avait
fini par épouser son grand amour.
Le prince parle ensuite de son enfance à Kensington : Béa qui chantait
à tue-tête, Philip toujours collé aux jupes de leur grand-mère – mais ils
étaient heureux, emmitouflés dans leurs chandails en cachemire, avec leurs
chaussettes qui leur montaient jusqu’aux genoux, trimballés à l’étranger
d’hélicoptères en voitures de luxe. Il évoque le télescope en cuivre que son
père lui avait offert pour son septième anniversaire, puis le moment où –
bien plus tôt, à quatre ans – il avait compris pour la première fois que les
millions d’habitants du pays connaissaient tous son nom. Il se rappelle avoir
dit à sa mère qu’il n’était pas tellement sûr d’avoir vraiment envie de ça…
Et qu’elle s’était agenouillée pour le regarder droit dans les yeux et lui
promettre qu’elle ne laisserait jamais rien ni personne lui faire de mal,
jamais.
Alex, lui aussi, commence à se livrer. Henry entend déjà parler de la
quasi-totalité de son quotidien mais, jusqu’ici, leurs enfances respectives
étaient comme une espèce de territoire inexploré, une ligne invisible à ne
pas franchir. Le jeune Texan évoque donc Austin, les posters de campagne
en papier Canson qu’il fabriquait en CM2 pour les élections des délégués,
les vacances en famille sur la plage de Surfside en Floride, où ils fonçaient
tête la première dans les vagues. Il raconte la grande fenêtre
à encorbellement de la maison où il a grandi, tous les papiers griffonnés de
sa main qu’il a pu cacher sous la banquette placée dessous, dans
l’embrasure – et, miraculeusement, le prince n’a pas l’air pour autant de le
prendre pour un cinglé.
Dehors, la nuit tombe : un crépuscule morne et humide descend sur la
Résidence. Le jeune Texan redescend dans sa chambre et se glisse dans son
lit sans cesser d’écouter. Il a droit à la liste des mecs que Henry a rencontrés
à l’université, tous amoureux de l’idée de coucher avec une possible future
tête couronnée, mais presque tous rebutés illico par la paperasserie, la
culture du secret et – souvent – l’amertume du prince lui-même face à l’un
et l’autre.
— Mais bien sûr, ajoute le jeune Britannique, plus personne depuis…
euh, depuis que toi et moi…
— Non, répond Alex, si promptement qu’il s’en étonne lui-même. Moi
non plus, personne d’autre.
Il entend mot après mot sortir de sa bouche des paroles qu’il ne se
serait jamais cru capable de prononcer à voix haute. Ces fameuses soirées
qu’il a passées dans la chambre de Liam… Mais aussi les comprimés
d’Adderall qu’il lui arrivait de piquer dans la pharmacie de son meilleur
ami, histoire de doper ses capacités de raisonnement lorsque ses notes
commençaient à chuter, et qui le maintenaient éveillé jusqu’à deux ou
trois jours d’affilée. June aussi qui, il le sait, n’habite en fait à la Maison-
Blanche que pour le tenir à l’œil, le protéger de lui-même. Les remords
qu’il se traîne en silence, du coup, les jours où il ne parvient pas
à s’arracher à ses obsessions et à son travail. La peine que lui font certains
des mensonges qu’on colporte sur leur mère, la peur terrible qui ne le quitte
jamais – celle qu’elle perde la prochaine élection.
Leur conversation dure si longtemps qu’Alex finit par devoir
rebrancher son téléphone dont la batterie menace de rendre l’âme. Couché
en chien de fusil, il continue d’écouter Henry en effleurant du dos de la
main l’oreiller à côté du sien, et imagine le prince étendu face à lui mais
dans un autre lit – comme s’ils étaient deux parenthèses séparées de près de
six mille kilomètres. Le jeune Texan contemple ses cuticules rongées et
rêve que son compagnon est là, juste au bout de ses doigts, qu’il lui parle
à quelques centimètres de distance seulement. À quoi ressemblerait le
visage de Henry dans la pénombre bleu-gris de sa chambre ? Il laisse
vagabonder son imagination. Peut-être une barbe naissante lui noircirait-elle
les joues, plusieurs heures avant son rasage du matin ? Sans doute la faible
luminosité de la pièce atténuerait-elle les cernes sous ses yeux…
Aussi incroyable que ça puisse paraître, il s’agit du même garçon qui
avait réussi à convaincre Alex qu’il se fichait de tout, du même garçon qui
continue de faire croire au reste du monde qu’il est un inoffensif prince
charmant qui mène une vie idyllique, dénuée de la moindre contrainte. Il
aura fallu des mois au jeune Texan pour enfin en arriver là – pour
comprendre à quel point il avait tort.
Avant qu’il puisse s’en empêcher, les mots ont quitté sa bouche :
— Tu me manques…
Instantanément, il regrette ses paroles.
Mais Henry répond déjà :
— Toi aussi.
— Non, attendez !
À reculons, Alex fait rouler sa chaise de bureau hors de son box. La
femme de ménage de l’équipe du soir qu’il vient d’interpeller s’interrompt
en plein geste, la main sur la poignée de la cafetière.
— Je sais que ça ne ressemble pas à grand-chose, poursuit-il, mais est-
ce que vous pourriez me le laisser ? J’allais le terminer.
Avec un coup d’œil dubitatif, l’employée abandonne là les derniers
vestiges visqueux de café brûlé qui stagnent au fond du récipient, puis
s’éloigne en poussant son chariot devant elle.
Alex, lui, contemple d’un air réprobateur le lait d’amande qui surnage
dans son mug « VOTEZ CLAREMONT ». Ils n’ont jamais entendu parler du lait
de vache, au QG de campagne, ou quoi ? Voilà pourquoi le Texan moyen
déteste Washington et ses élites : elles font tout pour ruiner la filière laitière
du pays !
Sur son bureau se dressent trois piles de documents qu’il ne quitte pas
des yeux. Il espère que s’il répète à l’infini dans sa tête les trois sujets en
question, il finira peut-être par avoir l’impression de faire du bon boulot.
Première pile, le dossier « Armes à feu » : un index détaillé de tous les
modèles de flingues de malade que sont en droit d’acquérir les Américains,
assorti des régulations propres à chaque État. Il doit passer tout ça au peigne
fin pour ses recherches préliminaires sur plusieurs nouvelles propositions de
lois fédérales sur les fusils d’assaut. Il y a une énorme tache de sauce
à pizza sur la pochette car il s’empiffre à cause du stress à chaque fois qu’il
se penche dessus.
Deuxième pile, le dossier « Partenariat transpacifique ». Il sait qu’il
devra s’y atteler un jour ou l’autre, mais il y a à peine touché – il faut bien
dire que le sujet est d’un ennui mortel.
Troisième pile, le dossier « Texas ».
Celui-là, le jeune homme n’est même pas censé l’avoir en sa
possession. Il ne lui a pas été confié par son chef d’équipe ni par un autre
membre de la campagne – il ne traite même pas de politique générale. Et il
est beaucoup plus fin que les deux autres : Alex devrait plutôt l’appeler « la
pochette Texas ».
Cette pochette, donc, c’est son bébé. Le jeune homme veille
jalousement sur elle – il la glisse toujours dans sa sacoche en quittant le
bureau et prend bien soin de cacher toute trace de son existence à Hunter le
fils à papa. Elle contient une carte des comtés de l’État, enrichie d’une
répartition très fine des électeurs en fonction de différents critères
sociodémographiques avec, en regard, diverses statistiques – populations
d’enfants d’immigrants sans-papiers, nombre de résidents légaux non
inscrits sur les listes électorales ou évolution des tendances de votes au
cours des deux dernières décennies. Alex a littéralement bourré la pochette
de tableaux de données, d’historiques des scrutins et de projections qu’il a
demandé à Nora de lui calculer.
En 2016, la victoire d’Ellen Claremont s’était jouée à peu de chose et
le plus dur à encaisser avait été sa défaite au Texas, qui faisait d’elle la
première présidente depuis Nixon à accéder à la Maison-Blanche sans
l’emporter dans son État d’origine. Même si c’était loin d’être une surprise
– puisque, selon tous les sondages, le Texas semblait largement acquis au
camp républicain –, jusqu’au bout, toute l’équipe de campagne de
l’Acharnée de Lometa avait espéré en secret qu’elle finisse par y remporter
la victoire. Malheureusement, le destin en avait voulu autrement.
Cependant, à chaque fois qu’il se penche sur les chiffres de 2016 et
de 2018, circonscription par circonscription, la même intuition, la même
lueur d’espoir reviennent sans cesse tarabuster Alex : il se passe quelque
chose. Le vent, petit à petit, est en train de tourner – le stratège en lui en
mettrait sa main à couper.
Sans vouloir paraître ingrat, ce poste à l’élaboration du programme…
n’est pas aussi palpitant qu’il l’aurait cru. C’est un ouvrage de patience, qui
avance à deux à l’heure et le frustre au plus haut point. Résultat, même s’il
devrait s’efforcer de rester concentré et de donner du temps au temps, son
attention revient sans cesse se fixer sur la fameuse pochette.
Il choisit un crayon dans le pot aux couleurs de Harvard qui trône sur
le bureau de Hunter et, pour la millième fois au moins, commence à tracer
des lignes sur la carte du Texas… Il cherche à modifier les frontières des
circonscriptions dessinées tant d’années plus tôt par des politicards
chevronnés – tous des hommes blancs de plus de cinquante ans – afin de
manipuler dans leurs sens l’issue des scrutins.
Le jeune homme est en permanence poussé à agir pour le bien
commun – c’est comme une étincelle toujours allumée à la base de sa
nuque. Mais, lorsqu’il passe plusieurs heures par jour dans son box
à trépigner, accablé par ce travail de fourmi, il se demande si ses efforts ont
vraiment la moindre utilité. Alors, si seulement Alex pouvait trouver un
moyen pour que les prochains résultats électoraux reflètent enfin réellement
l’âme du Texas… Il est loin d’être assez qualifié pour déboulonner à lui tout
seul le rideau de fer du redécoupage électoral partisan qui affecte l’État
depuis tant d’années, mais que se passerait-il s’il parvenait à…
Ramené à la réalité par une série de vibrations insistantes, il finit par
tirer son portable du fond de son sac.
— On peut savoir où tu es ? lance la voix de June à l’autre bout du fil.
Et merde… Alex consulte sa montre : 21 h 44. Il était censé retrouver
sa sœur pour dîner il y a plus d’une heure ! Il se lève d’un bond et
commence à fourrer ses affaires dans sa sacoche.
— C’est pas vrai, je suis désolé ! J’étais absorbé par le boulot, et je…
j’ai complètement zappé.
— Je t’ai envoyé au moins un million de messages ! rétorque June sur
un ton qui laisse à penser qu’elle est en train de composer un joli pêle-mêle
sur le thème de son futur enterrement.
— Mon portable était sur silencieux, avoue-t-il, désemparé, en se ruant
vers l’ascenseur. Je suis vraiment désolé, quel abruti… Je pars, à tout de
suite.
— Laisse tomber, ce n’est pas grave. J’ai fini par commander
à emporter. On se retrouve à la maison.
— Poussin…
— Ah non, les petits surnoms, c’est pas le moment.
— Ju…
Mais elle a déjà raccroché.
Quand il arrive à la Résidence, il trouve la jeune fille assise sur son lit.
Une barquette en plastique entre les mains, sa tablette posée sur sa couette,
elle mange ses tagliatelles devant un épisode de Parks and Recreation.
Lorsqu’il passe la tête dans l’encadrement de la porte, elle fait comme si
elle ne l’avait pas vu.
Aussitôt, il se retrouve transporté dans le passé, un matin de rentrée
des classes. Il a huit ans, elle onze, tous deux se brossent les dents côte
à côte dans la salle de bains, et lui se revoit en train de noter leurs
ressemblances dans le miroir : le bout arrondi de leur nez, leurs sourcils
aussi épais que rebelles, leur mâchoire carrée – héritée de leur mère. Ce
jour-là, c’est leur père qui avait dû tresser les cheveux de June car leur mère
n’avait pas pu revenir de Washington pour l’occasion. Alex se rappelle
comme si c’était hier avoir longuement étudié l’expression de sa sœur – la
même que celle qui s’étale sur le visage de June en cet instant précis : un
masque de déception dissimulée avec le plus grand soin.
Il tente une nouvelle fois de faire amende honorable :
— Je suis désolé. Je me sens super mal, j’ai été vraiment nul sur ce
coup. S’il te plaît, dis-moi que tu ne m’en veux pas.
Elle continue de mâcher son repas sans quitter des yeux le personnage
de Leslie Knope qui pérore gaiement à l’écran.
— On peut déjeuner ensemble demain, si tu veux, propose son frère en
désespoir de cause. C’est moi qui t’invite.
— Arrête un peu, Alex… Ce n’est pas le repas, le problème.
— Alors qu’est-ce que tu veux que je fasse ? soupire-t-il.
Elle se décide enfin à le regarder en face :
— Je voudrais que tu ne répètes pas les erreurs de maman.
Puis elle referme sa barquette de pâtes, se lève de son lit et traverse la
pièce. Le jeune homme lève les deux mains en signe de reddition.
— O.K… Hmm… parce que c’est ça qui est en train de se passer ?
— En fait… (Mais elle s’interrompt soudain.) Non, laisse tomber, je
n’aurais pas dû te dire ça.
— Si, si, ça avait l’air important, insiste Alex avant de poser son sac
à bandoulière à ses pieds pour s’avancer dans la chambre. Tu ne veux pas
me dire ce que tu as sur le cœur, tout simplement ?
La jeune fille se retourne vers lui, croise les bras et s’adosse contre la
commode.
— Je ne comprends pas que tu ne voies pas le problème. Tu ne dors
jamais, tu te lances sans arrêt dans des nouveaux projets, tu laisses maman
se servir de toi comme elle veut, les tabloïds ne te lâchent pas, tu…
— Mais June, j’ai toujours été comme ça, l’interrompt-il avec douceur.
Je veux faire carrière en politique, tu le sais parfaitement. Je me lance dès
que j’aurai décroché mon diplôme… dans un mois à peine, maintenant. Je
sais dans quoi je m’engage, c’est exactement la vie que j’ai choisie…
— Ben peut-être que tu te trompes de vie !
Il recule d’un pas, décontenancé. Elle continue de le dévisager en se
mordillant les lèvres.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’étonne-t-il. Ça sort d’où, ça ?
— Alex ! Arrête un peu.
Alors là, il ne voit pas du tout où elle veut en venir…
— Enfin… Jusqu’ici, tu m’as toujours soutenu, non ?
D’un geste si emphatique qu’il fait trembler l’énorme cactus en pot
juché sur le meuble, June lève les bras au ciel et se met à crier :
— Sauf que jusqu’ici, tu ne te tapais pas le prince d’Angleterre en
personne, putain de bordel !
Voilà qui suffit à clouer le bec d’Alex. Il s’avance vers le coin salon
installé devant la cheminée pour se laisser tomber dans le plus profond des
deux fauteuils. Sa sœur le regarde faire sans mot dire, les joues rouge
pivoine.
— Nora t’a tout raconté, murmure-t-il.
— Quoi ? Non, jamais elle ne ferait une chose pareille. Au passage,
d’ailleurs, ça craint bien comme il faut de t’être confié à elle mais pas
à moi. (Elle croise à nouveau les bras sur sa poitrine.) Désolée, j’ai fait tout
ce que je pouvais pour te donner du temps, pour te laisser aborder le sujet le
premier de toi-même mais… Sérieux, Alex, tu t’attendais à ce que je
continue à faire semblant de gober tes salades longtemps ? Toi et moi, on
fait toujours des pieds et des mains pour esquiver les apparitions
à l’étranger et là, d’un seul coup, tu passes ta vie à les accepter ? Et surtout,
au cas où tu l’aurais oublié : je vis de l’autre côté du couloir grosso modo
depuis que tu es né, je te signale !
Incapable de détacher les yeux du bout de ses chaussures, le garçon
scrute le tapis qui orne la pièce – une merveille milieu du XXe siècle
méticuleusement triée sur le volet par sa sœur.
— Alors… tu m’en veux à cause de Henry ?
June émet une espèce de bruit étranglé et, lorsqu’il relève la tête, il la
découvre en train de fouiller dans le tiroir supérieur de sa commode.
— Sérieusement, c’est pas possible d’être en même temps aussi con et
aussi intelligent ! s’étouffe-t-elle en tirant un magazine de sous un fatras de
sous-vêtements.
Le jeune homme s’apprête à rétorquer qu’il n’est pas d’humeur
à feuilleter les tabloïds quand elle lui jette carrément la revue entre les
mains. C’est un vieux numéro de Seventeen, ouvert à la page centrale.
Dessus, il tombe nez à nez avec la fameuse photo de Henry à treize ans.
Alex relève aussitôt les yeux.
— Attends, tu étais au courant ?
— Bien sûr que oui ! enrage-t-elle avant de s’affaler, avec un sens
théâtral très sûr, dans le fauteuil en face du sien. Tu laissais tout le temps tes
petites empreintes de doigt toutes crasseuses dessus ! Je me demande bien
pourquoi tu as toujours l’air de t’imaginer que personne ne remarquera tes
petites manigances ! (Elle pousse un soupir excédé.) Je n’avais jamais
vraiment… capté ce qu’il représentait pour toi – pas au début en tout cas.
Mais ça y est, j’ai fini par percuter. Je croyais que tu avais simplement
flashé sur lui, ou que je pouvais t’aider à te faire un ami, mais… Alex… On
rencontre tellement de personnes dans une vie. Et, toi et moi, encore plus –
des milliers… Et parmi eux, il y a un paquet d’abrutis et un tas de gens
incroyables, extraordinaires. Mais je ne rencontre presque jamais personne
que je puisse imaginer avec toi, avec qui je me dis que ça pourrait marcher.
Tu te rends compte ? (Elle effleure du bout des doigts le genou du jeune
homme, vernis rose pâle sur chino bleu marine.) Tu es tellement compliqué,
tu as tellement de facettes différentes que c’est presque impossible de
trouver quelqu’un qui te corresponde. Mais Henry est comme toi, il est
comme toi ! Tu piges, espèce de demeuré ?
Les yeux ronds comme des soucoupes, Alex la fixe un moment en
tentant d’assimiler ce qu’il vient d’entendre.
— J’ai l’impression que tu projettes sur moi ton délire romantique
étoiles dans les yeux, choisit-il de répliquer au bout d’un moment.
June ôte aussitôt la main de la jambe de son frère et le foudroie du
regard.
— Tu sais, ce n’est pas Evan qui a rompu, c’est moi. Le plan de départ,
c’était de partir avec lui en Californie, de vivre sur le même fuseau horaire
que papa et de me trouver un poste au Courrier de Sacramento ou je ne sais
où. Mais j’ai renoncé à tout ça pour venir vivre ici, parce que c’était la
bonne décision à prendre. J’ai fait comme papa : je suis allée là où on avait
le plus besoin de moi, je me suis montrée responsable.
— Et… tu regrettes ?
— Non… Enfin, je n’en sais rien. Je ne crois pas. Seulement, de temps
en temps, je m’interroge. Je sais que papa aussi a ses doutes. Mais toi, Alex,
tu n’es pas obligé de te prendre la tête avec ça. Tu n’as pas à répéter les
erreurs de nos parents. Henry, tu pourrais le garder – et trouver quand même
un moyen pour que le reste suive. (Sa sœur fait à présent peser sur lui un
regard pénétrant, plein de patience.) Parfois, je te jure, on dirait que tu ne
tiens pas en place, que tu es continuellement sur les charbons ardents pour
pas grand-chose. Si tu continues comme ça, tu vas t’épuiser, te brûler les
ailes.
Il se renfonce dans son fauteuil sans cesser d’en triturer la couture de
l’accoudoir.
— Alors… quoi ? Tu veux que je renonce à la politique pour aller
jouer les princesses ? Pas très féministe de ta part, si je peux me permettre.
June lève les yeux au ciel.
— D’une, le féminisme, ce n’est pas comme ça que ça marche. Et de
deux, ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Ce que je… Enfin, voilà :
et s’il y avait plus d’un domaine où tu pouvais mettre tes compétences
à profit ? Tu y as déjà pensé ? Ou plus d’un chemin pour arriver à tes fins,
pour faire une vraie différence sur cette terre ?
— Tu m’as perdu, là.
Elle s’absorbe un instant dans la contemplation de ses ongles
manucurés.
— Bah… Prends mon idée de travailler au fameux
Courrier de Sacramento, par exemple : en fait, ça n’aurait jamais marché.
C’était mon rêve avant l’élection de maman, mais le genre de journalisme
que je voulais faire, c’est précisément celui où une fille de présidente n’aura
jamais aucune chance de percer. Sauf que le monde est bien meilleur avec
Ellen Claremont dans le Bureau ovale que sans, alors il n’y a pas à hésiter :
en ce moment, je me cherche un nouveau rêve, un rêve bien mieux que le
précédent, du coup. (Ses grands yeux bruns – la marque de fabrique des
Diaz – fixent Alex sans hésitation.) Alors, je ne sais pas, moi… Il y a peut-
être plus d’un avenir idéal, pour toi – ou, en tout cas, plus d’un chemin qui
permet d’y parvenir.
Sur ces belles paroles, avec un haussement d’épaules un peu bancal, la
tête penchée sur le côté, sa sœur fouille son visage du regard sans s’en
cacher. June a beau souvent rester un mystère aux yeux du jeune homme –
un véritable écheveau d’émotions et de motivations complexes –, c’est une
fille honnête et droite. Elle correspond à vrai dire étonnamment à l’idée
qu’Alex se fait, au plus profond de lui-même, de l’idéal du Sud éternel tel
que sanctifié par la tradition : toujours généreuse, chaleureuse et sincère,
fiable et dure à la tâche – un véritable phare dans la nuit. Aussi
désintéressée que spontanée, elle ne veut que son bonheur, tout simplement.
Et le garçon se rend bien compte qu’elle essaie sans doute d’avoir cette
conversation avec lui depuis un sacré bout de temps.
Il reporte son attention sur le magazine et sent aussitôt le coin de ses
lèvres s’incurver vers le haut. Il n’en revient pas que June ait gardé cette
revue toutes ces années.
— Il a l’air tellement… différent, dit-il après un long moment passé
à admirer l’air de facilité et l’assurance innée, encore intacte, du petit Henry
sur l’image. Je veux dire, évidemment qu’il a changé… Mais regarde sa
façon de se tenir à l’époque…
Du bout des doigts, il effleure, sur la page, au même endroit
qu’autrefois, les cheveux du prince dorés sous le soleil. Sauf
qu’aujourd’hui, il en connaît intimement la texture. Ce portrait, c’est la
première fois qu’il le revoit depuis qu’il sait ce qui est arrivé au Henry
insouciant de la photo.
— Quand je pense à tout ce qu’il a traversé, j’ai envie de mordre,
parfois. C’est quelqu’un de bien. Il se soucie vraiment des gens qui
l’entourent, il s’accroche, il essaie de faire ce qui est juste. Ce qui lui est
tombé dessus, il ne le méritait vraiment pas.
— Et ça, est-ce que tu le lui as déjà dit ? demande June en se penchant
vers l’image à son tour.
Alex toussote, gêné.
— On ne… Comment dire ? On ne parle pas vraiment de ce genre de
chose.
June, qui a rarement entendu des inepties pareilles, manifeste sa
réprobation en expulsant bruyamment de l’air entre ses lèvres. Son
irrévérence détend l’atmosphère un grand coup : Alex est pris d’un tel fou
rire qu’il en glisse de son fauteuil.
— Non mais les mecs, je te jure ! grommelle June. Zéro vocabulaire
émotionnel ! Quand on pense que nos ancêtres ont survécu à des siècles de
guerres, de pestes et de génocides, tout ça pour se coltiner un loser pareil !
(Pour appuyer sa déclaration, elle jette un gros oreiller sur son frère, qui se
met à hurler de rire, cette fois, quand le projectile l’atteint en plein visage.)
C’est à lui que tu devrais raconter tout ça, pas à moi !
— Tu t’es crue dans un roman de Jane Austen ? C’est ma vie, je te
signale ! s’écrie-t-il.
— Ben écoute, ce n’est pas ma faute, à moi, si Henry est un
mystérieux gentleman qui s’est retiré loin du monde, et toi l’impétueuse
ingénue qui lui a tapé dans l’œil…
Hoquetant de rire, Alex tente de s’échapper à quatre pattes mais sa
sœur l’attrape par la cheville et lui abat un autre oreiller sur la tête. Le jeune
homme s’en veut toujours de lui avoir fait faux bond, mais pas de doute :
tout est oublié. D’autant qu’il est bien décidé à se rattraper…
Ils se disputent ensuite la meilleure place sur le grand lit à baldaquin,
où ils finissent par se pelotonner. June oblige son frère à lui raconter
comment c’est de sortir avec un authentique prince charmant.
Et voilà… Elle sait tout. Elle connaît son secret et s’en fiche et le serre
dans ses bras comme avant. Il ne comprend qu’une fois sa terreur envolée
à quel point il craignait la réaction de la jeune fille.
Ensuite, elle relance sa série. Pendant qu’elle demande aux cuisines
qu’on leur fasse monter un pot de crème glacée, il repense aux paroles
qu’elle a prononcées : « Tu n’as pas à répéter les erreurs de nos parents. »
C’est que June n’avait encore jamais mentionné leur père dans ce type de
contexte… Il a toujours su qu’au fond d’elle, elle en voulait à leur mère : de
les avoir catapultés à la place qu’ils occupent désormais dans le monde, de
les avoir privés d’une vie normale et de s’être placée hors de leur atteinte,
d’une certaine façon. Mais il s’aperçoit à présent que June – même si elle a
fini par l’accepter pour pouvoir avancer – a autant souffert que lui du départ
de leur père. Et que le ressentiment qu’elle éprouve à l’égard de leur mère
est, lui, encore très vivace.
Malgré tout, elle se trompe assez largement sur son compte : à ce
stade, il ne se sent pas spécialement forcé de choisir entre Henry et la
politique, du moins pas encore. Il n’a pas non plus la sensation que ses
projets de carrière vont trop vite pour lui. Il n’y a qu’un seul hic… La
pochette « Texas » – sans oublier, d’ailleurs, les dizaines d’autres États, les
millions d’électeurs qui ont bien besoin d’un champion. Il ne parvient pas
à chasser de son esprit cette intuition obsédante, comme une étincelle qui
crépite en permanence à la base de son crâne, cette sensation qu’il a que sa
soif d’agir pourrait encore être affûtée, mieux mise à profit.
L’alternative, à vrai dire, ce serait d’envisager un master en droit. Ou,
au moins, de passer, pour commencer, les tests d’admission – ensuite, il
serait toujours temps de se décider…
Or, à chaque fois qu’il l’ouvre, la pochette « Texas » s’impose au jeune
homme comme un sacré bon argument en faveur de cette option-là.
Poursuivre ses études, il sait bien que ses parents sont pour : ils
préféreraient qu’il ne plonge pas trop tôt tête la première en politique.
Pourtant, jusqu’à présent, Alex a toujours refusé cette option. Lui, il
n’attend pas que ça se passe : dès qu’il peut, il y va. Il n’est pas du genre
à s’appliquer, à laisser du temps au temps, à faire ce qu’on lui demande…
Jusqu’ici, pour être franc, il n’a jamais regardé très loin, jamais
vraiment considéré d’autres voies que celles qu’il avait là, juste sous les
yeux. Mais peut-être qu’il devrait…
Il soupire, se racle la gorge :
— Au fait, le moment me semble plutôt bien choisi pour te signaler
que le meilleur ami de Henry (qui, pour rappel, est un sacré beau gosse
plein aux as) est… euh… bah fou amoureux de toi. Tu sais, un mélange de
génie millionnaire et de philanthrope excentrique – un genre de fantasme
complètement improbable. Tout à fait ton genre, non ?
— Pitié, tais-toi ! rétorque sa sœur en lui confisquant le pot de crème
glacée pour la peine.
Une fois June dans la confidence, le cercle de ceux qui savent s’élargit
à sept, pas un de plus.
Avant Henry, la plupart des histoires d’Alex depuis son installation à la
Maison-Blanche se résumaient à des aventures d’un soir. Modus operandi ?
L’un de ses deux gardes du corps attitrés confisquait le portable de l’élue du
jour à l’entrée, pour le lui rendre à la sortie contre une signature au bas d’un
accord de confidentialité. Amy s’acquittait de cette tâche mécaniquement,
avec un professionnalisme impeccable, Cash avec une mine réjouie de
capitaine de croisière. Ces deux-là, impossible pour le jeune homme de ne
pas les mettre dans la boucle…
Shaan, lui aussi, est de mèche. Parmi le personnel de la couronne, c’est
d’ailleurs le seul à savoir que Henry est gay (en dehors de son psy).
L’écuyer se fiche bien, au fond, des préférences sexuelles du prince, tant
qu’elles ne lui attirent pas d’ennuis. C’est un professionnel accompli,
toujours tiré à quatre épingles dans des costumes Tom Ford taillés à la
perfection : il en faudrait bien plus pour lui faire perdre son flegme
légendaire. Il éprouve une véritable affection pour son protégé, qu’il
bichonne comme sa plante d’intérieur favorite. S’il est au courant, c’est par
absolue nécessité, comme pour Amy et Cash.
Ensuite, il y a Nora, bien sûr, qui continue de prendre un petit air
satisfait, voire suffisant, à chaque fois que le sujet revient sur la table. Et
Béa, qui a découvert le pot aux roses en tombant, bien malgré elle, sur une
de leurs sessions FaceTime « classées X » un soir où elle débarquait sans
méfiance dans la chambre de son frère. Un grand moment de solitude qui a
laissé Henry rouge comme une tomate et incapable de bégayer plus de
trois mots d’affilée. Le pauvre a ensuite passé près de deux jours le regard
dans le vague, un air de grand traumatisé sur le visage.
Pez, enfin, semble avoir été dans le secret depuis le tout début, ce qui
n’a rien d’étonnant : il est probable qu’il ait exigé une petite explication
quand son ami l’a obligé à fuir les États-Unis en pleine nuit, le soir où le
prince a fourré sa langue dans la bouche d’Alex au beau milieu du jardin
Jacqueline-Kennedy.
C’est d’ailleurs Pez qui décroche quand le jeune Texan appelle un jour
Henry à 4 heures du matin – heure de la côte est – en espérant le surprendre
en plein petit-déjeuner. Le petit-fils de la reine profite de quelques jours de
vacances dans l’une des propriétés familiales, à la campagne, tandis
qu’Alex suffoque sous le poids de sa dernière semaine à l’université, celle
des examens. L’Américain a dégainé son portable sans chercher
à comprendre pourquoi apaiser sa migraine exige impérativement la
contemplation d’images reposantes du prince une tasse de thé à la main,
dans le cadre douillet et pittoresque d’un flanc de coteau aussi luxurieux
que verdoyant.
— Alexander, mon canard ! le salue l’entrepreneur dès qu’il apparaît
à l’écran. Comme c’est gentil de ta part de prendre des nouvelles de
tata Pezza en ce magnifique dimanche matin !
Enveloppé d’un pashmina rayé et coiffé d’une capeline de paille à si
larges bords que c’en est presque comique, le philanthrope lui décoche un
rictus étincelant depuis ce qui ressemble au siège passager d’une voiture de
luxe. Alex ne peut s’empêcher de lui rendre son sourire :
— Salut, Pez ! Qu’est-ce que vous faites de beau ?
— On est juste sortis admirer les panoramas du Carmarthenshire, lui
explique le mécène multimillionnaire avant de tourner son téléphone vers le
siège du conducteur. Eh, Henry, dis bonjour à ta greluche !
— Bonjour, ma greluche ! lance le Britannique, qui quitte un instant la
route des yeux pour faire un clin d’œil à la caméra.
Dans sa chemise en lin gris pâle dont il a relevé les manches, il a l’air
frais et reposé. Rien que de savoir que quelque part au pays de Galles,
Henry a pu savourer au moins une bonne nuit de sommeil, Alex se sent
déjà un peu plus détendu.
— Qu’est-ce qui se passe, cette fois ? Pourquoi est-ce que tu es encore
debout à une heure pareille ? continue le prince.
Allongé sur son matelas, le jeune Texan roule sur le côté en plissant les
yeux pour mieux voir l’écran.
— Partiel d’éco… Putain d’examens de dernière année ! Mon cerveau
est en surchauffe.
— Tu ne peux pas piquer une oreillette à tes gardes du corps et passer
ton exam avec Nora à l’autre bout de la ligne ?
— Je peux y aller à ta place, si tu veux, propose Pez en tournant de
nouveau le téléphone vers lui. Les gros chiffres, ça me connaît.
— Mais oui, Superman, rien ne t’arrête, on est au courant, intervient le
prince hors champ. Pas la peine de remuer le couteau dans la plaie…
Alex pousse un petit rire. Dans le dos du jeune philanthrope, il voit un
petit coin du pays de Galles défiler par la fenêtre, spectaculairement
escarpé.
— Au fait, Henry, tu veux bien me redire le nom de la propriété où
vous logez ?
Pez tourne le portable vers sa droite, juste à temps pour saisir le demi-
sourire de son voisin.
— Llwynywermod.
— Pardon ?
— Llwynywermod !
— Complètement imprononçable… grommelle Alex.
— Ah… Je me demandais quand vous alliez commencer à vous
raconter des cochonneries ! s’exclame le passager. Mais je vous en prie,
continuez…
— Oh, tu risques de regretter d’avoir dit ça… l’avertit l’Américain.
— Ah oui ? (L’image revient sur l’intéressé.) Et si je mettais ma bi…
— Pez ! Pitié… le coupe instantanément la voix de Henry tandis
qu’une main à l’auriculaire orné d’une chevalière vient couvrir la bouche du
plaisantin. Alex, puisque je te dis qu’il n’a aucune limite, ne le provoque
pas ! Rien ne l’arrête, ce n’est pas une blague : tu vas juste réussir à nous
envoyer dans le décor.
— Pour bien commencer la matinée, ce serait sympa, justement !
ironise gaiement le jeune Texan. Bon, sinon, vous avez quoi de prévu
aujourd’hui ?
Pez parvient à se dégager en léchant la paume de Henry et continue
aussitôt sur sa lancée.
— Alors… D’abord, batifoler tout nus dans les collines pour faire peur
aux moutons, ensuite, rentrer à la maison pour notre rituel quotidien : thé,
biscuits et séance d’autoflagellation histoire de se lamenter chacun à son
tour sur la froideur des Claremont-Diaz… Enfin surtout moi, du coup, parce
que j’aime mieux te dire, Alex, que depuis que vous sortez ensemble, eh
ben il a changé de disque, le bonhomme. Finies les cuites au cognac, la
déprime générale et les jérémiades interminables : « Ah, est-ce qu’un jour
ils finiront enfin par nous regarder ? » Gna gn…
— Mais ne lui raconte pas ça, enfin ! s’écrie le conducteur, au bord de
l’apoplexie.
— Non, ces temps-ci, c’est juste moi et ma douleur… Je supplie
Henry : « Dis-moi quel est ton secret, ô maître ! », et lui me répond :
« Écoute, je passe mon temps à l’insulter et, étrangement, ça a l’air de
marcher. »
— Dernière sommation, Pez, tu vas rentrer à pied ! rugit le prince en
voix off.
— Bah ça, sur June, ça ne donnera rien, crois-moi… marmonne Alex.
— Attends, attends, laisse-moi prendre de quoi noter !
Il s’avère que les deux compères passent leurs vacances à plancher sur
divers projets caritatifs. Depuis plusieurs mois déjà, Henry évoque leurs
plans d’expansion à l’international. Les voilà qui s’apprêtent, à présent,
à lancer trois programmes d’aides aux réfugiés en Europe de l’Ouest,
deux cliniques spécialisées dans le traitement du VIH – l’une à Nairobi,
l’autre à Los Angeles –, et plusieurs foyers d’accueil pour mineurs LGBT
dans pas moins de quatre pays différents. Le programme est très ambitieux,
mais comme le prince s’obstine à ne couvrir ses dépenses personnelles
qu’avec l’héritage qu’il tient de son père, son allocation royale demeure,
encore et toujours, intacte. Il est donc bien décidé à ne la consacrer qu’à ce
type de causes.
À mesure que le soleil se lève sur la capitale américaine, le jeune
Texan se recroqueville autour de son oreiller et de son téléphone. Il a
toujours rêvé de changer les choses, de laisser une trace derrière lui, une
empreinte sur le monde même, qui sait. Et, à l’évidence, c’est aussi le cas
de Henry. Cette idée a quelque chose d’enivrant, pour être honnête… Mais
tout va bien, tout va bien – Alex est juste un peu en manque de sommeil.
Au final, ses examens se déroulent sans heurts particuliers, sans tout le
barnum qu’il s’était imaginé. Une petite semaine de bachotage et d’oraux,
le nombre habituel de nuits blanches, et hop, c’est terminé !
Ses quatre années à l’université, à vrai dire, lui ont semblé filer de la
même manière, à toute vitesse. En permanence isolé par la notoriété,
étroitement surveillé par son équipe de sécurité, Alex n’en aura pas retiré
les mêmes avantages ni les mêmes expériences que les autres étudiants.
Pour lui, pas de tampon sur le front pour fêter sa majorité au Tombs –
l’éminent bar de Georgetown – le soir de son vingt et unième anniversaire.
Pas non plus de saut de l’ange dans le bassin de la célèbre fontaine
Dahlgren. Parfois, c’est presque comme s’il n’avait jamais vraiment
fréquenté le prestigieux établissement, mais s’était plutôt farci en accéléré
toute une ribambelle de cours et de séminaires donnés, par pure
coïncidence, dans une zone géographique approchante.
Quoi qu’il en soit, il assiste à sa cérémonie de remise des diplômes et,
quand vient son tour de monter sur l’estrade, l’auditorium entier se lève
pour l’applaudir – drôle de sensation mais, en même temps, plutôt cool.
Ensuite, une bonne dizaine de ses camarades de promotion demande
à prendre une photo avec lui. Tous le connaissent de nom, alors qu’ils n’ont
jamais parlé ensemble jusque-là. En prenant la pose avec eux, tout sourires,
devant les iPhone de leurs parents, il se demande s’il n’aurait pas dû
essayer.
Quand il monte à l’arrière de la limousine qui doit le ramener chez lui,
avant même qu’il n’ait ôté sa toge et son mortier, ses alertes Google
l’attendent déjà sur son téléphone : « En direct de Georgetown :
Alex Claremont-Diaz décroche une licence en administration publique avec
les félicitations du jury ».
Une grande réception est donnée en son honneur dans les jardins de la
Maison-Blanche. En robe longue surmontée d’un blazer, Nora l’accueille
avec un sourire mutin en lui déposant un baiser sur la joue.
— Et voilà, le benjamin du Trio a enfin terminé ses études ! lui lance-
t-elle, radieuse. Et sans même avoir eu besoin de soudoyer un seul de ses
profs à coup de faveurs politiques ou sexuelles, c’est dire !
— Je pense que je risque quand même de hanter leurs cauchemars
encore un bon bout de temps… répond le héros du jour.
— C’est ça, votre vision de la fac ? Vous avez vraiment un truc qui ne
tourne pas rond, tous les deux, marmonne June – qui a la larme à l’œil –
pour masquer son émotion.
Parmi les invités se côtoient un mélange d’amis de la famille et de
ténors de la politique – à commencer par Rafael Luna, qui relève à la fois
des deux catégories. L’air fatigué mais toujours aussi beau gosse, il est en
grande conversation avec le vice-président, le grand-père de Nora, à côté du
bar à ceviche. Le père d’Alex est là aussi, tout juste débarqué de Californie.
Joliment bronzé après une longue randonnée dans le parc national de
Yosemite, il ne cache ni sa bonne humeur ni sa fierté. Zahra, quant à elle,
offre au jeune homme une carte où s’étale l’inscription : « Félicitations !
Pour une fois, tu as fait ce qu’on attendait de toi ! » et passe très près de le
pousser dans le bol de punch lorsqu’il essaie de la serrer dans ses bras.
Au bout d’une bonne heure, le portable d’Alex vibre contre sa cuisse.
Quand il fait mine d’y jeter un coup d’œil, June, qui est en plein au milieu
d’une phrase, lui lance un regard offusqué. Il s’apprête donc à ranger son
téléphone sans lire le contenu du message quand tintements et sonneries se
multiplient soudain partout dans les jardins. Tout autour d’eux, les convives
s’animent les uns après les autres et tirent iPhone et BlackBerry de leurs
poches.
Le SMS vient de Hunter : Jacinto va donner une conférence de presse. Apparemment,
il retire sa candidature aux primaires républicaines. Donc c’est officiel, ce sera Claremont contre
Richards à l’élection.
— Et merde… s’exclame Alex en montrant l’écran à sa sœur.
— Bon, bah la fête est finie.
Elle n’a pas tort. En moins d’une minute, la moitié des tables se sont
vidées : élus au Congrès et membres des équipes de campagne ont déserté
leurs chaises pour s’agglutiner par petits groupes autour de leurs portables.
— Euh… Ils n’en feraient pas un peu des caisses, là ? marmonne Nora
en suçant une olive plantée sur un cure-dents. Tout le monde savait que
Jacinto finirait par retirer sa candidature et laisser la nomination à Richards.
Mille dollars qu’ils ont séquestré ce pauvre gars dans une pièce sans fenêtre
pour lui attaquer la bite à la perceuse jusqu’à ce qu’il accepte de jeter
l’éponge.
Mais Alex ne l’écoute déjà plus. Un mouvement soudain à l’entrée de
la palmeraie a attiré son regard : son père et Luna – le second traîné de
force par le premier – disparaissent par la petite porte latérale qui mène au
bureau de la gouvernante.
Il abandonne sa flûte de champagne entre les mains des filles et,
feignant de consulter son téléphone, il fait un large détour pour s’approcher
sans en avoir l’air de la Résidence. Une fois au pied du bâtiment, il s’arrête
juste le temps de peser le pour et le contre (en l’occurrence, est-ce que les
récriminations que va lui faire le service blanchisserie en valent vraiment la
peine ?) avant de s’enfoncer dans les buissons qui bordent le mur.
Il y a une vitre défectueuse au bas de la troisième fenêtre ouverte dans
la paroi sud du bureau de la gouvernante. L’un des carreaux, mal fixé, est
légèrement sorti de son cadre – assez pour compromettre l’intégrité du joint
qui l’entoure, censément insonorisé et à l’épreuve des balles. Deux autres
des vitres de la Résidence présentent ce même défaut. Alex les a toutes
découvertes au cours des six premiers mois qu’il a passés à la Maison-
Blanche : avant que June ne décroche son diplôme et que Nora n’obtienne
son transfert à l’université George-Washington, il était seul et désœuvré,
sans rien de mieux à faire qu’explorer les moindres recoins du domaine.
Il n’a jamais parlé à personne de ces carreaux descellés : il se doutait
bien qu’ils pourraient lui servir un jour.
Pourvu qu’il ne se soit pas trompé sur l’endroit où les deux hommes
sont allés s’isoler… Sans se soucier de la terre qui rentre dans ses
mocassins, il se faufile accroupi jusqu’à la fenêtre, trouve le joint
défectueux et approche son oreille le plus près possible de la vitre. Et
bientôt, malgré le bruissement des branches autour de lui, il discerne les
murmures de voix tendues.
— Bon sang, Oscar… grommelle l’une des deux en espagnol – Luna.
Tu l’as mise au courant ? Elle sait ce que tu m’as demandé de faire ?
Le père d’Alex répond dans la même langue… Une précaution que les
deux hommes prennent, à l’occasion, quand ils s’inquiètent d’être épiés :
— Non, elle est bien trop prudente pour ça. Sur ce coup, il vaut mieux
qu’elle ne sache rien.
Suivent un soupir exaspéré, un bruit de semelles qui raclent le sol.
— Déjà que je n’ai pas envie de le faire… Alors hors de question que
je me jette à l’eau sans sa bénédiction ! rétorque Luna.
— Tu veux me faire croire qu’après ce que Richards a osé te faire, tu
n’es même pas un peu tenté de foutre le feu à son empire ?
— Mais bien sûr que si, qu’est-ce que tu t’imagines ! Sauf que ce n’est
pas si simple, et tu le sais très bien. Pense un peu aux répercussions…
— Écoute-moi, Raf, insiste Oscar. Je te connais, tu as gardé toutes les
preuves. Tu n’auras même pas besoin de faire une déclaration, il suffit de
faire fuiter l’info et la presse se chargera du reste. Combien tu crois qu’il y a
de gamins qui…
— Arrête avec ça !
— Et combien d’autres, si on ne…
— En fait, tu es persuadé qu’elle est incapable de gagner par elle-
même ! le coupe Luna. Aujourd’hui encore, après tout ce qui s’est passé, tu
ne lui fais pas confiance !
— Ça n’a rien à voir. Ce coup-ci, la donne a changé.
— Laisse tomber, Oscar ! Elle remonte à plus de vingt ans, cette
histoire ! Arrête un peu de me mêler à vos problèmes de couple mal réglés,
là, et essaie plutôt de la gagner, cette putain d’élection ! Je ne…
Luna s’interrompt soudain. On entend le bruit d’une poignée qui
tourne, d’un visiteur qui pénètre dans le couloir contigu à la pièce. Oscar, la
voix blanche de colère, repasse aussitôt à l’anglais pour feindre de débattre
d’un quelconque projet de loi. Mais quand il conclut, c’est de nouveau en
espagnol :
— Promets-moi d’y réfléchir.
Une fois que les pas étouffés des deux hommes ont quitté le bureau,
Alex se laisse glisser le long du mur jusqu’à se retrouver assis dans la terre
humide. Il n’a qu’une certitude : celle d’avoir loupé un épisode.
À : Alx
Alex,
Je ne vois pas comment débuter ce mail autrement qu’en te disant (et j’espère que tu me pardonneras
aussi bien ma vulgarité que mon total manque de retenue) : je te trouve tellement, tellement beau,
putain.
Ça fait une semaine que je me traîne : on me trimballe d’apparitions publiques en réunions de travail,
et si je suis arrivé à y faire une seule contribution valable… eh bien, c’est un miracle, crois-moi.
Comment est-ce que je pourrais abattre la moindre heure de boulot sachant qu’Alex Claremont-Diaz
se promène en liberté, là dehors, quelque part ? Cette simple idée me rend fou.
Si je me traîne, si je suis complètement inutile, c’est que, quand je ne pense pas à ton visage, je pense
à ton cul, à tes mains ou à tes lèvres – à ta bouche si incroyablement effrontée. D’ailleurs, si je me
retrouve dans cette galère, c’est à cause d’elle, j’en suis sûr. Personne à part toi n’avait encore jamais
eu le culot de se montrer aussi impertinent envers un prince. À la minute où tu m’as traité de petit
con, mon destin était déjà scellé pour de bon. Ô, mes ancêtres ! Ô vous, souverains des temps
passés ! Éloignez de moi cette couronne, ensevelissez mon corps sur nos terres ancestrales ! Qui donc
aurait pu croire que le fruit de vos reins se retrouverait perverti par un successeur gay qui aime un
peu trop se faire rudoyer verbalement par de jeunes Américains à menton à fossette ?
Au fait, tu te souviens des monarques gay dont je t’avais parlé ? Je crois que Jacques Ier aurait pitié
de moi dans cette épreuve : lors d’un tournoi, il est tombé fou amoureux d’un chevalier –
particulièrement bien foutu même s’il n’avait pas inventé la poudre, le pauvre – qu’il a aussitôt
nommé gentleman de la chambre à coucher (titre absolument véridique, je ne l’invente pas).
Nom d’un chien, ce que tu me manques.
Je t’embrasse,
Henry
À : Henry
Henry,
Est-ce que tu essaies de me dire que toi, tu es Jacques Ier, et moi, un hercule de foire avec un petit
pois dans la tête ? Tu crois que je me résume à un corps de rêve, à des pommettes saillantes et à un
petit cul ferme à souhait ? Je suis beaucoup plus que ça, Henry !!!
Mais non, ne t’excuse surtout pas de me trouver mignon – sinon il faudra aussi que je m’excuse de te
dire que tu m’as retourné le cerveau l’autre jour à Los Angeles et que si on ne remet pas ça bientôt, je
vais devoir… bah me tirer une balle. Alors, question manque de retenue, j’ai mis la barre assez haut ?
Tu veux vraiment jouer à ce jeu-là avec moi ?
Si je pouvais, je sauterais dans le premier avion pour Londres pour te tirer d’une énième réunion sans
intérêt et te forcer à le reconnaître : quand je t’appelle « mon bébé », ça te fait fondre. Et ensuite, mon
chou, je te ferais jouir à coups de dents.
Alex
De : Henry
À : Alx
Alex,
Tu sais, quand tu fais des études de littérature anglaise à Oxford – comme moi –, les gens insistent
toujours pour savoir quel est ton écrivain britannique préféré.
Notre service presse a donc voulu dresser une liste de réponses acceptables. Comme ils me
réclamaient un auteur réaliste, je leur ai proposé George Eliot. Raté : c’est un nom de plume, celui
d’une certaine Mary Anne Evans – pas tout à fait le mâle dominant qu’ils espéraient…
Ils m’ont demandé un des précurseurs du roman britannique – j’ai donc suggéré Daniel Defoe.
Dommage : c’était un dissident farouchement opposé à l’Église d’Angleterre.
À un moment, je me suis même fendu d’un petit Jonathan Swift, histoire de rigoler : je ne te raconte
pas l’infarctus collectif qu’ils ont tous fait – un satiriste irlandais, non mais quelle idée !
Ils ont fini par choisir Dickens, la bonne blague ! Les Grandes Espérances… Eux qui voulaient une
réponse bien proprette, moins dérangeante que la vérité… Sérieusement, qu’y a-t-il de plus gay que
cette histoire de femme qui dépérit dans un manoir en ruine sans jamais quitter sa robe de mariée –
sacré sens du spectacle, non ?
La voici, la croustillante vérité… Mon écrivaine britannique préférée, c’est Jane Austen. Alors, pour
citer Raison et Sentiments : « Il ne vous manque qu’un peu de patience, ou si vous voulez lui donner
un nom plus doux, de l’espoir 1. » Traduction : j’espère bien te voir mettre ce plan machiavélique
à exécution, et dans les plus courts délais, s’il te plaît.
Henry
Alex se rappelle vaguement avoir été mis en garde contre les dangers
des serveurs de messagerie privés – non sécurisés –, mais les détails sont
flous. Il lui semble que ça n’a pas grande importance, de toute façon.
Au début, comme tout ce qui demande du temps au lieu d’offrir une
satisfaction immédiate, il ne comprend pas l’intérêt des e-mails que lui
envoie Henry.
Mais lorsque Richards sort à Sean Hannity sur Fox News
qu’Ellen Claremont n’a rien accompli de tout son mandat, et qu’Alex voit
rouge et manque de s’étouffer, il revient au passage où le prince lui a écrit :
« Parfois, ta façon de parler ressemble à autant de grains de sucre qui s’écouleraient d’un sachet
percé. » Quand Hunter le fils à papa évoque pour la cinquième fois de la
journée les exploits de l’équipe d’aviron de Harvard : « Tes fesses dans ce
pantalon-là ? Ça devrait être interdit pour outrage à la pudeur ! » Quand il est fatigué des
mains étrangères qui se posent sans cesse sur lui : « Reviens-moi quand tu auras fini
de traverser le firmament, ma Pléiade perdue. »
À présent, oui, il comprend à quoi servent ces messages.
Son père n’avait pas tort de penser qu’une fois investi par le Parti
républicain, Richards ne reculerait devant aucune bassesse : c’est
exactement ce qui se passe, les choses tournent au vinaigre en moins de
deux. Une ambiance nauséabonde aux relents mormons et évangéliques, des
perfidies incessantes masquées derrière un discours équivoque, lourd
d’insinuations, débité avec des sourires de façade étincelants. Chaque
semaine apporte son lot de tribunes d’opinion sur les privilégiés et leurs
passe-droits, qui sont autant d’attaques personnelles contre June et lui. Le
sous-entendu ? « Même à la Maison-Blanche, les Mexicains nous volent
nos emplois ! »
Alex refuse de laisser la peur de perdre s’enraciner en lui. Alors il
sirote son café, emmène ses dossiers de travail sur les routes de la
campagne électorale, reprend du café, lit les e-mails de Henry, et se ressert
encore un café.
Le jour de la Gay Pride à Washington – la première depuis qu’il s’est
avoué sa bisexualité –, le jeune Texan se trouve dans le Nevada. Il passe sa
journée sur Twitter à regarder d’un œil envieux les confettis pleuvoir sur le
Mall, l’artère principale de la capitale. Rafael Luna, nommé grand maréchal
de la parade, s’est noué pour l’occasion un bandana arc-en-ciel sur le front.
De retour dans sa chambre d’hôtel, en début de soirée, Alex se venge sur le
minibar.
Mais, au milieu de ce chaos, il a au moins une raison de se réjouir.
À force d’insistance auprès d’un des responsables de la campagne et de sa
propre mère, il a fini par obtenir gain de cause : l’organisation d’un grand
meeting au Minute Maid Park, l’un des plus grands stades de Houston. En
plus, les sondages prennent une direction inattendue – du jamais-vu !
L’article-phare du site Politico, cette semaine-là, est même titré : « 2020 :
L’ANNÉE OÙ LE TEXAS FAIT BASCULER LE RÉSULTAT D’UNE ÉLECTION
PRÉSIDENTIELLE ?»
— Mais oui, Alex. Je ferai en sorte que tout le monde le sache,
promis : l’idée de ce meeting vient de toi, marmonne sa mère d’un air
distrait, tout en relisant son discours, dans l’avion qui les emmène au Texas.
— « Cran » plutôt que « courage », ici, non ? suggère June, qui
parcourt le texte par-dessus l’épaule d’Ellen. Ça sonne plus Texan, je
trouve.
— Vous pourriez aller vous asseoir ailleurs, toi et ton frère ? demande
la présidente, qui note tout de même la remarque.
Le jeune homme le sait : malgré des sondages encourageants, une
bonne partie de l’équipe de campagne reste sceptique quant aux chances de
la candidate dans son État d’origine. Alors, quand ils approchent du stade
où se tient l’événement et découvrent une file d’attente qui fait presque
deux fois le tour du pâté de maisons, son fils éprouve bien plus que de la
simple satisfaction – il boit carrément du petit lait et doit se retenir de sauter
de joie. La présidente va pouvoir prononcer son discours devant des milliers
de spectateurs… Allez, le Texas, montre-leur qu’ils ont tort, à tous ces
clowns ! exulte-t-il.
Le lundi suivant, Alex plane toujours quand il présente son badge à la
borne placée à l’entrée du QG de campagne. C’est bien simple : son
euphorie du week-end n’est toujours pas retombée. S’il commençait à en
avoir franchement sa claque de passer des heures assis à son bureau
à éplucher enquête d’opinion après enquête d’opinion, il se sent à nouveau
d’attaque.
Mais quand, en entrant dans son box, il découvre Hunter la pochette
« Texas » à la main, il redescend de son petit nuage en cinq secondes – le
moins qu’on puisse dire, c’est que la chute est rude.
— Ah, tu avais laissé ça sur ton bureau, lance le fils à papa d’un petit
air dégagé. J’ai cru que c’était un nouveau projet pour nous.
— Est-ce que je me permets d’aller à ton bureau éteindre ta playlist
Spotify spéciale Dropkick Murphys quand tu l’écoutes à fond, moi ? Non.
Même si j’en crève d’envie, je me retiens, Hunter !
— Pour quelqu’un qui se retient, tu me piques quand même souvent
mes styl…
Sans lui laisser le temps de terminer, Alex lui reprend le dossier d’un
geste sec. Qu’est-ce qui m’a pris de le laisser traîner comme ça ? se
reproche-t-il en fourrant, sans plus d’explications, l’objet du délit dans sa
sacoche.
— C’est personnel, gronde-t-il.
— Mais… c’est quoi, au juste ? demande l’autre. Toutes ces données,
le tracé des districts électoraux… Qu’est-ce que tu comptes en faire ?
— Rien.
— Il y a un rapport avec le meeting de Houston, celui que tu réclamais
depuis des semaines ?
— Qui a été un gros succès, figure-toi, rétorque Alex, aussitôt sur la
défensive.
— Attends… Tu ne penses quand même pas que le Texas pourrait
repasser dans le camp démocrate ? C’est un des États les plus réacs du pays.
— Tu es né à Boston, Hunter, je te rappelle ! Non mais c’est l’hôpital
qui se fout de la charité ! Tu veux vraiment qu’on fasse la liste des villes les
plus réputées pour leur intolérance et leurs préjugés ?
— Écoute, je te donne juste mon avis…
— Alors toi, juste parce que tu viens d’un État qui vote démocrate, tu
penses que le racisme, ça ne te concerne pas. Mais tu sais quoi ? Un
suprémaciste blanc, ce n’est pas forcément un pauvre junkie du fin fond du
Mississippi – il y en a aussi un bon gros paquet qui traîne sur les bancs des
grandes universités, à Duke ou UPenn, aux frais de papa maman.
Hunter paraît pris au dépourvu, mais loin d’être convaincu.
— Peut-être, mais ça ne change rien au fait que les États républicains
passent rarement dans le camp d’en face, et ça ne paraît pas près de
changer, objecte-t-il avec un petit rire, comme si le sujet prêtait à plaisanter.
Et, là-bas, la population n’a pas tellement l’air de se soucier de ce qui est
bon pour elle – sinon elle irait glisser un bulletin dans l’urne.
— Mais pour que la « population », comme tu dis, ait envie d’aller
voter, il faudrait peut-être qu’on commence par essayer de les convaincre !
Qu’on leur montre qu’on en a quelque chose à faire d’eux, et que notre
programme consiste à les aider, pas à les laisser sur la touche ! proteste
Alex avec véhémence. Imagine un peu que ceux qui prétendent défendre tes
intérêts ne viennent jamais faire campagne dans ta ville, qu’ils n’essaient
jamais vraiment de s’adresser à toi ! Imagine que tu purges une peine de
prison… Ou que tu n’aies pas accès aux bureaux de vote – parce qu’ils font
tout pour décourager les électeurs de s’inscrire sur les listes, c’est de
notoriété publique… Ou que tu ne puisses pas t’absenter de ton boulot
le jour de l’élection pour aller faire ton devoir civique…
— Oui, d’accord, bien sûr : ce serait super si on parvenait à mobiliser
d’un coup de baguette magique tous les électeurs privés du droit de vote
dans les États républicains. Le problème, c’est que lors d’une campagne
électorale, on a un temps et des ressources limités : on est bien obligés de
concentrer nos efforts là où les projections nous prédisent les meilleurs
résultats, répond Hunter comme si le propre fils de la présidente ignorait
tout du système politique américain. C’est un fait avéré : il y a moins
d’électeurs sectaires dans les États de tradition démocrate. Si les autres
n’ont pas envie de se retrouver sur la touche, c’est à eux de réagir, de se
bouger.
Alex n’en croit pas ses oreilles. Honnêtement, il a eu sa dose, ça suffit.
— Putain, Hunter, tu bosses pour la campagne de quelqu’un qui est né
au Texas, qui s’est fait au Texas ! Tu l’as oublié, ou quoi ? s’écrie Alex, si
fort que leurs voisins commencent à les regarder – mais il s’en contrefout. Il
y a des sections du Ku Klux Klan dans tous les États d’Amérique, tu es au
courant ? Tu crois qu’ils n’ont pas leur lot de racistes et d’homophobes,
dans le Vermont ? Je sais bien que tu ne chômes pas, ici, Hunter, mais ça ne
te met pas pour autant au-dessus de tout le monde. Et moi non plus,
d’ailleurs. Tu ne peux pas faire comme si tout ça, c’était le problème de
quelqu’un d’autre. On est tous concernés, tous.
Sur ces mots, il attrape son sac et sort au pas de charge.
À la minute où il pose le pied hors du bâtiment, il tire son téléphone de
sa poche et, sur un coup de tête, ouvre une page Google. Il y a des tests
d’admission ce mois-ci, il en est à peu près certain. Dans la barre de
recherche, il tape : concours d’entrée en fac de droit centres d’examen washington.
3 génies… et Alex
POUSSIN
POUSSIN
POUSSIN
POUSSIN
Il avait bien besoin d’être relu, ton discours !!! Je l’ai remis
ds la poche extérieure de ta sacoche avec mes annotations.
Davis va te tuer si tu
continues à faire des trucs
comme ça.
POUSSIN
POUSSIN
LA SORCIÈRE AU BÛCHER !!
[Image en PJ]
alskdjfadslfjad
Qu’est-ce que tu as fait,
Nora ? IL EST TOUT
CASSÉ, MAINTENANT !
XPTDR
Le président du
comité
d’organisation du
tournoi de
Wimbledon a
l’honneur de
solliciter la présence
de M. Alexander
Claremont-Diaz le
lundi 6 juillet 2020
dans la loge royale.
Alex en prend aussitôt une photo qu’il envoie à Henry, assortie de
deux commentaires :
1. Tout cet or… vous n’avez plus de pauvres à nourrir dans le pays ?
2. La loge royale, je l’ai déjà pénétrée…
Espèce de bourrique, tu es vraiment insortable ! répond le prince, avant d’ajouter : Alors, tu
viens ?
Voilà donc pourquoi Alex passe son seul jour de liberté (il en a très
peu, à cause de la campagne) à Wimbledon – tout ça rien que pour
approcher Henry.
— Bon, tu es prévenu : mon frère, Philip, sera là, lui explique le prince
devant les portes de la loge réservée à la couronne britannique. Plus un
certain nombre d’aristocrates aux prénoms improbables – Basil, par
exemple – à qui il faudra sans doute faire la conversation.
— T’inquiète, je crois que j’ai prouvé que je savais y faire avec les
membres de la famille royale.
Henry affiche une moue dubitative.
— Tu as du courage. Si seulement je pouvais en dire autant…
Quand ils ressortent à l’air libre, le soleil qui – une fois n’est pas
coutume – brille sur la capitale anglaise inonde les gradins déjà presque
complètement remplis de spectateurs. À quelques mètres à peine, le jeune
Texan aperçoit David Beckham. Il semble en grande conversation, très chic
dans un costume impeccablement coupé – sérieusement, comment Alex a-t-
il pu un jour se persuader qu’il était hétéro, la bonne blague… Lorsque le
footballeur se rassoit, son interlocutrice apparaît : Béa ! Dès qu’elle les
aperçoit, le visage de la jeune fille s’illumine.
— Alex ! Henry ! Par ici ! s’écrie-t-elle pour se faire entendre malgré
le brouhaha qui règne dans la loge.
Dans sa robe taille basse en soie vert citron, le nez chaussé d’une
énorme paire de lunettes de soleil Gucci rondes décorées d’abeilles dorées,
la princesse est sublime.
— Tu es à tomber, la complimente Alex quand elle lui dépose un
baiser sur la joue.
— Merci, très cher, répond-elle avant de prendre les deux garçons par
le bras pour les entraîner dans l’escalier. C’est June qui m’a aidée à choisir
ma robe, figure-toi. Alexander McQueen. Franchement, ta sœur est un
génie.
— Il paraît.
— On y est, annonce Béa lorsqu’ils parviennent au premier rang. Voilà
nos sièges.
Henry contemple les fauteuils verts luxueusement rembourrés, où sont
posés d’épais programmes « wimbledon 2020 » en papier glacé.
— Au premier rang et en plein milieu ? demande-t-il avec une pointe
de nervosité. Tu es sérieuse ?
— Eh oui ! Au cas où tu l’aurais oublié, tu fais partie de la famille
royale et cette loge nous est réservée.
Béa adresse un signe de la main à la meute de photographes installée
juste en dessous d’eux, qui a déjà commencé à les mitrailler. Elle se penche
pour glisser à l’oreille des deux garçons :
— Relax : depuis le terrain, je ne pense pas qu’ils parviendront
à détecter l’alchimie torride qui brûle entre vous.
— Ah ah, très drôle… marmonne Henry, les oreilles cramoisies.
À contrecœur, il s’installe entre Alex et Béa, en prenant soin de garder
les coudes au corps pour éviter tout contact avec son voisin.
La moitié de la journée s’est déjà écoulée quand Martha et Philip (dont
le charme semble toujours aussi générique et impersonnel) daignent enfin
montrer le bout de leur nez. Comment les mêmes gènes ont-ils pu faire Béa
et Henry si fascinants – tout en pommettes ciselées et en sourires
malicieux – et caler si méchamment sur l’aîné ? On dirait un mannequin
pour pub dentifrice.
— Bonjour, lance-t-il en s’installant sur le siège qui lui est réservé,
à côté de sa sœur.
Ses yeux reviennent deux fois se poser sur Alex, qui sent clairement un
certain scepticisme émaner de l’héritier du trône. À l’évidence, le prince se
demande ce que cet intrus fait là – Mon Dieu, mais qui l’a laissé entrer ? La
présence de l’Américain est peut-être étrange… sauf que le
premier concerné s’en fout, à vrai dire. Martha, elle aussi, le regarde d’un
drôle d’air. Enfin, c’est peut-être juste qu’elle ne lui a toujours pas pardonné
d’avoir bousillé son gâteau de mariage…
— Hello, Pip ! Toujours aussi matinal… répond Béa, un peu sur la
réserve. Bonjour, Martha.
Mais, à la gauche d’Alex, leur frère, lui, s’est raidi, son programme
serré dans la main.
— Comment ça va, Henry ? lance Philip. Content de te voir. Tu es
sacrément occupé, dis donc ! Ça se passe bien, ton année de césure ?
Il a parlé d’un ton lourd de sous-entendus : On peut savoir où tu étais ?
Ce que tu faisais ? Un muscle tressaute dans la mâchoire de son cadet, qui
répond, un peu raide :
— Très bien, merci. Avec Percy, on a un boulot de fous.
— Ah oui, c’est vrai, la fameuse fondation Okonjo… Dommage qu’il
n’ait pas pu venir aujourd’hui, d’ailleurs. On va devoir se contenter de notre
ami américain… conclut Philip en adressant à Alex un petit rictus pincé.
— Eh oui, mon bon monsieur ! lance l’intéressé un peu trop fort, en
souriant à son tour mais, lui, de toutes ses dents.
— Cela dit, je pense que Percy aurait un peu détonné dans la loge
royale, vous ne croyez pas ?
— Philip ! gronde Béa.
— Oh, ça va, inutile de monter sur tes grands chevaux, lui assène-t-il,
désinvolte. C’est juste qu’il est… un peu spécial, non ? Avec ses robes, là…
Il se ferait un peu trop remarquer à Wimbledon, tu ne crois pas ?
Le visage de Henry reste calme et avenant, mais son genou vient se
presser contre celui d’Alex.
— Si tu veux parler de la tunique africaine qu’il a portée en tout et
pour tout une fois en ta présence, Philip, ça s’appelle un dashiki.
— Bien sûr, répond l’autre. Ce n’était pas une critique : tu me connais,
je ne juge pas. Je me dis juste… tu te rappelles, quand on était plus jeunes
et que tu passais du temps avec mes potes de fac ? Ou avec le fils de lady
Agatha, tu sais, celui qui adore la chasse à la caille ? En voilà des gars
intéressants ! Tu devrais fréquenter plus de… gens comme ça.
Les lèvres de Henry ne forment plus qu’une fine ligne, mais il garde le
silence.
— Arrête un peu, Philip… marmonne Béa. Tout le monde ne peut pas,
comme toi, être le meilleur ami du comte de Monpezat.
— De toute façon, poursuit l’aîné sans broncher, il va bien falloir que
tu commences à fréquenter les bons cercles, si tu veux te trouver une
épouse digne de ce nom.
Et, sur ces bonnes paroles, Philip pousse un petit gloussement satisfait
et reporte enfin son attention sur le match.
— Je reviens… lance aussitôt Henry, qui pose son programme sur son
siège avant de s’éclipser.
Dix minutes plus tard, le jeune Texan le retrouve au bar du complexe
sportif, près d’un vase dont déborde une véritable orgie de fleurs fuchsia.
À la minute où Alex entre dans la pièce, le regard du prince se plante droit
dans le sien. Il s’est mordu jusqu’au sang la lèvre inférieure – désormais du
même rouge vif que le petit Union Jack brodé sur sa pochette.
— Salut, dit-il d’un air détaché.
— Ça va ? répond Alex sur le même ton.
— On t’a déjà fait visiter les lieux ?
— Pas encore.
— Alors c’est parti !
Henry effleure du bout des doigts le coude du jeune Texan, qui lui
emboîte le pas sans hésiter.
Après avoir descendu un escalier, ils empruntent un passage dérobé,
puis un couloir secret, pour déboucher enfin dans un minuscule réduit
rempli de nappes et de chaises. Dans un coin, une vieille raquette
abandonnée. À peine la porte s’est-elle refermée derrière eux que le prince
plaque son partenaire contre le battant.
Henry s’approche dangereusement sans pour autant l’embrasser. Le
Britannique hésite à quelques millimètres à peine de son visage, les mains
posées sur ses hanches, la bouche entrouverte sur un petit sourire oblique.
— Tu sais de quoi j’ai envie ? murmure l’aristocrate d’une voix si
troublante qu’il semble à Alex que quelque chose s’embrase derrière son
plexus solaire, au plus profond de sa poitrine.
— De quoi ?
— De faire exactement le contraire de ce que je devrais faire dans ces
circonstances.
Avec un petit sourire, l’Américain relève le menton d’un air de défi.
— Vas-y, dis-le.
Le prince, tout en se passant la langue au coin des lèvres, tire
fermement sur la ceinture de son compagnon pour la déboucler et dit :
— Baise-moi.
— Hmm… Ce qui se passe à Wimbledon reste à Wimbledon ! Et puis
c’est si gentiment demandé…
Avec un petit rire rauque, Henry se penche pour l’embrasser
fougueusement, à pleine bouche. Il faut faire vite : le temps leur est compté.
Dès qu’Alex tire sur son épaule en laissant échapper un petit bruit de gorge,
le Britannique s’exécute et se retourne, dos contre le torse de son partenaire,
les mains appuyées sur le battant de la porte.
— Juste pour être sûr de comprendre… dit le jeune Texan. On va
s’envoyer en l’air dans un placard à balais juste pour faire chier ta famille ?
C’est bien ça, je ne me trompe pas ?
— Tu as tout pigé, confirme Henry en jetant par-dessus son épaule le
lubrifiant qu’il a apparemment trimballé toute la journée dans sa poche.
— Le pied ! J’adore l’idée de faire ça par vengeance, répond Alex sans
une once de sarcasme avant d’écarter les jambes du prince.
Ce qui se passe ensuite… ce qui se passe ensuite devrait être
incandescent, ridicule, obscène, une énième aventure sexuelle un peu folle
à ajouter à la liste. Et c’est bien le cas. Sauf que ça ne s’arrête pas là…
Comme la fois d’avant, Alex a aussi l’impression qu’il en mourrait si ces
sensations extraordinaires devaient s’arrêter. Et si le rire qui enfle dans sa
gorge refuse de passer la barrière de ses lèvres, c’est qu’il sait que cette
transgression aide Henry à passer un cap, à rejeter les contraintes qui pèsent
sur lui.
« Tu as du courage… Si seulement je pouvais en dire autant… »
Quand ils en ont terminé, l’Américain glisse les doigts dans les
cheveux de son compagnon pour lui donner un dernier baiser enfiévré. Hors
d’haleine, le prince sourit tout contre son cou, l’air très satisfait de lui-
même :
— J’ai eu ma dose de tennis, pas toi ?
Entourés de gardes du corps et cernés de parapluies, ils se glissent
donc derrière un troupeau de touristes pour filer directement à Kensington.
Au palais, le Britannique fait monter Alex dans ses appartements : un
labyrinthe de vingt-deux pièces tout de même qui s’étend au nord-ouest de
l’édifice, près de l’Orangerie, et qu’il partage avec sa sœur. Pour autant, il
n’y a pas grand-chose d’eux dans ces hauts plafonds et ces lourds fauteuils
rembourrés tapissés de jacquard. Par-ci par-là, on trouve néanmoins des
touches plus personnelles, mais qu’on doit à Béa, plus qu’à Henry : une
veste en cuir négligemment jetée sur le dossier d’une méridienne,
Monsieur Patapouf qui fait sa toilette dans un coin ou un tableau flamand
du XVIIe siècle, sur l’un des paliers – qui d’autre qu’elle serait allé piocher
dans les collections royales une toile intitulée Femme à sa toilette ?
Plus vaste, somptueuse et désespérément beige que le jeune Texan
aurait jamais pu l’imaginer et dominée par un grand lit à baldaquin orné de
dorures baroques, la chambre du prince donne sur les jardins. Tout en
regardant le locataire des lieux ôter sa veste, Alex essaie de se figurer ce
que ce serait de devoir vivre là. Henry n’a-t-il tout simplement pas le droit
de changer la décoration ? Pire, en a-t-il seulement jamais exprimé l’envie ?
Pas étonnant qu’il passe des nuits entières à chercher le sommeil dans ce
dédale interminable de pièces impersonnelles, tel un oiseau pris au piège
qui se jetterait sans cesse contre les murs du musée poussiéreux où il s’est
retrouvé enfermé.
Au final, le seul endroit qui ressemble un tant soit peu à Henry et Béa,
c’est un petit salon du premier étage, transformé en studio de musique.
C’est là que les coloris sont les plus flamboyants : aux rouges et aux violets
profonds des tapis persans tissés main répond le brun chaud d’un profond
canapé. Poufs et présentoirs à bibelots sont disposés çà et là, éparpillés
comme autant de petits champignons. Le long des murs s’alignent des
guitares électriques – Stratocaster et Flying V –, quelques violons et un
assortiment de harpes. Dans un coin se dresse même un imposant
violoncelle.
Un piano à queue occupe le centre de la pièce : Henry s’y installe et
commence à jouer d’une main distraite des variations sur une mélodie qui
rappelle un vieux morceau des Killers. David, le beagle, fait tranquillement
la sieste à côté des pédales de l’instrument.
— Joue-moi un air que je ne connais pas, demande l’Américain.
Du temps du lycée, au Texas, Alex passait pour le plus cultivé de toute
sa petite bande de potes – une brochette de sportifs un peu bas de plafond –,
simplement parce qu’il adorait lire et se passionnait pour la politique. Il
était le seul athlète star de l’établissement à aimer débattre, en cours
d’histoire, des obscurs détails de l’affaire Dred Scott et autres grandes
étapes de l’abolition de l’esclavage. Oui, Alex écoute Nina Simone et
Otis Redding, oui, il apprécie les grands whiskys… Mais il ne va pas se
mentir : question culture générale, il n’arrive pas à la cheville de Henry.
Aussi se contente-t-il d’acquiescer en souriant lorsque le prince
commence par lui jouer un morceau de Brahms, puis un autre de Wagner,
tout en lui expliquant que les deux musiciens étaient aux antipodes l’un de
l’autre à la période romantique.
— Tu entends la différence ?
Tandis que ses doigts lestes courent sans effort sur les touches qu’il
effleure à peine, il se lance dans une longue digression sur la querelle
musicale qui a opposé certains des compositeurs de l’époque. Il raconte au
passage comment la fille de Liszt a osé quitter son mari pour Wagner – quel
scandale 2 !
Il enchaîne ensuite sur une sonate d’Alexandre Scriabine, en faisant un
clin d’œil appuyé à son ami lorsqu’il mentionne le prénom du musicien. Le
troisième mouvement, l’andante, est son préféré : Henry a lu un jour qu’il
était censé évoquer à l’auditoire l’image d’un château en ruine – une ironie
lugubre qui l’avait beaucoup amusé, à l’époque, explique-t-il. Après cet
aveu, il semble rentrer en lui-même, totalement absorbé par la musique… Il
se plonge corps et âme dans le morceau pendant de longues minutes. Puis
soudain, sans crier gare, il change de registre : une succession d’accords
tumultueux, d’abord, qui se muent bientôt en une mélodie familière. De
mémoire, les yeux clos, il joue Your Song, et le jeune Texan tressaille. De
toutes les chansons d’Elton John, Henry a choisi celle-là…
Non… Non, le cœur d’Alex n’enfle pas dans sa poitrine à en éclater.
Non, il n’a pas besoin d’agripper le rebord du canapé pour parvenir à garder
contenance. Ça, c’est ce qu’il ferait s’il était en train de tomber amoureux
de Henry dans ce palais, en cet instant. Mais ce n’est pas le cas : ils
traversent simplement l’Atlantique pour pouvoir se toucher et ne surtout
jamais en reparler ensuite. Il n’est pas là pour autre chose. Non…
Ils passent ensuite un long moment à s’embrasser avec langueur sur le
divan. Alex aurait aimé tester la solidité du piano, mais il s’agit semble-t-il
d’une pièce de collection d’une valeur inestimable. Enfin bref… ils montent
en titubant jusqu’à la chambre, jusqu’au somptueux lit princier. Le
Britannique laisse son compagnon l’amener jusqu’à l’orgasme avec une
patience et une précision d’orfèvre et, au passage, invoque en gémissant le
nom de Dieu de si nombreuses fois que la pièce en paraît consacrée.
Au cours de cette nuit de fièvre, il semble que quelque chose bascule
pour Henry : submergé, il se laisse complètement aller entre les draps
somptueux. Ensuite, Alex passe près d’une heure à continuer de lui arracher
de petits frissons, fasciné par la richesse et la complexité des expressions –
depuis l’émerveillement jusqu’aux affres de la volupté – qui se succèdent
une à une sur son visage. Le jeune Texan lui frôle du bout des doigts la
clavicule, les chevilles, l’intérieur des genoux, puis effleure les petits os qui
se dessinent au dos de ses mains, l’ourlet de sa lèvre inférieure… Alex
touche son compagnon sans relâche, et le contact de sa peau, son souffle
entre les cuisses du prince, la simple promesse de sa bouche là où sont déjà
passées ses mains suffisent à amener le Britannique à deux doigts de
l’orgasme.
D’une voix étranglée, Henry finit par lui faire la même demande que
dans la réserve de Wimbledon, mais dans une version édulcorée : « S’il te
plaît, s’il te plaît, je n’en peux plus… » Alex n’en revient toujours pas
d’entendre le petit-fils de la reine prononcer des mots comme ceux-là – plus
incroyable encore, d’être le seul à avoir le privilège de les écouter.
Alors il ne se fait pas prier.
Lorsqu’ils redescendent sur terre, Henry tombe presque d’épuisement.
Sans ajouter un mot, il s’endort sur le torse de son partenaire, ivre de
fatigue et de volupté. De petits ronflements s’élèvent presque aussitôt, que
son compagnon écoute, secoué d’un petit rire, en lui caressant les cheveux.
Car Alex, lui, mettra des heures à s’endormir. Au bout d’un moment, il
remarque qu’un peu de bave coule du coin de la bouche du prince jusque
sur sa propre poitrine. David finit par se hisser tant bien que mal sur le lit,
où il se roule en boule à leurs pieds.
Le jeune Texan soupire. Dans quelques heures à peine, il lui faudra
reprendre l’avion pour aller se replonger dans la préparation de la
Convention démocrate… et pourtant, impossible de trouver le sommeil.
Quelle poisse… La faute au décalage horaire – c’est forcément ça.
Il se revoit, il y a de ça au moins un million d’années, conseiller
à Henry de ne surtout pas trop se prendre la tête…
« Une fois élu, pérore Jeffrey Richards sur l’un des nombreux écrans
plats qui ornent les murs du QG de campagne, l’une de mes priorités sera
d’encourager la jeunesse à s’engager en politique. Si nous voulons garder
le contrôle du Sénat et regagner la majorité à la Chambre des
représentants, il faut absolument que la nouvelle génération nous rejoigne
pour se lancer dans la bataille. »
En direct du Tennessee, les membres de l’Association des étudiants
républicains de l’université Vanderbilt poussent des acclamations en
applaudissant à tout rompre. Alex, lui, fait mine de vomir ses tripes sur le
bureau où il a étalé sa dernière proposition de réforme.
« Allez viens me rejoindre, Brittany ! », reprend le vieil homme. Une
jolie étudiante blonde monte sur le podium aux côtés de Richards, qui lui
passe un bras autour des épaules. « Brittany a été notre principale
interlocutrice pour l’organisation de ce meeting, et elle a abattu un boulot
phénoménal. Regardez combien vous êtes dans cette salle ! Quel incroyable
succès ! »
Nouvelle salve d’applaudissements. Près d’Alex, l’un des bénévoles
démocrates jette une boulette de papier contre l’écran.
« Les jeunes militants comme elle sont l’espoir de notre parti, son
avenir. C’est pourquoi je suis ravi de vous annoncer qu’une fois président,
je lancerai un programme baptisé “Le Congrès de la jeunesse avec
Richards”. La plupart des politiques ne tiennent pas à ce que leurs
concitoyens – en particulier les jeunes gens avisés que vous êtes – viennent
fourrer le nez dans leurs affaires, pénètrent dans leurs bureaux et
découvrent notre tambouille interne. Moi, au contraire… »
Écœuré, Alex fait pivoter sa chaise vers son bureau tout en envoyant
un message à Henry sur son téléphone : Vas-y, on organise un combat de MMA entre ta
grand-mère et ce putain de dracula qui se présente contre ma mère ? J’aimerais trop voir ça…
La Convention démocrate approche à grands pas – plus que quelques
jours à peine avant son coup d’envoi. Au QG de campagne, c’est donc
l’effervescence. À peine remplies, les cafetières se vident aussitôt : une
semaine déjà qu’Alex n’a pas pu se servir une seule tasse. Le programme
officiel d’Ellen Claremont a été rendu public deux jours plus tôt… Depuis,
les boîtes e-mails de leur département débordent du matin au soir. Hunter
décoche message sur message : il dégaine plus vite que son ombre, comme
si sa vie en dépendait. S’il n’a pas reparlé au fils de la présidente de leur
petit différend avec pétage de plombs à la clé du mois dernier, il travaille
désormais avec un casque pour épargner à son cher collègue ses choix
musicaux contestables.
Alex rédige ensuite un autre texto, à l’attention de Luna, cette fois : Tu
ne voudrais pas donner une petite interview à CNN histoire d’expliquer à Anderson Cooper et
consorts le paragraphe que tu nous as rédigé sur la fiscalité, dans le programme ? On se fait assaillir
de questions et honnêtement, hombre, j’ai pas que ça à faire.
Il se trouve qu’une semaine plus tôt, le camp de Richards a fait fuiter
une grosse révélation : le candidat aurait rallié à sa campagne un sénateur
indépendant, alléché par un poste dans son futur gouvernement. Mais on
ignore encore qui… Alex essaie de contacter Luna depuis que la nouvelle
est tombée – sans succès, pour l’instant. Malgré les demandes répétées de
l’équipe démocrate, ce vieil enfoiré de Stanley Connor a toujours, jusqu’ici,
refusé d’afficher publiquement son soutien à Ellen Claremont. Au bout d’un
moment, Luna avait fini par le reconnaître : le sénateur du Delaware aurait
même pu se présenter contre la présidente dans le cadre d’une primaire – ils
l’ont sans doute échappé belle, en réalité. Bref, s’il n’y a encore rien
d’officiel, personne n’en doute, à vrai dire : c’est Connor qui s’apprête
à passer à l’ennemi. Mais si Luna est dans la confidence, il a l’air de vouloir
garder l’info pour lui.
La semaine a été un vrai désastre… Les sondages sont loin d’être
fameux, Paul Ryan, l’ex-président de la Chambre des représentants, en fait
des caisses sur ce putain de sacro-saint port d’armes et, sur les réseaux
sociaux, l’un des articles les plus partagés du moment a pour titre :
« ELLEN CLAREMONT AURAIT-ELLE REMPORTÉ L’ÉLECTION SI ELLE NE
CORRESPONDAIT PAS AUX CANONS ACTUELS DE LA BEAUTÉ ? » Son fils en est
persuadé : sans ses séances de méditation matinales, la présidente aurait
déjà étranglé un de ses collaborateurs.
Quant à Alex, il se traîne. Ce qui lui manque ? Dans l’ordre : le lit de
Henry, le corps de Henry et un sanctuaire rien qu’à eux, un refuge, de
préférence à des milliers de kilomètres du marathon effréné de la campagne.
Une semaine seulement s’est écoulée depuis la nuit qu’ils ont passée
ensemble après Wimbledon, et pourtant, elle lui semble à présent aussi
lointaine qu’un rêve, et le tourmente d’autant plus que Henry est de passage
à New York pour quelques jours : il effectue avec Pez des démarches
administratives en prévision de l’ouverture à Brooklyn d’un refuge pour
jeunes LGBT. Mais Alex n’a pas une minute à lui, alors comment trouver
un prétexte qui lui permettrait de rejoindre le prince ? De toute façon, même
si l’enthousiasme des foules pour leur amitié médiatisée ne se dément pas,
ils commencent à se retrouver à court d’excuses valables pour s’afficher
ensemble.
En tout cas, cette fois-ci, la Convention démocrate n’aura rien à voir
avec celle de 2016… Quelle équipée incroyable, d’ailleurs ! Ils avaient
passé les quatre jours de l’événement quasiment en apnée. C’était Oscar,
alors délégué pour la Californie, qui avait apporté les voix décisives grâce
auxquelles Ellen avait remporté l’investiture – un moment extraordinaire, la
famille entière s’était mise à pleurer. Et c’était June et Alex qui étaient
montés sur l’estrade pour annoncer l’entrée en scène de leur mère le jour de
son discours d’investiture. Les mains de la jeune fille tremblaient, mais pas
celles de son frère. Au rugissement de la foule en liesse, soulevée par la
ferveur, avait répondu celui du cœur d’Alex, débordant de fierté.
Mais, cette année, ils sont tous complètement échevelés, au bout du
rouleau, épuisés de devoir mener de front le gouvernement du pays et une
campagne électorale : chacune des journées de la convention puise un peu
plus dans leurs ressources. Le deuxième soir, ils s’entassent à bord
d’Air Force One pour gagner New York – Marine One, l’hélicoptère
présidentiel, n’aurait pas suffi à tous les accueillir.
— Attends, tu as procédé à une analyse coûts-bénéfices là-dessus, au
moins ? demande Zahra au téléphone au moment du décollage. Parce que tu
sais parfaitement que j’ai raison, et je te rappelle que ces actifs peuvent être
transférés à tout moment si tu prétends le contraire. Oui. Oui, je sais.
Entendu. C’est bien ce que je pensais. (Suit une longue pause, puis la jeune
femme reprend tout bas.) Moi aussi, mon amour.
— Euuuh… la taquine le jeune Texan dès qu’elle a raccroché. Tu
n’aurais pas une annonce à nous faire, par hasard ?
L’intéressée ne daigne même pas lever les yeux de son portable.
— Oui, Alex, c’était mon mec au téléphone. Et non, vous n’en saurez
pas plus, la maison ne prend pas de questions à ce sujet.
Mais c’était sans compter sur June qui, piquée par la curiosité, a déjà
refermé son magazine.
— Quoi… Tu sors avec quelqu’un et on n’est même pas au courant ?
s’étonne-t-elle.
— Attends, je passe plus de temps avec toi qu’avec mes caleçons
propres, ajoute son frère.
— Il faut changer de sous-vêtements plus souvent, mon chéri,
intervient la présidente depuis l’autre bout de la cabine.
— Bah c’est surtout que je préfère sortir sans, la plupart du temps !
riposte-t-il d’un air dégagé. Bon, sérieusement, Zahra… Ce mec, « il n’est
pas du coin », c’est ça ? « Il va dans un autre lycée » ?
Tout en parlant, il mime des guillemets avec ses doigts d’un air
narquois en échangeant avec June des regards entendus.
— Mais c’est que tu as vraiment envie de finir éjecté en plein vol par
une issue de secours, on dirait… rétorque la conseillère d’un air songeur.
Non, c’est une relation longue distance. Mais je t’arrête tout de suite : pas
dans ce sens-là, non – une vraie. Et maintenant, finies les questions.
Mais Cash, qui ne l’entend pas de cette oreille, choisit ce moment pour
mettre son grain de sel dans la conversation : en bon gourou officiel de la
Maison-Blanche (il s’est bombardé guide spirituel du staff en matière
amoureuse), il exige d’en savoir plus, naturellement. S’ensuit un débat
passionné sur les détails intimes qu’il paraît judicieux (ou pas) de partager
avec ses collègues. Pas de doute, c’est vraiment la meilleure quand on sait
tout ce que l’agent, par la force des choses, connaît de la vie privée d’Alex.
L’avion entame sa descente vers New York quand June s’interrompt au beau
milieu d’une phrase pour fixer son attention sur sa voisine, tout à coup bien
silencieuse.
— Zahra ?
Son frère se tourne et découvre la conseillère parfaitement immobile.
C’est une attitude tellement inhabituelle chez cette hyperactive toujours en
train de s’agiter qu’autour d’elle, tous les visages se figent. Bouche bée, elle
a les yeux rivés sur son téléphone.
— Zahra, s’inquiète la présidente, la voix grave à présent. Qu’y a-t-il ?
Les doigts toujours crispés sur son portable, la jeune femme finit par
relever la tête.
— Le Washington Post vient de dévoiler le nom du sénateur
indépendant qui a rejoint Richards en échange d’une place dans son
gouvernement. Ce n’est pas Stanley Connor. C’est Rafael Luna.
— Jamais de la vie !
Debout devant les ascenseurs de l’hôtel Beekman où ils sont
descendus, ses escarpins à la main, les yeux brillants, June fusille son
interlocuteur du regard. Un bataillon de mèches rebelles s’échappe avec
insouciance de sa tresse. Elle enfonce le clou, véhémente :
— C’est ça ou rien ! Tu as déjà beaucoup de chance que j’aie accepté
de te parler, je te signale !
Le reporter du Washington Post en reste interdit : ses doigts se crispent
et hésitent sur son enregistreur. À la minute où ils ont atterri à New York, il
a commencé à assaillir la jeune fille de messages sur son portable pour lui
réclamer un commentaire sur la Convention démocrate – et maintenant
qu’il a obtenu de la voir, voilà qu’il lui sort de son chapeau une question sur
Luna ! June est loin d’être du genre à s’énerver pour rien, mais la journée a
été longue : elle paraît à deux doigts de lui planter son talon dans l’œil.
L’homme finit par se tourner vers Alex.
— Et vous ?
— Si elle refuse de commenter, moi aussi, répond l’intéressé. De nous
deux, c’est elle la plus sympa.
Les yeux de June lancent des éclairs furieux : pour rappeler le
journaliste à l’ordre, elle claque des doigts sous son nez chaussé de lunettes
de hipster.
— Eh ho ! C’est mon frère qui t’a accordé une entrevue ? Non. Bon, tu
voulais une déclaration ? Alors la voici : ma mère, la présidente, a toujours
la ferme intention de remporter ces élections. Nous sommes ici pour la
soutenir et encourager le Parti démocrate à rester uni derrière elle.
— Quant au sénateur Rafael Luna… intervient Alex.
Mais il n’a pas le temps de finir sa phrase : June lui plaque une main
sur la bouche.
— Ce sera tout, merci. Surtout, n’oublie pas de voter Claremont !
lance-t-elle d’une voix tendue au reporter avant de pousser son frère jusque
dans l’ascenseur sans hésiter à lui flanquer un coup de coude dans les côtes
quand il lui lèche la paume.
— Ce sale traître ! explose-t-il quand ils arrivent à leur étage. Mais
quel enfoiré ! Quand je pense que j’ai bossé pour sa campagne ! Une fois,
j’ai fait du porte-à-porte vingt-sept heures d’affilée… J’étais même au
mariage de sa sœur ! Sa commande préférée chez Five Guys, je la connais
par cœur, putain !
— Je sais bien, Alex, je sais bien… grommelle June en glissant la carte
de sa chambre dans la serrure.
— Et ce journaliste à la con avec sa tête de hipster bien propre sur
lui… comment il a fait pour se procurer ton numéro perso, lui ?
La jeune fille balance ses escarpins sur le matelas, où ils rebondissent
au petit bonheur pour finir chacun à un bout de la pièce.
— Bah à ton avis, Alex ? Je me le suis tapé l’an dernier, bien sûr ! Tu
n’es pas le seul à faire n’importe quoi quand tu es stressé, qu’est-ce que tu
crois ? (Elle se laisse tomber sur le lit et commence à ôter ses boucles
d’oreilles.) N’empêche, il y a un truc qui m’échappe, dans cette histoire.
Qu’est-ce qu’il cherche, Luna ? C’est quoi, son délire – agent dormant
envoyé du futur pour nous filer à tous un ulcère ?
Il se fait tard – il était plus de 21 heures quand ils ont atterri
à New York et se sont aussitôt retrouvés propulsés dans une succession de
réunions de crise qui ont pris des plombes. Complètement à cran, Alex tient
sur les nerfs mais, quand June relève la tête, il voit les prunelles de sa sœur
briller de larmes et se radoucit aussitôt.
— Si tu veux mon avis, Luna pense qu’on va perdre, murmure-t-il. Il
pense qu’il peut pousser Richards un peu plus vers la gauche en ralliant sa
campagne. Lutter contre l’ennemi, mais de l’intérieur, en gros.
De ses yeux fatigués, June scrute le visage de son frère. Elle a beau
être l’aînée, la politique est surtout le terrain de jeu d’Alex, pas le sien. S’il
avait pu se déterminer librement, il aurait choisi exactement cette vie-là.
Mais pas elle, et tous deux le savent.
— Je crois… Je crois qu’il faut que je dorme, finit-elle par soupirer.
Pendant un an au moins, peut-être plus. Réveille-moi après l’élection,
O.K. ?
— Ça roule, poussin, répond-il avant de déposer un baiser sur son
crâne. Tu peux compter sur moi.
— Merci, petit frère.
— Ah non, ça va cinq minutes, les petits noms…
— Minuscule, riquiqui, tout petit frère ?
— Mais va te faire voir !
— Et toi, file te coucher.
Quand Alex ressort de la chambre, il trouve Cash, qui a troqué son
costume contre une tenue plus décontractée, en faction dans le couloir.
— Ça va ? lui demande le garde du corps.
— Il faut bien, pas d’autre choix…
L’agent lui tapote l’épaule de sa main gigantesque et annonce :
— Il y a un bar au rez-de-chaussée.
Alex se tâte, mais pas longtemps.
— O.K., allons-y.
Par bonheur, le Beekman est calme et feutré à cette heure de la nuit,
avec son comptoir baigné d’une lumière tamisée et ses murs tapissés de
riches couleurs dorées. Installé sur un tabouret haut matelassé de cuir vert
foncé, Alex se commande un whisky sec.
Il ravale son amertume avec chaque gorgée d’alcool en contemplant
l’écran de son téléphone. Il y a trois heures, il a envoyé à Luna un très
succinct : C’est quoi, ce bordel ? Deux heures plus tard, il a eu sa réponse : Laisse
tomber, tu ne comprendrais pas.
Il meurt d’envie d’appeler Henry. Et c’est sans doute logique : depuis
le début, chacun d’eux est une constante dans le monde de l’autre, un point
fixe sur lequel ils peuvent toujours compter. On dirait deux petits pôles
magnétiques entraînés dans une ronde infernale. Alex aurait bien besoin que
les lois de la physique expliquent un peu tout ça – ça le rassurerait, dans une
certaine mesure.
Pff… Décidément, le whisky le rend sentimental. Du coup, il s’en
commande un deuxième.
Il s’apprête à écrire un message à Henry, qui est sans doute quelque
part au-dessus de l’Atlantique, quand – sûrement son imagination qui lui
joue encore des tours – une voix douce et chaude vient lui chatouiller
l’oreille :
— Un gin-tonic, s’il vous plaît.
Et là, fraîchement installé sur le tabouret voisin, il découvre le prince,
en chair et en os, plus décontracté qu’à l’ordinaire en jean et chemise gris
clair. Le jeune Américain a tout juste le temps de se demander, l’espace
d’une seconde, s’il ne s’agit pas d’un simple fantasme, d’une sorte de
mirage dû au stress, avant que Henry ne lui susurre à l’oreille :
— Ça n’a pas l’air d’aller très fort, dis-moi… Tu ne serais pas en train
de noyer ta solitude dans l’alcool, au moins ?
Bon, pas de doute, c’est bien lui…
— Tu… Qu’est-ce que tu fais là ?
— En tant que figure emblématique d’une des plus grandes puissances
du monde, j’essaie de me tenir à peu près au courant de l’actualité politique
internationale.
Alex hausse un sourcil dubitatif. Le prince, un peu penaud, baisse la
tête.
— J’ai laissé Pez reprendre l’avion tout seul parce que je m’inquiétais
pour toi.
— Ah, bah voilà… soupire l’autre avec un clin d’œil avant d’attraper
son whisky histoire de masquer le petit sourire triste qui s’étale sur ses
lèvres. Mais ne prononce surtout pas le nom de ce traître…
— À la tienne, répond le Britannique en levant le verre que vient de
déposer devant lui le barman.
Sous les yeux d’Alex, il déguste sa première gorgée et lèche le jus de
citron qui lui a dégouliné sur le pouce – et bordel, ce qu’il est beau… La
chaleur de Brooklyn en été, à laquelle le climat anglais ne l’a pas habitué,
lui a rosi les joues et les lèvres – le jeune Texan meurt d’envie de se
pelotonner contre cette peau qui lui semble si douce et si soyeuse… et
s’aperçoit tout à coup que l’angoisse qui lui serrait la gorge dans un étau a
disparu.
D’habitude, mis à part June, il est rare que qui que ce soit prenne la
peine de s’assurer qu’il va bien. C’est lui, en grande partie, qui en a voulu
ainsi : il s’applique à ériger entre lui et les autres un mur fait de charme, de
tirades enflammées, pleines de verve, et d’indépendance obstinée. Mais le
Britannique le dévisage comme s’il n’était pas dupe une seule seconde.
— Allez, Votre Altesse, il faut terminer votre verre, maintenant…
murmure Alex. Mon lit m’appelle, et c’est un king size. Je l’entends d’ici.
Il se décale sur son tabouret, glisse son genou droit sous le comptoir
entre les cuisses de son compagnon, qu’il écarte. Le prince marmonne,
faussement réprobateur :
— Mais c’est qu’on aime mener les autres à la baguette, à ce que je
vois…
Ils restent assis au bar, le temps pour Henry de terminer son cocktail
tout en se lançant dans une comparaison de diverses marques de gin. Alex
se laisse bercer par ce murmure apaisant, reconnaissant à son ami d’assurer
seul la conversation, pour une fois. Paupières closes, il s’efforce, par la
seule force de sa volonté, d’occulter la catastrophe du jour, de tout oublier.
Lui revient soudain en mémoire la question que lui a posée Henry le soir du
Nouvel An, dans les jardins de la Maison-Blanche : « Ça t’arrive de te
demander comment ce serait d’être un parfait inconnu, un simple anonyme
parmi tant d’autres ? »
S’il est un simple anonyme, un gars comme les autres, sans le moindre
lien avec l’histoire, alors il a vingt-deux ans, un petit coup dans le nez, et
entraîne jusque dans sa chambre d’hôtel, par la boucle de la ceinture, un
mec dont il aspire entre ses dents la lèvre inférieure tout en cherchant
à tâtons dans son dos l’interrupteur de la lampe de chevet en pensant : Je
l’aime vraiment, vraiment bien, ce garçon.
Ils se détachent l’un de l’autre et, quand Alex rouvre les yeux, il
s’aperçoit que Henry l’observe.
— Tu es sûr de ne pas avoir envie d’en parler ?
L’Américain soupire : si, évidemment, et son compagnon le sait
parfaitement. Il recule d’un pas, les mains sur les hanches, et tente de
s’expliquer :
— C’est juste que… Luna, c’était censé être moi quand je serais grand,
tu vois ? J’avais quinze ans quand je l’ai rencontré, et j’étais… en
admiration totale devant lui. C’était comme mon modèle, le mec que
j’espérais devenir un jour : il s’intéressait vraiment aux autres, il se
décarcassait, il y croyait, il voulait améliorer la vie des gens.
À la faible lueur de la lampe de chevet, Alex se retourne pour s’asseoir
au bord du lit.
— C’est quand je suis allé bosser sur sa campagne, à Denver, que j’ai
su : je voulais vraiment m’engager en politique, ce n’était pas un simple feu
de paille. Je me suis retrouvé devant ce gars tout jeune, gay, qui partageait
les mêmes origines que moi, et qui dormait presque tous les soirs affalé sur
son bureau pour s’assurer que les enfants des écoles de son État aient bien
le droit à la cantine gratuite. Et je me suis dit : Ça, je peux le faire, ça
pourrait être moi. Honnêtement, je ne suis pas sûr d’être assez doué ou
assez intelligent pour me montrer digne de mes parents. Mais ça, au moins,
c’était dans mes cordes.
Il baisse la tête : les mots qu’il s’apprête à prononcer, il ne les avait
jamais dits à personne jusqu’ici. Il reprend donc à mi-voix.
— Sauf que maintenant, je me retrouve assis là à me répéter : putain,
s’il s’est vendu au plus offrant, ce salaud, alors ça veut peut-être dire que
tout est bidon, que je ne suis qu’un pauvre naïf accroché à des rêves qui
n’ont rien à voir avec la vraie vie.
Henry vient se planter devant son compagnon : sa cuisse effleure la
face interne du genou d’Alex. Le prince lui pose une main sur l’épaule pour
calmer son agitation et sa nervosité.
— Les choix que font les autres ne changent rien à ce que tu es.
— Je n’en suis pas si sûr. J’avais vraiment envie de croire qu’il y a des
gens honnêtes, des gens qui se lancent en politique pour changer les choses.
Qui font, la plupart du temps, des choses bien et la plupart de ces choses
pour les bonnes raisons. Je voulais vraiment être le genre de personne qui y
croit…
Les mains de Henry remontent le long de ses épaules, s’attardent au
creux de son cou puis frôlent la ligne de sa mâchoire. Quand Alex se décide
enfin à relever la tête, il découvre, posé sur lui, le regard doux et familier du
prince.
— Et c’est bien le cas, tu n’as pas changé. Tu te soucies toujours
autant des autres. (Le jeune Britannique se penche pour déposer un baiser
sur les cheveux de son camarade.) Et tu es quelqu’un de bien. Le monde est
trop souvent un endroit horrible mais, toi, tu as une belle âme.
Alex inspire profondément. Henry a le don d’écouter le flot
désordonné des réflexions qui se déversent de sa bouche et d’y apporter une
réponse claire et concrète – de mettre en mots la vérité qu’il cherchait
depuis le début à toucher du doigt. Dans l’ouragan de ses pensées, Henry
est l’endroit où la foudre s’abat. Alors il voudrait tellement que ce soit
vrai…
Il laisse son partenaire le pousser en arrière sur le lit et le couvrir de
baisers jusqu’à ce qu’il ne pense plus à rien, laisse des doigts errants le
déshabiller. Au moment de la pénétration, Alex sent enfin ses épaules se
détendre, un peu comme une voile de bateau se déploie dans les
descriptions que lui en a fait le prince.
— Quelqu’un de bien, chuchote le Britannique à son oreille en
l’embrassant encore et encore.
CALENDRIER
Débriefing identité sexuelle
& éthique internationale
Aile Ouest, 1er étage
Invitation de : Maman
Aujourd’hui à 14:00
De : Alx
À : Henry
Henry,
Tu as déjà lu les lettres d’Alexander Hamilton, notre cher père fondateur, à son ami John Laurens ?
Suis-je bête ! Bien sûr que non. Sinon, ta famille t’aurait déjà déshérité pour sympathies
révolutionnaires.
Depuis que je me suis fait virer de la campagne, je n’ai absolument rien d’autre à faire de mes
journées que regarder les chaînes infos (ce qui me bouffe chaque jour un peu plus les neurones),
relire Harry Potter et trier mes vieilles affaires de fac. Je regarde mes disserts d’il y a deux ans et je
me dis : « C’est vraiment brillant, du beau boulot. Je suis tellement content d’avoir passé une nuit
entière sur ce truc – avec un 19 sur 20 de moyenne à la clé, attention les yeux ! –, tout ça pour me
faire lourder sans sommation de mon tout premier job et me retrouver séquestré jusqu’à nouvel ordre
dans ma propre chambre. Bravo, la grande classe, Alex ! »
Ne me dis pas que c’est comme ça que tu te sens, au palais, à longueur de journée ? Non mais quelle
galère, je te jure !
Bref, j’étais en train de trier mes cours quand j’ai retrouvé une dissert sur la correspondance de
Hamilton pendant la guerre d’Indépendance. Et tu sais quoi ? Je me dis qu’il était clairement bi. Ses
lettres à Laurens étaient presque aussi romantiques que celles qu’il écrivait à sa femme : la plupart se
terminaient par « À toi » ou « Avec toute mon affection ». Le dernier courrier qu’a reçu Laurens
avant de mourir s’achevait carrément sur un « À toi pour toujours ».
On peut m’expliquer pourquoi personne dans ce pays ne mentionne jamais la possibilité qu’un de nos
pères fondateurs ait été autre chose que parfaitement hétéro ? (Hormis Chernow – sa bio de Hamilton
est géniale d’ailleurs – cf. bibliographie en PJ.) Enfin, je sais pourquoi, bien sûr, mais bon…
Bref, je suis tombé sur cet extrait d’une de ses lettres qui m’a fait penser à toi. Et un peu à moi aussi,
du coup :
En vérité, j’ai la malchance d’être un homme honnête, qui dévoile ce qu’il éprouve à tout un chacun,
et sans retenue aucune. Je te le dis car tu le sais déjà et n’y verras point de vanité de ma part. Je
déteste le Congrès, j’abhorre l’armée, je vomis le monde entier et je me hais moi-même. Une horde
de canailles et de fous, voilà ce que nous sommes. Exception faite, peut-être, de toi…
Je repense à l’histoire, et je me demande si (et comment) elle se souviendra de moi. Et de toi aussi,
d’ailleurs. Au passage, ça aurait de la gueule si on écrivait toujours comme ça aujourd’hui, tu ne
trouves pas ?
L’histoire, hein ?
Elle est en marche. Et je te parie qu’on pourrait changer les choses, si on essayait…
Avec toute l’affection d’un homme qui perd peu à peu la tête,
Alex, toujours Bon Premier sur les Déclarations blasphématoires sur les Pères fondateurs
De : Henry
À : Alx
Pour commencer, « cf. bibliographie en PJ » est très probablement la phrase la plus torride que tu
m’aies jamais écrite.
Chaque fois que tu me dis que tu dépéris à petit feu, enfermé à la Maison-Blanche, j’ai l’impression
que c’est de ma faute, et je me sens hyper mal. Je suis désolé : je n’aurais jamais dû débarquer sans
prévenir à un événement aussi important. Je me suis emballé, je n’ai pas pris le temps de réfléchir…
En plus, je sais bien à quel point ce poste comptait pour toi.
Alors voilà, je voulais… te laisser le choix. Si tu avais envie de me voir un peu moins, et de te
concentrer sur le reste – ton boulot, des choses plus simples –, je comprendrais… Promis, juré.
Enfin bon… Tu le croiras ou non, mais j’ai justement lu quelques petites choses sur Hamilton.
J’avais mes raisons, hein… D’abord, c’était un écrivain brillant. Ensuite, je sais que c’est à lui que tu
dois ton prénom. (Les ressemblances entre vous sont inquiétantes, d’ailleurs : deux grands passionnés
qui ne savent jamais quand il faut la fermer…) Enfin, figure-toi qu’un impertinent – un truc de fou,
cette histoire – a un jour essayé d’attenter à ma vertu sous un portrait du grand homme. Or, dans le
temple de la mémoire, il est des détails qui exigent un certain contexte. Ou, pour le dire plus
simplement : ça m’a un peu marqué, du coup, je me suis renseigné…
Mais dis-moi, est-ce que tu serais en train d’essayer de suggérer un petit jeu de rôle entre… disons…
deux soldats révolutionnaires en révolte contre l’oppresseur britannique ? Parce qu’il faut que je te le
dise : le peu de sang de George III qui me coule encore dans les veines ne ferait qu’un tour et je ne te
serais absolument d’aucune utilité.
Ou est-ce que tu serais plutôt en train de suggérer des échanges de lettres passionnées à la lueur d’une
bougie ?
Faut-il que je te l’avoue ? Sitôt que nous sommes séparés, ton corps me revient en rêve. Devrais-je te
dire que je te vois dans mon sommeil – le creux de ta taille, la petite tache de rousseur sur ta hanche –
et qu’à mon réveil, j’ai l’impression d’avoir passé la nuit avec toi ? Que je sens encore la caresse
fantôme de tes doigts sur ma nuque, toute fraîche, comme si je ne l’avais pas simplement imaginée ?
Que la sensation tenace de ta peau contre la mienne fait souffrir chacun des os de mon corps ? Que
l’espace d’un instant, en retenant mon souffle, je peux me retrouver là avec toi, en songe, dans des
milliers de chambres différentes, et nulle part à la fois ?
Je crois que Hamilton le dit beaucoup mieux que moi dans cette lettre à sa femme, Eliza :
Tu captives mon esprit tout entier, au point de ne plus laisser place à d’autres pensées. Non contente
de m’accaparer tout le jour, tu t’immisces aussi dans mon sommeil. Je te rencontre dans chacun de
mes rêves et, lorsque je m’éveille, je désespère de retrouver le sommeil tant ta douceur lancinante
m’obsède.
Si tu as retenu l’option que j’évoquais au début de cet e-mail, j’ose espérer que tu n’as pas lu la suite
de mes divagations.
Bien à toi,
De : Alx
À : Henry
Henry,
S’il te plaît, ne dis pas de bêtises : pour toi comme pour moi, rien ne sera jamais « simple » dans la
vie, de toute façon.
En tout cas, le doute n’est plus permis : tu devrais vraiment considérer une carrière d’écrivain.
Qu’est-ce que je dis ? Tu es déjà un écrivain.
Tu sais quoi ? Même après tout ce qu’on a traversé, je meurs toujours d’envie d’en savoir plus sur toi.
C’est dingue, non ? Je suis là, assis devant mon ordinateur, à me demander : qui est ce garçon qui
connaît son Hamilton sur le bout des doigts et qui écrit si bien ? D’où est-ce qu’un gars pareil peut
bien sortir ? Comment ai-je pu me tromper sur lui à ce point-là ?
C’est bizarre, parce que j’ai régulièrement des intuitions sur les gens, une espèce de pressentiment
qui se révèle souvent assez juste. Avec toi aussi, mon instinct m’a soufflé des choses, seulement je
n’étais pas assez équipé je crois – pas encore assez mûr dans ma tête – pour les décrypter. Ce qui ne
m’a pas empêché, toutes ces années, d’essayer de suivre mon intuition, comme si j’avançais les yeux
bandés dans la bonne direction en croisant les doigts pour ne pas me tromper… Ce qui fait de toi
mon étoile Polaire, il faut croire ?
Il faut absolument qu’on se voie, et vite. Je n’arrête pas de relire ce fameux paragraphe – tu sais très
bien lequel. J’ai besoin que tu sois ici avec moi. Il me faut ton corps, et toi tout entier. Et il faut
absolument que je sorte un peu de cette satanée baraque. Voir à la télé June et Nora courir les
meetings sans moi, c’est la torture.
En fait, on a une tradition : tous les ans, on passe un long week-end dans la maison de vacances de
mon père, au bord d’un lac, au Texas. C’est une espèce de retraite, histoire de nous déconnecter. Il y a
de la verdure partout, une jetée, et mon paternel nous cuisine des sacrés bons petits plats. Ça te dit ?
Je n’arrête pas de t’imaginer assis au bord de l’eau, la peau brunie par le soleil, beau à tomber. Cette
année, c’est prévu dans deux semaines. Shaan pourrait par exemple demander à Zahra de te trouver
un vol pour Austin, et on passerait te récupérer à l’aéroport ? S’il te plaît, dis oui…
Tout à toi,
Alex
P.-S. : Allen Ginsberg à Peter Orlovsky, 1958 :
Même si les contacts entre nous sont comme d’éclatants soleils, tu me manques plus que ma propre
maison. Renvoie-moi un rayon de ta lumière, mon ange, et pense à moi.
De : Henry
À : Alx
Alex,
Si c’est moi ton étoile Polaire, où allons-nous finir par nous échouer ? Je préfère ne pas y penser.
En ce moment, je m’interroge sur l’identité et j’ai beaucoup réfléchi à ta question : d’où peut bien
sortir un garçon comme moi ? Le mieux que je puisse faire, pour te répondre, c’est de te raconter une
histoire…
Il était une fois un jeune prince, venu au monde dans un grand château. Il avait pour mère une
princesse d’une grande érudition et, pour père, le chevalier le plus beau et le plus redouté du pays.
Enfant, il était comblé : on lui apportait tout ce dont il pouvait rêver – les plus beaux habits de soie,
les fruits mûrs de l’orangerie… Jamais il ne se lasserait de son statut de prince, pensait-il, tant, par
moments, il se sentait heureux.
Bien qu’il descendît d’une longue lignée de sang royal, il ne ressemblait pourtant à aucun prince
avant lui, car il était né avec le cœur à l’extérieur du corps.
Quand il était petit, sa famille en riait et disait en plaisantant que cette étrangeté disparaîtrait avec
l’âge. Mais à mesure qu’il grandissait, l’organe continuait de palpiter à la vue de tous, rouge écarlate.
Le prince lui-même n’en pensait pas grand-chose, mais plus le temps passait et plus sa famille
craignait que le peuple ne finisse par remarquer sa difformité et ne décide de lui tourner le dos.
Sa grand-mère, la reine, vivait quant à elle dans une haute tour, où elle ne cessait de vanter les
exploits de tous les autres princes – y compris ceux d’autrefois – nés, eux, sans imperfection.
Un jour, le père du prince, le chevalier, fut tué au combat. Une lance transperça son armure et il se
vida de son sang, allongé là dans la poussière. C’est pourquoi, lorsque la reine envoya au jeune
homme de nouveaux habits – une armure qui lui permettrait de mettre son cœur à l’abri –, la mère du
garçon ne protesta pas. C’est qu’elle avait peur, à présent – peur que le cœur de son fils ne finisse
transpercé à son tour.
Le prince accepta donc de porter la cuirasse. Et, pendant des années, il crut que c’était une bonne
chose.
Jusqu’à ce qu’il rencontre un jeune paysan à la beauté dévastatrice venu d’un village voisin qui, en
lui débitant les pires atrocités, lui donnait, pour la première fois depuis une éternité, la sensation
d’être vivant. Ce garçon s’avéra le plus extravagant des sorciers, capable de faire surgir du néant
pièces d’or, shots de vodka ou tartelettes aux abricots, si bien que la vie entière du prince s’envola en
fumée dans un éblouissant panache violet. Sur ces entrefaites, le royaume entier s’écria : « Mais bien
sûr, voyons ! Quoi d’étonnant à ça ? »
Bref, je suis partant pour la maison de vacances ! Je suis content, j’avoue, que tu puisses sortir un peu
de la Maison-Blanche. J’avais un peu peur que tu finisses par y foutre le feu.
Et donc, si j’ai bien compris, je vais rencontrer ton père ?
Tu me manques,
Je t’embrasse,
Henry
P.-S. : J’ai un peu honte de ce conte de fées larmoyant. J’espère tu l’oublieras aussi vite que tu l’auras
lu.
Alex,
J’ai dû rentrer plus tôt que prévu
pour raisons familiales. Je suis
parti avec mon service de sécurité.
Je ne voulais pas te réveiller.
Merci pour tout.
Je t’embrasse
Ô Thisbé,
J’aimerais tant que ce mur n’existe
pas.
Avec tout mon amour,
Pyrame
Henry lui fait affréter un jet privé pour le ramener à Washington. Alex
s’efforce ne pas penser au savon qu’il va se prendre à la minute où il mettra
le pied sur le sol américain. À l’aérodrome, les cheveux agités par le vent,
le Britannique fouille un instant dans sa veste.
— Écoute… dit-il en tirant son poing fermé de sa poche, avant de
retourner la main de son compagnon et d’y déposer un petit objet lourd. Je
veux que tu le saches : je suis sûr. Sûr à mille pour cent.
Le petit-fils de la reine retire ses doigts et Alex découvre, là, au creux
de sa paume, la chevalière en or.
— Quoi ? s’étrangle l’Américain, qui relève des yeux stupéfaits pour
scruter le visage du prince, illuminé d’un sourire. Tu plaisantes ? Je ne peux
pas…
— Garde-la, je t’assure. J’en ai assez de la porter.
Même sur un terrain d’aviation privé, la prudence reste de mise. Alex
se contente donc de serrer Henry dans ses bras en lui murmurant à l’oreille :
« Je t’aime comme un taré, j’espère que tu le sais ! »
Une fois dans les airs, l’Américain détache la chaîne qu’il porte au cou
pour glisser la bague dessus, près de la clé de sa maison. Quand il les glisse
ensemble sous sa chemise, elles s’entrechoquent doucement – ses
deux refuges, ses deux patries côte à côte.
Chapitre 11
Nostalgie texane
02/09/20 17:12
De : Alx
À : Henry
Henry,
Je suis rentré depuis trois heures seulement, et tu me manques déjà. Quelle merde…
Je t’ai déjà dit que je te trouvais très courageux ? Je me souviendrai toujours de ce que tu as dit
à cette petite fille, à l’hôpital, sur Luke Skywalker : « C’est la preuve que peu importe les origines ou
la famille de quelqu’un, si on reste fidèle à soi-même, on peut faire de grandes choses. » Mon amour,
toi aussi, tu en es la preuve.
(Au fait, dans notre couple, je suis Han et toi Leia, on est bien d’accord ? Inutile de me contredire, tu
aurais tort.)
Sinon, je repensais au Texas dans l’avion – comme souvent quand je commence à stresser à propos
des élections : il me reste encore tellement de trucs à te faire découvrir ! On n’a même pas visité
Austin… Il faudra que je t’emmène chez Franklin Barbecue. Il y a toujours une file de malade devant
le restaurant, mais ça fait partie de l’expérience, et j’ai très très envie de voir un membre de la famille
royale britannique poireauter pendant des heures pour pouvoir bouffer de la vache.
Je me demandais… Tu as continué à réfléchir un peu à ce que tu m’as dit avant mon départ ? à l’idée
de faire ton coming out auprès de ta famille ? Rien d’obligatoire, évidemment. C’est juste que tu
avais l’air plutôt optimiste, quand tu en parlais.
Quoi que tu décides, je serai là, tu sais où me trouver (ma mère ne m’a pas tué pour Londres, c’est
déjà ça) : toujours cloîtré à la Maison-Blanche, mais de tout cœur avec toi.
Je t’aime,
Alex
De : Henry
À : Alx
Alex,
Quelle merde, je suis bien d’accord… Je suis à deux doigts de faire ma valise pour quitter le palais
sans me retourner. Je pourrais peut-être vivre en reclus dans ta chambre, qu’est-ce que tu en dis ? Tu
me ferais monter des repas et je me planquerais dans un coin sombre quand tu irais ouvrir la porte –
très Jane Eyre, tout ça, charmante perspective.
Le Daily Mail multiplierait les théories fumeuses sur les raisons de ma disparition – s’est-il fait sauter
le caisson ou simplement retiré du monde sur une petite île écossaise ? À part toi et moi, personne ne
se douterait que je passe en réalité mes journées avachi sur ton lit, à bouquiner, à me gaver de
profiteroles et à te faire l’amour sans discontinuer, jusqu’à ce qu’on finisse tous les deux noyés dans
une mare de chocolat fondu. C’est comme ça que je voudrais partir, quand mon heure viendra.
En attendant, je suis coincé ici. Ma grand-mère n’arrête pas de demander à ma mère quand je vais
enfin m’engager dans l’armée. (« Est-ce que Henry sait qu’à son âge, Philip avait déjà un an de
service derrière lui ? ») Mais c’est vrai, il faudrait que je décide assez vite ce que je veux faire de ma
vie, car la fin de mon année de césure approche. Comme le disent souvent vos chers hommes
politiques : pense à moi et prie pour moi.
J’adorerais visiter Austin avec toi. Peut-être dans quelques mois, quand les choses se seront un peu
tassées des deux côtés ? Je pourrai prendre un week-end prolongé, par exemple. Est-ce que je pourrai
visiter ta maison ? Voir ta chambre d’ado ? Tu as toujours tes trophées de lacrosse ? J’espère que tu
n’as pas enlevé tes posters de l’époque. Laisse-moi deviner… Han Solo, Barack Obama, et…
Ruth Bader Ginsburg.
(Je suis bien d’accord, au passage : tu es mon Han – un petit contrebandier si prétentieux, si mal
fichu, si effronté que tu n’hésiterais pas à nous conduire droit dans un champ d’astéroïde. Et je suis ta
Leia – après tout, c’est vrai, j’aime les hommes gentils.)
Pour répondre à ta question, je n’ai pas abandonné l’idée de parler à ma famille. C’est même en
partie pour ça que je ne prends pas tout de suite la tangente. Béa m’a proposé d’être présente quand je
parlerai à Philip… Du coup, je crois bien que je vais me lancer. Encore une fois, pense à moi et prie
pour moi – ce ne sera pas de trop.
Je t’aime comme un fou et j’ai hâte que tu reviennes. Je vais avoir besoin de ton aide pour me choisir
un nouveau lit : j’ai décidé qu’il était temps de me débarrasser de la monstruosité dorée qui trône
dans ma chambre.
Henry
Re : Nostalgie texane
03/09/20 06:20
De : Alx
À : Henry
Henry,
Merde alors, tu vas vraiment devoir t’enrôler dans l’armée ? Je ne me suis pas encore renseigné sur le
sujet : je vais demander à Zahra de me faire rassembler un max de documentation. Il s’agirait de
quoi, au juste ? De partir régulièrement en mission ? Ce serait dangereux ?? Ou bien juste de rester
assis en uniforme derrière un bureau ? Pourquoi on n’en a pas discuté quand j’étais encore
à Londres ???
Désolé, je panique un peu. Je ne sais pas pourquoi, j’avais oublié que ça te pendait au nez. Mais quoi
que tu décides de faire, je te soutiendrai. Dis-moi juste si je dois m’entraîner à regarder au loin d’un
air mélancolique en attendant que mon bien-aimé revienne de la guerre.
Ça me rend dingue, quand même, que tu aies si peu de contrôle sur ta propre vie. Quand je t’imagine
heureux, je te vois avec ton propre appartement, loin du palais, et un petit bureau où tu écrirais une
anthologie de l’histoire LGBT. Et moi aussi, je squatte là : je vide tout ton shampoing, j’insiste pour
que tu m’accompagnes faire les courses et je me réveille tous les matins dans le même fuseau horaire
que toi.
Après les élections, on pourra réfléchir à la prochaine étape. J’adorerais qu’on vive au même endroit
un moment, mais… il faut ce qu’il faut : je sais que tu as certaines obligations. En tout cas, je crois en
toi.
Pour ce qui est de parler à Philip en premier, excellente idée. Au pire, si rien ne marche, fais comme
moi : tu en fais voir de toutes les couleurs à ta famille, ils finiront bien par comprendre d’eux-mêmes.
Alex
Re : Nostalgie texane
04/09/20 19:58
De : Henry
À : Alx
Alex,
As-tu déjà connu un échec si terrible, si cuisant que tu aurais encore préféré qu’on te charge dans un
canon pour te catapulter vers les ténèbres impitoyables du néant interstellaire ?
Parfois, je me demande à quoi je sers – à quoi ça rime, tout ça. J’aurais dû m’écouter et faire mes
bagages. À l’heure qu’il est, je pourrais être dans ton lit, à me prélasser jusqu’à ce que mort
s’ensuive, gras et sexuellement comblé, rappelé à Dieu au printemps de ma vie. Sur ma tombe, on
inscrirait : Ci-gît Henry, prince de Galles. Il périt comme il avait vécu, fuyant les responsabilités et
suçant des queues.
J’ai parlé à mon frère. Pas de toi, pour l’instant – juste de moi.
On évoquait un éventuel enrôlement dans l’armée, lui, Shaan et moi. J’ai dit à Philip que je ne me
voyais pas suivre la tradition et que je doutais d’être très utile à qui que ce soit sous les drapeaux. Il
m’a demandé ce qui me poussait à toujours piétiner les traditions des hommes de notre famille et,
à ce moment-là, je crois que j’ai perdu les pédales (ah ah), parce que je me suis entendu lui
rétorquer : « Parce que je ne ressemble pas aux hommes de notre famille, Philip. Pour commencer, je
suis on ne peut plus gay. »
Une fois que Shaan a réussi à le décrocher du lustre, Philip avait deux mots à me dire, bien sûr. Il me
semble que les termes « paumé », voire « fourvoyé », « perpétuation de la lignée » et « respect de
l’héritage de nos ancêtres » ont été prononcés. Pour être honnête, je n’en ai pas retenu grand-chose.
Mais, apparemment, ce qui surprend mon frère, ce n’est pas tant que je sois gay, c’est surtout que je
n’aie plus l’intention de le cacher.
Alors, oui, je sais bien, on s’était dit que parler à ma famille pourrait être une première étape avant de
rendre un jour notre relation publique. Mais vu ce qui s’est passé, je ne suis pas très optimiste, je dois
l’avouer. Je suis un peu perdu. J’ai eu beau me gaver de Pim’s en quantités astronomiques, je ne sais
toujours pas quoi penser.
Parfois, je suis tenté d’aller m’installer à New York pour m’occuper à la place de Pez du lancement
de notre foyer pour jeunes à Brooklyn. De partir pour ne jamais revenir. Peut-être en foutant le feu
à une ou deux statues au passage, ce serait cool.
Tu sais quoi ? Je me suis rendu compte que je ne t’avais jamais vraiment raconté ce que j’avais pensé
la première fois qu’on s’est rencontrés. Alors voilà…
Tu sais, pour moi, les souvenirs, c’est un truc compliqué. Souvent, ils sont douloureux. La souffrance
et le deuil ont cette drôle de capacité à s’emparer d’une vie entière, de toutes ces années décisives qui
ont fait de nous ce qu’on est, et à les frapper tout à coup du stigmate de l’absence. Du jour au
lendemain, elles deviennent trop douloureuses à regarder, se retrouvent hors de portée, inaccessibles.
Alors on est bien obligé de se débrouiller autrement.
Moi et toute mon existence – une vie entière de souvenirs –, j’ai commencé à me les représenter un
à un comme chacune des pièces sombres et poussiéreuses du palais de Buckingham. J’ai pris le soir
où j’ai dû supplier ma sœur de retourner en désintox, et je l’ai déposé dans un salon au papier peint
décoré de pivoines avec une harpe dorée installée en son centre. J’ai pris ma première fois – avec un
des camarades de fac de mon frère, à dix-sept ans –, et je l’ai fourrée dans le placard à balais le plus
petit, le plus exigu que j’ai pu dénicher. J’ai pris la dernière nuit de mon père – son visage qui se
faisait de plus en plus flasque, l’odeur de ses mains, la fièvre et toutes ces heures passées à attendre,
attendre et attendre encore – et celles, plus terribles si c’est possible, où il n’y a plus rien à attendre…
et j’ai trouvé la plus grande des pièces, une salle de bal immense, plongée dans les ténèbres, volets
clos et rideaux tirés. Et j’en ai verrouillé toutes les portes.
Mais la première fois que je t’ai vu… Tu sais, Rio… Pour ce moment-là, je suis descendu jusque
dans les jardins. Je l’ai imprimé dans les feuilles d’un érable argenté, je l’ai récité au Vase de
Waterloo qui trône sur la pelouse. Il ne tenait dans aucune pièce.
Tu étais en pleine conversation avec June et Nora, radieux, le visage plein d’animation et de vie. On
aurait dit que tu venais tout simplement d’une autre planète que la mienne. Et tu étais tellement beau.
Tu avais les cheveux un peu plus longs, à l’époque. Tu n’étais pas encore le fils de la présidente des
États-Unis, mais tu n’avais peur de rien. Tu avais glissé dans ta poche de poitrine un rameau d’ipê-
amarelo, dont les fleurs jaunes sont un des emblèmes du Brésil.
Je me suis dit : C’est vraiment une chose incroyable, je n’ai jamais rien vu de pareil. Et : Mieux vaut
rester à bonne distance, ce serait dangereux de m’en approcher de trop près. Et : Si quelqu’un
comme ça en venait un jour à m’aimer, je m’embraserais tout entier.
Et puis j’ai fait la pire des conneries : je suis tombé amoureux de toi malgré tout. Je t’aimais quand tu
m’appelais à des heures indues, en plein milieu de la nuit. Je t’aimais quand tu m’embrassais dans les
toilettes sales d’un karaoké, quand tu te morfondais au bar d’un hôtel et quand tu me rendais
tellement, tellement heureux… Jamais je n’aurais imaginé qu’un gars comme moi, cabossé et
renfermé en lui-même, puisse un jour être heureux comme ça.
Et puis, miracle inexplicable, tu as eu l’audace absolue de m’aimer en retour. Est-ce que tu arrives à y
croire, toi ?
Parce que moi, j’ai encore du mal, parfois.
Je suis désolé que ça ne se soit pas mieux passé avec Philip. J’aurais aimé pouvoir t’envoyer un peu
d’espoir.
Henry
P.-S. : Michel-Ange à Tommaso Cavalieri, 1533 :
Je sais qu’en cette heure tardive, je pourrais aussi bien oublier ton nom que la nourriture grâce
à laquelle je subsiste. Mais que nenni : j’aurais plus tôt fait d’oublier la nourriture – elle ne rassasie
que si misérablement mon corps, après tout – que ton nom, qui abreuve à la fois mon corps et mon
âme, et emplit l’un comme l’autre d’une telle douceur que je ne sens ni fatigue, ni peur de la mort
aussi longtemps que ma mémoire te préserve dans mon esprit. Songe un peu, si mes yeux pouvaient
eux aussi recevoir leur dû, dans quelle extraordinaire disposition je me trouverais.
Re : Nostalgie texane
04/09/20 20:31
De : Alx
À : Henry
Henry,
Fait chier…
Je suis désolé. Je ne sais pas quoi dire d’autre, je suis vraiment désolé. June et Nora t’envoient tout
leur amour – mais pas autant que moi, bien entendu.
Surtout ne t’en fais pas pour moi. On trouvera une solution. Ça prendra le temps qu’il faudra, mais il
se trouve que, depuis quelques mois, j’apprends la patience. (Eh oui, je découvre tout un tas de trucs
à ton contact.)
Bon, qu’est-ce que je vais bien pouvoir te dire pour te remonter le moral ?
Ah si, voilà : je n’arrive pas à savoir si tes mes-sages apaisent le manque que j’ai de toi ou si, au
contraire, ils l’aggravent. Parfois, devant ce que tu m’écris, je me sens comme un rocher biscornu
perdu au milieu des eaux claires du plus beau des océans. Tu aimes tellement plus grand que toi,
tellement plus grand que tout. Je n’en reviens pas de la chance que j’ai d’en être le témoin. Quant
à être celui qui reçoit ton amour – et quel amour –, on ne peut plus parler de chance, je crois : c’est
l’œuvre du destin. Le dieu des catholiques a fait de moi celui qui t’inspire ces mots magnifiques. Je
m’en vais de ce pas réciter cinq Je vous salue Marie. Muchas gracias, Santa Maria.
Je suis incapable d’égaler ta prose, mais je peux quand même dresser pour toi une liste.
INVENTAIRE NON EXHAUSTIF DES TRUCS QUE J’AIME CHEZ S.A.R. LE PRINCE HENRY
DE GALLES
1) le son de ton rire quand je t’énerve
2) l’odeur de ta peau sous ton parfum chiquissime : un mélange de draps propres et d’herbe fraîche
(par quel prodige ?)
3) quand tu relèves le menton pour jouer les durs
4) la grâce de tes mains sur les touches d’un piano
5) tout ce que je comprends de moi grâce à toi
6) le fait que tu considères Le Retour du Jedi comme le meilleur des Star Wars (grossière erreur)
parce qu’au fond de toi, tu es un bon gros sentimental bien baveux qui n’aime rien tant que les happy
ends
7) ta capacité à déclamer des vers de Keats
8) ta capacité à réciter le monologue de Bernadette dans Priscilla, folle du désert : « Ne te mets pas
dans cet état, voyons ! »
9) ta détermination à essayer de faire de ton mieux
10) depuis toujours
11) et jusqu’à ce que mort s’ensuive
12) quand tes épaules viennent recouvrir les miennes et que plus rien au monde n’a la moindre
importance
13) le fameux numéro du Monde que tu as rapporté à Londres avec toi et que tu conserves sur ta table
de nuit (oui, je l’ai vu)
14) ton visage quand tu viens à peine de te réveiller
15) le ratio de tes mensurations épaules/taille
16) ton cœur : énorme, plein de générosité, ridicule, indestructible
17) ta bite : tout aussi énorme
18) la tronche que tu as tirée en lisant le point précédent
19) ton visage quand tu viens à peine de te réveiller (déjà mentionné, mais vraiment, j’adore)
20) le fait que tu m’aimais depuis le premier jour
Ça, depuis que tu me l’as avoué, je n’arrête pas d’y penser. Quel con, je te jure ! J’ai tellement de
difficultés à me mettre à la place des autres, parfois… Mais maintenant, je repense à ce que je t’ai dit
dans ma chambre, le soir du dîner d’État, la nuit où tout a commencé. À ma façon de prétendre, si
souvent, que rien de tout ça n’était très grave. À ma désinvolture le jour où, après la convention, tu as
suggéré de me rendre ma liberté. Je n’ai pas imaginé ce que ça pouvait te coûter, de me faire cette
proposition… Bon sang, j’ai envie de défoncer tous ceux qui t’ont un jour fait de la peine, sauf que…
j’en fais partie, non ? Tout ce temps, je te faisais du mal. Je te demande pardon, Henry.
Surtout ne change pas d’un iota : reste ce garçon si beau et si fort qu’à chaque fois, je n’en reviens
pas. Tu me manques, tu me manques, tu me manques et je t’aime. Je t’appelle pour te le dire dès que
j’aurai appuyé sur « envoi », mais je sais à quel point c’est important pour toi de le lire.
Alex
P.-S. : Richard Wagner à Eliza Wille, sur Louis II de Bavière, 1864. (Tu te rappelles le jour où tu
m’as joué du Wagner ? Lui, c’était un connard fini mais cette lettre en revanche est assez incroyable,
je trouve.)
Il est vrai que j’ai mon jeune roi, qui me porte une véritable adoration – vous n’en avez pas idée ! Je
me souviens d’un songe que j’ai fait dans ma jeunesse : Shakespeare était vivant, je le voyais et je lui
parlais réellement : jamais je ne pourrai oublier l’impression que ce rêve m’a laissée. Et j’aurais
tellement voulu rencontrer Beethoven (qui était déjà mort aussi). Il se passe sans doute quelque
chose du même ordre dans l’esprit de cet être charmant quand je suis près de lui. Car il me dit qu’il
a peine à croire qu’il me possède véritablement. Les lettres qu’il m’écrit me stupéfient et
m’enchantent, nul ne pourrait les lire sans en être fasciné.
Chapitre 12
De : Alx
À : Henry
henry,
alex
De : Henry
À : Alx
LETTRES DU BUREAU
ORAL : lisez les messages
torrides d’Alex Claremont-Diaz au
prince Henry
RUMEURS DE LIAISON
ENTRE LE PRINCE HENRY
ET ALEX CLAREMONT-
DIAZ : La famille royale se refuse
à tout commentaire
Sa sœur aide Alex à fourrer dans son sac à dos un jean de rechange,
une paire de chaussures et son exemplaire tout corné du Prisonnier
d’Azkaban, puis il enfile à la hâte une chemise repassée avant de se
précipiter dans le couloir. Zahra l’y attend avec sa propre valise et l’un des
costumes du jeune homme, tout droit sorti du pressing – sobre, bleu marine,
la tenue la plus appropriée pour rencontrer la reine d’Angleterre, semble-t-
il.
Elle ne lui a pas expliqué grand-chose, si ce n’est que le palais de
Buckingham a coupé toute communication avec l’extérieur et qu’il ne leur
reste donc plus qu’à débouler là-bas pour exiger une audience. Elle a l’air
de penser que Shaan les laissera faire et semble prête à employer la manière
forte s’il refuse.
Le jeune homme est en proie à une étrange sensation qui lui tord les
entrailles. Si, chose incroyable, sa mère a approuvé l’idée de dévoiler la
vérité au public, il paraît peu probable que la couronne britannique, elle, s’y
résolve de gaieté de cœur. Ils risquent donc de se retrouver sommés de tout
nier en bloc. Si on en arrive là, Alex envisage sérieusement de s’échapper
du palais en emmenant le prince avec lui.
Continuer de mentir ? Le prince ne l’acceptera jamais – l’Américain en
est à peu près sûr car il a confiance en l’homme qu’il aime. Sa seule
inquiétude, c’est que, l’un comme l’autre, ils devaient encore avoir
plusieurs mois au bas mot devant eux pour se préparer à tout ça…
Pour quitter la Résidence sans être vu, Alex doit emprunter une petite
porte latérale, plus discrète, un peu à l’écart. Devant cette sortie l’attendent
sa sœur et ses parents.
— Je me doute que tu n’es pas très rassuré, lui dit sa mère. Alors oui,
ce ne sera pas une partie de plaisir, mais tu vas t’en tirer, courage.
— Ne te laisse pas faire, défonce-les, ajoute son père.
June se contente de le serrer dans ses bras. Lunettes de soleil sur les
yeux et casquette vissée sur la tête, il franchit le seuil à petites foulées. Au
bout du voyage l’attend le dénouement de ce cauchemar, quel qu’il soit.
Cash et Amy ont déjà pris place dans l’avion. Alex, surpris, se
demande brièvement s’ils ne se seraient pas par hasard portés volontaires
pour cette mission… mais il se reprend vite : il essaie de retrouver le
contrôle de ses émotions, ce n’est pas ce genre de réflexion qui va l’y aider.
Au premier de ses gardes du corps, il se contente donc de faire un simple
check en passant devant lui. Quant à la deuxième, occupée à broder des
fleurs jaunes sur une veste en jean, elle lève les yeux à son approche pour le
saluer d’un petit signe de tête.
Lorsque arrive le moment du décollage, Alex remonte ses genoux
contre son menton et les entoure de ses bras, songeur. Tout s’est passé si
vite, depuis l’appel de Zahra en pleine nuit, qu’il n’a pas encore pu prendre
le temps de réfléchir à tout ça.
Ce n’est pas le fait que tout le monde sache qui le gêne. Jusqu’ici, il
n’a jamais laissé qui que ce soit lui dicter ses goûts, son comportement ou
lui dire avec qui il doit sortir – même si, bien entendu, les circonstances
sont un peu particulières, cette fois. En plus, le petit con prétentieux en lui
n’est pas mécontent de pouvoir enfin faire savoir au monde entier que Son
Altesse et lui sont ensemble. Le prince Henry, le célibataire le plus convoité
de la planète ? Avec son accent so british, son profil de dieu grec et ses
jambes à n’en plus finir ? Eh ouais, c’est mon mec.
Mais ce n’est qu’une toute petite portion de ce qu’il ressent, hélas. Le
reste forme un imbroglio de peur, de colère, d’humiliation, de doutes et de
panique. Il se sent souillé, exposé aux regards. Il y a les faiblesses qu’il
accepte de montrer à autrui – sa grande gueule, ses sautes d’humeur, son
impulsivité –, et puis il y a toutes les autres, celles qui auraient dû rester
cachées. C’est comme ne porter ses lunettes que quand personne ne peut le
voir… Ce n’est pas un hasard : nul n’est censé savoir à quel point il est
sensible, émotif, humain, à quel point il a besoin des autres.
Il se contrefout de ce qu’on peut penser de son physique ou raconter
sur sa vie sexuelle (réelle ou imaginaire, d’ailleurs). En revanche, que le
monde entier sache – au travers de ses propres mots – quelles émotions lui
coulent dans les veines, ça, il faut bien avouer que ça le révulse.
Et Henry. Bon sang, Henry… Ces e-mails – non, ces lettres –, c’était
son seul refuge, une occasion pour lui de dire ce qu’il pensait, de parler sans
détour : son homosexualité, la cure de désintoxication de Béa, l’interdiction
tacite qui lui est faite par la reine de révéler son orientation sexuelle… Ça
fait déjà un bon moment qu’Alex n’est plus un bon catholique, mais il sait
que la confession est un sacrement. Les confidences du prince n’auraient
jamais dû être rendues publiques.
Fait chier…
Impossible de rester assis. Il abandonne son Harry Potter au bout de
quatre pages. Sur Twitter, il découvre une tribune d’opinion sur sa propre
relation avec Henry. Super, il éteint direct l’appli. Puis il se met à faire les
cent pas dans le couloir en donnant de temps à autre un petit coup de pied
au bas d’un siège.
— Tu veux bien te rasseoir ? maugrée Zahra après vingt minutes
passées à le regarder arpenter la cabine. Tu es en train de filer un ulcère
à mon ulcère !
— Tu es sûre qu’ils vont nous laisser entrer dans le palais ? réplique-t-
il. Et s’ils refusaient ? S’ils lançaient la garde royale à nos trousses et qu’on
se faisait arrêter ? Ils auraient le droit, tu crois ? Amy pourrait sûrement
nous défendre. Mais si elle essaie, ils ne risqueraient pas de la jeter en
prison ?
— Oh, pour l’amour de Dieu, ta gueule, grommelle la jeune femme
avant de tirer son portable de son sac et de composer un numéro.
— Tu appelles qui ?
— Srivastava, soupire-t-elle en plaçant contre son oreille le téléphone
qui a commencé à sonner.
— Pourquoi est-ce qu’il répondrait, cette fois ?
— C’est sa ligne perso.
Alex la dévisage, bouche bée.
— Tu as son numéro perso et tu ne l’utilises que maintenant ?
— Shaan ! aboie soudain Zahra sans prêter la moindre attention au
jeune homme. Écoute-moi un peu, espèce d’enfoiré. On est dans l’avion. Le
fils de la présidente est avec moi, atterrissage prévu dans six heures. Alors
tu vas nous envoyer une voiture et nous dégoter une entrevue avec la reine
et qui de droit – tous les gros légumes qu’il faut qu’on voie pour régler ce
bordel, ou je te jure que je me ferai faire des boucles d’oreilles avec tes
couilles. N’essaie pas de me la faire à l’envers ou tu vas le regretter :
j’arroserai au napalm ta putain de vie tout entière. Compris ? (Elle
s’interrompt, probablement pour l’écouter accéder à sa demande – Alex ne
voit pas très bien ce qu’il pourrait dire d’autre.) Très bien. Maintenant,
passe-moi Henry, et ne va pas me raconter que tu ne sais pas où il est, parce
que je suis sûre et certaine que tu ne l’as pas lâché des yeux de la journée.
Et sur ce, elle colle son portable sous le nez d’Alex.
Hésitant, il l’attrape d’une main timide pour le porter à son oreille. Il
entend un froissement, un toussotement surpris, puis…
— Allô ?
C’est bien la voix de Henry, douce et distinguée quoique tremblante et
mal assurée. Alex en a le souffle coupé. Un peu plus et il pourrait
s’évanouir de soulagement.
— Mon ange…
À l’autre bout du fil, le prince pousse un profond soupir.
— Mon amour, dit-il. Tout va bien ?
Alex part d’un rire incrédule. Il a des larmes dans la gorge.
— Tu te fous de moi ? Ça va, ça va, mais toi ? C’est pour toi que je
m’inquiète.
— Disons que… je fais aller.
L’Américain réprime une petite grimace.
— Ils l’ont si mal pris que ça ?
— Philip a cassé un vase qui a appartenu à Anne Boleyn, grand-mère a
mis toutes nos communications sous embargo et ma mère n’a encore parlé
à aucun d’entre nous. Mais bon… à part ça… au vu des circonstances, ce
n’est pas… euh…
— Je sais… Je suis en chemin, je serai bientôt là.
Nouveau silence. La respiration du prince tremble à l’autre bout du fil.
— Je ne regrette pas, tu sais, dit-il. Que tout le monde sache.
Le cœur d’Alex vient se loger dans sa gorge.
— Henry, hasarde-t-il, je…
— Peut-être que…
— J’ai parlé à ma mère…
— Le moment est sans doute mal choisi…
— Tu ne voudrais pas…
— Mais j’ai envie de…
— Attends, souffle le jeune Texan. On ne serait pas… euh… en train
de poser la même question, là ?
— Ça dépend… Tu allais me demander quoi ? Si je voulais dire la
vérité ?
— C’est ça, répond-il en serrant le portable si fort que les jointures de
ses doigts blanchissent. Exactement.
— Alors la réponse est oui, souffle le prince d’une voix presque
inaudible.
— Tu es sûr de toi ?
Le Britannique hésite un instant.
— C’est peut-être un peu prématuré, finit-il par admettre d’une voix
mesurée. Si j’avais pu choisir, je me serais donné plus de temps. Mais,
maintenant que c’est fait… Je ne veux plus mentir. Ni sur nous, ni sur toi.
Alex s’aperçoit soudain que ses cils sont humides.
— Je t’aime, bordel.
— Moi aussi.
— Tiens bon, j’arrive. On va trouver une solution.
— Promis.
— Je ne vais pas tarder.
Henry pousse un petit rire entrecoupé de larmes.
— Fais le plus vite possible, s’il te plaît.
Ils raccrochent. Alex rend le téléphone à la jeune femme, qui le prend
sans un mot pour le ranger dans son sac.
— Merci, Zahra, je…
Les yeux fermés, elle lève une main pour qu’il se taise.
— Non, ce n’est pas la peine.
— Sérieusement, tu n’avais pas à aller jusque-là, je ne sais pas
comment te remercier…
— Écoute bien, parce que je ne le répéterai pas. Et si tu en parles à qui
que ce soit, j’envoie deux barbouzes te péter les rotules, compris ?
Elle laisse retomber son bras et fixe le jeune homme d’un regard qui
réussit le tour de force d’être en même temps glacial et affectueux.
— Vous avez mon soutien. Tu as compris ? lâche-t-elle.
— Attends… Zahra… Mon Dieu… Je viens de réaliser un truc : on est
amis, en fait.
— Absolument pas.
— Mais si. Tu es ma meilleure ennemie !
D’un geste sec, la conseillère sort de ses affaires une couverture et s’y
enroule.
— N’importe quoi, grogne-t-elle en lui tournant le dos. Maintenant,
interdiction de m’adresser la parole pendant les six prochaines heures. Je
suis sur les rotules, j’ai vraiment besoin d’une sieste.
— Attends, attends… juste une dernière question, s’il te plaît…
Elle pousse un profond soupir.
— Quoi ?
— Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d’appeler Shaan sur
son numéro perso, si tu l’avais ?
— À ton avis, Alex ? Parce que c’est lui, mon fiancé, gros malin ! Sauf
que contrairement à d’autres, je connais la définition du mot « discrétion »,
donc tu ne risquais pas d’être au courant ! réplique-t-elle, toujours
pelotonnée contre le hublot, sans même lever les yeux vers lui. On s’était
promis de ne jamais utiliser nos numéros perso pour le boulot. Maintenant,
ferme-la, s’il te plaît ! Tout ce que j’ai avalé depuis ce matin, c’est un café,
un bretzel et une poignée de gélules de vitamine B12, donc laisse-moi
récupérer un peu avant d’affronter la suite. Si tu dis un seul mot, je te tue.
Jezebel @Jezebel
À VOIR : Les Dykes on Bykes de
Washington poursuivent des
manifestants de l’Église baptiste de
Westboro tout le long de Pennsylvania
Avenue et, oui, c’est aussi incroyable
que ça en a l’air. bit.ly/2ySPeRj
21:15 • 29 sept. 2020
VOIX OFF : Ceci est un podcast de Range Audio. Vous écoutez « Bills, Bills, Bills », une
analyse, entre autres, vous l’aurez deviné, des projets de loi en cours, présentée par Oliver
Westbrook, professeur de droit constitutionnel à l’université de New York.
WESTBROOK : Bonjour à tous, je suis Oliver Westbrook. À mes côtés, comme toujours, la
plus patiente, la plus talentueuse et la plus clémente des productrices, Sufia, sans qui, complètement
perdu et démuni, j’en serais réduit à flotter au milieu d’un océan de mauvaises pensées et à boire ma
propre urine. On l’adore, bien sûr. Salue nos auditeurs, Sufia.
WESTBROOK : Et vous écoutez « Bills, Bills, Bills », le podcast où j’essaie chaque semaine
de vous expliquer, en termes profanes et avec des mots de tous les jours, ce qui se passe au Congrès,
pourquoi vous devriez vous y intéresser et comment vous pouvez agir.
Alors, je dois vous avouer qu’il y a quelques jours, je prévoyais de faire une tout autre
émission. Mais, aujourd’hui, je n’en vois plus vraiment l’intérêt.
Bon… Pour commencer, prenons le temps de revenir sur le scoop révélé ce matin par le
Washington Post. Nous avons là des e-mails, divulgués de façon anonyme et dont l’authenticité est
confirmée par une source tout aussi anonyme à l’intérieur de la campagne républicaine, qui montrent
clairement que Jeffrey Richards – ou du moins, des membres haut placés de son équipe – aurait
orchestré un plan carrément diabolique : faire suivre Alex Claremont-Diaz, le surveiller, pirater sa
messagerie et s’arranger pour que le Daily Mail révèle au monde sa bisexualité, tout ça dans le but
d’éliminer Ellen Claremont de la course à la présidentielle. Et puis voilà qu’il y a… combien de
temps, Suf ? Quarante minutes ? C’est ça, disons que quarante minutes avant qu’on commence
à enregistrer cette émission, le sénateur Rafael Luna annonce dans un tweet qu’il quitte la campagne
de Richards.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de chercher plus longtemps l’origine de la fuite. C’est
Luna, de toute évidence. De mon point de vue, on a là un homme qui, peut-être depuis le début, ne
voulait pas vraiment du poste… un homme qui, il faut croire, avait de plus en plus de doutes sur son
engagement du côté républicain… un homme qui – pourquoi pas ? – avait peut-être même infiltré
l’équipe de campagne depuis le départ, précisément dans le but de faire un coup de ce genre… Sufia,
j’ai le droit de dire ça ?
JARWAR : J’ai envie de dire : depuis quand ça t’arrête ?
WESTBROOK : Bien vu. En tout cas, je reçois un paquet de sous des matelas Casper pour
vous offrir un podcast d’analyse de la vie politique à Washington, alors c’est ce que je vais essayer de
faire, même si ce qui est arrivé ces derniers jours à Alex Claremont-Diaz – et au prince Henry,
d’ailleurs – est absolument scandaleux, et qu’il me paraît un peu facile et pas très glorieux d’aborder
le sujet ici. Mais bon, selon moi, voici les trois principaux éléments à retenir des révélations qui sont
tombées ce matin.
Premièrement, le fils de la présidente des États-Unis n’a absolument rien fait de mal, en fait.
Deuxièmement, Jeffrey Richards s’est rendu coupable ni plus ni moins de conspiration contre
une présidente en exercice et j’attends avec impatience l’enquête fédérale qui va lui tomber dessus
une fois qu’il aura perdu cette élection.
Troisièmement, Rafael Luna est sans doute le héros improbable de la course à la présidentielle
en 2020.
Un discours s’impose.
Pas seulement une déclaration. Un vrai discours.
Leur mère tient dans sa main la feuille de papier pliée en deux que
June a donnée à son frère sur le balcon Truman.
— C’est toi qui as écrit ça ? demande-t-elle à sa fille. Alex t’a
demandé de mettre à la poubelle la déclaration préparée par notre porte-
parole et de la remplacer par ça ?
La jeune fille fait oui de la tête tout en se mordillant les lèvres.
— C’est… c’est excellent, June, poursuit la présidente. Ça alors…
Explique-moi un peu pourquoi ce n’est pas toi qui écris toutes nos
allocutions ?
La salle de presse de l’aile Ouest ayant été jugée trop impersonnelle,
ils ont convoqué les journalistes accrédités à la Maison-Blanche dans le
Salon de réception des diplomates situé au sous-sol de la Résidence. C’est
là que Franklin Roosevelt enregistrait autrefois ses « causeries au coin du
feu », la trentaine d’allocutions radiodiffusées qu’il a données entre 1933 et
1944, si chères à la mémoire des Américains. C’est dans cette pièce
qu’Alex va entrer pour prononcer son discours, en croisant les doigts pour
que le pays ne le déteste pas d’avoir choisi de dire la vérité.
Ils ont fait venir Henry de Londres pour la retransmission télévisée.
Debout à la droite du jeune Texan, il occupera la place symbolique du
compagnon de l’homme politique, solide et fiable. Cette idée tourne en
boucle dans le cerveau d’Alex, qui ne cesse d’imaginer la scène : dans
moins d’une heure, des millions et des millions de télévisions à travers le
pays diffuseront son visage, sa voix et les mots de June, en présence de
Henry à ses côtés. Alors, tout le monde saura. C’est déjà le cas, bien sûr,
mais ils ne le savent pas vraiment, pas comme il faudrait.
Dans moins d’une heure, toutes les Américaines et tous les Américains
pourront voir sur un écran le fils de la présidente et son petit ami.
Et, de l’autre côté de l’Atlantique, ils seront presque aussi nombreux
à lever les yeux de leur bière dans un pub, de leur dîner en famille, ou
à interrompre une soirée tranquille à la maison, pour découvrir à l’écran le
plus jeune de leurs princes, le plus beau aussi. Bref, le prince charmant.
On y est – le 2 octobre 2020. Le monde entier regarde et l’histoire s’en
souviendra.
Alex patiente sur la pelouse Sud, non loin des tilleuls du jardin
Jacqueline-Kennedy où tous deux se sont embrassés pour la première fois.
C’est là que Marine One se pose dans un vacarme assourdissant, au milieu
du souffle furieux des pales de rotors. Henry a fière allure quand il en sort,
tout de Burberry vêtu, décoiffé par le vent comme tout bon héros
romanesque venu dégrafer quelques corsages et sauver au passage un ou
deux pays en guerre. Alex ne peut s’empêcher d’éclater de rire.
— Quoi ? crie le prince pour se faire entendre malgré le tumulte, en
découvrant l’expression de son compagnon.
— Ma vie est une gigantesque farce et tu n’existes pas pour de vrai,
répond l’Américain, qui peine à retrouver son souffle.
— Quoi ? hurle à nouveau Henry.
— Je disais : Tu as l’air en pleine forme, mon amour !
Ils s’éclipsent pour s’embrasser langoureusement dans une cage
d’escalier à l’écart, jusqu’à ce que Zahra les débusque et emmène le prince
à sa séance maquillage – les joies des tournages télévisés. On les conduit
ensuite au Salon de réception des diplomates. L’heure est venue.
Enfin.
Après une longue, très longue année passée à apprendre à connaître
Henry dans toute sa merveilleuse complexité, à discerner un paquet de
nouvelles choses de lui-même et à comprendre qu’il lui en reste encore au
moins autant à découvrir… voilà que, tout à coup, le moment est enfin venu
de s’avancer sous les regards, de s’installer au podium et de dire la vérité.
Alex n’a pas peur de ses sentiments, ni de les exprimer – seulement de
ce qui va se passer après.
Du bout des doigts, Henry lui effleure doucement la paume.
— Cinq minutes en échange du reste de toute notre vie, résume-t-il en
poussant un petit rire sans joie.
À son tour, Alex tend la main vers son compagnon. Il appuie le pouce
au creux de sa clavicule, juste sous le nœud de sa cravate de soie violette, et
il compte ses respiration.
— Tu es vraiment, dit-il, vraiment la pire des idées que j’aie jamais
eues.
Lentement, la bouche de Henry esquisse un sourire et Alex y pose ses
lèvres.
ALLOCUTION DU FILS DE LA
PRÉSIDENTE DES ÉTATS-UNIS,
ALEXANDER CLAREMONT-DIAZ, À LA
MAISON-BLANCHE, LE 2 OCTOBRE 2020
Bonjour à tous,
J’ai été, je suis et je resterai un enfant de
l’Amérique.
C’est vous qui m’avez élevé. J’ai grandi
dans les prairies et les collines du Texas mais,
avant même d’apprendre à conduire, j’avais
déjà visité trente-quatre États. Quand j’ai
attrapé la gastro en primaire, ma mère m’a écrit
un mot pour l’école au verso d’un mémo rédigé
par Joe Biden en personne à l’occasion des fêtes
de fin d’année. Désolé, monsieur le vice-
président, on était en retard et elle n’avait pas
d’autre papier sous la main.
J’avais dix-huit ans la première fois que
je me suis adressé à vous. C’était sur la scène de
la Convention nationale démocrate
à Philadelphie. Ma mère venait de remporter
l’investiture de son parti à la présidentielle et,
avec ma sœur June, c’est nous qui avons
annoncé son entrée en scène. Ce jour-là, vous
m’avez soutenu, applaudi et encouragé. J’étais
jeune et plein d’espoir, et vous m’avez laissé
incarner le rêve américain : qu’un garçon élevé
dans deux langues maternelles, au sein d’une
famille belle et solide et métissée puisse un jour
se sentir chez lui à la Maison-Blanche.
Ce drapeau au revers de ma veste, c’est
vous qui l’avez épinglé en disant : « On est avec
toi. » Et, debout devant vous aujourd’hui,
j’espère ne pas vous avoir déçus.
Il y a quelques années, j’ai rencontré un
prince. Et, même si je ne m’en suis pas rendu
compte tout de suite, lui aussi avait été élevé
par son pays.
La vérité, c’est que, Henry et moi, nous
sommes ensemble depuis le début de cette
année. La vérité, comme nombre d’entre vous
l’ont lu, c’est que nous avons tous deux eu
beaucoup de mal à accepter ce que cette relation
avait comme conséquences pour nos familles,
nos pays et nos avenirs respectifs. La vérité,
c’est que nous avons dû faire des compromis
qui nous ont coûté beaucoup de nuits de
sommeil afin d’attendre le bon moment pour
rendre publique notre relation d’une manière
qui nous convienne.
Cette liberté-là, nous en avons été privés.
Mais la vérité, c’est aussi, tout
simplement, ceci : l’amour est indomptable. De
cela, l’Amérique a toujours été persuadée. C’est
donc sans la moindre honte que je me tiens
devant vous aujourd’hui, à cette place occupée
avant moi par des présidents, pour déclarer que
je l’aime, comme Jack aimait Jackie, comme
Lyndon aimait Lady Bird. Toute personne
porteuse d’un héritage choisit quelqu’un avec
qui le partager et ce quelqu’un, le peuple
américain le gardera lui aussi dans son cœur,
dans sa mémoire et dans les pages de ses livres
d’histoire. Mon cher pays, entends-moi : c’est
lui que je choisis.
Comme tant d’autres Américains, j’avais
peur de l’exprimer à haute voix à cause de ce
qui pouvait, peut-être, arriver. Alors c’est
à vous, en particulier, que je m’adresse. Je suis
avec vous. Je suis l’un d’entre vous. Tant que
j’aurai ma place à la Maison-Blanche, alors
vous aussi. Je suis le fils de la présidente des
États-Unis et je suis bisexuel. L’histoire se
souviendra de nous.
Si je pouvais ne demander qu’une seule
chose au peuple américain, ce serait la
suivante : s’il vous plaît, ne laissez pas mes
actions influencer votre décision lorsque vous
voterez le mois prochain. La décision que vous
aurez bientôt à prendre est tellement plus
importante que tout ce que je pourrai jamais
dire ou faire. Elle déterminera le destin de ce
pays pour les mois et les années à venir. Ma
mère, notre présidente, est la combattante et la
championne que tous les Américains méritent
d’avoir à leur tête pour quatre nouvelles années
de croissance, de progrès et de prospérité. Je
vous en prie, ne laissez pas mes actions nous
ramener en arrière. Je demande aux médias de
ne pas réserver toute leur attention à moi ou
à Henry, mais de se concentrer au contraire sur
la campagne, la politique, la vie et les moyens
de subsistance des millions d’Américains
concernés par cette élection.
Enfin, j’espère que l’Amérique saura
reconnaître en moi le fils qu’elle a elle-même
élevé. Dans mes veines coule toujours le sang
de Lometa, au Texas, de San Diego, en
Californie, et de la ville de Mexico. Je n’ai pas
oublié l’écho de vos voix depuis cette estrade
à Philadelphie. Chaque matin, je me réveille en
pensant à toutes ces villes où vous, vous êtes
nés, à toutes les familles que j’ai rencontrées en
meeting dans l’Idaho, l’Oregon ou la Caroline
du Sud. Je n’ai jamais voulu être autre chose
que ce que j’étais pour vous à l’époque, et ce
que je suis encore aujourd’hui : le fils de la
présidente, fraternellement vôtre, en paroles
comme en actes. Et, quand viendra le jour de
l’investiture en janvier prochain, j’espère que je
pourrai le rester.
PRÉSIDENCE
et VICE-PRÉSIDENCE
des ÉTATS-UNIS
C’est la merde