Manifeste Des Bahutu
Manifeste Des Bahutu
La situation actuelle présente un grand déséquilibre qui est créé par l'ancienne
structure politico-sociale du Ruanda, en particulier le buhake, et de l'application à
fond et généralisé de l'administration indirecte, ainsi que par la disparition de
certaines institutions sociales anciennes qui ont été effacées sans qu'on ait permis à
ces institutions modernes, occidentales correspondantes de s'établir et de
compenser. Aussi serions-nous heureux de voir s'établir rapidement le syndicalisme
aider et encourager la formation d'une classe moyenne forte. La peur, le complexe
d'infériorité et le besoin "atavique" d'un tuteur, attribués à l'essence du Muhutu, si
tant est vrai qu'ils sont une réalité, sont des séquelles du système féodal. A
supposer leur réalité, la civilisation qu'apportent les Belges n'aurait réalisé
grand'chose, s'il n'était fait des efforts positifs pour lever effectivement ces obstacles
à l'émancipation du Ruanda intégral.
Contre l'ascension du Muhutu, nombreuses sont les objections qu'on présente. Sans
ignorer les déficiences du Muhutu, nous pensons que chaque race et chaque classe
a les siennes et nous voudrions une action qui les corrige au lieu de refouler
systématiquement les Bahutu dans une situation éternellement inférieure. On
présente spécialement:
a) "Que les Bahutu furent chefs dans le pays." - Anachronisme raffiné que le présent
ne peut confirmer suffisamment.
c) "Qu'ont fait les Bahutu évolués pour l'ascension de leurs congénaires?" - C'est
une question d'atmosphère et du buhake particulièrement qui a souvent influencé le
système des nominations. Ensuite le manque de liberté suffisante à l'initiative dans
une structure absolutiste, l'infériorité économique imposée au Muhutu par les
structures sociales, les fonctions systématiquement subalternes où ils sont tenus,
handicapent tout essai du Muhutu pour ses congénaires.
A ce sujet, il faudrait rappeler la réflexion d'un hamite notable: "Il ne faudrait pas que
les Bahutu soient élevés par les soins du blanc, mais par la méthode traditionnelle
du Mututsi!" Nous ne pensons pas que l'ancien ennoblissement soit une pratique à
ressusciter dans la rencontre Europe-Afrique.
e) "Et les foules suivront." - L'interaction élite-masse est indéniable, mais à condition
que l'élite soit de la masse. Au fond du problème il s'agit d'un colonialisme à deux
étages: le Muhutu devant supporter le hamite et sa domination et l'Européen et ses
lois passant systématiquement par le canal du mututsi (leta mbirigi et leta ntutsi)! La
méthode de la remorque "blanc-hamite-muhutu" est à exclure. Des exemples ont pu
montrer que "les foules" ne suivent pas automatiquement toujours.
D'aucuns se sont demandés s'il s'agit là d'un conflit social ou d'un conflit racial. Nous
pensons que c'est de la littérature. Dans la réalité des choses et dans les réflexions
des gens, il est l'un et l'autre. On pourrait cependant préciser: le problème est avant
tout un problème de monopole politique dont dispose une race, le mututsi: monopole
politique qui, étant donné l'ensemble des structures actuelles, devient un monopole
économique et social; monopole politique, économique et social qui, vu les
sélections de facto dans l'Enseignement, parvient à être un monopole culturel, au
grand désespoir des Bahutu qui se voient condamnés à rester d'éternels
manoeuvres subalternes, et pis encore, après une indépendance éventuelle qu'ils
auront aidé à conquérir sans savoir ce qu'ils font. Le buhake est sans doute
supprimé, mais il est mieux remplacé par ce monopole total qui, en grande partie,
occasionne les abus dont la population se plaint.
- Monopole politique.- Les prétendus anciens chefs bahutu ne furent que des
exceptions, pour confirmer la règle! Et les occasions qui permettaient ces exceptions
n'existent plus: il ne s'agit évidemment pas de rétablir la vieille coutume de
l'ennoblissement des Bahutu. Quant aux fameux métissages ou "mutations" de
bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les
médecins, peuvent seuls donner des précisions objectives et assez solides pour
réfuter le sens commun auquel on se réfère pourtant pour bien d'autres choses.
Nous croyons que ce monopole total est à la base des abus de tous genres dont les
populations se plaignent.
Quelques faits et courants actuels peuvent faire entrevoir l'état réel d'aujourd'hui:
2) Des pères de famille qui nourrissent leur famille à peine; en politique une sorte de
propagande, peut-être inconsciente, les pousse à l'antipathie à l'égard de
l'Européen; bon nombre ne sont pas sans penser que le Gouvernement Belge est lié
à la noblesse pour leur complète exploitation.
3) D'autre part cependant, la réflexion comme celle-ci est encore courante: "Sans
l'Européen nous serions voués à une exploitation plus inhumaine qu'autrefois, à la
destruction totale. C'est même malheureux que ce ne soit pas l'Européen qui
devienne chef, sous-chef ou juge." Non pas qu'ils croient l'Européen parfait, mais
parce que des deux maux il faut choisir le moindre. La résistance passive à plusieurs
des ordres des sous-chefs n'est que la conséquence de ce déséquilibre et de ce
malaise.
4) Le regret des Bahutu de voir comment les leurs sont refoulés quasi
systématiquement à des places subalternes. Toute politique employée à ce
refoulement n'échappe plus qu'à quelques-uns. De tout cela, à la guerre civile
"froide" et à la xénophobie il n'y a qu'un pas. De là à la popularité des idées
communisantes, il n'y a qu'un pas.
Quelques solutions peuvent être présentées et dont l'efficacité n'est possible que si
le système politique et social du pays change profondément et assez rapidement.
1) La première solution est un "esprit". Qu'on abandonne la pensée que les élites
ruandaises ne se trouvent que dans les rangs hamites (méthode chérie en fait par
l'Administration dans nos pays et qu'on appelle par abus de terme "Umuco
w'Igihugu", "le respect de la culture et de la coutume du pays").
2) Aux points de vue économique et social. Nous voulons que des institutions soient
créées pour aider les efforts de la population muhutu handicapés par une
administration indigène, qui semble vouloir voir le Muhutu rester dans l'indigence et
donc dans l'impossibilité de réclamer l'exercice effectif de ses droits dans son pays.
Nous proposons:
Au sujet de la propriété foncière, il ne faudra pas que les mesures soient prises trop
rapidement, même sur proposition du Conseil du Pays, dont bon nombre des
membres seraient tentés de voir le problème d'une façon unilatérale ou sans tenir
compte des difficultés ou des aspirations concrètes des roturiers de métier.
3° Un Fonds de crédit rural. - Il aurait pour but de promouvoir les initiatives rurales:
agriculture rationnelle et métiers divers. Ce Fonds prêterait au manant qui veut
s'établir comme agriculteur ou comme artisan. Les conditions d'accession à ce
Fonds devraient cependant être telles qu'il soit abordable au Muhutu ordinaire.
5° La liberté d'expression. - L'on a parlé des effets dissolvants d'une certaine Presse
locale, indigène ou européenne ou même métropolitaine, tendant à diviser les races.
Nous pensons quant à nous que certaines exagérations ont pu avoir lieu comme
dans tout journalisme, surtout à l'âge où en sont les pays considérés. Nous croyons
aussi que certaines expressions ont pu blesser certains gens non habitués à être
contrariés pour faire à l'ombre ce qui leur plaît avec les petits et les faibles. Cela a pu
heurter un système à peine sortant de la féodalité. Nous croyons également que
devant la liberté d'expression en Afrique belge et sur les problèmes concrets
concernant les populations, ne datant pas sérieusement de plus de trois ans,
certaines autorités non habituées à la démocratie et qui, peut-être, ne la souhaitaient
guère, se soient émotionnées. Mais nous pensons aussi qu'il ne faut pas, sous
prétexte qu'il ne faut pas "diviser", taire les situations qui existent ou qui tendent à
exister au préjudice d'un grand nombre et pour le monopole abusif en fait d'une
minorité. Nous sommes convaincus que ce n'est pas la Justice belge ni le
Gouvernement belge qui accepteraient une union réalisée sur des cadavres d'une
population qui veut disposer de l'atmosphère et des conditions nécessaires pour
mieux travailler et se développer. Avant de demander la perfection à la presse, ne
faudrait-il pas l'exiger des tribunaux indigènes, de l'administration qui sont de loin
plus importants et qui ne donnent que trop d'occasions aux critiques de la presse?
La liberté bien entendue d'expression n'est-elle pas une des bases d'une vraie
démocratisation?
1° Que lois et coutumes soient codifiées. Il est certain qu'il y a certaines coutumes
qu'on ne peut supprimer d'un trait de plume, mais nous croyons qu'un respect
presque superstitieux du fétiche "coutume" handicape le progrès intégral et solide
des populations. Aussi pour plus de clarté, d'égalité devant la loi, pour moins de
confusion et d'abus, nous demandons que les lois portées par l'Autorité belge et les
coutumes ayant encore vigueur utile, raisonables et non imperméables à la
démocratisation du pays soient recensés en un Code qui pourrait être régulièrement
revisé et modifié suivant le degré d'évolution. Les travaux déjà réalisés par les
savants et les législateurs dans l'une ou l'autre matière, facilitent la rapidité d'un
travail si urgent. Les tribunaux et l'administration indigènes et européens, l'essor de
l'initiative privée en tout domaine ont besoin d'un tel guide. Le brandissement du
glaive de la coutume du pays (umuco w'igihugu) par les intérêts monopolistes, n'est
pas de nature à favoriser la confiance nécessaire, ni à établir la justice et la paix en
face des aspirations actuelles de la population. Il faut recenser et codifier pour se
rendre compte des déficiences réelles et les corriger pour favoriser davantage
l'initiative privée qui se bute souvent aux absolutismes ou aux interprétations locales
dépourvues du sens social.
2° Que soit réalisée effectivement la promotion des Bahutu aux fonctions publiques
(chefferies, sous-chefferies, juges). Et concrètement nous pensons qu'il est temps
que les conseils respectifs ou les contribuables élisent désormais leurs sous-chefs,
chefs, leurs juges. Dans certaines localités jugées encore trop arriérées, le pouvoir
pourrait proposer aux électeurs deux ou trois candidats parmi lesquels ils
choisiraient leur guide.
3° Que les fonctions publiques indigènes puissent avoir une période, passée
laquelle, les gens pourraient élire un autre ou réélire le sortant s'il a donné
satisfaction. Un tel système, sans être raciste, donnerait plus de chances au Muhutu
et ferait leçon aux abus d'un monopole à vie.
Des mesures comme celles que nous proposons nous semblent essentielles si le
Gouvernement veut baser une œuvre à l'avenir et sans favoritisme. Nous pouvons
comprendre que l'on parle de prudence mais nous croyons que l'expérience des
fameux neuf cents ans de la domination tutsi et 56 années de tutelle européenne
suffit largement et qu'attendre risque de compromettre ce que l'on édifie sans ces
bases.
1° Nous voulons que l'enseignement soit particulièrement surveillé. Que l'on soit plus
réaliste et plus moderne en abandonnant la sélection dont on peut constater les
résultats dans le secondaire. Que ce souci soit dès les premières années, de façon
que l'on n'ait pas à choisir parmi presque les seuls Batutsi en cinquième année. Il n'y
a peut-être pas de volonté positive de sélection, mais le fait est plus important et
souvent il est provoqué par l'ensemble de ce système de remorquage dont nous
parlions plus haut. Il faudra que pous éviter la sélection de fait, caeteris aequalibus,
s'il n'y a pas de places suffisantes, l'on se rapporte aux mentions de livrets d'identité
pour respecter les proportions. Non pas qu'il faille tomber dans le défaut contraire en
bantouisant là où l'on a hamitisé. Que les positions sociales actuelles n'influencent
en rien l'admission aux écoles.
2° Que l'octroi des bourses d'études (dont une bonne partie est de provenance des
impôts de la population en grande partie muhutu) soit surveillé par le Gouvernement
tutélaire, de façon que là non plus les Bahutu ne soient le tremplin d'un monopole
qui les tienne éternellement dans une infériorité sociale et politique insupportable.
Quant à l'université du Ruanda, il faudrait ne pas dilapider un budget que l'on dit
déficitaire et monter d'abord l'enseignement professionnel et technique dont le Pays
n'a pratiquement rien, alors que cet enseignement est à la base de l'émancipation
économique. Il ne faut pas seulement obstruer systématiquement l'entrée dans les
universités d'Europe à des candidats triés sur le volet et envisageant des spécialités
immédiatement utiles au pays.
5° Que les foyers sociaux populaires soient instaurés et multipliés à l'adresse des
jeunes femmes et jeunes filles du milieu rural qui, vu les finances réduites, ne
peuvent accéder aux aristocratiques écoles ménagères ou de monitrices. L'équilibre
de l'évolution familiale du pays exige la généralisation de cette éducation de base.
En résumé, nous voulons la promotion intégrale et collective du Muhutu; les
intéressés y travaillent déjà, dans les délais que peuvent leur laisser les corvées
diverses. Mais nous réclamons aussi une action d'en haut positive et plus décidée.
La Belgique a fait beaucoup plus dans ce sens, il faut le reconnaître, mais il ne faut
pas que son humanité s'arrête sur la route. Ce n'est pas que nous veuillions un
piétinement sur place: nous sommes d'accord que le Conseil Supérieur Tutsi puisse
participer progressivement et plus effectivement aux affaires du pays; mais plus
fortement encore, nous réclamons du Gouvernement tutélaire et de l'Administration
tutsi qu'une action plus positive en sans tergiversations soit menée pour
l'émancipation économique et politique du Muhutu de la remorque hamite
traditionnelle.
Les gens ne sont d'ailleurs pas sans s'être rendu compte de l'appui de
l'administration indirecte au monopole tutsi. Aussi pour mieux surveiller ce monopole
de race, nous nous opposons énergiquement, du moins pour le moment, à la
suppression dans les pièces d'identité officielles ou privées des mentions "muhutu",
"mututsi", "mutwa". Leur suppression risque encore davantage la sélection en le
voilant et en empêchant la loi statistique de pouvoir établir la vérité des faits.
Personne n'a dit d'ailleurs que c'est le nom qui ennuie le Muhutu; ce sont les
privilèges d'un monopole favorisé, lequel risque de réduire la majorité de la
population dans une infériorité systématique et une sous-existence imméritée.
C'est une volonté constructive et un sain désir de collaboration qui nous a poussés à
projeter une lumière de plus sur un problème si grave devant les yeux de qui aime
authentiquement ce pays; problème dans lequel les responsabilités de la tutrice
Belgique ne sont que trop engagées. Ce n'est pas du tout en révolutionnaires (dans
le mauvais sens du mot) mais en collaborateurs conscients de notre devoir social
que nous avons tenu à mettre en garde les autorités contre les dangers que
présentera sûrement tôt ou tard le maintien en fait - même simplement d'une façon
négative - d'un monopole raciste sur le Ruanda. Quelques voix du peuple ont déjà
signalé cette anomalie; la résistance passive, encore dans l'attente de l'intervention
du Blanc tuteur, risque de s'approfondir devant les abus d'un monopole qui n'est plus
accepté; qu'elle serve d'ores et déjà d'un signe.
Les autorités voudront donc voir dans cette brève note, en quelque sorte
systématisés, les courants d'idées et les désirs concrets d'un peuple auquel nous
appartenons, avec lequel nous partageons la vie et les refoulements opérés par une
atmosphère tendant à obstruer la voie à une véritable démocratisation du pays;
celle-ci, envisagée par la généreuse Belgique est vivement souhaitée par la
population avide d'une atmosphère politico-sociale viable et favorable à l'initiative et
au travail pour un mieux-être et pour la promotion intégrale et collective du peuple.
Calliopé MULINDAHABI