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Aragon traduisant Pétrarque

En 1946 Aragon présente et traduit cinq sonnets de Pétrarque, dans une édition
préparée à la Fontaine de Vaucluse, avec une eau-forte de Picasso. Ces poèmes seront
repris dans le tome XI de l’œuvre poétique d’Aragon éditée en 1980 par le Livre Club
Diderot.
Dans sa courte introduction Aragon exprime la difficulté, mais aussi la nécessité,
moins de traduire que de recréer un objet poétique dans la langue d’accueil pour laquelle
le « traducteur » ou le poète travaille. Je relève ces quelques phrases :
Langage d'un poète est comme d'un vin, nul ne pourrait dire ce qui en est
l'inestimable, à part ce nom de village qui le distingue de tout autre et malheur veut
que sa saveur se perde, non du breuvage mais de la chanson, si elle passe d'une
langue à l'autre ; et – Keats ou Pouchkine – sont à l'oreille française inimitables
ceux-là qui portèrent le trille de leur chant plus profond dans la nuit sensible de leur
patrie.
Traduire n'est rien, vain remue-ménage : l'inimitable même, il faut l'imiter. Si peu
qu'on le puisse et qui sait ? comme l'ombre sur le mur, amplifiant les gestes de
l'homme, tant pis qu'il n'y ait que la marionnette du chanteur, elle vaut mieux que sa
photographie. L'inexactitude, l'interprétation, l’à-peu-près, tout ce qui sera reproché
au copiste, importe moins que ce ton de voix essayé, retrouvé peut-être. On ne
manquera point d'observer que de l'original n'est passée que la grimace : éloge
inespéré, car seule peut grimacer la vie.

Aragon évoque, au sujet du poète italien, la densité d’une expression, « sur


elle-même refermée, ramassée, dans si peu de mots qu'on s'y perd ; et la langue française
forcée à faire tenir dans le décasyllabe ou l'alexandrin tant de pensées à qui l'italien
confère, grâce à l'apostrophe elliptique, l'élision des voyelles, l'abus du monosyllabe, une
aisance jamais retrouvée. »
Précautions prises, sans doute, pour capter la bienveillance du lecteur.
Et à la fin du troisième paragraphe, comme on va l’entendre, Elsa devient la
nouvelle Laure, allusivement désignée dans la dernière image du texte ; quoique le poète
du Fou d’Elsa n’ait pas traduit la pièce 311 « Quel rosignuol che si soave piange » -« Ce
rossignol suavement qui se lamente », c’est pourtant à ce chanteur qu’il pense, comme à
lui-même : « et je ne sais plus rien que ce rossignol et Laure, qui dans le langage de mon
cœur à moi n'a point le doux nom de l'air vauclusien mais d'une autre brise lointaine qui
vient, de l'orient où la nuit se brisa, rimer à l'incendie des blés l'or des colzas. »
Ce n’est pas la première fois que Laure est devenue une figure d’Elsa, à moins
que ce ne soit l’inverse. Vers la fin du Roman inachevé un poème qui lui est dédié est
précédé d’une épigraphe tirée du premier quatrain du sonnet 267 du Canzoniere : « Oimè
il bel viso, oimè il soave sguardo/ Oimè il leggiadro portamento altero/ Oimè il
parlar… » (que l’on peut ainsi traduire : « Hélas le beau visage, hélas l’exquis regard/
Hélas le port altier façonné par la grâce/ Las le parler…). Ce sonnet exprimait le chagrin
de la perte de Laure, emportée en 1348 par une épidémie de peste. Un certain jour ou une
certaine nuit de 1938, Aragon avait craint pour la vie même d’Elsa, alitée par une
maladie, et par une fusionnelle sympathie pour la sienne propre. Tel est l’argument du
poème sans titre.
L’autre raison, moins intime sinon moins littéraire, qui conduit Aragon vers la
traduction de Pétrarque s’aperçoit à travers son éloge du sonnet, paru dans Les Lettres
françaises, n°506 (du 4 mars 1954), recueilli ensuite dans Journal d’une Poésie
nationale.
Cette page fameuse évoque les effets induits par la structure même de la forme.
J’en détache ces paragraphes qui la caractérisent comme une « machine à penser » :

Une machine à penser. Il est de convention que les quatrains y soient comme les
deux miroirs d’une même image, ou miroirs l’un de l’autre, une sorte de dilemme
dans lequel est le poète enfermé. Ou paraît enfermé. Tout part de cette image, c’est-
à-dire de ce lien aperçu entre deux objets, qui semble inquiétant au poète, inexpliqué
encore, enfin la cause de ce frisson poétique donné par certains mots qui font rêver
et écrire.
C’est pourquoi les rimes ici (j’entends dans les quatrains) sont comme les murs du
poème, l’écho qui parle à l’écho, deux fois se réfléchit, et on n’en croirait pas sortir,
la même sonorité embrasse par deux fois les quatrains, de telle sorte que le
quatrième et le cinquième vers sont liés d’une même rime, qui rend indivisibles ces
deux équilibres. La précision de la pensée ici doit justifier les rimes choisies, leur
donner leur caractère de nécessité. De cette pensée musicalement prisonnière on
s’évadera, dans les tercets, en renonçant à ce jeu pour des rimes nouvelles : et c’est
ici la beauté sévère des deux vers rimant (selon la disposition marotique française),
qui se suivent immédiatement, pour laisser le troisième vers sur la rime impaire
demeurée en l’air, sans réponse jusqu’à la fin du sonnet, comme une musique
errante...
Car le tercet, au contraire du quatrain fermé, verrouillé dans ses rimes, semble rester
ouvert, amorçant le rêve. Et lui répond, semblable, le second tercet, du roulement
répété de deux vers rimés d’une rime nouvelle, indépendante, balançant le distique
inaugural du premier tercet, tandis que le vers impair, le troisième (qui, à ne
considérer que ce seul tercet, ferait comme un doigt levé) rimant avec son
homologue, est comme la résolution de l’accord inachevé ; mais du fait de sa
position même, le sonnet pourtant refermé, il laissera l’esprit maître de poursuivre
l’image et la rêverie.
C’est ainsi, au corset étroit des quatrains dont la rime est au départ donnée, que
s’oppose cette évasion de l’esprit, cette liberté raisonnable du rêve, des tercets.

L’ouvrage – ce Journal d’une poésie nationale, publié quelques années après


une guerre qui avait mis en péril, à travers les poètes, la poésie elle-même – proposait une
anthologie de sonnets françois du XVIe siècle ou du début du XVIIe, élaborée sans doute
à partir d’un ouvrage antérieur de Maurice Allem, un recueil de « Sonnets du XVIe
siècle », ainsi que de l’anthologie des Poètes du XVIe siècle de la collection La Pléiade, à
laquelle était d’ailleurs reproché un choix trop restreint d’auteurs. Les noms qu’Aragon
propose sont les suivants, dans l’ordre alphabétique : Agrippa d’Aubigné, Joachim du
Bellay, Pierre de Brach, Jacques Béreau, Etienne de la Boëtie, Jean-Baptiste Chassignet,
Etienne Jodelle, Jacques Grévin, Antoine (ou André) Mage, Olivier de Magny, Jean
Passerat, Pierre de Ronsard, Guillaume de Sable, Jean de la Taille. Remarquons que
malgré son « invention » des deux vers rimant au début des tercets, Marot n’a pas été
sollicité. C’est que les rares sonnets qu’il a composés sont restés longtemps manuscrits ou
ont été publiés sous l’appellation d’« épigrammes » (Jacques Roubaud raconte leur
histoire au début de son anthologie) ou ont été disqualifiés en tant que sonnets
« français » parce qu’ils étaient des traductions de Pétrarque.
Dans une note de bas de page, Aragon glosait ce qu’il venait d’appeler « la
disposition marotique française » en affirmant qu’elle est plus « populaire », parce que
moins raffinée pour l’oreille que l’arrangement pétrarquien des tercets (« faits sur trois
rimes disposées de telle façon que rien ne rime dans un même tercet et qu’il faille donc
attendre trois vers pour l’écho de la rime. »)
Enfin, pour prouver la vitalité de la forme à l’époque contemporaine, Aragon
publiait des sonnets de Guillevic, François Monod, Paul Meier, Catherine Kany,
Madeleine Riffaud, André Valio-Cavaglione, Henri Max, Pierre Hervieux, Jean Laroche,
Paul Jamati, Raymond Queneau, Henri Callat, Jean-Jacques Robert, poètes et/ou lecteurs
fidèles ou familiers des « Lettres françaises ».
Qu’il ait écrit des sonnets personnels, ou n’en ait pas écrit, le poète pouvait
parler en connaisseur de cette forme fixe puisqu’il avait au moins pu en mesurer les
rigueurs dans son effort de traduction de Pétrarque, une petite dizaine d’années
auparavant.
Pourquoi Pétrarque, d’ailleurs? Pourquoi pas Dante, dont le nom se rencontre
plusieurs fois sous sa plume ? Outre son séjour avec Elsa dans le Vaucluse – lequel
inspire partiellement le poème « Prose du bonheur et d’Elsa » parmi les derniers recueillis
dans Le Roman inachevé – le fait est que c’est Pétrarque – ou plutôt le pétrarquisme,
deux siècles après la mort du grand « canzoniériste » – qui a popularisé d’abord en Italie,
puis répandu dans toute l’Europe la mode du sonnet, au point de faire oublier, à nos
auteurs français, et même parfois aux historiens de notre littérature l’origine italienne –
et, plus exactement, sicilienne – de cette forme. La « défense du sonnet » par Aragon
valait bien une « illustration » sinon tout à fait personnelle du moins portant, via une
traduction souvent libre, comme on va le voir, l’empreinte de sa personnalité.
La définition même du sonnet comme un système de rimes impliquait de la part
du poète, lui-même enclin à cette pratique, une traduction rimée, respectant (en des
phonèmes évidemment différents de l’original) la disposition pétrarquienne d’origine.
Les cinq sonnets choisis, numérotés 1, 102, 176, 187 et 283 (sur le total des 366 poèmes
que comporte le Canzoniere – lesquels ne sont pas uniquement des sonnets quoique ceux-
ci dominent, mais aussi des « chansons », des « madrigaux », des « sextines »…), ces
sonnets comportent basiquement, si je puis dire, la répétition ABBA des deux quatrains et
deux variantes dans les tercets. Le type le plus fréquent repose sur une reprise CDE CDE,
qui ne ramène la rime qu’après deux vers intercalaires. Il y a là trois rimes pour six vers,
tandis que les quatrains n’ont que deux rimes pour huit vers : la résolution dialectique du
sonnet « machine à penser » repose donc sur un certain dynamisme produit par les trois
rimes supplémentaires apparues dans les tercets. On peut dire qu’Aragon respecte cette
disposition, sauf pour le sonnet 187 dont les rimes de tercets, en italien de type CDE sont
ramenées à deux, sur le modèle CDC CDC, où la troisième rime apparue dans le sonnet
[C] domine la quatrième [D]. La traduction du sonnet 102 respecte en revanche ce
deuxième type [CDC] quelquefois utilisé par Pétrarque, mais moins souvent que le
premier.
Si les traductions d’Aragon sont donc de vrais sonnets et fidèles (aux 4/5e) par
rapport aux dispositifs originaux, cela ne va pas sans quelques altérations du point de vue
sémantique. Notre expérience en la matière tend à nous démontrer que l’on ne peut à la
fois conserver l’intégralité d’un système de rimes et la totalité du sens auquel notre
compréhension donne accès. Pour avoir choisi la première, Aragon a dû « adapter », ou
« imiter » (ce sont ses propres termes) les sonnets sur lesquels il a travaillé. Ce constat
n’empêche pas de reconnaître la séduction des « belles infidèles » comme on a pris
coutume de désigner métaphoriquement certaines traductions. En italien on aime jouer
sur la paronomase « Traduttore/ traditore ». Mais une trahison peut être inventive. C’est
ce que nous allons maintenant observer, en comparant le texte d’Aragon avec l’original
dont il s’inspire et avec, parfois, une traduction plus littérale et moins soucieuse de rimer.

Ces traductions portent un titre, ce qui n’est pas le cas, ce qui n’est pas l’esprit,
du recueil original où les pièces sont simplement numérotées ; Aragon a pu avoir recours
à une édition anthologique, dans laquelle les titres apparaissent comme des résumés
d’arguments ; nous ne croyons pas utile de les commenter, puisqu’ils ne sont pas de
l’initiative de Pétrarque. Remarquons en second lieu qu’Aragon laisse ses traductions
sans ponctuation, comme il fait souvent dans ses propres poèmes.

SONNET 1 (traduit en décasyllabes)

Vous qui surprenez dans mes vers le bruit


De ces soupirs dont j'ai nourri mon cœur
Dans ma première et juvénile erreur
Quand j'étais homme autre que je ne suis

Aux tons divers dont je plains mes ennuis


Suivant l'espoir vain la vaine douleur
Si l'un comprend l'amour par son malheur
J'attends pitié non point pardon de lui

Mais je vois bien comme je fus la fable


Du peuple entier longtemps et le tourment
Au fond de moi de la honte m'en ronge

Jours égarés j'en garde seuls durables


Ce repentir et clair entendement
Tout ce qui plaît au monde n'est qu'un songe
« Voi ch'ascoltate in rime sparse il suono » (Vous qui écoutez à mes rimes
éparses le son…) devient : « Vous qui surprenez dans mes vers le bruit », comme si
l’intention du lecteur-auditeur était de découvrir une manifestation en partie tenue secrète
par l’auteur.
« Ove sia chi per prova intenda amore » (« Si quelqu’un, si l’un de vous, connaît
– ou entend, comprend – l’amour par son – ou ses – épreuves) est traduit, plus
radicalement, par « Si l’un comprend l’amour par son malheur », ce qui noircit un peu le
trait du poète, mais reste admissible dans la tonalité de cette pièce inaugurale dont le
dernier vers, version Aragon, résume adéquatement la leçon d’ensemble : « Tout ce qui
plaît au monde n’est qu’un songe. »
« Del vario stile in ch’io piango e ragiono » (« Pour ce style changeant où je
pleure et raisonne ») laisse supposer une alternance de chagrin et de « retour au calme » –
à la « raison » ! – qu’Aragon ne conserve pas : « Aux tons divers dont je plains mes
ennuis », écrit-il.
Plus loin, la transposition, ici presque littérale de « al popol tutto/ Favola fui
gran tempo » en « je fus la fable / Du peuple entier longtemps » paraît gênante en français
moderne, où l’acception politique du mot « peuple » surcharge l’idée que le poète,
amoureux malheureux, heurte autour de lui l’opinion des simples gens, du « populaire »
étranger à ce raffinement sentimental. On a pu tenter de traduire ainsi :
« Mais maintenant je sais quelle risée je fus/ Et pendant si longtemps et au
regard de tous// De quoi souvent même en moi-même je rougis » – ce troisième vers du
premier tercet reprenant presque mot à mot l’italien : « Di me medesmo meco mi
vergogno ». Mais la version d’Aragon, sur ce dernier point est plaisante : « et le
tourment / Au fond de moi de la honte m’en ronge ».
Je serais tenté de dire que dans une traduction tout gain est compensé par une
perte, et réciproquement.

Examinons le poème 102, également traduit en décasyllabes :

Lorsque César reçoit de Ptolémée


Le don funèbre et la tête du mort
Cachant sa joie et jouant le remords
Pleure ses yeux comme une bien-aimée

Et qu’Annibal sur l’empire en fumée


A grand douleur soi-même remémore
Pour enfouir le chagrin qui le mord
Lui prend fou rire aux larmes de l’armée

Advient ainsi que notre âme chacune


Sa passion d’un contraire cachant
Donne à ses traits figure blonde ou brune
C’est la raison de mon rire et mes chants
Je n’en fais mais qui n’ai manière qu’une
Dissimuler le malheur me touchant

Les transformations ici sont très importantes : le nom de Ptolémée est une glose
pour « le traître d’Egypte » (on sait que le frère de Cléopâtre, Ptolémée XIII, roi
d’Egypte, avait fait assassiner Pompée pour s’attirer les faveurs de César : « il lui fit, dit
le texte italien, le don de la tête honorée »). Quoique le vers 3 soit acceptable pour le
sens, mais déjà surdéterminé : « Cachant sa joie et jouant le remords » pour « cachant son
évidente joie », le vers 4 offre un contresens manifeste :
« Pleure ses yeux comme une bien-aimée », au lieu de « Pleura ouvertement –
i.e. « per gli occhi fuor », aux yeux de tous – comme il est écrit », ce dernier membre de
phrase faisant allusion à un écrivain antique, en l’occurrence Lucain, dont Pétrarque
admirait La Pharsale, cette épopée que le poète du XIVe siècle a tenté d’imiter avec son
Africa. C’est non sans dommage qu’une telle allusion, si discrète qu’elle soit, est
gommée. « Comme une bien-aimée », version d’Aragon, est une figure totalement
absente du texte italien.
La suite est également assez différente de l’italien, lequel dit à peu près :
« Et Hannibal, voyant à son empire affligé
la fortune lui être si contraire
rit parmi ses gens attristés et en larmes
pour « isfogare », faire sortir – exprimer, épancher – son fier dépit »
mais la version Aragon joue alors sur de belles trouvailles : « l’empire (parti) en
fumée », « Lui prend fou rire aux larmes de l’armée. » L’avant-dernier vers n’est pas
immédiatement compréhensible : « Je n’en fais mais qui n’ai manière qu’une » avec cet
usage archaïque de « mais », emprunté à la locution verbale figée « je n’en peux mais ».
L’italien dit : « Je le fais (i.e. je ris quand il y a lieu de pleurer) parce que je n’ai que cette
voie pour dissimuler mes pleurs remplis d’angoisse ».

SONNET 176 (en décasyllabes)

Le titre choisi situe les circonstances évoquées par le poème : QUE PASSANT
PAR LA FORÊT D'ARDENNE A SON REVENIR DE COLOGNE IL N'AVAIT
CRAINTE ET PRENAIT GRAND PLAISIR PENSANT D'ELLE

Dans ces forêts hostiles et sauvages


A grand risque vont les hommes armés
Moi j'y vais sûr que peut seul alarmer
L'amour soleil qui me perce et ravage
Et vais chantant Ô pensers miens non sages
Celle qu'un ciel ne me saurait damer
Mes yeux la voient entre dames mimées
Au vrai qui sont arbres de ce boisage

Ce m'est l'ouïr ouïssant bruire l'aure


En la ramure Et les oiseaux Et l'eau
Murmurant fuir à travers l'herbe verte

Aucun désert aucun silence encore


Qui m'ait tant plu que l'ombre qui m'enclôt
Sauf que mon soleil m'y parvient à perte

Comparons avec une autre version plus littérale :

Dans le profond des bois redoutés et sauvages


Où vont à leur péril les hommes sous les armes,
Je m’avance sans peur, car seul peut m’effrayer
Le soleil dont les traits portent l’amour vivant.

Aussi je vais chantant, sans souci de prudence,


Celle dont le destin ne pourra m’éloigner;
Car elle emplit mes yeux, il me semble la voir
En un cercle d’amies, qui sont hêtres et pins.

Je crois l’entendre au bruit des branches dans le vent,


Aux soupirs du feuillage, aux plaintes des oiseaux,
Au murmure de l’eau glissant dans l’herbe verte.

Rarement un silence, un solitaire effroi,


D’une ombreuse forêt ne m’aurait autant plu,
Si je n’eusse par trop perdu de mon soleil.

Ce qui nous paraît le plus critiquable dans la version d’Aragon, ce sont les vers
6, 7 et 8 du 2e quatrain : « Celle qu’un ciel ne me saurait damer » (jeu de mots, certes,
avec « dames », mais la passion amoureuse n’est-elle pas amoindrie si le ciel se met à
« jouer » aux échecs ou aux « dames » ?) ; les « dames mimées » et les « arbres de ce
boisage » sont ensuite d’étranges formules qui discréditent le naturel des hallucinations
visuelles ou auditives que le poète éprouve en pensant aux « vifs rayons d’amour » du
« soleil » laissé à Vaucluse. Aragon a notamment fait disparaître les « hêtres et pins » ou
les « hêtres et sapins » dans l’abstraction des « arbres de ce boisage ».
En revanche, quoique précieuse et archaïsante – à cause du verbe « ouïr » et de
« l’aure », vieux mot pour désigner un vent léger, une brise – l’expression du vers 9
(premier des tercets) est une réussite qui insère le nom de l’aimée dans le corps de la
nature et se contente (presque) d’une traduction mot à mot :
« Ce m’est l’ouïr ouïssant bruire l’aure
En la ramure Et les oiseaux Et l’eau
Murmurant fuir à travers l’herbe verte »

SONNET 187

Jouxt Alexandre à la fameuse tombe


Du fier Achille en soupirant s’écrie
O bienheureux qui la si claire trompe
Trouvas qui t’ait si hautement décrit

Mais cette pure et candide colombe


A qui ne sais si paire au monde ai vu
Mon style frêle à sa gloire succombe
Ainsi chacun du sort reçoit son dû

Digne à la fois d’un Homère et d’Orphée


Ou du berger qu’encor Mantoue honore
Allant toujours d’elle seule coiffé

Etoile infirme et sa marraine fée


Commise à tel qui l’encense et l’adore
L’enfantas-tu pour ma voix étouffée

Cette traduction comporte plusieurs difficultés : d’abord l’archaïsme « jouxt »,


alors que l’italien « giunto » signifie « arrivé ». Ensuite le mot à mot du vers 6 « A qui ne
sais si paire au monde ai vu » bute sur le sens de « paire » là où nous devrions
comprendre « pareille ». Les vers 7 et 8 induisent des faux sens : certes le style du poète
italien n’est pas à la hauteur de son objet ( selon cette proclamation d’humilité qui prend
place parmi les figures codées de la rhétorique amoureuse), mais le mot « gloire » n’est
pas dans le texte, et c’est le « sort » qui accable l’aimée, digne d’être chantée par un
meilleur poète et non Pétrarque lui-même, comme le laisse supposer cette version. Enfin
l’expression « Allant toujours d’elle seule coiffé », trop familière et nécessitant elle-
même un décodage, a l’inconvénient de présenter comme possible au présent ce qui n’est
dans l’original qu’une hypothèse liée à un passé révolu (irréalisée tout autant
qu’irréalisable).
Néanmoins le 2e tercet, d’allure très nervalienne, est assez fascinant.

Avant de conclure, je parlerai encore du dernier sonnet qu’Aragon ait traduit, et


ce coup-ci en alexandrins.

SONNET 283

Tu as décoloré Mort le plus beau visage


Eteint les plus beaux yeux que l’on ait jamais vus
L’esprit le plus ouvert à l’ardente vertu
Séparé du plus bel et subtil assemblage

En un moment tu m’as ôté tout mon bagage


Imposé le silence à ce chant qui s’est tu
Jamais plus entendu et que m’infliges-tu
Ce que je vois me tue et que j’entends m’outrage

Il arrive parfois que pour me consoler


Ma dame m’apparaisse où pitié la ramène
Je n’ai dans cette vie aucun autre secours

Ah si des mots qu’elle a la lumière inhumaine


Je pouvais la redire en seraient aveuglés
Non pas l’homme d’amour mais le tigre mais l’ours

C’est une traduction globalement satisfaisante, sauf dans les vers 6 et 7 où la


même idée semble exprimée deux fois : « ce chant qui s’est tu/ Jamais plus entendu » ;
« et que m’infliges-tu » est une invention de l’« adaptateur », quand il faudrait lire : « à
moi rempli de plaintes/ tout m’est ennui, quoi que je voie ou que j’écoute ».
Pour clore ces observations, l’apparition finale de Laure, dans les rêves de
l’Amant que désole sa mort, se manifeste à la fois par une vision et par des mots
consolants à l’égard de celui qui doit continuer à vivre. Aragon attribue seulement aux
mots prononcés par l’Aimée une « lumière inhumaine ». La version de Pierre Blanc est
ici plus accessible :
« Et si comme elle parle, et comme resplendit,
Je pouvais dire, j’embraserais d’amour,
Je ne dis un cœur d’homme, mais de tigre ou bien d’ours. »

En traduisant Pétrarque, Aragon a été traversé d’intuitions géniales, mais il n’a


pas approfondi certaines subtilités du texte – ou ne les a pas perçues – et s’est permis des
approximations et des facilités qui révèlent le caractère « amateur » (d’ailleurs au noble
sens du mot !) de son entreprise. Il devait bien ressentir lui-même les insuffisances de sa
recherche puisqu’il n’a pas persisté dans cette voie. Cependant nous croyons que sa
découverte du poète italien a été déterminante dans son propre lyrisme : l’amour sublimé
de Pétrarque pour Laure devenant figure d’autorité aux yeux de qui idéalisait Elsa.
André Ughetto
Université du Sud Toulon Var

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