Danielle Cohen-Levinas - Levinas-Derrida - Lire Ensemble-Hermann (2015)

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Levinas-Derrida : lire ensemble

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Collection « Rue de la Sorbonne »,
fondée et dirigée par Danielle Cohen-Levinas

Ouvrage publié avec le concours


du Centre national du livre

www.editions-hermann.fr

ISBN : 978 2 7056 7083 2


© 2015, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris
Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait
illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas
­strictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Levinas-Derrida : lire ensemble

Textes réunis et présentés


par Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon

Depuis 1876

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Avant-propos

par Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon

« Lire ensemble » : cela devrait s’entendre en plus d’un sens,


au fil croisé d’au moins quatre lectures. La première et la seconde
sont la double attention, explicite ou plus secrète, que Derrida
et Levinas ont accordée, chacun, à leurs œuvres respectives ‒ et
à l’effet de celles-ci sur leur cheminement propre. Pour l’un
comme pour l’autre, la question reste ouverte, en effet, de savoir
comment et jusqu’à quel point le dialogue qui les rassemble a
scandé leur parcours. Faut-il penser, par exemple que « Violence
et métaphysique 1 », l’article que Derrida consacre, dès 1964, à
Totalité et infini (dont il est à ce titre l’un des premiers lecteurs
à mesurer l’importance) a été déterminant dans l’impulsion qui
conduisit Levinas à l’écriture de Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence ? Est-il légitime, en d’autres termes, de reconnaître
dans ce second livre une « réponse » aux critiques admiratives
que comportait cet article ? La question n’a pas fini de diviser.
Tout comme reste controversée celle de savoir ce que doit à
l’éthique levinassienne l’« éthique hyperbolique » que Derrida
met en place dans les travaux consacrés aux questions de respon-
sabilité qui firent à l’EHESS la matière de son enseignement
durant les dernières années de sa vie : l’hospitalité, le secret,
le témoignage, le pardon, la peine de mort, etc. ? S’il est vrai
que s’y engageait, à chaque fois, la possibilité d’une injonction
éthique adressée, de façon première et principielle, à la politique,
comment décider, à même cet appel responsable, s’il s’y jouait

1. Cf. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence,


Paris, Le Seuil, 1967.

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6 Levinas-Derrida : lire ensemble

ou non un « héritage » de la pensée de Levinas ? Quoi qu’il en


soit de la réponse à cette question, on se souviendra à tout le
moins que, au moment de lui rendre hommage, un an après
sa disparition, c’est cette articulation que saluait et discutait
l’auteur de Adieu à Levinas 2.
Derrida et Levinas, donc, se sont écoutés l’un l’autre ‒ et
cela fait déjà deux lectures. Mais il est encore une troisième
façon d’entendre ce qui les associe. À chaque moment de son
histoire, la philosophie rassemble des penseurs autour d’une (ou
de plusieurs) œuvre(s) singulière(s) à laquelle ils se confrontent
communément. Ils forment alors autour d’elle ‒ et parfois contre
elle ‒ la constellation de ses lecteurs, dans la conviction, partagée,
qu’aucun pas ne saurait être accompli hors cette confrontation.
Pour Derrida comme pour Levinas, outre la phénoménologie
husserlienne, une œuvre s’est imposée plus qu’aucune autre : Être
et temps de Heidegger qu’ils n’ont cessé de lire et relire, sinon
« ensemble », du moins en écho l’un de l’autre. Entre les deux,
ce furent alors les paroles, les pensées, les pages d’une œuvre
tierce qui créèrent le lien. S’il y eut dialogue, c’est aussi par leurs
lectures croisées de cette œuvre qu’il se fit, au lieu même où
celles-ci divergeaient, s’interpellaient et se répondaient. Maints
exemples le confirmeraient, mais aucun n’est plus significatif
que la façon, à la fois conjointe et séparée, dont l’un et l’autre
poursuivirent (et se suivirent dans) une méditation tendue de
« l’être-pour-la mort » heideggerien. Il reste que Heidegger n’est
pas le centre unique d’une constellation, elle-même unique, où
la lecture de Derrida et celle Levinas se rejoignent. À celle-ci,
bien d’autres pourraient être ajoutées, à commencer par celles
qui auraient pour foyer les récits de Blanchot ou les poésies de
Celan.
On a parlé plus haut de quatre lectures. La dernière est celle
qui préside doublement à l’organisation de ce volume. Il ne s’agit
plus de ce que Derrida et Levinas ont lu ensemble ni du temps
et de l’attention, si rares, qu’ils se sont accordés respectivement,

2. Cf. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997.

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Avant-propos 7

mais de la façon dont nous les lisons ensemble ‒ c’est-à-dire à


la fois l’un et l’autre et à plusieurs. Ils sont, à eux deux (voilà le
constat), pour plus d’une voix, le foyer (uni et divisé) de leur
constellation commune. C’est ainsi que quelques-unes de ces voix
se sont réunies dans le présent volume, avec le souci d’explorer
jusqu’à quel point (et en quels lieux précisément) leur lecture
de l’un était indissociable de celle de l’autre.
De cette indissociabilité des voix émerge dans les textes
réunis dans ce volume un double geste, qui souligne la dimen-
sion éthico-politique du lire-ensemble Levinas et Derrida. Tout
d’abord, le geste qui consiste à souligner le déplacement de
la question de l’être vers la question de l’autre, puis celui qui
contraint de dédire ce qui a été dit, de reformuler le dire, tout
en prenant acte qu’il nous faudra toujours et incessamment
répéter cette opération, car l’autre restera toujours ce qui ne
peut être dit. À supposer que ces voix se soient risquées, chacune
singulièrement, à tenir le fil d’une pensée, elles savaient que
ce fil ne conduisait pas autrement qu’en méditant la pensée
de l’un et celle de l’autre, au lieu où elles se rencontraient
(ou non) indissociablement. La parole est également donnée
à des jeunes chercheurs 3 pour qui « lire ensemble » ces deux
œuvres est devenue aujourd’hui une nécessité philosophique
permettant de prendre toute la mesure du devenir de la post
phénoménologie française.

3. Elise Lamy-Rested et Stanislas Jullien.

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Ils nous auront obligés.
En guise d’introduction

par Danielle Cohen-Levinas

En soulignant l’ importance primordiale


des questions posées par Derrida,
nous avons voulu dire le plaisir
d’un contact au cœur d’un chiasme.
Emmanuel Levinas, Derrida, « Tout autrement »,
Noms propres

Chaque fois que je lis ou relis


Emmanuel Levinas, je suis ébloui
de gratitude et d’admiration.
Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas

Il y eut chiasme en effet entre les deux penseurs. Chiasme,


c’est-à-dire, rencontre, gratitude et admiration. Il y eut chiasme
et il y eut plus qu’un chiasme. Une sorte de philia hyperbolique
qui ne transitait pas nécessairement par des échanges de vive
voix, mais par les livres, d’abord ; les livres, surtout, tout ce
qui sous un nom parvient jusqu’à un autre nom. C’est donc
d’un livre de Levinas parvenu jusqu’à Derrida et d’un texte
en retour de Derrida parvenu jusqu’à Levinas que je parlerai.
Comme s’il s’agissait – et c’est sans doute le cas – de soumettre
l’idiome de l’un à l’idiome de l’autre, d’entendre la prévalence
et l’interpellation par l’autre comme deux modalités de pensée,
remettant en question, tout autrement, le rapport à l’éthique.
Oserait-on affirmer que la question de l’éthique ne s’annonce
ici par aucune majuscule, cela n’a rien fondamentalement de
nouveau, si ce n’est pour attester que chez les deux philosophes,

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10 Levinas-Derrida : lire ensemble

c’est l’expérience du caractère indécidable du sens unique ou


univoque d’un signe, portée par la responsabilité à l’appel
d’autrui, qui définit la structure même de l’extériorité comme
telle. Le soupçon ici émis est celui de la philosophie grecque, et
c’est encore du côté de cette philosophie que Derrida n’hésitera
pas à formuler à l’encontre de Levinas l’objection la plus radicale
dont on ne saurait mésestimer l’ampleur, puisqu’elle concerne
prioritairement la catégorie d’altérité, dans son opposition au
logos en tant qu’identité de la signification. Je m’empresse
d’ajouter que le mot « objection » n’est pas de Derrida, qui
l’aurait trouvé sans doute un peu trop appuyé. Pour lui, sa
lecture et son interprétation des textes de Levinas ne relèvent
pas d’une catégorie critique qui tend à creuser le différend ou le
refus d’y adhérer. Bien au contraire, il y eut de toute évidence
chiasme, donc, toucher.
Si nous devons parler d’amitié philosophique entre Derrida
et Levinas, ‒ et c’est ce dont je veux témoigner ici ‒ il faut
commencer par rappeler que la véritable rencontre ne fut
déclenchée par rien de moins que l’exhortation à se délier de
la figure emblématique de Parménide, ce dernier ne repré-
sentant pas seulement une époque déterminée de l’histoire
de la philosophie, mais aussi l’esprit et la lettre même de la
rationalité occidentale, restant égale à elle-même de « Ionie à
Iéna » ‒ pour reprendre l’expression de Rosenzweig. Ce retour
critique à Parménide, Levinas l’exprime à la fin de Totalité et
Infini : « L’être se produit comme multiple et comme scindé en
même et autre. C’est sa structure ultime. Il est société et, par
là, il est temps. Nous sortons ainsi de la philosophie de l’être
parménidien 1. »
L’admirable commentaire de Derrida ne tardera pas à suivre,
qui voit en Levinas, non seulement l’une des pensées les plus
essentielles et les plus fortes de la seconde moitié du xxe siècle,
au sein de laquelle la sienne trouvera un ancrage et un déploie-
ment particulièrement significatif dès le début des années

1. Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 247.

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Ils nous auront obligés. En guise d’introduction 11

1990, mais aussi une critique remarquable et sans précédent


des raisons pour lesquelles, en se définissant dans l’horizon
de la totalité et de l’unité de l’être, la vérité se serait à jamais
fermé l’accès à l’irruption de l’altérité, du face à face comme
expérience humaine par excellence. Le destin exemplaire de
cette expérience n’aura jamais été appréhendé ou sauvegardé
dans son autonomie positive, mais plutôt enseveli dans la
figure relative du signe réduit au même, contraint à une forme
d’oblitération, et par conséquent, soumis dès l’origine à divers
régimes et registres de violence.
Quelle est cette exhortation à rompre avec Parménide, à
commettre ce que Derrida appelle un « deuxième parricide 2 » ?

Il faut tuer le père grec qui nous tient encore sous sa loi, écrit Derrida,
ce à quoi un Grec ‒ Platon ‒ n’a jamais pu sin­cè­rement se résoudre, le
différant en un meurtre hallucinatoire. Hallucination dans l’hallucination
déjà de la parole. Mais ce qu’un Grec, ici, n’a pu faire, un non-Grec le
réussira-t-il autrement qu’en se déguisant en Grec, en parlant grec, en
feignant de parler grec pour approcher le roi ? Et comme il s’agit de tuer
une parole, saura-t-on jamais qui est la dernière victime de cette feinte ?
Peut-on feindre de parler un langage 3 ?

On ne saurait mieux décrire les battements, écarts et inter-


valles de la langue levinassienne à l’approche de ce que Derrida
appelle « une tout autre question 4 ». Levinas a constamment
cherché à dire et dédire en grec des principes que la Grèce
ignorait. Il fut évident pour Derrida, si vif fut le tourment de
Levinas avec le logos grec, que le projet de ce dernier ne fut pas
de s’en débarrasser en lui opposant la source judéo-chrétienne,
mais de mettre en défection l’unité close du « je » ; de la rendre,
dès le commencement, déjà deux, sans compter le moment où
le tiers fait son apparition ; de faire en sorte que le « je » s’ouvre
au « plus d’un » cher à Derrida, au « multiple » de Jean-Luc

2. L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, p. 133.


3. Id., p. 133.
4. Marges, de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 207.

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12 Levinas-Derrida : lire ensemble

Nancy. En définitive, « ni juif ni grec », mais bien plutôt, « et


juif et grec » : Athènes et Jérusalem. On ne se débarrasse pas du
logos par simple déclaration d’intention. Derrida ne se contente
pas de lire et d’interpréter Levinas avec générosité et sévérité.
Il affirme, dans le mouvement même de sa lecture, l’urgence
d’une philosophie caractérisée par le refus de toute téléologie
ou accomplissement final de la promesse.
L’étonnant de la pensée de Levinas, sa « merveille » pour
reprendre un mot du philosophe, c’est qu’elle représente une
chance pour la philosophie que Derrida ne manqua pas de
saisir au passage, en s’interrogeant sur le bien-fondé d’une telle
nécessité, qui consiste à revenir à la conceptualité du logos grec
pour la retourner contre elle-même, pour y déceler une sortie
possible de la violence, de l’imposition de l’être comme étant.
Édité trois ans après Totalité et Infini, « Violence et métaphy-
sique » de Jacques Derrida fut la première grande étude consacrée
à la pensée d’Emmanuel Levinas. Elle eut ‒ il m’importe de le
souligner, bien que d’aucuns soutiennent la thèse strictement
opposée ‒ une portée décisive quant à la réception de l’œuvre de
Levinas lui-même. Les lecteurs de Derrida et de Levinas savent
combien « Violence et métaphysique » ‒ qui à bien des égards
peut être considéré comme une sorte de plaidoyer pour le logos,
un des plus puissants qui fut écrit à cette période ‒ permit de
comprendre la signification aporétique du dérangement d’une
langue par une autre, la manière dont le logos subit de l’inté-
rieur, et au nom de la structure éthique de la subjectivité, une
succession d’interruptions ‒ la diachronie même du temps et
de la temporalisation du face à face. Il y aurait une différence
encore plus impensée que la différence entre l’être et l’étant, et
celle-ci serait le mouvement sans retour vers une altérité rendant
possible la destruction de l’institution du moi.
Bien que ce texte mit en évidence, le jeu des contradictions
d’une pensée radicalement novatrice, il permit surtout de mesurer
l’ampleur que le mot violence revêt chez Levinas, son équivocité
troublante que Levinas lui-même ne laissa pas s’installer, et sa
force de récusation du langage de l’ontologie au moment précis
où le philosophe en faisait usage. Entre la violence meurtrière

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Ils nous auront obligés. En guise d’introduction 13

du Moi, la violence inhérente à la métaphysique et la violence


traumatique du moi à l’accusatif, ce qui diffère, c’est le lieu auquel
chacune de ces occurrences renvoie. Ou pour le dire autrement,
l’une renvoie au dedans, et l’autre au dehors. Aucune synthèse
d’entendement n’est possible entre les deux, aucun savoir. C’est
la chance en effet, inédite, de la philosophie, que d’opérer ce
décrochage jusqu’à l’extrême. J’ajoute que la violence ultime à
laquelle nous sommes confrontés face à la mort nous renvoie
au-dedans de l’existence finie. C’est là, pour Levinas comme
pour Derrida, qu’il y a de l’autre et pas seulement de l’être, non
moins un mouvement de transcendance qu’une responsabilité
primordiale pour cet autre, plus d’un autre, de sorte que le souci
relatif à autrui précède le souci pour soi. Ni Levinas ni Derrida
n’oublieront cette phénoménologie dramatique de l’être-pour-
la-mort que commande Sein und Zeit. Et de tous les possibles
qu’il est donné à l’homme d’expérimenter, la mort est bien « la
possibilité de l’impossible », la disparition sans reste. Ce reste
inassimilable qui vient inquiéter la présence porte le nom d’Au-
trui. À cette politique du langage de l’ontologie, le plus souvent
identifié à la guerre, Levinas et Derrida opposent une écriture et
toute une série d’idiomes hyperboliques qui cherchent à nommer
l’impensé et l’innommé de la pensée et du nom. Pour Levinas,
nul doute qu’un des points de rencontre avec Derrida se situa
dans le motif de l’an-archie du Dire, lequel n’est pas étranger à
la déconstruction des ressemblances chez Derrida.
Triomphe de l’éthique donc, mais d’une éthique sans assomp-
tion ni drapeau. Alors que Levinas substitue l’autre à l’être,
Derrida fait entrer la notion d’altérité dans une aporie plus
large, dans la mesure où pour lui, l’altérité ne peut se définir
en dehors d’un rapport à l’identité. Je me tourne alors du côté
de la déconstruction pour voir un peu comment, selon Levinas,
« tout est autrement si on peut encore parler d’être 5 ». Si, comme
l’affirme Derrida, la déconstruction n’est ni un savoir ni une

5. « Tout autrement », in Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 81.

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14 Levinas-Derrida : lire ensemble

méthode, mais « seulement ce qui arrive, si ça arrive 6 », il ne faut


sans doute pas hésiter à entendre chez lui, depuis « Violence
et métaphysique », jusqu’à Démocratie à venir, en passant par
Politique de l’amitié, Spectres de Marx, Le Monolinguisme de
l’autre, Donner la mort, Adieu à Emmanuel Levinas, jusqu’à la
série des derniers séminaires en cours de publication, une inces-
sante déconstruction de l’être, de l’être-en-déconstruction, face
à l’indéconstructible de l’autre. Voilà pourquoi la dynamique de
destruction manifeste son ressort le plus profond dans l’éthique
comme mise en sérialité : l’altérité et la différance.
Ce n’est donc plus d’éthique seule qu’il faut parler, mais
d’une archi-éthique, d’une éthique plus éthique que l’éthicité
même, ce vers quoi l’œuvre de Derrida et de Levinas est en
chemin, quoi qu’il arrive, si ça arrive.
Une telle philia nous autorise certes à penser ces deux
œuvres ensemble, mais toujours dans un rapport de singularité
asymétrique que se partagent, à l’extrême, l’hospitalité et l’ins-
piration d’une parole de justice et de paix dans laquelle souffle
autant la promesse d’une eschatologie messianique que celle
d’une messianicité sans messie.

6. « Et cetera… », in Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éd.), Derrida,


Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de L’Herne », 2004, p. 25.

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Sauver les phénomènes :
Levinas, Derrida
et la question du messianisme

par Serge Margel

I. De l’ontologie à la phénoménologie

1. Dès La voix et le phénomène, Derrida engage toute une


réflexion, peut-être même tout un travail de déconstruction
sur le concept de clôture :

En ce sens, à l’intérieur de la métaphysique de la présence, de la philoso-


phie comme savoir de la présence de l’objet, comme être-auprès-de-soi
du savoir dans la conscience, nous croyons tout simplement au savoir
absolu comme clôture sinon comme fin de l’histoire. Nous y croyons
littéralement. Et qu’une telle clôture a eu lieu. L’histoire de l’être comme
présence, comme présence à soi dans le savoir absolu, comme conscience
(de) soi dans l’infinité de la parousie, cette histoire est close. L’histoire
de la présence est close, car « histoire » n’a jamais voulu dire que cela :
présentation (Gegenwärtigung) de l’être, production et recueillement de
l’étant dans la présence, comme savoir et maîtrise 1.

Devant cette croyance littérale, cette croyance absolue « qu’une


telle clôture a eu lieu », on peut se poser deux questions, au
moins. Deux questions naïves, à vrai dire, mais déterminantes,

1. Jacques Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe


dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1967, p. 115.

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16 Levinas-Derrida : lire ensemble

pour l’ouverture d’un nouvel horizon de pensée, d’avenir et de


philosophie. La première concerne l’événement de la clôture.
Qu’en est-il de cette clôture, dans sa réalité, son événementia-
lité, sa phénoménalité ? Peut-on en faire l’expérience « comme
telle », la percevoir, l’éprouver, du moins la penser, la concevoir,
et en ce sens la situer, la dater, lui attribuer des noms propres,
comme autant de figures, d’opérateurs ou d’agents ? On pourrait
rappeler le fameux trio, Marx, Nietzsche et Freud, pour une fin
de l’histoire consommée. Il y a déjà toute une histoire de la fin
de l’histoire, une dialectique, une rhétorique, une esthétique
aussi, dont il faudrait scrupuleusement reconstituer les filiations,
les motifs et les enjeux, mais également les limites, les failles,
voire même les échecs et ses divers effets ou conséquences sur
ce qui peut encore se penser aujourd’hui, ou se dire, s’entendre,
se partager, lorsqu’on parle de philosophie.
Or, la question que j’énonce ici porte plus directement,
ou précipitamment, sur la phénoménalité de la clôture. Quel
est le statut phénoménal de la clôture dans le discours de la
fin de l’histoire ? Derrida y répondra de plusieurs manières, à
plusieurs reprises, mais systématiquement par les arguments de
ce qu’il aura nommé lui-même « un hégélianisme sans réserve »
du savoir, de la maîtrise, de l’achèvement, l’accomplissement,
la plénitude. L’histoire s’achève, la clôture se produit, lorsque
le savoir devient absolu et la conscience pleinement consciente
d’elle-même, autrement dit lorsqu’elle se voit dans sa propre
mort. « Cette histoire est close quand cet absolu infini s’apparaît
comme sa propre mort 2. » Tous les attributs de l’être se sont
manifestés, toutes les possibilités de l’histoire se sont réalisées,
tous les vécus de conscience ont été aperçus, réfléchis, théma-
tisés. La logique de la clôture, en ce sens, est une logique de
la saturation. La présence elle-même est une saturation, le
marquage exhaustif, total, absolu des possibilités, on pourrait
dire une explicitation sans réserve, donc sans implicite, sans
latence, sans horizon d’attente, sans crypte ni secret. La présence

2. Id., p. 115.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 17

pure, comme conscience absolue, peut donc tout aussi bien se


définir comme une saturation totale des prédicats que se dire
transparence pure des phénomènes.
D’où la nécessité pour s’en sortir, pour y survivre, d’une
déconstruction de cette clôture, ou fin de l’histoire. J’y reviens
dans un instant, mais pas avant d’avoir posé ma seconde ques-
tion, disons en réponse à la première question, qui donne à
lire ensemble cette fois Derrida et Levinas. La voici, elle aussi
toute naïve : comment passer d’une clôture métaphysique de
l’histoire, pour une déconstruction systématique de la tradition
occidentale, à une rupture messianique de l’histoire, pour la venue
inconditionnelle de l’altérité de l’autre ? Et y a-t-il vraiment un
passage, un déplaçant du projet, d’enjeux, et s’agit-il toujours
d’une seule et même économie de pensée ? Autrement dit,
sommes-nous toujours dans la même conception de l’histoire,
comme achèvement, accomplissement, totalité ou plénitude ?
Une certaine idée de la déconstruction a besoin de la clôture,
elle se nourrit de la fin de l’histoire pour reconstituer les présup-
posés de sa propre origine. Derrida le dit lui-même, c’est par la
désignation du telos que l’archè devient visible 3. Et c’est pourquoi
il faut relire l’histoire depuis sa fin, ou faire de sa fin les condi-
tions d’une relecture, voire d’une reconstitution de l’histoire. Il
n’en va pas de même pour la rupture de l’histoire. La rupture
messianique porte certes sur l’histoire, interrompant son cours
brutalement, imprévisiblement, mais elle provient surtout de
l’histoire, de son ombre, son silence ou son cauchemar. Ici,
c’est l’histoire elle-même qui fait de sa rupture les conditions
de sa lecture ou relecture.

2. Ce qui distingue et tout à la fois lie de si près Derrida


et Levinas tient finalement au traitement de l’histoire. L’un et
l’autre sont d’accord pour dire avec Husserl, puis Heidegger,
que l’histoire est déjà inscrite dans les phénomènes, ou plus
exactement que l’historicité de l’histoire est constitutive de

3. Introduction à Husserl, L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 54.

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18 Levinas-Derrida : lire ensemble

la phénoménalité des phénomènes. C’est l’horizon des déter-


minations implicites, qui forment un système immanent aux
phénomènes, donc qui font partie ou appartiennent encore
aux phénomènes, même s’ils débordent ou excèdent sa repré-
sentation. Or, contrairement à Levinas, pour penser l’histoire
de la métaphysique occidentale, comme « métaphysique de la
présence 4 », ou logocentrisme, Derrida a besoin du concept de
clôture, d’épuisement, de mort ou fin de l’histoire. Encore une
fois, c’est la fin qui révèle l’origine, mais une fin qu’il deviendra
de plus en plus difficile de distinguer entre telos et eschaton,
téléologie et eschatologie. Certes, une fin sans finalité pour une
origine sans origine, mais une fin néanmoins qui marque, cerne
ou circonscrit la totalité signifiante des concepts et des discours
produits dans autant que par l’histoire de la métaphysique
occidentale : « Tous les concepts proposés jusqu’ici pour penser
l’articulation d’un discours et d’une totalité historique sont
pris dans la clôture métaphysique que nous questionnons ici 5. »

Critique ou sceptique envers les discours de la fin, « tyrannie


du dernier cri 6 », Levinas parlera lui aussi de fin, mais de la fin
de toute une orientation de la philosophie. « Mais le fait que la
pensée est implicite essentiellement, que l’idéal d’une actualité
totale ne peut venir que d’une vue abstraite prise sur la pensée
elle-même, marque peut-être la fin de toute une orientation de la
philosophie 7. » Cette orientation de la philosophie, qui s’achève
avec Husserl et la phénoménologie, ou la pensée de l’implicite,
engage une autre dimension de la philosophie, ouvre un nouvel
espace pour la transcendance et libère la métaphysique de l’onto-
logie, de la pensée de l’être comme identité, ipséité, totalité.
Sans ne jamais quitter l’horizon signifiant du phénomène, ni ne
jamais séparer par conséquent la phénoménalité de l’historicité,

4. La voix et le phénomène, p. 114-115.


5. De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 148.
6. « Sans identité », Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, p. 85.
7. « La ruine de la représentation », En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 135.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 19

la percée husserlienne permet à Levinas de surinvestir l’ouverture


infinie des horizons du sens. Cette ouverture, cet infini reste
dans l’ordre de l’expérience, d’un sujet conscient dans le monde,
ou d’une conscience intentionnelle qui vit dans l’histoire du
monde. Levinas parlera de l’« expérience hétéronome » d’un
sujet devant autrui, du même devant l’autre, sans identification
possible, assimilation, appropriation ou compréhension. Or,
la phénoménalité, l’apparition ou l’Épiphanie de l’autre, de
son visage, de sa face, ne quitte pas l’horizon du monde, son
sens, sa culture ou son histoire, mais le perturbe, le bouscule,
le dérange, rendant par là toute représentation inconcevable.

Mais L’Épiphanie d’Autrui comporte une signification propre indé-


pendante de cette signification reçue du monde. Autrui ne nous vient
pas seulement à partir du contexte, mais sans médiation, il signifie par
lui-même. Sa signification culturelle qui se révèle et qui révèle horizon-
talement, en quelque façon, qui se révèle à partir du monde historique
auquel elle appartient et qui révèle selon l’expression phénoménologique
les horizons de ce monde, cette signification mondaine se trouve dérangée
et bousculée par une autre présence, abstraite non intégrée au monde.
Sa présence consiste à venir vers nous, à faire une entrée. Ce qui peut
s’énoncer ainsi : le phénomène qu’est l’apparition d’Autrui est aussi
visage ou encore ainsi (pour montrer cette entrée, à tout instant dans
l’immanence et l’historicité du phénomène) : L’Épiphanie du visage est
visitation. Alors que le phénomène est déjà image, manifestation captive
de sa forme plastique et muette, L’Épiphanie du visage est vivante. Sa
vie consiste à défaire la forme où tout étant, quand il entre dans l’imma-
nence, c’est-à-dire quand il s’expose comme thème, se dissimule déjà 8.

La singularité de la pensée levinassienne se joue là, dans ce


double geste. D’un côté, le visage d’autrui fait partie du monde,
comme une présence dans le monde, de l’autre il renverse
l’ordre du monde, par l’irruption d’une « autre présence ». D’un
côté, l’apparition d’autrui se manifeste « à tout instant dans

8. « La trace de l’autre », En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 194.

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20 Levinas-Derrida : lire ensemble

l’immanence et l’historicité du phénomène », de l’autre, il « entre


dans le monde à partir d’une sphère absolument étrangère ».
Autrement dit, cette étrangeté absolue, cette altérité irréduc-
tible, cette extériorité radicale, restent implicitement contenues
dans l’horizon phénoménal du monde. Le sujet, le moi, l’ego
peuvent intentionnellement accéder aux horizons implicites
qui constituent l’apparition d’autrui, et même intuitivement
éprouver la présence vive d’autrui dans toute son étrangeté. Non
pas sur le mode de la représentation cependant, du concept,
de la description, et donc selon l’ordre ontologique de l’alter
ego, ce qui reviendrait à réduire l’altérité de l’autre à l’identité
du même, mais sur le mode de la responsabilité devant l’autre,
pour l’autre. Dérangé, bousculé dans l’ordre identitaire de son
monde, dépossédé, dérobé, rendu étranger à lui-même, le moi
est devenu l’otage d’autrui 9.

3. Ce que Levinas appelle « l’irruption du visage dans l’ordre


phénoménal de l’apparaître 10 », relève d’une expérience hétéro-
gène. Et en ce sens, c’est une expérience qui renverse l’ordre
empirique de l’espace et du temps, des catégories du même et
de l’autre, du sujet et de l’objet, de la conscience et du monde.
Néanmoins, nous restons toujours dans le champ perceptif d’un
sujet en situation 11, mais surtout d’un sujet dont la situation,
l’être au monde, avec sa langue, sa culture et son histoire, est
remise en question, ou plus exactement est sommé de répondre
à et de cette altérité radicale qui le perturbe du dedans. Mais
j’insiste, cette irruption de l’autre, depuis cette « sphère absolu-
ment étrangère », reste implicitement contenue dans l’horizon
phénoménal du visage, qui est ici et maintenant devant moi,
et qui m’interpelle. Par ma responsabilité infinie, « jusqu’à la
substitution à l’autre humain », où je deviens, moi, respon-
sable de sa propre responsabilité, je peux faire l’expérience de
la présence vive de l’autre. Ce qui nous permet de poser une

9. « Sans identité », op. cit., p. 98.


10. Éthique comme philosophie première, Paris, Payot, 1998, p. 94.
11. « La ruine de la représentation », op. cit., p. 132.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 21

double conséquence, en principe l’une et l’autre inacceptables


pour Derrida, d’où sa critique de Levinas. Premièrement, en
tant que sujet d’une conscience intentionnelle, je peux, moi,
accéder à l’horizon infini implicitement prescrit dans l’appari-
tion phénoménale d’autrui. Deuxièmement, et par là même,
en recourant au discours phénoménologique, je peux refonder
la métaphysique sur l’éthique comme nouvelle « philosophie
première ».
Pour Levinas, si l’histoire de la philosophie aura toujours été
orientée vers une philosophie du même et de l’identité, impo-
sant à autrui de renoncer à son altérité, c’est pour des raisons
d’injustice. Devant l’autre, le même ne sera jamais assez juste,
jamais suffisamment substitué, pour répondre de sa vie en lui
donnant sa vie. C’est l’injustice dans l’histoire, mais aussi de
l’histoire, c’est disons la guerre perpétuelle qui réduit l’apparition
phénoménale d’autrui aux horizons finis de l’identité, et qui force
la métaphysique à se fonder sur l’ontologie. Or, pour Derrida,
on ne peut pas refonder la philosophie ou la métaphysique
sans reproduire les concepts et reconduire les discours qu’on
prétend renverser. Comme Levinas lui-même, qui maintient
le langage de l’opposition entre le même et l’autre pour décrire
l’altérité radicale d’autrui 12. Et si, pour Derrida, refonder, c’est
reproduire, c’est que l’histoire de la philosophie occidentale,
voire l’histoire de l’Occident tout court, est finie, aux deux
sens du terme, de finitude et d’achèvement. L’horizon de sens
prescrit par l’ensemble systématique des concepts produits par
le ou les discours de la philosophie est épuisé. On ne peut donc
plus tirer, faire surgir ou émerger de ses données implicites une
nouvelle orientation, un nouveau commencement, ou un autre
fondement, mais on ne peut plus qu’en déconstruire l’archi-
tectonique. C’est l’urgence d’une dernière tâche : « Nécessité
d’un immense travail de déconstruction de ces concepts et des
phrases métaphysiques qui s’y condensent et s’y sédimentent 13. »

12. « Violence et métaphysique », L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil,


1967, p. 137.
13. « Freud et la scène de l’écriture », L’écriture et la différence, p. 294.

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22 Levinas-Derrida : lire ensemble

Or, pour entamer cet « immense travail de déconstruction »,


de désédimentation, pour reconstruire la logique interne des
discours de la philosophie, qui se referme sur elle-même en
s’imposant dès l’origine l’horizon de sa propre clôture, en
annonçant déjà sa fin à l’origine, Derrida a besoin de penser
l’horizon de l’histoire dans sa finitude. Cette finitude cepen-
dant ne contredit en rien la dimension infinie des horizons de
l’histoire 14, mais elle ne fait que marquer une limite, circonscrire
un champ, délimiter une époque, ou produire ce que Derrida
nomme, sur les traces de Freud, l’espace d’une répression interne,
un « refoulement historique », qui tout à la fois ouvre et referme
sur elle-même l’histoire de la métaphysique occidentale :

analyse d’un refoulement et d’une répression historique de l’écriture


depuis Platon. Ce refoulement constitue l’origine de la philosophie comme
épistémè ; de la vérité comme unité du logos et de la phonè. Refoulement
et non oubli ; refoulement et non exclusion. Le refoulement, dit bien
Freud, ne repousse, ne fuit ni n’exclut une force extérieure, il contient
une représentation intérieure, dessinant au-dedans de soi un espace
de répression. Ici, ce qui représente une force en l’espèce de l’écriture
– intérieure et essentielle à la parole – a été contenu hors de la parole.
Refoulement non réussi : en voie de déconstitution historique. C’est cette
déconstitution qui nous intéresse, c’est cette non-réussite qui confère
à son devenir une certaine lisibilité et en limite l’opacité historique 15.

II. D’une phénoménalité messianique

1. La clôture, ou fin de l’histoire, épuisement, essouf­flement,


achèvement, saturation, circonscrivent un espace de répression,
un refoulement, qui structure l’unité systématique des concepts
de la philosophie. Il faudrait longuement analyser cette idée
freudienne d’un refoulement historique, comme dans le Moise,
et surtout sa reprise derridienne, à l’œuvre dans cet « immense

14. Cf. Introduction à L’Origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, p. 123.


15. « Freud et la scène de l’écriture », op. cit., p. 293.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 23

travail de déconstruction ». Se démarquant d’une déconstruc-


tion heideggérienne, qui part d’un oubli de l’être, d’un oubli
de la différence entre l’être et l’étant, réduisant ainsi l’être à de
l’étant, la déconstruction derridienne se réfère au concept de
refou­lement, qui n’est pas un oubli, un voi­lement ou un recou-
vrement, mais « une représentation interne, dessinant au-dedans
de soi un espace de répression ». C’est ce que Derrida nommera la
logique du supplément, qui réprime l’écriture tout en s’y référant
implicitement. « La structure étrange du supplément apparaît
ici : une possibilité produit à retardement ce à quoi elle est
dite s’ajouter 16. » D’un coté, l’écriture vient s’ajouter à la parole
vive et originaire, comme son double ou sa reproduction, de
l’autre, cette écriture réprimée, dangereuse, menaçante, tenue
à distance, structure du dedans la possibilité de maintenir dans
l’espace et dans le temps, ou de répéter indéfiniment, la présence
vive d’une telle origine. C’est toute l’ambiguïté du concept
d’écriture, dans la formation des idéalités, que Derrida a mis
si subtilement en évidence dès son Introduction à L’Origine de
la géométrie de Husserl. L’écriture y joue le rôle ambivalent de
cette transmission d’un premier sens originaire, tout à la fois
qu’elle rend possible dans son déploiement historique, dans une
tradition donc, un héritage, une mémoire, et qu’elle menace
en risquant de s’y substituer comme une copie peut remplacer
son modèle.
Non seulement l’écriture constitue et menace la formation
des objets idéaux, mais elle représente elle-même ce qui lie du
dedans idéalité et historicité. L’historicité des objets idéaux, du
savoir, de la science, c’est la transmission dans toute sa pureté
d’un premier sens originaire par un processus d’écriture, de
transcription, de signes, mais c’est encore et surtout la possi-
bilité de maintenir ce même processus à l’écart et à distance
de la présence pure, qu’elle reproduit indéfiniment dans son
idéalité. D’où la nécessité, pour Derrida, de penser l’écriture
elle-même, au sens large d’un système de traces, comme l’enjeu

16. La voix et le phénomène, p. 99.

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24 Levinas-Derrida : lire ensemble

d’un refoulement historique. Et en ce sens, à mi-chemin entre


Husserl, Freud et Heidegger, mais déjà à l’ombre de Levinas,
l’historicité des objets idéaux aura toujours déjà été constituée
par le refoulement historique de l’écriture. Et c’est pourquoi
justement, aussi infinie soit-elle, l’historicité contient déjà sa
propre clôture, ou aura toujours déjà pu se penser depuis et
dans sa fin. Cette clôture représente donc en soi-même un
refoulement, l’espace d’une répression interne, qui ouvre et tout
à la fois referme sur elle-même l’histoire de la métaphysique
occidentale. Et s’il y a de l’achèvement, de l’épuisement ou de
la saturation dans cette clôture de l’histoire, donc si de la mort
y œuvre, y joue son dernier cri, c’est pour cette seule et unique
raison qu’un tel refoulement a échoué. La rationalité moderne,
la sécularisation, la désédimentation luthérienne « de la théo-
logie instituée », prémisse de l’onto-théologie heideggérienne,
représente autant de « signes » d’un échec du refoulement.
« Refoulement non réussi : en voie de déconstitution historique. »
Or, toute la question, je dirais la gageure du geste derridien,
va consister à savoir comment sortir de cette clôture, par les
voies défaillantes du refoulement. Comment suivre ces failles
comme failles, comme déviances, comme échecs ? Autrement
dit, comment reconstituer de la pensée, du discours, du savoir,
sur la visibilité de ces failles, ces effets de ruine, de fin, de mort,
sinon comme deuil, survie, spectre ou fantôme ? Et là, j’insis-
terai sur le partage des voix, une véritable scission, au cœur
de la pensée derridienne : l’irruption de Levinas, qui le divise
de l’intérieur. Non pas deux Derrida, le premier et le second,
comme on prétend pouvoir le faire pour tant d’autres penseurs,
selon un concept flou d’évolution de la pensée, mais l’ouver-
ture du champ indécidable d’une pensée prise au piège de sa
propre clôture. À plusieurs reprises, Derrida reviendra sur ces
deux filiations ou horizons de la déconstruction. L’une – disons
de Luther à Heidegger – définie comme désédimentation des
couches historiques qui recouvrent un sens originaire brut,
qu’il ne suit pas comme telle, mais qui structure néanmoins ou
détermine encore, et malgré toutes les précautions conceptuelles,
le cheminement de sa pensée comme une pensée de l’origine,

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 25

fût-elle elle-même sans origine. L’origine, écrit Derrida, « n’a


jamais été constituée qu’en retour par une non-origine, la trace,
qui devient ainsi l’origine de l’origine 17 ». Antérieure à toute
différence entre l’être et l’étant, au tant qu’au jeu différentiel des
signifiants, la trace se définit ou se pense comme différance origi-
naire : « La différance originaire est la supplémentarité comme
structure 18. » Ici, pris dans la clôture répressive de l’histoire, on
ne peut plus penser l’origine, la fin de l’origine ou l’origine de
la fin, qu’à y mettre des guillemets, à l’infini.

2. Or, on peut aussi ouvrir un autre champ de la déconstruc-


tion, pour un nouvel horizon de la pensée. Horizon ouvert, chez
Derrida, dès ses premiers travaux sur Husserl, du moins dès
son introduction à L’Origine de la géométrie. Mais un horizon
qu’il faut chercher cette fois dans la pensée de Levinas, ou plus
précisément dans la pensée d’un certain messianisme de l’histoire,
qui donne à reconsidérer la phénoménalité du phénomène.
Rappelons tout d’abord la proximité des schémas de penser.
Levinas parle d’une expérience hétérogène de l’altérité. « Le visage
entre dans notre monde à partir d’une sphère absolument
étrangère. » Depuis un lieu tout autre, le visage fait irruption
dans l’ordre du monde, dans l’identité du moi, du même, le
bousculant, le renversant, lui demandant de répondre, jusqu’à
mourir à sa place. Derrida parlera, quant à lui, d’un refoulement
historique de l’écriture. C’est l’espace répressif d’une clôture, ou
fin de l’histoire, qui produit une scission, un barrage, un système
de représentations inaccessibles, à l’intérieur de la présence, de
la parole, de la conscience, du moi ou de l’identité. Un système
de traces refoulées qui s’organisent, qui continuent d’opérer,
de construire un véritable réseau signifiant, mais en silence, ou
secrètement, au cœur de toute apparition ou production de
sens. Il n’y aurait plus de sens, écrit Derrida, « sans une trace
retenant l’autre comme autre dans le même 19 ». Or, cette trace,

17. De la grammatologie, p. 90.


18. Id., p. 238.
19. Id., p. 92.

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26 Levinas-Derrida : lire ensemble

qui opère chez Derrida comme le clivage d’une constitution


menaçant de l’intérieur l’idéalité de la présence, représente le
concept même par lequel Levinas aura pensé l’irruption du visage
de l’autre, de l’étranger absolu, de l’infini, du transcendant,
« dans l’immanence et l’historicité du phénomène ». « Seul un
être transcendant le monde peut laisser une trace. La trace est
la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là,
de ce qui est toujours passé 20. » Et en ce sens, la trace « oblige à
l’égard de l’Infini, de l’absolument Autre 21 ».

Bien qu’elle n’ait jamais été là, au présent sensible du temps,


mais toujours déjà passé, la trace reste une présence. C’est la
présence de ce qui est toujours passé. Une « autre présence », certes,
que la présence du même, de l’identique, ou de l’identité du
moi, mais une présence néanmoins dont on fait l’expérience,
qu’un moi non seulement peut éprouver, mais surtout doit
éprouver, qu’il se doit de recevoir, d’accueillir et d’inviter – de
supporter – dans le champ de son ipséité comme ce qui lui est
le plus étranger. C’est ce que Levinas, encore une fois, nomme
la relation éthique, comme philosophie première, ou comme
fondement de la métaphysique. Mais c’est aussi la question
du messianisme, du messianisme de l’histoire, ou du temps
messianique. « Le Messianisme, ce n’est pas la certitude de la
venue d’un homme qui arrête l’histoire. C’est mon pouvoir de
supporter la souffrance de tous. C’est l’instant où je reconnais
ce pouvoir et ma responsabilité universelle 22. » Le messianisme
est un instant, au-delà de la distinction de l’être et de l’étant,
ou de l’opposition de l’être et du néant. C’est l’instant d’une
reconnaissance, d’une conscience donc, d’une présence, d’une
présence autre, ou de la présence de l’autre, comme avènement
de la justice, victoire sur le mal, eschatologie ou achèvement
temps. L’instant messianique, ou responsabilité infinie, c’est

20. « La trace de l’autre », op. cit., p. 201.


21. Id., p. 200.
22. « Textes messianiques », Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin
Michel, 1976, p. 130.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 27

l’eschatologie, qui « met en relation avec l’être, par-delà la


totalité ou l’histoire et non pas avec l’être par-delà le passé et
le présent 23 ».
Pour Levinas, si « l’orientation de la philosophie » aura
toujours déjà été déterminée par l’ontologie, par la pensée du
même ou de l’identité, par la réduction de l’altérité de l’étant à la
neutralité de l’être, comme être toujours identique à lui-même,
c’est que le mal existe dans le monde et que l’injustice règne
dans l’histoire. Aussi, pour lutter contre le mal et l’injustice, il
faut tirer, ou rendre explicites, des horizons implicites de l’his-
toire, une autre histoire, un autre temps, une autre présence,
une autre conscience aussi. Il faut faire ou laisser surgir, dans
l’horizon phénoménal de l’histoire, une autre historicité du
phénomène, une autre temporalité de l’apparition de l’être,
au-delà de l’être, épekeina tès ousias. C’est le triomphe messia-
nique d’un achèvement du temps.
L’achèvement du temps n’est pas la mort, mais le temps
messianique où le perpétuel se convertit en éternel. Le triomphe
messianique est le triomphe pur. Il est prémuni contre la
revanche du mal dont le temps infini n’interdit pas le retour.
Cette éternité est-elle une nouvelle structure du temps ou une
vigilance extrême de la conscience messianique 24 ?

La conscience messianique serait donc en ce sens une modalité


constitutive de la conscience intentionnelle, ou de la phénomé-
nalité du phénomène. Elle serait déjà prescrite, implicitement
contenue, dans l’horizon historique de l’intentionnalité, de la
subjectivité ou conscience. Elle y serait inscrite comme avenir
infini, comme l’avènement d’une justice infinie, ou triomphe
messianique du temps.

3. Et c’est là, à ce point de l’avènement, à cet instant


messianique de la justice, repensé comme événementialité de

23. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971,
texte cité par Jacques Derrida in « Violence et métaphysique », op. cit., p. 208.
24. Id., p. 261.

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28 Levinas-Derrida : lire ensemble

l’événement, que se joue finalement le geste derridien d’un autre


champ de la déconstruction. Un champ ouvert, qu’il ne faut
plus penser comme une désédimentation ou déconstitution des
couches de l’histoire, pour une réactivation de l’origine, une
reconstitution de l’origine de l’origine, mais qu’il faut laisser
être, venir, arriver. La déconstruction devient elle-même « un
événement », ce n’est plus un savoir, une méthode, une discipline,
mais « seulement ce qui arrive si ça arrive » 25. L’événement ou
plus exactement l’événementialité de l’événement, est elle-même
toujours déjà prise dans le mouvement de déconstruction. « Ça
se déconstruit 26 », signifie en ce sens que l’événement contient
déjà en lui-même, dans sa venue, les conditions messianiques
d’une rupture de l’histoire, qu’aucune déconstruction, disons
classique ou traditionnelle – aussi paradoxale en soit l’expres-
sion – ne pouvait engager, promettre, ou simplement produire
envers l’histoire conçue depuis sa fin, dans sa fin, ou sa clôture.
Mais soulignons ce geste, à la fois dans sa radicalité et dans sa
singularité. C’est en rapportant cette expérience hétérogène de
l’altérité comme justice au refoulement historique de l’écriture,
que Derrida finalement parviendra à en décrire les failles ou les
échecs sans retomber systématique dans le piège d’une clôture
de l’histoire, donc sans reconduire indéfiniment cette logique
discursive menaçante, ou ce logocentrisme d’un fondement des
fondements, d’une origine de l’origine, fût-elle « elle-même »
sans origine.

L’expérience de l’altérité comme justice va donc permettre à


Derrida de penser les échecs du refoulement indépendamment
d’une clôture de l’histoire, donc sans soumettre son discours
aux contraintes de la répression, qui contraignent ce discours
à reproduire indéfiniment un nouvel espace de répression, à
l’infini, comme dans une logique de mort. Par l’expérience

25. « Et cetera… », in Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éd.), Derrida,


Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de L’Herne », 2004, p. 25.
26. « Lettre à un ami japonais », Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée,
1987, p. 391.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 29

de l’altérité, les failles de refoulement pourront elles-mêmes


se penser comme autant de ruptures de l’histoire, au-delà de
sa propre clôture, de sa fin ou de sa mort. « Ça se déconstruit »,
signifie désormais, que c’est la faille elle-même qui rompt l’his-
toire, pour l’avènement de la justice. Une faille ou un échec,
qu’il faut donc nommer messianique :

le messianique ou la messianité sans messianisme. Ce serait l’ouverture


à l’avenir ou à la venue de l’autre comme avènement de la justice, mais
sans horizon d’attente et sans préfiguration prophétique. La venue de
l’autre ne peut surgir comme un événement singulier que là où aucune
anticipation ne voit venir, là où l’autre et la mort – et le mal radical –
peuvent surprendre à tout instant. Possibilités qui à la fois ouvrent et
peuvent toujours interrompre l’histoire, ou du moins le cours ordinaire
de l’histoire 27.

Cette hypothèse rapide, que j’énonce ici, selon laquelle l’expé-


rience de l’altérité, dont parle Levinas, comme responsabilité et
avènement de la justice, aurait donc permis à Derrida de sortir
des clôtures de l’histoire sans retomber dans le gouffre du logo-
centrisme. Elle lui aurait donné les moyens de penser l’échec
du refoulement comme l’événement d’une déconstruction, et
cet événement comme la venue messianique d’une justice, qui
rompt l’histoire, par-delà sa clôture, ou sa fin, donc au-delà de
toute archè et de tout telos, libérant le langage du discours et
la pensée du concept ‒ le dire du dit, selon Levinas. Or, cette
pensée messianique d’une rupture de l’histoire pour l’avènement
de la justice se distingue, chez Derrida, de cette longue tradition
juive, talmudique, cabalistique, qu’on retrouve chez Benjamin,
Rosenzweig ou Scholem ‒ tant commenté par Derrida lui-
même ‒, en ce sens qu’elle reste ici déterminée par une logique
de mort. Contrairement à Levinas, pour Derrida, l’au-delà de
l’histoire, comme l’au-delà de l’être, représente un au-delà de la
mort. Penser les failles du refoulement comme une rupture de

27. Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison,
Paris, Le Seuil, 2000, p. 30.

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30 Levinas-Derrida : lire ensemble

l’histoire, comme ce qui de l’histoire interrompt l’histoire, pour


l’ouverture d’un avenir infini ou pour « l’ouverture historique
à l’avenir 28 », revient finalement à définir la forme générale de
tout événement, de tout « ce qui arrive si ça arrive », et donc
de toute phénoménalité du phénomène, comme ce qui revient
depuis un lieu de mort. D’où cette définition derridienne du
phénomène comme spectre, et cette formation du monde
comme travail d’un deuil infini 29.
Contrairement à Levinas, encore une fois, une dernière fois,
car je m’arrêterai là, pour Derrida, les structures implicites du
phénomène, cet horizon qui ouvre toute apparition phénoménale
sur l’infini de son altérité, son extériorité, son étrangeté radicale,
ne peuvent pas se percevoir, s’éprouver, s’expérimenter, « comme
telles », directement par un vécu de conscience. La conscience
ou l’ego phénoménologique n’est pas perturbé ou bousculé dans
son ipséité, devenant otage de l’autre, jusqu’à répondre de sa
mort. Non, selon Derrida, toute apparition phénoménale est
déjà une disparition 30, un évanouissement, une perte, tout ce
qui peut encore s’expliciter des horizons du phénomène relève
déjà du spectral, faisant de tout ego un fantôme, et de toute
présence une résurrection. Sortir des clôtures répressives de
l’histoire, par cette pensée messianique de l’avenir, où toute
faille est une rupture et tout échec une révolution 31, consiste
à décrire la phénoménalité du phénomène, ce qui arrive ou
ce qui vient, comme ce qui revient de la mort, donc à penser
l’événement lui-même comme un revenant. Ce qui vient revient
toujours, et toujours depuis la mort. C’est toujours un mort,
du mort ou de la mort, qui revient, ou « qui arrive si ça arrive ».
Nous ne sommes donc plus dans cette logique transcendante de
l’étranger absolu, qui surgit imprévisiblement dans l’ordre du
monde depuis « l’immanence et l’historicité du phénomène »,

28. Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,


Paris, Galilée, 1993, p. 266.
29. Id., p. 215.
30. Id., p. 25.
31. Id., p. 267.

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Levinas, Derrida et la question du messianisme 31

pour un sujet otage de l’autre, un moi qui répond devant et de


la mort de l’autre, mais bien dans cette logique spectrale d’un
deuil infini, qui introduit violemment dans la phénoménalité de
tout phénomène un rapport à sa propre disparition, à sa perte
ou à sa mort, pour un sujet désormais posé comme survivant, un
revenant qui survit à la mort de l’autre, et pour sa propre mort.
Cet « immense travail de déconstruction » finalement est
lui-même le travail d’un deuil infini, d’un deuil impossible
donc, voire de l’impossible lui-même. Et s’il y a une finitude,
dans l’horizon infini de l’histoire, dans l’altérité radicale du
phénomène, elle reviendra toujours à la question du deuil.
L’irréductible transcendance de l’autre, qui fait irruption dans
l’immanence du phénomène, devient elle-même l’économie
infinie d’un deuil, qui constitue l’apparition du phénomène.
L’autre n’est plus ce qui me met en situation d’otage, mais ce
qui me pose en état de survivant, de revenant. Je ne fais que
lui survivre, revenant depuis le lieu de sa propre disparition.
La sphère de l’étrangeté absolue, dont parle Levinas, représente
pour Derrida l’horizon d’une mort qui a déjà eu lieu. D’où
l’idée selon laquelle le deuil, c’est de l’indéconstructible qui se
déconstruit lui-même comme événement, comme l’événement
d’un retour de la justice pour l’ouverture d’un avenir infini.
Or, penser, ou repenser le travail de la déconstruction comme
l’économie d’un deuil infini, c’est aussi, c’est peut-être d’abord
et avant tout, pour nous qui lui survivons, reconsidérer les
limites de la déconstruction, les limites du possible, ou les limites
possibles de l’impossible deuil d’une histoire de la philosophie,
dont Derrida dira qu’elle est toujours déjà finie et néanmoins
toujours plus vierge que jamais.
Paris, juin 2008.

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Une éthique de l’indécidable

par Gérard Bensussan

– Nationalité ?
– Variable !

« Rome n’est pas dans Rome, elle est toute où je suis. »


« Ma tête est dans l’espace, mais l’espace tout entier dans
ma tête. »
Ces deux propos, bien connus, le premier de Corneille, le
second de Schopenhauer – auxquels on pourrait indéfiniment
ajouter – ouvrent des perspectives parfaitement disjointes
et leurs registres sont si disparates qu’il serait évidemment
cocasse de vouloir les assembler selon un sens, selon une
signification pertinente. Leur association vise toutefois, et
malgré tout, à la production ou la suggestion d’un effet de
dislocation, c’est-à-dire d’une indécidabilisation de toute
situation ou localisation homogènes. Comment décider du
lieu ? Et comment localiser ou circonscrire une décision ? Et
qui décidera de la décision ? Où est le lieu, où est la décision ?
Quel statut accorder au lieu qui se fait lieu ici, là, ailleurs ?
L’indécidabilité disloque en tant qu’elle est elle-même une
autodivision continue, c’est-à-dire qu’elle ne se décide pas,
sauf à se programmer ou à se performer. À cet égard, et contre
un certain usage langagier derridien, elle ne dessine nulle loi
ni ne se construit en théorème, elle n’ouvre à aucune sorte
d’axiologie ou d’axiotopologie. Elle désitue et dérègle.

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34 Levinas-Derrida : lire ensemble

I. Un lieu sans (y) être

On dira donc pour commencer que l’indécidable consiste à ne pas


faire lieu. Non pas sur le mode d’une simple négativité qui prendrait
le contre-pied du faire-lieu ou du donner-lieu pour indiquer la voie
dialectique du Lieu de tous les lieux. Mais selon l’opération d’une
entr’ouverture, d’un entr’écartement. La porte de l’indécidable ne sera
jamais ouverte ni fermée. Ni close ni béante, elle défie la prescription
convenue (« il faut qu’une porte… ») et dessine ainsi, malgré tout,
quelque chose comme un lieu qui ne se donne ni ne se fait. « Quelque
chose comme un lieu » n’est pas aisé à figurer ou à suggérer. Je dirais,
en songeant ici très précisément à Heidegger, que l’indécidable ouvre
un lieu sans être, un lieu sans y être ou, en tout cas, sans pouvoir s’y
tenir comme en un seul lieu. Dans un texte de 1951, Bâtir Habiter
Penser, l’auteur de Sein und Zeit a proposé une méditation profonde
de l’être du Lieu. Il y détermine le Lieu comme « ce qui n’existe pas
avant » sa mise en place ou en espace par ce qui s’y bâtit1. Comme
écrit Heidegger, le Lieu ne devient un Lieu que « grâce au pont », pour
reprendre l’exemple récurrent de ce texte. L’espace n’est pas ce qui fait
face aux hommes comme un objet extérieur, il n’est pas davantage
une expérience intérieure qui serait de l’ordre de la représentation. Il
conviendrait au contraire d’en rapporter l’essence à ce qui le limite et
l’aménage, à ce qui abolit « l’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se
nie » (Mallarmé) pour en faire « un » espace « mis en place » (verstattet)
par un lieu qui en dispose les confins. Le lieu confère donc son être, ou
son rassemblement « quadripartite », aux espaces que nous habitons. Il
est toujours un chef-lieu. En revanche, le lieu de l’indécidable est à coup
sûr un non-lieu, un lieu sans chef, sans queue ni tête. L’indécidable
décapite le lieu de son être, parce qu’il en destitue l’essence localisable,
décidable et en dissémine l’assignation à son augmentation intermi-
nable. De quelque façon, l’indécidable a donc « à voir » avec le lieu.
Mais de quel lieu peut-il bien s’agir ? Et pourquoi cet avoir-à-voir, de
quelle façon et sur quel mode ? C’est la décision qui vient ici trancher.
L’indécidable, en effet, n’est tel qu’en « ses lieux », plus d’un lieu, toujours,

1. Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, p. 182-183.

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Une éthique de l’indécidable 35

et lesdits lieux sont les lieux mêmes de la décision, soit les lieux de son
non-lieu en quelque sorte. L’indécidable nomme hors toute figure ce
qui se fait lieu entre les lieux.
Dans la trajectoire derridienne, l’indécidable tient et tire ses
enjeux d’une traversée et d’une méditation de l’espace de vérité
d’une écriture. Qu’il suffise ici de renvoyer au pharmakon, à l’hymen
ou encore, et mieux encore, à la flottaison. Un trait d’indécidabilité
se marque et se remarque dans l’opération poétique mallarméenne
selon la lecture qu’en déploie « La double séance 2 ». Ce trait sous-
trait. Il ouvre une condition et une possibilité : se soustraire à la
pertinence et à l’autorité de la vérité, là où la philosophie, et au-delà
d’elle toutes sortes d’écritures, n’autoriseraient pas l’accueil de
pareille soustraction. Il s’agit donc bien de faire lieu à ce non-lieu
de la philosophie, mais non pas en renversant la vérité ou en en
inversant les signes, ni en lui donnant lieu dans une nouvelle écri-
ture ou de nouvelles « valeurs ». Faire lieu à ce non-lieu consistera
à déplacer la trace de l’écriture de telle façon que s’y entame une
« dis-location 3 », et en tout premier « lieu » une dislocation du sens.
« En tant qu’il dépend d’eux, qu’il s’y plie, le texte [mallarméen]
joue donc une double scène. Il opère en deux lieux absolument
différents, même s’ils ne sont séparés que d’un voile, à la fois traversé
et non traversé, entr’ouvert 4. »
Cette double scène, ou cette « structure bifide 5 », est dite et
longuement décrite par Derrida comme « deux sans un 6 ». Cette
matrice, pour dire ainsi, du deux-sans-un signifie fortement l’in-
tention expressément antidialectique ouverte par la possibilité de
propositions indécidables. Ici, une grande finesse est requise car il

2. La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 215-347.


3. Id., p. 238
4. Id., p. 273.
5. Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive, Paris, Galilée,
2003, p. 43 : cette structure bifide caractériserait la forme littéraire en tant que,
par elle, « son secret est d’autant mieux scellé et indécidable qu’il ne consiste pas,
finalement, en un contenu caché, mais en une structure bifide qui peut garder en
réserve indécidable cela même qu’elle avoue, montre, manifeste, exhibe, expose à
n’en plus finir ».
6. La dissémination, éd. cit., p. 334 – souligné par moi.

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36 Levinas-Derrida : lire ensemble

s’agit en effet d’esquisser des propositions à quoi l’idiome métaphy-


sique ne peut donner lieu et qui n’auront de place qu’événementielle,
comme configurations irrecevables et singulières. La manœuvre
antispéculative est si subtile qu’elle doit en passer par une « dialec-
tique mimée 7 » sur laquelle il est capital de ne pas se méprendre.
En effet la structure d’hymen et la logique de la supplémentarité
qu’elle va introduire semblent elles-mêmes constamment portées
par le passage décidé, décisif, à un dépassement. Elles appellent
un dé-passage de l’un dans l’autre, de l’un dans le deux, lequel
reconstituerait sans faillir une unité de vérité dans la contradiction
dialectique et relèverait le deux du deux-sans-un dans un un-avec-
deux, assurant ainsi le « bonheur » spéculatif de l’indécidable, d’un
indécidable qui aurait cédé à la tentation dialectique du décidable
et s’y serait accompli. Derrida est très clair sur ce point :

il faut faire porter la critique sur le concept d’Aufhebung ou relève qui,


comme ressort ultime de toute dialecticité reste le recouvrement le plus
séduisant, le plus « relevant », parce que le plus ressemblant de cette
graphique [celle de la supplémentarité ou de l’hymen]. C’est pourquoi
il a paru nécessaire de désigner l’Aufhebung comme la cible décisive 8.

Pas plus qu’il n’est un chef-lieu (Heidegger), le lieu hors-lieu


de l’indécidable n’est un lieu de passage (Hegel). Il ne garantit ni
transit ni transaction entre deux espaces relevables dans un lieu
dialectiquement habitable. La dislocation qu’il effectue est une
dis-tension, c’est-à-dire une temporalisation de la temporalité
de l’hésitation, du suspens, de l’interruption, de l’oscillation.
Ce temps est passivité, affection, destitution – du décidable
par l’indécidable. Par lui s’indique ce qui vient désassurer
toute maîtrise, laquelle est toujours maîtrise du temps et de la
présence, emprise sur un avenir décidé ou à décider. Mais ce
temps « bifide » engage aussi une prise, l’échéance d’une prise
de décision, avant même qu’elle le soit, avant toute significa-
tion. Je dirais de l’indécidable qu’il est le temps de la décision.

7. Id., p. 282.
8. Id., p. 303-304.

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Une éthique de l’indécidable 37

Il en dispose en tout cas le quasi-transcendantal comme quête,


comme « attente sans visée d’attendu » pour reprendre un
mot de Levinas à propos du temps, justement. Il défait donc
évidemment toute possibilité de sens comme présupposition,
comme disponibilité, comme réserve préalable, soit comme ce
dont on pourrait s’assurer avant même que d’avoir à trancher
ou à décider. Il n’y a d’indécidable que du sens et il n’y a de
décision que sur le sens et dans le temps : la dislocation ne
se peut que comme déplacement vers un certain in-sensé ou
encore temporisation du temps de la décision indécidable.
Autrement dit, l’indécidable se dé-porte d’emblée au-delà ou
en deçà de tout savoir décisionnel ou de toute organisation
sensée de la solution, de la résolution, de la bonne décision.
On peut sans hésiter en déterminer les usages comme éthiques
ou pratico-éthiques. J’ai toujours à décider sur ce que je ne
sais pas, dans l’élément même d’un non-savoir ou d’un non-
sens, dans un balancement angoissé entre des choix également
décidables (ou indécidables, donc). Toute décision se prend,
ou elle prend celui qui la « prend », dans une temporalité de la
déprise, c’est-à-dire dans un abîme d’indécidabilité. Autrement,
Derrida l’a souligné avec force et souvent, la décision n’en est
pas une. Si elle sait déjà ce qu’elle a à faire, elle ne fait que se
précéder elle-même jusqu’à son topos, sa possibilité toujours-
déjà actualisée. Elle obéit donc à un toujours plus-d’un (ou
d’une) ou à un entre-les-deux.

II. Flottaison

De ce syntagme majeur de l’indécidable, la « flottaison »


de « La double séance » offre quelque chose comme un quasi-
concept, radicalement concurrent de la relève :

flottaison entre les textes : la flottaison, suspens aérien du voile, de la


gaze ou du gaz… évolue selon l’hymen. Chaque fois qu’il apparaît, le
mot flottaison suggère la suggestion mallarméenne, dévoile à peine, tout
près de disparaître, l’indécision de ce qui reste suspendu, ni ceci ni cela,

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38 Levinas-Derrida : lire ensemble

entre ici et là… Entre les deux, confusion et distinction… L’hésitation


d’un « voile », d’un « vol », d’une « voltige » 9.

Cette indécision, en ne se décidant pas, prévient la décision


dans son indétermination foncière et l’engage dans ce qu’elle
a d’incalculable. Elle forme ultimement une éthique qu’on
pourrait nommer une éthique de la flottaison. Il faut se garder
d’entendre trop vite l’expression en mauvaise part, comme le
mauvais flottement de l’éternel indécis ou la fâcheuse irrésolu-
tion du faible. En jeu sur sa double scène divisée sans remède,
« sans un », impliqué dans sa structure bifide et adialectique,
l’indécidable assigne et expose la décision, et la responsabilité,
aux oppositions, aux distinctions, aux frontières, aux coupures
« entre les deux » (concepts, territoires, langues…). L’éthique de
la flottaison ne se laisse approcher que comme ruse de l’ubiquité
et, pour tout dire, marranisme. On pourrait elliptiquement
déterminer le marranisme comme jeu éthique de l’indécidable
et de l’impartageable, caché sous la morale exhibée d’une déci-
sion publiquement partagée. L’éthique marrane de la flottaison
est le vif-argent pratico-moral à l’usage de ceux qui se tiennent
ailleurs, les exilés du lieu-un, les tenants du plus d’un lieu. Elle
est donc sous certains aspects une éthique des dominés – moins
en un sens politique immédiat qui la saisirait dans une oppo-
sition terme à terme des dominés et des dominants, qu’en une
figure que Derrida nomme quelque part, dans un entretien,
« stratégie du vivant » ou encore « stratégie du désir ». Si l’on
peut ainsi dire, la maxime en serait : « vous ne m’aurez pas ! »,
en tout cas pas là où j’aurais pu me rassembler tout en un, et
pas tout de suite car, divisible, je vole, je voile et je voltige. La
dislocation qu’on peut désormais qualifier de marrane produit
un diffèrement, un écartement éthique. L’indécidable contient
une ressource, une réserve, une garde, mais aussi un risque sans
mesure, une extrême exposition, ceux-ci s’entr’impliquant par
celles-là. La mort peut toujours se tenir au rendez-vous d’une

9. Id., p. 292-293.

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Une éthique de l’indécidable 39

décision qui trancherait pour l’un contre l’autre désir, voire pour
l’un dans l’autre, pour l’un du deux, comme dans la dialectique
du maître et du serviteur. Mais elle peut aussi bien s’incarner,
retorse et inattendue, dans la quasi-disparition du lieu emporté
par l’indécision suspensive du « ni ceci ni cela ». Il est arrivé
que Derrida rapporte expressément la logique de la flottaison
éthique et de la supplémentarisation déconstructive à un biogra-
phème précis, l’expérience d’une francité indécidable, d’une
nationalité flottante, octroyée et reprise, accordée et menacée :
« les Juifs d’Algérie de ma génération [qui] n’étaient, de mille
façons, indécidablement, ni français ni non-français 10 ». Je me
permets d’y ajouter ou d’y inclure ceci : après-guerre et une fois
le décret Crémieux rétabli qui lui restituait ses droits civiques de
Français, Léon Bensussan, mon oncle, un de ces Juifs d’Algérie
de la génération de Derrida, répondit à un fonctionnaire qui lui
demandait quelle était sa « nationalité » : « variable ! » Indécidable,
donc, ou encore : plus d’une, c’est-à-dire : je n’en ai qu’une et
ce n’est pas la mienne ! L’éthique des dominés, comme éthique
marrane, ironique, impatiente, tient à coup sûr dans un certain
refus, à même la langue et ses retournements, d’accréditer les
issues obligées et institutionnellement encadrées, telles qu’elles
sont proposées aux appartenances exclusives, aux choix, aux
alternatives entre les concepts, les opposés contradictoires, les
figures ou même les replis internes aux figures. Ainsi, il n’y a
pas lieu de « choisir son camp » et sa sédentarité. Ce serait, en
moins de deux, renoncer. Il faudrait au contraire traverser la
khôra, ce qui ouvre le lieu, tous les lieux, et donne naissance à
l’événement d’une décision. Le « ni ceci ni cela » ne signifie pas
l’abandon résigné des deux – c’est l’inverse. Il emporte qu’on
tienne aussi fortement le ceci et le cela dans la courbure même
de la décision indécidable, plus exactement qu’on s’en remette
à eux, à leurs instances décisives.

10. « Abraham, l’autre », in Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly (dir.), Judéités,


Paris, Galilée, 2003, p. 28.

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40 Levinas-Derrida : lire ensemble

III. Le temps de l’autre : viens, aime-moi

S’en remettre de la décision, sans pouvoir le décider ou bien


décider de décider sans s’en remettre à quiconque – entre l’indéci-
dable, par où le lieu du trancher se disloque, et la décision arrêtée,
programmée et calculée dans les effets qu’elle attend, s’insinue
rien moins que l’autre, l’autre de la volonté autonome, l’autre d’où
rayonne ce qu’il y a lieu de décider. Si l’indécidable est le temps
de la décision, ce temps est toujours le temps d’un autre. Cette
remise de la décision dans l’indécidable du temps d’un autre ne
signifie pas, là encore, un ne-rien-faire, un consentement inerte
à ma propre dépossession et à la confiscation de ma puissance
d’agir – comme si, purement et simplement et de part en part, je
laissais faire l’autre en « préférant ne pas » décider. L’indécidable
engage une configuration bien différente puisqu’il se tient, on
l’a dit, aux lieux mêmes de la décision et de sa dislocation. Je
fais, j’agis, je me tiens toujours au bord du décider et je m’y
porte aussi loin que je le peux. Et pourtant je « sais » que rien
n’y fera : « ma » décision obéit à tout autre chose qu’à ma liberté,
ma capacité d’initiative, ma conscience anticipante – sauf à se
ramener, Derrida y insiste sans cesse, à un programme ou à un
projet, lesquels seront eux-mêmes incessamment déjoués d’ail-
leurs, par les aléas de l’autre et les imprévisibilités du temps, par
le reste strictement indécidable de toute décision. Décider, avoir
à décider, c’est se tenir devant l’autre, faire avec l’autre, comme
on dit. L’indécidable est toujours déjà pris par ce faire-avec. Une
décision déliée de cet avec serait une décision « faible » et déjà
compromise, déjà décidée en amont d’elle-même. Les abords
indécidables de la décision, ce qui la borde avant elle et après elle,
peuvent être approchés dans une certaine langue messianique
ou, beaucoup plus exactement, dans les éclats messianiques que
toute parole parlée manifeste dans sa force quotidienne.
« Viens » est l’une de ces explosions de langue dont Derrida s’est
attaché à fournir une analyse « soustractive », en tant que pareil
syntagme serait d’emblée soustrait à l’ordre qui le porte, à la langue
qui l’interdit et l’autorise à la fois. J’y adjoindrai l’analytique rosen-
zweigienne du « Aime-moi » qui atteste une remarquable proximité

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Une éthique de l’indécidable 41

et même une profonde affinité « stellaire » avec le commentaire


derridien. Ces deux curieux impératifs présents à la deuxième
personne du singulier, « viens », « aime-moi », enjoignent une
apparente impossibilité dans une adresse pourtant très simple :
la langue leur est inhospitalière et elle est pourtant ce qui les
accueille. Ils forment l’instance d’un appel que je saisis en disant
à cet autre de « venir » ou de m’« aimer ». Je « décide » de dire, et de
dire impérieusement, parce que je ne peux pas faire autrement, je
ne peux pas dire dans une non-langue. Il me faut bien dire dans
la langue de l’autre, dans l’autre langue que je ne parlerai jamais.
Tout dans ce dire est donc radicalement frappé d’indécision ou
d’indécidable : la venue, l’amour, le venant et l’aimé à qui je m’en
remets. Le dire, ici, n’a pas d’autre sens que l’indécidable auquel
il s’expose. Écoutons les deux voix si proches et si dissemblables
à la fois, de Derrida, puis de Rosenzweig.

Viens n’est pas une modification de venir […] Par conséquent mon
« hypothèse » ne désigne plus une opération logique ou scientifique. Elle
décrit plutôt l’avance insolite de viens sur venir. C’est un pas de plus ou de
moins sous venir. Il revient à soustraire quelque chose en toute position,
telle qu’elle se propage et récite à travers les modes du venir ou de la venue,
par exemple l’avenir, l’événement, l’avènement, etc., mais aussi à travers
tous les temps et modes verbaux de l’aller-et-venir. Viens ne donne pas un
ordre, il ne procède ici d’aucune autorité, d’aucune loi, d’aucune hiérarchie
[…] Un « mot », cessant d’être tout à fait un mot, désobéit à la prescription
grammaticale ou linguistique, ou sémantique, qui lui assignerait d’être –
ici – impératif, présent, à telle personne, etc. Voilà une écriture, la plus
risquée qui soit, soustrayant quelque chose à l’ordre du langage qu’elle y
plie en retour avec une rigueur très douce et inflexible […] Viens n’est pas
un impératif, ce n’est pas un présent. Ne l’être pas, voilà qui ne lui confère
pas une sorte de sauvagerie non linguistique laissant l’événement viens en
liberté. Cela au contraire insiste dans la langue d’une singulière façon,
inquiétant toutes les sécurités linguistiques, grammaticales, sémantiques.
Viens ne donne pas un ordre au présent à une personne 11.

11. Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 25-26. Je ne tiens ici aucun compte de la
référence blanchotienne du propos.

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42 Levinas-Derrida : lire ensemble

L’amour n’est-il point seulement libre offrande ? Et voilà qu’on le


commande ? Oui, certes, on ne peut commander à l’amour ; nul tiers
ne peut le commander ni l’obtenir par force. Nul tiers ne le peut, mais
l’unique le peut. Le commandement de l’amour ne peut venir que de
la bouche de l’amant. Seul celui qui aime peut dire : Aime-moi […]
L’amour de celui qui aime n’a pas d’autre mot pour s’exprimer que le
commandement […] Le commandement à l’impératif, le commandement
immédiat, jailli de l’instant et déjà en voie de devenir sonore à l’instant
de son jaillissement – car devenir sonore et jaillir sont une seule et même
chose dans l’amour –, le « aime-moi » de l’amant, voilà le parfaitement
pur langage de l’amour. Alors que l’indicatif a derrière lui toutes les
circonstances qui ont fondé l’objectivité et que le passé apparaît comme
sa forme la plus pure, le commandement est un présent absolument pur,
sans rien qui le prépare. Et pas seulement sans rien qui le prépare, mais
absolument sans préméditation. L’impératif du commandement ne fait
aucune prévision pour l’avenir ; il ne peut imaginer que l’immédiateté
de l’obéissance. S’il allait penser à un avenir ou à un « toujours », il ne
serait point commandement, ce ne serait pas un ordre, mais une loi 12.

En dépit des oscillations très significatives sur l’usage de


quelques termes, « commander », « présent », « personne », qu’on
pourrait aisément expliquer sans les effacer ni les forcer, ces
deux méditations s’engagent chacune à sa manière sur l’étroit
passage de l’événement d’une parole vive, urgente et impos-
sible, s’arrachant à l’ordre de la langue. C’est en vertu de cette
puissance d’arrachement de la parole à son « ordre », d’une
parole à l’écart d’elle-même, écartée d’avec elle-même, qu’on
peut ici (« ici », comme insiste Derrida) évoquer la messianité
de l’injonction indécise, emportée par l’instant et absolument
impréméditée. La « soustraction » pour Derrida ou le « devenir-
sonore » pour Rosenzweig sont des modes ou des exercices de
parole vers l’autre par où l’indécidable (« l’avance de viens sur

12. Franz Rosenzweig, L’étoile de la Rédemption, trad. Derczanski/Schlegel, Paris,


Le Seuil, 2003, (2e éd.), p. 251-252. J’ajoute que Jacques Derrida ménage lui-même
la possibilité que les deux propos soient ainsi juxtaposés lorsqu’il affirme, maintes
fois, « j’aime toujours ce que j’ai aimé ».

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Une éthique de l’indécidable 43

venir » lequel, comme « aime-moi », ne ferait « aucune prévision


pour l’avenir ») ouvre hors-loi à la réponse de l’autre. Celui-ci
est bel et bien le décideur de l’indécidable, nouant le temps et
l’attente, l’incertain et l’imminent.
1. L’indécidable est le temps de la décision (dire : « viens »,
« aime-moi »).
2. Ce temps indécidable est le temps d’un autre (à qui je
dis : « viens », « aime-moi »).
3. Cet autre commande quelque chose comme une espérance
(que ça vienne et que ça aime, tout de suite).
Cette triple articulation permet de mieux comprendre ou
de mieux déterminer l’éthique de la flottaison ou l’éthique
des dominés/marranes dont il a été question. Pour dire la
chose même, une certaine messianicité sans messianisme est
très profondément impliquée dans une possible éthique de
l’indécidable, au-delà même de ses attendus derridiens stricts.
Il faut du coup préciser le contenu de l’espérance en tant
qu’elle s’agglomère au temps et à l’autre dans l’indécidable
– pas de l’espérance en général, donc, mais de l’espérance pour
l’indécidable ou de l’espérance en tant qu’elle commande toute
décision vivante.
4. Espérer pour l’indécidable.

On n’espère que pour ce qui est en tension dans l’instant


même où l’espérer se noue, d’une venue, d’un amour. Autrement
dit, on n’espère guère pour des choses lointaines – ou bien alors
il s’agit d’un espoir qui constitue le schème par où s’imagine
l’avenir et se donne son concept. On espère donc pour le tout
proche, soit le plus incalculable, le plus imprédéterminable,
le plus imprépensable, pour ce qui est le plus chargé d’attente
et d’inquiétude, dans l’instant. D’une part « viens, aime-moi »
ne peut se dire que depuis une venue déjà venue, un amour
déjà là – on ne saurait en faire l’adresse au tout-venant qui
n’entendrait, en ce sens, ni le venir ni l’aimer ni l’impérieuse
injonction. Il faut bien que quelque chose de cette attente soit
déjà contenu dans l’adresse qui en jaillit pour qu’elle puisse
seulement se proférer. Mais d’autre part et en même temps

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44 Levinas-Derrida : lire ensemble

cette actualisation préalable n’effectue aucune réactualisation


automatique, elle n’est ni n’a l’assurance de rien. Au contraire,
elle exacerbe la question de son indécidable renouvellement,
elle exige ce que je ne saurais décider, ce dont il n’y a pas lieu
pour moi de « décider », qui est requis et improbable à la fois.
L’espérer condense ainsi le plus proche et le plus indécidable
dans une intensité temporelle inouïe. Là, tout de suite, ça arrive,
ça va arriver ; mais l’événement, se mettant ainsi dans l’attente
immédiate de lui-même, se suspend dans son irrésolution
de chaque instant : viens, aime-moi. Ainsi approché dans sa
condensation instantanée, l’espérer se trouve déchargé de tous
les calculs, de tous les investissements de sens et de toutes les
déterminations rationalisantes qui le sur-marquent dès lors
qu’il porte sur les choses lointaines. Il pourrait alors échapper
aussi bien à sa constante dépréciation par la philosophie et les
philosophes qu’à sa réduction concomitante à une vertu théo-
logale, religieuse ou laïque. La décision elle-même pourrait faire
l’objet d’une distribution inédite. On ne « décide » que pour les
choses lointaines, dans l’illusion du programme et de l’emprise.
Plus l’objet de la décision s’approche de l’instant du trancher,
jusqu’à se confondre dans un indécidable-imprépensable, plus
la décision fait place à un s’en-remettre à la tension insigne du
temps et à l’espérer d’une dé-tension. C’est ce mouvement d’un
dire ininvestissable par l’attente et l’anticipation qu’atteste le
mode grammatical de l’impératif de la seconde personne du
singulier, le seul qui puisse manifester un ordre sans ordre,
une adresse sans attente, une affirmation et une positivité sans
dialectique et sans processus préventif.
Il y a dans l’indécidable un acquiescement plein au deux-sans-
un – dont on a dit qu’il ne s’accommodait ni d’une résignation
à l’un des deux, ni ne s’autorisait d’un dépassement spéculatif
des deux dans l’un, ni ne renonçait à agir et à décider. Une
« raison », au sens où Pascal pouvait écrire que travailler « pour
l’incertain » était le seul faire raisonnable, le seul faire « pour
demain » – une « raison », donc, joue indécidablement contre
les rationalités de la décision mûrie et réfléchie : « Combien de
choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles !

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Une éthique de l’indécidable 45

Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est
certain… Quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on
agit avec raison 13. » L’affirmativité essentielle 14 de l’indécidable
et la glorieuse incertitude qui l’accompagne permettent qu’on
puisse y associer l’espérer pour l’imminent, le presque-déjà-là,
l’impossible. Elles obligent même à se porter du côté de cette
espérance et à tenter de penser une éthique de cet espérer, flot-
tante, marrane et messianique, vouée à l’injonction indécidable
de l’autre, venue de lui et à lui adressée.

13. Pensées (452/130), in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque


de la Pléiade », p. 1216.
14. Je renvoie le lecteur, si je puis, à « Oui, la survie… Note sur le carré affirmatif
de la déconstruction », Rue Descartes, « Penser avec Jacques Derrida », Joseph Cohen
(dir.), n°52, Paris, 2006.

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Rencontre de l’Autre
et face à face avec Dieu

par David Brezis

L’ éthique n’est pas le corollaire de la vision de Dieu,


elle est cette vision même 1.

S’il fallait résumer d’un mot le débat entre Levinas et Derrida,


peut-être devrait-on choisir celui d’économie. Pour Levinas, le
rapport à l’Autre est d’ordre essentiellement anéconomique.
Assigné par autrui avant de disposer librement de soi, le Moi
se trouve livré à lui sans délai, sans réserve, sans retour. Pour
Derrida, au contraire, l’Autre ne se donne que sous les espèces
du Même, et par suite il semble n’y avoir de rapport à lui que
dans l’économie, la réserve, la différence. C’est du moins la
critique qu’il adresse à Levinas dans « Violence et métaphy-
sique ». Dominée par le primat du Même, l’ouverture à l’Autre
est impossible ou impensable comme pure dépense, elle s’ins-
crit toujours dans une économie où le Moi ne se livre jamais
à fonds perdus.

1. Difficile Liberté (DL), p. 33. À cet énoncé fait écho la réflexion de Levinas
sur le port des franges (tsisit) aux quatre coins du vêtement, censé rappeler à celui
qui les voit les commandements divins : « Dans le verset 39 du chapitre xv des
Nombres […] les franges sont nommées par un pronom personnel au singulier […]
“Tu le verras”. Commentaire rabbinique : en regardant les franges, tu verras Dieu.
À travers le rappel des actes commandés par la Loi, tu verras Dieu […] “Vision”
du Dieu invisible dans le respect des obligations éthiques de la Thora » (À l’heure
des nations [HN], p. 93).

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48 Levinas-Derrida : lire ensemble

Pour révélateur que soit ce schème, il apparaît vite insuffi-


sant. Dans la mesure où Levinas et Derrida développent tous
deux une pensée radicale de l’Autre-dans-le-Même, il y a aussi
entre eux une singulière proximité qui rejaillit sur la question
de l’économie. À affiner la perspective, on constate que Levinas
reconnaît également une certaine légitimité à l’économique, et
qu’à l’inverse, Derrida ne manque pas de pointer un certain
au-delà de l’économie, notamment à travers le concept aporé-
tique d’une économie qui admettrait une dépense sans réserve 2.
C’est à tort qu’on réduirait Levinas à l’extrémisme affiché par
Autrement qu’être. Dans Totalité et Infini, il concède encore au
Moi la possibilité d’un repli économique sur soi – sur l’espace
intérieur de son chez-soi – et, s’il le prive plus tard de cette
ressource, tout se passe comme s’il voulait néanmoins préserver
une sorte de contre-poids ou de contre-point au « sans réserve »
de l’exposition à l’Autre. Ainsi, avec l’intervention du tiers, ne
cesse de se modérer la folle exigence du pour-autrui. De même,
avec la scansion du Dire et du Dit, la dette infinie envers l’Autre
ne cesse d’être comme effacée ou compensée dans une économie
du monde réfractaire au Transcendant.
À l’inverse, il est clair que Derrida se montre au fil des années
plus accueillant à l’idée du Tout-Autre, de son inconcevable
événement ou venue qui, rebelle à toute anticipation, met en
échec la souveraineté du Même. Alors que, dans « Violence et
métaphysique », l’Autre est tenu de se plier à la loi du Même, il
apparaît de plus en plus que cette loi ne prend sens que depuis
quelque ouverture non maîtrisable au Tout-Autre. C’est le
fameux tournant éthique de Derrida, à la faveur duquel il semble
manifester une proximité croissante à Levinas, que ce soit à travers
les motifs de l’hospitalité, de la justice, du messianisme… Or s’il
est vrai que sa pensée connaît là une nouvelle inflexion, elle ne
s’en trouve pas modifiée en sa structure intime. Car en réalité,

2. Dès L’Écriture et la différence, Jacques Derrida déploie ce concept dans son


essai sur Georges Bataille : « De l’économie restreinte à l’économie générale, Un
hégélianisme sans réserve ». Sur la place de l’anéconomique dans sa pensée plus
tardive, cf., par exemple, Foi et savoir, p. 110 et 113.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 49

dès « Violence et métaphysique », il veille à marquer tout à la fois


la nécessité et l’impossibilité de l’ouverture au Transcendant,
double bind entre deux impératifs contradictoires : la logique
économique du Même, en son indépassable circularité, et son
dépassement inouï dans un mouvement sans retour vers l’Autre.
Il reste que ce double bind entraîne un partage de rôles bien
défini. Alors qu’en penseur du Tout-Autre, Levinas est reconnu
comme porte-parole du judaïsme, Derrida se pose en quelque
manière en médiateur, appliqué à faire droit en même temps à
l’économie du logos grec et au « sans réserve » du rapport judaïque
au Transcendant. Là se profile cependant une question qui va
désormais nourrir toute mon analyse. On peut en effet s’inter-
roger sur l’identification présumée du judaïsme avec l’excès de
l’ouverture au Transcendant. Alors qu’elle paraît pour Derrida
aller de soi (hypothèse dont il serait intéressant d’élucider les
présupposés), ne serait-on pas fondé, d’un autre point de vue, à
situer le judaïsme – et particulièrement le judaïsme rabbinique
dont se réclame Levinas – du côté de l’économie ? On sait que
ce dernier se constitue dans le rejet de l’activisme messianique,
dénoncé surtout à travers deux mouvements : d’un côté, la lutte
armée contre Rome, et de l’autre, le christianisme primitif.
Or ce refus de toute eschatologie « au présent » ne saurait être
insignifiant. À prêcher la patience dans l’attente d’un terme
toujours différé, le judaïsme n’opte-t-il pas pour la réserve –
mise à distance du présent qui, du moins for­mel­lement, pourrait
s’apparenter au concept derridien de différance ?
À vrai dire, Derrida semble lui-même réticent envers une
telle possibilité, choisissant de privilégier, dans l’attente messia-
nique, l’homologie entre judaïsme et christianisme. C’est ce
que montre le débat qui fait suite à sa conférence « D’un ton
apocalyptique adopté naguère en philosophie 3. » Lorsque, à
rebours de l’amalgame entre apocalypses juive et chrétienne,
J. Rogozinski suggère une spécificité du Messie juif « différant
sans cesse l’imminence de sa venue », Derrida avoue sa perplexité :

3. Les fins de l’homme, À partir du travail de Jacques Derrida, p. 482-483.

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50 Levinas-Derrida : lire ensemble

Je comprends ce désir, qui se manifeste souvent, de radicaliser une certaine


incommensurabilité entre le judaïque et le chrétien, le désir d’organiser
une résistance juive à cet accouplement « monstrueux ». Je n’ai aucune
réponse […]. Cet accouplement est-il si monstrueux, je ne le sais pas.

Cependant le fait que Derrida ignore une telle piste ne nous


interdit pas de l’explorer et on le fera donc ici indépendamment
des intentions qu’il a pu exprimées « personnellement ».
Pour étayer l’hypothèse d’une relation entre attente juive
et différance, on peut a contrario se demander s’il n’y aurait
pas quelque affinité entre le « sans réserve » de l’exposition à
l’Autre, et une certaine urgence eschatologique. Que le Moi
doive répondre dans une passion sans limite à ce que Levinas
nomme l’extrême urgence de l’assignation par l’Autre 4, n’y
aurait-il pas là comme un écho de l’eschaton chrétien, alors que
le respect judaïque de la Loi commande en premier lieu d’en-
durer l’épreuve du temps ? De manière paradoxale, la passivité
radicale du Moi levinassien, dès lors qu’elle vire en passion, ne
serait-elle pas déchiffrable – en dépit de son lien intime avec la
patience 5 – comme une forme d’activisme ? De prime abord,
la réponse est bien sûr négative. Si Levinas fait de l’ouverture à
l’Autre l’événement messianique par excellence, il est clair qu’il
le place hors de l’histoire. C’est d’autant plus clair qu’au moment
même où il réinterprète le messianisme en termes éthiques, il
fait un éloge appuyé de la patience, condamnant sévèrement
les sanglantes aventures messianiques de l’époque moderne.
Pour cette condamnation, il invoque du reste le Midrash qui
sert classiquement à la critique de l’activisme messianique. Il
mentionne la tradition selon laquelle les fils d’Ephraïm meurent
dans le désert pour avoir voulu hâter la fin, sortir d’Égypte avant
le temps fixé pour la délivrance 6.

4. Autrement qu’être, p. 112 (AE).


5. Dans Autrement qu’être, passivité et patience apparaissent comme des concepts
quasi équivalents.
6. DL, p. 250.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 51

Et pourtant, un rapprochement semble malgré tout possible


entre le « sans réserve » de Levinas et un certain radicalisme
eschatologique. À cause de l’imminence du Royaume, Jésus
requiert de ses fidèles un engagement sans limite. Au jeune
homme venu lui demander comment faire son salut, il répond :

Tout ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor


dans le ciel ; puis viens, suis-moi 7 !

Or on n’a pas de mal à trouver un pendant à ce texte dans les


sources juives. Il met en scène le roi Monbaz (ou Monobase),
dont la conversion au judaïsme, au premier siècle de notre ère,
est attestée à la fois par la littérature rabbinique et par Flavius
Josèphe. Le Talmud rapporte qu’en période de famine, Monbaz
décida de faire don de tous ses biens :

Le roi Monbaz se leva et distribua (bizbez) tous ses trésors aux pauvres.
Ses proches lui envoyèrent ce message : Tes pères n’ont cessé d’amasser,
ajoutant à ce qu’avaient accumulé leurs propres pères, et toi tu as dila-
pidé (bizbazta) tes biens et ceux de tes pères. Il leur rétorqua : […] Mes
pères se sont constitué des trésors sur terre, mais moi, un trésor dans
le ciel […] 8.

Si ce texte fait directement écho à l’épisode de l’Évangile,


nul doute qu’il s’accorde aussi avec l’éthique levinassienne.
Pour Levinas, l’ouverture à l’Autre se produit exactement
comme la pure générosité de Monbaz. Elle est « interruption de
l’entassement, de l’amassement, de l’accumulation par lesquels,
pour l’être […] il y va toujours et encore de cet être même » 9.
Levinas se réfère ici à la prophétie d’Isaïe : « Ils ne seront pas
entassés et ne seront pas amassés […] » (Isaïe 23, 18), où figure
la racine atsor, thésauriser, dont dérive le mot otsar, trésor, utilisé
à propos de Monbaz.

7. Mc 10, 21.
8. TJ Peah 1, 1.
9. HN, p. 123.

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52 Levinas-Derrida : lire ensemble

On peut toutefois s’interroger sur la légitimité que le Talmud


reconnaît au geste du roi prodigue. Si Monbaz, dont le nom
rime avec le « donner sans réserve » – levazbez – est critiqué
par les tenants du modèle économique de l’épargne, il paraît
avoir face à eux le dernier mot. À considérer cependant une
autre source qui relate un cas similaire, la perspective change
notablement. Là il ne semble plus que le Talmud admette ce
que Levinas nomme l’extravagante générosité du pour-l’autre 10.
Qu’un rabbin distribue toute sa fortune, et il se fait rappeler
à l’ordre, en vertu d’un décret pris par les Sages, qui assigne
au montant du don une limite légale 11. Pourquoi son geste
suscite-t-il la critique ? Renverrait-il au « sans réserve » d’un
messianisme au présent, rompant avec la visée patiente d’une
échéance toujours à venir ? Un indice conforte cette hypothèse.
Selon le Talmud, le décret qui interdit le don sans limite est
pris à Ousha 12. Or c’est à Ousha que le judaïsme se reconstruit
après l’échec de Bar Kochva, tout comme il s’était reconstruit
à Yavné, après le traumatisme consécutif à une autre aventure
politico-messianique réprimée dans le sang : la révolte des
zélotes contre Rome, ayant entraîné la chute de Jérusalem et
la destruction du Temple.
Est-ce à dire que le rejet du don sans limite ait surtout une
portée symbolique, qu’il vienne proscrire l’engagement dans
un activisme aux conséquences ruineuses ? Instructif est à cet
égard un motif clé du récit que le Midrash fait du siège de
Jérusalem. C’est le motif du trésor, otsar, ce qui est amassé,
accumulé, engrangé : richesses mais aussi provisions mises en
réserve pour assurer une subsistance à long terme et non pour
être consommées ou consumées sans retenue, en pure perte.
Pacifiste, le Talmud valorise ce motif car l’idée de réserve est
pour lui synonyme d’attitude prudente, prévoyante ou conci-
liante envers Rome. À la tête du parti de la paix, se trouvent
les notables de Jérusalem, lesquels disposent dans leurs trésors

10. HN, p. 207.


11. TJ Peah 1, 1.
12. TJ Peah 1, 1.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 53

– granges ou greniers – de quoi subvenir aux besoins de la


ville pour de longues années. Au contraire, les zélotes décident
d’incendier les réserves de vivres, pour obliger le peuple à se
lancer dans la lutte à fonds perdus. Mais par son extrémisme,
un tel geste n’est pas sans rappeler celui de Monbaz. Du roi
on dit qu’il se leva et distribua/dilapida tous ses trésors. Or des
zélotes on raconte qu’ils « se levèrent et brûlèrent tous les trésors
qui étaient à Jérusalem 13 ». Qui plus est, quand le pragmatisme
reprend ses droits, avec l’exil volontaire de Yoh’anan b. Zakaï
hors de la ville, ce revirement se place justement sous le signe
des réserves à reconstituer. Le Midrash évoque, on le verra, les
trésors-greniers à blé de Yavné, comme si, après l’excès d’une
dépense à mort, le souci prioritaire était de s’économiser pour
survivre, de se réserver ou préserver pour subsister dans la durée 14.
Mais dès lors s’impose un point de vue qui est aux antipodes
de l’éthique levinassienne. Tandis que Levinas plaide en faveur
de ce qu’il nomme la « dépense excessive » du pour-l’autre 15,
prévaut désormais une idée à laquelle il se montre foncièrement
hostile : l’idée de persévérance dans l’être.
Si Levinas s’avère réfractaire à ce qui paraît être la visée
économique de la pensée juive, est-ce que cette visée s’accor-
derait a contrario avec ce que Derrida cherche à penser sous
le nom d’économie ? Pour offrir une amorce de réponse, je
voudrais me livrer à un exercice de lecture comparée, un « lire-
ensemble » comme nous y invite le titre du colloque. Je vais
prendre un texte de la Genèse et tenter d’en proposer tour à tour
un commentaire selon Levinas et selon Derrida. Le texte que
j’ai choisi a pour héros un autre Jacques, ou plutôt le premier,
le patriarche Jacob. Après qu’il abuse par deux fois son frère,
d’abord, en lui dérobant son droit d’aînesse, puis en s’empa-
rant de la bénédiction de leur père, la fureur d’Esaü l’oblige à
s’enfuir chez Laban et ce n’est que des années plus tard que, de
retour au pays, il est amené à le retrouver, sans savoir ce que

13. Avot deRabbi Natan B 7, 13.


14. Bereshit Raba 76, 8.
15. Noms propres (NP), p. 128.

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54 Levinas-Derrida : lire ensemble

lui réserve leur rencontre qui s’annonce pour lui à haut risque
(Esaü vient à lui, accompagné de quatre cents hommes). Le
texte relate dans le détail les précautions qu’il prend avant la
rencontre : envoi de messagers, partage de ses gens en plusieurs
camps, offrande de troupeaux, dans l’espoir de se concilier les
faveurs du frère lésé, et c’est cet épisode que je voudrais essayer
de lire à la manière de nos deux philosophes.
Si mon choix s’est porté sur ce texte, c’est pour trois raisons
principales :
1. Au cœur du livre de la Genèse est la question récurrente
de la coexistence avec l’Autre primordial qu’est le frère. Par
suite la rencontre avec Esaü offre comme une mise en scène
dramatique de la question qui mobilise toute la réflexion de
Levinas : le face à face avec autrui, sous le signe de la violence
qui lui est pour ainsi consubstantielle.
2. On sait que la transcendance est pour Levinas inscrite à
même le visage : le visage d’autrui et, comme en arrière de lui,
la face de Dieu, à laquelle il n’est d’accès que dans l’accueil
du visage humain. Or ce lien entre le visage d’autrui et la face
divine vient aussi à jour dans la rencontre avec Esaü. Au milieu
du récit, prend place l’épisode de la lutte avec l’ange et, dans
les deux cas, la rencontre humaine s’apparente étrangement à
la vision du divin. L’ange est appelé dans le texte un homme
et pourtant Jacob l’affronte comme un être divin :

Jacob nomma ce lieu Peniel (littéralement, face de Dieu), car, dit-il, j’ai
vu Dieu face à face, et ma vie a été sauve. (32, 30)

Et c’est une même équivoque que se glisse dans le tête-à-


tête avec Esaü :

Et Jacob dit : … Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, accepte mon offrande,
car c’est pourquoi j’ai vu ta face comme on voit la face de Dieu et tu
m’as fait faveur. (33, 10)

3. Dans la tradition rabbinique, Esaü est l’ancêtre d’Edom,


identifié à son tour avec Rome. Aussi bien la prudence de

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 55

Jacob qui, pour apaiser son frère, ne lui offre pas seulement
des présents mais va jusqu’à se prosterner devant lui (33, 3),
apparaît exemplaire de la politique conciliatrice que les rabbins
prônent en général à l’égard de l’Empire romain.
Pour cette série de raisons, on a là un récit paradigmatique
de la rencontre avec l’Autre, ce qui confère tout son intérêt à
la double lecture que je voudrais à présent mettre en œuvre.
Commençons par la lecture levinassienne.
Aux messagers qu’il envoie à son frère, Jacob ordonne :
« Voici ce que vous direz à mon seigneur, à Esaü : ainsi parle ton
serviteur Jacob […] » (32, 4), et par la suite il reprend plusieurs
fois les termes de seigneur et de serviteur pour qualifier leur
relation. Mais ces termes sont précisément ceux qui désignent
chez Levinas le rapport de subordination du Moi à autrui 16. Alors
que l’Autre, si misérable soit-il, se définit par « son éminence,
sa hauteur, sa seigneurie 17 », le Moi a pour vocation première
de le servir, humble service que Levinas nomme diaconie, en
référence à la figure du Serviteur souffrant, au chapitre 53 d’Isaïe.
Un autre motif qui se laisse reconduire à Levinas est celui
des troupeaux offerts à Esaü. Selon Difficile liberté, la relation
avec autrui est « toujours offrande et don, jamais approche les
mains vides 18 », et compte tenu de la consonance en hébreu de
l’approche et du sacrifice (qarov, qorban), il est clair que Levinas
songe au verset : « On ne se présentera pas devant ma Face les
mains vides » (littéralement, « ma Face ne sera pas vue les mains

16. Dans la parole de Jacob « Que mon seigneur passe devant son serviteur »
(Gen 33, 14), se donne à entendre la préséance de l’Autre qui au fondement de
l’éthique levinassienne : « L’Autre passe avant le Même. Après vous, Monsieur, s’il
vous plaît ! » (HN, p. 129).
17. TI, p. 49. Sur la désignation de l’Autre comme seigneur (adon), cf. le
commentaire de Levinas à la parole qu’Abraham adresse aux trois passants : « Si j’ai
trouvé grâce à vos yeux, seigneur(s) (adonaï), ne passez pas, je vous prie, loin de votre
serviteur » (Gen 18, 3). Le texte étant au singulier, le Midrash l’interprète comme si
Abraham demandait à Dieu d’attendre qu’il s’occupe d’abord des passants, et Levinas
de remarquer que cette priorité accordée à l’humain est au fond déjà suggérée par
le texte, « dans le fait même de dire Seigneur, Adonaï, à un passant anonyme perdu
dans le désert » (L’au-delà du verset, p. 154).
18. DL, p. 88.

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vides », Ex 23, 15) 19. Mais c’est aussi à ce verset que songe le
Midrash lorsque, commentant les mots de Jacob « Accepte mon
offrande, car c’est pourquoi j’ai vu ta face comme on voit la
Face de Dieu », il lui fait dire : « Tout comme la Face de Dieu
ne saurait être vue les mains vides, pareillement pour toi (Esaü),
ta face ne saurait être vue les mains vides » 20.
De fait, Jacob aborde son frère en coupable, culpabilité qu’il
espère se faire pardonner par son offrande. C’est ce que le texte
indique sans détour dans un verset difficilement traduisible, car
jouant à plein sur le mot panim, face ou visage, repris quatre
fois dans des constructions différentes :

Il (Jacob) se disait en effet : j’apaiserai sa face (littéralement, j’expierai sa


face) par l’offrande qui me précède, et après je verrai sa face, peut-être
me fera-t-il grâce. (32, 21)

J’ai rappelé quelle était la faute de Jacob : le vol du droit


d’aînesse, puis de la bénédiction paternelle – droit d’aînesse,
bekhora et bénédiction berakha. Mais cette faute nous ramène en
droite ligne à Levinas. On peut en effet y voir la faute originelle
dont Levinas accuse le moi. Au lieu de reconnaître la priorité
de l’Autre – son droit de premier-né – , le Moi la revendique
pour lui-même. Aussi bien n’y a-t-il pour le Moi de rachat qu’à
restituer à l’Autre sa priorité et c’est ce que Jacob fait, du moins
symboliquement, avec ses présents. Lorsque Esaü découvre que
son frère l’a trompé, il s’écrie : « Il a pris mon droit d’aînesse et
voilà maintenant qu’il a pris ma bénédiction » (27, 36). Or, au
moment de lui proposer son offrande, Jacob lui dit : « Prends
ma bénédiction » (33, 11), comme s’il lui offrait au fond de
retrouver la préséance qu’il lui avait dérobée.
Il est encore un motif où résonne l’éthique levinassienne.
Jacob commence son discours à Esaü par les mots : « J’ai vécu
chez Laban et m’y suis attardé jusqu’à maintenant. J’ai acquis

19. L’allusion à l’Exode est explicite dans l’énoncé : « Vers la face de Dieu il ne
faut pas aller les mains vides » (Hors Sujet, p. 33).
20. Bereshit Raba 78, 3.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 57

bœufs, ânes, petit bétail, serviteurs et servantes… » (32, 4-5)


Jacob s’excuse donc d’avoir tardé, retard qu’il met au compte
de l’effort entre-temps investi dans l’accroissement de ses biens.
Mais, dans la perspective de Levinas qui assimile l’accumulation
de l’avoir à l’égoïsme du sujet, on retombe là sur un schéma
connu : la culpabilité du Moi, immanquablement en retard
dans sa rencontre avec autrui, dès lors qu’il se donne la priorité,
fait passer son intérêt personnel avant son souci de l’Autre 21.
On peut cependant considérer le retard de Jacob sous un
angle différent. En réalité sa formule « j’ai tardé » offre comme
une clé pour toute la stratégie qu’il adopte en vue de sa rencontre
fatidique avec Esaü. « J’ai tardé » se dit vaeh’ar, de la racine
ah’or qui signifie être en arrière, derrière, et ce radical ne cesse
de revenir ensuite comme un leitmotiv. Que Jacob envoie en
avant des représentants ou des présents, ou bien qu’il veille à
partager ses gens, c’est, le texte le dit expressément, pour rester
lui et ses proches en arrière (ah’arenou, ah’aronim) 22. Qui plus
est, se profile ici un lien remarquable entre ah’or, en arrière et
ah’er, l’autre. Pour Jacob, tout se passe comme si le fait de se
tenir en arrière, derrière un autre qu’il délègue à sa place, avait
pour objet de le protéger, en retardant l’échéance redoutée du
face à face direct. Or ce schéma prend tout son sens si l’on se
souvient de l’équivalence entre le danger du face à face avec
Esaü et celui qui accompagne la vision du divin. De fait, il
convient ici de mettre en correspondance deux énoncés de
l’Exode : la formule qui lie l’approche de Dieu au sacrifice « Ma
face ne sera pas vue les mains vides », et les mots par lesquels
Dieu explique à Moïse qu’il ne pourra contempler sa gloire
directement « Tu verras mon arrière (ah’oraï), mais ma face
ne sera pas vue » (Ex 33, 23). À articuler ces deux énoncés, on
comprend à quelle condition tombe l’interdit de la vision du
divin : lorsque Dieu n’est vu que de derrière ou lorsque l’homme
l’approche paré du substitut qu’est l’offrande, comme si, en se
tenant derrière elle, il se gardait du contact direct avec le divin.

21. AE, p. 110-115, 192.


22. Gen 32, 19 ; 33, 2.

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58 Levinas-Derrida : lire ensemble

En d’autres termes, tout se passe comme si la rencontre avec


le Transcendant avait pour condition qu’elle ne se produise
pas directement, que s’interpose un « en-arrière » – écart, délai,
retard, distance, comme pour différer l’excessive intensité d’un
face à face immédiat. Mais, à travers ce mouvement de diffé-
rance, se dessine bien sûr la possibilité d’une lecture derridienne
de notre texte. Que Jacob gère la menace par une stratégie à la
Derrida, s’appliquant à différer, espacer, disperser, partager, est
vérifiable aussi bien par rapport à son offrande (minh’a) que
par rapport à son camp (mah’ane). Non seulement il morcelle
l’offrande qu’il envoie par l’entremise de ses messagers mais
à ceux-ci il demande de laisser à chaque fois un espace entre
les troupeaux (32, 17). De même, c’est dans le but avoué de
répartir le risque qu’il divise ou disperse son camp (32, 9). Là
aussi, il semble faire un calcul économique dont le principe
est d’ajourner l’échéance autant que de miser sur plus d’une
option. À multiplier les procédés dilatoires, il cherche comme
à se protéger contre ce que l’événement risque, en son unicité,
de recéler d’abrupte violence. Il se prémunit contre lui en s’y
préparant, en le dupliquant dans une sorte d’anticipation
transcendantale.
C’est ce qui ressort en particulier du parallèle implicite
entre les messagers, littéralement les anges, que Jacob envoie à
Esaü et l’ange qu’il affronte dans un combat nocturne. Dans
l’un et l’autre cas, les envoyés sont assimilables à des doubles,
dont le rôle annonciateur est censé atténuer le traumatisme
de l’événement réel. Selon la formule de Jacob, les messagers
doivent annoncer à Esaü sa venue pour qu’il trouve grâce à ses
yeux (32, 5). Autant dire qu’ils doivent préparer la rencontre
par la parole, comme s’il y avait dans le préalable du langage
ou du logos de quoi amortir le choc de la rencontre. Mieux,
ces préliminaires sont pour Jacob la condition de sa grâce, avec
un jeu subtil entre les mots camp (mah’ane), offrande (minh’a)
et grâce (h’en). À faire défiler son camp comme son offrande,
Jacob produit un étalement, un espacement de la rencontre,
qui n’a d’autre but que de lui attirer la grâce d’Esaü (33, 9) :
« Qu’est-ce que ce camp que j’ai rencontré ? Il répondit : c’est

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 59

pour trouver grâce à tes yeux » (33, 8) ; « Si j’ai trouvé grâce à


tes yeux, accepte mon offrande » (33, 9).
Pareillement la lutte avec l’ange apparaît comme une prépa-
ration transcendantale – ou transcendante – à la rencontre du
frère. Même si l’on ignore le commentaire traditionnel qui
identifie l’ange avec un représentant céleste d’Esaü, ce motif est
aisément déchiffrable dans le texte. Dès lors que Jacob survit
à son face à face avec l’envoyé de Dieu, il peut aussi survivre
au face à face avec Esaü, qui se montre à lui sous le visage du
divin. D’ailleurs, juste auparavant, le texte évoque la rencontre
de Jacob avec des anges en un lieu nommé mah’anaïm, la forme
duelle pour mah’ane, camp (32, 2-3), ce qui suggère à nouveau
une sorte de duplication entre ce qui se déroule au plan divin
et au plan humain.
À partir de là se précise l’opposition entre les deux lectures
qu’on vient d’esquisser. Si la lecture selon Levinas souligne la
dimension sacrificielle de l’approche de l’Autre, la lecture selon
Derrida met plutôt en avant les mécanismes de défense du Moi
face à la menace d’une exposition sans limite à autrui. Entre ces
deux lectures est-il possible de trancher, d’affirmer que l’une
d’elles s’accorde davantage avec l’esprit de la tradition biblique ?
Sans doute le Dieu juif s’offre comme pure transcendance, de
sorte que celui qui l’approche se met nécessairement en danger.
Mais en même temps, tout se passe comme si existait face à ce
danger un dispositif fondamental de substitution ou de rachat,
grâce auquel un acte rituel – et en quelque manière virtuel –
de sacrifice est appelé à remplacer le sacrifice réel, réellement
consommé.
À ce dispositif se rattachent notamment deux termes dérivés
de la même racine : kapara – expiation – et kofer – rançon. Par
l’offrande qu’il fait à Esaü, Jacob espère « apaiser sa face », où
apaiser traduit le verbe kaper, signifiant à la fois couvrir et expier.
Ainsi l’offrande a-t-elle une fonction protectrice autant que
propitiatoire, comme on le voit par exemple (à deux reprises)
dans le livre des Juges. Quand celui qui a eu une vision du divin
craint de mourir, il apparaît que sa crainte est sans objet, dès lors
qu’il s’est prémuni – couvert – par une offrande contre le danger

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60 Levinas-Derrida : lire ensemble

d’un face à face direct avec le Transcendant 23. Et c’est au même


champ sémantique que renvoie le terme kofer. Désignant à
l’origine une couche protectrice, le kofer conserve ce sens dans
son usage rituel. En témoigne le lien structurel entre l’épisode
du Veau d’or et celui de la construction du Tabernacle. Alors
que les israélites participent à cette construction en payant
chacun un demi-sicle, un tel paiement doit aussi, en tant que
kofer, servir à racheter-expier leur participation à la faute du
Veau d’or. Mais par là il a bien le rôle d’un écran protecteur
par rapport au châtiment que Dieu entend leur infliger. Tandis
qu’ils se trouvent sous la menace de ce châtiment, le kofer est
comme un substitut qui s’interpose entre eux et la puissance
destructrice du divin 24.
Mieux, cette fonction revient aussi à l’édifice même du
Tabernacle. C’est ce qui ressort parfaitement du chapitre 33 de
l’Exode. Après la faute, Dieu ne peut plus séjourner au sein du
peuple sans que sa présence ne menace de l’anéantir. Mais d’un
autre côté, seule la proximité du divin est signe que les israélites
gardent malgré tout le statut de peuple élu. Finalement, cédant
aux supplications de Moïse, Dieu consent à résider auprès d’eux
mais pour que sa présence ne soit pas porteuse de mort, elle
doit prendre place dans un espace qui protège de l’exposition
directe au Transcendant et c’est précisément là le rôle assigné
au Tabernacle.

23. À Gédéon qui craint, malgré son offrande, que la vision du divin n’entraîne
sa mort (« Ah Seigneur, malheur à moi, car j’ai vu l’ange de Dieu face à face »), Dieu
répond : « Sois sans crainte, tu ne vas pas mourir » (Jug 6, 22-23) ; et à Manoah’qui
exprime une crainte similaire (« Nous allons mourir, car nous avons vu Dieu »), sa
femme répond : « Si Dieu avait voulu nous faire mourir, il n’aurait pas accepté notre
holocauste et notre offrande » (Jug 13, 23).
24. Le rôle protecteur du kofer ressort de la mise en parallèle de deux passages, où
la racine paqod désigne, ici, le fait que Dieu intervienne pour châtier les israélites et
là, leur dénombrement qui menace aussi de les exposer à un certain fléau-châtiment
divin : « Mais le jour de mon intervention, j’interviendrai pour les punir de leur
péché. Et le Seigneur frappa le peuple pour avoir fabriqué le veau » (32, 34-35) ;
« Lorsque tu dénombreras les israélites, chacun d’eux donnera une rançon pour sa
personne, afin qu’ils ne soient pas frappés lors de leur dénombrement » (30, 12).

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 61

Révélateur est à cet égard le parallèle avec un autre épisode


qui intervient au même moment. C’est la scène où Moïse est
admis à contempler la gloire de Dieu mais seulement de l’arrière :

Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te


couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main
et tu verras mon arrière mais ma face ne sera pas vue. (Ex 33, 20-22)

Un peu plus haut, on a mis en correspondance l’énoncé « Ma


face ne sera pas vue » et l’énoncé qu’on trouve au chapitre suivant
« Tous les premiers-nés de tes fils tu les rachèteras, et ma face
ne sera pas vue les mains vides » (34, 20). On en déduisait que
l’homme ne pouvait aborder Dieu que paré du substitut qu’est
le sacrifice, comme si, à se tenir derrière lui, il était protégé du
contact direct avec le divin. Mais dès lors que le sacrifice a ce
rôle de « substitut protecteur » – kapara ou kofer ‒, on ne peut
manquer de le rapprocher de la main divine (ou de la paume de
sa main) – kaf – qui apparaît aussi dans un tel rôle apotropaïque.
L’assonance entre kofer et kaf n’est d’ailleurs pas la seule dont
joue ici le texte. À conjuguer les deux mots de la formule « je
te couvrirai de ma main » (vessakoti khapi), on s’aperçoit qu’en
dérivent quelques-uns des composants clés du Tabernacle. Du
mot kaf et du mot voisin kanaf, qui signifie aile, on obtient la
kaporet, le couvercle-propitiatoire posé sur l’Arche d’alliance, et
les chérubins qui déployaient sur lui leurs ailes protectrices. De
la kaporet, on obtient, par permutation de lettres, la parokhet,
la tenture derrière laquelle se trouvait le saint des saints et qui
servait aussi de voile protecteur. Si l’on ajoute que tout l’édifice
n’était qu’une tente tapissée de peaux, de toiles, de rideaux, dont
le texte souligne à chaque fois la fonction de couverture, on
s’aperçoit que l’objet primordial du Tabernacle est d’accueillir
la présence divine mais aussi de lui faire écran, d’en filtrer en
quelque sorte le principe menaçant, de manière à ce qu’elle
s’offre essentiellement comme une présence tutélaire.
Que conclure de cette longue digression ? Peut-on identifier
Levinas avec l’exposition sans réserve à l’Autre, et Derrida avec
les dispositifs appelés à assurer la défense ou subsistance du sujet ?

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62 Levinas-Derrida : lire ensemble

C’est ce que ce dernier laisse peut-être entendre dans un passage


de son Adieu – à Levinas. Il raconte que celui-ci lui dit un jour
que ce qui l’intéresse au fond, par-delà l’éthique, est le saint,
la sainteté du saint. Et Derrida de poursuivre avec l’évocation
de la parokhet, le voile qui dans le sanctuaire séparait du saint
des saints 25. On se doute que Derrida associe « la sainteté du
saint » et « le saint des saints » et, dans la mesure où il insiste que
le tissage de ce voile devait être confié à un artiste-inventeur,
traduction du mot h’oshev, penseur 26, il semble reprendre un
tel tissage à son compte. Mais par là se laisse bien entrevoir ce
qui le sépare de Levinas. Alors que Levinas est comme entraîné
vers la sainteté hyperbolique de l’Autre (non seulement saint
mais saint des saints), tout se passe comme si Derrida préférait
rester en arrière, s’attarder sur le voile, la tenture, la texture, avec
son tissu de différences, plutôt que de s’exposer directement
au Transcendant.
Pour Levinas, l’idée que le sujet pourrait se défendre contre
une telle exposition devient au fil des années de moins en
moins acceptable. Dès Totalité et Infini, la droiture du face à
face avec l’Autre interdit au Moi de se dissimuler, et s’il peut
encore trouver refuge dans un espace intérieur, ce n’est plus le
cas, on l’a dit, dans Autrement qu’être, où il se retrouve tota­
lement à découvert. Alors que le sujet métaphysique s’identifie
essentiellement avec les mécanismes par lesquels il se protège de
l’Autre, le Moi levinassien en est le strict opposé. Nu jusqu’à
être comme privé de peau, il ne dispose d’aucune défense pour
atténuer son contact traumatique avec l’Autre.
Mais là se reconnaît aussi le fossé entre la conception de
Levinas et celle qu’on a dégagée du texte de l’Exode. Il s’observe
surtout avec la vision du divin « de l’arrière ». On sait que la
notion de trace pointe chez Levinas la transcendance de l’Autre.
Avant même d’entrer dans la présence, l’Autre, ou plutôt l’Infini
à partir duquel il vient, s’est déjà retiré, signe de l’impuissance

25. Adieu – à Emmanuel Levinas, p. 15.


26. « […] ce voile que Moïse devait confier à un inventeur ou à un artiste plutôt
qu’à un brodeur » (Adieu, p. 15).

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 63

du Moi à avoir sur lui la moindre maîtrise. Or, bien que cette
idée du Transcendant soit cohérente avec la scène biblique, tout
se passe comme si l’exégèse de Levinas en infléchissait considé-
rablement le sens. Que l’Autre ne se donne que depuis la trace
de l’Infini veut dire qu’il excède les capacités d’anticipation du
Moi. Faisant sauter ses mécanismes de défense, il s’introduit en
lui comme par effraction, avant même que le Moi ait le temps
de se constituer en instance autonome, capable d’assimiler
tout ce qui lui vient du dehors. D’où le déplacement crucial
que Levinas opère dans l’interprétation de la scène biblique.
Si en elle l’accent est mis sur la défense offerte au Moi face au
divin, Levinas semble vouloir priver le Moi de cette défense, le
montrer entièrement livré à l’Autre, sans qu’aucun dispositif ne
prévienne son exposition sacrificielle au Transcendant.
Il est vrai que Levinas peut sur ce point en appeler à d’autres
textes de la Bible. Ainsi, dans une lecture talmudique 27, il cite
un passage des Psaumes qui dit l’impossibilité de se dérober à
Dieu (139, 5-7) :

Tu me serres par-derrière (ah’or) et par-devant et tu poses sur moi ta main


[…]. Où irai-je pour échapper à ton esprit et où fuirai-je loin de ta face ?

Mais là encore on est en droit de se demander si l’exégèse


de Levinas s’accorde avec celle des rabbins. Moyennant une
correction mineure, les mots Tu me serres par-derrière et par-
devant peuvent se lire Tu m’as créé par-derrière et par-devant. Le
Talmud en conclut que le premier homme a été créé avec deux
visages, ce que Levinas interprète dans le droit fil de sa thèse.
Avoir deux visages, c’est ne pas avoir un visage qui fait face et
un arrière – des arrière-pensées – où fuir la pure exposition du
face à face. Commentaire brillant mais dont il est douteux qu’il
corresponde à l’intention des rabbins. En effet, ceux-ci proposent
du passage des Psaumes une tout autre lecture. Ignorant le sens
littéral du texte (l’obsession par le divin), ils lisent la formule « Tu

27. Du sacré au saint, p. 130-133.

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64 Levinas-Derrida : lire ensemble

poses sur moi ta main », comme si elle faisait écho à la scène de


l’Exode. D’après le Midrash, lorsque l’homme, être imparfait par
nature, est créé, les anges, en gardiens jaloux de l’idéal, veulent
l’anéantir et il n’a la vie sauve que grâce à Dieu qui étend sur
lui sa main pour le protéger 28. » Or cette scène est directement
calquée sur celle de l’Exode, telle que la réinterprètent les
rabbins. Selon eux, la main de Dieu ne protège pas Moïse du
divin mais des anges, furieux de la visite d’un homme dans le
monde d’En-haut. Alors que les êtres célestes – symbole d’une
idéalité surhumaine – menacent le prophète de mort, Dieu le
prend sous sa protection, comme pour le défendre contre les
excès du Transcendant 29. Mais c’est dire une fois encore que,
contrairement à Levinas, le Talmud n’approuve pas l’exposition
au Transcendant, désignant bien plutôt Dieu comme celui qui
permet à l’homme d’y échapper.
Il convient de faire ici une remarque importante. Le danger
que le texte biblique associe au Transcendant se rattache mani-
festement à la notion du sacré ou du numineux développée
par R. Otto. Or on sait la profonde allergie de Levinas à cette
notion, de sorte qu’on voit mal comment mettre en rapport
ce qu’il nomme exposition à l’Autre avec le danger évoqué
plus haut. Non seulement il distingue strictement le saint du
sacré mais il précise que l’Autre ne s’impose pas au Moi par
son excessive présence ou puissance, son assignation étant au
contraire d’autant plus obsédante qu’il s’efface, s’absente, se
retire humblement hors de l’Être :

Le visage échappe à la représentation : il est la défection même de la


phénoménalité. Non pas parce que trop brutal pour l’apparaître mais
parce que, en un sens, trop faible, non phénomène, « moins » que
phénomène 30.

28. « “Tu me serres par-derrière et par-devant et tu poses sur moi ta main” :


lorsque le Saint-béni-soit-il créa le premier homme, les anges voulurent le brûler et
Dieu étendit sur lui sa main et le protégea » (Avot deRabbi Natan B 8).
29. TB Shabbat 88b, Pessiqta Rabati 10, Pirqé deRabbi Eliezer 46.
30. AE, p. 112 : Si l’Infini à partir duquel se donne l’Autre est insaisissable,
ce n’est pas « parce qu’il luirait dans une lumière démesurément forte » mais parce

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 65

Il n’empêche que la séparation entre les deux domaines est


sans doute moins étanche que ne le prétend Levinas. C’est ce que
révèle notamment la proximité sémantique entre le sacré et le
sacrifice. Alors que l’expérience du sacré appelle essentiellement
au sacrifice, le sacrifice est aussi requis par la responsabilité infinie
envers l’Autre, ce qui justifie – au moins métaphoriquement – le
parallèle qui nous sert ici de fil directeur.
Instructif est à ce propos le rapport compliqué de Levinas à
l’épisode du sacrifice d’Isaac. Sans doute voit-il dans le suspens
du sacrifice la marque du primat de l’éthique sur le religieux, ce
qui l’amène à critiquer avec virulence l’analyse de Kierkegaard
dans Crainte et Tremblement 31. Ainsi accuse-t-il régulièrement
le Danois de violence, une violence qu’il situe, dès 1952, « dans
la crainte et tremblement où le Sacré nous arrache à nous-
mêmes 32 ». Et pourtant, il y a lieu de se demander s’il n’est
pas lui-même attiré par une lecture sacrificielle de l’épisode. À
l’origine de la question est le privilège décisif qu’il accorde au
« me voici » d’Abraham. Si le « me voici » est, comme il l’affirme,
synonyme de subordination inconditionnée à l’Autre, rien ne
paraît devoir interdire qu’elle soit poussée jusqu’au sacrifice.
C’est ce qu’il reconnaît ouvertement en définissant la respon-
sabilité envers autrui comme substitution ou expiation. En tant
qu’otage, le Moi est toujours déjà substitué à l’Autre et le gage
paradoxal de son unicité est justement qu’il remplace l’Autre
sans que personne ne puisse à son tour le remplacer 33. Or, à
la lumière du récit de la Torah, cet énoncé ne manque pas de
surprendre. Si Abraham reçoit au départ l’ordre de sacrifier son
fils « unique », un substitut finit par être trouvé à ce fils « unique »,
substitution sur laquelle repose tout le rituel des sacrifices. Mais
alors pourquoi prétendre le Moi irremplaçable ? À identifier

qu’il se retire hors de la présence : « Retraite comme un adieu qui se signifie non
pas en s’ouvrant au regard pour l’inonder de lumière, mais en s’éteignant jusqu’à
l’incognito dans le visage qui fait face. » (En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger [EDE], p. 214-215.)
31. NP, p. 113.
32. DL, p. 20.
33. AE, p. 75, 162, 201 sq.

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66 Levinas-Derrida : lire ensemble

le Moi lui-même avec le substitut destiné au sacrifice, tout


se passe comme si Levinas lui refusait le dispositif prévu par
le texte biblique pour assurer sa sauvegarde face à l’excessive
requête du Transcendant.
Comment interpréter l’écart que Levinas marque par rapport
à la perspective juive traditionnelle ? Dans la mesure où sa lecture
réclame pour ainsi dire la consommation du sacrifice, on peut y
repérer la trace du modèle christique. Et en effet, il n’hésite pas
à revendiquer ce modèle dans sa version juive lorsqu’il rattache
la vocation éthique du Moi à la figure du Serviteur souffrant
du chapitre 53 d’Isaïe 34. À partir de là se pose la troublante
question de sa proximité au christianisme mais ce n’est dans
cette direction que je voudrais ici poursuivre mon enquête. Plus
intéressante est pour nous la tension interne au récit du sacrifice
d’Isaac, avec les deux appels contradictoires qui s’y font tour
à tour entendre. Si Abraham répond « me voici » à la voix qui
ordonne le sacrifice, il fait la même réponse à la voix qui suspend
le sacrifice. Qui plus est, le texte rapporte la première à Elohim
et la seconde à (un ange de) Yahvé, et c’est là une des sources
de la dualité fondamentale que la pensée rabbinique associe aux
deux noms de Dieu. Comme on sait, ceux-ci symbolisent les
attributs de rigueur et de miséricorde, attributs opposés dont
seul le mélange – la combinaison ou conciliation – permet au
monde de subsister.
Le radicalisme de Levinas peut-il s’accommoder d’une telle
vision ? Est-ce que, malgré son exigence que le Moi soit tout
entier « me voici » – le « me voici » de l’obéissance inconditionnelle
à l’ordre ‒, il peut accepter l’idée du compromis ? C’est ce que
suggère, on l’a vu, le mouvement qu’il nomme intervention du
tiers, par lequel se modère la folle démesure de la responsabilité
envers autrui 35. Sans doute, pour la subsistance du monde, « il

34. DL, p. 118-120.


35. Le parallèle avec la doctrine talmudique offre ici une ambiguïté. Pour le
Midrash, le monde ne peut subsister que si, au principe excessivement idéal de la
justice/rigueur (din), Dieu adjoint le principe de la grâce/miséricorde/charité/bonté
(h’essed). Ce motif est évidemment connu de Levinas (Entre nous [EN], p. 118), mais,
à vouloir le transposer à sa pensée, on se heurte à une difficulté. À première vue,

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 67

faut » un tel compromis (« il faut la justice », selon la formule


d’Autrement qu’être 36). Mais, dès lors que la notion même de
subsistance est indissociable de ce que Levinas nomme le mal
radical de la persévérance dans l’être, ce compromis ne peut avoir
pour lui qu’une légitimité douteuse et en effet tout indique qu’il
n’a pas à ses yeux le statut privilégié que lui confère la pensée
rabbinique. De son aveu même, il s’agit d’un processus dérivé,
certes nécessaire à l’institution du lien social, mais qui n’annule
en rien la dette infinie envers l’Autre. Pour les rabbins, au
contraire, il s’agit d’un compromis essentiel à l’ordre du monde,
d’un compromis qui traduit pour eux la valeur prioritaire du
pragmatisme, face au danger d’un attachement excessif – et
ruineux – à l’idéalité.
Ce désaccord soulève, on l’a dit, la question de la fidélité de
Levinas à la tradition talmudique. Question qui rebondit au
vu d’un constat fait par certains spécialistes de la pensée juive.
Selon eux, l’idée rabbinique d’un équilibre entre les contraires
aurait historiquement sa source dans la pensée grecque 37. Dans
la mesure où Levinas lui-même postule un lien fondamental
entre le rééquilibrage induit par le tiers et le déploiement de
la pensée philosophique (pensée à laquelle il assigne bien sûr
une origine grecque) 38, on devine l’importance d’un tel constat.
Si la tradition rabbinique n’est pas tout entière ordonnée au
Transcendant, si, bien qu’héritière de la Bible, elle porte déjà
l’empreinte de la philosophie, alors Derrida a peut-être raison

il semble que l’excès de rigueur vise la folle requête de l’assignation par l’Autre, à quoi
doit se substituer le principe modérateur ou régulateur qu’apporte l’intervention du
tiers. Mais en réalité la logique de Levinas fonctionne en sens inverse. Tandis que
l’assujettissement à l’Autre en sa pure singularité relève de la grâce ou de la charité,
l’intervention du tiers marque l’irruption d’une justice synonyme de rigueur dès lors
que la loi risque, par sa nature abstraite ou générale, de violenter autrui en ignorant
son unicité incomparable (EN, p. 232, 241-243, HN, p. 156. Notons que le premier
Levinas tend au contraire à privilégier la justice, cf. DL, p. 34, 168, EN, p. 33).
36. AE, p. 200.
37. Y. Liebes, « Les attributs de Dieu », Tarbiz, 60, 1991, Sh. Naeh, « Poterion
en cheiri kyriou : Philo and the rabbis, on the powers of God and the mixture in
the cup », Scripta Classica Israelica, 16, 1997.
38. AE, p. 165, 202-4, EN, p. 241.

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68 Levinas-Derrida : lire ensemble

de mettre en doute la thèse levinassienne d’un « rapport direct »


– essentiellement juif – au Transcendant, et de proposer à sa
place une sorte de structure hybride où judaïsme et hellénisme
se mêleraient toujours déjà en ce qu’il appelle à la suite de Joyce
greekjew ou jewgreek 39.
Si tel est le cas, il faut s’attendre à ce que le commentaire
rabbinique de la rencontre entre Jacob et Esaü manifeste aussi
une préférence pour le compromis avec l’Autre, fût-ce au prix de
quelque travestissement de l’identité juive. Est-ce que, comme
Derrida le dit à propos de Levinas 40, les rabbins sont prêts à
parler le grec ou à se déguiser en grecs ? Afin d’esquisser un début
de réponse, je voudrais pour conclure montrer comment Jacob
devient dans le Midrash un modèle de prudence, soucieux de
réduire le risque de l’exposition à l’Autre. C’est ce qui ressort
d’une série de textes centrés autour de la figure éminente du
rédacteur de la Mishna, Juda le Prince. Juda est connu pour
les relations amicales qu’il entretient avec Antonin – on ignore
s’il s’agit de l’empereur ou d’un dignitaire de haut rang – et à
ce titre il apparaît en champion du pragmatisme, à l’image de
celui dont Jacob témoigne envers son frère :
1. On rapporte qu’avant chacune de ses visites auprès des
autorités romaines, il avait coutume de relire le récit de la
rencontre entre Jacob et Esaü 41.
2. On relate l’étonnement de ses proches lorsqu’il commence
une lettre à Antonin par la formule de révérence « De Juda, ton
serviteur », démarche qu’il justifie par l’adresse similaire de Jacob
à son frère, prouvant qu’il est légitime de faire acte d’allégeance
à un souverain étranger 42.
3. Des rabbins du cercle de Juda (dont son propre fils) sont
dépeints comme des marchands qui prennent exemple sur le
pragmatisme de Jacob face à Esaü 43. Pour illustrer ce pragmatisme

39. L’Écriture et la différence, p. 228.


40. Id., p. 133.
41. Bereshit Raba 78, 15.
42. Bereshit Raba 75, 5.
43. Bereshit Raba 77, 2.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 69

qui, on l’a vu, consiste avant tout à rester en arrière, le Midrash


raconte que Jacob revient sur ses pas, après avoir franchi le Jaboq,
afin de récupérer des petits récipients qu’il avait laissés derrière
lui. De même les rabbins récupèrent une marchandise perdue
en retournant là où ils l’avaient oubliée, sagesse ou savoir-faire
(omanout) qui mérite bien le nom de pragmatisme puisque la
marchandise est ici désignée par le terme grec de pragmatia.
4. Que le pragmatisme talmudique se place sous le signe de
Yavné est expressément attesté par un autre récit. On raconte
que Juda croise sur son chemin la figure menaçante d’un
étranger (sans doute un fonctionnaire romain), et des réponses
que le patriarche et son compagnon s’apprêtent à lui donner,
il s’avère à nouveau que la prudence est pour les rabbins une
composante essentielle de l’identité juive :

Il va nous poser trois questions : Qui êtes-vous ? Quelle est votre profes-
sion (votre savoir-faire, omanout) ? Et où allez-vous ? Qui êtes-vous ? Des
juifs. Quelle est votre profession ? Marchands (pragmatoutin), Et où
allez-vous ? Acheter du blé des trésors-greniers de Yavné 44.

La mention de Yavné conforte ici le lien établi plus haut


entre l’idée de trésor et le rejet de l’activisme. On relève cepen-
dant une difficulté au plan philologique. Le mot Yavné n’est
pas orthographié, comme il se doit, avec un beth, mais avec un
vav, ce qui fait lire Yavan, la Grèce. Pourquoi ce clin d’œil à
l’hellénisme ? Sans doute indique-t-il que l’alibi grec – Yavné
sous couvert de Yavan – est brandi comme une défense face à
l’étranger. Ainsi raconte-t-on qu’au moment où Rome inter-
disait le pèlerinage à Jérusalem, les pèlerins se déguisaient en
fidèles de l’empereur pour abuser les gardes romains. Le récit
s’appuie sur le verset des Psaumes (42, 5) « je marchais vers la
maison de Dieu », où le mot « je marchais » edadem est référé à
edom, comme s’il voulait dire, je me faisais édomite-romain :

44. Bereshit Raba 76, 8.

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70 Levinas-Derrida : lire ensemble

L’empereur Vespasien avait installé des gardes […] qui demandaient


aux pèlerins : De qui [de quel parti] êtes-vous ?, et ceux-ci répondaient :
des gens de Vespasien, de Trajan, d’Hadrien 45.

Le thème du déguisement va bien sûr de pair avec celui du


pragmatisme. Du fondateur de Yavné, Yoh’anan b. Zakaï, on
rapporte qu’avant de devenir rabbin, il s’était occupé pendant
quarante ans de commerce (pragmatia), comme s’il y avait
dans cette activité formative de quoi le préparer à sa poli-
tique de compromis envers Rome. Mais c’est justement un tel
pragmatisme que notre récit met au crédit de Juda le Prince.
Pendant que Juda répond à l’étranger, son compagnon attend
prudemment de manière à pouvoir au besoin fournir une
réponse différente et cet art de la temporisation est à nouveau
rapporté à Jacob, qui ne se précipite pas au devant d’Esaü mais
reste en arrière, comme le disent ses messagers (32, 19) : « Et
voici qu’il est derrière nous. »
L’attente ou le rester-en-arrière comme différance, le prag-
matisme comme économie, le trésor-grenier à blé de Yavné
comme réserve : il est clair que ces motifs rappellent davantage
la conceptualité de Derrida que le « sans réserve » de l’exposition
à l’Autre requise par Levinas. Et pourtant, on ne saurait en tirer
argument pour décider lequel des deux aurait plus d’affinités
avec la pensée juive. La question, à supposer qu’elle ait un sens,
apparaît d’une redoutable complexité, notamment en raison
de la singulière indétermination qui pèse sur ce qu’on entend
par pensée juive. En schématisant, on pourrait dire que l’hypo-
thèse qui vient d’abord à l’esprit est celle d’un cheminement
à sens unique par lequel Derrida, au départ réticent à l’égard
de l’ouverture au Tout-Autre, se rapprocherait peu à peu de
Levinas – et par conséquent du judaïsme – à la faveur de ce qu’il
est convenu d’appeler son tournant éthique. Mais, comme je
me suis appliqué à le montrer, on peut aussi tenter la démarche
inverse, essayer d’exhumer, précisément chez le premier Derrida,

45. Eikha Raba 1, 52.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 71

des concepts aux « résonances juives », et par là de mettre peut-


être en question ce qu’on a coutume de considérer comme une
proximité évidente de Levinas à l’univers de pensée rabbinique.
Un dernier mot. On sait que l’identité de Jacob, héros
éponyme d’Israël est essentiellement double. Comme l’atteste
la racine aqov, il est en premier lieu le tordu, le tortueux, le
courbe ou le fourbe. En lutte dans le monde, il use sans arrêt
de tours, de ruses, de stratagèmes. Mais en même temps il n’est
pas pris tout entier dans ce jeu de l’immanence. Par le combat
avec l’ange, il est aussi ouverture sur l’au-delà, dont témoigne
son dramatique changement de nom. De Yaaqov le tordu, il
devient Isra-ël, le redressé, le droit (yashar), tourné directement
vers le Transcendant, El. Et pourtant Jacob garde son nom
initial, ce qui inscrit tout son destin dans un indépassable
entre-deux – un constant débat entre la torsion du Même aux
prises avec l’Autre et la rectitude de l’ouverture au Tout-Autre.
Mais ce débat, n’est-ce pas au fond celui qui oppose Jacques le
tortueux et Emmanuel le droit 46 ? Que cette épithète convienne
à Levinas, on le sait par Totalité et Infini : « Rien n’est plus direct
que le face à face qui est la droiture même […] Il faut œuvre
de justice – la droiture du face à face – pour que se produise la
trouée qui mène à Dieu 47 », mais aussi par une lecture talmudique
où Levinas se réfère expressément au patriarche 48. Définissant
l’engagement éthique comme préalable à toute assomption par
la pensée, il le met sur le compte d’Israël qui au Sinaï accepte
la Loi avant tout acte de réflexion ou d’intellection. Mais par
là il le met également sur le compte d’une absolue droiture
(temimout), qu’il désigne comme l’essence même de Jacob, en
accord avec le qualificatif d’homme simple ou intègre, ish tam,

46. Dans la racine aqov (de aqev, talon), se dissimule un autre lien possible entre
Jacques D. et Yaaqov. Que Jacob talonne à sa naissance le premier né qu’est Esaü
(Gen 25, 26), puis qu’il vienne par deux fois à le suppplanter (Gen 26, 37), cela
n’est pas sans rappeler la logique derridienne de la suppléance, comme substitut à
ce qui vient en premier, à l’origine.
47. TI, p. 51.
48. Quatre lectures talmudiques, p. 100-109.

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72 Levinas-Derrida : lire ensemble

que lui décerne le texte de la Genèse (25, 27) 49. Ainsi se trouve-
t-il résolument du côté de Jacob le droit, en amont de tous les
méandres retors de la pensée. Mais si, face à lui, Derrida incarne
au contraire la pensée en ses tours et détours infinis, tout se passe
comme si leur couple figurait, dans sa subtile conflictualité, les
dimensions antagonistes du personnage de Jacob et par suite
de l’identité même d’Israël.
Pour suggestive que soit cette correspondance, elle demande
à être encore précisée. En effet, à la faveur du singulier chassé-
croisé par lequel les pensées de Levinas et de Derrida s’inflé-
chissent mutuellement au contact l’une de l’autre 50, on peut aussi
mettre en avant un partage de rôles inverse. Alors que, dans le
commentaire talmudique cité plus haut, Levinas dénonce le rejet
de la droiture – du oui inconditionné que suppose l’engagement
pour l’Autre – comme une « voie tortueuse, menant à la ruine »,
il semble que l’éthique d’Autrement qu’être soit inséparable
d’une certaine tortuosité. Dès lors qu’elle en appelle moins à la
droiture du face à face qu’à la trace d’une illéite qui est « l’irrec-
titude même », elle s’impose à un sujet dont le trait primordial
est la torsion d’une irrésiliable récurrence à soi 51. Torsion que
Levinas qualifie aussi de « voie tortueuse » mais dont il reconnaît
à présent la légitimité, ajoutant en référence à Claudel : « Dieu
écrit droit par des lignes tortueuses 52. » À l’inverse, Derrida, par

49. Le lien entre droiture et intégrité s’atteste dans les propos du rabbin accusé
de prendre pour modèle l’empressement des israélites s’engageant à « faire avant
d’entendre ». Pour sa défense, il cite un verset des Proverbes (11, 3) qui unit précisément
le droit ou le juste (yashar) et l’intègre (tam) : « Nous qui marchons dans l’intégrité,
il est écrit à notre sujet : l’intégrité des justes (toumat yesharim) est leur guide ».
50. Sur ce chassé croisé, cf. l’analyse éclairante de J. Rogozinski : « Tandis que
Levinas avait fini par entériner les critiques de Derrida en introduisant dans Autrement
qu’être le motif de l’Autre-dans-le-Même, celui-ci paraît soudain adhérer à la thèse
levinassienne du tout-Autre. » (Faire part, Paris, Lignes, 2005.)
51. EDE, p. 198, AE, p. 132, 136. Dès Difficile liberté, le Moi est dépeint,
dans sa vocation éthique, comme torsion sur soi (p. 120) mais c’est surtout avec le
concept de trace que Levinas accueille dans sa pensée la distorsion ou le détour. Dans
la mesure où l’Infini ne se signifie que depuis l’énigme de la trace, il « manque de
droiture », il n’ordonne le sujet à la rectitude du face à face que sur le mode indirect
du détour, voire d’un « détour à l’égard de ce détour » (AE, p. 15-16).
52. AE, p. 187.

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Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu 73

delà tous les plis et replis de sa pensée, en vient à revendiquer


l’acquiescement originaire – le « oui, me voici » – de l’éthique
levinassienne 53. Il le fait notamment au début de l’Adieu à son
ami, où il rappelle, pour lui en rendre grâce, ce que ce dernier
dit dans son exégèse talmudique du oui inconditionné, préa-
lable à toute réponse, et de la droiture de Jacob. Ainsi Levinas
et Derrida ne s’opposent-ils pas seulement comme le droit et le
tordu de l’identité duelle d’Israël mais il apparaît que, de cette
dualité, chacun d’eux porte à sa manière témoignage.

53. Cf., par exemple, Judéités. Questions pour Jacques Derrida, p. 13.

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Allergologies : de l’analogie
de la souveraineté aux attributs
de la violence

par Petar Bojanić

La première difficulté de ce travail se situe entre le titre,


Allergologies – j’insiste immédiatement sur le mot autre, o allos 1 :
c’est à la fois l’étranger et l’autre qui reste, qui est un autre,
encore un –, et le sous-titre de ce texte, De l’analogie de la souve-
raineté aux attributs de la violence. Comment suivre (j’hésite à
dire thématiser ou étudier) l’activité (ergon) envers l’autre et le
discours (logos) sur cet autre (ou bien le travail et l’action de cet
autre), c’est-à-dire comment suivre la résistance à l’autre et la
résistance de l’autre, et ceci sur le chemin qui mène de l’analogie
de la souveraineté (encore le logos) aux attributs de la violence
(je souligne l’importance du pluriel du mot « attributs ») ?
Le second problème consiste dans la circulation et dans le
retour de ce sous-titre dans le titre, puis dans les déformations
et les transformations subséquentes du titre Allergologies en
d’autres titres potentiels que sont Immunologies ou (Auto)immu-
nologies. L’éventualité selon laquelle les figures de l’« autre »,
de la « violence », de la « souveraineté », de la « guerre » ou de
l’« ennemi » peuvent être thématisées et pensées au moyen

1. Le mot allergie a été prononcé pour la première fois en allemand. Le pédiatre


(Kinderarzt) viennois Clemens Freiherr von Pirquet publie un texte sur l’allergie en
1906 dans la revue Müncher Medizinische Wocheschrift. L’origine grecque de ce mot
est bien sûr inventée. Par analogie avec le mot énergie, en-érgeia (force corporelle
intérieure), von Pirquet forme le mot all-érgeia, « als Ausdruck von Reaktionen auf
körperfremde Stoffe ».

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76 Levinas-Derrida : lire ensemble

d’une bio-analogie à venir, nouvelle et plus évoluée, censée être


toujours plus précise, une telle éventualité doit décider de la
légitimité du travail que j’entreprends ici. Cette nuance – sur
laquelle je fonde précisément tous mes espoirs – suppose qu’on
ait trouvé et qu’on puisse encore et toujours trouver une forme
prometteuse autorisant une sécurité et une protection accrues
de l’autre, c’est-à-dire à l’égard de l’autre.
Mais comment la détection d’un ou de plusieurs actes
violents envers l’autre que suppose toute allergologie ou toute
immunologie (l’allergie n’appartient-elle pas déjà aux stratégies
auto-immunes ?) peut-elle protéger l’autre ? Non pas me protéger
moi ou nous protéger nous, ni même protéger mon rapport à
l’autre (en prouvant la bénignité et l’innocuité du même ou de
l’autre), mais bien, avant tout, protéger l’autre lui-même ? La
protection de l’autre, le protéger de moi et de mon assimilation,
présuppose-t-elle à l’inverse le consentement à l’allergie, à la
distance et à la prévention ? Cela signifie-t-il alors que l’allergie
et l’immunité à l’autre préservent l’autre de nous seuls ? De la
même manière, le passage éventuel de l’allergologie vers l’(auto)
immunologie peut-il surmonter tous les problèmes ayant trait
au changement de sens et de contexte (dans les années 1970,
le mot allergie est utilisé dans la langue parlée pour désigner
une réaction à l’autre, voire une « inimitié instinctive » ou une
« inimitié d’avant l’inimitié ») ? L’(auto)immunologie produit-
elle une plus grande protection de l’autre, puisque le même
(moi-même ou nous-mêmes) se retire devant l’autre, puisque
le même s’oppose à soi-même comme à un autre, puisque le
même se divise en soi-même et se met soi-même en question,
se reconnaît soi-même comme ennemi ou autre, et lutte contre
soi-même et contre ses propres fictions et fantasmes sur l’ini-
mitié et l’allergie ?
Bien que depuis des siècles le statut et la primauté des
différents éléments de cette (bio)analogie (et de cette contre-
analogie) soient controversés – à savoir les concepts d’unité,
de totalité, d’État, de communauté, d’organisme, de corps –,
j’insiste sur le fait que la maladie chronique est le facteur secret
et la condition de possibilité de cette analogie.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 77

La maladie est l’alpha et l’oméga de ces notions intriquées :


chez Hegel, ce sont la maladie de la souveraineté et les stra-
tégies homéopathiques qui en dérivent ; chez Rosenzweig, ce
sont les thérapies et les transfusions dans le corps malade et
paralysé de la philosophie (« alle Symptome von akuter Apoplexia
philosophica 2 ») ; chez Levinas, c’est la découverte de l’origine
et de la naissance de la philosophie dans l’allergie (« la philo-
sophie est vraiment née d’une allergie 3 ») ; chez Derrida, ce
sont les épithètes et les attributs de la violence 4 ainsi que
ses constructions sur l’immunité et l’auto-immunité comme
fondements de la communauté 5. Je voudrais d’abord partager
ces quatre réflexions analogues et ces quatre actions de genres
différents en deux catégories, je voudrais classer ces quatre
réflexions sur la violence en seulement deux types : d’un côté,
on trouverait Hegel – un « mystique de la violence 6 » (eine
Mystiker der Gewalt) selon Benjamin – et Rosenzweig, son
modérateur (qui est, toutes choses égales, un de ses lecteurs les

2. Franz Rosenzweig, Das Büchlein vom gesunden und kranken Menschenverstand


(1921), Düsseldorf, Joseph Melzer Verlag, 1964, S. 57 ; Franz Rosenzweig, Livret
sur l’entendement sain et malsain, Paris, Cerf, 1988, p. 45.
3. Emanuel Levinas, « Transcendance et hauteur » (1962), Liberté et commandement,
1994, p. 76.
4. Le texte de Jacques Derrida « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée
d’Emmanuel Levinas » (1964) est avant tout un essai sur les ajouts et sur les
différentes sortes de violence : « violence de la lumière » (p. 125), « réactionnaire »
(p. 136), « historique » (p. 136), « païenne » (p. 144), « la pire et pure violence »
(p. 158), « violence transcendantale » (p. 173, 184), « originaire » (p. 184), « violence
pré-éthique » (p. 184), « pire violence comme pré-violence » (p. 191), « violence
absolue » (p. 191), « dernière et pire violence » (p. 191), « ontologique » (p. 196),
« violence éthique » (p. 209), « violence nécessaire » (p. 220), « violence ontologique-
historique » (p. 220), « première violence » (p. 221), « nihiliste » (p. 221), etc. Jacques
Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
5. Dans ses dernières années, Jacques Derrida parle à plusieurs reprises de ces
figures : cf. Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 224 ; Politiques de l’amitié, Paris,
Galilée, 1994, p. 94 ; « Foi et Savoir », La Religion : Séminaire de Capri, J. Derrida,
G. Vattimo (éd.), Paris, Le Seuil, 1996 ; Le « concept » du 11 septembre, Dialogues à
New York avec G. Borradori, Paris, Galilée, 2004 (2003), p. 144-147 ; Voyou, Paris,
Galilée, 2003, p. 60.
6. Lettre à Scholem du 31/01/1918, in W. Benjamin, Briefe I, Frankfurt am
Main, Suhrkamp, 1978, S. 171.

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78 Levinas-Derrida : lire ensemble

plus importants 7) ; on trouverait, de l’autre côté, Emmanuel


Levinas et son lecteur, parfois son correcteur et modérateur
illégitime, Jacques Derrida. Ce partage constituerait une série
d’interruptions habituelles et de pauses inégales au sein d’une
seule et même chronologie. Si je devais maintenant formuler
de manière préliminaire un partage différent de cet axe sur
lequel les textes renvoient les uns aux autres et se prolongent
les uns les autres, alors j’expérimenterais et je formulerais les
choses complètement différemment. Je choisirais entre deux
options : soit je déclarerais que l’ensemble de ces procédés et de
ces lectures « du grand livre de la violence et de l’inimitié » sont
tous modérateurs en tant qu’ils essaient d’adoucir les éléments
« extrêmes » et les différences qui les précédent (même Hegel,
voire avant tout Hegel) ; soit je dissocierais le procédé commun
à Rosenzweig et Levinas comme le premier et l’unique véritable
événement dans l’histoire de la pensée occidentale. Il ne s’agit
pas d’un vulgaire épisode ni d’un intermezzo, voire d’une courte
trêve dans l’histoire de la violence et de la confiance en l’idée
que l’on peut nécessairement atteindre un objectif au moyen
de la force, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de justice, de droit ou
d’ordre sans usage de la violence et sans guerre. Cette seconde
option présupposerait alors que cet événement dans la pensée est
l’événement par excellence, rare et non répétable, car il s’oppose
avec force au contexte dans lequel il apparaît aussi bien qu’à
tout ce qui le précède, et parce qu’il doit, paradoxalement,
son influence et sa durée, je dirais même sa « survie », à tout ce
qui lui succède. Ainsi seraient réunis, entre Hegel et Derrida,
Rosenzweig (avec toute l’excessive circonspection de Levinas
et les réserves qu’il formule à l’égard de sa lecture de Hegel 8) et

7. Rosenzweig appartient à la génération tardive des lecteurs des textes juridiques


et politiques de Hegel. Son directeur de thèse, Friedrich Meinecke, classe aussi
dans ce groupe, entre autres, Hermann Heller, Kantorowitz, Schmitt-Dorotič et
Kluckhohn. Cf. F. Meinecke, Weltbürgertum und Nationalstaat, Band 5, München,
R. Oldenbourg, 1962, S. 163, 198, 201.
8. Dans un texte de 1965, « Franz Rosenzweig : une pensée juive moderne »,
Levinas insiste à trois reprises (p. 70, 74, 87) sur le dilemme de l’existence d’un Hegel
strictement « rosenzweigien », qui n’a aucun rapport avec l’influence de Meinecke ni

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 79

Levinas. Une telle option ouvrirait deux problèmes, quelques


éléments d’incertitude et différents types de responsabilité.
Premièrement, en suivant les observations de Derrida issues
du texte « Violence et métaphysique 9 », il faudrait que la position
de Rosenzweig ou de Levinas (j’ose dire qu’ils se complètent
parfaitement car l’un et l’autre lisent des livres différents de
Hegel) puisse toujours prouver, dans toute nouvelle situation
de confiance en la violence (et donc, aujourd’hui même, tout
de suite, maintenant), son adaptabilité et sa puissance contra-
dictoire envers Hegel. Au moyen d’un examen approfondi
de cette position à travers différentes formules hégéliennes,
on pourrait par exemple accomplir l’exigence que Levinas ne
réitère pas son hégélianisme inhérent, ni ne le confirme ou le
dissimule (« Levinas est très proche de Hegel, beaucoup plus

avec le « Hegel de Friedrich Meinecke ». La dernière et troisième question est une


sévère critique de Rosenzweig et une mise à distance de celui-ci. « Quant au fond,
la rupture avec Hegel – fût-ce le Hegel de Meinecke –, l’affirmation, au-dessus de
l’État et de l’histoire politique, du peuple éternel et de la voie éternelle, prend une
signification personnaliste, où d’autres, depuis lors, espèrent trouver une solution
aux contradictions du Monde. » Emmanuel Levinas, Hors sujet, Paris, Fata Morgana,
1987, p. 87. Il semble que Levinas exagère le propre aveu de Rosenzweig dans sa
préface au livre sur Hegel, et qu’il veuille suivre Meinecke et son interprétation du
mouvement historique de Hegel à Bismarck. Je ne parle pas ici des interprétations
que Meinecke (ou Rosenzweig) fait du Machtstaat de Bismarck dans les textes de
jeunesse de Hegel. Le reproche de Levinas ne porte pas là-dessus.
9. Les constantes réserves de Jacques Derrida (« Husserl eût-il souscrit à cette
interprétation de son “interprétation” ? », p. 128 ; « formulation dont nous nous
demandons si Heidegger l’eût accepté », p. 130) et ses nombreuses objections
pourraient être classées en quelques groupes. Je précise que seules m’intéressent les
objections qui ont rapport à la violence : les objections selon laquelle la violence est
nécessaire, qu’une quantité déterminée de violence est nécessaire « en une économie de
la violence » (p. 136, 189, 190) ; selon laquelle la « rencontre de l’absolument-autre »
est impossible sans violence (p. 141) ; selon laquelle la violence existe même là où
Levinas n’en est pas conscient, à savoir que même sa pratique est violente et qu’elle
suppose la violence (p. 176), selon laquelle il est possible de graduer la violence,
c’est-à-dire qu’il vaut mieux accepter ad hoc la violence afin qu’une violence pire ne
survienne pas (p. 178-179, 203), selon laquelle l’anti-hégélianisme de Levinas est
d’une manière ou d’une autre inconséquent ou bien selon laquelle Levinas est un
crypto-hégélien, ou répète Hegel (p. 139, 147, 165, 176, 177, 190), etc.

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80 Levinas-Derrida : lire ensemble

proche qu’il ne le voudrait lui-même et ceci au moment où il


s’oppose à lui de la manière apparemment la plus radicale 10 »).
Le second point, la seconde responsabilité, produit la première
et se rapporte à ce qui adviendra après les (Auto)immunologies
de Derrida (j’ai mentionnée, par exemple, la nécessité de croire
au moins un peu en son potentiel futur pour que mon montage
théorique puisse se justifier tout à fait 11). Pour qu’elle survive,
pour qu’elle demeure un événement exemplaire, l’intervention
de Rosenzweig-Levinas attaquant les principes de la violence et
de la guerre (et donc les premiers instituts de la philosophie)
devrait manifester sa rigueur et sa primauté dans l’opposition
aux grands mystificateurs de la violence précédant Hegel. Je
pense par exemple à Kant et aux tendances actuelles à faire que
la construction kantienne sur la paix, vieille de plus de 200 ans,
inaugure et constitue la réponse la plus efficace de l’humanité
à la crise du droit international et à la nouvelle légitimation de
la violence et des guerres 12.

10. Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 147.


11. J’insiste sur le fait que l’esquisse que fait Jacques Derrida d’une éventuelle
(auto)immunologique (« une sorte de logique de l’auto-immunisation », ou « logique
générale de l’auto-immunisation » ; cf. Jacques Derrida, Foi et savoir, note 23, Paris,
Le Seuil, 2000, p. 67) suppose et contient déjà en elle les efforts radicalement
différents de compréhension des notions de communauté et d’autre entrepris au
cours de la dernière décennie. Je pense notamment à quelques textes d’Agamben,
d’Esposito, de Sloterdijk, de Sontag, de Nancy, de Haraway, etc. Cf. les textes de
J. Hillis Miller « Jacques Derrida Enisled » et de W.J.T. Mitchell, « Picturing Terror :
Jacques Derrida’s Autoimmunity », W.J.T. Mitchell and Arnold I. Davidson (éd.),
The Late Jacques Derrida, Chicago, The University of Chicago Press, 2007, p. 30-73.
12. Jacques Derrida essaie un certain nombre de fois de commencer à accomplir
la tâche qu’il s’était lui-même fixé en 1964 dans le texte sur Levinas : « On regrettera
peut-être ici qu’aucune confrontation systématique et patiente ne soit organisée en
particulier avec Kant. À notre connaissance, il a seulement fait allusion, à peine
au passage, dans un article, à des “échos kantiens” et “à la philosophie pratique
de Kant dont nous nous sentons particulièrement près” » (« L’ontologie est-elle
fondamentale ? »). Id., p. 142. Cf. Adieu, à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997,
p. 70-73. En d’autres endroits du livre Adieu, comme dans la dernière interview
publiée quelques mois avant sa mort, Jacques Derrida parvient partiellement à
systématiser et à argumenter sa confiance dans le projet de paix kantien, dans une
forme de souveraineté et dans la violence qui a inspiré la compréhension kantienne
du droit (il parle, lui, des forces armées européennes et de l’intervention militaire

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 81

Trois gestes hégéliens issus de ses cours sur la philosophie


du droit, trois pas dans la construction d’une analogie fatale,
peuvent peut-être former la première condition de la construc-
tion d’une stratégie réunissant ces quelques éléments : la guerre,
la violence, le sacrifice, la souveraineté, la négation, l’ennemi
et l’autre. Mais avant d’énumérer ces gestes et cette « construc-
tion hégélienne » (c’est ainsi que j’aimerais la nommer, dans
la mesure où elle est exclusivement le fait de Hegel et où elle
pourrait être la condition de toute théorie de la violence, de
la guerre, du sacrifice, de l’ennemi, etc., chez Hegel), voici
deux paramètres dont je me sers comme préambules à cette
« construction hégélienne » :
(a) Je cherche un Hegel médiatisé par ma lecture de Rosenzweig
et de Levinas, à savoir cette « construction » élémentaire qu’eux
deux reconnaissent immédiatement comme hégélienne et à
laquelle ils s’opposent à ce moment-là. Rosenzweig emploie
l’analogie du philosophe malade, du patient et de l’idéalisme
qu’il faut renverser. Par conséquent, qu’y a-t-il chez Hegel qui
doive être renversé ? Ou bien, inversement, qu’est-ce qui est
malade chez Hegel et mis à l’envers ? Qu’y a-t-il chez Hegel
qui soit déjà dans le sanatorium de Rosenzweig ?

Ainsi que nous l’avons vu, notre patient souffre d’une totale inversion
[einer vollkommenen Umkehrung] des fonctions vitales normales. Il
semble donc clair que l’on doive absolument inverser cette inversion
[dass es also notwendig ist, diese Umkehr ihrerseits wieder umzukehren] 13.

(b) Je cherche cette « construction » qui en elle-même contient


et implique toutes les théories hégéliennes possibles de la
violence, de la négation, de l’ennemi, de la guerre, etc. Une telle

spécifique qui doit d’abord avoir lieu en Israël). Cf. Petar Bojanić, “Die Übertragung
des Krieges in Frieden : Mit Frieden vergelten”, Denkwege des Friedens. Aporien und
Perspektiven, (Hg.) A. Hirsch, P. Delhom, Freiburg/München, Verlag Karl Alber,
2007, S. 168-176.
13. Franz Rosenzweig, Das Büchlein vom gesunden und kranken Menschenverstand
(1921), 1964, S. 50 ; Franz Rosenzweig, Livret sur l’entendement sain et malsain,
1988, p. 39.

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construction – réduction toujours problématique et discutable


de différentes idées et de différents textes hégéliens – est censée
couvrir entre autres : deux passages de la Science de la logique à
propos de la violence venant de l’extérieur, de l’autre et de la
réaction à l’autre (le paragraphe « Wirkung und Gegenwirkung »),
à propos du but et de la « violence mécanique » (die mechanische
Gewalt) (la section « Der ausgeführte Zweck 14 ») ; la détermination
de la détermination, de la négation, de la limite et de l’autre
absolu dans l’Encyclopédie (et également dans la Science de la
logique 15) ; l’argumentation au sujet de l’autre comme mal et
de la reconnaissance de soi dans l’autre (das Sich-Erkennen im
Andern) dans les cours de 1805/1806 (Jenenser Realphilosophie 16) ;
les différentes versions du « combat de la reconnaissance » (der
Kampf des Anerkennens), des guerres et de la confrontation entre
États, mais aussi les positions sur la violence comme « commen-
cement extérieur ou commencement dans le phénomène des
États » (äusserliche oder erscheinende Anfang), à l’inverse de la
compréhension de la violence comme « fondement du droit »
(Grund des Rechts) ou de la violence comme « principe subs-
tantiel » des États 17 ; enfin, les suggestions éparses de Hegel à

14. Die Wissenschaft der Logik, Werke in 20. Bänden, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, Band 6, S. 233, 451.
15. Les § 91, 92 et 93 sont des sources d’inspirations directes de Levinas. Il a
pu y trouver la notion du même, de l’autre, du tiers et de l’infinité. G.W.F. Hegel,
System der Philosophie, Erster Teil. Die Logik, Stuttgart, Friedrich Frommann Verlag,
1964, S. 218-222.
16. G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, Band II, Leipzig, Felix Meiner
Verlag, 1931, S. 200-203 ; Jacques Taminiaux, Naissance de la philosophie hégélienne
de l’État, Paris, Payot, 1984, p. 215-217.
17. § 432, § 433, G.W.F. Hegel, System der Philosophie ; Hegel’s Philosophy
of Subjective Spirit, Dordrecht – Boston, 1978, p. 57-65. « La violence […] n’est
pas pour autant le fondement du droit, bien que ce soit le moment nécessaire et
justifié dans le passage de l’état de la conscience de soi enfoncée dans le désir et la
singularité à l’état de la conscience de soi universelle. C’est là le commencement
extérieur, ou le commencement dans le phénomène, des États, non leur principe
substantiel. » G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie
de l’esprit, Paris, Vrin, 1988, p. 352. Cf. Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption,
Paris, Le Seuil, 1982, p. 393 ; Der Stern der Erlösung (1921), Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1996, S. 370.

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propos de la première violence (erste Gewalt), de la violence


du héros, de la conversion de la violence en droit, du combat
pour le droit, etc.
Voici donc les passages qui, je pense, construisent le chemin
le plus court vers Rosenzweig et Levinas.
(1) Dans le cours de Heidelberg de 1817/1818 sur Le Droit
naturel, après deux paragraphes (§ 160-161) dans lesquels il
traite en détail de la guerre et du sacrifice pour l’État, Hegel
évoque à la toute fin du paragraphe suivant (§ 162) le projet
kantien de paix perpétuelle basée sur l’idée que la guerre n’a
pas lieu d’être. Cependant, selon Hegel, la guerre est « chose
éthiquement nécessaire », car sans elle les peuples se noieraient
dans la vie privée, « dans la sécurité et la mollesse », et seraient
ainsi une proie facile pour les autres peuples. Hegel propose
plusieurs variantes de cette même idée à des périodes diffé-
rentes 18. Il poursuit :

De même, c’est une pensée pleine de bienveillance, qui a été exposée il


y a environ 30 ans, que le genre humain forme un seul État 19. C’est un
simple devoir-être qui maintient ensemble les États singuliers dans une
telle alliance de tous les États, et l’alliance toute entière est construite sur
l’arbitraire [Willkür]. Il est vrai que l’« individu » singulier doit forcément
souhaiter le contraire de la guerre ; mais la guerre est un moment naturel
philosophiquement essentiel [Der Einzelne allerdings muß das Gegenteil

18. « La guerre maintient les peuples dans la santé éthique » (die sittliche Gesundheit
der Völker). G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), Paris, Gallimard, 1972,
p. 118 ; “Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts”, Schriften
zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig, Felix Meiner Verlag, 1923,
S. 369. Quelques mois plus tard, Hegel propose une variante de la même idée : « Il faut
que l’éthique dans sa différence même intuitionne sa vitalité, et ici de telle sorte que
l’essence de ce vivante qui se tient en face est posée comme quelque chose d’étranger
et qui doit être nié ». G.W.F. Hegel, Système de la vie éthique, Paris, Payot, 1992,
p. 165 ; System der Sittlichkeit, Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, S. 466.
19. Il s’agit du texte de Kant “Über den Gemeinspruch” (1793) dans lequel
il traite de son « projet sur l’État international » et en même temps du côté « non
pratique » d’un tel projet.

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des Krieges wünschen ; aber der Krieg ist ein philosophisch wesentliches
Naturmoment] 20.

Tout se passe comme si Levinas avait lui-même formulé ces


deux syntagmes qui n’existent nulle part ailleurs dans les textes
de Hegel sous cette forme : « nécessité éthique » de la guerre ; la
guerre comme quelque chose de « philosophiquement essentiel ».
La guerre est der Naturmoment, de même que les États sont
de petits individus naturels qui s’unifient et tendent vers un
tout. Ce mouvement vers un tout est ce qui est encore toujours
naturel, essentiel et philosophique. C’est la guerre.
(2) Deux ans plus tard, dans Die « Rechtsphilosophie » von
1820 (c’est ainsi que l’éditeur, Karl-Heinz Ilting 21, a intitulé
ces cours), dans la remarque du § 278 « Der Staat als Subjekt der
Souveränität » (Hegel a ajouté ces remarques au cours des années
suivantes), Hegel explique ce qu’est la souveraineté. Le troisième
des cinq points s’intitule « Der Idealismus der Souveränität ».

L’idéalisme qui constitue la souveraineté [der die Souveränität ausmacht]


est la même détermination d’après laquelle, dans l’organisme animal
[animalischen Organismus], les prétendues parties de celui-ci ne sont
pas des parties [die sogenannten Teile desselben nicht Teile], mais des
membres [sondern Glieder], des moments organiques, et d’après laquelle
l’isolement et le subsister-pour-soi de ceux-ci sont la maladie [und deren
Isolieren und Für-sich-Bestehen die Krankheit ist] (cf. Encyclopédie § 293) 22.

20. « Ebenso ist es ein wohlmeinender Gedanke, [der] vor etwa 30 Jahren
vorgebracht wurde, daß das Menschengeschlecht einen Staat bilde. Ein bloßes Sollen
hält in einem solchen Bund aller Staaten die einzelnen Staaten zusammen, und der
ganze Bund ist auf Willkür gebaut. Der Einzelne allerdings muß das Gegenteil des
Krieges wünschen ; aber der Krieg ist ein philosophisch wesentliches Naturmoment. »
G.W.F. Hegel, Vorlesungen über Naturrecht und Staatwissenschaft, Heildelberg
1817/1818, Band 1, Hegel Vorlesungen, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1983,
S. 253 ; G.W.F. Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’état (1817-1818),
Paris, Vrin, 2002, p. 275.
21. G.W.F. Hegel, Die “Rechtsphilosophie” von 1820, mit Hegels Vorlesungsnotizen,
1821-1825, Band 2, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974.
22. « Der Idealismus, der die Souveränität ausmacht, ist dieselbe Bestimmung,
nach welcher im animalischen Organismus die sogenannten Teile deßelben nicht Teile,

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 85

Hegel a probablement écrit cette phrase sous cette forme


en 1825. Depuis, elle est restée inchangée et a été imprimée à
l’identique dans toutes les éditions de sa Philosophie du droit au
début du § 278 23. Il est aujourd’hui possible de considérer la
genèse de cet argument comme une cristallisation de l’analogie
entre la souveraineté et l’organisme (l’organisation, le corps),
et comme une découverte de la maladie qui relie deux niveaux
différents du système hégélien 24. Il n’est pas question de la
maladie dans les cours sur le droit antérieurs à cette version
de 1825, bien que, chez Hegel, la maladie soit depuis le début
présente comme une métaphore latente dans le domaine juri-
dico-politique 25. D’un autre côté, dans un texte précoce sur le
Droit naturel, il évoque la maladie et établit l’analogie sous la
forme qu’elle prendra plus tard ; mais à cette époque, manquent
à Hegel les figures de la souveraineté et de l’organisme.

sondern Glieder, organische Momente sind und deren Isolieren und Für-sich-Bestehen
die Krankheit ist (s. Enzyklop. der philos. Wissensch. § 293) », id., S. 738. Cf.
Grundlinien der Philosophie des Rechts, Werke in 20. Bänden, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, Band 7, S. 441.
23. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 1998, p. 355.
24. Dans les cours de Berlin de l’année 1819/1820 (pris en note par J.R. Ringier
et rédigé par E. Angehrn, M. Bondeli, H.N. Seelmann), Hegel mentionne l’orga-
nisme (« Wie im Organismus jedes Glied… »), ses membres et le sang qui coule
et maintient la cohésion de tous les organes. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die
Philosophie des Rechts, Vorlesungen Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2000,
S. 194. Dans les cours de 1822/1823 (pris en note par K. W. L. Heyse), l’organisme
est mentionné, de même que la distinction que fait Hegel entre Glieder et Teile.
G. W. F. Hegel, Philosophie des Rechts, § 269, Hr. E. Schilbach, Frankfurt am Main,
Peter Lang, 1999, S. 65.
25. Hegel a trouvé chez Mendelssohn l’analogie ou l’origine de l’analogie entre
la nation et le corps. Voici ce passage issu du célèbre texte de Mendelssohn de 1784,
que Hegel recopie le 31 mai 1787 : « Eine gebildete Nation kennt in sich keine andere
Gefahr, als das Übermaß ihrer Nationalglückseligkeit, welches, wie die vollkommenste
Gesundheit des menschlichen Körpers, schon an und für sich eine Krankheit oder der
Übergang zur Krankheit genannt werden kann. » Dokumente zu Hegels Entwicklung,
Hr. J. Hoffmeister, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974, S. 142. C’est Noëlle
Meimaroglou qui a fait l’analyse la plus significative de la maladie chez Hegel dans
sa thèse « L’organisme et la maladie chez Hegel », soutenue en 2000 à l’université
Paris IV. Son travail a été systématiquement consulté à l’occasion de la rédaction
de ce texte.

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86 Levinas-Derrida : lire ensemble

Une maladie annonciatrice de la mort se déclare quand une partie se


donne à elle-même l’organisation et se soustrait à la domination du
Tout qui est négativement affecté par cet isolement, et qui peut même
être forcé de s’organiser en fonction de cette puissance particulière. De
même lorsque la vie d’un viscère habitué à obéir au Tout organique se
constitue en vivant autonome ou lorsque le foie se transforme en organe
dominant et contraint toute l’organisation à le servir 26.

Pour Hegel, la maladie (mais également les différentes versions


de l’hypochondrie 27) est en réalité bien plus qu’un trauma qui
aurait mis sa vie en jeu et, du reste, souvent accompagné le
philosophe et la philosophie. L’unité de l’État, ou bien la santé
et la totalité de l’organisme, il l’annonce à travers la possibilité
de la guerre (§§ 321-324). Au moyen du sacrifice (Aufopferung)
ajoute Hegel, l’idéalisme se réalise et s’élève au réel (à l’esprit
ou à l’esprit du peuple) 28.
(3) Le troisième geste hégélien est également difficile à
situer dans le temps. De plus, ce passage est le fruit du travail
d’Ilting. Quoiqu’il en soit, il s’agit du Hegel tardif, voire
du dernier Hegel, et d’une partie de son commentaire du
§ 273 de la Philosophie du droit (« Die drei Gewalten ») dont
le titre est « Eine naturphilosophische Analogie » 29. Hegel y
distingue les moments abstraits de l’État (gesetzgebende Gewalt,

26. G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), 1972, p. 170 ; « Dagegen ist
Krankheit und der Anfang des Todes vorhanden, wenn ein Teil sich selbst organisiert
und sich der Herrschaft des Ganzen entzieht, durch welche Vereinzelung er es negativ
affiziert oder es gar zwingt, sich allein für diese Potenz zu organisieren, – wie wenn die
dem Ganzen gehorchende Lebendigkeit der Eingeweide sich zu eigenen Tieren bildet
oder die Leber sich zum herrschenden Organ macht und die ganze Organisation zu
ihrer Verrichtung zwingt. » “Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des
Naturrechts”, Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig,
Felix Meiner Verlag, 1923, S. 400.
27. On trouve trace de l’hypochondrie dans le système hégélien dès les cours
d’Iéna de 1803/1804. G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, Band I, Leipzig, Felix
Meiner Verlag, 1932, S. 183. Cf. F. Rosenzweig, Hegel und der Staat, Aalen, Scientia
Verlag, 1962, Band 1, S. 101-102 ; Hegel et l’État, Paris, PUF, 1991, p. 107-108.
28. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie 1818-1831, Hr. K.-H. Ilting,
Band 4, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974, S. 669.
29. Id., S. 662.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 87

Regierungsgewalt, individuelle Gewalt) du concept concret de


l’État comme totalité vivante dans laquelle chaque moment
organise en soi la totalité (als lebendiges Ganzes jedes Moment
in sich zu einer Totalität organisiert). Hegel définit l’analogie
philosophico-naturelle comme corps vivant (lebendige Körper)
possédant trois déterminations. La seconde détermination (la
première étant la sensibilité, c’est-à-dire la perception, et la
troisième la reproduction) est l’Irritabilität ou, comme l’écrit
Hegel, l’Irratibilität.

Diese Momente bestimmen sich nun als Systeme… das der Irratibilität
ein abstraktes System welches das Herz zu seinem Mittelpunkte hat,
das System der Andern.

Le système des autres ou le système de l’autre se trouve au


centre du corps vivant ou de l’organisme vivant. Le système de
l’autre est au cœur de l’État.
Toutes ces conditions que pose Hegel (il y en a de toute
manière beaucoup plus que les trois que je viens d’esquisser)
rendent plus intelligible la construction finale, celle dont Hegel
lui-même dit qu’elle se situe au § 293 de la première édition de
l’Encyclopédie, « La maladie de l’individu » (ou § 371). L’appel de
Hegel à ce que – à l’occasion de la détermination des figures de
l’État, de la souveraineté, de la guerre, de l’ennemi, de l’autre ou
du sacrifice et de la violence – l’on regarde les démonstrations
qu’il fait des théories les plus récentes sur la maladie, la pharmacie
et les thérapies alternatives présente en même temps, parado-
xalement, un danger pour la consistance du système comme
tel. « L’homéopathie 30 » – encore un néologisme grec que Hegel
mentionne par deux fois et explique en détail – est bien une
stratégie qui résout un des dilemmes majeurs de sa philosophie
politique. Cependant, l’homéopathie introduit quelque chose de

30. Celui qui a forgé le terme est un contemporain de Hegel, Samuel Friedrich
Christian Hahnemann. En janvier 1831, Hahnemann est à Berlin, un mois seulement
après la mort de Hegel, et ses élèves s’occupent à travers toute l’Europe des personnes
souffrant du choléra venu depuis l’Inde, et par la Russie, en Europe occidentale.

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88 Levinas-Derrida : lire ensemble

magique dans la dialectique, exagère l’importance de l’analogie


(l’analogie devient non seulement un instrument régulateur
mais également un instrument constitutif du système car elle
est en elle-même une thérapie) et donne la primauté au même,
et non au différent ou à l’autre, car l’homéopathie suppose la
négation par le même et non pas par l’autre, par le différent ou
par le contraire, ce qui serait le propre de l’allopathie.
Que devons-nous donc trouver dans les thérapies de l’orga-
nisme malade seules capables de nous expliquer le poison secret
susceptible de surgir dans un État malade et dans un État sans
guerre 31 ? Est-il possible que par ce simple regard en direction
de la médecine, de la maladie mortelle, soit découvert le secret
de cette étrange stratégie ainsi que du fantastique pouvoir
qu’a le souverain d’entreprendre une guerre contre sa propre
souveraineté, contre son propre peuple ? Le 5 mars 1976, dans
son cours sur la Logique de Hegel, Levinas analyse ce célèbre
passage de la Phénoménologie de l’Esprit 32. Hegel dit :

Pour ne pas les (laisser) s’enraciner et se durcir [einwurzeln und festwerden]


dans cet acte de s’isoler, laisser par là le tout se désagréger et s’évaporer
l’esprit [das Ganze auseinanderfallen und den Geist verfliegen zu lassen],
le gouvernement [die Regierung] a de temps en temps à les ébranler dans
leur intérieur par les guerres [durch die Kriege zu erschüttern], à léser et à
embrouiller par là leur ordre établi et (le) droit de l’autostance [Recht des
Selbstständigkeit] et quant aux individus qui, en s’y plongeant, s’arrachent

31. Le « poison secret » est pour Hegel un secret. Il cite Gibbon : « La paix
prolongée peut insinuer dans les forces vitales de l’Empire un poison lent et secret
[…]. » G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), 1972, p. 127 ; « Der lange Friede
und die gleichförmige Herrschaft der Römer führte ein langsames und geheimes Gift
in die Lebenskräfte des Reichs. Die Gesinnungen der Menschen waren allmählich auf
eine Ebene gebracht, das Feuer des Genius ausgelöscht und selbst der militärische Geist
verdunstet ». « Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts »,
Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig, Felix Meiner
Verlag, 1923, S. 377. Jacques Derrida mentionne ce passage dans Glas, Paris,
Galilée, 1974, p. 117.
32. Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, Paris, Bernard Grasset, 1993,
p. 95-97. S. Mosès, « Rosenzweig et Levinas : Au-delà de la guerre », Danielle Cohen-
Levinas (éd.), Emmanuel Levinas, Rue Descartes, n° 19, 1998, p. 90.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 89

au tout et tend à l’être-pour-soi invulnérable et sécurité de la personne


[dem unverletzbaren Fürsichsein und Sicherheit der Person zusterben] à leur
donner de ressentir, à travers ce travail imposé, leur maître, la mort 33.

Mais comment cela est-il possible ? Comment le gouver-


nement d’un État ou bien le souverain exige-t-il la guerre ?
Comment le « Souverain conservateur » (c’était la métaphore
préférée de Hahnemann) est-il en mesure d’exposer son propre
corps au risque de la mort et de doser ce risque par la guerre ?
Quelle est cette partie de la souveraineté qui est toujours hors
d’elle-même ? Le pouvoir entretient-il des rapports secrets avec
l’ennemi ? S’agit-il d’un ennemi et d’un danger virtuels ? Qu’en
est-il des victimes et des sacrifices ? De quelle taille (car c’est un
enjeu de quantité, de nombre, de dose) doit être la partie ôtée
du tout de manière à ce que le tout puisse encore être un tout ?
Comme si, chez Hegel, le spectre de l’analogie (et de la
maladie) circulait entre (son) corps et l’État, et comme si ces
lignes de la Phénoménologie de l’Esprit étaient précédées par
des réflexions sur la médecine et la thérapie et par des sugges-
tions sur l’éternel malade 34. Ou inversement : comme si une
nouvelle théorie sophistiquée du vainqueur de la guerre et
de la communauté s’incorporait dans une nouvelle pratique
médicale – comme si la politique primait toujours et façonnait
sans cesse le bios. Dans la remarque au § 373, qui traite des
types de thérapie, Hegel trouve finalement une confirmation.
Ce paragraphe commence par des phrases qui se distinguent à

33. G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1993, p. 414 ;


Phänomenologie des Geistes, Werke, Band 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1976,
S. 334-335.
34. Hegel est également précédé par Jean Bodin, auteur qu’il n’a jamais cité. Dans
le cinquième des Six livres de la République (V, 5, Paris, Fayard, p. 137, 140, 142),
Bodin écrit : « Le plus beau moyen de conserver un estat et le garentir de rebellions,
seditions, et guerres civiles, et d’entretenir les subjects en bonne amitié, est d’avoir
un ennemi, auquel on puisse faire teste. […] lesquels n’ont jamais trouvé plus bel
antidote des guerres civiles, ni remede plus certain, que d’affronter les subjects à
l’ennemi […] Il n’y a donc moyen de nettoyer les Republiques de telle ordure, que
de les envoyer en guerre, qui est comme une medicine purgative, et fort necessaire
pour chasser les humeurs corrompus du corps universel de la Republique. »

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90 Levinas-Derrida : lire ensemble

peine de la compréhension de la maladie et du remède formulée


dans les cours d’Iéna 35 :

Le remède [Das Heilmittel] excite [erregt] l’organisme à écarter l’excitation


particulière [die besondere Erregung] où se trouve fixée l’activité formelle
de l’ensemble et à rétablir dans l’ensemble la fluidité [die Flüssigkeit]
de l’organe ou du système particulier. Le remède réalise cela parce qu’il
est un stimulant [ein Reiz] difficile à s’assimiler et à surmonter et parce
qu’ainsi est offert à l’organisme un élément extérieur [ein Äußerliches]
contre lequel il est obligé de déployer sa force [Kraft]. Le dirigeant contre
cet élément extérieur, il sort de cette limitation [Beschränktheit] qui lui
était devenue identique, où il se trouvait pris et contre laquelle il ne
pouvait réagir, parce que ce n’était pas un objet pour lui 36.

Mais vient ensuite la remarque :

C’est en particulier dans la théorie homéopathique que l’on propose un


remède qui a la capacité de produire la même maladie dans un corps
en bonne santé. Le poison [Gift], qui est une substance généralement
opposée à l’organisme [dem Organismus Widriges], envoyé à ce dernier,
fait que cet état particulier où l’organisme est placé devient un élément
extérieur à lui [für ihn etwas Äußerliches wird]. […] Ainsi le remède est
ce même élément particulier, mais avec cette différence qu’ici il fait
entrer l’organisme en conflit [als einem Äußerlichen in Konflikt bringt]
avec sa déterminante comme avec quelque chose qui lui est étranger,
il suit que la force saine est maintenant stimulée à tourner son activité
vers le dehors, et qu’elle est obligée de se recueillir, de sortir de l’état de
torpeur où elle était tombée, et de ne pas se borner à se concentrer en
elle-même [sich in sich zu konzentrieren], mais de digérer cette substance
extérieure [jenes Äußerliche zu verdauen]. Car chaque maladie est une
hypochondrie [jede Krankheit ist eine Hypochondrie des Organismus] […]

35. G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, Band I, 1932, S. 174-187 ; id.,


Band II, 1931, S. 167-174.
36. G.W.F. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin,
1978, p. 212 ; G.W.F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, II,
Werke, Band 9, S. 529-530.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 91

Comme le remède le stimule à digérer cette substance [die Arznei ihn


nun reizt, sie zu verdauen], l’organisme se trouve plutôt par là ramené
dans le cercle de l’activité générale de l’assimilation, ce qui s’obtient
précisément en administrant à l’organisme une substance beaucoup plus
difficile à digérer que sa maladie [ein noch viel stärkeres Unverdauliches
als seine Krankheit ist], et l’oblige ainsi à concentrer ses forces pour la
surmonter [zu dessen Überwindung er sich zusammennehmen muß]. Par
là, l’organisme se trouve divisé en deux [in sich entzweit] à l’intérieur
de lui-même. Car comme cet état où il était d’abord impliqué devient
pour lui chose extérieure, il se dédouble [zu einem doppelten gemacht], et
existe alors en tant que forme vitale et organisme malade [als Lebenskraft
und kranker Organismus]. On peut appeler magique cette action du
médicament [eine magische Wirkung der Arznei]. C’est comme dans
le magnétisme animal [im tierischen Magnetismus], où l’organisme est
placé sous le pouvoir d’un autre homme [unter die Gewalt eines anderen
Menschen] ; car par le remède, l’organisme est placé sous […] le pouvoir
d’un magicien [Gewalt eines Zauberers]. Mais si, d’une part, à la suite
de son état de maladie [krankhaften Zustandes], il se trouve sous la
puissance d’un autre que lui-même [unter der Gewalt eines anderen].
Dire maintenant quel est le vrai remède, voilà qui est très difficile [Zu
sagen, welches nun die rechten Mittel seien, ist schwer]. […] Le rapport
de la maladie au remède est un rapport magique [Das Verhältnis der
Krankheit zur Arznei ist überhaupt ein magisches] 37.

Ce fragment magique que Jacques Derrida a remarqué et


partiellement analysé dans Glas (il mentionne en passant « l’ho-
méopathie, l’hypochondrie, l’hypnose, le sommeil réparateur 38 »)
est une des dernières innovations du système. L’homéopathie est
un ajout au système et un changement de paradigme, bien que
Hegel n’ait pas eu le temps de lui donner un statut particulier.

37. G.W.F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften, S. 532.


Cette traduction est une combinaison de deux éditions existantes du livre de Hegel
en français : Philosophie de la nature de Hegel, traduit par A. Véra, 1866, en trois
volumes (réédité en 1969 à Bruxelles), p. 529-532 et G.W.F. Hegel, Encyclopédie
des sciences philosophiques, II, Philosophie de la nature, traduit par B. Bourgeois, Paris,
Vrin, 2004, p. 315-317.
38. Jacques Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 132-134.

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92 Levinas-Derrida : lire ensemble

L’homéopathie est une nouvelle sorte de thérapie, mais n’est


pas l’unique thérapie capable de remplacer toutes les autres,
de même qu’une autre thérapie ne peut se substituer à elle.
Cependant, sa spécificité et sa magie résident dans l’influence
de l’autre (ou dans l’influence d’un autre homme, d’autrui,
car ici l’autre devient Autrui 39). Le problème est désormais la
non-reconnaissance et l’indistinction du même et de l’autre,
le passage réciproque du même dans l’autre, la scission interne
en même et autre, bref, en un mot, de la production infinie de
l’autre, de la négation de l’autre et du pouvoir donné à l’autre
d’être le porteur de la négation.
L’homéopathie, comme ultime ajout au système, déconstruit
le système hégélien en quelques étapes. J’aimerais essayer de
préciser et d’énumérer quelques-uns de ces moments :

–– l’homéopathie est introduite dans le système comme une


thérapie, dans le cadre de la maladie de l’organisme, de l’échec
du traitement, de la mort et de l’apparition de l’esprit ;
–– l’homéopathie est cette sorte de thérapie qui compte sur
l’unité et la totalité de tout l’organisme (c’est habituellement
sa différence principale à l’égard de l’allopathie) ;
–– comme thérapie, comme quelque chose d’artificiel – cela
signifie que cette stratégie présuppose le sujet ou le souve-
rain (le cerveau, la ratio, le philosophe, l’homme d’État)
capable de s’occuper seulement de soi (de son corps, de son
organisme, de son texte, de son système, de sa souveraineté,
de son peuple) – ses stratégies et ses conséquences sont
nécessairement politiques ;
–– de même que Hegel renvoie le lecteur de la Philosophie du
droit au paragraphe de sa Philosophie de la nature, de même
son premier élève – et premier déconstructeur de ses textes –
fabrique une contre-analogie : en marge du livre System der

39. Dans les cours de 1818/1819, Hegel écrit déjà au sujet de la violence et du
pouvoir de la magie sur l’organisme ou du pouvoir de l’étranger sur l’organisme.
G.W.F. Hegel, Naturphilosophie, Berlin 1819/20, Hr. M. Gies, Napoli, Bibliopolis,
1980, § 295.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 93

Philosophie (1841), Karl Ludwig Michelet ajoute les notes


suivantes à la remarque de Hegel au § 373 :

Cela ne contredit pas ce qui a été dit immédiatement plus haut, à savoir
que le poison comme médicament est présent sous une forme moins
puissante [in minder mächtiger Form vorhanden ist] ; car, précisément
parce que le poison plus fort se présente sous une forme moins puissante
[denn eben weil das stärkere Gift in minder mächtiger Form], il est un
simple ennemi externe qui sera [äußerer Feind] ensuite plus facilement
surmonté [überwunden werden] que l’ennemi interne qu’est la maladie
elle-même [als der innere Feind, welcher die Krankheit selber ist] 40.

la stratégie homéopathique rectifie l’idée que Hegel se fait de la maladie,


dans un de ses premiers textes resté dans l’ensemble inchangé : la maladie
d’un organisme est la conséquence, en dernière instance, de l’inorga-
nique contenu en soi par un organisme (« Der Organismus hat nun seine
unorganische Potenz an sich selbst, so bezieht er sich als ein Unorganisches
auf sich 41 »). Le drame de la maladie, puis de la mort, survient en raison
de l’inorganique qui n’est pas totalement surmonté. Les symptômes de
l’inorganique sont la division de l’organisme, l’hypochondrie et l’isola-
tion des membres de l’organisme. L’intervention homéopathique qui
lui succède agit sur plusieurs niveaux : elle met au jour (a) que l’autre
(dont l’inorganique est le prototype) ne peut pas être complètement
incorporé et assimilé, (b) qu’il existe un reste, un résidu ou une néga-
tion qui n’est pas pris en compte dans le système ou dans l’organisme
et qui ne sert à rien 42, (c) qu’il existe un dehors (« das Äusserliche ist so

40. System der Philosophie, Sämtliche Werke, Band 9, Zweite Teil, Naturphilosophie,
mit einer Vorwort von K.L. Michelet, 1965, Stuttgart, S. 712.
41. C’est une formulation des Vorlesungen de Hegel. G.W.F. Hegel, Vorlesungen
über die Philosophie der Natur, Berlin 1819/20, Hr. M. Bondeli und H.N. Seelmann,
Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, S. 185-186.
42. En 1985, dans l’interview qu’il a donnée en allemand à Christoph von
Wolzogen, Levinas parle d’une négation similaire qui se trouve dans l’Esthétique de
Hegel. « Intention, Ereignis und der Andere. Gespräch zwischen E.L. und C. von W. »,
Der Humanismus des anderen Menschen, Hamburg, Felix Meiner, 1989, S. 137 ;
Philosophie, No. 93, printemps 2007, p. 19.

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94 Levinas-Derrida : lire ensemble

für mich ein Anderes aber ein ideelles Anderes 43 »), un autre, le spirituel
(Geistiges) 44, un remède, un étranger, un poison, un ennemi (« L’ennemi
ou le Dieu 45 ») qui est par excellence impossible à digérer par l’organisme
et qu’il est donc impossible d’incorporer (c’est ainsi qu’est trouvée l’idée
de l’autre absolu qui seul peut provoquer une entité, et non en être une
partie : c’est l’autre comme laxatif, l’autre qui ne peut pas être mangé,
ou l’autre qui ne peut pas ne pas être une excrétion [Exkretion] 46), (d)
que l’extériorité est analogue (mais non identique) à l’intériorité, et est
pour cette raison l’autre (le même) qui s’ajoute à l’organisme malade
analogiquement à l’inorganique qui existe déjà dans l’organisme 47, (e)
que l’autre ou l’ennemi est une fonction et qu’il est virtuel.

« Was den Menschen interessiert ist sein Anderes », dit Hegel 48.
L’autre reste confus mais sa silhouette est déjà encadrée ; sa place
est trouvée, son indépendance est en marche. Bien que l’autre
soit une fonction constitutive de l’organisme, bien que l’autre
n’apporte pas la vie – il ne possède pas la vie, l’énergie vitale – sa
tâche dans la formation du sujet n’avait auparavant jamais eu
le rôle qui lui est conféré dans la construction homéopathique.
Cette construction est implicitement présente dans le renver-
sement Rosenzweig-Levinas. Plus précisément, c’est seulement

43. G.W.F. Hegel, Vorlesung über Naturphilosophie, Berlin, 1823-24, Hr.


G. Marmasse, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2000, S. 248.
44. G.W.F. Hegel, Naturphilosophie, Berlin 1819/20, 1980, § 295.
45. « L’ennemi ou le Dieu sur lequel je ne peux pouvoir et qui ne fait pas partie
de mon monde… » Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris,
Kluwer Academic, 1961, p. 263.
46. Cf. le chapitre « Prozess der Gattung », G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die
Naturphilosophie, Berlin 1821/22, Hr. G. Marmasse und Th. Posch, Frankfurt am
Main, Peter Lang, 2002, S. 196-197.
47. « Jamais l’homéopathie, écrit Hahnemann en 1813 dans le texte Esprit de la
doctrine homéopathique, n’a prétendu guérir les maladies par la même puissance que
celle qui les produit ; elle veut le faire par une puissance qui n’est point identique,
mais seulement analogue, par un médicament qui ne peut produire qu’un état
morbide analogue à la maladie. […] c’est la tendance à provoquer dans l’organisme
une affection morbide artificielle analogue, et le plus analogue qu’il est possible au
cas maladif présent ». S. Hahnemann, Études de médecine homéopathique, Paris,
Maloine, 1989, t. I, p. 271, 281.
48. G.W.F. Hegel, Vorlesung über Naturphilosophie, Berlin, 1823-24, 2000, S. 251.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 95

grâce à ces ajouts tardifs de Hegel dont ils n’ont jamais parlé
directement que leur intervention ou leur thérapie devient
possible. Cela se voit à leur forte résistance à Hegel ainsi qu’à
leur insistance sur une thérapie constamment opposée en tous
points à ce qui est essentiel et purement « hégélien » dans la
philosophie ou dans la pensée. Bien qu’il soit juste de tracer les
limites de ce renversement de Hegel et de formuler des réserves
quant au résultat atteint (n’est-ce pas d’ailleurs ce qu’essaie
constamment de faire Derrida en lisant Levinas ?), peut-être
est-il encore nécessaire de défendre l’avenir de cette action à
peine entamée.
Rosenzweig et Levinas se complètent à la fois dans la résistance
et dans la conversion aux positions de Hegel. Il est possible de
démontrer systématiquement la complémentarité et la simul-
tanéité de toute une série d’éléments : la reconstruction de
Rosenzweig et l’inversion de la figure hégélienne de la souverai-
neté (de son analogie avec l’organisme 49) ; le déplacement que
Levinas fait subir au concept hégélien de sacrifice pour la patrie
à travers la rencontre avec l’autre (autrui) 50 ; la manière dont
Rosenzweig reformule la relation entre la violence (Gewalt) et
le droit ; la tentative que fait Levinas de penser à nouveaux frais
la négation sans cesser pour autant de vanter l’effort de Hegel ;
l’insistance de Rosenzweig sur la vie ; les pages de Levinas sur
la guerre dans Totalité et infini 51, etc. Il existe probablement,
en deçà de tous ces thèmes, une proximité immanente et une
identité de tous ces efforts (Derrida aurait peut-être dit que cette
proximité est « empirique ») : ce premier acte de la philosophie et
de la pensée anti-hégélienne, Rosenzweig le formule par le fait
qu’il est vivant (et qu’il philosophe), tandis que pour Levinas ce
premier acte doit s’élever contre la philosophie, contre Hegel,
afin de protéger la vie de l’autre et défendre ainsi la subjectivité.

49. Cf. Franz Rosenzweig, Hegel und der Staat, Aalen, Scientia Verlag, 1962,
Band 2, S. 130-133, 142-147 ; Hegel et l’État, Paris, PUF, 1991, p. 332, p. 339-343,
p. 353-355.
50. Cf. « La communication », Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, Paris, Kluwer Academic, 1978, p. 188-193.
51. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 243-258.

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96 Levinas-Derrida : lire ensemble

Nous savons bien, vous et moi, écrit Rosenzweig au directeur du sanato-


rium dans lequel doit s’installer le philosophe malade (et non seulement
le philosophe bien sûr ; l’idée de Rosenzweig consiste seulement à soigner
sa raison et les seules forces de la vie peuvent guérir « l’entendement
malsain »), que la guérison d’un entendement devenu malade ne réside
que dans la réinsertion – par la force, le cas échéant – du patient dans
son environnement normal. Le problème n’est pas de lui « inculquer »
ce qui lui manque, mais bien de le « réinsérer » dans ce qu’il a quitté.
« Une cure sur le terrain », tel devrait être le slogan grâce auquel nous
ferions pièce aux méfaits des cures, anciennes et nouvelles, fondées sur
les vaccins, les injections et les onguents. […] « Une pure cure sur le
terrain » [eine reine Terrainkur] 52.

C’est là le « vent » dont parle Levinas, « une subjectivité


libre comme le vent » 53, « le souffle, la respiration d’un air du
dehors, où l’intériorité s’affranchit d’elle-même, exposée à tous
les vents » ; « une respiration profonde jusqu’au souffle coupé
par le vent de l’altérité » 54. L’ouverture à l’autre commence avec
la respiration, avec les poumons (les poumons sont le véritable
sujet et le véritable commencement, le commencement précé-
dant tout commencement) et se manifeste comme fission du
sujet, comme fission du soi, comme fission du sujet au-delà du
poumon 55. La résistance à Hegel débute par la méfiance envers

52. « Wir sind uns klar darüber, dass die Heilung eines erkrankten Verstandes
nur in seiner Zurückführung – und, wenn es sein muss, selbst Zurückzwingung – in
die normale Umgebung gesucht werden darf. Es ist nicht das Problem, ihm etwas was
ihm fehlt “beizubringen”, sondern ihn in das woraus er herausgefallen ist, wieder
“hineinzubringen”. “Terrainkur” dürfte das Schlagwort sein, mit dem wir dem Unfug
alter wie neuer Impf-, Spritz- und Schmierkuren entgegenzutreten hätten. » (Franz
Rosenzweig, Das Büchlein vom gesunden und kranken Menschenverstand (1921), 1964,
S. 58, 60 ; Franz Rosenzweig, Livret sur l’entendement sain et malsain, 1988, p. 46-47.)
53. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 7.
54. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1978, p. 276-277.
55. Est en question la respiration et l’arrêt de la respiration. L’approche du
prochain apporte l’inquiétude dans le corps propre. La résistance de Levinas aux
proportions et aux théories de l’organisme est aisée à retracer dans les textes qui lui
sont tous autant proches. Les premiers prototypes kabbalistiques de la théorie sur
l’organisme souverain ne sont pas les seuls à lui être éloignés (par exemple Isaac Luria
qui interroge au xvie siècle le corps vivant [nefesh hayya] en utilisant l’analogie sur les

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 97

la médecine et ses pratiques ordinaires. Le premier geste de


Levinas est censé démolir « l’association de la philosophie et de
l’État, de la philosophie et de la médecine 56 ». C’est seulement
dans ce contexte où la philosophie rompt nécessairement avec
l’État et la médecine que peut se comprendre l’engagement
surprenant de Levinas et son allergologie alternative. Il s’agit
plus précisément de la parole contre l’allergie (contre « une
insurmontable allergie 57 »), du discours contre l’allergie, et donc
en même temps de l’appel au relâchement et à la vigilance.

L’effort de ce livre [Totalité et infini] tend à apercevoir dans le discours,


une relation non allergique avec l’altérité, à y apercevoir le Désir – où
le pouvoir, par essence, meurtrier de l’Autre, devient, en face de l’Autre
et « contre tout bon sens », l’impossibilité du meurtre, considération de
l’Autre ou justice 58.

Mais l’appel de Levinas à anéantir l’allergie à l’Autre (« l’Autre »


n’est pas tout ce à quoi se rapporte l’allergie, mais le mot « l’Autre »
ou « l’absolument Autre », le « tout Autre » rend compte le
plus aisément de l’intention de Levinas 59) appartient-il encore
aux allergologies ? L’engagement qui s’oppose à toute espèce

613 commandements de la Torah et les 613 parties supposées du corps humain),


mais c’est également le cas des conceptions organiques de la communauté dans
laquelle la responsabilité est exclusivement proportionnelle. Par exemple, Maharal
de Prague (Yehuda Loew) élabore un fragment de Midrash, « Si quelqu’un faute, il
faut que nous le sentions tous », en employant l’analogie du lien de proximité entre
les organes dans l’organisme (Netivoth Olam, commentaire de Sabbath 54b). Il est
le premier à parler de responsabilité infinie.
56. Id., p. 263.
57. « La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre
qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie ». Emmanuel Levinas, « La trace
de l’Autre » (1963), in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris,
Vrin, 2001, p. 263.
58. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 38.
59. « Mais pour que la présence de l’Autre n’annonce pas la guerre permanente
et pour qu’elle résiste à la tentation de l’idéalisme, il faut que l’ultime signification
du rapport entre le Même et l’Autre ne soit pas interprétée comme une allergie.
[…] La mise en question du Moi – qui coïncide avec la présence non allergique
de l’Autre […] », Emmanuel Levinas, Liberté et commandement, 1994, p. 63, 83.

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98 Levinas-Derrida : lire ensemble

d’allergie (c’est-à-dire l’engagement dit éthique 60), autrement


dit l’« allergie à l’allergie », est-elle du domaine de l’allergologie ?
L’anti-allergie ou la contre-allergie est-elle encore une allergie ?
Et ce reste d’allergie, cette résistance à toute espèce d’allergie à
l’autre serait-elle la dernière chance du sujet ?
La « défense de la subjectivité » de Levinas dans la préface
de Totalité et infini peut-elle commencer ainsi ?
Comme s’il y avait quelque chose d’incorrect et de suspect
dans la thématisation de cette résistance préliminaire et dans
cette insatisfaction quant au statut de l’Autre. Comme s’il y avait
quelque chose de dangereux dans ces questions, quelque chose
qui dépasse Levinas, qui le trahit et qui trouble immédiatement.
Toutes ces questions, ainsi que l’attention forcée que je porte
fixement à un moment confus qui précède chez Levinas l’allergie
à l’Autre (ça peut être une « allergie à l’allergie » à l’autre ou une
allergie dont les traces restent même quand il n’y a plus ni allergie
ni Autre), je me risque à les qualifier de standard philosophique
ou de maniérisme philosophique. Ce moment (à nouveau Hegel
et son Momente) a un rapport à la philosophie et à la lecture
qui ressort du « régime philosophique » car il thématise le non-
thématisé (par exemple, une allergie qui précède l’allergie dont
parle sans cesse Levinas). Mais ce n’est pas tout. C’est également
l’objectivisation, la réduction, l’ouverture d’un horizon, la
violente découverte de la violence (de la violence de l’allergie
et de la violence qui est dissimulée et non qualifiée d’allergie).
C’est le moment qui poursuit et génère la philosophie et qui
en même temps la fait dégénérer. Seul le philosophe, et peut-
être seulement Hegel, peut prononcer la phrase que prononce
Jacques Derrida : « Levinas est très proche de Hegel, beaucoup
plus proche qu’il ne le voudrait lui-même et ceci au moment où
il s’oppose à lui de la manière apparemment la plus radicale. »
Il ne nous reste rien d’autre qu’à expérimenter ces moments,
pour lesquels on ne sait plus qui est responsable : moi, Levinas,

60. « Le rapport avec Autrui ou le Discours, est un rapport non allergique, un


rapport éthique… », Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité,
1961, p. 43 ; « rencontrer autrui sans allergie, c’est-à-dire dans la justice », p. 339.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 99

Derrida, Hegel ou seulement Hegel, Hegel, encore et toujours


Hegel ? Comment alors lire à nouveau, à la manière de Derrida
ou de Hegel (comment thématiser sans aucune thématisation)
le statut de l’allergie chez Levinas ou chez Hegel, et en même
temps conserver la résistance radicale à Hegel, à Levinas ou à
Derrida ? Une telle question peut seulement être précédée par
de nouvelles questions et de nouvelles réponses liées à l’allergie
d’avant l’allergie ou à la violence d’avant la violence, ou bien
plus généralement, aux attributs de la violence.
Si nous mimons momentanément la lecture de Derrida et les
standards de la philosophie, découlent alors des conséquences
tout à fait différentes. Et Hegel ne sera tout simplement plus
proche de Levinas seul. Voici quelques étapes de cet unique
moment :

–– Levinas introduit l’allergie comme une stratégie négative et


(nous) appelle (on a affaire à un vocatif) à la résistance, à la
négation ou à l’« allergie » envers elle. L’Autre ne se théma-
tise pas et se « met pas » à l’accusatif 61 ; c’est au contraire la
négation de l’Autre qui se thématise, ou seulement l’allergie à
l’Autre. La thématisation sans thématisation est atteinte chez
Levinas par le rapide changement de plan et par le passage
de l’accusatif au vocatif, à savoir par l’appel à la négation de
la négation (à savoir à l’allergie à l’allergie).
–– C’est dans la seule mesure où cet appel est négligé, où le
vocatif est poussé hors de la scène et dans la seule mesure

61. « Je ne saurais parler d’autrui, en faire un thème, le dire comme objet, à


l’accusatif. Je puis seulement, je dois seulement parler à autrui, l’appeler au vocatif
qui n’est pas une catégorie, un cas de la parole, mais le surgissement, l’élévation
même de la parole » (p. 152). « Quelle est donc cette rencontre de l’absolument-
autre ? Ni représentation, ni limitation, ni relation au même. Le moi et l’autre ne
se laissent pas surplomber, ne se laissent pas totaliser par un concept de relation.
Et d’abord parce que le concept (matière du langage), toujours donné à l’autre, ne
peut se fermer sur l’autre, le comprendre. La dimension dative ou vocative ouvrant
la direction originaire du langage, elle ne saurait sans violence se laisser comprendre
et modifier dans la dimension accusative ou attributive de l’objet » (p. 140-141),
Jacques Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel
Levinas » (1964), L’écriture et la différence, 1967.

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100 Levinas-Derrida : lire ensemble

où la notion d’« Autre » est rendue au milieu hégélien (là


où l’Autre est ma négation, là où l’autre est la négation du
même) que Levinas sera proche de Hegel et pris dans le cadre
hégélien de la négation de la négation.
–– Dans ce cas et seulement dans ce cas (c’est aussi le cas quand
dans une lecture est recherchée une lacune, un point aveugle,
une ignorance, une inconscience, un champ non thématisé,
etc.), le sujet sera constitué dans le procès de découverte de
l’Autre, donc dans le procès d’anéantissement de la négation
ou de tout ce qui nie l’Autre. Le sujet s’affirme (le sujet est
défendu) tant qu’il anéantit tout ce qui nie l’Autre, tant
qu’il est allergique à chaque allergie à l’Autre. Autrement
dit, le sujet préserve l’Autre seulement dans la mesure où il
anéantit tout ce qui nie l’Autre.
–– Il serait maintenant facile de déceler deux nouveaux éléments
développés par Levinas, avant et après l’intervention de
Derrida, ainsi que par Jacques Derrida lui-même : (a) que
la violence est nécessaire, que le sujet est violent, qu’il existe
séparément une violence qui est nécessaire et qui précède
toute violence possible ; cette violence est complémentaire de
la violence de la thématisation (l’effort de Derrida consiste
à désubstantifier la violence chez Levinas, à trouver pour la
violence un ou plusieurs attributs supportables 62 ; cependant,
il me semble que son intervention n’est pas justifiée jusqu’au
bout) ; (b) que la possibilité de la violence survient toujours
avec le tiers, c’est-à-dire avec celui qui nie l’Autre 63 – ceci

62. Le modèle principal des interventions de Jacques Derrida est probablement


soit le terme de « violence » chez Levinas, soit la déconstruction heideggérienne de
la figure de la Gewalt dans l’Introduction à la métaphysique. Souvenons-nous qu’en
2002, dans son dernier séminaire, Jacques Derrida promet un nouveau retour à la
Gewalt chez Heidegger.
63. « La violence est originellement justifiée comme la défense de l’autre, du
prochain (fût-il mon parent ou mon peuple !), mais est violence pour quelqu’un »,
E. Levinas, « Violence du visage », Altérité et transcendance, Paris, Fata Morgana,
1995, p. 174. Ou bien la légitimation de la violence survient avec le tiers qui est
nié par l’autre. « Ma résistance commence lorsque le mal qu’il me fait, est fait à un
tiers qui est aussi mon prochain. C’est le tiers, qui est la source de la justice ; c’est
la violence subie par le tiers qui justifie que l’on arrête de violence la violence de

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 101

pourrait être le lieu de l’allergie (le sujet de la violence ou le


sujet violent qui défend le prochain, Levinas le reconnaît au
fil du temps dans l’État et dans la violence légitime d’État 64 ;
la sensibilité de Derrida, son effort et son engagement envers
Israël et la Palestine soit toujours en dialogue avec Levinas).

Par conséquent, bien qu’entre Rosenzweig et Levinas, entre


deux modalités d’une seule et même intervention sur laquelle
j’insiste, la figure de l’autre soit devenue différente et plus
dangereuse que n’importe quand auparavant 65, il me semble
qu’il n’y a pas de place pour le moindre doute : premièrement,
l’allergie de Levinas se rapporte définitivement à la « théorie de
l’Autre » chez Hegel ; deuxièmement, pour Levinas, l’allergie
est le parfait synonyme de l’homéopathie chez Hegel : la réac-
tion houleuse et l’allergie à l’autre, au remède/poison n’est-elle
pas essentielle pour Hegel ? La provocation à la résistance et à
l’allergie de l’organisme envers l’autre n’est-elle pas l’essence de
la thérapie homéopathique ? Troisièmement, la substitution de
l’allergie à l’homéopathie chez Levinas renverse Hegel : ce qui
est thérapie chez Hegel demeure une maladie chez Levinas ;
quatrièmement, le pas que franchit Levinas et l’opposition à
l’allergie est plus qu’une simple opposition à l’homéopathie :
l’allergie présuppose l’innocuité et l’innocence de l’autre, tandis
que l’anti-allergie exige d’interroger les fictions secrètes et les

l’autre », Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 134.
Cf. « Paix et proximité », Altérité et transcendance, 1995, p. 150.
64. Cf. « Philosophie, justice, amour », Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre,
Paris, Grasset, 1991, p. 115.
65. Je ne pense pas seulement aux guerres ou aux graves crimes qui divisent
Rosenzweig et Levinas, mais aussi aux « contributions » à la « théorie de l’autre » chez
des auteurs proches de Levinas ou qu’il a pu lire. Chacun de ces auteurs détermine
l’autre comme ennemi, mais pas exclusivement comme un ennemi qu’il faut anéantir
ou assimiler, mais avant tout comme un ennemi qui anéantit et attaque. On ne
sait pas avec certitude si Levinas a lu Schmitt-Dorotič que cite Meinecke ; ni s’il a
lu Jünger, dont les analyses du héros, de la guerre et de la paix se ressentent dans
Totalité et infini ; ni même s’il connaissait les positions de Heidegger sur l’ennemi
du séminaire de 1934 (GA 36/37) ; ni non plus s’il a jamais consulté les manuscrits
de Husserl de 1934 (« Feindschaft ist die totale Negation des anderen Seins in allen
seinen Lebensbetätigungen », E III 8, S. 12).

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102 Levinas-Derrida : lire ensemble

fantasmes sur le danger et la toxicité de l’autre ; cinquièmement,


la concentration sur sa propre résistance et sur l’allergie à l’autre
libère l’autre et le laisse en paix : l’autre (chez Hegel comme chez
Levinas, « l’autre inassimilable 66 ») aide encore à la constitution
d’une nouvelle subjectivité chez Levinas, mais non plus comme
construction homéopathique, à savoir comme autre (ennemi)
qui bombarde et attaque fictivement l’organisme.

Le rapport avec l’Autre – absolument autre – qui n’a pas de frontière


avec le Même, ne s’expose pas à l’allergie qui afflige le Même dans une
totalité et sur laquelle la dialectique hegelienne repose. L’Autre n’est
pas pour la raison un scandale qui la met en mouvement dialectique
[…] Le prétendu scandale de l’altérité, suppose l’identité tranquille du
Même, une liberté sûre d’elle-même qui s’exerce sans scrupules et à qui
l’étranger n’apporte que gêne et limitation 67.

Cette citation de Levinas fournit un bon exemple de la


simplicité du renversement que subit Hegel. S’il faut esquisser
un lieu pour un nouveau lecteur (ou thérapeute, immunologue),
il devra véritablement encore confirmer et penser cette grande
distance – d’un côté l’absence de frontière entre l’autre et le
même, de l’autre l’« allergie qui afflige le Même ».
Dans le livre où Derrida fait ses adieux à Levinas, Derrida
circule de nombreuses fois autour de l’allergie et décrit ainsi
le pas à franchir pour que l’autre se libère pour toujours de
la responsabilité de la limite, de l’allergie, de l’affliction et de

66. « On doit précisément mettre en question la conception selon laquelle dans la


multiplicité humain le moi se réduirait à la fraction d’un Tout, lequel se reconstitue
dans sa solidarité à l’image d’un organisme – ou d’un concept – dont l’unité est
cohérence de membres ou structure d’une compréhension. […] Relation éthique
qui, ainsi, ne serait pas une simple déficience ou privation de l’unité de l’Un réduit
à la multiplicité d’individus dans l’extension du genre ! Ici au contraire, dans la paix
éthique, relation à l’autre inassimilable, à l’autre irréductible, à l’autre, unique !
Seul l’unique est irréductible et absolument autre ! », « Paix et proximité », Altérité
et transcendance, Paris, Fata Morgana, 1995, p. 143-144 ; « À cause de ce surcroît
inassimilable, nous avons appelé la relation qui rattache le Moi à Autrui idée de
l’infini » (Emmanuel Levinas, Liberté et commandement, 1994, p. 85).
67. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 222.

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 103

la douleur 68. L’introduction ou l’esquisse d’introduction (ou


bien seulement « l’esquisse d’esquisse ») d’un nom désignant une
maladie extrêmement rare est bien un ajout et un substitut à
l’allergie. En effet, il est très difficile de tracer la véritable limite de
la différence et de la distance entre l’allergie et l’auto-immunisa-
tion. L’allergie est-elle seulement une des maladies auto-immunes
ou bien l’auto-immunisation est-elle un aspect spécifique de
toute allergie ? La réponse est profondément complexe. Mais le
moment décisif est l’accent mis sur cet auto-, et c’est là l’ajout
essentiel à Levinas. La précision de l’intervention de Derrida
est véritablement multiple : immunis suppose seulement une
partie de l’organisme ou du système ; c’est là la partie mise en
valeur par un statut spécial (c’est pourquoi il s’appelle système
immunitaire) ; c’est une partie dont la caractéristique principale
n’est pas seulement de protéger tout le système propre, mais
c’est une partie où vient l’autre et où l’autre est reconnu comme
autre 69 ; une partie qui reconnaît l’autre présente en même temps
sa propre limite ; le système immunitaire peut reconnaître ou
ne pas reconnaître l’autre, ou bien peut ne pas différencier ses
propres éléments destructifs (cancer ou sida) ; cette partie peut
protéger le système propre de l’autre, et peut également tolérer
l’autre ; le système immunitaire peut être endormi et drogué (« la
désensibilisation ») et peut tolérer l’autre au-delà de la limite
(pour « faciliter la tolérance de certaines greffes d’organes ») ou
au-delà de toute limite et produire l’autre en soi-même et de
soi-même (horror autotoxicus 70), puis ensuite le détruire.
Derrida utilise rarement le nominatif (« auto-immunité 71 »)
et insiste sur le processus ou sur la logique auto-immunitaire
en se servant de différentes descriptions excessives (la logique

68. Emmanuel Levinas, Adieu, à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 43,
57, 91-94, 127, 157, 160-162, 167-168.
69. « Les substances immunes […] recherchent l’ennemi, à la manière de balais
magiques » (Paul Ehrlich).
70. Le mot est de Paul Ehrlich. Cf. A.M. Silverstein, A History of Immunology,
London, Academic Press, Inc., 1989, p. 160.
71. Jacques Derrida, Le « concept » du 11 septembre, Dialogues à New York avec
G. Borradori, 2004, p. 145.

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104 Levinas-Derrida : lire ensemble

terrifiante, fatale, suicidaire, étrange, indispensable, etc.). Il


répète le geste de Levinas ou de Michelet en renvoyant cette
logique (ou ce terme) au champ politico-juridique dans lequel
elle est née, afin de profiter des constructions et des mécanismes
biologico-médicaux à laquelle est associée cette maladie (en sens
inverse, Hegel aussi confirme cette tactique : l’homéopathie
n’est pas importée dans la logique politique du souverain ou du
philosophe depuis la thérapeutique, bien au contraire) 72. Mais
dès lors, en changeant de contexte, cette maladie très rare, ou
cette rare famille de maladies, devient d’un coup quelque chose
de nécessaire et d’élémentaire à l’intérieur d’une communauté,
d’une société ou d’un État. Tout cela apparaît comme quelque
chose de tout à fait confus et violent, y compris la définition de
cette logique que Derrida persiste à répéter (« Quant au processus
d’auto-immunisation, qui nous intéresse tout particulièrement
ici, il consiste pour un organisme vivant, on le sait, à se protéger
en somme contre son autoprotection en détruisant ses propres
défenses immunitaires 73 »). Hormis cela, manque chez Derrida
le vocatif de Levinas et tout type d’appel à la négation de cette
autonégation destructrice. Il n’y a pas d’appel à l’isolement et à
l’anéantissement de cette logique, puisque Derrida parle toujours
à son sujet à l’accusatif, de même au sujet du phénomène qui
apparaît continuellement et parallèlement dans l’État comme
n’importe où (« Une fois encore, l’État est simultanément
autoprotecteur et autodestructeur, remède et poison. Le phar-
makon est un autre nom, c’est un vieux nom pour la logique
de l’auto-immunitaire 74 »).

72. Cf. A.M. Silverstein, A History of Immunology, 1989, p. 1.


73. Cf. Jacques Derrida, Foi et savoir, note 23, Paris, Seuil, 2000, p. 67. La police
n’anéantit pas la police, ni le système immunitaire le système immunitaire. Quand
elles reçoivent une information erronée des cellules monitrices, les soi-disant cellules
assassines ne se détruisent pas elles-mêmes, mais détruisent les autres cellules vivantes
et saines du même organisme vivant. Il s’agit là d’une confusion de niveaux, d’une
confusion entre le meurtre et le suicide, du changement et du trouble de l’identité,
et bien sûr d’une limitation complète de la notion de survie.
74. Jacques Derrida, Le « concept » du 11 septembre, Dialogues à New York avec
G. Borradori, 2004, p. 182. « Ce n’est pas une menace, une simple menace, un tort
[…] c’est le pli ou la duplicité d’une menace divisée […] car cette menace habite la

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Allergologies : de l’analogie de la souveraineté 105

Mais qu’est-ce qui est donc fatal dans cette logique, si elle
peut être encore thématisée et être prise en compte dans le
« système vivant » ou dans l’« organisme vivant » ? Qu’y a-t-il
là de fatal dans cette « logique fatale » auto-immunitaire ? Le
surplus de violence, la violence qui ne peut appartenir à aucune
économie de la violence, contraint Derrida à se corriger. Voici
ce qu’il écrit dans Voyou :

Car ce que j’appelle l’auto-immunitaire ne consiste pas seulement à


se nuire ou à se ruiner, voire à détruire ses propres protections, et à
le faire soi-même, à se suicider ou à menacer de le faire, mais plus
gravement et par là même à menacer le moi ou le soi, l’ego ou l’autos,
l’ipséité même, à entamer l’immunité de l’autos lui-même : non pas
seulement à s’auto-entamer mais à entamer l’autos – et donc aussi
l’ipséité. Non pas seulement à se suicider mais à compromettre la
sui-référentialité, le soi du suicide même. L’auto-immunité est plus
ou moins suicidaire, mais c’est encore plus grave : l’auto-immunité
menace toujours de priver le suicide lui-même de son sens et de son
intégrité supposée 75.

Il semble que c’est seulement maintenant que le cercle de


la violence envers l’autre pourrait être refermé. La radicalité
de la mise en question de soi qui supprime la frontière entre
le Même et l’Autre chez Levinas est désormais mise au jour.
L’origine de la violence que l’auto-immunologie cherche à
thématiser doit véritablement être pensée à nouveau par une
confrontation à l’hypochondrie conçue comme auto-assi-
milation et comme prototype de toute maladie selon Hegel.
Mais pas seulement. Le succès que rencontre l’homéopathie
auprès des patients atteints de maladies auto-immunes (de
tels témoignages et de telles expériences ne devraient pas être

promesse même. Pour des raisons que je voudrais rappeler, on ne peut que désirer
à la fois garder et perdre le papier protecteur et promis à son retrait. Il y a là comme
une logique de l’auto-immunitaire… » (« Le papier ou moi, vous savez… » (1997),
Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 262.)
75. Jacques Derrida, Voyou, Paris, Galilée, 2003, p. 71.

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106 Levinas-Derrida : lire ensemble

relégués au second plan) confirme la présence de Hegel et exige


de nous la découverte d’une nouvelle radicalité.
« Derrida est très proche de Hegel, beaucoup plus proche
qu’il ne le voudrait lui-même […]. »

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Dons et merveilles

par Marie-Louise Mallet

Sous ce titre qui semble promettre « monts et merveilles »,


j’énoncerai seulement quelques modestes notes. Faute de
temps, certes… mais pas seulement et je ne voudrais pas
suggérer que, disposant de plus de temps, je pourrais faire
entendre toute une symphonie. Non ! Quelques notes seule-
ment, parce que j’ai très vite été « débordée » par un thème trop
riche pour qu’il lui soit rendu justice en quelques variations.
Comme souvent, en effet, j’avais cru trouver une petite
porte dérobée, ouvrant sur un espace suffisamment circonscrit
pour me permettre d’y frayer un chemin sans trop risquer
de me perdre. Comme toujours, c’était une illusion ! De
« l’œuvre d’Emmanuel Levinas », Jacques Derrida, dans
« Adieu », disait : « on n’en voit même plus les bords tant
elle est grande » et l’on pourrait dire la même chose de son
œuvre à lui. Alors, que dire de l’entrecroisement des deux !
Comment circonscrire quoi que ce soit dans l’incirconscrip-
tible ? Comment, à le tenter, n’être pas « débordé » ?
Je tenterai donc seulement l’esquisse d’un cheminement.
Dès les premières pages de « Violence et métaphysique »,
en note (mais il arrive souvent que les pensées les plus
profondes, les plus aiguës, soient formulées en note), s’excu-
sant, en quelque sorte, du caractère « partiel » de la lecture
qu’il va proposer, Jacques Derrida précise immédiatement
que, « partielle », cette lecture le sera, non seulement à cause
du « point de vue » choisi, mais aussi [et je lis toute la note,
elle se trouve p. 124, tout y est important] :

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108 Levinas-Derrida : lire ensemble

[…] parce que l’écriture de Levinas qui mériterait à elle seule toute une
étude et où le geste stylistique, surtout dans Totalité et Infini, se laisse
moins que jamais distinguer de l’intention, interdit cette désincarnation
prosaïque dans le schéma conceptuel qui est la première violence de tout
commentaire. Levinas recommande certes le bon usage de la prose qui
rompt le charme ou la violence dionysiaque et interdit le rapt poétique,
mais cela n’y change rien : dans Totalité et Infini, l’usage de la métaphore,
pour y être admirable et le plus souvent, sinon toujours, au-delà de
l’abus rhétorique, abrite en son pathos les mouvements les plus décisifs du
discours. En renonçant trop souvent à les reproduire dans notre prose
désenchantée, serons-nous fidèle ou infidèle ? En outre, le développe-
ment des thèmes n’est, dans Totalité et Infini, ni purement descriptif ni
purement déductif. Il se déroule avec l’insistance infinie des eaux contre
une plage : retour et répétition, toujours, de la même vague contre la même
rive, où pourtant chaque fois se résumant, tout infiniment se renouvelle et
s’enrichit. Par tous ces défis au commentateur et au critique, Totalité et
Infini est une œuvre et non un traité 1.

« […] avec l’insistance infinie des eaux contre une plage :


retour et répétition, toujours, de la même vague contre la même
rive, où pourtant chaque fois se résumant, tout infiniment se
renouvelle et s’enrichit », cette magnifique métaphore pourrait
évoquer aussi l’œuvre de Jacques Derrida. Et m’obliger au
silence…
Pour tenter de justifier les quelques notes que je risquerai
malgré tout, je soulignerai donc cette attention portée par
Derrida à l’écriture de Levinas, la nécessité, rappelée chaque
fois qu’il écrit lui-même sur cette œuvre, d’être attentif à son
écriture. Ainsi, à nouveau, dans « En ce moment même dans
cet ouvrage me voici » :

L’intérêt que je porte à la manière dont il écrit ses ouvrages peut paraître
déplacé : écrire, au sens courant de ce mot, faire des phrases et composer,

1. J. Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris,


Le Seuil, 1967, p. 124. [Je souligne]. (Remarque : Jacques Derrida écrit toujours
Levinas avec un accent : nous avons gardé, dans les citations, cette typographie).

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Dons et merveilles 109

exploiter une rhétorique ou une poétique, etc., ce n’est pas ce qui lui
importe en dernière instance ; c’est un ensemble de gestes subordonnés.
Et pourtant […]
Comment donc écrit-il ? […] Que fait-il, par exemple et par excellence,
quand il écrit au présent, dans la forme grammaticale du présent, pour
dire ce qui ne se présente pas et n’aura jamais été présent […]. Comment
fait-il pour inscrire ou laisser s’inscrire le tout autre dans la langue de l’être,
du présent, de l’essence, du même, de l’économie, etc., dans sa syntaxe et
dans son lexique, sous sa loi ? Comment fait-il pour y donner lieu à ce
qui, au-delà de l’être, du présent et de l’essence, de l’économie, etc.,
reste absolument étranger 2…

On aura reconnu ici quelques unes des grandes questions


qui, dans « Violence et métaphysique », animaient toute la
démarche de Derrida dans sa lecture de Totalité et Infini et
qui seront rappelées encore, quelque vingt ans plus tard, en
2003, dans un entretien accordé à Alain David publié dans le
Magazine littéraire 3.
Un peu plus loin, dans le même texte, on lit :

J’aurais voulu considérer lentement le titre de l’ouvrage que je viens de


citer [il s’agit maintenant d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence] :
dans une singulière locution comparative qui ne fait pas une phrase,
un adverbe (autrement) l’emporte démesurément sur un verbe (et quel
verbe : être) pour dire un « autre » qui ne peut faire, ni même modifier
un nom ou un verbe, ni ce nom-verbe qui revient toujours à être, pour
dire un « autre » qui n’est ni adjectif ni nom, surtout pas la simple altérité
qui mettrait encore l’autrement (cette modalité sans substance) sous
l’autorité d’une catégorie d’une essence, d’un être encore 4.

2. J. Derrida, « En ce moment même dans cet ouvrage me voici », in Textes pour


Emmanuel Levinas, Paris, Jean-Michel Place éditeur, 1980, p. 27 ; Psyché, Paris,
Galilée, 1987-1998, p. 165-166. [Je souligne.]
3. Magazine littéraire, n° 419, avril 2003, Emmanuel Levinas, p. 30 à 34.
4. Textes pour Emmanuel Levinas, op. cit., p. 29 ; Psyché, op. cit., p. 167.

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110 Levinas-Derrida : lire ensemble

Ou encore, à propos de la mise en œuvre et de la fonction,


très singulière chez Levinas, de certaines citations comme « Me
voici », ou comme le « Je suis malade d’amour » du Cantique
des Cantiques :

Presque toujours, chez lui, voilà comment il met son ouvrage en fabrique,
interrompant le tissage de notre langue et tissant ensuite les interruptions
mêmes, une autre langue vient déranger celle-ci. Elle ne l’habite pas, elle
la hante. Un autre texte, le texte de l’autre, sans jamais paraître dans sa
langue d’origine, vient alors en silence, selon une cadence plus ou moins
régulière, disloquer la langue de traduction, convertir la version, la retourner,
la plier à cela même qu’elle prétend importer. Elle la désassimile 5 […].

Naturellement, on peut entendre ces « comment fait-il ? » de


plusieurs manières. Le « comment fait-il ? » de l’admiration ou
le « comment fait-il ? » du doute, par exemple : comment fait-il
l’impossible ? – et donc ne le fait pas. Mais outre que, comme
vous le savez, l’impossible, pour Derrida, c’est toujours ce à
quoi nous nous devons, à quoi (contrairement à l’adage) nous
sommes « tenus », l’admiration n’exclut pas l’interrogation, au
contraire. Toujours dans l’entretien avec Alain David il parle de :

[…] cette amitié de pensée qui d’une certaine manière, sans vous aban-
donner, vous laisse seul. Elle vous enjoint même, au nom de la proximité,
d’endurer une certaine séparation, la distance infinie, l’interruption voire
la contestation, le « rapport sans rapport » […].

Et, précise-t-il :

Ce qui peut parfois prendre la forme de la dispute trouve aussi son lieu
en moi, entre moi et moi, entre Levinas en moi et Levinas hors de moi.
Et puis toujours entre lui et moi dans l’affection et la confiance partagée 6.

5. Textes pour Emmanuel Levinas, op. cit., p. 29-30 ; Psyché, op. cit., p. 168. [Je
souligne.]
6. Magazine littéraire, op. cit., p. 31 et 32.

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Dons et merveilles 111

Si chiasme il y a, donc – chiasme où, on vient de l’entendre,


se croisent plusieurs voix –, et si le « contact », comme il l’a
longuement montré dans Le toucher, Jean-Luc Nancy, est toujours
différé, il reste qu’au « cœur » du chiasme, dit-il encore, qu’il y
ait ou non « contact », « il y va sûrement du cœur » 7.
Enfin, autre rencontre au cœur du chiasme, Derrida souligne
que ces traits d’écriture de Levinas, sur lesquels il attire l’atten-
tion, sont porteurs, singulièrement, de quelque chose comme
une « déconstruction » du discours dominant de la philosophie
occidentale.

À sa manière, selon l’idiome de son histoire […], Levinas a aussi organisé


une puissante « déconstruction » de l’ontologie, c’est-à-dire […] de ce
qui domine la philosophie occidentale 8.

C’est donc à un petit trait d’écriture de Levinas (mais est-il


si petit ?) et à sa lecture (possible ou réelle) par Derrida, que je
voudrais consacrer les quelques notes annoncées.
Invitée à participer à l’Hommage à Levinas, organisé le
7 décembre 1996 par le Collège international de philosophie
sous la responsabilité de Danielle Cohen-Levinas, j’avais cité, lors
de ma communication, ces mots venus du texte qu’il consacre à
Paul Celan, dans Noms propres : « la merveille du donner ». Et,
pardonnez-moi l’outrecuidance d’une auto-citation, j’ajoutais
alors : « “Merveille […]” : les écrits d’Emmanuel Levinas sont
ponctués de “merveilles”, qui illuminent le texte et le font
chanter, comme autant d’Alléluia […] ! Car cette pensée de l’insu-
turable “déchirement” est aussi une pensée qui s’émerveille et
rend grâce de cet émerveillement. » Et j’énumérais alors quelques
unes de ces « merveilles », sans pousser plus loin la réflexion sur
ce motif (ou plutôt le laissant filer vers la merveille d’une œuvre
musicale et de son interprétation). Mais lorsque, cherchant un
sujet pour la communication d’aujourd’hui, m’est revenu ce
motif de la « merveille », ce fut immédiatement avec la pensée

7. Id., p. 31.
8. Id., p. 32.

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112 Levinas-Derrida : lire ensemble

que l’attention portée alors à ce motif ne pouvait me venir que


de Jacques Derrida. J’ai donc cherché de quel écrit elle pouvait
m’être venue. En vain, pendant longtemps. Enfin, relisant « Le
mot d’accueil », texte de sa communication à l’ouverture de ce
même Hommage…, alors que je ne la cherchais plus, j’ai trouvé
une sorte de réponse. Dans une parenthèse donc (et comme les
notes, les parenthèses sont souvent le lieu de pensées essentielles),
parenthèse ouverte en incise à l’intérieur d’un texte de Levinas,
longuement cité, il écrit, entre crochets :

[point d’exclamation de Levinas : il faudrait consacrer une étude aux points


d’exclamation de Levinas, à leur sens, à la grammaire, à la rhétorique, à
l’éthique, à la pragmatique de cette ponctuation dans l’adresse au cœur
d’un texte philosophique. Comme au mot « merveille » qui précède souvent
le point d’exclamation 9]

(Ici, permettez-moi d’ouvrir à mon tour une brève paren-


thèse : le texte de Jacques Derrida étant l’exact contemporain
du mien qui suivit immédiatement le sien lors du colloque, je
voudrais bien croire à la « merveille » d’une heureuse « rencontre »
avec lui sur le même chemin – ce qui ne diminuerait en rien
ma reconnaissance, car je n’aurais jamais remarqué, sans lui,
ces « merveilles », sans l’attention à l’écriture que j’ai apprise
de lui – , cependant je persiste à croire qu’un texte de lui,
antérieur, est à la source de ma remarque. Si donc quelqu’un
peut m’éclairer sur ce point, je lui en serai reconnaissante.
Mais peut-être s’agit-il d’une parole seulement prononcée, lors
d’un séminaire, et dès lors, parole peut-être « envolée », gardée
seulement dans ma mémoire ?)
Détournant quelque peu la syntaxe de cette phrase citée, je
dirais que ces « merveilles », dans les textes de Levinas, sont des
« adresses au cœur » : des sortes de cris du cœur qui s’adressent
au cœur. Adresse au cœur, voilà qui est plutôt singulier dans la
textualité philosophique ! On pense au « non ridere, non lugere,

9. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, « Le mot d’accueil »,


p. 125. [Je souligne.]

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Dons et merveilles 113

neque detestari, sed intellegere » de Spinoza, auquel on pourrait


ajouter « non (ou neque) mirari (ou admirari) », qui pourrait être
l’emblème de l’attitude philosophique. Or Derrida et Levinas
avaient en commun de ne pas hésiter à dire leur admiration et
leur gratitude. « Chaque fois que le lis ou relis Emmanuel Levinas,
je suis ébloui de gratitude et d’admiration […] 10 », écrit Derrida
et Levinas parle de la « merveilleuse rigueur » et de « la poésie 11 »
de Derrida. Ils avaient en commun de ne pas avoir honte de
laisser parler le cœur, de parler au cœur. Et il n’y a pas que la
métaphore qui « abrite en son pathos les mouvements les plus
décisifs du discours », il y a un pathos de la pensée elle-même.
Il faudrait donc, nous dit Derrida, « consacrer une étude » au
mot « merveille », souvent suivi d’un point d’exclamation. Ou
qui est lui-même, à lui tout seul, déjà une exclamation. Vaste
programme, qui ne sera pas même ébauché ici.
Seulement, d’abord, le relevé (très partiel et non chronolo-
gique) de quelques-unes de ces « merveilles ».
Il y a bien sûr, d’abord, « la merveille de l’idée d’infini », dès
la « Préface » de Totalité et Infini. Je dis d’abord – bien qu’elle
apparaisse peut-être avant et qu’on la trouve aussi ailleurs que
dans ce maître ouvrage –, parce que je crois que cette « merveille »
est la source et la ressource de toutes les autres. Donc, page xv
de la « Préface », Levinas nomme « la merveille de l’idée d’infini ».
Ailleurs, dans « La trace de l’autre », on trouve :

La merveille de l’infini dans le fini, est un bouleversement de l’intention-


nalité, un bouleversement de cet appétit de lumière : contrairement à la
saturation où s’apaise l’intentionnalité, l’infini désarçonne son idée 12.

Phrase que l’on retrouve, quasi identique, dans Humanisme de


l’autre homme 13. Ou encore, à peine une variante, dans l’« Avant-

10. Id., « Adieu », p. 22. [Je souligne.]


11. E. Levinas, « Tout autrement », in Noms propres, Fata Morgana, 1976, p. 82.
12. E. Levinas, « La trace de l’autre », in En découvrant l’existence avec Husserl
et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, (édition postérieure à Totalité et Infini), p. 196.
13. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 50.

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114 Levinas-Derrida : lire ensemble

propos » de L’au-delà du verset, lorsque commentant une parole


du Talmud qui proclame que « La Thora parle le langage des
hommes », Levinas s’exclame, sans point d’exclamation, mais
le ton de cette phrase sans verbe est exclamatif :

Merveilleuse contraction de l’Infini, le « plus » habitant dans le « moins »,


l’Infini dans le Fini, comme en accord avec « l’idée de Dieu » selon Descartes.

Et cette « merveilleuse contraction de l’infini dans le fini »


le conduit à saluer, comme une autre merveille – « merveille
de l’inspiration » dit-il –, la « dignité prophétique du langage,
capable de signifier plus qu’il ne dit », mais aussi à considérer
l’Écriture, les « Saintes Écritures », comme « Littérature d’avant
la lettre », et enfin à élever « les littératures dites nationales »
quasiment au rang d’écritures « saintes » :

Essence religieuse du langage, lieu où la prophétie fera surgir les Saintes


Écritures, mais que toute littérature attend ou commémore, qu’elle le
célèbre ou qu’elle le profane. D’où le rôle éminent que jouent dans
l’anthropologie même de l’humain […] les littératures dites nationales,
Shakespeare et Molière, Dante et Cervantès, Goethe et Pouchkine.
Signifiant au-delà de leur sens obvie, elles invitent à l’exégèse […] qui
est vie spirituelle 14.

Il y a d’autres « merveilles » que l’on pourrait croire de dimen-


sions plus modestes : la « merveille de la famille 15 », par exemple,
ou encore, mais superlative, « la merveille des merveilles 16 »,
la venue de Sadate à Jérusalem. Mais l’on pourrait montrer
aisément que l’une et l’autre sont des avatars de la merveille
de l’idée d’infini : la première qui unit la finitude subjective
au « temps infini de la fécondité », « l’instant de l’érotisme et
l’infini de la paternité », la seconde qui, dépassant infiniment

14. E. Levinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 7-8.


15. E. Levinas, Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, 1980, p. 283.
16. E. Levinas, L’au-delà du verset, « L’État de César et l’État de David »,
p. 227-228.

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Dons et merveilles 115

la date et la durée de son événement, est plutôt comme le signe


annonciateur d’un espoir messianique, infini, l’avènement qui
troue la trame de l’histoire, faisant éclater les limites des parti-
cularismes nationalistes.
Il y a aussi « la merveille de l’heure bonne tranchant sur la
continuité des heures », c’est-à-dire le « libre vol », la « grâce »
de « la libération qui étincelle dans la clarté du bonheur » : le
passé non plus comme ce qui nous « marque », nous « tient » et
nous « asservit », mais « fondant ce qui s’en sépare et s’en libère ».
Merveille du don, du donné, de ce qui est donné, comme une
grâce, à la finitude d’« un être qui n’est pas causa sui, qui est
créé 17 ».
Enfin – mais je ne prétends pas avoir fait le recensement
exhaustif de toutes les « merveilles » –, dans le texte consacré
à Paul Celan, le poème comme « merveille du donner 18 » :
il s’agit cette fois du verbe. Ce texte a pour titre « De l’être à
l’autre » et commence ainsi :

Je ne vois pas de différence, écrit Paul Celan à Hans Bender, entre une
poignée de main et un poème. Voilà le poème, langage achevé, ramené au
niveau d’une interjection, d’une expression aussi peu articulée qu’un clin
d’œil, qu’un signe donné au prochain ! Signe de quoi ? […] Ou signe
de rien […] : dire sans dit.
[…] le poème se situe […] au moment du pur toucher, du pur contact,
du saisissement, du serrement, qui est peut-être une façon de donner
jusqu’à la main qui donne. Langage de la proximité pour la proximité,
plus ancien que celui de la vérité de l’être – que probablement il porte
et supporte –, le premier des langages, réponse précédant la question,
responsabilité pour le prochain, rendant possible, par son pour l’autre
toute la merveille du donner.

Il faudrait, non pas confronter, mais faire se répondre,


comme deux chants alternés, ce texte de Levinas avec le très

17. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., Section ii, C. Moi et dépendance, § 3.
Jouissance et séparation, p. 121.
18. E. Levinas, « De l’être à l’autre », in Noms propres, op. cit., p. 60.

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116 Levinas-Derrida : lire ensemble

beau texte de Derrida, Béliers, consacré lui aussi à Celan. Les


« lire ensemble » ? Mais est-il possible, en dehors de la musique,
de « lire ensemble », sur des portées différentes, deux textes aussi
dissemblables, jusque dans leur proximité ? Deux textes où le
Dire est tellement irréductible au Dit ?
Je me contenterai donc de noter que cette pensée du poème
comme « merveille du donner » fait écho à ce que Levinas a
déjà écrit sur l’« Œuvre » comme « mouvement du Même vers
l’autre qui ne retourne jamais au Même 19 », don qui « exige
[…] une ingratitude de l’Autre ». Car dans ce « donner », verbe
sans sujet, pas de donateur nommé et le don n’est pas nommé
comme « don ». « À la limite, le don comme don devrait ne pas
apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur » dirait
ici Derrida qui parlerait alors, lui, de double bind, d’aporie.
Cette « merveille du donner », c’est encore « la merveille
de l’idée de l’infini », elle même « donnée », dont nous allons
tenter maintenant une approche (s’il est possible de parler
d’approche, ici…).
Je commencerai par une remarque. Cette « merveille de
l’idée de l’infini », Levinas la rapporte toujours à Descartes qui,
mieux encore que Platon avec l’idée du « Bien au-delà de l’être »
(epekeina tês ousias), aurait opéré ce que, dans De l’existence à
l’existant, il nommait une « ex-cendance », une « sortie de l’être
et des catégories qui le décrivent ». Et Derrida souligne, en
note, que ce sont :

[…] les deux seuls gestes philosophiques qui, à l’exclusion de leurs


auteurs, soient totalement acquittés, reconnus innocents par Levinas. En
dehors de ces deux anticipations, la tradition n’aurait jamais connu, sous
le nom d’infini, que le « faux-infini » impuissant à déborder absolument
le Même : l’infini comme horizon indéfini ou comme transcendance
de la totalité aux parties 20.

19. E. Levinas, « La trace de l’autre », op. cit., p. 191.


20. J. Derrida, « Violence et métaphysique », op. cit., p. 127, note 1.

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Dons et merveilles 117

Descartes, mieux encore que Platon. Peut-être, parce que,


même si le Dieu de Descartes peut être dit « Dieu des philo-
sophes et des savants », il est tout de même plus proche du « Dieu
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » que Pascal lui oppose, que le
Bien platonicien dont le Soleil demeure la métaphore : plus
proche donc de la source de cette autre parole, non-grecque, que
sans inféodation à quelque dogme religieux, Levinas voudrait
faire entendre afin de rompre « la domination grecque du Même
et de l’Un ». Il serait difficile de concevoir une transition du
Bien platonicien au visage, alors que la Troisième Méditation
de Descartes s’achève sur une sorte de prière que Levinas ne
manque pas de souligner :

Le dernier alinéa de la troisième méditation nous ramène à une relation


avec l’infini, qui, à travers la pensée, déborde la pensée et devient relation
personnelle. La contemplation se mue en admiration, adoration et joie. Il
ne s’agit plus d’un « objet infini » encore connu et thématisé, mais d’une
majesté [Et Levinas cite ici longuement – ce qu’il fait très rarement – tout
l’alinéa, et il le cite en latin comme s’il s’agissait d’une écriture « sainte »,
qu’il faudrait entendre au plus près de sa source, sans l’intermédiaire
d’une traduction, pourtant revue et acceptée par Descartes].
[…] Cet alinéa ne nous apparaît pas ainsi comme un ornement de style
ou comme un prudent hommage à la religion, mais comme expression
de cette transformation de l’idée de l’infini amenée par la connaissance,
en Majesté abordée comme visage 21.

Impossible de rappeler ici toute la démarche de Descartes


dans cette Troisième méditation. Plus impossible encore de
rendre compte des très nombreuses pages consacrées par Levinas
à cette « idée de l’infini » selon Descartes, dans Totalité et Infini
et ailleurs. Je tenterai seulement de dégager les possibles raisons
qui le conduisent à parler de « merveille » à son propos.
Dans la « Préface » donc, Levinas annonce que son livre
« procédera en distinguant l’idée de totalité et l’idée d’infini » en

21. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 187.

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118 Levinas-Derrida : lire ensemble

« affirmant le primat de l’idée d’infini ». Et cette idée d’infini, qui


échappe à toute « totalisation » ou « thématisation » (l’une n’allant
pas sans l’autre), est immédiatement rapportée à Descartes :

[…] la relation avec l’infini – l’idée de l’Infini comme l’appelle Descartes –


déborde la pensée […]. Dans l’idée de l’infini se pense ce qui reste toujours
extérieur à la pensée 22.

Avec l’idée de l’infini, la pensée « pense plus qu’elle ne pense 23 ».


Nous avons là ce que d’autres, appelleraient « paradoxe 24 »,
Kierkegaard, par exemple, qui parle même, alors, de « paradoxe
absolu », de « passion pour la pensée ». Descartes lui-même, sans
employer le mot, tirait de l’impossibilité même de « comprendre »
l’infini – comprendre, au sens de saisir ensemble, de circonscrire,
totaliser dans un concept qui ne laisserait rien hors de lui, qui
dominerait souverainement ce qu’il « comprend » – la preuve
même que l’idée de l’infini est bien une « véritable idée » et
non la simple « négation du fini » (qui d’ailleurs la suppose) :
« car il est de la nature de l’infini – dit-il – que ma nature qui
est finie et bornée ne le puisse comprendre ». Et Levinas ne va
cesser de creuser ce qu’il ne nomme pas paradoxe mais que,
dès la Préface de Totalité et Infini, il nomme « merveille » : « la
merveille de l’idée de l’infini ».
Dès le premier énoncé, il insiste – et il insistera sans cesse –,
sur le « débordement » de la pensée par l’idée de l’infini :

Le rapport avec l’infini ne peut, certes, pas se dire en termes d’expé-


rience – car l’infini déborde la pensée qui le pense. Dans ce débordement,

22. Id., p. xiii. [Je souligne/]


23. Id., p. 33. [C’est E. Levinas qui souligne.]
24. Cf. Kierkegaard, Miettes philosophiques, trad. P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-
Tisseau, Paris, Éditions. de l’Orante, vol. 7, 1973, chap. iii, « Le paradoxe absolu »,
p. 35 : « paradoxe, passion de la pensée », « Le suprême paradoxe de la pensée est de
vouloir découvrir quelque chose qui échappe à son emprise ». Ou bien, Les Miettes
philosophiques, trad. Paul Petit, Paris, Éditions du Livre français, 1947, p. 96 :
« C’est le plus haut paradoxe de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose
qu’elle-même ne peut. »

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Dons et merveilles 119

se produit précisément son infinition même […]. Mais si expérience


signifie relation avec l’absolument autre – c’est-à-dire avec ce qui déborde
la pensée – la relation avec l’infini accomplit l’expérience par excellence 25.

Même en se limitant à Totalité et Infini, il serait trop long de


citer tous les textes où ce motif du débordement est souligné :
« l’idée de l’infini a ceci d’exceptionnel que son ideatum dépasse
son idée 26 ». Loin que l’idée de l’infini soit « adéquate » à l’infini
dont elle est l’idée (critère classique de l’idée « vraie »), « l’idée
de l’infini, [est] l’inadéquation par excellence […], par delà
l’adéquation, le débordement de l’idée par son ideatum 27 »,
dit-il encore. Se débordant elle-même – « l’idée de l’infini est
le mode d’être – l’infinition de l’infini » –, l’idée de l’infini
déborde, infiniment, l’esprit qui la pense :

Son infinition se produit comme révélation, comme une mise en moi de


son idée. Elle se produit dans le fait invraisemblable où un être séparé
fixé dans son identité, le Même, le Moi contient cependant en soi – ce
qu’il ne peut ni contenir, ni recevoir par la seule vertu de son identité 28.

Nous sommes donc ici au plus près de la merveille : ce « fait


invraisemblable », qu’est « l’infini dans le fini, le plus dans le
moins qui s’accomplit par l’idée de l’Infini 29 ». Le Moi contient
ce qu’il ne peut contenir. Contenant ce qu’il ne peut contenir,
le moi ne peut donc que le recevoir de quelque Autre. L’idée
de l’infini ne peut venir de moi, elle ne peut être que « mise en
moi » (c’est déjà ce que disait, en ces termes mêmes, Descartes).

25. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. XIII. [Je souligne tous ces
débordements.]
26. Id., p. 19.
27. Id., p. xv.
28. Id., p. xv. [Je souligne.] N’était-ce pas déjà ce que disait saint Augustin de
Dieu (Confessions, Livre iii, VI, 11) : « interior intimo meo et superior summo meo »
(« plus intérieur que l’intime de moi-même, et plus haut que le plus haut de
moi-même » [trad. Patrice Cambronne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
La Pléiade », 1998, p. 825]).
29. Id., p. 21.

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120 Levinas-Derrida : lire ensemble

L’idée de l’infini est « donnée » : on peut dire qu’elle est la


première « merveille du donner ».
L’idée de l’infini n’est en rien un « objet », un « objet de
pensée » : « L’infini n’est pas “objet” d’une connaissance – ce
qui le réduirait à la mesure du regard qui le contemple 30. » Mais
« le “je pense” entretient avec l’Infini qu’il ne peut aucune-
ment contenir et dont il est séparé une relation appelée “idée de
l’infini” 31 ». L’idée de l’infini est donc cette « relation » : elle n’est
pas objet pour la conscience, elle « meut la conscience » écrit
Levinas : « l’idée de l’infini qui n’est pas une représentation de
l’infini porte l’activité elle-même 32 », dit-il encore. « Dans l’idée
de l’infini se pense ce qui reste toujours extérieur à la pensée »,
lisions-nous, il y a un instant. Il y a deux façons d’entendre « se
pense » dans cette phrase : soit comme « est pensé », c’est-à-dire :
dans l’idée de l’infini est pensé ce qui reste toujours extérieur
à la pensée, mais je crois plus juste d’entendre : dans l’idée de
l’infini, c’est l’infini qui se pense en moi, l’infini que le « je
pense » ne peut penser, qui lui demeure extérieur. Et dont il
est l’hôte, en quelque sorte.

L’idée de l’infini ne part donc pas de Moi, ni d’un besoin dans le Moi
mesurant exactement ses vides. En elle le mouvement part du pensé
et non pas du penseur. C’est l’unique connaissance qui présente cette
inversion – connaissance sans a priori. L’idée de l’Infini se révèle, au
sens fort du terme 33.

Révélation, donnée, don qui déborde la capacité de rece-


voir de l’hôte, débordement qui exclut toute appropriation ou
domination, l’idée de l’infini, le « je pense » la reçoit comme
un « enseignement » et Levinas insiste, à maintes reprises, sur
la différence radicale entre cet enseignement et la maïeutique

30. Id., p. 33. [Je souligne.]


31. Id., p. 19. [Je souligne.]
32. Id., p. xv. [Je souligne.]
33. Id., p. 33. [E.L. souligne seulement « se révèle ».]

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Dons et merveilles 121

socratique, la réminiscence platonicienne dans laquelle, ce qui


revient à la pensée, c’est toujours le Même.

L’idée de l’infini dépasse mes pouvoirs. […] Elle ne vient pas de notre
fond a priori et, par là elle est l’expérience par excellence 34.

Et dans ce mot si usé d’« expérience », il faut entendre encore,


comme le rappelle souvent Derrida, ce que son étymologie
donne à penser : l’épreuve, le risque, l’exposition à un danger,
un péril ; la réceptivité, l’hospitalité à ce qui vient, à qui vient.
La « relation avec l’absolument autre », comme l’écrit aussi
Levinas, on l’a entendu.
Jusqu’ici, Descartes n’aurait sans doute rien à objecter et, à
la différence de tonalité près, se reconnaîtrait assez bien dans
cette lecture généreuse mais fidèle.
(Ici, entre parenthèse, une brève remarque. N’est-il pas
remarquable, en effet, que trois penseurs, aussi différents, mais
liés, que Levinas, Derrida et Kierkegaard, se retrouvent dans
une tentative commune pour sauver Descartes de la prison
où l’enferma la tradition philosophique (penseur d’un cogito
souverain, « maître de lui comme de l’univers » en quelque sorte)
mais aussi, d’une certaine façon, la phénoménologie husser-
lienne, et plus encore Heidegger qui voit en lui le fossoyeur
définitif du Logos grec, remplacé par une Raison qui arraisonne
le monde, l’être-au-monde du Dasein, et plonge l’Être dans un
irrémédiable « oubli ». Kierkegaard, dans l’« Avant-propos » de
Crainte et tremblement, salue « Descartes, ce penseur vénérable,
humble et loyal, dont nul assurément ne peut lire les écrits sans
la plus profonde émotion 35 ». Dans « Cogito et histoire de la
folie 36 », contre Foucault faisant de Descartes l’initiateur ou la
caution philosophique du « grand renfermement » qui, à « l’âge

34. Id., p. 170.


35. Kierkegaard, Crainte et tremblement, trad. P.-H. Tisseau, et E.-M. Jacquet-
Tisseau, Paris, Éditions de l’Orante, 1972, vol. 5, p. 99-100.
36. J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence,
op. cit., p. 51-97.

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122 Levinas-Derrida : lire ensemble

classique », sépare radicalement raison et déraison, exclut la folie


et installe la raison dans l’assurance illusoire d’une invulnéra-
bilité à toute menace venant d’une folie désormais enfermée
dans la camisole du non sens, Derrida montre lumineusement
ce qu’il y a de « folie » dans le projet cartésien, l’« audace folle »,
« hyperbolique » du cogito, de son « projet de penser la totalité
en lui échappant ». Mais si Derrida, comme Levinas, souligne
ce qu’il y a de « débordement » dans le cogito cartésien, à la
différence de Levinas, l’infini qui déborde la raison cartésienne
a, chez Derrida, la figure infigurable du Malin Génie dont la
menace d’une « folie totale », sitôt son hypothèse envisagée, ne
pourra plus être totalement écartée. Je viens de prononcer le
mot « envisagé » : le Malin Génie, c’est peut-être le visage sans
visage, sombre, infernal, dont le cogito cartésien pourrait être
l’hôte ou l’otage et qui ne saurait être appelé « merveille ». Il y
a peut-être là plus qu’une différence de tonalité.)
Descartes n’objecterait donc rien, sans doute, à la qualification
de « merveille » de « l’idée de l’infini ». Sans doute, suivrait-il
encore Levinas lorsque il distingue cette « idée de l’infini » de
ce « silence éternel [des] espaces infinis », qui « effraye » Pascal,
métaphore de ce que Levinas nomme, lui, l’« il y a » : « le jeu
incessant », « l’horreur de ce retour interminable, de cet apeiron » –
apeiron c’est-à-dire sans terme, sans limite, l’in-fini dans la pensée
grecque – figure de l’indéfini, du mauvais infini, infini négatif,
mais qui cependant déborde, lui aussi, jusqu’au « vertige », toute
« représentation ». « L’envahissement de cet il y a ne correspond
à aucune représentation ; nous en avons décrit […] le vertige 37 »
écrit-il. « Merveille » de l’idée de l’infini, « horreur » de l’il y a…
entre les deux y aurait-il quelque chose de cette Unheimlichkeit
dont Derrida a l’art de déceler la moindre trace ?
Mais jusqu’où Descartes accompagnerait-il Levinas lorsque,
déplaçant en quelque sorte le moment de la sortie du doute
hyperbolique par l’auto-position du « je pense » dans la certitude
de la « conscience indubitable de soi par soi 38 », secondarisant

37. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 165.


38. Id., p. 186.

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Dons et merveilles 123

donc ce premier moment, tenu traditionnellement pour inau-


gural, il décrit ainsi la démarche du cogito :

C’est un mouvement de descente vers un abîme toujours plus profond et


que nous avons appelé ailleurs il y a, par delà l’affirmation et la néga-
tion. C’est en raison de cette opération de descente vertigineuse vers
l’abîme […] que le cogito cartésien n’est pas un raisonnement au sens
courant du terme, ni une intuition. Descartes s’engage dans une œuvre
de négation infinie […] ; dans un mouvement vers l’abîme entraînant
vertigineusement le sujet incapable de s’arrêter. [Et tout ce passage n’est
pas sans résonances avec ce qu’écrira Derrida dans « Cogito et histoire
de la folie »]
Le moi dans la négativité se manifestant par le doute, rompt avec la
participation, mais ne trouve pas dans le cogito tout seul un arrêt. Ce
n’est pas moi – c’est l’Autre qui peut dire oui. De lui vient l’affirmation.
Il est au commencement de l’expérience. Descartes cherche une certitude
et s’arrête […]. C’est qu’en fait il possède l’idée de l’infini, peut mesurer
l’avance et le retour de l’affirmation derrière la négation. Mais posséder
l’idée de l’infini c’est déjà avoir accueilli Autrui 39.

Que l’infini soit « l’absolument autre 40 », que « le cogito


s’appuie […] sur l’Autre qui est Dieu et qui a mis dans l’âme
l’idée de l’infini 41 », comme dit encore Levinas, Descartes ne
pourrait qu’en convenir. N’a-t-il pas écrit : « j’ai premièrement
en moi la notion [l’idée] de l’infini, que du fini, c’est-à-dire de
Dieu que de moi-même. » Mais l’idée de l’infini, pour Descartes,
ne convient qu’à Dieu seul. Si Dieu est l’Autre, il est le Tout
Autre. Sûrement pas Autrui. Autrui, l’« autre homme », il
n’accèdera à son « humanité » qu’au terme d’un raisonnement
par « analogie » : je vois ce qui pourrait n’être que « spectres »
ou « hommes feints », automates, mais « je juge que ce sont de
vrais hommes », semblables à moi, jugement par analogie dont
la vérité ne deviendra probable, et seulement probable, qu’au

39. Id., p. 66. (E.L. souligne seulement il y a, cogito et oui.)


40. Id., p. 20.
41. Id., p. 58.

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124 Levinas-Derrida : lire ensemble

terme de la démarche des six Méditations : il n’y a d’autre sortie


du solipsisme, chez Descartes, que dans la relation à Dieu ou
plutôt à « l’idée de l’infini ».
Avec un certain sourire, me semble-t-il, Derrida écrit :

De la présence en ma finitude de l’idée d’infini déduire que la conscience


est hospitalité, que le cogito est hospitalité offerte ou donnée, accueil
infini, voilà un pas que le cavalier français qui marchait d’un si bon
pas n’eût peut-être pas si aisément franchi, même si Levinas en appelle
souvent à lui 42.

La merveille des merveilles, c’est donc ce passage, propre-


ment levinassien, de « l’idée de l’infini » à Autrui. Avec tous les
déploiements qui en découlent.
Car il faut dire d’Autrui, c’est-à-dire du visage, tout ce qui a
été dit de l’infini, et de la relation à autrui, tout ce qui a été dit
de la relation à l’« idée de l’infini ». Et de cette « idée de l’infini »
elle-même, comme « relation » et non « représentation », qu’elle
est « accueil du visage ». Quelques rappels seulement :

La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi,


nous l’appelons […] visage. Cette façon ne consiste pas à figurer comme
thème sous mon regard, à s’étaler comme un ensemble de qualités
formant image. Le visage d’Autrui détruit à tout moment et déborde
l’image plastique qu’il me laisse, l’idée à ma mesure et à la mesure de
son ideatum – l’idée adéquate. Il ne se manifeste pas par ces qualités,
mais kath’aủtó. Il s’exprime 43.

Autrui est l’infini, le transcendant, l’Étranger et « penser


l’infini, le transcendant, l’Étranger, ce n’est donc pas penser
un objet 44 ».

42. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 91.


43. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 21. [Je souligne.]
44. Id., p. 20.

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Dons et merveilles 125

Autrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à


mon rapport avec Dieu. Il ne joue point le rôle de médiateur. Autrui
n’est pas l’incarnation de Dieu, mais précisément par son visage, où il
est désincarné, la manifestation de la hauteur où Dieu se révèle 45.

Le visage est « invisible » comme Dieu est invisible :

Autrui qui peut souverainement me dire non […] m’oppose ainsi


non pas une force plus grande […] mais la transcendance même de son
être par rapport à tout. […] quelque chose d’absolument Autre […] la
résistance éthique 46.

L’infini se présente comme visage dans la résistance éthique 47.

Dieu invisible, cela ne signifie pas seulement un Dieu inimaginable,


mais un Dieu accessible dans la justice. L’éthique est l’optique spirituelle 48.

Cette lecture très sommaire que je viens de faire, l’ai-je faite en


« lisant ensemble » Levinas et Derrida ? Lire ensemble, comment
le faire ? Et comment ne pas le faire ? J’ai tenté de lire ces pages
de Levinas, accompagnée en pensée par Derrida. Mais cette
étude qu’il disait qu’il fallait faire, je ne l’ai certes pas faite à sa
place ! Cependant, dans le peu de temps qui reste, je prendrai le
risque (immense) de me demander ce que, parmi tant d’autres
choses que je ne peux imaginer (n’avait-il pas l’art suprême de
surprendre ?), il aurait pu dire de cette (ces) merveille(s).
D’abord, il se serait peut-être étonné du mot lui-même :
« merveille ». On nomme merveille, en général, quelque chose
d’extraordinaire, qui semble hors de l’ordre naturel des choses, qui
passe toute attente, mais en bien : miracle est de la même famille.
La merveille est source de joie, de bonheur. Si le fantastique
est inquiétant, voire terrifiant, le merveilleux est une heureuse

45. Id., p. 51
46. Id., p. 173.
47. Id., p. 174.
48. Ibid.

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126 Levinas-Derrida : lire ensemble

surprise, il éblouit d’admiration. Apparition éblouissante, la


merveille relève surtout de la vue : « les sept merveilles du monde »
sont de grands « spectacles » (et il arrive d’ailleurs que Levinas
fasse un usage péjoratif du mot, contre Heidegger par exemple,
dénonçant les « merveilles » d’une optique ontologique, païenne,
qui ne parvient pas à s’arracher au « remue-ménage de l’il y a 49 » :
merveilles comme « mirages » en somme, autre mot voisin, ou
« miroir aux alouettes »). Mais même si elle n’est pas attachée
exclusivement à la vue, la merveille, en principe, toujours appa-
raît, elle est de l’ordre du phénomène (de phainein, faire briller,
faire voir, faire paraître au grand jour, à la lumière…). Or il est
remarquable que toutes les merveilles dont Levinas s’émerveille,
n’apparaissent pas, ne se phénoménalisent pas. Et même si,
et c’est le cas, superlativement, de l’idée de l’infini, elles sont
« l’expérience même », elles sont l’expérience de ce qui n’apparaît
pas. Dans la « Préface » de Totalité et infini, pour dire l’incapa-
cité où se trouve la philosophie, de concevoir, de penser l’idée
d’infini, de s’en donner une « représentation » dans la lumière de
quelque phénoménologie, dans un même mouvement qui relie
l’idée de l’infini, « l’accueil du visage » et « l’œuvre de la justice »,
Levinas parle de « ces événements essentiellement nocturnes »
qui ne peuvent « s’interpréter comme dévoilement 50 ». En la
merveille de l’idée d’infini, méta-physique et éthique ne font
qu’un. Et l’éthique, on le sait, est « l’accueil du visage ».
Mais, sauf erreur de ma part, je ne crois pas que Levinas ait
jamais qualifié le visage de « merveille ». Pourquoi ?… Pour le
visage, il parle d’épiphanie : mot d’usage restreint et exclusi-
vement chrétien, en français 51, mais qui signifie, banalement,

49. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978,


p. 230. Sur Maurice Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p. 22-23 : « L’art,
d’après Maurice Blanchot, loin d’éclairer le monde, laisse apercevoir le sous-sol
désolé, fermé à toute lumière qui le sous-tend et rend à notre séjour son essence d’exil
et aux merveilles de notre architecture – leur fonction de cabanes dans le désert. »
50. E. Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. xvi.
51. La manifestation de Dieu dans l’enfant divin (l’infiniment grand dans
l’infiniment petit) révélée aux Mages et aux bergers. Y aurait-il, consciemment
ou non, dans l’emploi de ce mot, quelque signe fait en direction de l’épiphanie

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Dons et merveilles 127

en grec, l’apparition, la manifestation de ce qui se montre,


dans la lumière. Or le visage ne se « montre » pas. Et Derrida,
dans « Violence et métaphysique », remarque la singularité de
« cette “épiphanie” d’une certaine non-lumière 52 », argument
paradoxal dirigé contre l’intuitionnisme phénoménologique
(« La merveille de l’infini dans le fini, est un bouleversement
de l’intentionnalité, un bouleversement de cet appétit de
lumière… » : lisions-nous tout à l’heure), mais qui témoigne
aussi, avec tant d’autres traits d’écriture, de la difficulté qu’il y
a à sortir de cette langue philosophique grecque qui sous-tend
de sa photologie toute l’histoire de la philosophie occidentale.
Cependant, grand lecteur de Blanchot, Derrida qui a exploré
comme personne les ressources du « sans », du « X sans X », n’hési-
terait pas, lui aussi, à parler d’une apparition sans apparaître.
En revanche, accepterait-il le mot « merveille » ?
Dans « Le mot d’accueil », il salue, dans Totalité et Infini, « un
immense traité de l’hospitalité » 53 et il souligne le renversement
qu’opère Levinas lorsqu’il propose, dit-il, de penser l’ouverture
en général à partir de l’hospitalité ou de l’accueil et non l’inverse.
« Le visage toujours se donne à un accueil et l’accueil accueille
seulement un visage » écrit-il encore, « l’hospitalité devient le
nom même de ce qui s’ouvre au visage 54 » :

L’accueil de l’autre […] s’ouvre à l’infini de l’autre, à l’infini comme autre


qui le précède, en quelque sorte, l’accueil de l’autre (génitif subjectif)
sera déjà une réponse : le oui à l’autre répondra déjà à l’accueil de l’autre
(génitif objectif), au oui de l’autre. Cette réponse est appelée dès que
l’infini – toujours de l’autre – est accueilli 55.

chrétienne ou à tout le moins quelque mouvement vers un sens religieux ? Surtout,


stricto sensu, abstraction faite de tous les développements théologiques et liturgiques
qui s’ensuivent, l’épiphanie chrétienne ne peut-elle être lue comme « l’infini se
présent[ant] comme visage », « comme la manifestation [dans le visage] de la hauteur
où Dieu se révèle » ? « Paradoxe absolu », ou « merveille » ?
52. J. Derrida, « Violence et métaphysique », op. cit., p. 126.
53. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 49.
54. Id., p. 49.
55. Id., p. 51.

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128 Levinas-Derrida : lire ensemble

Nous avons cité tout à l’heure ces mots de Levinas : « Ce n’est


pas moi – c’est l’Autre qui peut dire oui. De lui vient l’affirmation.
Il est au commencement de l’expérience » et Derrida s’attarde sur
ce motif : « Si c’est l’Autre qui seul peut dire oui, le “premier”
oui, l’accueil est toujours l’accueil de l’autre » et donc, « hypo-
thèse à peine pensable », « il n’y a pas de premier oui, le oui est
déjà une réponse ». « Il faut commencer par répondre. »
Ailleurs, Levinas écrit aussi :

L’unicité du Moi c’est le fait que personne ne peut répondre à sa place.


[…] Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. […] Il atteint
l’apogée de son existence comme moi précisément quand tout le regarde
en Autrui 56.

« Le sujet est un hôte », écrit Levinas à la fin de Totalité et


Infini. Il l’est au double sens du mot hôte, l’hôte comme celui
qui accueille et l’hôte comme celui qui est accueilli, ce double
sens (mais aussi la parenté étymologique entre hospes et hostis),
dont Derrida fit le motif conducteur de son grand séminaire
sur « L’hospitalité ».
« Il faut commencer par répondre » donc. Faisant un pas de
plus dans cette direction, Derrida écrit :

Si on les poursuit avec l’audace et la rigueur nécessaires, ces conséquences


devraient conduire à une autre pensée de la décision responsable. Levinas
ne le dirait pas ainsi, sans doute, mais ne peut-on soutenir alors que,
sans m’exonérer en rien, la décision et la responsabilité sont toujours
de l’autre ? Qu’elles reviennent toujours à de l’autre, de l’autre, fût-ce
de l’autre en moi 57 ?

Une décision, qui serait purement et simplement « mienne »,


« sans cette rupture déchirante qui devrait advenir en toute déci-
sion dite libre », serait-elle encore une « décision », demande-t-il ?
Mais si toute décision « responsable » (à tous les sens du mot)

56. E. Levinas, Noms propres, op. cit., p. 107-108. [Je souligne.]


57. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 52.

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Dons et merveilles 129

est toujours « de l’autre », et implique « déchirement », « rupture


déchirante » – et il n’y a de décision véritable que de l’indé-
cidable selon Derrida, on le sait –, « l’instant de la décision »
n’est-il pas alors, selon une formule de Kierkegaard qu’il aime
citer, « une folie 58 » ?
Mais alors la « merveille » de l’idée de l’infini, sans rien perdre
de sa « hauteur », ne prend-elle pas une tonalité plus sombre à
laquelle le mot « merveille » s’accorde plus difficilement ?
Or, en passant de Totalité et Infini à Autrement qu’être, le
sujet, d’hôte est devenu « otage » : otage de l’Autre, du « tiers ».
En réalité il l’a toujours été. « Car le tiers n’attend pas, il est
là, dès la « première » épiphanie du visage dans le face à face »,
écrit Derrida et il rappelle que le « tiers » apparaît dès Totalité
et Infini. Il vient de citer ce passage d’Autrement qu’être :

Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais
aussi un prochain de l’Autre et non simplement son semblable. Que
sont-ils donc, l’autre et le tiers, l’un-pour-l’autre ? […] Lequel passe avant
l’autre ? […] L’autre et le tiers, mes prochains, contemporains l’un de
l’autre m’éloignent de l’autre et du tiers. […] Le tiers introduit une
contradiction dans le Dire […] Qu’ai-je à faire avec la justice ? Question
de conscience. Il faut la justice, c’est-à-dire la comparaison 59…

Le tiers introduit la « contradiction » : dans l’éthique elle-


même et dans le rapport entre éthique et politique. Dans
Adieu à Emmanuel Levinas, mais aussi dans Donner la mort,
Derrida poussera aussi loin que possible, jusqu’au vertige, la
réflexion sur cette double contradiction, qu’un « tout autre est
tout autre » rend encore plus tragiquement abyssale. Réflexion
qu’il poursuit « avec » Levinas et aussi, parfois, « contre » lui,
dans cet « entretien infini », fait de proximité et d’éloignement
infinis, qui fut le leur. Il faudrait des heures et des heures pour

58. Kierkegaard, Miettes philosophioques, Éditions de l’Orante, p. 49 ; trad.


P. Petit, p. 120 : « L’instant de la décision est une folie. »
59. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 200. Cité par
J. Derrida dans Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 62. [Je souligne.]

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130 Levinas-Derrida : lire ensemble

en approcher… Dans les quelques minutes dont je dispose


encore je me limiterai à quelques relevés furtifs.
« Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. […]
Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous » écrit
Levinas dans Autrement qu’être et l’on aura entendu là l’écho
de la phrase terrible de Dostoievski, dans Les frères Karamazov,
qu’il cite souvent, avec quelque chose de la déférence due à une
écriture sainte, la sainteté d’un « me voici » : « Chacun de nous
est coupable devant tous pour tous et moi plus que les autres. »
Derrida remarque ces « mots nouveaux ou frappés d’une nouvelle
empreinte » : « vulnérabilité, traumatisme, psychose, accusation,
persécution, obsession », toute une nouvelle « configuration
conceptuelle et lexicale » qu’introduit dans Autrement qu’être
l’implacable « logique de la substitution » 60. Et ce n’est pas sans
une certaine compassion qu’il écrit :

Dans des pages où j’ai toujours cru entendre une détresse de l’aporie, la
plainte, l’attestation, la protestation, la clameur aussi ou la réclamation
d’un Job qui serait tenté d’en appeler non pas à la justice mais contre la
justice, viennent à nous les questions désespérées du juste. D’un juste
qui voudrait être plus juste que la justice. Un autre Job, à moins que ce
ne soit l’autre de Job, se demande en effet ce qu’il a à faire avec la justice,
avec la juste et injuste justice. Ces questions crient à la contradiction,
une contradiction sans égale et sans précédent, la terrible contradiction
du Dire par le Dire, la Contra-diction même 61.

Y a-t-il place encore, dans cette « configuration lexicale » pour


le mot « merveille » ? Je n’ai pas eu le temps de m’en assurer par
une relecture complète, mais je ne crois pas qu’on le trouve dans
Autrement qu’être. En revanche, il y est question de « la gloire de
l’Infini ». La « gloire » est-ce la même chose que la « merveille » ?
Je ne crois pas. Lisons pour finir quelques lignes de Levinas,
vers la fin du livre :

60. J. Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, op. cit., p. 102-103.


61. Id., p. 61-62.

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Dons et merveilles 131

La gloire de l’Infini se glorifie dans cette responsabilité, ne laissant au


sujet aucun refuge dans son secret qui le protégerait contre l’obsession
par l’Autre et couvrirait son évasion. […] La gloire de l’Infini, c’est
l’identité an-archique du sujet débusqué sans dérobade possible, moi
amené à la sincérité, faisant signe à autrui – dont je suis responsable
et devant qui je suis responsable – de cette donation même du signe,
c’est-à-dire de cette responsabilité : « me voici ». […]
J’ai été depuis toujours exposé à l’assignation de la responsabilité, comme
placé sous un soleil de plomb, sans ombre protectrice […] par où la
dérobade serait possible. Exposition sans retenue à l’endroit même où se
produit le traumatisme, joue tendue au coup qui frappe déjà, sincérité
comme dire, témoignant de la gloire de l’Infini 62.

Est-ce ce soleil de plomb, brûlant, qui m’a fait soudain songer


au « Chant des trois dans la fournaise » du Livre de Daniel ?

Alors tous trois, d’une seule voix, se mirent à chanter, glorifiant et


bénissant Dieu dans la fournaise 63…

Je ne dirai pas quelle fournaise ont pu connaître Emmnanuel


Levinas et Jacques Derrida et sans doute leur était-elle propre,
singulière, la singularité d’une épreuve singulière. Mais dans la
fournaise, ils n’ont cessé de faire entendre un chant, leur chant
et c’est peut-être cela la merveille.
Et pour terminer sur un accord, ces quelques lignes de Psyché :

[…] l’autre qui dit « viens » et auquel la réponse d’un autre « viens »
paraît être la seule invention désirable […] L’autre, c’est bien ce qui
ne s’invente pas, et c’est donc la seule invention au monde, la seule
invention du monde, la nôtre, mais celle qui nous invente. Car l’autre
est toujours notre origine du monde et nous sommes à inventer. Et l’être
du nous, et l’être même. Au-delà de l’être 64.

62. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 184-185.


63. Daniel, 3, 51.
64. J. Derrida, Psyché, op. cit., p. 60.

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L’histoire d’un hiatus,
le hiatus comme histoire.
Derrida lecteur de Levinas dans
Violence et métaphysique

par Élise Lamy-Rested

C’est en 1964, deux ans après la publication de l’Intro-


duction à l’origine de la géométrie 1 et trois ans après celle de
Totalité et infini 2, que Derrida rédige Violence et métaphysique,
essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas 3, qui peut sans doute
être considéré comme le premier grand essai sur ce livre passé
presque inaperçu au moment de sa parution (1961), mais qui
est aujourd’hui reconnu comme l’une des œuvres majeures de
la philosophie du xxe siècle. Dans ce premier texte se noue la
nature des relations que ne cesseront jamais d’entretenir par
la suite Levinas et Derrida 4. Entre le respect et la critique, les
deux philosophes se laisseront mutuellement influencer sans

1. E. Husserl, L’origine de la géométrie, traduction et introduction de Jacques


Derrida, PUF, 1962 (manuscrit de 1936). L’Introduction à l’origine de la géométrie
est le coup d’envoi philosophique de Derrida.
2. E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, 1961.
3. Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas, in L’écriture
et la différence, Le Seuil, 1967, p. 117-228 (article paru pour la première fois dans
Revue de métaphysique et de morale, 1964).
4. On pourra notamment lire sur ce point le petit texte que Levinas a consacré
à Derrida dans Noms propres, Fata Morgana, 1976 : « En soulignant l’importance
primordiale des questions posées par Derrida, nous avons voulu dire le plaisir d’un
contact au cœur d’un chiasme. » (Repris dans Le Livre de poche, 1987, p. 72.)

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134 Levinas-Derrida : lire ensemble

jamais céder sur leur propre philosophie 5. En effet, à l’encontre


de ce qu’affirment les représentants du « tournant éthique » – la
philosophie derridienne aurait amorcé un tel tournant dans les
années 1980 en se rapprochant de plus en plus de la philosophie
levinassienne –, il est en fait remarquable de lire dans Violence et
métaphysique, les premiers signes de cette « éthique hyperbolique »
encore à venir, et qui n’a que peu à voir avec la philosophie de
l’Altérité levinassienne 6. Même si l’une et l’autre philosophie
connaissent des inflexions, il demeurera toujours entre elles un
hiatus qui commence par le problème de l’espace dans Violence
et métaphysique. Selon Derrida lecteur de Levinas, celui-ci fait
de l’Autre une ex-cendance « située » par définition au-delà de
l’espace. Or selon Derrida, l’Autre est inscrit dans l’espace ; il
est même l’espace par excellence, un espace aussi temporel. Bref
et en un mot, l’Autre est espacement. Une telle appréhension
de l’Autre a de nombreuses et importantes conséquences. Elle
rendra notamment possible une éthique pour une part pensée
sur le modèle de la compulsion de répétition freudienne (le
deuil impossible) et ouverte à l’animalité, ce qui est, toujours
selon Derrida, profondément, absolument et définitivement

5. Paola Marratti-Guenoun, dans son article « Derrida et Levinas : éthique,


écriture et historicité », l’a déjà bien repéré. Cet article est paru sur le site [http://
www.usc.edu/dept/comp-lit/tympanum/2/marrati-guenoun1.html], en 1999
(consulté le 15 avril 2014).
6. À la suite de Jankélévitch et par le biais de la question du pardon, Derrida
en viendra, dans son œuvre tardive, à penser une « éthique hyperbolique ». Dans
son article, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, in Marie-Louise Mallet
et Ginette Michaud (dir.), Derrida, Paris, L’Herne, coll. « Cahiers de L’Herne »,
2004 (avant d’être un article, ce texte fut celui d’une conférence prononcée pour la
première fois en 1997), Derrida révèle l’origine de cette expression qu’il souhaite
utiliser à son propre compte : « [dans un entretien donné en 1977], Jankélévitch écrit
ceci, que je cite d’une part pour y relever une expression qui pourrait bien servir de
titre à ce que je tente ici (une « éthique hyperbolique », voire une éthique au-delà de
l’éthique) […] », p. 545 – Derrida souligne. Sur ce point, on pourra aussi lire l’article
de Marc Crépon, « Les langues du pardon (note sur “l’éthique hyperbolique”) », in
Jean-Charles Darmon (dir.), Le moraliste, la politique et l’histoire de La Rochefoucauld
à Derrida, Desjonquères, 2007, p. 226-238.

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 135

étranger à la pensée d’Emmanuel Levinas 7. C’est donc à partir


de la question de l’espace (même si ce n’est pas par elle que le
texte commence) que doit se construire toute notre réflexion.
Chacune de ses déclinaisons interrogera en fait la manière dont
l’Autre « prend figure » (puisqu’il n’est surtout pas Visage pour
Derrida) au sein d’un espace bel et bien disloqué. L’espace
et le signe permettent de penser une histoire que Derrida ne
distingue pas d’une économie en un sens inédit qu’il nous faudra
enfin préciser.

I. L’espace de l’autre

La philosophie s’enracine dans le lieu grec. Et nul philosophe,


selon Levinas, n’a encore su répondre à l’appel de l’Autre qui
échappe à la lumière du soleil hellénique et qui se laisse seule-
ment entendre depuis les ténèbres d’un infini hébraïque. Dès
le coup d’envoi, le ton est donné. Il est imprécatoire, poétique
et encore inouï en philosophie, car il s’agit bien d’excéder la
parole grecque en se laissant guider par la voix juive, pour penser
une éthique enfin respectueuse de l’Altérité. L’Autre est infini
et transcendant. Il échappe donc au logos grec déterminé par la
théorie et dont la finalité est la totalisation du savoir. L’espace
théorique est l’espace du Même, de l’identité, de l’Un et de l’Être.
Selon Derrida, c’est à l’aune de cette opposition radicale entre
le Même et l’Autre que Levinas relit la totalité de l’histoire de la
philosophie depuis « sa source grecque 8 ». De Platon à Heidegger
en passant par Husserl, Levinas n’a de cesse de montrer que
l’Autre n’a pas simplement été oublié ; il a été violemment
« réprimé » (le terme est de Derrida 9) par une philosophie qui
s’apparente en fait à une forme de totalitarisme. Comment se
manifeste cette violence qu’il est aujourd’hui urgent de dépasser ?

7. On pourra le vérifier en lisant par exemple la note 4, p. 176 de La bête et le


souverain, vol. 1 (2001-2002) Galilée, 2008.
8. Violence et métaphysique, op. cit., p. 120 [Derrida souligne].
9. Voir, par exemple, id., p. 136.

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136 Levinas-Derrida : lire ensemble

De plusieurs façons, la première ayant consisté à inscrire l’Autre


dans l’espace, à l’intégrer à la totalité pour en faire un objet de
connaissance. Or l’Autre est « ex-cendance », il est une sortie
hors de l’espace qui est toujours le lieu du théorique limité par
l’idée de Même chez Platon, la représentation du noème chez
Husserl et la question de l’Être, impersonnel et archétypal, chez
Heidegger. Dans la philosophie platonicienne, la phénoméno-
logie husserlienne ou l’ontologie heideggerienne, l’éthique est
chaque fois subordonnée et l’infini de l’Autre opprimé. C’est
donc indépendamment de l’espace que l’Autre doit être pensé,
et tout commence (mais tout fini aussi) par l’epekeina tes ousias.
Cette formule, qui désigne chez Platon le « Bien au-delà de
l’Être », est utilisée par Levinas pour exprimer « l’Infini transcen-
dant la totalité ». Excédant toutes les catégories ontologiques,
l’epekeina tes ousias tel que le relit Levinas, n’est plus la source de
la lumière, mais « fécondité ou générosité 10 ». Or, que l’epekeina
tes ousias constitue le cœur du hiatus entre Levinas et Derrida,
c’est ce que nous voudrions montrer ici.
L’epekeina tes ousias est donc ce terme platonicien qui désigne
le tout autre, celui qu’on ne peut ni atteindre ni connaître, mais
vers lequel se porte le désir. Malgré sa dimension grecque, l’epe-
keina tes ousias sonne donc de manière étrangement hébraïque
et permet enfin d’« accoupler » (c’est le terme de Derrida 11) le
judaïsme et l’hellénisme. Mais tandis que Levinas repère dans
l’epekeina tes ousias une sortie définitive et irréversible hors des
limites de l’Être ou de l’intentionnalité, qui interdit, avant même
sa formulation, toute possibilité d’une philosophie refermée sur
le théorique dont l’ontologie heideggerienne ne serait qu’une
ultime variation, Derrida, bien loin de faire de cet au-delà une
« ex-cendance » ou un Infini séparé de la totalité, le réinscrit
au contraire au sein même de la totalité. L’epekeina tes ousias
est espace et temps, c’est-à-dire « espacement » comme nous le
notions précédemment, et se retrouve sous des formes diffé-
rentes chez Husserl et Heidegger, avant de devenir « différance »

10. Id., p. 127 pour les trois citations entre guillemets.


11. Id., p. 228.

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 137

chez Derrida. Autrement dit, si le geste de Levinas est un geste


de sortie ou plus exactement, un geste de traversée, le geste
de Derrida est un geste de « dislocation », pour reprendre un
terme plusieurs fois utilisé dans Violence et métaphysique et
qui signifie étymologiquement « division du lieu ». « Nous ne
choisirons pas entre l’ouverture et la totalité », écrit Derrida,
« Nous serons donc incohérent, mais sans nous résoudre systé-
matiquement à l’incohérence. La possibilité du système impossible
sera à l’horizon pour nous garder de l’empirisme 12 ». Pourquoi
cette « incohérence » ? Concerne-t-elle vraiment, comme le laisse
entendre la dynamique du passage, la suspension du choix
entre l’ouverture et la totalité ? La réponse est autrement plus
complexe et subtile, car ce que Derrida pense en réalité, c’est la
possibilité pour l’espace d’échapper à la limite et par extension
à la représentation ; c’est la possibilité de faire une réelle « expé-
rience de l’Autre », qui n’est pourtant pas empirique ; c’est enfin
la « possibilité de l’impossible », qui deviendra une expression
clé de la philosophie derridienne des dernières années et qui
ne se pense pas séparément de « l’éthique hyperbolique » dont
nous parlions à l’instant. Si Derrida reprendra sans doute à
Levinas l’idée d’une éthique articulée sur une « expérience non
empirique » (avec tout ce qu’elle comprend d’affection et de
passivité), il faut surtout comprendre pourquoi le philosophe
de la déconstruction fait de l’espace cette altérité irreprésen-
table qui vient rompre ou disloquer la présence. C’est essen-
tiellement à partir de sa lecture de Husserl, largement critique
de celle de Levinas, que Derrida parvient à penser la manière
dont l’altérité crée une rupture (un espace) au sein même du
Présent-Vivant ou de l’intentionnalité 13. Loin d’être limitée au
noème ou déterminée par le concept d’adéquation, celle-ci est
en fait ouverte sur un in-fini – « l’Idée au sens kantien » – non
compréhensible dans un infini qui, selon Derrida, court en

12. Id., p. 125 pour les trois phrases entre guillemets, qui se suivent dans le
texte. Nous soulignons.
13. Nous nous apprêtons à nous livrer à un exercice bien périlleux : la synthèse,
en quelques phrases, des pages très denses sur Husserl (id., p. 173 à 196).

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138 Levinas-Derrida : lire ensemble

fait toujours le risque de la totalisation. En articulant la ques-


tion de l’alter ego, de la temporalité et du caractère in-fini de
l’horizon husserlien, Derrida montre comment l’Autre est cet
écart in-apparaissant sans lequel le Même ne pourrait apparaître
à lui-même. Pourquoi l’intentionnalité est-elle disloquée par
l’Autre ? Pourquoi une telle nécessité ? Parce que sans cet Autre,
que l’on ne peut saisir que par apprésentation analogique (et
donc jamais en tant que tel), le Présent-Vivant serait figé dans
un présent éternel et ne serait donc plus, à proprement parler,
vivant. La parfaite adéquation ou la pleine intuition d’objet
impliquent en effet la fixation du temps et corrélativement du
sens de l’histoire. Pour que « la vie égologique (l’expérience en
général) a[it] pour forme irréductible et absolument universelle
le présent vivant 14 », il faut donc nécessairement, et contra-
dictoirement, que cette immédiateté à soi soit disloquée par
le temps et l’espace de l’autre qui seul rend possible l’histoire,
en créant un écart au sein même du présent vivant. Mais avec
celle de l’histoire, c’est bien la question de la finitude qui est
ici en jeu, car ce n’est que parce que je suis un être fini que je
suis déjà affecté par l’autre et que je peux ainsi recevoir du passé
ou offrir à l’à venir :

Si le présent vivant, forme absolue de l’ouverture du temps à l’autre en soi,


est la forme absolue de la vie égologique et si l’égoïté est la forme absolue
de l’expérience, alors le présent, la présence du présent et le présent de
la présence sont originairement et à jamais violence. Le présent vivant
est originairement travaillé par la mort. La présence comme violence est
le sens de la finitude, le sens du sens comme histoire 15.

De là à délivrer l’éthique de sa subordination au théorique,


il n’y a qu’un pas que franchira enfin explicitement Derrida
dans les années 1980.
Mais cette appréhension de l’Autre comme « celui » qui ne
se phénoménalise pas tout à fait et nous apporte la mort – ou la

14. Id., p. 194 : citation modifiée.


15. Id., p. 195.

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 139

vie –, a au moins deux conséquences. Sans visage, auquel on


pourrait faire face, cet Autre n’a tout d’abord rien d’humain (il
est autre, justement). L’Autre, qui fait effraction dans le Même
en y introduisant de l’espacement, est ensuite de l’ordre de la
« métaphore ». Il « se montre » dans une représentation dont
la spécificité, par opposition au concept, est d’être pour une
part matérielle. L’Autre apparaît presque dans un signe qui,
paradoxalement, ne peut faire l’objet d’aucune « expérience
empirique », puisqu’il est simultanément « ici » et « au-delà ».

II. Le signe de l’autre

Cette appréhension profondément divergente de la spatia-


lité par Derrida et Levinas ne laisse pas indemne leur manière
singulière de traiter du langage. Si l’Autre pour Levinas est une
extériorité non spatiale, un infini qui ne se laisse contenir dans
aucune limite, il échappe donc nécessairement au voir qui est
lumière, représentation et écriture… Le « face à face » avec le
visage de l’Autre ne peut donc se faire que par l’entendre qui
se tend dans l’obscurité pour répondre à son appel.
On touche ici à la grande originalité et innovation de la pensée
levinassienne, qui sur ce point (entre autres) se distingue radica-
lement de celle de Derrida. Car si, pour Levinas, l’Autre échappe
bien à la représentation, il n’en est pas moins présence (ousia) :
« Le visage est présence 16 », une présence qui n’a donc plus rien
à voir avec le Présent-Vivant husserlien ou avec la présence du
Dieu de la théologie. Une telle disjonction de la présence et de
la représentation permet à Levinas de penser un « face à face »
qui ne relève pas du voir, et un visage qui est en fait une parole.
Parce qu’il est sans représentation, il est sans médiation et non
métaphorique. Dans les termes de Derrida lisant Levinas :

16. Id., p. 149.

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140 Levinas-Derrida : lire ensemble

Le visage n’est pas une métaphore, le visage n’est pas une figure. Le
discours sur le visage n’est pas une allégorie, ni, comme on serait tenté
de le croire, une prosopopée. […] Le visage ne signifie pas, ne se présente
pas comme un signe, mais s’exprime, se donnant en personne, en soi 17.

Parce que l’Autre est hors de l’espace, il se présente à moi


immédiatement, dans une parole qui n’est pas composée de
signes, mais qui est une expression ou une adresse. C’est suite à
un appel, qui peut se prolonger dans l’invisible et à l’infini, que
la rencontre se fait. Le datif ne se referme jamais sur un prédicat,
même si on peut « s’envelopper » dans sa présence sonore.
On ne discutera pas ici la pertinence de la critique derridienne
de Levinas auquel il nous semble difficile de faire dire qu’il
rechercherait en fait, dans la droite ligne du Phèdre de Platon, à
réhabiliter « la vive parole, dans sa maîtrise et sa magistralité 18 »
pour reconstruire, malgré ses prétentions, une présence origi-
naire et auctoriale. Mais il faut accompagner jusqu’au bout les
conséquences du geste derridien que d’aucuns qualifieront de
« classique » ou de décidément inséparable de la phénoméno-
logie. En ne disjonctant pas la présence et la représentation, et
en préservant la dimension spatiale de l’altérité, Derrida pense
en effet le rapport à l’Autre de manière exactement inverse
à celle de Levinas. Pour le philosophe de la déconstruction,
l’Autre, qui échappe à la représentation et qui est de ce fait
espacement, ne se présente jamais directement. Il « se manifeste »
par le biais de signes dans lesquels il est gardé en mémoire et
par lesquels sa survie est assurée, aujourd’hui et à l’à venir. En
1964, encore pétri de son travail sur Husserl développé dans
l’Introduction à l’origine de la géométrie 19 où il découvre le rôle
primordial et fondamentalement ambigu de l’écriture pour la
conservation et la transmission du sens, Derrida fait encore du
signe un élément essentiel de ce qu’il appelle l’« écriture ». Mais
par la suite, il s’avèrera de plus en plus clairement que l’altérité,

17. Id., p. 149-150 [Derrida souligne].


18. Ibid.
19. Jacques Derrida, Introduction à l’origine de la géométrie, op. cit.

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 141

qui n’apparaît jamais en tant que telle, doit, pour survivre,


s’incorporer dans un signe en fait identifié à un supplément
technique en général. C’est donc en manipulant des signes qu’on
renonce à la violence, même si cette manipulation est aussi
violence, puisqu’elle est redevable de la mort, la mienne et celle
de l’Autre : elle diffère cet instant de destruction irrémédiable
peut-être à l’in-fini, pour peu que d’autres prennent le relai. La
vie, la mort (puisque ce n’est en fait qu’à partir du début des
années 1980, dans un texte justement appelé « Survivre », que
Derrida commence explicitement à parler de « survie » 20) est
un va-et-vient entre la re-présentation (qui n’est pas la repré-
sentation purement intellectuelle propre au concept) et la non
représentation, comme il le montre éloquemment dans son texte
décisif La voix et le phénomène 21 très vraisemblablement en cours
de rédaction à l’époque de Violence et métaphysique 22. C’est à
ce titre que l’Autre est espacement, différance et métaphore.
Il ouvre l’espace et le temps, qui ne sont pas séparables de la
représentation, c’est-à-dire de la médiation par le signe. Pour
reprendre une expression singulièrement derridienne, l’écriture
est « différance et économie de la mort 23 ».

III. L’histoire de l’autre : une économie

En quel sens entendre cette « économie » qui ponctue le texte


du début à la fin ? Parfois appelée « économie de (la) violence »
– p. 136 (note de bas de page) puis p. 172 –, « économie de la
mort » – p. 151 –, ou encore « économie de guerre » – p. 220 – ;

20. « Survivre », texte paru pour la première fois en anglais en 1979 puis publié
en français dans Parages, Galilée, 1986.
21. La voix et le phénomène, PUF, 1967.
22. Derrida y fait du reste très probablement référence à la p. 178 de Violence et
métaphysique, op. cit. : « Que les thèmes de la non-présence (temporalisation et altérité)
soient contradictoires avec ce qui fait de la phénoménologie une métaphysique de
la présence, la travaillent sans cesse, cela nous paraît d’ailleurs incontestable et nous
y insistons ailleurs. » [Derrida souligne.]
23. Id., p. 151 [Derrida souligne].

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142 Levinas-Derrida : lire ensemble

parfois identifiée à l’histoire – p. 142 (Derrida y parle de « l’his-


toire comme économie ») –, le philosophe de la déconstruction
tient dans tous les cas à la distinguer fermement de l’économie
au sens levinassien – voir, par exemple, p. 185, mais surtout
p. 172 : « Économie de violence. Économie qui ne peut se réduire
à ce que Levinas vise sous ce mot. » À lire Derrida, Levinas
viserait sous le mot « économie » le moment de l’intériorité,
où le désir n’est pas encore happé par l’Autre. L’économie est
celle de l’oikos. Elle relève du moi et de son habitation, qui se
construisent progressivement par le travail, en se confrontant
à une altérité qui n’en est en fait pas une :

Le moi est le même. L’altérité ou la négativité intérieure au moi, la


différence intérieure n’est qu’une apparence : une illusion, un « jeu du
Même », le « mode d’identification » d’un moi dont les moments essentiels
s’appellent le corps, la possession, la maison, l’économie, etc. […] Il va
de soi que Levinas décrit ainsi l’histoire comme aveuglement à l’autre
et procession laborieuse du même 24.

On pourrait croire que ce schéma est un schéma hégélien,


mais le « déplacement du concept d’historicité » (p. 139) opéré
par Levinas permet d’y échapper. Plus justement, en posant
une altérité radicale au-delà de l’histoire entendue comme un
processus dont l’aboutissement est l’avènement de la conscience
de soi, Levinas a en fait substitué au concept d’histoire, toujours
inscrit dans la sphère théorique et donc dans la totalité, le concept
d’eschatologie. L’eschatologie est le discours de la paix ou de
la séparation, le seul susceptible de parler à l’autre. Mais pour
Derrida, cette substitution n’est pas seulement impossible ; il
est en effet nécessaire de repenser l’histoire tout autrement,
comme une économie :

24. Id., p. 139 [Derrida souligne].

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 143

L’économie dont nous parlons ne s’accommode pas davantage du concept


d’histoire tel qu’il a toujours fonctionné et qu’il est difficile, sinon impossible,
d’enlever à son horizon téléologique ou eschatologique 25.

C’est à partir de cette citation qu’il nous semble possible


de définir le concept derridien d’économie. Si à cette époque,
Derrida n’a pas encore rédigé Freud et la scène de l’écriture 26, il
n’en demeure pas moins que son « économie » n’est sans doute
pas si éloignée du concept freudien d’« économie psychique »,
comme le montre du reste assez explicitement la « préface » de ce
texte, qui reprend, parfois mot pour mot, certaines expressions
de Violence et métaphysique :

La différence entre le principe de plaisir et le principe de réalité, par


exemple, n’est pas seulement ni d’abord une distinction, une extériorité,
mais la possibilité originaire, dans la vie, du détour, de la différance
(Aufschub) et de l’économie de la mort (cf. Jenseits. G.W., XIII, p. 6) 27.

L’économie de la mort, de la violence ou de la guerre, est pour


Derrida, l’histoire déconnectée de tout telos, dont l’Autre levinas-
sien ne serait qu’une ultime déclinaison. L’histoire est l’histoire
de la lutte in-finie contre la mort et la destruction ; elle est un
processus quasi-mécanique ou « quasi-transcendantal » (concept
qui remplacera par la suite celui de « transcendantal ») qui n’a
rien d’un appel de la transcendance de l’Autre. L’économie est
en d’autres termes ce qui nous (« nous », nous autres les « survi-
vants » de toutes les époques) préserve de l’anéantissement. Elle
garde en réserve et se protège de la dépense, même si au fond
elle y est déjà prise. Car pour qu’il y ait histoire, pour qu’il y ait
don et réception, pour qu’il y ait offre et accueil, il faut néces-
sairement que je sois fini et que je reconnaisse l’Autre comme

25. Id., p. 220 [Derrida souligne].


26. Freud et la scène de l’écriture (conférence de 1966), in L’écriture et la différence,
op. cit.
27. Id., p. 295 [nous soulignons. Inutile de préciser que le concept d’économie
sera aussi central dans ce texte important de Derrida].

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144 Levinas-Derrida : lire ensemble

un être fini. L’Autre en moi n’est pas seulement la marque de


mon hospitalité, il est aussi la marque de la mort et l’origine de
la polémique (« Nous ne disons pas absolument pacifique. Nous
disons économique ») :

Cette violence transcendantale qui ne procède pas d’une résolution ou


d’une liberté éthiques, d’une certaine manière d’aborder ou de déborder
l’autre, instaure originairement le rapport entre deux ipséités finies 28.

Notre disparition fait non seulement violence à nous-mêmes,


mais aussi à l’Autre que nous portons en nous et auquel nous
avons redonné, l’espace de notre vie, le signe d’une autre vie,
qui n’est jamais simplement empirique. Pourtant, cette dispa-
rition est aussi la marque du respect de l’Autre, et le rêve de
l’immortalité, peu importe sa forme (immortalité de l’âme,
immortalité de la Raison, immortalité de Dieu, immortalité
du système capitaliste, etc.), est aussi le rêve de la destruction
de l’Autre. Si l’ouverture à l’Autre est aussi, pour Derrida,
au-delà du signe, elle n’en est pas moins inscrite dans le signe,
car ce n’est que grâce à lui qu’une mémoire ou une histoire de
l’autre est possible :

[…] cette origine transcendantale, comme violence irréductible du


rapport à l’autre est en même temps non-violence puisqu’elle ouvre le
rapport à l’autre. C’est une économie. C’est elle qui, par cette ouverture,
laissera cet accès à l’autre se déterminer, dans la liberté éthique, comme
violence ou non violence morales 29.

Même si le ton et le vocabulaire du Derrida des années


1980 deviendront apparemment de plus en plus levinassiens,
il ne faut donc pas s’y tromper. Comme nous croyons l’avoir
montré, le hiatus entre Derrida et Levinas est posé dès Violence
et métaphysique et ne se comblera jamais. Les concepts que nous

28. Violence et métaphysique, op. cit., p. 188 pour les deux citations entre
guillemets [Derrida souligne].
29. Id., p. 188-189 [Derrida souligne].

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L’histoire d’un hiatus, le hiatus comme histoire 145

avons mobilisés ici alors même qu’ils ne seront thématisés que


par la suite le vérifient. Car ces concepts, bien loin de faire
violence au propos général de Derrida dans son long article de
1964, en permettent au contraire un éclaircissement. Ce que
Derrida appellera bientôt « une éthique hyperbolique » est en
fait une question de survie et chaque jour, il est possible de
« rendre possible l’impossible » à condition de ne pas se fermer
à l’expérience de l’Autre que nous portons en nous.

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Entretien discordant de Derrida
et Levinas autour de la finitude
originaire

par Stanislas Jullien

Entre Derrida et Levinas, il y aurait tout à la fois un accord


de fond : celui portant sur la convocation de la pensée à un
sens inédit de l’infini lorsqu’il est compris comme cette altérité
irréductible au Même, c’est-à-dire à une signifiance commandée
par le sens de l’être comme présence ou étantité ; et un désac-
cord, une discordance profonde : celle portant sur le site à partir
duquel approcher, endurer et accueillir cette infinité. Dans
« Violence et Métaphysique », ce site est expressément pour
Derrida celui de la finitude originaire, et l’on pourrait montrer
que dans ce texte, l’ensemble des impasses affectant gravement
le geste inauguré par l’éthique que Derrida repère et examine
magistralement (soit, pour aller vite : le risque, pour la relation
éthique de déchoir dans l’empirisme de la différence pure à
force de vouloir soustraire cette relation à la phénoménalité
déchirée du jeu du monde comme jeu d’une économie de la
violence où s’entrelace matinalement le Même et l’Autre en
une historicité intotalisable, soustraction qui risque en retour
de soumettre l’éthique à l’an-historicité de la violence la plus
pure, c’est-à-dire à l’immédiation de la relation éthique, laquelle
resterait complice d’un phonologisme pourtant constitutif du
Même), l’on pourrait montrer donc que toutes ces impasses sont
reconduites à ce site, de telle sorte que si Derrida ne souscrit
pas pleinement à l’éthique – s’il y a discordance, c’est parce
que l’éthique n’aurait pas su/pu prendre au sérieux la finitude.

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148 Levinas-Derrida : lire ensemble

Mais que signifierait alors pour Derrida, « prendre au sérieux »


la finitude originaire (notée FO) ? Au moins quatre fils formant
une seule et même tresse :

–– poser que la finitude en tant qu’originaire est le site de la


Chose Même à prendre en charge et en veille par la pensée ;
–– que cette originarité coïncide avec la portée créatrice,
ouvrante, transcendantale donc de la finitude : ceci donc
qu’il appartient exclusivement à la finitude de pouvoir déclore
en l’humain l’intégralité de son comportement, et qu’à ce
titre, elle ne dérive plus de l’infini (lorsqu’il est compris
depuis son horizon ontothéologique et donc confondu avec
la parousie d’un étant-présent-vivant suprême ordonnant le
règne du Même) mais prime irréductiblement sur lui ;
–– qu’en cette originarité, et grâce à elle, la finitude libère à
partir et du dedans d’elle-même une infinité inédite brisant
le Même, de telle sorte que la FO se métamorphose en fini-
tude infinie (notée FI) ;
–– qu’en donnant lieu à cette infinité, la finitude s’expose,
dans un même mouvement, à l’inscription de son originarité
(corrélative de son infinitisation), c’est-à-dire à son empor-
tement matinale dans l’archi-écriture s’il est vrai que pour
Derrida « l’inscription, c’est l’origine écrite 1 ».

Dans « Violence et Métaphysique », c’est surtout la finitude


du rapport phénoménal à la factualité de l’étant, à la puissance
limitative des choses qui est revendiquée et défendue par
Derrida, engageant ainsi la différence discordante, litigieuse
entre un régime épiphanique de la trace tourné vers l’altérité
du visage dont l’infinité exigerait de s’acquitter du monde et de
l’écriture et un régime grammatologique de la trace tournée vers
la choséité du monde dont l’infinité requiert l’archi-inscription

1. Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris,


Le Seuil, 1967, p. 169.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 149

de sa phénoménalisation 2. On ne s’y arrêtera pas ici, car aussi


essentiel pour nous que soit ce premier niveau du litige, nous
voudrions aborder ce dernier à un autre niveau, constitutif du
premier : niveau correspondant à la façon dont l’originarité de
la finitude, l’infinité qui en ressort et le régime de trace qui s’y
délivre n’atteste de son irréductibilité qu’à la seule condition
de remonter de cette trace à sa provenance, c’est-à-dire à ce qui
rend possible l’ouverture à ce qui rend possible, au transcendantal
du transcendantal. Si bien que prendre au sérieux la finitude
(comme) originaire, exige de montrer que cette archi-trans-
cendantalité qui lui appartient nativement s’enracine dans
un certain rapport à la mort comme rapport à l’extrême (de
la) limite. Et on appellera performativité thanatologique cette
opérativité archi-transcendantale insigne de la FO.
Certes, dans « Violence et Métaphysique », Derrida ne
s’attarde pas sur l’approche de la FO depuis son caractère de
provenance, et n’y explicite donc pas le mode d’ouverture à la
mort correspondant à cette originarité de la finitude et ni, par
conséquent, tout ce à quoi la performativité thanatologique qui
la constitue et l’infinité de la trace qui doit en jaillir demeurent
suspendues. À vrai dire, cette explicitation ne sera thématisée que
bien plus tard et aboutira à penser cette modalité d’un rapport à
la mort à la mesure de la FI au titre de ce que Derrida nommera
le deuil originaire. Or, et voici pour nous le point d’accroche
central de notre propos, le deuil privilégiant (comme on va le
voir) l’ouverture à la mort de l’autre sur la mienne (dans une
contestation serrée de l’analytique existentiale du mourir), un
tel privilège a été compris trop vite, nous semble-t-il, comme un
rapprochement de Derrida vers Levinas là même où la distance
s’était pourtant affirmée : là même, c’est-à-dire au site même
de la FO. Tout se passe donc comme si la détermination de la
FO en son extrême pointe à partir et comme deuil entraînait
subrepticement l’occultation d’une revendication par la finitude
de sa situation d’originarité, laquelle recouvrait pourtant le litige

2. Requête coïncidant, on pourrait le montrer, avec la supplémentarité d’un


plan techno-phénoméno-logique d’apparition.

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150 Levinas-Derrida : lire ensemble

inaugural. Et Derrida aura lui-même alimenté cette thèse du


« rapprochement » puisque c’est bien à propos de Levinas qu’il
a pu dire qu’il ne voyait pas à l’égard de ce dernier de différence
de position ou de contenu philosophique, n’ayant rien à lui
objecter – on aurait envie de préciser : plus rien à lui objecter
au regard du polemos ou du ton gigantomachique soutenu de
manière si impressionnante dans « Violence et Métaphysique ».
Et pourtant nous voudrions commencer à montrer que le
deuil originaire ratifie, confirme, voire même, accentue le litige
initial entre les deux penseurs, et cela sans avoir besoin d’accuser
Derrida de dénégation (même s’il n’y échappe peut-être pas).
Nous voudrions préparer à la remarque incisive d’une hétéro-
logie positionnelle, et une hétérologie portant précisément sur
la compréhension de l’hétérogénéité de l’hétérogène c’est-à-
dire de l’infinité (quand celle-ci est pensée depuis le rapport à
l’altérité de l’autre mortel) et sur le site localisant la provenance
de cette infinité. Une telle remarque pourrait laisser envisager
une proximité de Derrida à Levinas plus distante qu’il n’y parait
et une distance à Heidegger plus (r)approchante que jamais.
Pour étayer cette remarque, nous procéderons en deux temps :
le premier sera consacré à esquisser les contraintes de pensée
requises par le deuil ; le second engagera, à la lumière de ces
contraintes, une lecture du mode d’intelligibilité et d’interven-
tion de la mort dans la relation éthique.

I. Les contraintes du deuil originaire

Il nous faut d’abord exposer les contraintes philosophiques


requises par une pensée situant la FI dans un deuil originaire
car c’est seulement à la lumière de ces contraintes que pourra
être audible le différend Levinas/Derrida. Or le remarquable,
c’est que ces contraintes sont elles-mêmes indissociables du
mode d’installation de Derrida dans l’analytique existentiale du
mourir de telle sorte que cette modalité pourrait bien concentrer
la matrice du litige. On se contentera alors de rappeler, de la
manière la plus sèche, la façon dont Heidegger, dans Sein und Zeit

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 151

a su inaugurer historialement l’élévation expresse et éminente de


la finitude à l’originarité en méditant l’exclusivité d’un rapport
a priori à la mort (le mourir/Sterben) se déployant comme possi-
bilité de l’impossibilité et qui, soutenu dans l’angoisse, ouvre
le Dasein à l’être comme rien d’étant en projetant ce dernier
dans la double direction-dimension du sens et du possible,
duplicité dont la composition forme le plan herméneutique
du déploiement de l’existence finie comme être-au-monde.
L’unité articulée de ses deux traits attesterait alors de ce qu’on
appelait plus haut la performativité thanatologique de la finitude
en entendant par là cette portée archi-transcendantale du mourir
par laquelle celui-ci rend possible la délivrance au Dasein de ce
qui rendra possible son accès au tout de l’étant c’est-à-dire la
phénoménalité in-montrable de l’être-rien.
Or si Derrida partage avec Heidegger cette décision philo-
sophique historiale d’élever la finitude du rapport à la mort
à la provenance, il va pourtant engager une contestation de
l’analytique existentiale au motif que le mourir interdirait en
même temps à la finitude originaire (FO) de libérer son infinité
la destinant au seul horizon de sa finitisation. C’est pourquoi
cette contestation passe à l’intérieur de la finitude originaire au
sens où elle ne porte pas sur la possibilité même d’une ouverture
en tant que telle à l’impossibilité mortelle comme au néant 3, car
c’est exclusivement en et grâce à cette ouverture que la finitude
puise sa performativité thanatologique (à laquelle Derrida ne
renoncera jamais), mais porte sur la modalité de cette ouverture
et partant, sur le « contenu » dispensé par sa performativité.
C’est pourquoi cette contestation prend la voie expresse d’une
complication de la FO et cette complication vise, dans un même
geste, à affirmer l’originarité de la finitude tout en affirmant le
défaut d’origine de et dans cette originarité même. Soit. Mais
comment ? Réponse : en anarchisant l’origine, et donc la finitude,
en entendant dans cette anarchisation la manière dont l’origine
défaille, c’est-à-dire endure moins sa mise à l’écart que sa mise

3. Et cela, malgré l’apparence d’une telle contestation dans Apories, apparence


grosse de dénégation. On ne peut s’y arrêter ici.

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152 Levinas-Derrida : lire ensemble

en écart 4. Dès lors, tout l’enjeu de Derrida va être de montrer


que cette anarchisation originaire de la finitude rime avec la
possibilité de son infinitisation intime. À quelles contraintes de
pensée correspondent cet enjeu ? À celles permettant de conquérir
cette anarchie de la finitude depuis le démantèlement de ce qui
dans l’analytique existentiale du mourir, adosserait encore la
finitude originaire au fonctionnement principiel de l’origine
lui interdisant la déclosion de son infinité. On se contentera
là encore d’esquisser ces contraintes à partir du texte Apories.

1. Première contrainte

Elle renvoie à un transfert d’originarité de la finitude que


Derrida opère du mourir à ce qu’il va appeler le deuil originaire,
transfert dans lequel

La mort de l’autre redevient ainsi première, toujours première, comme


l’expérience du deuil qui institue mon rapport à moi-même et constitue

4. Qu’est-ce qui justifie chez Derrida cette destitution de l’origine à même


l’originarité de la finitude ? On répondra : le mode de fonctionnement principiel de
l’origine. Lequel ? Celui correspondant à l’unité analytique de trois principes : celui
du principe d’immanence comme immanence de l’archè (par où toute instance qui
revendique le statut d’origine se pose elle-même par elle-même, s’ouvre à elle-même
sans avoir besoin de sortir d’elle-même ni de dépendre d’un autre qu’elle-même),
principe de pureté comme pureté de l’archè (par où l’ouverture de l’instance originaire
à elle-même et par elle-même ne doit en aucune façon exposer son caractère apriorique
à toute contamination par l’empirique, et ne doit reconnaître à cette empiricité
aucune participation au déploiement de sa portée transcendantale constitutive
de son originarité), celui du principe de rassemblement (par où cette instance
originaire est assurée d’une appropriation de son propre comme d’un visage-type,
d’une étantité en et comme lequel elle se tiendrait auprès de soi dans la proximité
d’une présence – ousiologique – à soi). Or tout se passe comme si, pour Derrida,
l’analytique existentiale du mourir comprenait encore la finitude originaire depuis
ce fonctionnement principiel de l’origine, fonctionnement qui régissant encore son
originarité, réinscrirait cette analytique dans la clôture de la métaphysique qu’elle
était censée excéder en tant que ce fonctionnement interdirait à la finitude originaire
de libérer son infinité intime. (L’emploi du conditionnel ici indique que nous ne
souscririons pas facilement à cette lecture derridienne du mourir.)

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 153

dans la différance – ni interne, ni externe – qui la structure, l’égoïté de


l’ego aussi bien que toute Jemeinigkeit 5.

Ainsi dans le deuil, c’est désormais l’ouverture à la mort de


l’autre mortel qui prime sur l’ouverture à ma mort, à la mort
en tant qu’initialement mienne. Or une de ces conséquences
notoires, c’est la fracture de l’immanence du mourir 6 que
provoque ce primat de l’ouverture à la mort de l’autre mortel
sur celle à ma mort. Mais le remarquable, c’est que le facteur
opératoire de cette fracture tient à un certain mode d’infinitisation
de la finitude elle-même. Lequel ? Celui-là même qui ressortisse
au là-bas d’où pro-vient la mort de l’autre : modalité par où,
par conséquent le tenant-lieu de la finitude endure l’effraction
de l’immanence comme la façon dont non seulement le rapport
à la limite extrême de l’autre précède le rapport à sa limite,
mais plus encore comme la façon dont cette précédence incise,
entaille et excède ainsi cette mienneté en in-finitisant la finitude.
Cette in-finitisation ne dit pas la négation ou l’annulation de
la finitude et de son originarité, mais la médiation originaire de
celle-ci : médiation par laquelle cette originarité exige dorénavant
de transcender l’immanence du mourir et par conséquent, d’un
même élan, de porter et transporter le privilège transcendantal
de la finitude (sur l’infini) au-delà de la clôture dressée par
l’analytique du mourir. Ou encore : si la finitude s’infinitise,
c’est au sens où le rapport à ma mort est précédé par l’endeuil-
lement d’une finitude obligeant ainsi au dépassement initial de

5. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 133.


6. Par immanence, il faut entendre ici la façon dont Derrida souligne fortement
dans Apories que dans l’analytique existentiale, le mourir en tant que mourir part
toujours d’ici ou de ce côté-ci de la limite mortelle, c’est-à-dire du rapport à ma mort,
car seule cette mienneté posséderait une portée thanatologique : dans l’analytique
existentiale on assisterait « au caractère originaire et indérivable de la mort, comme
la finitude de la temporalité dans laquelle elle s’enracine, qui décide et oblige à
décider de partir en premier lieu d’ici, de ce côté-ci. Un mortel ne peut que partir
d’ici et donc, de sa mortalité » (p. 102). D’où le paradoxe : tout en étant jeté dans
son mourir, le Dasein à même la facticité de sa finitude demeurerait encore à l’origine
de lui-même car ne provenant à lui-même que de l’immanence de sa mort soutenue
dans l’auto-affection de l’angoisse.

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ma limite par et vers l’ouverture de l’autre comme autre mortel,


exigeant par là l’exportation médiatisante d’une originarité qui
puisse dé-river, détacher la finitude de la mienneté pour faire
arriver sa portée thanatologique d’ailleurs que d’ici, c’est-à-dire
de là-bas, de l’autre côté de la limite extrême, de sorte qu’en cette
ouverture endeuillée, son tenant-lieu ne se retrouve plus seul à
seul avec lui-même, mais, on va le voir, en relation originaire
avec la mortalité-néantité de l’autre mortel. C’est pourquoi on
posera que chez Derrida le deuil fait communiquer dans un seul et
même mouvement : l’in-finitisation de la finitude, la transcendance
de la mienneté, la fracture de l’immanence, la brisure de la clôture
et l’an-anarchisation de l’origine.
Mais il y a plus : cette fracture de l’immanence bouleverse la
teneur de l’altérité rencontrée par et dans l’ouverture endeuillée
de la finitude. En effet puisque dans le deuil, l’ouverture au néant
de la mortalité se déploie comme néant de l’autre (mortel), alors
tout se passe comme si en et comme ce déploiement le caractère
initialement autre de l’autre que l’étant (le néant) exposait ce
dernier à se faire autre à lui-même et en lui-même, à s’étranger
pour ainsi dire, et ainsi se rendre absolument et radicalement
hétérogène à l’ordre du Même ou de la présence. Exposition
que Derrida déterminera ainsi : dans le deuil, l’ouverture finie
à la finitude de l’autre mortel advient comme ouverture au
tout-autre de et dans l’autre mortel comme au passé immémorial
de sa mortalité. Où l’on commence à entrevoir que l’an-archie
du deuil ne consiste pas à ouvrir au tout autre comme à l’infini
(puisque l’autre est mortel), ni même à l’infini en l’autre, mais
à frapper d’infinité ce qui s’ouvre par le tout-autre en lui.
Pour autant, si le deuil anarchique nomme la structure aprio-
rique d’une ouverture à la mortalité de l’autre comme ouverture
à la possibilité de son impossibilité, c’est-à-dire de l’extrémité
de sa néantité, du néant comme guise de son absentement (de)
mortel, si donc « Avant la mort de l’autre, l’inscription en moi de
sa mortalité me constitue 7 », on est en droit de se de demander

7. Derrida, « Istrice 2.Ick bünn all hier », in Points de suspension, Galilée, 1992,
p. 331.

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ce qui autorise Derrida à déterminer comme ou par le deuil un


tel rapport. Car après tout, il n’y a rien d’évident à privilégier le
deuil comme mode d’accomplissement exclusif de cette avance
sur moi et en moi de la mortalité de l’autre. Or ce qui légitime
le caractère endeuillé de la finitude repose sur ceci : qu’il n’y
aura d’avance de la mortalité de l’autre en moi qu’à la seule et
unique condition que cet autre mortel se soit déjà avancé dans le
décès, qu’il soit déjà passé dans le trépassement, qu’il soit déjà porté
disparu. Ou encore : l’ouverture facticielle à l’autre mortel ne
perce jusqu’à sa mortalité et partant, jusqu’au tout-autre en
lui et ne pourra bénéficier ainsi de la portée transcendantale
de cette ouverture qu’à la seule et unique condition que l’autre
mortel soit préalablement anéanti. Et ainsi le deuil : l’an-archie
de la finitude par où la pro-venance (l’avancée devançante de
la mortalité de l’autre en moi) advient comme pré-venance de
la mortalité des morts. Advenue à partir de laquelle Derrida
s’autorise à affirmer que : « Je suis endeuillée donc je suis, je
suis – mort de la mort de l’autre, mon rapport à moi est d’abord
endeuillé, d’un deuil d’ailleurs impossible 8. »

2. Seconde contrainte

Elle touche à la façon dont la dé-miennetisation de la


finitude dans/par le deuil doit conditionner la libération de la
dé-Mêmetisation au sein de l’opérativité thanatologique que
le deuil déploie. En effet, tout se passe comme si la facticité de
l’ouverture à la mortalité de l’autre-disparu d’où le tout-autre
in-apparaît, comme si l’ouverture endeuillée de la finitude donc
déployait une performativité thanatologique donnant accès au
rien, mais à un rien dont l’altérité n’est pas seulement autre que
l’étant, mais autre que l’étantité, c’est-à-dire non identique à
soi car en différance d’avec soi et donc irréductible à la présence
ou à une puissance d’assignation à celle-ci. Or cette déhiscence
différancielle altérant le rien coïncide avec son décloisonnement

8. Ibid.

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eidétique initial, lequel épouse l’illimitation ou l’indétermination


matinale (voir même l’indéterminabilité) du rien dans l’ordre
de l’essence, et cette illimitation se confond avec la promotion
de son infinitisation. Et puisque l’on sait que lorsque le rien est
ouvert par une performativité thanatologique, il se déploie dans
les deux directions-dimensions du sens et du possible, alors chez
Derrida, cette infinitisation (comme méta-eidétique) du rien
doit se répercuter sur cette duplicité directionnelle. Ainsi : trace
nommera cette infinité dans la dimension du sens et l’im-possible/
le virtuel/le peut-être nommera cette infinité dans la dimension
du possible, la composition des deux instituant et constituant
le soi comme rapport auto-hétéro-affecté à soi. Et ce qui se dit
à chaque fois dans cette nomination, c’est la façon dont le pas-
au-delà-de ma mort appelé par le deuil conduit irrémédiablement
au pas-au-delà de l’être emboité par la trace et le peut-être 9. Où
l’on voit que lorsque la performativité thanatologique ressort de
l’ouverture endeuillée de la finitude, c’est la préparation d’un
effondrement du principe de rassemblement qui s’annonce,
c’est-à-dire de la possibilité pour le Dasein résolu de se recueillir
auprès de soi comme auprès de son être-fini en présence, c’est-à-
dire d’un propre prenant l’allure ontotypologique d’une frappe
destinale l’assignant à son étantité et prescrite elle-même par
l’originarité même de sa finitude 10.

9. On sait que pour Derrida l’être, fût-ce comme rien d’étant, serait finalement
toujours assignation à la présence et donc ordonnant/ordonné à l’étantité (et donc
au Même).
10. Et Derrida, comme annoncé, souligne non seulement l’opérativité d’un
tel principe dans le mourir, mais encore son lien analytique avec le principe
d’immanence : « Enfin, si elle est incontestable, la prévalence de ce côté-ci est aussi
une certaine prévalence, en cette analytique, de la tradition phénoménologique. Elle
va de pair, et c’est là une indissociabilité absolue avec tout ce qui dans l’analytique
existentiale advient la prévalence même […] à savoir l’originarité pré-archique du
propre, de l’authentique, de l’eigentlich » : Apories, op. cit., p. 103. Et c’est le motif
heideggerien du rassemblement (Versammlung) qui cristalliserait pour Derrida
l’attestation d’un tel principe.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 157

Tirons un bilan de ces deux contraintes 11 : il s’agissait d’es-


quisser une analytique du deuil originaire mettant en lumière
une opération d’anarchisation de la finitude corrélative de la
contestation interne de l’analytique du mourir. Or si cette
analytique du deuil prend pleinement au sérieux la finitude, c’est
parce que l’originarité anarchique de celle-ci fait pulser l’infinité
au cœur de la finitude, pulsation par où l’in-finitisation de la
finitude (comprise comme mouvement d’une transcendance
effractant l’immanence et brisant la clôture de la de la finitude
archi-originaire) précipite la performativité thanatologique
dans l’infinitisation de ce qui s’ouvre en/avec/par elle (au sens
cette fois d’une illimitation non pas seulement dans l’ordre
de l’essence mais à l’égard de celui-ci). Une telle analytique
du deuil anarchique placerait ainsi la finitude en situation de
quasi-transcendantal 12.
Or c’est depuis le prisme de cette analytique que nous pouvons
amorcer notre lecture de Levinas en vue d’exposer le différend
irrémédiable autour de la finitude originaire.

II. L’approche éthique de la mort

Comment ? En prenant appui sur la façon dont Derrida dans


Apories, amorce discrètement mais pour nous décisivement, une

11. C’est la contrainte d’une contamination de l’apriorité du deuil par l’empiricité


prothétique d’une mémoire des morts renvoyant au motif derridien de la spectralité
qui devrait se nouer analytiquement aux deux autres. On ne peut s’y arrêter ici.
12. On rappellera que la dimension logico-rhétorique du quasi chez Derrida,
n’a rien d’une coquetterie langagière mais répond rigoureusement chez Derrida à la
façon de penser une complication du transcendantal qui tout à la fois s’y soustrait
en s’y soumettant et inversement, complication qui affirme à la fois l’épuisement du
transcendantal et son hyperbolisation. Cette complication nouerait structurellement
là encore quatre contraintes : le conditionnement réciproque du constitué et du
constituant, la façon dont l’instance transcendantale rend impossible ce qu’il rend
possible (non pour l’annuler mais pour affecter le possibilisé d’un écart intime facteur
d’infinitisation), la contamination originaire du transcendantal par l’empirique (soit :
son archi-écriture comprise ici comme son archi-inscription empirico-matériale) et
l’irréductibilité de ce qui arrive sur la scène phénoménale à ses conditions de possi-
bilité d’advenue (soit : l’événementialité surprenante disjointant le transcendantal).

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158 Levinas-Derrida : lire ensemble

telle interruption, moins sous la forme d’une argumentation


déconstructive visant à se saisir de la conceptualité levinassienne
pour y débusquer la restauration d’une orientation métaphy-
sique, mais sous celle d’une position philosophique soutenant une
absence notoire du deuil chez Levinas. Une première fois, en effet,
après un bref commentaire sur la primauté accordée à la mort
de l’autre chez Levinas impliquant le reproche fait Heidegger de
privilégier la mienneté, Derrida avance ceci : « On peut aussi,
nous y viendrons plus loin, prendre en compte une sorte de
deuil originaire, ce que ne font, me semble-t-il, ni Heidegger,
ni Freud, ni Levinas 13. » Comment interpréter cette absence du
deuil, ce manque de deuil, du deuil originaire repéré et affirmé
par Derrida lui-même ? À vrai dire, la scène philosophique dressée
par Derrida et sur le fond de laquelle cette interprétation pourrait
s’enlever, demeure elle-même énigmatique – et donc, elle-même
à interpréter. Pourquoi énigmatique ? Parce que voilà Derrida qui
rappelle Levinas à l’absence du deuil originaire au moment même
où il cite un texte de ce dernier dans lequel Levinas engage une
contestation du mourir sur les bases, semble-t-il en tout cas, du
geste même par lequel la contestation par le deuil de l’analytique
existentiale était conduite par Derrida (au nom de la FI) : celui-là
même qui exige la destitution du principe d’immanence propre
au mourir afin de privilégier le rapport à la mort de l’autre sur la
mienne. Il rappelle donc Levinas à l’absence du deuil au moment
même où ce dernier en appelle au geste constitutif du deuil. Tout
se passe alors comme si sur cette scène étrange, on assistait à
une sorte d’homonymie de la contestation de telle sorte qu’au
cœur même de l’affirmation éthique d’un primat de la mort de
l’autre sur la mienne, résonnait le manque de deuil, y manquait
le deuil, y manquait au deuil. Oui, Derrida avance bien que
dans la pensée de Levinas, il y a un manquement du deuil et au
deuil. Mieux : que le moi tel qu’il est compris par Levinas dérive
lui-même de l’originarité du deuil manquant dans l’éthique.

13. Derrida, Apories, op. cit., p. 75.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 159

Comme chez Heidegger – mais autrement que chez lui 14. Et c’est
l’exploration de cet autrement qui devra nous retenir, Levinas se
soustrayant à l’analytique existentiale en se soustrayant au deuil
là où Heidegger se soustrairait au deuil dans la déclaration même
de cette analytique. Quoiqu’il en soit pour le moment, on peut
au moins se risquer à proposer ceci : si Derrida annonçait qu’il
n’avait (plus) rien à objecter à Levinas, étant prêt à souscrire à
tout ce qu’il dit, nous disons avec lui et à sa place qu’il ne peut
pourtant pas souscrire à un tel manquement car un tel manque-
ment considéré à l’aune de l’originarité du deuil pèse très lourd
et que par conséquent un tel manquement, à l’endroit de ce qui
constitue pour Derrida le site même de la provenance, ne peut
prendre que l’allure d’une objection – grave et centrale.
Celle-ci n’engage plus ici une différence concernant les
ressources transcendantales du sens comme trace (ainsi que la
première phase du dialogue l’avait entrepris), mais concernant
la source anarchique même du sens, c’est-à-dire sa provenance,
et partant, l’ouverture transcendantale du transcendantal, ce
qui rend possible l’ouverture à ce qui rend possible, c’est-à-
dire à la trace en son infinité méta-ontologique. Comment
ménager un accès à cette objection et à l’hétérologie position-
nelle qu’elle implique ? En lisant Levinas depuis le prélèvement
de deux indices notoires : celui d’un défaut de performativité
thanatologique revendiqué par l’éthique alors même que la
FI est nativement indissociable d’une telle performativité (1) ;
celui, qui en découle, d’un privilège éthique affirmé de l’infini
sur la finitude, privilège qui tout en plaçant l’infini dans une
situation an-archique, refuse par là même à la finitude l’accré-
ditation d’originarité, préférant l’infinitude à la FI (2). C’est
en poursuivant ces deux indices que nous pourrons exhiber et
renouveler le désaccord, pour nous irréductible et fondamental,

14. Voici en effet ce qu’avance Derrida : « […] si la Jemeinigkeit, celle du Dasein


ou celle du moi (au sens courant, au sens psychanalytique ou au sens de Levinas)
est constituée dans son ipséité à partir d’un deuil originaire, alors ce rapport à soi
accueille ou suppose l’autre au-dedans de son être-soi-même comme différent de soi.
Et réciproquement : le rapport à l’autre (en soi hors de moi, hors de moi en moi)
ne se distinguera jamais d’une appréhension endeuillée » : Apories, op. cit., p. 111.

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160 Levinas-Derrida : lire ensemble

entre une pensée soucieuse de la FI et une autre soucieuse de


l’infinitude éthique.

1. La suspension de la performativité thanatologique


dans/par l’éthique

On se risquera en effet à avancer que ce manquement réside


dans la façon dont le primat éthique accordé à la mort d’autrui
s’accompagne dans le même mouvement de la perte d’un privilège
de la finitude, de ce privilège que l’analytique existentiale, elle,
accordait à la finitude du mourir, si par privilège on entend l’enra-
cinement d’une performance transcendantale, de ce qui délivre
une ouverture. Et il nous faut à tout le moins et d’abord, attester
de ce manquement de l’éthique au deuil en montrant comment
Levinas appréhende le rapport à la mort depuis un primat de la
mort d’autrui délaissant, refusant à la finitude la localisation de
l’originarité. Il ne s’agit pas pour nous de nous lancer dans une
exposition exhaustive et pour elle-même de cette appréhension,
mais de l’aborder exclusivement depuis le prisme de ce manque-
ment, et partant de la FI comprise comme anarchie du deuil.
Nous nous appuierons pour cela essentiellement sur le cours de
Levinas, intitulé Dieu, la Mort et le Temps 15, car ce texte a le mérite
de parcourir l’ensemble des traits déterminants nous permettant
d’indiquer uniquement ce qui pourrait justifier notre hypothèse
de lecture. On retiendra deux traits principaux permettant de
soutenir cette hypothèse.

Premier trait indicatif


Il concerne directement le manquement au deuil puisqu’il
renvoie à la façon dont Levinas tente de délivrer le rapport à la
mort de toute performativité thanatologique. Il s’agit en effet
d’une délivrance et non d’une privation, puisque cette perfor-
mativité demeure pour Levinas nativement et inauguralement
indexée sur l’être, fût-il rien d’étant, et par conséquent, pour

15. Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 161

Levinas à l’ordre du Même. Et c’est précisément cette délivrance


qui constitue le cœur de sa confrontation avec Heidegger, et de
la contestation du règne de l’ontologie culminant précisément
et dans l’analytique du mourir et dans la primauté que celle-ci
accorde à la mienneté du mourir : et dans son privilège trans-
cendantal et dans le primat donné à l’immanence du rapport à
la mort 16. Il s’agit donc de suspendre radicalement, de déraciner
ce privilège du mourir lui-même, de le vider de son pouvoir
non pour le transférer ailleurs, dans un autre rapport à la mort
(comme chez Derrida), mais pour l’invalider définitivement.
Soit. Mais comment ? En cassant le ressort même de la perfor-
mativité thanatologique : en pensant un rapport à la mort
ouvrant à l’inexpérimentabilité d’un néant dont l’altérité méta-
ontique soit évidée car passée dans un néant plus néant que tout
néant, que Levinas nomme « néant-en-inconnu 17 », l’inconnu
disant le mystère d’une négativité qui soit originairement et
définitivement improductive, et donc non originante car non
transcendantalisante. Et cette ouverture qui ne rend plus rien
possible, et surtout pas l’ouverture à l’être comme rien (au rien
comme à l’être), une ouverture réfractaire à la possibilité de
l’impossibilité, Levinas la nomme ouverture émotionnelle 18 car
ouvertement sensible à l’obstruction de tout accès à l’être-possible
en même temps qu’à l’absurdité du sens comme non-sens 19.

16. Nous ne pouvons que renvoyer ici au remarquable commentaire que Levinas
effectue des analyses existentiales portant sur l’être pour la mort, commentaire qui
cible expressément cette portée ontothanatologique du mourir (voir notoirement
les séances courant de Janvier au 6 février 1976 : Dieu, la Mort et le Temps, op. cit.,
p. 49-68).
17. C’est le nom que lui donne Levinas dans Altérité et transcendance, Paris, Fata
Morgana, 1995 : texte-entretien dans lequel Levinas dit explicitement vouloir contester
le mourir comme possibilité suprême, c’est-à-dire thanatologique : voir, p. 163.
18. Une telle émotion, n’ouvrant thanatologiquement à aucune intentionnalité,
« n’est pas enracinée dans l’angoisse, le sens ontologique de l’émotion étant remis en
question, et au-delà le rôle de l’intentionnalité » : Dieu, la Mort et le Temps, op. cit.,
p. 28. Ce qui aura une conséquence redoutable : l’absence (ou le manque ?) de pensée
du possible au sein de la relation éthique.
19. Id., p. 30.

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162 Levinas-Derrida : lire ensemble

Mais si cette reconduction de la finitude à son absurdité


native permet de paralyser la performativité thanatologique et
ainsi de mettre sur la voie de l’altérité autre que l’être (et donc, de
l’autrement qu’être), elle risque aussi de réduire cette expérience
(pour celui/celle qui en pâtit) à un « pur rapt », « départ, décès,
négativité dont la destination est inconnue » 20, car ne donnant
pas davantage accès à la source et aux ressources éthiques de
l’autrement qu’être comme modus vivendi du dés-intéressement.
Pour ne pas pétrifier le rapport à la mort dans cette réduction
incontournable, à la fois nécessaire et encore restrictive/privative, il
faut pouvoir penser un rapport à ma mort qui n’ait pas seulement
pour but le congédiement du possible ni pour sens le non-sens,
mais qui puisse lui rendre un sens autre que celui promu par le
rapport thanatologique à l’absentement radical, l’introduisant
dans l’inédit d’« un sens qui ne se limite pas au néant 21 ». Cette
perspective va conduire Levinas à élaborer un double geste.
Celui d’abord visant à replacer le rapport à ma mort au
sein de la relation éthique à l’infinité du visage d’autrui en
tant qu’infinité de son altérité (comme altérité absolument
indéterminée, et donc irréductible au Même). Et à vrai dire,
il n’y a rien de bien surprenant à cela, puisque l’éthicité de
la relation éthique réside précisément dans cette réceptivité
originaire et plus passive que toute passivité, dans cet accueil
matinal d’autrui dont le visage est l’épiphanie, réceptivité et
accueil puisant eux-mêmes leur source dans une ouverture
originaire (elle-même reçue) à ce passé immémorial d’une trace
en et depuis laquelle l’épiphanie peut s’épanouir. En ce sens,
replacer le rapport à ma mort dans la relation éthique, ce n’est
que la replacer dans une situation de dérivation à l’égard de
l’originarité du rapport à autrui.
Le second geste vise, sur le fond de ce replacement, à greffer
(c’est son mot) le rapport à ma mort sur celui à la mort d’autrui
de sorte que le sens inédit que le premier rapport tente de
conquérir soit en provenance du second rapport. En cette

20. Id., p. 23.


21. Id., p. 22.

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greffe, le rapport à la mort d’autrui prime sur le rapport à ma


mort, mais un tel primat ne restaure en aucune façon le privi-
lège de la finitude tout court si le privilège se mesure à une
revendication d’originarité : le rapport à la mort d’autrui ne
récupère en aucune façon ce que l’ouverture à ma mort comme
à l’inconnu-du-néant s’était donner pour mission d’éradiquer,
soit, la possibilité même d’une performativité thanatologique de
la finitude, que celle-ci se modalise dans le mourir ou dans le
deuil. Autrement dit, la finitude du rapport à la mort d’autrui
continue à se voir déposséder du pouvoir d’ouvrir la subjectivité
à la trace de l’autre rendant possible l’épiphanie de son visage.
Mais si un tel rapport n’ouvre pas (à) la non-présence du
sens comme trace, par contre, il est certain que ce rapport
comme rapport à la finitude de l’autre acquiert un sens lui
reconnaissant sa participation cruciale car centrale au mode de
déploiement plénier de la relation éthique. Et puisque deux des
déterminations matricielles de cette relation par où le visage
décline son mode de donation épiphanique, sont la nudité et
la convocation irrémissible et signifiante à la responsabilité, ce
sont ces deux déterminations qui nous ménageront un accès
à ce sens du rapport à la mort de l’autre en même temps qu’à
celui du rapport à ma mort.

Second trait indicatif de notre hypothèse


Il concernerait la façon dont la signifiance exceptionnelle
du visage et le dépouillement phénoménal de l’infinité qu’elle
implique ne puiserait pas seulement dans la mortalité de l’autre
le dénuement d’une nudité qui, rompant avec la plasticité des
formes, exhibe la droiture invisible du sans-défense 22, mais
elle puiserait dans et par l’en face de la mortalité du visage (se
dérobant à la face), l’expression immédiate, la réclamation d’une
parole éveillant pour celui qui la reçoit la convocation à une
responsabilité mettant en question sa présence en l’obligeant

22. « Le néant de la mort n’est-il pas nudité du visage du prochain ? » : id., p. 133.

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164 Levinas-Derrida : lire ensemble

au désintéressement afin de répondre à et de l’autre comme de


son prochain 23.
Dès lors, si c’est depuis l’irréductibilité de cette signifiance
que devrait être entendu le sens éthique de la mort, il faudrait
y entendre aussi que la relation éthique consisterait essentielle-
ment dans une ouverture originaire au visage d’autrui comme
à l’infinité, à cette infinité perçant en et comme sa finitude
de mortel. Irait-on jusqu’à dire : comme à la FI délivrée par
le deuil anarchique ? Précisément, non : car si, dans l’éthique,
cette infinité est ouverte en et avec cette mortalité, si elle est
ouverte conjointement avec l’inconnu de la néantité mortelle,
elle n’est pas ouverte par la finitude d’autrui. Et cela change
tout : 1) le rapport à la mortalité de l’autre reste confiné à un
mode de déploiement, certes éminent et originaire, de l’épiphanie
de l’infinité ; 2) la finitude de l’autre mortel ne fait que parti-
ciper à cette infinité, en la creusant ou l’accentuant certes, mais
en demeurant dérivée à l’égard de sa donnée première dans
et comme visage (même si celui-ci tend sa nudité jusqu’à son
dénuement dans sa mortalité) ; 3) le rapport originaire à cette
finitude de l’autre (comme rapport à son néant-dans-l’inconnu)
ne possibilise pas l’accès à son infinité, car ce rapport demeure
subordonné à ce qui rend possible l’épiphanie du visage, soit :
à l’antécédence irréductible d’une ouverture à la trace dans le
passé immémorial duquel ce visage trouve la source initiale de
sa manifestation disruptive, même si ce rapport à la mortalité
reste contemporain du tracé invisible de cette trace qui épouse
le mouvement de l’énigme qu’elle dispense.
Il en va tout autrement dans le deuil anarchique : l’infinité
ne précède pas la mortalité de l’autre pour être ouverte avant
elle (dans et comme la non-présence du visage), et sans elle ou
indépendamment d’elle (depuis l’ouverture à la trace et son
régime épiphanique), mais c’est au contraire la facticité d’une

23. Sur ce point, voir : id., p. 54. Une telle responsabilité se déclinerait comme
obligation de ne pas laisser l’autre homme seul face à la mort et se déploierait à
travers l’émotion d’une crainte prenant la double direction de l’interdit du meurtre
et de l’amour du prochain.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 165

ouverture à la mortalité de l’autre mortel comme à l’étrangeté


ou « étrangèreté » de sa néantité qui précède l’infinité, car cette
ouverture endeuillée de la finitude se convertit en une perfor-
mativité thanatologique qui précipite ce qu’elle ouvre (le rien
en direction de la trace et de l’im-possible) dans l’infinité. Ou
encore : dans le deuil anarchique, l’autre mortel n’est pas infini
par la préséance de son visage mais par et grâce à ce qui, dans
l’ouverture à sa mortalité, performe thanatologiquement la
provenance de l’infinité. C’est pourquoi, on peut déjà avancer
que le tranchant qui sépare décisivement, radicalement et
définitivement Levinas et Derrida passerait entre : une pensée
de l’éthique dont la verbalité de la transcendance (celle d’un
mouvement excédant originairement l’immanence) se prolonge en
une substantification (non et dé-substantialisante) de celle-ci par
où la non-présence absolue d’autrui est élevée à la transcendance,
élévation au substantif par laquelle le visage nomme le très-haut
d’où l’infinité peut luire épiphaniquement en (re)descendant
(sans condescendance) sur et comme la finitude du mortel qu’elle
habite pour y trouver le déploiement expressif de sa nudité et de
sa parole ; entre cette pensée donc, et celle du deuil anarchique
dont la verbalité de la transcendance n’installe pas l’autre mortel
en position (instable) de transcendance éthique, car l’originarité
indérivable du deuil consiste bien plutôt à faire monter l’infinité
de la performativité thanatologique elle-même, c’est-à-dire de ce
qui se déclôt à partir et grâce à l’ouverture endeuillée de la finitude.
Mieux : ce tranchant entre une pensée où l’infinité précède
la finitude pour s’y in-finitiser immédiatement sur un mode
épiphanique (pensée de l’infinité finie) et une autre où rien ne
précède la finitude si ce n’est la facticité de son ouverture, le
« que » de son an-archie par où la finitude libère à partir et du
dedans d’elle-même l’infinité pour s’y in-finitiser médiatement
sur un mode grammatologique ou technophénoménologique
(pensée de la FI), ce tranchant donc se confirme et même
culmine dans le second indice marquant l’hétérologie entre une
pensée de l’éthique originaire et celle de l’anarchie du deuil. Il
nous faut y faire droit.

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166 Levinas-Derrida : lire ensemble

2. L’infinitude de l’éthique à l’encontre de la finitude


infinie (FI)

Nous voudrions montrer que la relation éthique présuppose


une intrigue à trois, et que dans cette intrigue, c’est la question
de la provenance comme question du transcendantal du trans-
cendantal qui est en jeu (si par transcendantal, on entend encore
une fois, a minima, la requête d’une instance abritant l’opéra-
tivité d’un rendre possible, d’une performance possibilisante
ou ouvrante – et Levinas ne quitte cette requête que dans le
geste même où il ne peut et ne veut s’en acquitter 24). Comment
entendre ce redoublement chez Levinas ? En rappelant que
l’insistance de Levinas sur l’automanifestation épiphanique du
visage signifie à la fois que la subjectivité n’est pas à l’origine de
l’épiphanie, qu’elle n’apporte pas avec elle les conditions trans-
cendantales de celle-ci (qu’elle ne se comporte pas à son égard
comme une subjectivité transcendantale à l’intentionnalité de
laquelle le visage serait redevable pour apparaître, risquant alors
de demeurer encore sous l’emprise du Même), signifie donc la
dépossession, la destitution de l’originarité et de l’opérativité
de l’épiphanie par où celle-ci est reçue passivement comme
visitation du visage (depuis la distance infinie de son extériorité
absolue, infinitisante), à la fois ceci donc et que Autrui n’est pas
(à) l’origine de cette épiphanie, que l’automanifestation renvoie
à l’hétéro-généité comme à la médiation immédiate d’une trace
en, par et depuis la non-présence de laquelle elle puise la source
immémoriale de sa possibilité. D’où ces questions, cruciales pour
nous au demeurant : d’où provient cette trace si elle ne s’origine
ni dans la subjectivité visitée par le visage (mais dont la visitation
présuppose l’ouverture reçue à la trace) ni dans le visage d’autrui
lui-même ? À quoi/à qui renvoie cette instance capable de rendre
possible ce qui rend possible l’épiphanie ?

24. Et c’est dans et comme cette tension (où quitter ne signifie pas congédier)
que Levinas fait subir à cette instanciation un virage radical puisque la subjectivité
nommée « humaine » n’est plus ni l’origine de cette instance, ni même le site de son
opérativité, mais uniquement, son lieu de passage, de visite ou d’accueil hospitalier.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 167

Or ces questions, ce ne sont pas seulement celles que nous


adressons à Levinas mais celles que celui-ci s’adresse à lui-même
au sein du texte « La trace de l’autre » : texte qui, (s’)interrogeant
expressément sur « l’au-delà dont vient le visage », pose cette
double question (où la réponse est presque déjà contenue) :

Quelle peut-être dès lors cette relation avec une absence radicalement
soustraite au dévoilement et à la dissimulation et quelle est cette absence
rendant la visitation possible [nous soulignons], mais ne réduisant pas
à l’abscondité, puisque cette absence comporte une signifiance mais
une signifiance dans laquelle l’Autre ne se convertit pas au Même ? 25.
Réponse de Levinas lui-même : L’au-delà dont vient le visage signifie
comme trace. Le visage est dans la trace de l’Absent absolument révolu,
absolument passé 26 […].

Mettons-nous attentivement à l’écoute de cette réponse afin


d’y entendre sa duplicité. Laquelle ? Celle qui nous fait entendre
la signifiance de la trace à deux niveaux : 1) celui, déjà abordé,
pouvant correspondre à la première proposition au sein de
laquelle la provenance du visage renvoie à la signifiance d’une
trace au-delà du Même rendant possible l’épiphanie ; 2) celui
correspondant à la seconde proposition, laquelle amorce une
nouvelle et décisive inflexion du génitif accompagnant la trace
de l’autre et permet ainsi de faire entrer le troisième intriguant
de la relation éthique : en effet, la trace n’est plus seulement et
exclusivement celle appartenant au visage d’autrui comme sa
condition transcendandantale d’apparition épiphanique, mais
appartient aussi, et plus originairement à une autre altérité,
celle de l’Absent, et lui appartiendrait comme sa provenance,
et partant cette provenance d’où et grâce à laquelle elle peut
provenir à Autrui. Mais alors, qui est cet Absent pré-venant
la pro-venance même de la trace et qui ainsi possibilise ce qui
rend possible l’épiphanie ? Qui est cet Absent dont l’altérité

25. Levinas, « La trace de l’autre », in En découvrant l’existence avec Husserl et


Heidegger, op. cit., p. 197.
26. Id., p. 198.

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168 Levinas-Derrida : lire ensemble

est plus anciennement autre encore que celle en-visagée par


et comme l’infinité de la finitude mortelle d’Autrui et auquel
celle-ci doit la trace en et depuis laquelle elle peut se montrer
énigmatiquement, Absent par conséquent plus extérieur encore
que toute extériorité dans l’ordre de l’Autre, plus séparée que
jamais du Même, et dont la trace est plus passée encore que le
passé absolu de la trace d’Autrui ? Nous répondrons : le Tout-
Autre, en tant que l’infinité (la non-présence absolue) de l’infini
lui-même (de l’irréductibilité au fini, de ce qui ne relève plus de
la finitude – fût-elle transie par l’infinité du visage). Ou encore :
Tout-Autre parce qu’infini dans la totalité (intotalisable et non
totalisante) de son au-delà de l’être et de son mode d’autrement
qu’être, totalité comme énormité ou démesure de l’altérité absolue
parce qu’absoute en elle-même de la finitude. Qui est le Tout-
Autre ? Levinas le nomme : Illéité. Écoutons-le :

Le profil que, par la trace, prend le passé irréversible, c’est le profil du


« Il ». L’au-delà dont vient le visage est la troisième personne. Le pronom
Il, en exprime exactement l’inexprimable irréversibilité, c’est-à-dire déjà
échappée à toute révélation comme à toute dissimulation – et dans ce
sens – absolument inenglobable ou absolu, transcendance dans un passé
absolu […] L’illéité de la troisième personne est la condition de l’irré-
versibilité » de sorte que « La suprême présence du visage est inséparable
de cette suprême et irréversible absence qui fonde l’éminence même de la
visitation [nous soulignons] 27.

Il ne s’agit pas pour nous d’entrer dans une explicitation de


l’Illéité car nous déborderions le cadre de notre analyse 28. En
effet, ce cadre est circonscrit par la recherche de ce qui, dans le
mode d’orientation levinassienne de la question de la prove-
nance (comme du redoublement du transcendantal), peut faire
culminer l’aiguisement du tranchant qui sépare la pensée en
souci de l’éthique de celle en souci du deuil anarchique. Or ce
point culminant a pour localisation l’Illéité, et c’est à ce titre

27. Id., p. 199.


28. Sur ce point, voir entre autres : Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 169

que nous nous enquérons de sa signification. C’est pourquoi,


pour justifier cette localisation, il nous faut aborder l’Illéité
depuis le redoublement de l’infinité dans l’ infini qui le carac-
térise : a) par son versant d’infinité, l’Illéité s’annonce à partir
de deux traits inséparables : d’une part celui qui hyperbolise,
qui porte à l’excès c’est-à-dire à l’absoluité la plus absolue, tout
ce qui caractérisait déjà non seulement la trace rendant possible
l’épiphanie du visage d’autrui mais aussi l’infinité même de
celui-ci (soit : la non-présence, la méta-phénoménalité, l’exté-
riorité, la distance, l’immémorialité du passé, l’hétérogénéité
à l’égard du Même, la hauteur, la dissymétrie, etc.) : d’autre
part celui d’une signifiance de trace qui, parce qu’elle endosse
cette hyperbole, est en même temps chargée d’apporter au visage
d’Autrui une teneur (ou une signifiance) de trace en et depuis
laquelle sa manifestation épiphanique pourra être possibilisée,
en et à laquelle l’énigme est tenue. Ainsi il y a bien deux
régimes de trace au sein même de la relation éthique à trois,
duplicité dont la relation n’est si celle de la confusion, ni celle
de l’indistinction, du dévoilement ou de la contrariété, mais
celle de la provenance (et donc de la transcendantalité) : ceci
que la trace rendant possible l’épiphanie du visage (régime de
la trace de l’autre comme trace d’Autrui) pro-vient, est rendue
possible par la trace de l’Illéité (régime de la trace de l’Absent),
laquelle, en tant que rien d’étant, n’est pas ailleurs que dans le
mouvement de délivrance de ce qu’elle rend possible, et donc,
pas ailleurs que dans le déploiement transitif de l’épiphanie 29.
Passons à l’autre versant permettant d’aborder l’Illéité, celui
de l’infini : b) par ce versant, il s’agit de poser thétiquement que
la pensée de l’éthique exige expressément de situer l’origina-
rité, et donc son privilège (celui de rendre possible ce qui rend
possible) dans la préséance et la précédence absolue de l’infini
sur la finitude, absoluité par où l’infini, en et par lui-même,
s’absout, se détache ou se délie de la finitude. Ou encore, et plus
précisément : l’infini nomme un mode d’être (se modalisant

29. Sur ce point, voir : En découvrant l’existence, op. cit., p. 216, et L’Humanisme
de l’autre homme, Paris, Fata morgana, 1972 p. 59 et 63.

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170 Levinas-Derrida : lire ensemble

comme autrement qu’être) de ce qui est sans limite interne, de


ce qui ne se laisse pas constitué, habité, affecté intérieurement
par un rapport intime à la limite par où il serait originairement
concerné pour y puiser la condition même de son ipséité ou
rapport à soi, un mode initialement chômé par la finitude, un
mode où en s’élevant au-dessus du fini et au-delà de l’être,
l’infini se hausse jusqu’à la majuscule : jusqu’à l’Infini.
Et la prouesse de Levinas aura été de penser cet Infini en le
transportant dans et comme l’infinité afin qu’il ne puisse pas
déchoir dans l’ordre ontothéologique du Même, mais l’inverse est
vrai : ce n’est qu’à la condition d’être porté dans l’Infini comme
le sans-précédent, que cette infinité accède à cette hyperbolisation
d’elle-même par où seul le Tout-Autre (que nous nommons
l’infinité-rien-qu’à-l’Infini) peut prétendre à cette originarité
an-archique abritant la source unique de la provenance 30. Et
voilà où se situerait la culmination : dans la progression d’une
pensée de la transcendance d’autrui comme pensée de l’infinité
finie vers celle du Il-transcendant comme pensée de l’infinitude.
Autrement dit c’est dans et par cette infinitude que culmine

30. En tant que provenance, en tant que l’Illéité-Infini n’est pas ailleurs qu’en
la venue ou la pro-cession de ce qu’elle rend possible, il est bien évident que cet
Infini ne peut pas être indifférent à la finitude d’autrui puisqu’il lui apporte les
conditions épiphaniques de la manifestation de son infinité, et c’est en ce sens que
l’Infini lui-même est reconduit à une signifiance de trace par où il ne se déploie que
comme relation transitive à l’infinité du mortel-fini. Et on peut bien en conclure
alors que l’Infini originaire est constitué originairement par un rapport à la finitude
dans lequel il a besoin d’elle pour s’accomplir. Soit. Mais il n’en reste pas moins
que cette finitude native de l’Infini comme rapport transitif à l’infinité du fini laisse
encore cette finitude à l’extérieur de lui-même puisque, en lui-même, l’Infini demeure
immortel car passe initialement le fini (au sens où le rapport à sa mort n’entre pas en
lui comme l’origine de lui-même, où la finitude reste exclue de la passée de son passé),
et puisque sa dépendance à l’égard de la mortalité d’Autrui n’a pas de pertinence
transcendantale, la finitude ayant été dépossédée de sa performativité, l’infinité du
fini procédant préalablement du visage d’autrui et ne s’épiphanisant que depuis la
trace ouverte par l’Illéité [comme on a pu le montrer en 1]). Et c’est pourquoi, toute
anarchique que soit l’originarité de cet Infini (en tant que la transcendance absolue de
l’infinité, en tant que le Tout-Autre), il n’en reste pas moins que cet Infini demeure
à l’origine de lui-même : aséité hors du Même de l’Illéité.

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 171

pour nous le tranchant séparant irrémédiablement l’éthique


anarchique du deuil anarchique.
En effet, on appellera infinitude toute pensée qui situe l’ori-
ginarité du comportement humain ailleurs que dans un rapport
créatif ‒ ouvrant – à l’extrémité mortelle de la limite, qui situe
la provenance hors de ce qui appartient à l’extrémité limitative
et féconde de la condition humaine ; et ailleurs ou hors, cela veut
dire : dans l’antériorité sans précédent de l’infini mais un Infini
qui, tout en gardant la positivité de l’infini vivant (illimitation,
immortalité, aséité), vide cette positivité de la Mêmeté, de telle
sorte qu’en cet évidement de l’Infini, l’originarité de celui-ci épouse
l’an-archie d’une non-présence absolue (où le suprêmement Présent
fait place à la suprématie de l’Absent) se déployant transitivement
en et comme un rapport fini au fini qui n’englobe pas celui-ci mais
le sollicite en s’y retirant, l’appelle pour s’y abandonner.

3. Conclusion

Nous étions partis de « Violence et métaphysique » pour


déplacer le litige entre Derrida et Levinas autour de la finitude
originaire au niveau non plus seulement du mode d’advenue
de la trace (éprise d’infinité) mais de celui de sa provenance
et de son site. Nous avons tenté d’éclairer après coup cette
inconciliabilité majeure à partir d’un hiatus irréparable entre
une pensée du deuil anarchique en souci de la FI et une pensée
de l’éthique en souci de l’infinitude 31.
En effet, nous soutenons que le bouclage d’une pensée
éthique de la transcendance d’autrui dans, par et vers celle du
Il comme l’Un(ique) Transcendant livre une des versions 32
de l’infinitude : celle dans laquelle a) l’origine de l’humain,
la source de l’intégralité de son comportement (constituant

31. Hiatus à partir duquel, on s’en souvient, nous avons tenté d’élucider le
manque au/du deuil qui, pour Derrida, structurait l’éthique levinassienne.
32. L’une des versions seulement, car il y aurait en effet plus d’une version de
l’infinitude, et le repérage de ces versions constituerait en soi un programme de
travail à venir.

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172 Levinas-Derrida : lire ensemble

l’ipséité comme rapport médiatisé à soi) est reconduite à une


ouverture idéelle à l’Infini comme à l’originarité an-archique
du Tout-Autre, ouverture reçue grâce à Lui sur le mode
d’une inspiration traumatique ou inscription dans la psyché
humaine de son idée (comme idée exceptionnelle car non
intentionnelle de l’Infini) 33 ; b) ouverture ouvrant en lui, du
même mouvement transcendantal, une ouverture à la trace
rendant possible la manifestation épiphanique du visage
d’autrui, de telle sorte qu’en cette apérité le visage soit reçu
passivement sur le mode d’une visitation ; c) visitation qui
se déploie comme rencontre de l’infinité d’autrui perçant
dans et par la nudité et la droiture du visage, de telle sorte
que l’interpellation irrémissible de celui-ci convoque à une
responsabilité pour la mort d’autrui au sein de laquelle le
rapport à ma mort conquiert une signifiance inédite dépassant
son absurdité native : celle d’un transport dans l’irrévocabilité
d’un dés-intéressement s’accomplissant comme protection du
prochain, sacrifice pour lui, et témoignage pour le disparu ; d)
mais visitation qui, compte tenu de l’infinitude de la relation
éthique, fait résonner et transiter dans l’interpellation par le
visage l’injonction plus vieille de l’Infini, si bien qu’en répon-
dant de l’infinité finie d’autrui, c’est finalement à l’infinité de
l’Infini (à l’infinité-rien-qu’à-l’Infini) que le « me voici » de la
subjectivité s’adresse pour y accomplir le sens d’une humanité
vouée, convoquée à soutenir sa finitude de mortel sur le mode
d’un autrement qu’être l’obligeant à déserter le monde pour
rejoindre irrelativement l’Illéité Invisible (se retirant) dans le
visage, le Transcendant intangible (se retirant) au sein de la
transcendance d’autrui 34.

33. Cet « Infini que le fini ne peut tirer de lui-même mais que le fini pense » :
Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, op. cit., p. 47. Cet Infini dont le fini n’est pas à
l’origine donc, puisque celle-ci est transférée à l’Infini comme source anarchique,
comme cette source dont la non-présence à la fois passe initialement la mortalité du
fini (Tout-Autre de l’Immortel donc) tout en ne se passant pas du fini car passant
par lui en s’y retirant.
34. C’est une telle désertion qui fonderait l’exclusion principielle (et pour nous
aporétique) par l’éthique de la possibilité même de la spectralité et de la contamination

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Entretien discordant de Derrida et Levinas 173

Or, si comme on l’a vu, la pensée de l’anarchie du deuil


tient à la FI, c’est parce qu’elle ne cède pas, ne mord pas sur
l’originarité indéfectible, irréductible (parce que initialement,
ultimement et quasiment transcendantalisante) de la finitude
que rien ne précède, si ce n’est la facticité de son ouverture
même : elle y opère un transfert d’originarité comme ressource
de la libération de son infinité intime, mais ce transfert passe
à l’intérieur de la finitude (du mourir au deuil, de l’ici de la
finitude vers son là-bas) et non pas à l’extérieur d’elle, (du
mourir à l’infini de l’Illéité, de l’ici à l’au-delà expulsant la
finitude). Ou encore : dans la pensée de la FI, la finitude
peut aller jusqu’à transcender la mienneté de sa limite, mais
cette transcendance demeure immanente, interne à la finitude
elle-même, ne franchissant jamais l’entame de son seuil, ne
s’échappant jamais d’elle, de telle sorte que l’infini qui en
ressort (en tant que cet infini surgissant de la finitude elle-
même, exhaussé par elle) en ressortira toujours sans majuscule,
ne pourra jamais emprunter l’allure d’une positivité de l’Infini
vivant, de l’Infini positif, fût-il évidé de la Mêmeté et donc
habité par l’infinité de et comme la non-présence. Ou, cela
revient au même : pour cette pensée, jamais la source anarchique
du transcendantal ne résidera dans le Transcendant – fût-il le
suprêmement Absent.
Nous posons par conséquent qu’entre l’infinitude de
l’anarchie éthique et la FI du deuil anarchique, il y a un diffé-
rend originaire quand à la compréhension, la situation et le
fonctionnement archi-transcendantal de l’anarchie et que ce
différend se répercute sur le régime de trace qui s’y ouvre et sur
le mode de déploiement de son infinité 35. Et puisque qu’un tel
différend engage des décisions philosophiques fondamentales
nous paraissant non seulement inconciliables mais plus encore,

du transcendantal qu’elle implique.


35. Le texte de Derrida intitulé, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, ne ferait
que confirmer ce litige.

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174 Levinas-Derrida : lire ensemble

irréconciliables 36, alors c’est de ce différend intransigeant et


désorientant dont la pensée, (d’)aujourd’hui, se doit de répondre
en s’exposant à ce qui, en lui, pourrait sobrement faire signe
vers l’à-venir de la Chose Même 37.

36. Cette répercussion du différend n’engagerait pas seulement le litige sur le


terrain du statut de la phénoménalité, mais sur ce qui est imbriqué en lui, soit : sur
la messianicité, la responsabilité éthico-politique et la justice comme hospitalité, les
trois se nouant dans le problème central d’une cosmo-politique indissociable d’une
politique de la mémoire - problème au sein duquel le manque du/au deuil (et donc
de la FI) dans l’éthique se traduirait, peut-être, en manquement de/à l’éthique dans
l’éthique elle-même (en tant qu’infinitude d’une philosophie première). C’est à la
lumière d’un tel litige et de sa problématicité qu’il faudrait lire le texte de Derrida
intitulé Adieu – à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997.
37. Si en répondre signifie pour nous situer résolument cet à-venir dans la FI
(car nous ne pouvons nous soustraire à la mortalité comme au monde et à ce qui les
tient extatiquement ensemble dans/par l’infinité de la finitude), il n’est pas sûr que le
deuil anarchique comme figure derridienne de la FI évite l’aporie conceptuelle, mais
une aporicité fécondant de l’intérieur de la déconstruction la libération de figures
inédites de la FI (herméneutiques ‒ Heidegger et spéculatives – Hegel, Hölderlin),
en lui offrant ainsi une nouvelle aire/ère (nouveauté qu’aura déjà su, décisivement
et singulièrement déclore Jean-Luc Nancy pour qui tout le poids de la pensée réside
dans la FI – mais autrement que chez Derrida). C’est en tout cas notre thèse.

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Table des matières

Avant-propos
par Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon ............................................. 5

Ils nous auront obligés. En guise d’introduction


par Danielle Cohen-Levinas .............................................................................. 9

Sauver les phénomènes : Levinas, Derrida


et la question du messianisme
par Serge Margel .................................................................................................. 15

Une éthique de l’indécidable


par Gérard Bensussan ........................................................................................ 33

Rencontre de l’Autre et face à face avec Dieu


par David Brezis .................................................................................................. 47

Allergologies : de l’analogie de la souveraineté


aux attributs de la violence
par Petar Bojanić ................................................................................................. 75

Dons et merveilles
par Marie-Louise Mallet ................................................................................ 107

L’histoire d’un hiatus, le hiatus


comme histoire. Derrida lecteur de Levinas
dans Violence et métaphysique
par Élise Lamy-Rested ...................................................................................... 133

Entretien discordant de Derrida et Levinas


autour de la finitude originaire
par Stanislas Jullien .......................................................................................... 147

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Dans la même collection

Michel Deguy à l’œuvre, textes réunis et présentés par Bernard


Vouilloux, 2015.
Nouvelles phénoménologies en France, textes réunis et présentés par
Christian Sommer, 2014.
Appels de Jacques Derrida, textes réunis et présentés par Danielle
Cohen-Levinas et Ginette Michaud, 2014.
Lire Totalité et Infini d'Emmanuel Levinas, textes réunis et présentés
par Danielle Cohen-Levinas, 2011.
Le déni de l'excès, textes réunis et présentés par Pierre Gisel et Isabelle
Ullern, 2011.
Le siècle de Schœnberg, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-
Levinas, 2010.

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