Danielle Cohen-Levinas - Levinas-Derrida - Lire Ensemble-Hermann (2015)
Danielle Cohen-Levinas - Levinas-Derrida - Lire Ensemble-Hermann (2015)
Danielle Cohen-Levinas - Levinas-Derrida - Lire Ensemble-Hermann (2015)
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Depuis 1876
Il faut tuer le père grec qui nous tient encore sous sa loi, écrit Derrida,
ce à quoi un Grec ‒ Platon ‒ n’a jamais pu sincèrement se résoudre, le
différant en un meurtre hallucinatoire. Hallucination dans l’hallucination
déjà de la parole. Mais ce qu’un Grec, ici, n’a pu faire, un non-Grec le
réussira-t-il autrement qu’en se déguisant en Grec, en parlant grec, en
feignant de parler grec pour approcher le roi ? Et comme il s’agit de tuer
une parole, saura-t-on jamais qui est la dernière victime de cette feinte ?
Peut-on feindre de parler un langage 3 ?
I. De l’ontologie à la phénoménologie
2. Id., p. 115.
23. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971,
texte cité par Jacques Derrida in « Violence et métaphysique », op. cit., p. 208.
24. Id., p. 261.
27. Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison,
Paris, Le Seuil, 2000, p. 30.
– Nationalité ?
– Variable !
et lesdits lieux sont les lieux mêmes de la décision, soit les lieux de son
non-lieu en quelque sorte. L’indécidable nomme hors toute figure ce
qui se fait lieu entre les lieux.
Dans la trajectoire derridienne, l’indécidable tient et tire ses
enjeux d’une traversée et d’une méditation de l’espace de vérité
d’une écriture. Qu’il suffise ici de renvoyer au pharmakon, à l’hymen
ou encore, et mieux encore, à la flottaison. Un trait d’indécidabilité
se marque et se remarque dans l’opération poétique mallarméenne
selon la lecture qu’en déploie « La double séance 2 ». Ce trait sous-
trait. Il ouvre une condition et une possibilité : se soustraire à la
pertinence et à l’autorité de la vérité, là où la philosophie, et au-delà
d’elle toutes sortes d’écritures, n’autoriseraient pas l’accueil de
pareille soustraction. Il s’agit donc bien de faire lieu à ce non-lieu
de la philosophie, mais non pas en renversant la vérité ou en en
inversant les signes, ni en lui donnant lieu dans une nouvelle écri-
ture ou de nouvelles « valeurs ». Faire lieu à ce non-lieu consistera
à déplacer la trace de l’écriture de telle façon que s’y entame une
« dis-location 3 », et en tout premier « lieu » une dislocation du sens.
« En tant qu’il dépend d’eux, qu’il s’y plie, le texte [mallarméen]
joue donc une double scène. Il opère en deux lieux absolument
différents, même s’ils ne sont séparés que d’un voile, à la fois traversé
et non traversé, entr’ouvert 4. »
Cette double scène, ou cette « structure bifide 5 », est dite et
longuement décrite par Derrida comme « deux sans un 6 ». Cette
matrice, pour dire ainsi, du deux-sans-un signifie fortement l’in-
tention expressément antidialectique ouverte par la possibilité de
propositions indécidables. Ici, une grande finesse est requise car il
7. Id., p. 282.
8. Id., p. 303-304.
II. Flottaison
9. Id., p. 292-293.
décision qui trancherait pour l’un contre l’autre désir, voire pour
l’un dans l’autre, pour l’un du deux, comme dans la dialectique
du maître et du serviteur. Mais elle peut aussi bien s’incarner,
retorse et inattendue, dans la quasi-disparition du lieu emporté
par l’indécision suspensive du « ni ceci ni cela ». Il est arrivé
que Derrida rapporte expressément la logique de la flottaison
éthique et de la supplémentarisation déconstructive à un biogra-
phème précis, l’expérience d’une francité indécidable, d’une
nationalité flottante, octroyée et reprise, accordée et menacée :
« les Juifs d’Algérie de ma génération [qui] n’étaient, de mille
façons, indécidablement, ni français ni non-français 10 ». Je me
permets d’y ajouter ou d’y inclure ceci : après-guerre et une fois
le décret Crémieux rétabli qui lui restituait ses droits civiques de
Français, Léon Bensussan, mon oncle, un de ces Juifs d’Algérie
de la génération de Derrida, répondit à un fonctionnaire qui lui
demandait quelle était sa « nationalité » : « variable ! » Indécidable,
donc, ou encore : plus d’une, c’est-à-dire : je n’en ai qu’une et
ce n’est pas la mienne ! L’éthique des dominés, comme éthique
marrane, ironique, impatiente, tient à coup sûr dans un certain
refus, à même la langue et ses retournements, d’accréditer les
issues obligées et institutionnellement encadrées, telles qu’elles
sont proposées aux appartenances exclusives, aux choix, aux
alternatives entre les concepts, les opposés contradictoires, les
figures ou même les replis internes aux figures. Ainsi, il n’y a
pas lieu de « choisir son camp » et sa sédentarité. Ce serait, en
moins de deux, renoncer. Il faudrait au contraire traverser la
khôra, ce qui ouvre le lieu, tous les lieux, et donne naissance à
l’événement d’une décision. Le « ni ceci ni cela » ne signifie pas
l’abandon résigné des deux – c’est l’inverse. Il emporte qu’on
tienne aussi fortement le ceci et le cela dans la courbure même
de la décision indécidable, plus exactement qu’on s’en remette
à eux, à leurs instances décisives.
Viens n’est pas une modification de venir […] Par conséquent mon
« hypothèse » ne désigne plus une opération logique ou scientifique. Elle
décrit plutôt l’avance insolite de viens sur venir. C’est un pas de plus ou de
moins sous venir. Il revient à soustraire quelque chose en toute position,
telle qu’elle se propage et récite à travers les modes du venir ou de la venue,
par exemple l’avenir, l’événement, l’avènement, etc., mais aussi à travers
tous les temps et modes verbaux de l’aller-et-venir. Viens ne donne pas un
ordre, il ne procède ici d’aucune autorité, d’aucune loi, d’aucune hiérarchie
[…] Un « mot », cessant d’être tout à fait un mot, désobéit à la prescription
grammaticale ou linguistique, ou sémantique, qui lui assignerait d’être –
ici – impératif, présent, à telle personne, etc. Voilà une écriture, la plus
risquée qui soit, soustrayant quelque chose à l’ordre du langage qu’elle y
plie en retour avec une rigueur très douce et inflexible […] Viens n’est pas
un impératif, ce n’est pas un présent. Ne l’être pas, voilà qui ne lui confère
pas une sorte de sauvagerie non linguistique laissant l’événement viens en
liberté. Cela au contraire insiste dans la langue d’une singulière façon,
inquiétant toutes les sécurités linguistiques, grammaticales, sémantiques.
Viens ne donne pas un ordre au présent à une personne 11.
11. Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 25-26. Je ne tiens ici aucun compte de la
référence blanchotienne du propos.
Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est
certain… Quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on
agit avec raison 13. » L’affirmativité essentielle 14 de l’indécidable
et la glorieuse incertitude qui l’accompagne permettent qu’on
puisse y associer l’espérer pour l’imminent, le presque-déjà-là,
l’impossible. Elles obligent même à se porter du côté de cette
espérance et à tenter de penser une éthique de cet espérer, flot-
tante, marrane et messianique, vouée à l’injonction indécidable
de l’autre, venue de lui et à lui adressée.
1. Difficile Liberté (DL), p. 33. À cet énoncé fait écho la réflexion de Levinas
sur le port des franges (tsisit) aux quatre coins du vêtement, censé rappeler à celui
qui les voit les commandements divins : « Dans le verset 39 du chapitre xv des
Nombres […] les franges sont nommées par un pronom personnel au singulier […]
“Tu le verras”. Commentaire rabbinique : en regardant les franges, tu verras Dieu.
À travers le rappel des actes commandés par la Loi, tu verras Dieu […] “Vision”
du Dieu invisible dans le respect des obligations éthiques de la Thora » (À l’heure
des nations [HN], p. 93).
Le roi Monbaz se leva et distribua (bizbez) tous ses trésors aux pauvres.
Ses proches lui envoyèrent ce message : Tes pères n’ont cessé d’amasser,
ajoutant à ce qu’avaient accumulé leurs propres pères, et toi tu as dila-
pidé (bizbazta) tes biens et ceux de tes pères. Il leur rétorqua : […] Mes
pères se sont constitué des trésors sur terre, mais moi, un trésor dans
le ciel […] 8.
7. Mc 10, 21.
8. TJ Peah 1, 1.
9. HN, p. 123.
lui réserve leur rencontre qui s’annonce pour lui à haut risque
(Esaü vient à lui, accompagné de quatre cents hommes). Le
texte relate dans le détail les précautions qu’il prend avant la
rencontre : envoi de messagers, partage de ses gens en plusieurs
camps, offrande de troupeaux, dans l’espoir de se concilier les
faveurs du frère lésé, et c’est cet épisode que je voudrais essayer
de lire à la manière de nos deux philosophes.
Si mon choix s’est porté sur ce texte, c’est pour trois raisons
principales :
1. Au cœur du livre de la Genèse est la question récurrente
de la coexistence avec l’Autre primordial qu’est le frère. Par
suite la rencontre avec Esaü offre comme une mise en scène
dramatique de la question qui mobilise toute la réflexion de
Levinas : le face à face avec autrui, sous le signe de la violence
qui lui est pour ainsi consubstantielle.
2. On sait que la transcendance est pour Levinas inscrite à
même le visage : le visage d’autrui et, comme en arrière de lui,
la face de Dieu, à laquelle il n’est d’accès que dans l’accueil
du visage humain. Or ce lien entre le visage d’autrui et la face
divine vient aussi à jour dans la rencontre avec Esaü. Au milieu
du récit, prend place l’épisode de la lutte avec l’ange et, dans
les deux cas, la rencontre humaine s’apparente étrangement à
la vision du divin. L’ange est appelé dans le texte un homme
et pourtant Jacob l’affronte comme un être divin :
Jacob nomma ce lieu Peniel (littéralement, face de Dieu), car, dit-il, j’ai
vu Dieu face à face, et ma vie a été sauve. (32, 30)
Et Jacob dit : … Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, accepte mon offrande,
car c’est pourquoi j’ai vu ta face comme on voit la face de Dieu et tu
m’as fait faveur. (33, 10)
Jacob qui, pour apaiser son frère, ne lui offre pas seulement
des présents mais va jusqu’à se prosterner devant lui (33, 3),
apparaît exemplaire de la politique conciliatrice que les rabbins
prônent en général à l’égard de l’Empire romain.
Pour cette série de raisons, on a là un récit paradigmatique
de la rencontre avec l’Autre, ce qui confère tout son intérêt à
la double lecture que je voudrais à présent mettre en œuvre.
Commençons par la lecture levinassienne.
Aux messagers qu’il envoie à son frère, Jacob ordonne :
« Voici ce que vous direz à mon seigneur, à Esaü : ainsi parle ton
serviteur Jacob […] » (32, 4), et par la suite il reprend plusieurs
fois les termes de seigneur et de serviteur pour qualifier leur
relation. Mais ces termes sont précisément ceux qui désignent
chez Levinas le rapport de subordination du Moi à autrui 16. Alors
que l’Autre, si misérable soit-il, se définit par « son éminence,
sa hauteur, sa seigneurie 17 », le Moi a pour vocation première
de le servir, humble service que Levinas nomme diaconie, en
référence à la figure du Serviteur souffrant, au chapitre 53 d’Isaïe.
Un autre motif qui se laisse reconduire à Levinas est celui
des troupeaux offerts à Esaü. Selon Difficile liberté, la relation
avec autrui est « toujours offrande et don, jamais approche les
mains vides 18 », et compte tenu de la consonance en hébreu de
l’approche et du sacrifice (qarov, qorban), il est clair que Levinas
songe au verset : « On ne se présentera pas devant ma Face les
mains vides » (littéralement, « ma Face ne sera pas vue les mains
16. Dans la parole de Jacob « Que mon seigneur passe devant son serviteur »
(Gen 33, 14), se donne à entendre la préséance de l’Autre qui au fondement de
l’éthique levinassienne : « L’Autre passe avant le Même. Après vous, Monsieur, s’il
vous plaît ! » (HN, p. 129).
17. TI, p. 49. Sur la désignation de l’Autre comme seigneur (adon), cf. le
commentaire de Levinas à la parole qu’Abraham adresse aux trois passants : « Si j’ai
trouvé grâce à vos yeux, seigneur(s) (adonaï), ne passez pas, je vous prie, loin de votre
serviteur » (Gen 18, 3). Le texte étant au singulier, le Midrash l’interprète comme si
Abraham demandait à Dieu d’attendre qu’il s’occupe d’abord des passants, et Levinas
de remarquer que cette priorité accordée à l’humain est au fond déjà suggérée par
le texte, « dans le fait même de dire Seigneur, Adonaï, à un passant anonyme perdu
dans le désert » (L’au-delà du verset, p. 154).
18. DL, p. 88.
vides », Ex 23, 15) 19. Mais c’est aussi à ce verset que songe le
Midrash lorsque, commentant les mots de Jacob « Accepte mon
offrande, car c’est pourquoi j’ai vu ta face comme on voit la
Face de Dieu », il lui fait dire : « Tout comme la Face de Dieu
ne saurait être vue les mains vides, pareillement pour toi (Esaü),
ta face ne saurait être vue les mains vides » 20.
De fait, Jacob aborde son frère en coupable, culpabilité qu’il
espère se faire pardonner par son offrande. C’est ce que le texte
indique sans détour dans un verset difficilement traduisible, car
jouant à plein sur le mot panim, face ou visage, repris quatre
fois dans des constructions différentes :
19. L’allusion à l’Exode est explicite dans l’énoncé : « Vers la face de Dieu il ne
faut pas aller les mains vides » (Hors Sujet, p. 33).
20. Bereshit Raba 78, 3.
23. À Gédéon qui craint, malgré son offrande, que la vision du divin n’entraîne
sa mort (« Ah Seigneur, malheur à moi, car j’ai vu l’ange de Dieu face à face »), Dieu
répond : « Sois sans crainte, tu ne vas pas mourir » (Jug 6, 22-23) ; et à Manoah’qui
exprime une crainte similaire (« Nous allons mourir, car nous avons vu Dieu »), sa
femme répond : « Si Dieu avait voulu nous faire mourir, il n’aurait pas accepté notre
holocauste et notre offrande » (Jug 13, 23).
24. Le rôle protecteur du kofer ressort de la mise en parallèle de deux passages, où
la racine paqod désigne, ici, le fait que Dieu intervienne pour châtier les israélites et
là, leur dénombrement qui menace aussi de les exposer à un certain fléau-châtiment
divin : « Mais le jour de mon intervention, j’interviendrai pour les punir de leur
péché. Et le Seigneur frappa le peuple pour avoir fabriqué le veau » (32, 34-35) ;
« Lorsque tu dénombreras les israélites, chacun d’eux donnera une rançon pour sa
personne, afin qu’ils ne soient pas frappés lors de leur dénombrement » (30, 12).
du Moi à avoir sur lui la moindre maîtrise. Or, bien que cette
idée du Transcendant soit cohérente avec la scène biblique, tout
se passe comme si l’exégèse de Levinas en infléchissait considé-
rablement le sens. Que l’Autre ne se donne que depuis la trace
de l’Infini veut dire qu’il excède les capacités d’anticipation du
Moi. Faisant sauter ses mécanismes de défense, il s’introduit en
lui comme par effraction, avant même que le Moi ait le temps
de se constituer en instance autonome, capable d’assimiler
tout ce qui lui vient du dehors. D’où le déplacement crucial
que Levinas opère dans l’interprétation de la scène biblique.
Si en elle l’accent est mis sur la défense offerte au Moi face au
divin, Levinas semble vouloir priver le Moi de cette défense, le
montrer entièrement livré à l’Autre, sans qu’aucun dispositif ne
prévienne son exposition sacrificielle au Transcendant.
Il est vrai que Levinas peut sur ce point en appeler à d’autres
textes de la Bible. Ainsi, dans une lecture talmudique 27, il cite
un passage des Psaumes qui dit l’impossibilité de se dérober à
Dieu (139, 5-7) :
qu’il se retire hors de la présence : « Retraite comme un adieu qui se signifie non
pas en s’ouvrant au regard pour l’inonder de lumière, mais en s’éteignant jusqu’à
l’incognito dans le visage qui fait face. » (En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger [EDE], p. 214-215.)
31. NP, p. 113.
32. DL, p. 20.
33. AE, p. 75, 162, 201 sq.
il semble que l’excès de rigueur vise la folle requête de l’assignation par l’Autre, à quoi
doit se substituer le principe modérateur ou régulateur qu’apporte l’intervention du
tiers. Mais en réalité la logique de Levinas fonctionne en sens inverse. Tandis que
l’assujettissement à l’Autre en sa pure singularité relève de la grâce ou de la charité,
l’intervention du tiers marque l’irruption d’une justice synonyme de rigueur dès lors
que la loi risque, par sa nature abstraite ou générale, de violenter autrui en ignorant
son unicité incomparable (EN, p. 232, 241-243, HN, p. 156. Notons que le premier
Levinas tend au contraire à privilégier la justice, cf. DL, p. 34, 168, EN, p. 33).
36. AE, p. 200.
37. Y. Liebes, « Les attributs de Dieu », Tarbiz, 60, 1991, Sh. Naeh, « Poterion
en cheiri kyriou : Philo and the rabbis, on the powers of God and the mixture in
the cup », Scripta Classica Israelica, 16, 1997.
38. AE, p. 165, 202-4, EN, p. 241.
Il va nous poser trois questions : Qui êtes-vous ? Quelle est votre profes-
sion (votre savoir-faire, omanout) ? Et où allez-vous ? Qui êtes-vous ? Des
juifs. Quelle est votre profession ? Marchands (pragmatoutin), Et où
allez-vous ? Acheter du blé des trésors-greniers de Yavné 44.
46. Dans la racine aqov (de aqev, talon), se dissimule un autre lien possible entre
Jacques D. et Yaaqov. Que Jacob talonne à sa naissance le premier né qu’est Esaü
(Gen 25, 26), puis qu’il vienne par deux fois à le suppplanter (Gen 26, 37), cela
n’est pas sans rappeler la logique derridienne de la suppléance, comme substitut à
ce qui vient en premier, à l’origine.
47. TI, p. 51.
48. Quatre lectures talmudiques, p. 100-109.
que lui décerne le texte de la Genèse (25, 27) 49. Ainsi se trouve-
t-il résolument du côté de Jacob le droit, en amont de tous les
méandres retors de la pensée. Mais si, face à lui, Derrida incarne
au contraire la pensée en ses tours et détours infinis, tout se passe
comme si leur couple figurait, dans sa subtile conflictualité, les
dimensions antagonistes du personnage de Jacob et par suite
de l’identité même d’Israël.
Pour suggestive que soit cette correspondance, elle demande
à être encore précisée. En effet, à la faveur du singulier chassé-
croisé par lequel les pensées de Levinas et de Derrida s’inflé-
chissent mutuellement au contact l’une de l’autre 50, on peut aussi
mettre en avant un partage de rôles inverse. Alors que, dans le
commentaire talmudique cité plus haut, Levinas dénonce le rejet
de la droiture – du oui inconditionné que suppose l’engagement
pour l’Autre – comme une « voie tortueuse, menant à la ruine »,
il semble que l’éthique d’Autrement qu’être soit inséparable
d’une certaine tortuosité. Dès lors qu’elle en appelle moins à la
droiture du face à face qu’à la trace d’une illéite qui est « l’irrec-
titude même », elle s’impose à un sujet dont le trait primordial
est la torsion d’une irrésiliable récurrence à soi 51. Torsion que
Levinas qualifie aussi de « voie tortueuse » mais dont il reconnaît
à présent la légitimité, ajoutant en référence à Claudel : « Dieu
écrit droit par des lignes tortueuses 52. » À l’inverse, Derrida, par
49. Le lien entre droiture et intégrité s’atteste dans les propos du rabbin accusé
de prendre pour modèle l’empressement des israélites s’engageant à « faire avant
d’entendre ». Pour sa défense, il cite un verset des Proverbes (11, 3) qui unit précisément
le droit ou le juste (yashar) et l’intègre (tam) : « Nous qui marchons dans l’intégrité,
il est écrit à notre sujet : l’intégrité des justes (toumat yesharim) est leur guide ».
50. Sur ce chassé croisé, cf. l’analyse éclairante de J. Rogozinski : « Tandis que
Levinas avait fini par entériner les critiques de Derrida en introduisant dans Autrement
qu’être le motif de l’Autre-dans-le-Même, celui-ci paraît soudain adhérer à la thèse
levinassienne du tout-Autre. » (Faire part, Paris, Lignes, 2005.)
51. EDE, p. 198, AE, p. 132, 136. Dès Difficile liberté, le Moi est dépeint,
dans sa vocation éthique, comme torsion sur soi (p. 120) mais c’est surtout avec le
concept de trace que Levinas accueille dans sa pensée la distorsion ou le détour. Dans
la mesure où l’Infini ne se signifie que depuis l’énigme de la trace, il « manque de
droiture », il n’ordonne le sujet à la rectitude du face à face que sur le mode indirect
du détour, voire d’un « détour à l’égard de ce détour » (AE, p. 15-16).
52. AE, p. 187.
53. Cf., par exemple, Judéités. Questions pour Jacques Derrida, p. 13.
Ainsi que nous l’avons vu, notre patient souffre d’une totale inversion
[einer vollkommenen Umkehrung] des fonctions vitales normales. Il
semble donc clair que l’on doive absolument inverser cette inversion
[dass es also notwendig ist, diese Umkehr ihrerseits wieder umzukehren] 13.
spécifique qui doit d’abord avoir lieu en Israël). Cf. Petar Bojanić, “Die Übertragung
des Krieges in Frieden : Mit Frieden vergelten”, Denkwege des Friedens. Aporien und
Perspektiven, (Hg.) A. Hirsch, P. Delhom, Freiburg/München, Verlag Karl Alber,
2007, S. 168-176.
13. Franz Rosenzweig, Das Büchlein vom gesunden und kranken Menschenverstand
(1921), 1964, S. 50 ; Franz Rosenzweig, Livret sur l’entendement sain et malsain,
1988, p. 39.
14. Die Wissenschaft der Logik, Werke in 20. Bänden, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, Band 6, S. 233, 451.
15. Les § 91, 92 et 93 sont des sources d’inspirations directes de Levinas. Il a
pu y trouver la notion du même, de l’autre, du tiers et de l’infinité. G.W.F. Hegel,
System der Philosophie, Erster Teil. Die Logik, Stuttgart, Friedrich Frommann Verlag,
1964, S. 218-222.
16. G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, Band II, Leipzig, Felix Meiner
Verlag, 1931, S. 200-203 ; Jacques Taminiaux, Naissance de la philosophie hégélienne
de l’État, Paris, Payot, 1984, p. 215-217.
17. § 432, § 433, G.W.F. Hegel, System der Philosophie ; Hegel’s Philosophy
of Subjective Spirit, Dordrecht – Boston, 1978, p. 57-65. « La violence […] n’est
pas pour autant le fondement du droit, bien que ce soit le moment nécessaire et
justifié dans le passage de l’état de la conscience de soi enfoncée dans le désir et la
singularité à l’état de la conscience de soi universelle. C’est là le commencement
extérieur, ou le commencement dans le phénomène, des États, non leur principe
substantiel. » G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III : Philosophie
de l’esprit, Paris, Vrin, 1988, p. 352. Cf. Franz Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption,
Paris, Le Seuil, 1982, p. 393 ; Der Stern der Erlösung (1921), Frankfurt am Main,
Suhrkamp, 1996, S. 370.
18. « La guerre maintient les peuples dans la santé éthique » (die sittliche Gesundheit
der Völker). G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), Paris, Gallimard, 1972,
p. 118 ; “Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts”, Schriften
zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig, Felix Meiner Verlag, 1923,
S. 369. Quelques mois plus tard, Hegel propose une variante de la même idée : « Il faut
que l’éthique dans sa différence même intuitionne sa vitalité, et ici de telle sorte que
l’essence de ce vivante qui se tient en face est posée comme quelque chose d’étranger
et qui doit être nié ». G.W.F. Hegel, Système de la vie éthique, Paris, Payot, 1992,
p. 165 ; System der Sittlichkeit, Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, S. 466.
19. Il s’agit du texte de Kant “Über den Gemeinspruch” (1793) dans lequel
il traite de son « projet sur l’État international » et en même temps du côté « non
pratique » d’un tel projet.
des Krieges wünschen ; aber der Krieg ist ein philosophisch wesentliches
Naturmoment] 20.
20. « Ebenso ist es ein wohlmeinender Gedanke, [der] vor etwa 30 Jahren
vorgebracht wurde, daß das Menschengeschlecht einen Staat bilde. Ein bloßes Sollen
hält in einem solchen Bund aller Staaten die einzelnen Staaten zusammen, und der
ganze Bund ist auf Willkür gebaut. Der Einzelne allerdings muß das Gegenteil des
Krieges wünschen ; aber der Krieg ist ein philosophisch wesentliches Naturmoment. »
G.W.F. Hegel, Vorlesungen über Naturrecht und Staatwissenschaft, Heildelberg
1817/1818, Band 1, Hegel Vorlesungen, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 1983,
S. 253 ; G.W.F. Hegel, Leçons sur le droit naturel et la science de l’état (1817-1818),
Paris, Vrin, 2002, p. 275.
21. G.W.F. Hegel, Die “Rechtsphilosophie” von 1820, mit Hegels Vorlesungsnotizen,
1821-1825, Band 2, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974.
22. « Der Idealismus, der die Souveränität ausmacht, ist dieselbe Bestimmung,
nach welcher im animalischen Organismus die sogenannten Teile deßelben nicht Teile,
sondern Glieder, organische Momente sind und deren Isolieren und Für-sich-Bestehen
die Krankheit ist (s. Enzyklop. der philos. Wissensch. § 293) », id., S. 738. Cf.
Grundlinien der Philosophie des Rechts, Werke in 20. Bänden, Frankfurt am Main,
Suhrkamp, Band 7, S. 441.
23. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 1998, p. 355.
24. Dans les cours de Berlin de l’année 1819/1820 (pris en note par J.R. Ringier
et rédigé par E. Angehrn, M. Bondeli, H.N. Seelmann), Hegel mentionne l’orga-
nisme (« Wie im Organismus jedes Glied… »), ses membres et le sang qui coule
et maintient la cohésion de tous les organes. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die
Philosophie des Rechts, Vorlesungen Band 14, Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2000,
S. 194. Dans les cours de 1822/1823 (pris en note par K. W. L. Heyse), l’organisme
est mentionné, de même que la distinction que fait Hegel entre Glieder et Teile.
G. W. F. Hegel, Philosophie des Rechts, § 269, Hr. E. Schilbach, Frankfurt am Main,
Peter Lang, 1999, S. 65.
25. Hegel a trouvé chez Mendelssohn l’analogie ou l’origine de l’analogie entre
la nation et le corps. Voici ce passage issu du célèbre texte de Mendelssohn de 1784,
que Hegel recopie le 31 mai 1787 : « Eine gebildete Nation kennt in sich keine andere
Gefahr, als das Übermaß ihrer Nationalglückseligkeit, welches, wie die vollkommenste
Gesundheit des menschlichen Körpers, schon an und für sich eine Krankheit oder der
Übergang zur Krankheit genannt werden kann. » Dokumente zu Hegels Entwicklung,
Hr. J. Hoffmeister, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974, S. 142. C’est Noëlle
Meimaroglou qui a fait l’analyse la plus significative de la maladie chez Hegel dans
sa thèse « L’organisme et la maladie chez Hegel », soutenue en 2000 à l’université
Paris IV. Son travail a été systématiquement consulté à l’occasion de la rédaction
de ce texte.
26. G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), 1972, p. 170 ; « Dagegen ist
Krankheit und der Anfang des Todes vorhanden, wenn ein Teil sich selbst organisiert
und sich der Herrschaft des Ganzen entzieht, durch welche Vereinzelung er es negativ
affiziert oder es gar zwingt, sich allein für diese Potenz zu organisieren, – wie wenn die
dem Ganzen gehorchende Lebendigkeit der Eingeweide sich zu eigenen Tieren bildet
oder die Leber sich zum herrschenden Organ macht und die ganze Organisation zu
ihrer Verrichtung zwingt. » “Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des
Naturrechts”, Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig,
Felix Meiner Verlag, 1923, S. 400.
27. On trouve trace de l’hypochondrie dans le système hégélien dès les cours
d’Iéna de 1803/1804. G.W.F. Hegel, Jenenser Realphilosophie, Band I, Leipzig, Felix
Meiner Verlag, 1932, S. 183. Cf. F. Rosenzweig, Hegel und der Staat, Aalen, Scientia
Verlag, 1962, Band 1, S. 101-102 ; Hegel et l’État, Paris, PUF, 1991, p. 107-108.
28. G.W.F. Hegel, Vorlesungen über Rechtsphilosophie 1818-1831, Hr. K.-H. Ilting,
Band 4, Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1974, S. 669.
29. Id., S. 662.
Diese Momente bestimmen sich nun als Systeme… das der Irratibilität
ein abstraktes System welches das Herz zu seinem Mittelpunkte hat,
das System der Andern.
30. Celui qui a forgé le terme est un contemporain de Hegel, Samuel Friedrich
Christian Hahnemann. En janvier 1831, Hahnemann est à Berlin, un mois seulement
après la mort de Hegel, et ses élèves s’occupent à travers toute l’Europe des personnes
souffrant du choléra venu depuis l’Inde, et par la Russie, en Europe occidentale.
31. Le « poison secret » est pour Hegel un secret. Il cite Gibbon : « La paix
prolongée peut insinuer dans les forces vitales de l’Empire un poison lent et secret
[…]. » G.W.F. Hegel, Le droit naturel (1802-1803), 1972, p. 127 ; « Der lange Friede
und die gleichförmige Herrschaft der Römer führte ein langsames und geheimes Gift
in die Lebenskräfte des Reichs. Die Gesinnungen der Menschen waren allmählich auf
eine Ebene gebracht, das Feuer des Genius ausgelöscht und selbst der militärische Geist
verdunstet ». « Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts »,
Schriften zur Politik und Rechtsphilosophie, Hr. G. Lasson, Leipzig, Felix Meiner
Verlag, 1923, S. 377. Jacques Derrida mentionne ce passage dans Glas, Paris,
Galilée, 1974, p. 117.
32. Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, Paris, Bernard Grasset, 1993,
p. 95-97. S. Mosès, « Rosenzweig et Levinas : Au-delà de la guerre », Danielle Cohen-
Levinas (éd.), Emmanuel Levinas, Rue Descartes, n° 19, 1998, p. 90.
39. Dans les cours de 1818/1819, Hegel écrit déjà au sujet de la violence et du
pouvoir de la magie sur l’organisme ou du pouvoir de l’étranger sur l’organisme.
G.W.F. Hegel, Naturphilosophie, Berlin 1819/20, Hr. M. Gies, Napoli, Bibliopolis,
1980, § 295.
Cela ne contredit pas ce qui a été dit immédiatement plus haut, à savoir
que le poison comme médicament est présent sous une forme moins
puissante [in minder mächtiger Form vorhanden ist] ; car, précisément
parce que le poison plus fort se présente sous une forme moins puissante
[denn eben weil das stärkere Gift in minder mächtiger Form], il est un
simple ennemi externe qui sera [äußerer Feind] ensuite plus facilement
surmonté [überwunden werden] que l’ennemi interne qu’est la maladie
elle-même [als der innere Feind, welcher die Krankheit selber ist] 40.
40. System der Philosophie, Sämtliche Werke, Band 9, Zweite Teil, Naturphilosophie,
mit einer Vorwort von K.L. Michelet, 1965, Stuttgart, S. 712.
41. C’est une formulation des Vorlesungen de Hegel. G.W.F. Hegel, Vorlesungen
über die Philosophie der Natur, Berlin 1819/20, Hr. M. Bondeli und H.N. Seelmann,
Hamburg, Felix Meiner Verlag, 2002, S. 185-186.
42. En 1985, dans l’interview qu’il a donnée en allemand à Christoph von
Wolzogen, Levinas parle d’une négation similaire qui se trouve dans l’Esthétique de
Hegel. « Intention, Ereignis und der Andere. Gespräch zwischen E.L. und C. von W. »,
Der Humanismus des anderen Menschen, Hamburg, Felix Meiner, 1989, S. 137 ;
Philosophie, No. 93, printemps 2007, p. 19.
für mich ein Anderes aber ein ideelles Anderes 43 »), un autre, le spirituel
(Geistiges) 44, un remède, un étranger, un poison, un ennemi (« L’ennemi
ou le Dieu 45 ») qui est par excellence impossible à digérer par l’organisme
et qu’il est donc impossible d’incorporer (c’est ainsi qu’est trouvée l’idée
de l’autre absolu qui seul peut provoquer une entité, et non en être une
partie : c’est l’autre comme laxatif, l’autre qui ne peut pas être mangé,
ou l’autre qui ne peut pas ne pas être une excrétion [Exkretion] 46), (d)
que l’extériorité est analogue (mais non identique) à l’intériorité, et est
pour cette raison l’autre (le même) qui s’ajoute à l’organisme malade
analogiquement à l’inorganique qui existe déjà dans l’organisme 47, (e)
que l’autre ou l’ennemi est une fonction et qu’il est virtuel.
« Was den Menschen interessiert ist sein Anderes », dit Hegel 48.
L’autre reste confus mais sa silhouette est déjà encadrée ; sa place
est trouvée, son indépendance est en marche. Bien que l’autre
soit une fonction constitutive de l’organisme, bien que l’autre
n’apporte pas la vie – il ne possède pas la vie, l’énergie vitale – sa
tâche dans la formation du sujet n’avait auparavant jamais eu
le rôle qui lui est conféré dans la construction homéopathique.
Cette construction est implicitement présente dans le renver-
sement Rosenzweig-Levinas. Plus précisément, c’est seulement
grâce à ces ajouts tardifs de Hegel dont ils n’ont jamais parlé
directement que leur intervention ou leur thérapie devient
possible. Cela se voit à leur forte résistance à Hegel ainsi qu’à
leur insistance sur une thérapie constamment opposée en tous
points à ce qui est essentiel et purement « hégélien » dans la
philosophie ou dans la pensée. Bien qu’il soit juste de tracer les
limites de ce renversement de Hegel et de formuler des réserves
quant au résultat atteint (n’est-ce pas d’ailleurs ce qu’essaie
constamment de faire Derrida en lisant Levinas ?), peut-être
est-il encore nécessaire de défendre l’avenir de cette action à
peine entamée.
Rosenzweig et Levinas se complètent à la fois dans la résistance
et dans la conversion aux positions de Hegel. Il est possible de
démontrer systématiquement la complémentarité et la simul-
tanéité de toute une série d’éléments : la reconstruction de
Rosenzweig et l’inversion de la figure hégélienne de la souverai-
neté (de son analogie avec l’organisme 49) ; le déplacement que
Levinas fait subir au concept hégélien de sacrifice pour la patrie
à travers la rencontre avec l’autre (autrui) 50 ; la manière dont
Rosenzweig reformule la relation entre la violence (Gewalt) et
le droit ; la tentative que fait Levinas de penser à nouveaux frais
la négation sans cesser pour autant de vanter l’effort de Hegel ;
l’insistance de Rosenzweig sur la vie ; les pages de Levinas sur
la guerre dans Totalité et infini 51, etc. Il existe probablement,
en deçà de tous ces thèmes, une proximité immanente et une
identité de tous ces efforts (Derrida aurait peut-être dit que cette
proximité est « empirique ») : ce premier acte de la philosophie et
de la pensée anti-hégélienne, Rosenzweig le formule par le fait
qu’il est vivant (et qu’il philosophe), tandis que pour Levinas ce
premier acte doit s’élever contre la philosophie, contre Hegel,
afin de protéger la vie de l’autre et défendre ainsi la subjectivité.
49. Cf. Franz Rosenzweig, Hegel und der Staat, Aalen, Scientia Verlag, 1962,
Band 2, S. 130-133, 142-147 ; Hegel et l’État, Paris, PUF, 1991, p. 332, p. 339-343,
p. 353-355.
50. Cf. « La communication », Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà
de l’essence, Paris, Kluwer Academic, 1978, p. 188-193.
51. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 243-258.
52. « Wir sind uns klar darüber, dass die Heilung eines erkrankten Verstandes
nur in seiner Zurückführung – und, wenn es sein muss, selbst Zurückzwingung – in
die normale Umgebung gesucht werden darf. Es ist nicht das Problem, ihm etwas was
ihm fehlt “beizubringen”, sondern ihn in das woraus er herausgefallen ist, wieder
“hineinzubringen”. “Terrainkur” dürfte das Schlagwort sein, mit dem wir dem Unfug
alter wie neuer Impf-, Spritz- und Schmierkuren entgegenzutreten hätten. » (Franz
Rosenzweig, Das Büchlein vom gesunden und kranken Menschenverstand (1921), 1964,
S. 58, 60 ; Franz Rosenzweig, Livret sur l’entendement sain et malsain, 1988, p. 46-47.)
53. Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, p. 7.
54. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, 1978, p. 276-277.
55. Est en question la respiration et l’arrêt de la respiration. L’approche du
prochain apporte l’inquiétude dans le corps propre. La résistance de Levinas aux
proportions et aux théories de l’organisme est aisée à retracer dans les textes qui lui
sont tous autant proches. Les premiers prototypes kabbalistiques de la théorie sur
l’organisme souverain ne sont pas les seuls à lui être éloignés (par exemple Isaac Luria
qui interroge au xvie siècle le corps vivant [nefesh hayya] en utilisant l’analogie sur les
l’autre », Emmanuel Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 134.
Cf. « Paix et proximité », Altérité et transcendance, 1995, p. 150.
64. Cf. « Philosophie, justice, amour », Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre,
Paris, Grasset, 1991, p. 115.
65. Je ne pense pas seulement aux guerres ou aux graves crimes qui divisent
Rosenzweig et Levinas, mais aussi aux « contributions » à la « théorie de l’autre » chez
des auteurs proches de Levinas ou qu’il a pu lire. Chacun de ces auteurs détermine
l’autre comme ennemi, mais pas exclusivement comme un ennemi qu’il faut anéantir
ou assimiler, mais avant tout comme un ennemi qui anéantit et attaque. On ne
sait pas avec certitude si Levinas a lu Schmitt-Dorotič que cite Meinecke ; ni s’il a
lu Jünger, dont les analyses du héros, de la guerre et de la paix se ressentent dans
Totalité et infini ; ni même s’il connaissait les positions de Heidegger sur l’ennemi
du séminaire de 1934 (GA 36/37) ; ni non plus s’il a jamais consulté les manuscrits
de Husserl de 1934 (« Feindschaft ist die totale Negation des anderen Seins in allen
seinen Lebensbetätigungen », E III 8, S. 12).
68. Emmanuel Levinas, Adieu, à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997, p. 43,
57, 91-94, 127, 157, 160-162, 167-168.
69. « Les substances immunes […] recherchent l’ennemi, à la manière de balais
magiques » (Paul Ehrlich).
70. Le mot est de Paul Ehrlich. Cf. A.M. Silverstein, A History of Immunology,
London, Academic Press, Inc., 1989, p. 160.
71. Jacques Derrida, Le « concept » du 11 septembre, Dialogues à New York avec
G. Borradori, 2004, p. 145.
Mais qu’est-ce qui est donc fatal dans cette logique, si elle
peut être encore thématisée et être prise en compte dans le
« système vivant » ou dans l’« organisme vivant » ? Qu’y a-t-il
là de fatal dans cette « logique fatale » auto-immunitaire ? Le
surplus de violence, la violence qui ne peut appartenir à aucune
économie de la violence, contraint Derrida à se corriger. Voici
ce qu’il écrit dans Voyou :
promesse même. Pour des raisons que je voudrais rappeler, on ne peut que désirer
à la fois garder et perdre le papier protecteur et promis à son retrait. Il y a là comme
une logique de l’auto-immunitaire… » (« Le papier ou moi, vous savez… » (1997),
Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 262.)
75. Jacques Derrida, Voyou, Paris, Galilée, 2003, p. 71.
[…] parce que l’écriture de Levinas qui mériterait à elle seule toute une
étude et où le geste stylistique, surtout dans Totalité et Infini, se laisse
moins que jamais distinguer de l’intention, interdit cette désincarnation
prosaïque dans le schéma conceptuel qui est la première violence de tout
commentaire. Levinas recommande certes le bon usage de la prose qui
rompt le charme ou la violence dionysiaque et interdit le rapt poétique,
mais cela n’y change rien : dans Totalité et Infini, l’usage de la métaphore,
pour y être admirable et le plus souvent, sinon toujours, au-delà de
l’abus rhétorique, abrite en son pathos les mouvements les plus décisifs du
discours. En renonçant trop souvent à les reproduire dans notre prose
désenchantée, serons-nous fidèle ou infidèle ? En outre, le développe-
ment des thèmes n’est, dans Totalité et Infini, ni purement descriptif ni
purement déductif. Il se déroule avec l’insistance infinie des eaux contre
une plage : retour et répétition, toujours, de la même vague contre la même
rive, où pourtant chaque fois se résumant, tout infiniment se renouvelle et
s’enrichit. Par tous ces défis au commentateur et au critique, Totalité et
Infini est une œuvre et non un traité 1.
L’intérêt que je porte à la manière dont il écrit ses ouvrages peut paraître
déplacé : écrire, au sens courant de ce mot, faire des phrases et composer,
exploiter une rhétorique ou une poétique, etc., ce n’est pas ce qui lui
importe en dernière instance ; c’est un ensemble de gestes subordonnés.
Et pourtant […]
Comment donc écrit-il ? […] Que fait-il, par exemple et par excellence,
quand il écrit au présent, dans la forme grammaticale du présent, pour
dire ce qui ne se présente pas et n’aura jamais été présent […]. Comment
fait-il pour inscrire ou laisser s’inscrire le tout autre dans la langue de l’être,
du présent, de l’essence, du même, de l’économie, etc., dans sa syntaxe et
dans son lexique, sous sa loi ? Comment fait-il pour y donner lieu à ce
qui, au-delà de l’être, du présent et de l’essence, de l’économie, etc.,
reste absolument étranger 2…
Presque toujours, chez lui, voilà comment il met son ouvrage en fabrique,
interrompant le tissage de notre langue et tissant ensuite les interruptions
mêmes, une autre langue vient déranger celle-ci. Elle ne l’habite pas, elle
la hante. Un autre texte, le texte de l’autre, sans jamais paraître dans sa
langue d’origine, vient alors en silence, selon une cadence plus ou moins
régulière, disloquer la langue de traduction, convertir la version, la retourner,
la plier à cela même qu’elle prétend importer. Elle la désassimile 5 […].
[…] cette amitié de pensée qui d’une certaine manière, sans vous aban-
donner, vous laisse seul. Elle vous enjoint même, au nom de la proximité,
d’endurer une certaine séparation, la distance infinie, l’interruption voire
la contestation, le « rapport sans rapport » […].
Et, précise-t-il :
Ce qui peut parfois prendre la forme de la dispute trouve aussi son lieu
en moi, entre moi et moi, entre Levinas en moi et Levinas hors de moi.
Et puis toujours entre lui et moi dans l’affection et la confiance partagée 6.
5. Textes pour Emmanuel Levinas, op. cit., p. 29-30 ; Psyché, op. cit., p. 168. [Je
souligne.]
6. Magazine littéraire, op. cit., p. 31 et 32.
7. Id., p. 31.
8. Id., p. 32.
Je ne vois pas de différence, écrit Paul Celan à Hans Bender, entre une
poignée de main et un poème. Voilà le poème, langage achevé, ramené au
niveau d’une interjection, d’une expression aussi peu articulée qu’un clin
d’œil, qu’un signe donné au prochain ! Signe de quoi ? […] Ou signe
de rien […] : dire sans dit.
[…] le poème se situe […] au moment du pur toucher, du pur contact,
du saisissement, du serrement, qui est peut-être une façon de donner
jusqu’à la main qui donne. Langage de la proximité pour la proximité,
plus ancien que celui de la vérité de l’être – que probablement il porte
et supporte –, le premier des langages, réponse précédant la question,
responsabilité pour le prochain, rendant possible, par son pour l’autre
toute la merveille du donner.
17. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., Section ii, C. Moi et dépendance, § 3.
Jouissance et séparation, p. 121.
18. E. Levinas, « De l’être à l’autre », in Noms propres, op. cit., p. 60.
25. E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. XIII. [Je souligne tous ces
débordements.]
26. Id., p. 19.
27. Id., p. xv.
28. Id., p. xv. [Je souligne.] N’était-ce pas déjà ce que disait saint Augustin de
Dieu (Confessions, Livre iii, VI, 11) : « interior intimo meo et superior summo meo »
(« plus intérieur que l’intime de moi-même, et plus haut que le plus haut de
moi-même » [trad. Patrice Cambronne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
La Pléiade », 1998, p. 825]).
29. Id., p. 21.
L’idée de l’infini ne part donc pas de Moi, ni d’un besoin dans le Moi
mesurant exactement ses vides. En elle le mouvement part du pensé
et non pas du penseur. C’est l’unique connaissance qui présente cette
inversion – connaissance sans a priori. L’idée de l’Infini se révèle, au
sens fort du terme 33.
L’idée de l’infini dépasse mes pouvoirs. […] Elle ne vient pas de notre
fond a priori et, par là elle est l’expérience par excellence 34.
45. Id., p. 51
46. Id., p. 173.
47. Id., p. 174.
48. Ibid.
Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais
aussi un prochain de l’Autre et non simplement son semblable. Que
sont-ils donc, l’autre et le tiers, l’un-pour-l’autre ? […] Lequel passe avant
l’autre ? […] L’autre et le tiers, mes prochains, contemporains l’un de
l’autre m’éloignent de l’autre et du tiers. […] Le tiers introduit une
contradiction dans le Dire […] Qu’ai-je à faire avec la justice ? Question
de conscience. Il faut la justice, c’est-à-dire la comparaison 59…
Dans des pages où j’ai toujours cru entendre une détresse de l’aporie, la
plainte, l’attestation, la protestation, la clameur aussi ou la réclamation
d’un Job qui serait tenté d’en appeler non pas à la justice mais contre la
justice, viennent à nous les questions désespérées du juste. D’un juste
qui voudrait être plus juste que la justice. Un autre Job, à moins que ce
ne soit l’autre de Job, se demande en effet ce qu’il a à faire avec la justice,
avec la juste et injuste justice. Ces questions crient à la contradiction,
une contradiction sans égale et sans précédent, la terrible contradiction
du Dire par le Dire, la Contra-diction même 61.
[…] l’autre qui dit « viens » et auquel la réponse d’un autre « viens »
paraît être la seule invention désirable […] L’autre, c’est bien ce qui
ne s’invente pas, et c’est donc la seule invention au monde, la seule
invention du monde, la nôtre, mais celle qui nous invente. Car l’autre
est toujours notre origine du monde et nous sommes à inventer. Et l’être
du nous, et l’être même. Au-delà de l’être 64.
I. L’espace de l’autre
12. Id., p. 125 pour les trois phrases entre guillemets, qui se suivent dans le
texte. Nous soulignons.
13. Nous nous apprêtons à nous livrer à un exercice bien périlleux : la synthèse,
en quelques phrases, des pages très denses sur Husserl (id., p. 173 à 196).
Le visage n’est pas une métaphore, le visage n’est pas une figure. Le
discours sur le visage n’est pas une allégorie, ni, comme on serait tenté
de le croire, une prosopopée. […] Le visage ne signifie pas, ne se présente
pas comme un signe, mais s’exprime, se donnant en personne, en soi 17.
20. « Survivre », texte paru pour la première fois en anglais en 1979 puis publié
en français dans Parages, Galilée, 1986.
21. La voix et le phénomène, PUF, 1967.
22. Derrida y fait du reste très probablement référence à la p. 178 de Violence et
métaphysique, op. cit. : « Que les thèmes de la non-présence (temporalisation et altérité)
soient contradictoires avec ce qui fait de la phénoménologie une métaphysique de
la présence, la travaillent sans cesse, cela nous paraît d’ailleurs incontestable et nous
y insistons ailleurs. » [Derrida souligne.]
23. Id., p. 151 [Derrida souligne].
28. Violence et métaphysique, op. cit., p. 188 pour les deux citations entre
guillemets [Derrida souligne].
29. Id., p. 188-189 [Derrida souligne].
1. Première contrainte
7. Derrida, « Istrice 2.Ick bünn all hier », in Points de suspension, Galilée, 1992,
p. 331.
2. Seconde contrainte
8. Ibid.
9. On sait que pour Derrida l’être, fût-ce comme rien d’étant, serait finalement
toujours assignation à la présence et donc ordonnant/ordonné à l’étantité (et donc
au Même).
10. Et Derrida, comme annoncé, souligne non seulement l’opérativité d’un
tel principe dans le mourir, mais encore son lien analytique avec le principe
d’immanence : « Enfin, si elle est incontestable, la prévalence de ce côté-ci est aussi
une certaine prévalence, en cette analytique, de la tradition phénoménologique. Elle
va de pair, et c’est là une indissociabilité absolue avec tout ce qui dans l’analytique
existentiale advient la prévalence même […] à savoir l’originarité pré-archique du
propre, de l’authentique, de l’eigentlich » : Apories, op. cit., p. 103. Et c’est le motif
heideggerien du rassemblement (Versammlung) qui cristalliserait pour Derrida
l’attestation d’un tel principe.
Comme chez Heidegger – mais autrement que chez lui 14. Et c’est
l’exploration de cet autrement qui devra nous retenir, Levinas se
soustrayant à l’analytique existentiale en se soustrayant au deuil
là où Heidegger se soustrairait au deuil dans la déclaration même
de cette analytique. Quoiqu’il en soit pour le moment, on peut
au moins se risquer à proposer ceci : si Derrida annonçait qu’il
n’avait (plus) rien à objecter à Levinas, étant prêt à souscrire à
tout ce qu’il dit, nous disons avec lui et à sa place qu’il ne peut
pourtant pas souscrire à un tel manquement car un tel manque-
ment considéré à l’aune de l’originarité du deuil pèse très lourd
et que par conséquent un tel manquement, à l’endroit de ce qui
constitue pour Derrida le site même de la provenance, ne peut
prendre que l’allure d’une objection – grave et centrale.
Celle-ci n’engage plus ici une différence concernant les
ressources transcendantales du sens comme trace (ainsi que la
première phase du dialogue l’avait entrepris), mais concernant
la source anarchique même du sens, c’est-à-dire sa provenance,
et partant, l’ouverture transcendantale du transcendantal, ce
qui rend possible l’ouverture à ce qui rend possible, c’est-à-
dire à la trace en son infinité méta-ontologique. Comment
ménager un accès à cette objection et à l’hétérologie position-
nelle qu’elle implique ? En lisant Levinas depuis le prélèvement
de deux indices notoires : celui d’un défaut de performativité
thanatologique revendiqué par l’éthique alors même que la
FI est nativement indissociable d’une telle performativité (1) ;
celui, qui en découle, d’un privilège éthique affirmé de l’infini
sur la finitude, privilège qui tout en plaçant l’infini dans une
situation an-archique, refuse par là même à la finitude l’accré-
ditation d’originarité, préférant l’infinitude à la FI (2). C’est
en poursuivant ces deux indices que nous pourrons exhiber et
renouveler le désaccord, pour nous irréductible et fondamental,
16. Nous ne pouvons que renvoyer ici au remarquable commentaire que Levinas
effectue des analyses existentiales portant sur l’être pour la mort, commentaire qui
cible expressément cette portée ontothanatologique du mourir (voir notoirement
les séances courant de Janvier au 6 février 1976 : Dieu, la Mort et le Temps, op. cit.,
p. 49-68).
17. C’est le nom que lui donne Levinas dans Altérité et transcendance, Paris, Fata
Morgana, 1995 : texte-entretien dans lequel Levinas dit explicitement vouloir contester
le mourir comme possibilité suprême, c’est-à-dire thanatologique : voir, p. 163.
18. Une telle émotion, n’ouvrant thanatologiquement à aucune intentionnalité,
« n’est pas enracinée dans l’angoisse, le sens ontologique de l’émotion étant remis en
question, et au-delà le rôle de l’intentionnalité » : Dieu, la Mort et le Temps, op. cit.,
p. 28. Ce qui aura une conséquence redoutable : l’absence (ou le manque ?) de pensée
du possible au sein de la relation éthique.
19. Id., p. 30.
22. « Le néant de la mort n’est-il pas nudité du visage du prochain ? » : id., p. 133.
23. Sur ce point, voir : id., p. 54. Une telle responsabilité se déclinerait comme
obligation de ne pas laisser l’autre homme seul face à la mort et se déploierait à
travers l’émotion d’une crainte prenant la double direction de l’interdit du meurtre
et de l’amour du prochain.
24. Et c’est dans et comme cette tension (où quitter ne signifie pas congédier)
que Levinas fait subir à cette instanciation un virage radical puisque la subjectivité
nommée « humaine » n’est plus ni l’origine de cette instance, ni même le site de son
opérativité, mais uniquement, son lieu de passage, de visite ou d’accueil hospitalier.
Quelle peut-être dès lors cette relation avec une absence radicalement
soustraite au dévoilement et à la dissimulation et quelle est cette absence
rendant la visitation possible [nous soulignons], mais ne réduisant pas
à l’abscondité, puisque cette absence comporte une signifiance mais
une signifiance dans laquelle l’Autre ne se convertit pas au Même ? 25.
Réponse de Levinas lui-même : L’au-delà dont vient le visage signifie
comme trace. Le visage est dans la trace de l’Absent absolument révolu,
absolument passé 26 […].
29. Sur ce point, voir : En découvrant l’existence, op. cit., p. 216, et L’Humanisme
de l’autre homme, Paris, Fata morgana, 1972 p. 59 et 63.
30. En tant que provenance, en tant que l’Illéité-Infini n’est pas ailleurs qu’en
la venue ou la pro-cession de ce qu’elle rend possible, il est bien évident que cet
Infini ne peut pas être indifférent à la finitude d’autrui puisqu’il lui apporte les
conditions épiphaniques de la manifestation de son infinité, et c’est en ce sens que
l’Infini lui-même est reconduit à une signifiance de trace par où il ne se déploie que
comme relation transitive à l’infinité du mortel-fini. Et on peut bien en conclure
alors que l’Infini originaire est constitué originairement par un rapport à la finitude
dans lequel il a besoin d’elle pour s’accomplir. Soit. Mais il n’en reste pas moins
que cette finitude native de l’Infini comme rapport transitif à l’infinité du fini laisse
encore cette finitude à l’extérieur de lui-même puisque, en lui-même, l’Infini demeure
immortel car passe initialement le fini (au sens où le rapport à sa mort n’entre pas en
lui comme l’origine de lui-même, où la finitude reste exclue de la passée de son passé),
et puisque sa dépendance à l’égard de la mortalité d’Autrui n’a pas de pertinence
transcendantale, la finitude ayant été dépossédée de sa performativité, l’infinité du
fini procédant préalablement du visage d’autrui et ne s’épiphanisant que depuis la
trace ouverte par l’Illéité [comme on a pu le montrer en 1]). Et c’est pourquoi, toute
anarchique que soit l’originarité de cet Infini (en tant que la transcendance absolue de
l’infinité, en tant que le Tout-Autre), il n’en reste pas moins que cet Infini demeure
à l’origine de lui-même : aséité hors du Même de l’Illéité.
3. Conclusion
31. Hiatus à partir duquel, on s’en souvient, nous avons tenté d’élucider le
manque au/du deuil qui, pour Derrida, structurait l’éthique levinassienne.
32. L’une des versions seulement, car il y aurait en effet plus d’une version de
l’infinitude, et le repérage de ces versions constituerait en soi un programme de
travail à venir.
33. Cet « Infini que le fini ne peut tirer de lui-même mais que le fini pense » :
Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, op. cit., p. 47. Cet Infini dont le fini n’est pas à
l’origine donc, puisque celle-ci est transférée à l’Infini comme source anarchique,
comme cette source dont la non-présence à la fois passe initialement la mortalité du
fini (Tout-Autre de l’Immortel donc) tout en ne se passant pas du fini car passant
par lui en s’y retirant.
34. C’est une telle désertion qui fonderait l’exclusion principielle (et pour nous
aporétique) par l’éthique de la possibilité même de la spectralité et de la contamination
Avant-propos
par Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon ............................................. 5
Dons et merveilles
par Marie-Louise Mallet ................................................................................ 107