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Jeu chamboule tout avec des canettes à l'effigie des membres du RN, le 4 juillet à Montpellier, en amont du second tour des élections législatives. Sylvain Thomas/AFP

La démocratie libérale suppose un monde partagé

La séquence politique qui s’est ouverte avec la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin a fait surgir une crainte : que, pour la première fois depuis 1940, la France rompe avec la démocratie libérale.

La campagne électorale de ces dernières semaines a également donné lieu à plusieurs commentaires sur un retour aux années 1930, comme si l’histoire était cyclique et que la démocratie libérale devait périodiquement être remise en question par un autre modèle.

Or la dynamique des populismes en France, comme à l’échelle mondiale, illustre cette lutte séculaire entre la démocratie libérale et l’autoritarisme.

Elle manifeste que l’empire sans limite du libéralisme dans toutes les sphères d’activité des citoyens peut trahir l’espoir d’égalité politique mais aussi économique et sociale de la démocratie, et engendre une revanche de la démocratie illibérale – un jeu ancien, dont les années 1930 n’ont été qu’un moment parmi d’autres.

« Les années 1930 sont devant nous ! »

« Les années 1930 sont devant nous ! » En novembre 1990, Gérard Granel, philosophe injustement oublié, héritier improbable de Marx et Heidegger, joue l’oiseau de mauvais augure avec cette prophétie à contretemps du triomphalisme occidental.

France Culture, l’histoire de la « fin de l’histoire ».

Un an plus tôt, Francis Fukuyama a publié La fin de l’histoire (Flammarion, 1992 pour l’édition française), essai dans lequel il constate la victoire du libéralisme occidental, économique et politique.

Après la chute de l’URSS, loin de se répandre comme un modèle unique, la démocratie libérale a bientôt révélé ses contradictions internes. Granel l’a compris d’emblée : ce triomphe masque une nouvelle « lame de fond populiste ». Le philosophe ne prédit pas le retour des années 1930, mais le soubresaut d’un processus historique commencé depuis plusieurs siècles.

L’avènement d’une démocratie sans libertés ?

Le totalitarisme des années 1930 avait le visage de l’immixtion de l’État dans toutes les sphères de la société, caractéristique du nazisme des années 1930. Quel visage prendra le prochain « renversement du système démocratique et libéral » ?

En philosophe plutôt qu’en historien, Granel prévoit que le libéralisme sans la démocratie est préparé par la mobilisation totale de la société au service de la production de richesse. L’économie mondialisée a tout digéré, le politique comme la sphère culturelle ou toute autre activité humaine non productive de richesse. La liberté sans la démocratie prépare-t-elle une démocratie sans libertés ?

Granel était loin d’être le seul à dénoncer le capitalisme sans entrave au seuil des années 1990. L’année où il prononce sa conférence, le film Pretty Woman sort sur les écrans. Cette fable autour du mythe de Pygmalion fit la célébrité mondiale de Julia Roberts et trouva une audience évidemment sans commune mesure avec la prophétie de Granel.

Bande annonce du film Pretty Woman, 1990.

L’intrigue amoureuse entre la prostituée et l’homme d’affaires s’entremêle à un autre fil narratif, qui peut, à mon sens, apparaître comme un propos discrètement politique. Faut-il continuer à délocaliser l’industrie américaine pour augmenter le profit des financiers ? Film hollywoodien, Pretty Woman se termine par un double happy-end : le loup de Wall Street renonce à dépecer un chantier naval américain ; il préfère le recapitaliser pour maintenir l’activité sur le sol national.

Cette dénonciation vertueuse de la recherche sans fin du profit est promue par l’industrie des loisirs mondialisés. Cette ruse de l’histoire, vicieuse, n’avait pas de quoi surprendre Granel.

On sait ce qu’il en a été de la dynamique sans limite de la recherche de profit, ce libéralisme sourd à la démocratie : les ouvriers, las d’être une variable négligeable dans la course au profit, ont voté pour le protectionnisme de Donald Trump et fragilisé leurs propres libertés individuelles.

La démocratie libérale, rare jeu d’équilibre entre libertés individuelles et politiques

Revenons au fondement du projet politique moderne. On se souvient parfois confusément d’une lutte entre les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires qui ont ponctué notre modernité politique, comme une série de couples.

Pensons à la Grande révolution (de 1789) et la Restauration (1814-1830) ; les Trois glorieuses (juillet 1830) et le libéralisme conservateur de François Guizot. Celui-ci était à la fois théoricien du libéralisme, hostile à la souveraineté populaire et à la démocratie sous la monarchie de Juillet.

Le Serment du Jeu de Paume, 1789. Le duel entre les héritiers de 1789 et les contre-révolutionnaires a vu émerger des figures telles que Lafayette, Guizot, Tocqueville, Lamartine, Gambetta, Clemenceau et en face Charles X, Chateaubriand, Villèle, le comte de Chambord. Les héritiers de 1789 se divisent entre libéraux et démocrates, entre partisans d’un gouvernement par les hommes de « capacités » et les partisans du suffrage universel. Jacques-Louis David/Wikimedia

Enfin, février puis juin 1848 et l’Ordre moral ; jusqu’à la lutte entre monarchistes et républicains sur les décombres du Second Empire, qui voient la victoire des seconds, bientôt contestée par les Boulangistes ou les socialistes.


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La « démocratie » au XIXᵉ, une réalité plus sociale ou juridique

La « démocratie » désigne pour les hommes du début du XIXe siècle une réalité plus sociale ou juridique que politique : les droits fondamentaux accordés à tous, qui brisent la société d’ordre, bien plus que le suffrage universel, alors décrié par les libéraux. Alors, les républicains, qui admettent la démocratie politique et le suffrage universel, s’inspirent du modèle de l’antiquité grecque : un projet collectif qui transcende les intérêts particuliers. Il est juste d’imposer aux individus un bien commun, quitte à négliger les intérêts de la minorité.

Face à eux, les libéraux attendent du gouvernement l’ordre et la stabilité qui permet aux individus de poursuivre librement leurs intérêts particuliers. Loin de souhaiter la démocratie, ils vouent aux gémonies la tyrannie de la majorité, la démagogie du grand nombre. La démocratie, pouvoir confié au peuple, qui arroge à la majorité le pouvoir de contraindre la liberté de la minorité, et le libéralisme qui vise l’autonomie de l’individu, n’étaient pas voués à se marier. Les libéraux comme Guizot luttaient en théorie comme en pratique contre la tyrannie de la démocratie, la démagogie du pouvoir confié à la masse. De fait, le projet démocratique, au temps des démocraties populaires, dans le bloc soviétique, a fait fi des libertés individuelles.

Portrait de François Guizot (1787-1874), historien et homme d’État français. Jean-Georges Vibert/D’après Paul Delaroche/Wikimedia

Aussi bien d’un point de vue historique, la « démocratie libérale » a longtemps été un oxymore. C’est une chimère rare qui se crée à l’orée du XXe siècle : la démocratie libérale. On oublie que l’Europe continentale n’en connaît que deux, alors : la France et la Suisse.

Le reflux illibéral de nos fameuses années 1930 referme une parenthèse très courte favorable à la démocratie libérale, née de la dislocation des Empires autocratiques, au lendemain de la Grande Guerre. Face à la révolution bolchévique et son risque de contagion, Londres et Paris se résolvent au retour des régimes autoritaires, en Hongrie, Pologne, Autriche, Portugal, etc.

Les contradictions internes à la démocratie libérale ont été effacées de notre mémoire française après la synthèse expérimentée par la IIIᵉ République, de la fin de la décennie 1870 jusqu’au 10 juillet 1940.

Deux ennemis : le totalitarisme et le libéralisme au mépris du peuple

Le mariage qui s’est renoué entre ces deux termes après la Seconde Guerre mondiale nous a fait oublier la tension inhérente au projet de la modernité.

La démocratie libérale est une synthèse récente, fragile et conflictuelle. Cette formule a rencontré plusieurs adversaires, qui font oublier sa propre tension interne. Rares sont ceux qui souhaitent encore un retour à l’ancien régime qui se réclamait d’un ordre divin quand la légitimité politique moderne se fonde sur la loi et la raison.

Mais la « réaction » a pris d’autres visages. D’une part, le totalitarisme, hostile au libéralisme, où le pouvoir du peuple ne signifie plus l’autorité de la majorité, issue de la délibération, mais l’unification de la totalité de la société sous une règle liberticide.

D’autre part, le libéralisme sans démocratie, qui libère l’entreprise individuelle et la recherche de profit de toute entrave. Depuis la chute du bloc de l’Est, ce libéralisme sans souci de la majorité, insoucieux d’un bien commun, appelle une réaction, un désir d’autorité, de même que la tyrannie de la démocratie illibérale appelle un désir d’émancipation – celui qu’ont connu les démocraties populaires issues du bloc soviétique au temps de Granel.

Reste à savoir si le désir d’autorité ira vers la réaction (c’est la tendance Marion Maréchal) le fascisme (dont personne ne se réclame plus en France, malgré le refoulé de Vichy et les tentatives de réhabilitation d’Eric Zemmour), ou le populisme qui se comprend comme une démocratie illibérale, protégeant les intérêts collectifs au détriment des libertés individuelles.

C’est dans cette veine que semble s’inscrire le RN de Jordan Bardella, en réclamant notamment la destruction du service public d’information, qui garantit la liberté de s’informer et de délibérer collectivement en dehors du Parlement. L’expérience montre qu’une opinion publique ainsi empêchée, contrainte, façonnée, permet de suspendre progressivement les libertés au nom d’un peuple représenté fictivement.

Quel avenir pour la démocratie libérale ?

La démocratie libérale est une formule historique rare, fragile, réversible. Carl Schmitt, juriste nazi et grand pourfendeur de ce modèle, prédisait sa disparition fatale.

Comment unir la soumission à la majorité – la puissance collective qui sacrifie l’individu – avec l’aspiration rationnelle à une délibération entre les meilleurs esprits pour définir la bonne politique ? Comment concilier la démocratie, qui institutionnalise la tyrannie de la majorité, et le libéralisme qui garantit l’aspiration individuelle à l’accomplissement personnel, au détriment des acteurs socio-économiques les plus faibles ?

Cette fragilité a été pensée dès le projet moderne qui a répondu par avance à Carl Shcmitt. Revenons aux grands témoins de la période révolutionnaire et à l’un des plus fins penseurs du libéralisme. Benjamin Constant, dès 1819, pointait la mutation de l’idée de liberté.

À Athènes, la liberté était une notion toute politique : le citoyen n’avait pas de destin social. L’esclave le débarrassait des préoccupations de la reproduction sociale.

Jetons de terre cuite utilisés probablement comme pièces d’identité ou jetons de tirage au sort pour des magistratures civiques. Vers 450-425 a. C. Musée de l’Agora antique d’Athènes. Marsyas/Wikimedia, CC BY-NC-ND

La révolution française, en couronnant le projet moderne du siècle des Lumières, a accouché d’une autre conception de la liberté, valeur de l’individu (du bourgeois, pour « caricaturer » les choses), qui s’accomplit à travers son instruction, son métier, sa façon de se réaliser un destin social – la notion même de société n’étant pas concevable dans la cité grecque pas plus que dans la féodalité. Le médiéviste Georges Duby disait : « tout est devenu public dans la société féodalisée ».

Benjamin Constant voyait la Révolution mettre au monde, par-delà des institutions libérales, une « société » : le mot prenait une acception nouvelle, pour désigner le libre jeu d’individus capables d’interagir en dehors de la puissance publique, sinon du droit.

La démocratie libérale est forcément décevante : elle propose un mariage impossible en liant la liberté des anciens, volonté collective de défendre l’autonomie d’une cité, à la liberté des modernes, collection de volontés individuelles. Cet équilibre fragile penchera tendanciellement, prévoyait Constant, du côté des libertés individuelles. Le citoyen athénien déléguait à l’esclave l’activité socio-économique : le citoyen moderne confie à ses mandants politiques, députés et ministres, l’exercice de sa liberté politique – sa capacité à peser sur le destin collectif.

Benjamin Constant de Rebecque, président du Conseil d’État, 1847. Lina Vallier (fl. 1836–1852)/Château de Versailles/Wikimedia

Aller trop loin dans cette délégation, alertait le philosophe, exposerait les régimes modernes au risque de n’être plus qu’une société sans politique. En devenant un consommateur, jusque dans le temps libre conquis aux servitudes du travail, le citoyen s’est démis progressivement de son existence politique. Lorsqu’il lève son regard de l’écran où il consomme ses divertissements, il découvre, amer, que ses mandants en ont fait un animal apolitique.

Un monde partagé : menace sur un service public d’information

Faut-il, dans une société où l’économie a dévoré le politique, achever ce processus en confiant son pouvoir aux démocrates illibéraux qui promettent de contrer les privilèges des bénéficiaires du libéralisme sans contrôle démocratique en relevant le pouvoir d’achat ?

Le premier leurre consiste à croire que les populistes vont lutter contre ces privilèges : nulle part, les dirigeant illibéraux ne s’y sont attaqués.

La démocratie libérale est plus puissante qu’on ne le croit, quand on désespère d’elle, pourvu qu’on se souvienne du point de contact entre la liberté des anciens et la liberté des modernes : la notion de partage.

La démocratie libérale suppose un monde partagé. Nous recevons de façon élémentaire cette notion de partage dans l’expérience sensible du monde tel qu’il est perçu par l’œil. La discussion collective suppose également un monde partagé : celui de la raison.

Il exige des espaces : le Parlement est une arène privilégiée de cette délibération. Mais, à la différence de l’agora, la place publique grecque où se vivait la liberté politique, le Parlement ne suffit pas à rassembler l’ensemble des citoyens lorsqu’ils se comptent par millions.

Contre la tyrannie

Depuis le siècle des Lumières, on a conçu que ce lieu politique concret pouvait se prolonger d’un « espace public » de discussion.

Ce Parlement sans relâche existe à travers différents médiateurs : les médias, la manifestation, la conversation de salon, la discussion de bistrot injustement moquée – souvenons-nous des jours et des sociétés où le troquet accueillait un délateur, qui rapportait les opinions dissidentes à la police politique – sous Vichy comme en RDA.

La société française des années 1930 ne se voyait pas d’avenir. Arnaud Dandieu et Robert Aron ont publié en 1931 Décadence de la nation française. De Gaulle dénonce ce lieu commun de la décadence française dans un discours du 18 septembre 1941 comme un argument fallacieux des Allemands et de Pétain :

« Le monde connaîtra que la décadence française n’est qu’un ignoble argument des oppresseurs. »

L’idée s’est répandue jusque dans le journal d’André Gide, qui écrit le jour du suicide de la République :

« J’accepterais une dictature qui, seule je le crains, nous sauverait de la décomposition. »

Eric Zemmour, l’auteur de Le suicide français en dirait-il autant ? Ceux qui croient en un monde partagé pensent que la démocratie libérale n’est pas impuissante pour lutter contre un libéralisme non démocratique. Et qu’une démocratie tyrannique sera impuissante : deux siècles d’élaboration de la démocratie libérale ont construit une citoyenneté qui rechigne à la tyrannie.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 26 et 27 septembre 2024 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

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