Santé

Pourquoi tout le monde cède à la folie des stéroïdes aujourd'hui ?

Sur Internet et dans les salles de sport du monde entier, la consommation de substances destinées à améliorer les performances est en voie de normalisation.
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©A. Abbas/Magnum Photos; Photo illustrations throughout by Michael Houtz

Quelqu’un dans votre entourage utilise des produits dopants. Je prends le pari, à l’aise, car j’ai récemment pris conscience du nombre de personnes autour de moi qui consommaient des substances destinées à améliorer les performances. Votre père a probablement mis la main sur une hormone de croissance dans le cadre d’un traitement anti-âge. Votre dernière rencontre sur Hinge a récemment fait sa première injection peptidique. Un collègue de bureau (vous savez, celui qui vous appelle “frère”), prend des bêta-bloquants avant ses présentations et c’est d’ailleurs lui qui a été le premier à vous parler de la T, la testostérone, qu’il consomme pour booster sa productivité et traiter plusieurs milliers d’e-mails en un temps record (“Frère, c’est un truc de dingue, faut vraiment que tu essayes”).

C’est après ce curieux constat que j’ai cherché à rencontrer Nick. Nick est un blanc de 33 ans, le genre de type très beau et très tatoué. Il porte un jean à la coupe impeccable avec une veste de travail. C’est le genre de mec qu’on pourrait croiser dans un café branché et complètement hors de prix. Rien ne laisse supposer qu’à une période de sa vie il s’injectait des stéroïdes au quotidien. Il dealait de la dope (au sens propre du terme) et avait même pris l’habitude d’en “cuisiner” chez lui. Il s’est même déjà planté la seringue dans la poitrine, à la Pulp Fiction. Il y a dix ans, Nick vivait chez ses parents dans le sud de la Californie et occupait un emploi manuel. À la salle, il trouvait une échappatoire. “Je ne savais faire qu’un seul truc, m’entraîner”, explique-t-il. “J’étais complètement éteint, sauf à la salle de sport”.

À l’époque, il souffre de problèmes d'érection, qu’il attribue à la prise d'antidépresseurs. À la suite d'une prise de sang, le médecin constate un faible taux de testostérone. Notre homme tente de modifier son régime alimentaire pour améliorer son taux à base d’huile de foie de morue fermentée, de noix du Brésil et de beurre de vaches nourries à l'herbe. Le médecin lui prescrit ensuite une thérapie de remplacement de la testostérone (TRT). Les injections intramusculaires semblent fonctionner, Nick retrouve son énergie et sa motivation, et apprécie les changements qu’il observe sur son corps. L’idée de prendre de la masse lui trotte dans la tête depuis des années. “Une de mes premières petites copines m'avait fait remarquer que j'étais maigre”, se souvient-il. “En sortant de terminale, je pesais entre 55 et 60 kg pour 1,80 m. Ça m’a marqué, elle m’a dit que je pourrais être canon si j’atteignais les 70 kg.”

Par un camarade de salle, Nick entend parler des SARM, des modulateurs sélectifs des récepteurs aux androgènes. À l’époque, c’est une classe relativement nouvelle de traitements censés booster les avantages des stéroïdes anabolisants, comme la construction musculaire, mais avec moins d'effets secondaires négatifs potentiels. Il passe commande en ligne. Bientôt, grâce à un entraînement et un régime alimentaire bien pensés, complétés de prise de testostérone et de SARM, Nick affiche un joli tour de taille et un torse plus large que jamais. Il se sent fort, puissant. À la salle, il soulève jusqu’à 180 kg au squat sur plusieurs répétitions, et peut soulever presque le même poids au développé-couché. De plus, il aime son reflet dans le miroir.

Nous sommes assis à la terrasse d’un café de East Los Angeles. Je demande à Nick (un pseudonyme, il ne veut pas que son vrai prénom soit dévoilé) s’il pouvait me montrer une photo de cette époque. Il fronce les sourcils. Il a effacé toutes les photos de son téléphone car retomber dessus le déprimait trop. Malheureusement, la situation s’est rapidement envenimée. “Le plus dur dans la consommation de stéroïdes, c’est de ne pas en abuser et ne pas se laisser dépasser.”

Les PED, soit les substances qui consistent à améliorer les performances, ne font pas encore trop de bruit mais les choses pourraient bientôt évoluer. De nouvelles tendances, autrefois obscures, s'insèrent dans l’univers du soin. On utilise le cannabis dans le cadre des traitements contre le cancer. Les psychiatres testent les psychédéliques. La MDMA fait l’objet d'études dans le cadre du traitement du syndrome de stress post-traumatique. Le fossé entre des idées jadis taboues et la confiance dans la médecine institutionnelle ne cesse de se creuser. À chaque nouvelle pub pour un médicament qui m’encourage à consulter mon médecin traitant, je pouffe. Qui voit encore un médecin traitant ? Pour beaucoup, accéder à la médecine n’exige plus de passer par la salle d’attente d’un cabinet mais se cantonne à une plongée dans les profondeurs de YouTube et TikTok, peut-être à une consultation rapide par Zoom avec une infirmière praticienne voire à une visite aux urgences.

C’est un terreau fertile pour l'usage et l'abus de PED. Avantages potentiels : prise musculaire, récupération plus rapide, regain d'énergie. Inconvénients potentiels : développement de maladies cardiovasculaires, lésions hépatiques, baisse de fertilité. Pour les hommes, il y a également un possible risque d'atrophie testiculaire : plusieurs utilisateurs ont affirmé que leurs testicules s'étaient miniaturisées jusqu'à atteindre la taille de petits pois.

Les utilisateurs d'aujourd'hui, comme T.B., s'inscrivent dans une nouvelle catégorie d'adeptes d'hormones : “bien utilisée, la testostérone peut vous changer la vie”, dit-il.

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Mais le jeu en vaut peut-être la chandelle. À notre époque, il semble que l’on puisse tous atteindre le corps de nos rêves. Il suffit de prendre une pilule, faire une piqûre ou essayer un “cycle”. Nous vivons à l’ère de l'Ozempic et des cafés doublés d’une dose de collagène. L'optimisation du corps, ou la modification de notre enveloppe comme vous préférez, est vivement encouragée et il suffit de zoner quelques minutes sur les réseaux sociaux pour se sentir visé personnellement.

Au printemps, j’ai interrogé mon cercle d’amis et j’ai découvert leurs habitudes de consommation, qui se produisent à l'abri des regards. Chris (les prénoms et initiales ont été modifiés), 41 ans, dépense environ mille dollars par mois pour un régime prescrit de compléments alimentaires (alliant notamment de la déhydroépiandrostérone, un précurseur endogène de l'hormone stéroïde) qui l’oblige à emporter ses seringues avec lui dans ses voyages. “Je ne veux pas vivre éternellement”, explique-t-il. “Je veux simplement au top”.

Une autre amie, Jane, 33 ans, s'est fait prescrire des peptides après en avoir entendu parler dans un podcast. Son traitement comprend de la sermoreline, un facteur de libération de l'hormone de croissance, et elle a également commencé à voyager avec des aiguilles. “Je redoute toujours de me faire épingler à l’aéroport, alors que j’ai une ordonnance de mon médecin avec moi.” M.D., 37 ans, a commencé à soulever des poids il y a deux ans, et lors de sa deuxième séance, son coach lui a soufflé que s'il était prêt à prendre des stéroïdes, il pourrait atteindre ses objectifs beaucoup plus rapidement. Il lui avait proposé ces “prods” avec une nonchalance désarmante. “C’était vraiment flippant !”, se souvient M.D.

Ce type de proposition ne suscite pas que la peur. Certaines personnes ressentent une forme de curiosité, d’impatience ou un sentiment de confusion. Le dopage, qui était autrefois un secret lourd à porter pour les athlètes professionnels, par voie d’hormones de croissance, de SARM ou de stéroïdes anabolisants et androgènes, s’ouvre à de plus en plus d’utilisateurs dont les motivations ne sont pas liées au sport. Il est ici question de personnes que vous croisez probablement au bureau, d’individus qui n'ont pas l'intention de participer à une compétition de culturisme mais qui veulent un meilleur contrôle sur leur apparence. Des cobayes humains prêts à tout pour arriver au physique ciselé de leurs rêves.

Cette tendance axée sur l’optimisation de soi n’est pas sans danger. Nick raconte qu'une fois, un jour après une injection, une grosseur de la taille d'une balle de golf est apparue sous sa peau. Il avait essayé un nouvel endroit sur son quadriceps gauche, en utilisant des aiguilles de quelques centimètres de long. Il a pris une douche chaude et a tenté d’écraser la masse. Rapidement, il se sent défaillir. Son pouls s’accélère et il peine à reprendre son souffle. Quelques minutes plus tard, dans la cuisine, ses jambes se bloquent et marcher devient impossible. Il s’allonge sur le sol, s’enveloppe dans une couverture et reste étendu plusieurs heures, grelottant, transpirant à grosses gouttes, dans un état de panique générale. Plus tard, un ami secouriste lui a expliqué qu’il avait probablement fait l’expérience d’un choc septique. Le jour suivant, Nick recommençait les injections dans la poitrine.

Chaque jour, un nouveau composé, un nouvel ensemble de compléments alimentaires, une nouvelle tendance en matière de performances émergent sur Internet. Soyez sûrs d’une chose : quelqu'un dans votre entourage consomme des substances destinées à améliorer ses performances, et je suis prêt à mettre ma main à couper. Mais ce qui est plus inquiétant, c’est que cette personne ne sait pas exactement ce que cela provoquera chez elle sur le long terme. Victoria Felkar, chercheuse sur la santé des femmes et les hormones stéroïdiennes, m’a répété quelque chose que de nombreux utilisateurs et experts m’ont déjà confié : “Entrer dans cet univers, c’est débarquer dans le Far West.”


Les forums dédiés aux PED pullulent sur Internet, et nombre d'utilisateurs y échangent des conseils et s'informent sur les dangers potentiels. Le jargon peut être intimidant de prime abord, mais il est rapidement assimilé. Les PED peuvent être pris en “cycles” et potentiellement “explosés”. Il est également de cumuler plusieurs PED (“stack”). Fabriquer ses propres “produits”, soit ses stéroïdes, implique de les “cuisiner”, ce qui n’est pas sans rappeler une autre industrie illicite.

Ces forums, qui rassemblent des jeunes adultes comme des hommes d’âge mûr, regorgent de photos anonymes prises à la salle de sport, de questions liées aux entraînements mais aussi de problèmes professionnels et de tips pour lutter contre la perte de cheveux. Souvent, si un novice envisage d’entamer son premier cycle, des hommes plus chevronnés lui donneront des conseils, l'encourageront à faire des recherches, voire à se procurer le livre Anabolics de William Llewellyn, qui en est actuellement à sa 11e édition. En général, les utilisateurs échangent en toute franchise et ne sont pas avares de détails. Les discussions n'éludent pas les risques, qu'il s'agisse des poussées d’acné ou des problèmes hépatiques, afin de chercher à limiter la casse. Autrefois, l’existence des PED était dévoilée dans les vestiaires, à l’occasion d’une discussion entre mordus d’haltérophilie. Aujourd'hui, et peut-être pour le meilleur, compte tenu de la quantité d'informations partagées en ligne, les méthodes de prise de masse sont passées au crible, des bons points aux loupés en passant par les galères.

Un problème persiste : les stéroïdes anabolisants et la testostérone sont des substances réglementées du tableau III aux États-Unis. La possession, par exemple, d'un seul flacon de testostérone sans ordonnance est passible de sanctions et considéré comme un crime fédéral. On ignore également les effets secondaires potentiels de certains de ces composés, en particulier les nouveautés vendues en ligne, à court terme mais surtout à long terme. Avant que le Congrès américain ne criminalise les stéroïdes en 1990, les consommateurs d'anabolisants pouvaient se procurer des substances qui avaient été détournées d’usines étroitement surveillées par la FDA. Aujourd’hui, des composés récents et moins étudiés, dont l’origine est souvent inconnue, inondent nos réseaux sociaux dans la joie et la bonne humeur.

Au cours de mes échanges avec les membres de cette large communauté, j'ai été surpris par la variété des motivations. A.B., un jeune homme de 23 ans qui vit en Californie, m'a raconté qu'il avait effectué son premier cycle à 19 ans avec de la testostérone et qu'il avait “adoré l’expérience de bout en bout”. Arnold Schwarzenegger en personne l’a admis l’année dernière : sa routine tournait autour de la testostérone et du stéroïde Dianabol. À l'époque, A.B. n'aimait pas son travail et traversait une rupture difficile. “Je ne vivais plus que pour la salle de sport”, m’a-t-il livré. Aujourd'hui, il ne consomme plus, en partie parce qu'il a trouvé un job qui lui convient. “Si je traversais une passe difficile, je m'y remettrais probablement pour faire face à la situation”, admet-il. Les drogues améliorant les performances comme moyen de se remonter le moral quand on est au plus bas : pour certains, c'est une évidence.

Chez certains, les produits dopants sont comme un petit coup de pouce quand on touche le fond, pour d'autres, ils se présentent comme une évidence. T.B., 49 ans et résident en Californie, estime que “bien utilisée, la testostérone peut vous changer la vie”. Il a pris de la testostérone sous la supervision d'un médecin et a constaté une amélioration de son sommeil, une augmentation de son métabolisme et une diminution des courbatures. Concernant les inconvénients, il a remarqué des sautes d’humeurs mais également une prise de poids et une fatigue persistante lorsqu’il cessait le traitement. “Vos testicules rétrécissent, aussi”, ajoute-t-il, me rappelant des conversations avec d’autres interlocuteurs. “Ce n’est pas le plus flagrant, mais on remarque un changement.” On m’a beaucoup parlé de testicules.

D.C., un jeune homme de 23 ans vivant en Virginie-Occidentale, affirme n’avoir jamais eu de difficulté à se procurer ce type de substances. Il a commencé à consommer vers l’âge de 18 ans et a depuis effectué une demi-douzaine de cycles sous testostérone. “Si vous fréquentez des salles comme Planet Fitness, vous allez galérer. En revanche, si vous êtes inscrit dans une salle old school, à moitié délabrée, presque tous les types qui soulèvent de la fonte en auront.” Je lui ai demandé s'il avait consulté un professionnel de la santé. Il m’a répondu en avoir discuté avec une infirmière. “Ils vous répondront toujours d’éviter”, poursuit-il.

Un des consommateurs que j’ai interrogé, M.B., est un médecin du Missouri âgé de 41 ans. Il consomme depuis une dizaine d’années et a tenté de nombreux composés, dont l'hormone de croissance et l'insuline (cette dernière étant en vente libre dans la plupart des États). Nick s’en est également procuré : “C'est probablement l'anabolisant le plus dangereux que vous puissiez trouver, et pourtant, c’est très simple d’en acheter. C’est dingue.”

“En tant que professionnel de santé, je comprends la balance bénéfices-risques de la quasi-totalité des produits pharmaceutiques modernes”, affirme M.B. “On court nécessairement un risque”. Je lui ai demandé s'il parlait de son utilisation de PED à ses confrères. Seuls sa femme, ses entraîneurs et quelques partenaires de salle sont au courant. “Aujourd’hui, à moins que mes marqueurs de santé ne changent radicalement, il est peu probable que j'arrête. J'ai un mode de vie sain : je ne fume pas, je ne bois pas, je ne consomme pas trop de caféine ni de malbouffe. C'est mon seul vice.”

E.O., ci-dessus, est sous TRT mais a déjà utilisé des anabolisants pour gonfler : “Beaucoup d’hommes cherchent à combler un trou béant dans leur égo”, affirme-t-il.

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Plusieurs de mes interlocuteurs m’ont confié être gênés par les stéréotypes persistants sur les consommateurs de PED, souvent perçus comme des types agressifs, en proie à la rage stéroïdienne. C’est très éloigné de la réalité, selon eux. “Il y a des médecins, des ingénieurs, des fonctionnaires, des infirmières, des avocats, des entrepreneurs, des comptables…”, affirme J.R., 32 ans. Il vit en Caroline du Nord et modère un forum sur le sujet. “On trouve des maris dévoués et des pères aimants. Certains utilisateurs ont une connaissance plus poussée de la chimie organique et de la littérature scientifique que la plupart des gens avec qui je suis allé à l'université.”

Autre cliché qui a la peau dure et s'avère infondé : les utilisateurs de PED, en particulier de stéroïdes, sont des hétérosexuels homophobes. De nombreuses personnes LGBTQ+ consomment des PED, et la communauté transgenre bénéficie d’un soutien tout particulier. En effet, les utilisateurs de substances de ce type défendent aussi le droit des individus à modifier leur corps avec des hormones. Alex Tilinca est un homme transgenre de 23 ans originaire de Long Island. Il entraîne principalement des hommes trans, y compris certains intéressés par les compétitions de bodybuilding. “C'est un sport qui fait la part belle aux hormones”, déclare-t-il. “Les bodybuilders qui font de la compétition sont très ouverts aux transgenres.” Alex Tilinca a lui-même trouvé refuge dans la salle de sport. “Tous les gros bras m'ont soutenu. Ils savaient que j'étais trans. Ils m'ont aidé à apprendre à m'entraîner correctement. Sous la montagne de muscles, ils sont doux comme des agneaux.”


Si vous vous demandez pourquoi les stéroïdes ont le vent en poupe aujourd’hui, rappelez-vous de la dernière fois où vous n’avez pas aperçu un type filmer sa séance d'entraînement à la salle. Rick Collins, avocat spécialisé dans les lois relatives aux stéroïdes et aux compléments alimentaires, résume la situation en ces termes : “Les réseaux sociaux ont mis les stéroïdes sur les stéroïdes”. Sur Instagram, des consommateurs de stéroïdes bien connus comme Liver King gonflent les pectoraux devant des millions de followers. Sur TikTok, Robert F. Kennedy Jr., candidat aux présidentielles âgé de 70 ans et consommateur de testostérone, fait des tractions.

Ces plateformes sont très prisées de ceux qui cherchent à améliorer leurs performances : ils y découvrent des photos (retouchées), des régimes (douteux) et des revendeurs (illégaux) chez qui se procurer les substances désirées. Sans surprise, c’est aussi un festival de selfies avant/après pour afficher les gains obtenus grâce à l'effet anabolisant. Peut-être que l'expression “substances améliorant les performances” est elle-même dépassée, et c'est la raison pour laquelle certains experts ont déjà commencé à parler de “substances améliorant les performances et de l'image”.

Bien entendu, compte tenu des stigmates qui subsistent, sans parler du risque de poursuites pénales, rares sont les personnes qui admettent leur consommation de PED (surtout si elles cumulent plusieurs milliers d’adeptes et tirent une part substantielle de leurs revenus des réseaux). Kenneth Boulet, connu sous le nom de Kenny KO, s'est construit une notoriété en participant à des salons de fitness et en demandant à des influenceurs si leur musculature développée était artificielle ou naturelle (natty or not, comme on dit dans le jargon). En mai, on recensait plus de 20 000 vidéos avec le hashtag natty or not sur TikTok. Kenneth Boulet a utilisé des stéroïdes dans sa vingtaine alors qu'il s'entraînait pour devenir pompier. Aujourd'hui, il tente d’endiguer cette pratique, en pointant du doigt les influenceurs qui ont recours à la gonflette. “Ils multiplient les cycles et font croire que c’est leur corps naturel”, s’exaspère Kenneth Boulet, tout en admettant qu'il comprend l'engouement. “On éprouve une sensation incroyable en suivant un cycle, c’est le côté addictif”, m'a-t-il dit, “mais on ne peut pas le maintenir sur la durée.”

Alex Tilinca, ci-dessus, a trouvé dans le monde du bodybuilding un havre pour les transgenres comme lui : “C'est un sport qui fait la part belle aux hormones”, a-t-il déclaré.

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Il espère sensibiliser les plus jeunes et les aider à comprendre qu’ils ne devraient pas se comparer à ce qu'ils voient en ligne. “Cela me mine quand je reçois le message d'un jeune de 16 ans qui veut entamer son premier cycle parce qu'il a veut ressembler à son influenceur préféré et prendre du tren”, poursuit-il, en référence à la trenbolone, un anabolisant initialement utilisé pour augmenter la vitesse de croissance des bovins. Il le sait, son message peut parfois être mal interprété. “Vous seriez vraiment surpris du nombre d'athlètes professionnels et d'acteurs qui m’ont contacté en privé pour me demander mon avis sur les cycles qu'ils sont en train de suivre.”

Les corps ciselés se succèdent depuis longtemps à Hollywood (avec une discrétion de mise pour les substances et les compléments), mais on n’a jamais vu autant d’acteurs afficher des physiques herculéens. Dans le livre MCU : The Reign of Marvel Studios publié en 2023, un professeur de kinésithérapie de l'université de Californie du Sud estime que 50 à 75 % des stars Marvel utilisent une forme de PED.

Un acteur m’a confié, peu avant de regarder Love Lies Bleeding, le dernier film de Kristen Stewart qui évoque en filigrane la rage des stéroïdes, qu'il prenait de la créatine pour se préparer aux scènes torse nu, et qu'il avait entendu dire que certains acteurs utilisaient de la T. “Il n’y a pas de contrôle antidopage dans l’industrie du cinéma”, explique Lars Wallin, un coach de West Hollywood qui travaille avec des célébrités. “Le plus simple à faire pour mettre fin à cette tendance serait d'imposer des procédures de dépistage sur les tournages et de virer les acteurs s'ils sont contrôlés positifs.” Mais encore une fois, qui, dans l'industrie, encouragerait une telle initiative ?

En décembre dernier, Alan Ritchson de la série Reacher a brisé le silence. “Je vois ce rôle dans la durée. Je veux jouer dans Reacher pour les 15 ans à venir”, a-t-il déclaré à Men's Health UK. La préparation physique très intense pour la première saison aurait “ravagé” son corps, provoquant notamment une blessure à l’épaule. “Je ne veux pas avoir à me faire opérer après chaque saison, et la testostérone m'aide.”


V.S. a la trentaine mais il avait 19 ans lorsqu'il a commencé à s'intéresser à la question. “À l’université, on a tendance à beaucoup se comparer aux autres”, affirme-t-il. “J’étais plutôt frêle et je voulais inverser la tendance”. Il a commandé plusieurs composés en ligne et, très vite, il a gagné en masse et reçu de nombreux compliments de la part d’inconnus. Pour lui, c’était comme se livrer à une partie de Grand Theft Auto avec des codes de triche, alors pourquoi s’en priver et revenir en arrière ? V.S. consomme des anabolisants depuis huit ans. Aujourd'hui, il vit en Floride et suit une thérapie de remplacement de la testostérone (TRT), qu’il continuera probablement jusqu’à la fin de ses jours. Il a du mal à l’accepter : “Je redoute le moment où, quand j’aurais une femme et des enfants, je devrais emballer mes seringues pour partir en vacances”.

Dans le monde des substances qui améliorent la performance, les jeunes consommateurs imaginent souvent une expérience limitée dans le temps, avec des conséquences à court terme. Malheureusement, ce n’est pas comme ça que fonctionnent les produits dopants. Chez les hommes, la prise de stéroïdes peut conduire à la suppression de production endogène de testostérone, parfois de façon persistante. Un coach et préparateur physique exerçant dans l’Ohio m’a confié : “Une fois que vous avez sauté le pas, il y a de fortes chances pour que ce soit à vie”.

“Il suffit d’une prise de stéroïdes pour mettre le doigt dans l’engrenage”, constate V.S. “Il n’y a pas de retour en arrière.” Aujourd'hui, V.S. s’est rapproché de Thomas O'Connor, un médecin qui aide les patients qui consomment ou ont consommé des substances dopantes, et qui partage des informations en ligne sous le nom d'Anabolic Doc. Le choix de cette spécialité est le fruit de sa propre expérience. “J’ai 60 ans aujourd’hui”, explique-t-il. “J'ai utilisé des stéroïdes à la vingtaine. Quand j’ai eu une trentaine d’années, j’ai mis un terme à cette habitude et depuis, je prends de la testostérone. Je ne recommande à personne de prendre des stéroïdes.”

Thomas O'Connor déclare avoir mis plus de 500 patients sous dialyse et compte des suicides par dizaines. Il énumère les effets potentiels sur la santé d’une utilisation prolongée de stéroïdes, dont des maladies coronariennes et la dépression. “Et cela ne concerne pas seulement les stéroïdes. Il faut penser aux SARM, aux peptides, aux hormones de croissance, aux sécrétagogues, à l’IGF-1, à l'insuline, au clenbutérol et j'en passe.” Quand je l’interroge sur le patient type, il me répond voir de plus en plus de jeunes hommes, y compris des adolescents. “Ils souhaitent changer d’apparence et devenir très musclés. Les substances fonctionnent et sont désormais largement accessibles sur Internet. Le phénomène s'est généralisé en raison de l’accessibilité des produits.”

Kenneth Boulet, qui n'utilise plus de stéroïdes, s'efforce d'encourager l'honnêteté sur l'utilisation de ces produits avec sa série de médias sociaux “Natty or Not”.

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Une large portion des patients de Thomas O'Connor a commencé les PED bien avant cette normalisation massive. E.O., un de ses patients âgé de 42 ans, est sous TRT. Arrivé à la fin de la vingtaine, il se sentait dépassé par ses obligations, devant jongler entre sa vie de famille et sa carrière dans la finance. Il commence à se supplémenter en testostérone et tombe dans ce qu'il décrit comme la “course au toujours plus”. En marge de la testostérone, il expérimente les anabolisants pour devenir un colosse. Il remarque des changements étranges, qui ne sont pas forcément déplaisants. Des femmes l’abordent à l’épicerie pour tâter ses biceps. Lors de conférences d'investisseurs, on le prend pour un agent de sécurité. Aujourd’hui, alors qu'il est encore assez massif, il pense que l’insécurité est le moteur pour un grand nombre d'utilisateurs. “Je pense que c'est une question de personnalité”, déclare-t-il. “Beaucoup d’hommes cherchent à combler un trou béant dans leur égo.”

D’autres recherchent un sentiment qui les a depuis longtemps déserté, affirme Jessica Cho, médecin à la tête d’un cabinet de Los Angeles. Ses nouveaux patients cherchent à retrouver l’impression d’avoir 18 ans. “Les plus grosses disputes que j'ai avec mes patients concerne la prise de testostérone”, explique-t-elle. “Ils en abusent et en donnent ensuite à leurs amis. Je n’arrive pas à les raisonner. Je leur fais signer une décharge qui stipule que s’ils abusent de la substance en dehors de mon cabinet, je refuse de leur en prescrire à nouveau. C'est le seul domaine de ma pratique où j’exige que certaines conditions soient respectées scrupuleusement.”

Ce que les patients peinent parfois à comprendre, dit-elle, c'est que la testostérone ne fonctionne pas de manière isolée. Le système endocrinien fonctionne comme un orchestre, où les hormones travaillent ensemble pour assurer l'équilibre, et non la cacophonie. Elle affirme avoir également constaté de nombreux problèmes rénaux chez les hommes en raison d'une consommation excessive de protéines et de compléments. “Ils prennent des quantités folles de compléments et leurs reins en pâtissent.”

Des chercheurs néerlandais ont établi un lien entre la consommation de stéroïdes, l'hypertrophie du ventricule gauche et l'altération des fonctions systolique et diastolique. La consommation de stéroïdes a été associée à des troubles de l'humeur et de l'anxiété. En 2022, le Washington Post a recensé plus d’une vingtaine de bodybuilders morts prématurément. Par ailleurs, de nombreux experts m'ont fait part d'un manque général d’instruction et de connaissances sur les PED au sein des institutions médicales. Il n’y a tout simplement pas assez de données empiriques fiables et d'essais médicaux approfondis pour qu'un médecin puisse les consulter. Ainsi, l'utilisateur moyen (en particulier s’il cherche l’optimisation à tout prix) est plus prêt à se tourner vers des utilisateurs chevronnés, et à s'exposer à plus de risques.


Lors de mes divers entretiens, j’ai entendu des anecdotes glaçantes à base d’arnaques et des produits de qualité médiocre à injecter. J’ai aussi rencontré des personnes qui ne voyaient que le positif, et qui aimaient leurs peptides et leur T. Interview après interview, j’ai également fait le plein de témoignages de dysmorphie et de processus douloureux. Que peut-on attendre de la normalisation ? Idéalement, une meilleure connaissance, des informations plus précises et, dans un monde meilleur, un adulte pourrait prendre une décision éclairée sur l'utilisation des PED avec un contrôle médical. Mais pour l'instant, à moins que les lois ne changent, cette réalité est encore lointaine. Après une dure journée de labeur, j’ai confié à ma femme que c’était le papier le plus déprimant que j’avais jamais écrit.

Malgré les mises en garde du corps médical, le phénomène PED ne cesse de prendre de l’ampleur. L'année prochaine, l'une des expériences les plus folles de cette normalisation à l’œuvre pourrait voir le jour : les Enhanced Games. L'événement inaugural est planifié avec le soutien, entre autres, du biohacker milliardaire Peter Thiel. Il s’agit d’une compétition rassemblant différentes disciplines olympiques (natation, haltérophilie, athlétisme) au cours de laquelle les participants seront autorisés à prendre certaines substances, à condition qu'ils le fassent sous contrôle médical. En bref : une célébration de la transparence autour des performances augmentées.

“Les Jeux olympiques sont synonymes d’athlétisme de haut vol dans le monde entier, mais ils sont dysfonctionnels à de nombreux égards”, m’indique le fondateur des Enhanced Games, Aron D'Souza. Il cite une étude de 2017 commandée par l'Agence mondiale antidopage qui a interrogé plus de 2 000 athlètes lors de deux événements sportifs internationaux et a estimé que 43,6 % et 57,1 % des participants aux compétitions respectives s'étaient dopés au cours de l'année écoulée. Dans une déclaration à GQ, le Comité international olympique a affirmé qu'il appliquait une “politique de tolérance zéro pour lutter contre la tricherie et demanderait des comptes à toute personne utilisant ou fournissant des produits dopants”.

Néanmoins, dans la mesure où l'utilisation de PED est une réalité dans le sport de haut niveau, les Enhanced Games veulent la faire sortir de l'ombre. “Toute normalisation est bonne à prendre”, affirme Christian Angermayer, cofondateur aux côtés de Aron D'Souza. Il rappelle que la société accepte certaines substances plutôt que d'autres, malgré les effets néfastes sur la santé des utilisateurs et les dommages potentiels pour leur entourage. Il évoque par exemple les risques liés à la consommation d'alcool par rapport à l'utilisation de substances telles que les stéroïdes anabolisants.

Je leur ai demandé s’ils avaient eux-mêmes recours à ce genre de produits. Christian Angermayer m’a confié utiliser un mélange sur mesure de PED sous un contrôle médical strict. Aron D'Souza a déclaré qu'il envisageait de commencer mais qu'il préférait attendre que les protocoles de sécurité médicale des Enhanced Games soient finalisés. L'expérience de Nick, ancien consommateur, a montré à quel point un contrôle médical aurait pu être utile.

Son utilisation initiale de SARM a plus tard laissé la place à des préparations plus fortes. Au début, il s'agissait de Masteron et d'Equipoise, achetés auprès d'une montagne de muscles qui fréquentait sa salle. Peu de temps après, il développe des grosseurs sous la peau. Les stéroïdes faits maison sont une combinaison de poudre d'hormone, d'alcool et d'huile porteuse, où la poudre est dissoute et chauffée pour former une solution. Nick soupçonne que les produits qu'il a achetés n'ont pas été préparés correctement. “Si vous ne faites pas cuire les stéroïdes suffisamment longtemps, ils ne passent pas de l'état de poudre à celui de liquide”, explique-t-il. “Résultat, le produit n’est pas viable.”

Malgré tout, Nick s'accroche et ajoute progressivement d'autres composés. Parmi les drogues qu'il essaye au cours de sa carrière, il compte l’Anavar, le D-Bol ou encore le NPP. En fonction du composé, il se shoote tous les jours, à raison de plus de mille milligrammes par semaine. Il prend beaucoup de masse mais il devient aussi paranoïaque et se sent extrêmement léthargique en dehors de la salle de sport. Et pourtant : “Dès que vous touchez un poids, vous vous sentez surpuissant. Toutes les deux ou trois semaines, je soulevais entre 10 et 20 kg supplémentaires au développé-couché. C'était de la folie.”

Entre-temps, l'une des drogues donne à sa sueur une couleur jaune (ainsi qu’à son sperme). Il constate un recul de sa ligne frontale et opte pour le mohawk. “C'est la progression capillaire chez les bodybuilders, qui passent d’une chevelure fournie au mohawk puis au crâne rasé.” Il développe également beaucoup d'acné, l’obligeant à se rendre au centre de bronzage plusieurs fois par semaine.

Finalement, Nick commence à fabriquer ses propres produits, en partie pour économiser de l'argent, mais aussi pour en gagner. La production d'un seul flacon de stéroïdes lui coûte environ six dollars et il peut le vendre entre 50 et 90 dollars. Malheureusement, “cuisiner” ses produits n’est pas une mince affaire et ses premières tentatives se soldent par un échec. Il a alors une vingtaine d’années et vient de s’installer à Los Angeles. Un ami lui parle d’un type à Hollywood qui pourrait lui livrer des préparations, à condition de fournir les poudres d'hormones brutes. Nick le rencontre, le paye et lui remet la marchandise. Une semaine plus tard, “j’ai retrouvé le mec au Starbucks, il avait près de mille fioles d'hormones dans un sac poubelle. J’ai descendu Sunset Boulevard en plein jour avec la cargaison. J’avais de quoi écoper d'une peine à perpétuité avec ce que j’avais dans l'habitacle”.

Nick découvre qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour faire un bon dealer. Il file ses produits gratuitement et tape dans ses propres réserves. Rapidement, il touche le fond. Il se souvient, étendu de tout son long sur le sol de sa cuisine : “J'avais probablement pour 20 000 à 30 000 dollars de stéroïdes cuits, prêts à être distribués. Je stockais chez moi des poudres brutes en provenance de Chine. Je n'arrêtais pas de penser aux possibles retombées et à la honte qu’éprouverait ma famille.”

Aujourd’hui, Nick prend divers peptides et suit une TRT, probablement pour le restant de ses jours. En effet il a déjà tenté un arrêt auparavant : “Vous n’avez plus aucune envie de vivre. Vous n’avez pas faim, pas envie de baiser. Vous ne voulez plus rien faire”. Il aime explorer de nouvelles activités comme la danse, l'escalade ou le jujitsu. “C’est cool d’être massif, mais beaucoup de ces types ne savent rien faire. Et on ne peut pas rentrer dans des vêtements cool”, plaisante-t-il. “C’est une vérité, plus tu es musclé, moins tu es stylé.”

Lorsque je lui demande s’il a des conseils pour des jeunes qui cherchent à se tourner vers les substances pour maximiser les performances, il bondit : “Allez consulter un psy. Entamez une thérapie et voyez ça comme un défi pour apprendre à aimer le corps que vous avez. Allez-y une fois par semaine pendant une année et bûchez dur. C’est comme à la salle, les efforts payent”, affirme-t-il. “Cela peut paraître cliché et, à une époque, entendre des choses pareilles me révoltait. J’y voyais quelque chose d'honorable à se détester suffisamment pour changer de corps.” Nick poursuit, avec une voix assurée : “Pour trouver une façon de m’aimer, j’ai dû frôler la mort. J’espère que les jeunes qui me liront pourront apprendre à se détendre et à profiter de la vie.”

Rosecrans Baldwin est un collaborateur régulier de GQ et l'auteur de Everything Now : Lessons From the City-State of Los Angeles.

Initialement publié sur GQ US.