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Un cabinet de dentiste ambulant pour soigner les plus démunis

Unique en son genre, le Bus social dentaire sillonne l’Ile-de-France pour lutter contre l’exclusion sanitaire.

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Publié le 28 juillet 2015 à 21h32, modifié le 31 juillet 2015 à 17h01

Temps de Lecture 7 min.

Une partie de l'équipe du Bus dentaire durant une vacation : Anne-Marie (gauche), l'assistante dentaire, Valérie (centre, au second plan), coordinatrice sociale en charge de l'association et Max, l'un des trente-cinq chirurgiens-dentistes bénévoles.

Allongée dans le fauteuil dentaire, sous la lumière blafarde des néons, Fadhila s’abandonne aux mains du docteur Rivierez ; elle semble oublier le sifflement de la turbine et le bourdonnement du bac stérilisateur. Le visage de la jeune demandeuse d’asile est doux, innocent presque, ceint par un voile noir qui descend jusque sur son front. En se relevant, elle palpe sa joue encore engourdie par l’anesthésie, stupéfaite que cette sensation ne lui arrache plus un cri de douleur. Elle murmure d’une voix étouffée, à peine audible : « Ça fait longtemps qu’on ne s’était pas occupé de moi ».

Sans papiers ni couverture sociale, Fadhila n’aurait jamais osé franchir la porte d’un service d’urgence à l’hôpital. Mais la douleur était devenue telle… C’est un copain du 115 qui lui a parlé du « Bus social dentaire ».

Unique en son genre, ce cabinet dentaire itinérant sillonne Paris, les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis depuis presque vingt ans pour offrir des soins dentaires, souvent d’urgence, aux plus démunis. « Tout ce que je vois ici, je ne l’avais jamais vu en vingt ans de pratique en cabinet libéral, confie Jean-Albert Rivierez, 85 ans, chirurgien-dentiste bénévole et vice-président de l’association humanitaire. Nous recevons des personnes en grande détresse sociale, sanitaire, ou mentale ».

Au moment de sa création, en 1996, par le Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes, la structure – qui repose sur un concept analogue à celui des camions de la médecine du travail –, avait été pensée essentiellement pour une patientèle de sans-abri et ne devait durer que quelques années. « On espérait que l’exclusion sanitaire et sociale ne s’installerait pas, que des moyens importants seraient mis en œuvre par les pouvoirs publics… », soupire M. Rivierez.

Le Bus social dentaire stationne dans la cour de l'accueil de jour du Samu social de Paris, où il assure plusieurs vacations hebdomadaires.

Plus de 2000 patients par an

Vingt ans plus tard, les visages de la précarité se sont multipliés, les renoncements aux soins bucco-dentaires persistent, et le Bus roule toujours. Il accueille plus de 2000 patients par an, dont la plupart ne disposent d’aucune couverture sociale. « Nous sommes la seule association humanitaire dentaire à faire du soin et de la chirurgie gratuite en Ile-de-France », pointe le dentiste.

Partout où le Bus s’arrête – de l’accueil de jour du Samu social à France terre d’asile ou Médecins du monde, des lieux d’accueil partenaires —, ils sont chaque matin des dizaines à l’attendre. « Des accidentés de la vie, des migrants, des Roms, des sans-abri, des mal logés, des nouveaux pauvres… on accueille tout le monde », dit Valérie Maximin, coordinatrice sociale de l’association. La priorité est donnée à ceux qui n’ont pas de couverture sociale, mais tous les patients sont reçus quand il s’agit d’urgences. Même ceux qui bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU) ou de l’aide médicale d’Etat (AME) mais qui n’osent pas se rendre dans des cabinets dentaires en ville, de peur d’être jugés, ou refusés. Hormis la pose de prothèses, le Bus propose toutes les interventions (pour les prothèses, les patients sont souvent réorientés vers la permanence d’accès aux soins de santé bucco-dentaire de la Pitié-Salpêtrière). Seule condition pour monter à bord : présenter une pièce d’identité, même étrangère.

Dans l’espace exigu du camion dentaire, neuf mètres sur trois tout au plus, les rires fusent. Car malgré les situations difficiles des patients, pas question de misérabilisme. « L’humour est notre thérapie. Mieux vaut être soudés quand on passe autant de temps les uns sur les autres », sourit Valérie en désignant du menton ses deux comparses : Katia Saidi, coordinatrice sociale et assistante dentaire et David Hubert, le chauffeur, « garde du corps » et doyen de l’équipe, qui maintient le Bus opérationnel depuis le premier jour. Un noyau de salariés auquel s’ajoutent une assistante dentaire et trente-cinq chirurgiens-dentistes bénévoles, de 25 à 87 ans, retraités ou en activité, qui se relaient pour assurer les neuf vacations hebdomadaires. « Certains jeunes praticiens n’hésitent pas à fermer leurs cabinets une demi-journée pour venir donner un coup de main », se félicite M. Rivierez.

Après les soins,  un patient sur deux ne revient pas.

« Favoriser la poursuite des soins »

Le soin de Fadhila a duré vingt minutes. C’est, en moyenne, le temps consacré à chaque patient. « Faire moins, ce serait bâcler : ce ne sont pas parce qu’ils sont pauvres qu’on leur donne de pauvres soins », insiste Katia. Mais prendre plus de temps n’est pas non plus possible : « Ca impliquerait de refuser d’autres patients ». Avant de laisser Fadhila repartir, Katia s’assure que sa patiente a bien compris comment constituer son dossier pour obtenir l’AME, à laquelle elle est éligible. « La plupart de nos patients, parce qu’ils sont en situation irrégulière, ignorent qu’ils ont des droits médicaux, mais aussi sociaux, regrette la coordinatrice sociale. En marge des soins, notre mission est donc de les réorienter vers des structures sociales fixes et, dans la mesure du possible, vers le circuit général de soin. »

Et pour mieux responsabiliser les patients, l’équipe du Bus social dentaire pose une condition simple : d’ici au prochain rendez-vous, ces derniers doivent s’engager à entamer les démarches nécessaires pour obtenir une couverture sociale adaptée, sans quoi le Bus ne s’engage pas à les reprendre en consultation. « On tente de créer un climat de confiance qui favorisera la poursuite des soins chez une population ayant souvent renoncé depuis longtemps à un suivi bucco-dentaire », explique la coordinatrice.

Dans les faits, difficile de savoir si les patients ont poursuivi ou non les démarches, car beaucoup – un sur deux, en moyenne – ne reviennent pas. Fadhila, elle, est déterminée à faire ce qu’il faut pour continuer à être soignée au Bus : Katia lui a même montré sur un plan où aller déposer sa demande d’AME. La jeune femme repart avec dans sa poche son ordonnance, deux boîtes de médicaments – le Bus est fourni par la Pharmacie humanitaire internationale –, et même l’adresse d’autres structures d’accueil et de soins, partenaires de terrain du Bus dentaire.

« Il arrive qu’on sauve des vies »

Une chance que Katia parle l’arabe, l’anglais et l’italien, pour faciliter ces échanges. Car la langue – à laquelle s’ajoute, pour les étrangers en situation irrégulière, la peur de se déplacer de crainte d’être interpellés –, demeure la principale barrière à l’accompagnement médical et social souhaité par l’équipe. Malgré les panneaux « Ne pas bouger » et « Ne pas cracher » déclinés dans plusieurs langues sur les murs du cabinet, pas évident, sans les mots, d’expliquer à un patient nerveux qui n’a jamais été chez le dentiste en quoi va consister le soin. Et l’agressivité potentielle de certains demeure assez difficile à anticiper. « Quand on fait la liste le matin, on tente toujours de repérer ceux qui peuvent poser problème et devenir dangereux une fois dans le Bus », explique Valérie.

Deux agents du recueil social de la RATP accompagnent ainsi Marion, vingt ans à peine et à la rue, le regard hagard éteint par la drogue, la bouche édentée, les traits creusés par des rides précoces. Recroquevillée dans le fauteuil à l’entrée du cabinet, la frêle gamine refuse d’être touchée. Il faudra quinze bonnes minutes pour la convaincre de passer sur le fauteuil dentaire. On doit lui enlever trois dents, au moins. « Il arrive qu’on sauve des vies en dépistant des infections, des abcès à opérer en urgence… », explique le chirurgien-dentiste. Il soupire : « Les patients ne viennent que lorsque la douleur est devenue intolérable. Sinon, ils se priveraient de soins, car leurs priorités sont ailleurs : se loger et manger. Le soin dentaire est vu comme un soin de confort ».

L'équipe conseille les patients dans les démarches administratives nécessaires pour obtenir une couverture sociale adaptée.

Besoin de fonds supplémentaires

Mais la principale difficulté rencontrée par le Bus social dentaire demeure financière : la logistique qu’implique la mobilité, à laquelle s’ajoutent les salaires et l’entretien du matériel médical, tout cela coûte cher. Pour l’heure, l’association survit grâce au soutien de diverses subventions (les plus importantes viennent de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, de l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France, de la Ville de Paris et de la CPAM de Seine-Saint-Denis) et de mécènes qui ont offert la radio numérique, le stérilisateur, le fauteuil et une partie du matériel médical. Des subventions qui deviennent de plus en plus difficiles à obtenir. « On a absolument besoin de trouver des fonds supplémentaires, sans quoi on devra se résoudre à mettre la clef sous la porte », soupire Valérie Maximin, qui gère la trésorerie.

Se reconvertir en unité fixe ? « Notre action perdrait tout son sens, estime la coordinatrice. Ce qui fait notre originalité est d’être une unité itinérante, qui peut aller au-devant des populations qui ne franchiraient jamais la porte d’un cabinet dentaire classique. Là, ils voient que nous sommes parmi eux, dans leur environnement ». Elle jette un œil sur la cour du Samu social à travers le Velux : plus personne dans la file, le Bus va pouvoir fermer. « Neuf patients, c’était light comparé à d’habitude ! »

La journée est pourtant loin d’être terminée. Encore une bonne heure pour stériliser le matériel, nettoyer le cabinet, trier les fiches des patients, gérer le planning des dentistes et passer quelques coups de fil aux partenaires de terrain. Puis David ira reconduire le cabinet dentaire à l’hôpital de Nanterre, où il est surveillé. Demain, au centre d’accueil de soins et d’orientation (CASO) de Médecins du monde à Saint-Denis, la vacation sera plus longue encore : « Là-bas, on ne sait jamais à quelle heure la journée va se terminer », dit Valérie en repliant sa blouse.

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