Sa grand-mère avait fini par exprimer sa frustration. Evidemment, elle était plus que ravie des articles web qui fleurissaient, ces derniers mois, sur les sites de grands médias pour parler du travail de sa petite-fille. Mais comment diable allait-elle pouvoir les lire, elle, s’il n’était pas possible de les trouver en kiosque ? Et quel intérêt, si elle ne pouvait pas les épingler dans son salon ? Si Léane Alestra, 24 ans, a sorti son premier livre cette année, elle reste une fille d’Internet, de cette génération de jeunes féministes qui ont su profiter de l’accessibilité qu’offrait la Toile (et en particulier les réseaux sociaux) pour faire entendre leur voix, ni universitaire ni issue du sérail.
Elle commence à s’y tailler une place de choix trois ans plus tôt, en 2020, alors que le confinement met la France à l’arrêt. Elle est encore étudiante en master de design digital, à Paris, mais comprend déjà, depuis plusieurs mois, que l’univers des start-up, qu’elle découvre en alternance, manque cruellement de sens à ses yeux. Celle qui dévorait jusque-là discrètement pléthore d’ouvrages de théorie féministe décide de saisir ce moment suspendu pour créer le projet qui commencera à faire sa notoriété.
Elle lance « Mécréantes », en référence à sa position de « femme déviante » vis-à-vis de sa culture familiale protestante et traditionnelle : à la fois une page Instagram pédagogique sur des enjeux liés au genre (72 000 abonnés aujourd’hui) et un podcast dans la même veine, où elle invite des chercheuses et des chercheurs sur ces thématiques, pour lequel elle cumule des centaines de milliers d’écoutes. Depuis peu, elle a aussi rejoint l’équipe de Manifesto XXI, média culturel qui fait référence dans les milieux queer, et se lit là encore en ligne.
C’est pourtant bien sur les étals physiques des librairies qu’elle a fait irruption, en mars 2023, avec son premier essai, Les hommes hétéros le sont-ils vraiment ?, publié dans le prometteur label de JC Lattès « Nouveaux Jours » (324 pages, 20,90 euros). Le titre est sciemment provocateur, pour cet ouvrage qui se propose de décortiquer les relations masculines et leurs ambiguïtés. Il n’en cache pas moins un contenu exigeant et très documenté, qui a d’emblée séduit. La jeune autrice en est déjà à plus de 10 000 ventes (on commence à évaluer un succès éditorial à partir de 5 000 exemplaires vendus).
La « posture d’équilibriste » des hétérosexuels
Cette réussite tient notamment au parti pris original qui est le sien dans cet essai, et lui permet de se distinguer dans l’avalanche de livres féministes publiés ces dernières années. D’abord en allant regarder du côté du supposé « neutre », celui du masculin – terrain qu’avait déjà commencé à défricher le podcast « Les Couilles sur la table », de Victoire Tuaillon. Et en en faisant une lecture neuve et décapante, qui met au jour un paradoxe : les hommes hétérosexuels sont supposés aimer les femmes, mais dans le même temps sont élevés dans l’idée de mépriser tout ce qui a trait au féminin, et de préférer ostensiblement les autres hommes, de rechercher leur validation… Et cela sans apparaître trop intimes avec leurs bros (brothers, « frères »), afin de se prémunir de toute « présomption d’homosexualité » – quitte à se montrer ouvertement homophobes pour s’en assurer. Une vraie « posture d’équilibriste », que Léane Alestra décrypte en croisant ressources historiques, philosophiques, sociologiques et théologiques.
Il vous reste 65.11% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.