![Un homme se promenant agitant un drapeau national libanais lors d’une manifestation de protestation contre les augmentations d’impôts et la corruption officielle à Zouk Mosbeh, au nord de la capitale Beyrouth, le 24 octobre 2019. Les manifestations de rue au Liban, déclenchées par une taxe sur les services de messagerie tels que WhatsApp, se sont transformées en une condamnation unifiée du système politique considéré comme corrompu et irréparable.](https://img.lemde.fr/2019/10/25/0/0/5208/3472/664/0/75/0/2a7523b_5902810-01-06.jpg)
Tribune. Ceci n’est pas une analyse politique. C’est un faire-part d’émerveillement doublé d’une grande inquiétude. Au même titre qu’un jour peut changer le sens d’une vie, le Liban vit, depuis le 17 octobre, des heures qui peuvent lui donner plus de sens qu’il n’en a jamais eu. Mais aussi l’exposer à beaucoup souffrir avant d’y accéder.
Pour des raisons qui restent à analyser, on tarde à prendre la mesure, dans la presse étrangère, du caractère historique de l’événement. Ce quart de la population descendu manifester, dans toutes les villes du pays, a donné à voir et à entendre le peuple dont tout le monde rêvait et auquel plus personne ne croyait. (« Tout le monde » à l’exception, bien sûr, des mafieux qui l’avaient pris en otage.) Pas seulement une foule immense décidée à ne plus se laisser faire par un pouvoir qui l’abuse et l’étrangle depuis des décennies. Pas seulement des gens en colère déterminés à revendiquer leurs droits. Mais une foule humaine, foncièrement humaine, à l’intérieur de laquelle les différences se déclarent et se racontent librement, s’enrichissent les unes des autres, créent et révèlent, en se mélangeant, un lien sans précédent.
Une interminable hibernation
Tout se passe comme si des centaines de milliers de solitaires découvraient en même temps, au terme d’une interminable hibernation, qu’ils n’étaient pas seuls. Pas seuls à assister impuissants au hold-up de leurs destins par les chefs communautaires, pas seuls à perdre leur boulot, à faire des études pour rien, à n’avoir pas les moyens d’en faire, à crever de faim, pas seuls à se sentir humiliés d’appartenir à un pays qui ne leur appartient pas. Pas seuls à trouver des mots, c’est leur fort, pour en rire après en avoir pleuré. Pas seuls à avoir survécu avec trois fois rien sans perdre la vie de vue. Tous les signaux de reconnaissance sont apparus en même temps, parvenant à réunir, comme les cinq doigts d’une main, des centaines de milliers d’individus préparés, sans le savoir, à constituer un peuple.
Et au lieu que l’union de ce peuple n’abolisse les différences, comme cela se passe habituellement dans une masse, elle s’en nourrit, se fonde sur elles et déclare – bien au-delà des frontières libanaises – qu’il est possible, qu’il est passionnant de vivre ensemble à partir de toutes sortes de croyances, d’apparences, de modes vestimentaires, d’identités communautaires. Dans ce grand mouvement de brassage, les femmes, jeunes et âgées, têtes nues ou voilées, se font entendre avec une force et une liberté jamais vues.
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