Trente-trois ans après la répression de la place Tiananmen, nous assistons de nouveau à des manifestations dans les rues de Pékin et d’autres grandes villes. En réalité, les protestations populaires n’ont jamais été totalement absentes en Chine ces dernières décennies, notamment contre les mauvais salaires, la confiscation illégitime de biens personnels et de terres, les jugements juridiques injustes… et elles ont émaillé ces « trente glorieuses » à la chinoise. Elles appartiennent surtout sociologiquement à la catégorie de protestations sociales, apolitiques, restant souvent locales, ponctuelles et de taille limitée. Le politique est absent de l’espace public, sauf lors de rares actes de courage de dissidents isolés, rapidement étouffés par les autorités.
Cette tendance à la dépolitisation est la conséquence de la répression sanglante menée par les autorités en 1989. Mais elle n’a pu se réaliser qu’avec l’amélioration des conditions de vie des Chinois, tout du moins pour une partie d’entre eux, découlant d’une croissance économique éclair. Le pouvoir a substitué l’économie au politique, et pousse le citoyen à n’être qu’un consommateur. Il achète la paix à la société en lui promettant une certaine prospérité et une liberté encadrée, un contrat implicite bien établi.
Ce contrat reste pourtant fragilisé par un manque de légitimité au niveau politique, qui est une garantie de justice et de vie sociale harmonieuse. Le pouvoir le sait et la société aussi, ainsi la tension perdure. La méthode de « la carotte et [du] bâton » – renmin wenti renminbi jiejue (le problème du peuple est réglé par l’argent, le renminbi étant la monnaie chinoise « du peuple ») et feirenmin wenti zhuanzheng jiejue (« le problème pour ceux qui n’appartiennent pas au peuple est résolu par la dictature ») – est pratiquée habilement et cyniquement par les autorités, sans états d’âme.
Cet empire maquillé en nation
Entre-temps, le pouvoir s’enfonce avec une arrogance caractéristique dans une corruption généralisée qui, comme souvent dans l’histoire mondiale, entraîne la société vers une corrosion morale. Cela se traduit par la perte du sens commun, de la justice, de la philia, terme aristotélicien désignant l’affection et l’enthousiasme pour les autres.
Mais voici que resurgissent soudain des manifestations dans cet immense pays, cet empire maquillé en nation. Le phénomène touche des dizaines de villes, et une centaine d’universités. Alors, dans ce pays où le régime ne cesse de vitupérer les yanse geming (révolutions de couleurs) et les « complots » des Occidentaux à ce propos, c’est en tenant en main un papier blanc vierge mais lourd de sens, symbole de colère et de désespoir signifiant « nous sommes réduits à rien, sans droits, sans liberté, ni dignité », que les manifestants passent dans les rues et les campus.
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