La scène où fut retirée la citoyenneté aux juifs mérite d’être contée en détail : le 29 juillet 1806, trois maîtres des requêtes au Conseil d’Etat, Louis-Mathieu Molé (1781-1855), Joseph-Marie Portalis (1778-1858) et Etienne-Denis Pasquier (1767-1862), font leur entrée solennelle devant l’Assemblée des notables juifs convoquée par l’empereur Napoléon. Molé prend la parole et lance : « Vous allez voir, par un prince chrétien, votre sort fixé. Sa Majesté veut que vous soyez français ; c’est à vous d’accepter un pareil titre et de songer que ce serait y renoncer que de ne pas vous en rendre dignes. »
En un instant, la citoyenneté française des juifs acquise en septembre 1791 leur est brutalement retirée : pour eux, le droit du sol se trouve aboli, et, comme on dit parfois de nos jours de la citoyenneté, « elle se mérite ». L’Assemblée est ensuite confrontée aux questions ubuesques des trois maîtres des requêtes : « Les juifs peuvent-ils épouser plusieurs femmes ? », « Regardent-ils la France comme leur patrie ? », « Les Français sont-ils leurs frères ou sont-ils des étrangers ? », etc.
Interloqués, choqués, les notables répondent qu’ils sont français, que la loi du pays est la loi, qu’ils respectent intégralement le code civil. Rien n’y fait. Napoléon, influencé par le très réactionnaire comte Louis de Bonald, souligne, le 30 avril 1806, devant le Conseil d’Etat, que les juifs forment « une nation dans la nation », qu’ils ont « remplacé la féodalité », que « ce sont de véritables nuées de corbeaux », des espions potentiels, qu’il faut limiter leur nombre en Alsace car « l’excédent se répandrait à son gré dans le reste de la France ».
Vision ethnique de la nation
Au-delà de l’appartenance religieuse, c’est donc bien d’une nation étrangère qu’il s’agit. Alors que, dans son célèbre discours de la Constituante du 23 décembre 1789, le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre refusait que les juifs forment une nation dans la nation mais se déclarait prêt à les y intégrer sans rien exiger d’eux au préalable, en ajoutant : « Y a-t-il une loi qui m’oblige à manger du lièvre et à en manger avec vous ? » (formulation dont il conviendrait de se souvenir par les temps qui courent), Napoléon tourne le dos aux idéaux des Lumières.
A la suite de la réunion de l’Assemblée des notables en 1806, et avant celle du Grand Sanhédrin [cour suprême juive] l’année suivante, l’empereur a écrit, en novembre 1806, de sa propre main, une longue note. Il en ressort, par exemple, qu’« il faut arrêter le mal en l’empêchant ; il faut l’empêcher en changeant les juifs… Lorsque sur trois mariages, il y en aura un entre juif et Français, le sang des juifs cessera d’avoir un caractère particulier », en prônant une vision ethnique et non civique de la nation.
Il vous reste 55.44% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.