LETTRE DE MANILLE
Sorti début mars aux Philippines, le film Martyr ou meurtrier retrace l’ascension politique du sénateur Benigno « Ninoy » Aquino et son assassinat, le 21 août 1983, du point de vue de… la famille Marcos. Un comble : exilé aux Etats-Unis après plusieurs années de prison, l’opposant numéro un du régime Marcos avait décidé cette année-là de rentrer dans son pays. Il fut abattu sur le tarmac de l’aéroport qui porte aujourd’hui son nom à Manille, par un membre de l’escorte militaire venue assurer sa protection. Plusieurs scénarios rocambolesques furent alors avancés par le pouvoir pour expliquer cet événement stupéfiant, avant qu’une mascarade de procès n’inculpe des militaires pour ensuite les acquitter.
Le scandale, énorme, conduisit à la révolution populaire qui renversa Ferdinand Marcos en 1986 et porta à la tête du pays la veuve de Ninoy, Corazon Aquino. On ne sait toujours pas à ce jour si l’ordre de tuer Aquino venait du dictateur, de son épouse Imelda, du chef des armées Fabian Ver ou encore d’un crony (associé en affaires) du président hostile à Aquino – mais ce sordide règlement de compte est indissociable d’un régime qui avait fait de lui l’homme à abattre.
Martyr ou meurtrier donne de cette histoire une version alternative : les Marcos, poussés à l’exil puis vilipendés, ne furent-ils pas eux aussi des victimes de l’assassinat d’Aquino ? Et « Ninoy le martyr » lui-même n’était-il pas aussi un « meurtrier », condamné à mort en 1977 pour un « attentat » (en réalité par une cour martiale aux ordres de Ferdinand Marcos) ? Si l’on croit marcher sur la tête dans Martyr ou meurtrier, c’est que le film n’est produit par nulle autre que la sénatrice Imee Marcos, 67 ans, fille aînée du dictateur et sœur de Bongbong Marcos, élu président des Philippines en mai 2022, trente-six ans après la chute de son père.
Trilogie contre comédie musicale
C’est même le deuxième opus d’une trilogie. Le premier, Maid in Malacañang, sorti juste après l’élection de Bongbong Marcos, racontait les trois jours vécus par les Marcos dans le palais présidentiel assailli par la foule en colère avant que les Américains ne les exfiltrent. Le dernier portera sur l’exil de la famille à Hawaï, où Ferdinand Marcos mourut en 1989. A leur décharge, les enfants Marcos revenus au pouvoir n’ont pas interdit la concurrence : une comédie musicale sur la vie héroïque d’Aquino, intitulée Je suis Ninoy, est sortie au cinéma en février, juste avant Martyr ou meurtrier.
Les parents Marcos utilisaient déjà le cinéma pour embellir ou travestir la réalité. En 1965, alors fringant sénateur et candidat à la présidentielle, Ferdinand Marcos finance un film sur sa propre vie intitulé L’extraordinaire destin de Ferdinand Marcos. Il donne la part belle à un événement déterminant – son acquittement par la Cour suprême, en 1940, pour un assassinat que ce champion universitaire de tir à la carabine et étudiant en droit a vraisemblablement commis : celui, en 1935, de l’homme qui avait battu son père aux législatives. Marcos, qui assura sa propre défense avec panache, est dépeint comme un avocat pugnace et chanceux. Sa cour assidue, durant onze jours, à la reine de beauté Imelda Romualdez donne aussi au film des airs de sitcom. Il est interdit par la censure d’alors, ce qui renforce sa popularité : Ferdinand Marcos est élu président, avec la bénédiction de l’allié américain.
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