[Bertrand Monnet est professeur à l’Edhec (école de commerce), titulaire de la chaire Management des risques criminels. C’est à ce titre qu’il s’intéresse au cartel de Sinaloa depuis 2014. Il lui a fallu des années pour identifier des intermédiaires capables de garantir à la fois la fiabilité de ses interlocuteurs et sa sécurité. Cette enquête sur le fentanyl, qui a donné lieu à une série vidéo en trois volets diffusée sur Lemonde.fr, a nécessité de nombreux séjours au Mexique et un long travail de mise en confiance. « Les “narcos” ont accepté de témoigner par volonté d’afficher leur puissance sur la scène internationale », estime le chercheur.]
« Dubaï, c’est un paradis pour nous ! » Au cœur de Business Bay, le quartier d’affaires de l’émirat, Eduardo, un « narco » mexicain, interrompt sa séance de selfies devant la tour Burj Khalifa, le plus haut gratte-ciel du monde, pour m’expliquer comment les clans du cartel de Sinaloa viennent blanchir des dizaines de millions de dollars ici. Lui-même travaille pour l’un d’eux, avec une double fonction : d’un côté l’exportation de tonnes de drogue, que ce soit la cocaïne ou le fentanyl, un opioïde trente fois plus puissant que l’héroïne ; de l’autre, le blanchiment des gains de ce commerce d’un genre particulier.
Plusieurs mois d’enquête à Culiacan, le fief du cartel au Mexique, puis à New York, l’un de ses principaux marchés, m’ont permis d’avoir une idée précise de la chaîne de valeur du trafic de fentanyl, le produit phare du moment, première cause des 130 000 morts par overdose en 2022 aux Etats-Unis. Acheté 17 000 dollars (15 700 euros) en Chine, le kilo de poudre de fentanyl est transformé dans les laboratoires clandestins de Culiacan en pastilles bleues baptisées « M30 ». Les clans qui composent l’organisation – plusieurs dizaines au total – bénéficient d’une forme d’autonomie pour produire cette drogue et la vendre ensuite (400 000 dollars le kilo) aux trafiquants américains, lesquels la revendront eux-mêmes par millions de doses de quelques milligrammes, parfois mélangées avec d’autres stupéfiants (héroïne, cocaïne). Pour un clan tel que celui d’Eduardo, particulièrement actif sur le fentanyl, le trafic génère donc des revenus énormes. A l’échelle du cartel et de ses 19 000 membres, les profits se chiffrent en milliards de dollars, qu’il faut évidemment « blanchir ».
Quelques semaines plus tôt, à Culiacan, ce même Eduardo m’a justement livré une sorte de décryptage des méthodes de blanchiment de son organisation. Rien de bien compliqué, en fait, ni de totalement secret. La première phase de l’opération, le placement, consiste à répartir le cash – concrètement, des monceaux de billets – sur des milliers de comptes en banque. Pour cela, les clans injectent cet argent dans la trésorerie des centaines d’entreprises et de commerces qu’ils contrôlent ou le déposent directement dans des agences bancaires dont ils corrompent les employés afin qu’ils ne déclarent pas ces dépôts suspects.
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