D’abord accoudée à l’immense comptoir du fond, elle glisse vers vous, silhouette décidée, visage éclairé par des yeux bleu-gris bienveillants et auréolé d’une longue chevelure ondoyante. A son auriculaire, une bague en argent ornée d’une patte d’oiseau. Magicienne en son royaume, Ann Demeulemeester, 62 ans, donne rendez-vous dans la boutique de la marque qui porte son nom, 800 mètres carrés dans les beaux quartiers d’Anvers, en Belgique, ouverts depuis 1999.
Ils ont été remis à neuf en septembre 2021, selon son goût : meubles géométriques installés sur des socles en bois ; cabines d’essayage vastes comme des chambres qui ouvrent sur une cour arborée ; parquet ancien entièrement repeint en noir. Des jeux de lumière « nette et fraîche » valorisent toutes les nuances du noir et blanc, ces teintes minimales qui ont toujours suffi à son vestiaire de vagabonds sans âge, romanesque, fluide mais coupé au millimètre, avec la précision d’un chirurgien.
« Les gens ne se rendent pas compte à quel point la mode vous vampirise. Vous ne pouvez rien faire d’autre. » Ann Demeulemeester
Le résultat d’un an et demi de réflexion et de transformation, menées avec son époux rencontré il y a quarante-cinq ans, le décorateur Patrick Robyn, et demandées par Claudio Antonioli, qui a racheté la griffe en 2020. « Je tente toujours de faire advenir ce que je vois en rêve et je persévère tant que ce n’est pas atteint, dit-elle. Je suis une perfectionniste : c’est ma force et mon fardeau. »
Depuis la reprise par l’entrepreneur italien, la maison, pour laquelle Ann Demeulemeester joue aujourd’hui un rôle de conseillère sans mettre la main au patron, a regagné de l’éclat, non seulement dans ces murs anversois, mais aussi au sein de la géographie mondiale de la mode. En juin, le label sera, avec sa nouvelle collection, la tête d’affiche du Pitti Uomo, à Florence, un salon professionnel clé en matière de mode masculine. « Claudio a sauvé la marque, va jusqu’à dire Ann Demeulemeester. Je lui en sais gré. »
Ces dernières années, elle s’en tenait éloignée : en novembre 2013, la styliste a annoncé sans effusion qu’elle quittait la mode. A la stupéfaction du milieu. « Partir ainsi, ça ne se fait pas, mais j’y réfléchissais depuis peut-être cinq ans, explique-t-elle. J’avais des alertes de santé, j’étais lasse du rythme effréné. Les gens ne se rendent pas compte à quel point la mode vous vampirise. Vous ne pouvez rien faire d’autre. C’était une vie que j’avais choisie, vécue pleinement, mais songez que, en presque trente ans de mode, je ne suis jamais partie en vacances avec mon fils… »
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