Comme la mode de luxe, la haute joaillerie ne se contente pas de dévoiler à la va-vite ses dernières créations. Voyages mirifiques dans des contrées européennes, nuitées cinq étoiles, dîners de chefs étoilés, concerts privés (Kylie Minogue, Renaud Capuçon)… Chaque saison désormais, et davantage encore en période de rattrapage postpandémique, le secteur déploie un attirail grand luxe pour ses présentations. Objectif ? Bluffer la presse, et surtout choyer comme des sultans les « VIC », pudique acronyme pour very important clients, aussi rares que précieux, car acquérant des bijoux uniques, façonnés en atelier à Paris et dotés de pierres précieuses, contre des chèques en or, à six ou sept chiffres… Bref, « vendre du rêve », résume Victoire de Castellane, directrice artistique de la joaillerie de Dior. Un investissement par goût d’esthète ou par calcul : la possession de gemmes rares se révèle parfois plus juteuse qu’un investissement immobilier. Pour les marques de luxe, la haute joaillerie est le moyen de toucher une clientèle difficile à fidéliser et de gagner en légitimité.
Pour présenter son dernier cru, le leader, Cartier, a par exemple choisi la splendide Villa Reale di Marlia, en lisière de Lucques, en Toscane, où joua jadis Jean Racine et où logea Elisa, la sœur de Napoléon Bonaparte. La collection se veut « une revisite des thèmes de la maison en évitant la redite ou la réinterprétation d’archives », tente de synthétiser Pierre Rainero, directeur du style, de l’image et du patrimoine. Un désir de prouver qu’arts de l’islam ou d’Asie, influences indiennes, symbole panthère, jeux nets de symétrie et surlignage noir (d’onyx ou de laque) forment les mamelles d’un style auquel le studio continue de s’abreuver.
Des moucharabiehs renaissent dans un collier en multitude de losanges, et des derviches tourneurs inspirent une parure en spirales d’or blanc, qui recueillent un saphir de 19 carats, tandis que l’une des plus belles réussites suggère l’architecture d’une pagode chinoise, en mêlant diamants jaunes, corail et obsidienne. Ailleurs, des améthystes et du lapis constituent des bijoux qui évoquent des ailes de papillon ; des diamants, un nénuphar ; des opales, une raie manta ; des turquoises, le décor d’une mosquée.
Des tableaux instagrammables
« Nous avons essayé de repenser notre vocabulaire en l’enrichissant d’un œil nouveau, souligne la directrice de la création, Jacqueline Karachi. Et cela se fait aussi en puisant dans l’air du temps. Sitôt que l’on propose une pièce noir et blanc, on nous taxe de puiser dans l’Art déco, alors que, pour nous, c’est aussi l’occasion de poser un regard sur les villes contemporaines, sur la géométrie urbaine de l’architecture mondialisée. »
Concurrencé par Tiffany (LVMH), qui rêve de faire tomber la maison de son piédestal, Cartier, joyau du groupe Richemont, demeure capable de dégainer des pierres stupéfiantes – un atout majeur –, tels ce diamant brun taillé en hexagone, ces émeraudes de Zambie ou ces rubis du Mozambique « joués avec » de la turquoise, comme disent les initiés.
Une autre maison de LVMH y va aussi de sa force de frappe : Louis Vuitton. Le maroquinier, qui n’a commencé la haute joaillerie qu’en 2009, étale des gemmes de haute volée, aux teintes acidulées, dans une collection présentée en Grèce. Francesca Amfitheatrof, sa directrice artistique, a emmené ses équipes à Marrakech et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris pour trouver l’inspiration. Résultat ? Quatre-vingt-dix bijoux imaginés autour des phénomènes naturels et de la naissance de la vie sur terre. Bague volcanique comme un magma de tourmalines et de grenats mandarins et collier fluide façon tsunami, lesté d’un saphir énorme, précèdent des cabochons de rubellites si volumineux qu’ils font penser à des fruits mûrs.
« J’ai puisé dans l’architecture ou regardé le travail de Günther Uecker, toujours épinglé dans mon bureau, raconte Amfitheatrof, en évoquant ce plasticien allemand réputé pour ses tableaux construits à partir de clous. La seule inspiration joaillière a été des bijoux berbères : des pièces puissantes, protectrices, comme des armures bruyantes et exotiques, qui correspondent pour moi à l’esprit Vuitton. » Cette esthétique conquérante, la designer la fait contraster avec des effets subtils qui s’apprécient de près. Comme ici, sur un collier, des tiges mobiles d’or blanc et diamants, semblables aux aigrettes d’un pissenlit. Ou là, des résilles d’or simulant des fossiles ou des cylindres d’or blanc habillés de diamants baguette, singeant des os.
Pour présenter la collection, celle qui a passé ses étés adolescents à Patmos a eu la bonne idée de confier au chorégraphe grec Dimitris Papaioannou le soin d’imaginer une performance dans l’odéon d’Hérode Atticus, théâtre bâti en 161, au pied de l’Acropole d’Athènes. Des danseurs, un cercle lumineux fixé sur la tête, illuminent les mannequins qui avancent lentement, mettant ainsi en valeur cous et mains bijoutés. Un tableau instagrammable à souhait, car les marques prennent volontiers soin désormais de relayer en ligne leurs voyages de haute joaillerie ultra-élitistes pour faire fantasmer le commun des mortels.
Bracelets de cheville tout en diamants
Dior, pour sa part, a misé sur un défilé à la nuit tombée, à la villa Erba, palais XIXe dont les Visconti furent propriétaires, au bord du lac de Côme, en Italie. Au premier rang, tout de Dior vêtus, il faut voir l’œil brillant de clients ultra-fortunés devant les mannequins parées de gros carats, montrant du doigt telle bague à leurs voisins, se chuchotant des commentaires… Le cadre idyllique accueille une collection où l’on reconnaît l’inimitable style de Victoire de Castellane. « Je me mets une pression énorme pour essayer de me renouveler, assure la directrice artistique qui fête ses 25 ans aux manettes de la joaillerie maison. D’autant que la création, pour moi, c’est la spontanéité, le geste libre et primitif de celui qui a su garder en lui sa part d’enfance. » Ses inspirations, typiquement Dior, c’est-à-dire mi-végétales mi-textiles, accouchent de foisonnants colliers « buissons couture », floraisons d’émeraudes, rubis, spinelles, saphirs et tsavorites ; de ras-de-cou pour demoiselles d’honneur ; ou de « galons fleuris », sortes de frises végétales qui louvoient sur le cou, appuyées par de solides pierres de centre, taillés en coussins ou en émeraudes.
Efficace comme un best of, ce cru pousse plus loin encore le goût de l’espièglerie et de la candeur que revendique la créatrice, en lorgnant du côté de l’accessoire pour jeune fille bien née déconnectée des contingences matérielles. Surgissent ainsi des ceintures ou des bracelets de cheville tout en diamants… Autre amusement qui fait flirter le superflu à l’artisanat de haute tenue : un collier de nacre où des pierres multicolores viennent dessiner des motifs pour jouets de gamine (arc-en-ciel, arbre, soleil, marguerite), qui a réclamé un long travail de sertissage. « Imaginer une collection de haute joaillerie, c’est cinq minutes, rappelle Victoire de Castellane. La réaliser, deux ans. »
Soucieuse comme Dior de muscler la cohérence entre joaillerie et mode, Chanel, qui a convié à Londres ses meilleurs clients, continue de réinterpréter en bijoux le fameux tweed qui compose ses vestes. « Dès mon entrée chez Chanel, en 2009, et ma rencontre avec François Lesage [du brodeur Lesage, propriété de Chanel], j’ai eu envie de traduire le tweed en bijoux, retrace Patrice Léguereau, le directeur du studio. Il a fallu prendre le temps d’étoffer les équipes et de développer, pour parvenir à cette prouesse et reproduire la précision et les jeux de croisement du tweed ainsi que sa souplesse. » Contrairement à une collection de 2020, où le tweed était surtout imité par des emmaillements de chaînes d’or, ce sont, cette fois, les pierres elles-mêmes qui s’entrecroisent à la place des fils de laine, aidées par « un système joaillier plus classique de charnières et charnons ». Assemblées, malgré leur dureté, les gemmes aux tons francs semblent couler sur le décolleté ou dégouliner des oreilles.
Le tweed – storytelling oblige – est enrichi de symboles de la marque : des camélias d’or rose, des étoiles en saphir jaune ou des têtes de lion graphiques apparaissent sur ces tissages d’or et de pierres aux combinaisons de couleurs contrastées (le jaune des saphirs contre le bleu du lapis-lazuli ; le rouge des rubis contre l’orange des grenats spessartites…). « J’aimerais perpétuer encore ce vocabulaire du tweed à l’avenir. Que les gens songent en voyant ces bijoux tissés à ce qu’ils pensent en voyant une veste en tweed : c’est du Chanel ! », dit Patrice Léguereau, en espérant que le désir soit aussi puissant pour l’un que pour l’autre. Et que les « VIC » dézippent, dans la foulée, leur plus beau portefeuille matelassé.
Contribuer
Réutiliser ce contenu