C’est une propriété cossue comme il en existe tant à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Un repaire d’aristocrates composé d’une maison de maître, d’un atelier et d’un luxuriant jardin. Un détail, pourtant, déconcerte les visiteurs, un même motif récurrent, sur les coussins, les tapis, les tentures, les verreries et même les fresques du plafond : une feuille de coca. Elle pousse aussi sous la serre, infuse dans le labo.
Au 10, rue de Chartres, Ange Mariani, premier millionnaire de la cocaïne, a pignon sur rue. En cette année 1900, ce Corse à la barbe filandreuse écoule par centaines de milliers les bouteilles de son « vin Mariani », un élixir à base de feuilles de coca, pour l’essentiel importées d’Amérique du Sud, macérées dans du bordeaux – une adjonction nécessaire pour adoucir la saveur si âpre de la plante andine.
Mariani, préparateur en pharmacie installé à son compte, a le premier compris qu’il y avait là un marché d’avenir. Plus que son savoir-faire, c’est son sens du marketing qui impressionne. L’entrepreneur entretient, en France et ailleurs, un vaste réseau d’influenceurs disposés à vanter les mérites de sa décoction aux vertus revigorantes : 8 000 médecins partenaires et tout un aréopage d’ambassadeurs vedettes. Trois papes, seize rois et reines, mais aussi les écrivains français Jules Verne et Colette et leur confrère britannique H.G. Wells, ainsi que le pionnier américain de l’électricité Thomas Edison ont célébré sa marque sur des fascicules encartés dans la presse nationale à gros tirage. « La liqueur de vie, qui allait combattre la débilité humaine, seule cause réelle de tous les maux, une véritable et scientifique fontaine de jouvence, qui, donnant de la force, de la santé et de la volonté, referait une humanité toute neuve », écrit ainsi Emile Zola, dans l’un des supports publicitaires.
La formule de ce « vin » n’est pas secrète : à l’aube du XXe siècle, la coca se décline déjà pour tous les goûts, tous les usages. Un simple coup d’œil aux réclames et aux inventaires des apothicaires le confirme : les extraits de la plante des Incas se glissent dans les vaporisateurs contre l’asthme, les onguents antichute des cheveux, les gouttes destinées à apaiser les douleurs dentaires des enfants… Les Américains mâchent des chewing-gums Coca Bola, se désaltèrent avec le soda brun mis au point par John Pemberton, un pharmacien d’Atlanta. Baptisé « Coca-Cola », cette copie du vin Mariani, moins dosée, est promise à un bel avenir…
Les premières filières
Depuis les découvertes des pionniers de l’hôpital de Vienne, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les articles scientifiques vantent en continu les bienfaits de cette substance. Le mal de mer, les hémorroïdes, l’hystérie, les flatulences, la nymphomanie, le rhume : elle semble à même de soulager tous les troubles… Mais surtout, elle décuplerait les forces. Comme celles de ces montagnards andins capables de crapahuter des jours et des jours, sans faiblir, à haute altitude.
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