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Procès du Mediator : prison et amendes requises contre Servier, mais pas l’interdiction d’exercer

Le parquet a réclamé 10,3 millions d’euros d’amende contre les sociétés du groupe, jugé pour tromperie, homicides involontaires et escroquerie, et trois ans ferme contre son ancien numéro deux.

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Publié le 23 juin 2020 à 20h42, modifié le 24 juin 2020 à 05h57

Temps de Lecture 5 min.

Au procès du Mediator, à Paris, le 23 septembre 2019.

Au bout d’un procès extrêmement long et technique, le réquisitoire ne pouvait être qu’extrêmement long et technique : la procureure Aude Le Guilcher est restée debout de 10 heures à 20 heures – avec quelques pauses – face à la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris, mardi 23 juin, neuf mois jour pour jour après l’ouverture d’une audience interrompue deux mois et demi par la crise du Covid-19.

Son long monologue laisse une impression paradoxale entre la sévérité absolue de son propos à l’encontre de Servier et le montant des amendes requises, qui correspondent parfois au maximum légal mais semblent dérisoires en regard de ce que le groupe pharmaceutique a engrangé comme bénéfices grâce au Mediator.

Pour chacune des six sociétés du groupe jugées notamment pour tromperie, homicides et blessures involontaires, et escroquerie, la procureure a requis des amendes allant de 1 million d’euros à 1,85 million d’euros – le maximum encouru –, soit un total de 10,3 millions d’euros (amendes et contraventions) à payer pour le groupe Servier. Consommé par cinq millions de personnes et accusé d’avoir fait des centaines de morts entre 1976 et 2009, le Mediator a rapporté jusqu’à 30 millions d’euros par an au groupe, lequel avait déjà, avant le procès, indemnisé des milliers de victimes à hauteur de 130 millions d’euros.

A l’encontre de Jean-Philippe Seta, ancien numéro deux du groupe et jugé pour les mêmes délits, la procureure a requis cinq ans de prison dont deux avec sursis, et 200 000 euros d’amende. Enfin, à l’encontre de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), jugée pour homicides et blessures involontaires, elle a requis 200 000 euros d’amende.

« Les laboratoires Servier ont réussi le tour de force de maintenir le Mediator sur le marché pendant plus de trente ans sans jamais évaluer sa dangerosité malgré l’apparition de risques avérés. De son côté, l’ANSM s’est montrée incapable de percer ce brouillard, certes savamment entretenu par les laboratoires, et de prendre les mesures de police qui s’imposaient », a résumé Aude Le Guilcher.

« Jusqu’au-boutisme »

Après avoir fustigé en préambule « l’inlassable combat procédural, comme on en voit rarement dans le cadre d’une affaire correctionnelle », mené par le groupe Servier, qu’elle analyse comme « le pendant judiciaire du jusqu’au-boutisme et de l’acharnement d’une firme à maintenir coûte que coûte son médicament sur le marché », la procureure s’est attachée à rendre son exposé aussi clair que possible en revenant sur chaque délit, hormis ceux de prise illégale d’intérêts et de pantouflage, abordés mercredi 24 juin.

D’abord, l’obtention indue d’autorisation de mise sur le marché (AMM), « délit essentiel, socle de toutes les autres infractions poursuivies ». Ou comment le groupe Servier a obtenu l’AMM du Mediator comme antidiabétique en 1974, puis son renouvellement, « en dissimulant auprès des autorités de santé ses propriétés anorexigènes [coupe-faim] » et sa « proximité avec les fenfluramines », famille de molécules qui seront interdites dans les années 1990 en raison de leur toxicité, tandis que le Mediator tiendra jusqu’en 2009. « Si une information complète, loyale, claire, non équivoque avait été fournie sur le Mediator, celui-ci n’aurait pas obtenu d’AMM », estime la procureure.

La tromperie, ensuite. Ou comment Servier, après avoir berné les autorités sanitaires, « a aussi trompé les patients qui consommaient du Mediator et les médecins qui le prescrivaient » sur ses qualités substantielles. « Rien de ce qui était essentiel ne leur a jamais été communiqué. Ce manque d’informations a empêché la majorité des médecins de prescrire le Mediator de manière éclairée » à des patients parfois atteints, sans comprendre, de valvulopathie ou d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP) : « Comment pouvaient-ils faire le lien ? » La tromperie bascule dans une dimension « beaucoup plus grave » à partir de 1995 et de la vaste étude internationale IPPHS ayant démontré le lien entre fenfluramines et HTAP. Servier, « qui ne peut plus ignorer les risques » liés à son médicament, n’en a pourtant informé ni les patients ni les médecins.

La procureure s’est ensuite attardée sur les homicides et les blessures involontaires, « les conséquences les plus graves des infractions précédemment évoquées ». Ce procès ne concerne que 95 cas individuels, dont quatre décès – de nombreux cas sont encore à l’instruction et feront l’objet d’un second procès. Sur ce volet, la procureure estime que « les multiples manœuvres pour dissimuler la nature pharmacologique réelle du Mediator constituent, pour Servier, des violations délibérées de ses obligations », et ont « un lien de causalité directe avec les blessures et les décès » des 95 personnes concernées.

Poursuivie pour ce délit, l’ANSM a quant à elle fauté par « négligence », tardant à suspendre l’AMM du Mediator, et n’informant pas de ses effets indésirables alors que les dangers étaient connus dès 1995. « L’agence censée être experte et gendarme du médicament s’est montrée incapable de prendre les mesures qui s’imposaient au vu d’un rapport bénéfice-risque devenu négatif dans la seconde moitié des années 1990 », a grondé la procureure, qui a pointé « la vision étriquée de l’agence reposant exclusivement sur la notification spontanée des cas, son obsession descas purs”, et la recherche quasi systématique du consensus scientifique entre experts, peu propice à la prise de décisions dans l’intérêt de la santé publique impliquant nécessairement une part d’incertitude. »

« Choix cynique » et « sinistre pari »

L’escroquerie, enfin. « Les conséquences économiques du Mediator, qui se chiffrent en centaines de millions d’euros, supportées in fine par les caisses d’assurance-maladie et les mutuelles entièrement financées par la solidarité nationale. »

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Le Mediator, qui a coûté cher au contribuable, « n’aurait jamais dû être remboursé, a affirmé la procureure, car il n’aurait jamais dû bénéficier d’une AMM, et il ne l’a été que par le fait des manœuvres frauduleuses de la firme ».

En conclusion, la procureure a haussé le ton contre une entreprise qui, en commercialisant le Mediator, « a fait en toute connaissance de cause le choix cynique de ne pas tenir compte des risques qu’elle ne pouvait pas ignorer. Elle a fait le sinistre pari que ces risques seraient minimes en termes de patients atteints, sans jamais se donner la peine de les évaluer sérieusement, alors qu’elle en avait l’obligation et les moyens. »

Conséquence par ricochets : « L’atteinte portée à la confiance dans la chaîne du médicament et notre système de santé, qui constitue notre bien commun à tous. » « Votre jugement, a conclu Aude Le Guilcher, par les lignes rouges qu’il va tracer, doit contribuer à restaurer cette confiance trahie par un laboratoire pharmaceutique qui a fait passer ses intérêts financiers avant la prise en compte des intérêts du patient. »

Juste avant d’énumérer ses réquisitions, la procureure a prévenu qu’elle « ne [s’orienterait] pas vers des peines qui auraient pour conséquences de sanctionner les salariés et les créanciers des sociétés prévenues ». En résumé : hors de question de s’aligner sur les demandes des avocats des parties civiles qui avaient réclamé l’interdiction d’exercer du groupe Servier lors de leurs plaidoiries.

Celles de la défense s’étaleront du 29 juin au 6 juillet, puis la décision sera mise en délibéré, et le tribunal aura alors la tâche fastidieuse d’étudier les dossiers des quelque 6 500 parties civiles pour évaluer l’importance de leur préjudice et des indemnités auxquelles chacune pourra prétendre. Les avocats de ces dernières ont réclamé un total proche de 1 milliard d’euros : 450 millions pour les 4 500 parties civiles qui se disent victimes directes du Mediator, 50 millions pour leurs proches, et 500 millions pour les caisses d’assurance-maladie. Le jugement sera prononcé en 2021.

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